Originellement publié par les éditions Vuibert en août 2004, avec une préface de Denis Vialou,
professeur au Museum National d’Histoire Naturelle, sous le titre : Aux origines de la géométrie.
Le Paléolithique et le monde des chasseurs-cueilleurs.
Mis en ligne en septembre 2016.
TABLE DES MATIÈRES
Avant propos………………………………………………………………………………..1
1
Chapitre V : Débitage systématique. Industries moustériennes et laminaires…………125
1- Le débitage levallois…………………………………………………………….126
2- Débitage laminaire………………………………………………………………136
3- Retouches d'éclats et de lames. Microlithes géométriques………………………139
4- Géométrie sous-jacente………………………………………………………….148
5- Tableau récapitulatif du génie lithique de la préhistoire………………………...153
2
3- Protection du secret par la "géométrisation" des motifs, polysémie des signes et
polysignalisation des réalités : éléments favorables à une géométrie
indépendante……………………………………………………………………..267
4- Conclusion : la logique du graphisme chasseur-cueilleur……………………….275
Épilogue…………....………………………………………………………………………..277
-oOo-
3
AVANT-PROPOS
L'ouvrage présenté ici est une première, s'agissant de son esprit et d'une grande partie
de son contenu. Il fallait bien, par conséquent, en montrer la nécessité, justifier les chemins
empruntés, expliquer le choix des sources et discuter leurs interprétations possibles, et surtout
se démarquer nettement du relativisme qui gangrène et stérilise les sciences humaines
actuelles : le chapitre I est consacré à ces questions, et le lecteur pressé d'entrer dans le vif du
sujet peut commencer directement au chapitre II ou même au chapitre III. Comme d'autre part
les germes de géométrie décelables dans l'activité humaine préhistorique sont
incompréhensibles sans leur contexte, il fallait bien également que je me mêle à plusieurs
reprises de questions générales et parfois même de questions controversées, comme par
1
Paru chez Vuibert en 2006 sous le titre : Une archéologie de la géométrie. Peuples paysans sans écriture et
premières civilisations.
4
exemple de la spécificité de l'action humaine (chapitre II), de la pensée primitive (chapitre
VIII), ou du parallèle entre les peuples traditionnels actuels et nos ancêtres de la préhistoire
(chapitre I entre autres) : contextualisation indispensable sans laquelle ce livre ne serait qu'une
ennuyeuse collection de "curiosités" sans lien entre elles.
Ce travail émane d'une thèse soutenue en 1998 à l'Ecole des Hautes Etudes en
Sciences Sociales à Paris. Je me dois de remercier vivement tous ceux qui, à cette occasion, se
sont intéressés à cette recherche et m'ont aidé, directement ou indirectement : Jean Dhombres
(EHESS), directeur de thèse, Jean-Jacques Cleyet-Merle et Chantal Fortin (Musée National de
Préhistoire des Eyzies de Tayac), le regretté Docteur Jean Gaussen, propriétaire de la grotte
du Gabillou en Dordogne, Barbara Glowczewski (Laboratoire d'anthropologie sociale du
CNRS), le professeur Francis Buekenhout (Université Libre de Bruxelles) ainsi que tous les
amis du groupe Altaïr (Bruxelles), Denis Vialou et Christiane Leroy-Prost (Museum National
d'Histoire Naturelle), François Sigaut (EHESS), Maurice Caveing, Cécile et Gilbert Arsac
(Université Lyon I), Eric Brian (EHESS), et les amis de la Commission Inter-Irem d'Histoire
et d'Epistémologie des Mathématiques. J'ai grandement bénéficié du séminaire dirigé par
Olivier Aurenche à l'université Lyon II, ainsi que de la remarquable bibliothèque de la Maison
de l'Orient Méditerranéen. Je remercie aussi ma fille Anne Spanek pour avoir courageusement
mené à bien, en dépit des harcèlements de deux bambins, la tâche fastidieuse du dessin de
dizaines de "cailloux".
And last but not least, thanks to Helen.
Olivier Keller
Février 2004
5
CHAPITRE 1 : PROBLÈMES ET MÉTHODES
Un des problèmes de l'histoire des mathématiques est celui de son point de départ :
depuis quand fait-on des mathématiques ? La forme actuelle, triomphante, de cette science, la
forme hypothético-déductive explicite, peut être clairement datée de quelques siècles avant
notre ère, dans le monde hellénique ; des nombreux "Eléments" de mathématiques de cette
époque, il ne nous reste en entier que les magnifiques Eléments d'Euclide, datés d'environ –
300. Une forme aussi belle, aussi achevée ne naît pas spontanément ex nihilo ; on a mis
cependant du temps à se rendre compte que des mathématiques dignes d'intérêt avaient existé
avant Euclide ou ses prédécesseurs immédiats. En 1758, Montucla1 passe en revue ce que l'on
sait à cette époque des sciences égyptienne et "chaldéenne", c'est-à-dire à peu près rien, sinon
des légendes. En 1906, Rouse-Ball2 ne dispose que de la première traduction du papyrus
Rhind, découvert à Thèbes en 1857, et véritable manuel de mathématiques de l'Egypte antique
du début du deuxième millénaire avant notre ère. La situation s'améliore à partir des années
30 de ce siècle, avec la publication par Struve du papyrus de Moscou3 et celle des premières
traductions de tablettes babyloniennes par Thureau-Dangin4 et Neugebauer5. Il faut attendre
1968 pour qu'apparaisse une traduction en langue occidentale du Jiuzhang suanshu6 (Neuf
chapitres de l'art du calcul), classique chinois daté de la période des Han. A la fin du siècle
dernier et au début de celui-ci, Thibaut et Bürk7 publient une traduction de certains
Sulbasutras (ou "aphorismes de la corde") de l'Inde védique ; ils n'ont alors suscité que très
peu d'intérêt chez les historiens des sciences, ce qui est un phénomène curieux si on le met en
regard de l'impressionnante quantité de textes consacrés aux mathématiques égyptiennes et
babyloniennes. Sommes-nous influencés par les vieux maîtres de l'antiquité grecque, au point
de suivre encore inconsciemment, plus de deux millénaires après eux, leurs indications sur
l'origine moyen-orientale des mathématiques grecques, donc de toute mathématique?
6
Il est désormais établi que de solides connaissances mathématiques existaient un bon
millier d'années avant Euclide. Mais, de nouveau, n'en revient que plus nette la question : où
est le point de départ ? Neugebauer a une grande estime pour les mathématiques
babyloniennes, mais pense que les mathématiques égyptiennes "n'apportèrent pas de
contribution positive au développement des connaissances mathématiques"; cependant, selon
lui, leur intérêt est grand pour l'historien car "le fait que les mathématiques égyptiennes sont
l'expression d'un niveau relativement primitif permet d'étudier un stade de développement qui
n'est visible nulle part ailleurs dans une forme aussi simple"8. Cette "forme simple", telle
qu'elle existe dans le papyrus Rhind, contient tout de même l'arithmétique des quatre
opérations, le calcul fractionnaire sous la forme des "fractions unitaires" (de numérateur 1),
les figures géométriques élémentaires et leurs mesures. Ces notions sont-elles premières,
consubstantielles à l'esprit humain ? L'existence de peuples primitifs qui n'ont aucun nom de
nombre, ou des noms de nombres mais aucun système de numération, et qui n'ont aucune idée
de mesure, semble pouver que non. Pour s'en assurer, et pour démontrer que le niveau
égyptien, pour reprendre l'expression de Neugebauer, n'est certainement pas le niveau zéro
des mathématiques, il n'est pas d'autre choix que de faire une enquête la plus large possible.
L'histoire exige de regarder plus loin en arrière, vers la préhistoire et le monde des peuples
primitifs.
7
ethnomathématiciens, né à la fin des années 70, apporte une contribution nouvelle avec des
monographies sur les Indiens d'Amérique, rassemblées par Closs13, le travail sur l'Afrique de
Zaslavsky14 à rapprocher de celui de Gerdes15 et l'ouvrage plus général d'Ascher16. On
trouvera une liste de monographies et d'ouvrages spécialisés récents dans les bibliographies de
Crump17, assez générale, et de Mimica18, davantage spécialisée sur la Papouasie-Nouvelle-
Guinée.
Alors que ce que nous venons de passer en revue concerne principalement la
numération, quelques chercheurs ont abordé la préhistoire de la géométrie. Le Reallexicon der
Vorgeschichte, publié de 1924 à 1932 par Max Ebert, donne quelques aperçus19 ; des articles
de Fettweis20 rassemblent quelques données ethnographiques, mais trop parcellaires et
dispersées pour pouvoir être exploitées. Mentionnons encore les articles de Seidenberg
publiés au cours des années 60 dans la revue Archive for History of Exact Sciences21, les
ouvrages déjà cités des ethnomathématiciens qui font parfois une place assez importante à la
géométrie, et l'ouvrage de Hallpike22 qui tente d'appliquer les concepts issus de la
"psychologie développementale" de Piaget à l'étude de la pensée primitive, étude confortée
par une intéressante documentation ethnographique ; un chapitre est consacré à la numération
et un autre à la conception de l'espace. L'originalité de la méthode nous amènera à l'examiner
plus tard dans ce chapitre.
Récemment enfin, des chercheurs23 ont essayé d'interpréter des peintures ou des
gravures paléolithiques, ou faites par des peuples traditionnels, comme des cartes, qui seraient
donc le témoignage d'activités de nature géométrique. Nous en reparlerons.
13(Closs 1990)
14(Zaslavsky 1973)
15(Gerdes 1991; Gerdes 1993)
16(Ascher 1991)
17(Crump 1990)
18(Mimica 1988)
19 (Ebert 1924)
20 (Fettweis 1931; Fettweis 1937; Fettweis 1956)
21 [Seidenberg, 1962 ; Seidenberg, 1981]. Les articles d'Abraham Seidenberg sont intéressants par la
documentation ethnographique qu'il rassemble ; il eut le mérite d'attirer l'attention sur le rôle des rituels dans la
naissance et le développement des activités mathématiques anciennes, avec en particulier une étude fouillée des
Sulbasutras védiques. Malheureusement, son travail est stérilisé par un préjugé diffusionniste, suivant lequel les
pratiques primitives actuelles sont des "documents vivants d'une civilisation archaïque" ; de ce fait, au lieu
d'étudier ces pratiques telles qu'elles se présentent, dans leur contexte réel, il cherche à reconstituer une Atlantide
mathématique. Van der Waerden (1983) reprend à son compte les thèses de Seidenberg, et y ajoute les résultats
des travaux des Thom (§3-1 de ce chapitre), pour conclure à une origine européenne commune des
mathématiques babyloniennes, égyptiennes, indiennes, chinoises et grecques.
22(Hallpike 1979)
23 [Harley, 1987 ; Lewis, 1998 ; Sutton, 1998 ; Woodward, 1998]
8
La préhistoire des mathématiques, et particulièrement celle de la géométrie, n'a donc
inspiré que peu de travaux, et uniquement des travaux partiels ; l'ouvrage Eléments d'histoire
des sciences, publié sous la direction de Michel Serres24, n'y fait même pas allusion. Cette
absence de recherche systématique est étonnante si l'on met en parallèle les recherches actives
sur les capacités numériques (ou supposées telles) des chimpanzés et des oiseaux d'une part,
et l'absence d'autre part d'intérêt durable du monde scientifique pour la naissance et le
développement du concept de nombre et des systèmes de numération au sein de notre
espèce25. Il est curieux également que nombre de monographies sur la numération dans la
préhistoire humaine s'appuient sur des documents dont le caractère "numérique" est
extrêmement douteux26, alors qu'il existe une foule de documents dont le caractère
"géométrique" est évident et riche de signification, à commencer par l'art mobilier et pariétal,
qui réalise le tour de force de représenter en dimension deux des objets de dimension trois. De
plus, les documents soi-disant numériques auxquels nous faisons allusion sont très récents,
puisqu'ils ne datent que de 35000 ans au plus tôt, et ils succèdent à une autre série beaucoup
plus ancienne de documents à caractère "géométrique" : nos ancêtres habilis, erectus et
sapiens se sont livré pendant plus de deux millions d'années à une taille planifiée de la pierre,
créant systématiquement lignes standards, symétries, formes prédéterminées. Ce matériel fort
riche, qui n'a été étudié par aucun mathématicien, semble indiquer que l'activité géométrique
précède, et de loin, l'activité numérique dans la préhistoire humaine. C'est pourquoi notre
enquête concernera principalement la préhistoire de la géométrie.
3- Les sources
Le problème qui surgit immédiatemment est celui des sources ; remarquons au passage
que nous pouvons nous féliciter de leur relative abondance actuelle. Ce ne fut pas toujours le
cas, et de bons esprits, le mathématicien Louis Bertrand par exemple, étaient plus ou moins
contraints de fabuler :
"Il n'est pas facile de passer des idées qui viennent immédiatement des sens aux idées
abstraites de la géométrie. Cela s'est pourtant fait de toute ancienneté ; mais on ignore
24(Serres 1989)
25 J'ai proposé ailleurs les grandes lignes d'une telle recherche ; voir [Keller, 2000]
26 Voir le paragraphe 3-1 de ce chapitre.
9
par qui et de quelle manière … C'est donc un service à rendre à la géométrie que de
suppléer par une fiction au fait historique dont les traces se sont effacées.
Jadis un chasseur, ayant tué dans la plaine un daim d'un coup de flèche, voulut savoir à
quelle distance il avait atteint sa proie ; et à cet effet, posant successivement son arc sur
cette distance, il trouva dans le nombre de fois qu'il put l'y poser, la longueur qu'il avait
l'intention de mesurer …"27
La fable rendait probablement service à un cours de géométrie fondé sur la mesure des
grandeurs, mais très peu à la géométrie elle-même ! Mais nous verrons bientôt que
l'abondance actuelle de documents ne suffit pas à réfréner la tendance à créer des fictions
mathématiques.
La préhistoire est caractérisée traditionnellement par la longue période précédant
l'invention de l'écriture. Et lorsque nous examinons par exemple les signes "géométriques" du
Paléolithique supérieur présents en grand nombre dans les grottes européennes, la difficulté
est que nous avons affaire à des objets géométriques "purs", dans le sens où leur contexte a
été perdu ; ce sont des figures sans "texte", ou de simples objets dans l'espace abstrait. Les
simples signes ou formes, que sont les points, bâtonnets ou rectangles, sont par définition des
coquilles vides que l'on peut donc "garnir" de n'importe quel contenu. Et tout chercheur qui
s'intéresse à ces traces ne le fait évidemment pas avec un simple souci de collectionneur dont
la joie est de recenser et classer ; il veut en réalité traquer la vie et la pensée sous-jacentes et
pour cela il est contraint, bon gré mal gré, de théoriser, c'est-à-dire de tenter de restaurer les
liens disparus entre les traces symboliques et la vie réelle de nos ancêtres. Lorsque les sources
sont incontestables, c'est donc leur interprétation qui peut être l'objet de vives controverses.
Mais il est des sources plus ou moins spontanément utilisées par tous, dont on conteste
cependant, et parfois violemment, la validité pour l'étude de la préhistoire de la pensée
humaine, et des mathématiques en particulier : ce sont les sources ethnographiques, compte-
rendus d'enquête sur les peuples que l'on appelle, suivant les points de vue, traditionnels, sans
écriture, ou primitifs. Dans ce cas, la pertinence même des sources est contestée, et par
conséquent les interprétations divergent profondément.
Nous examinerons trois types de sources possibles, dans un exposé critique des
conséquences mathématiques qui en ont été tirées, vaines tentatives pour la plupart de
restaurer le "texte", c'est-à-dire l'unité perdue des activités pratiques et théoriques anciennes :
10
il s'agit des sources archéologiques, ethnographiques, et didactiques. La critique est
indispensable, en premier lieu parce que les interprétations "fantastiques", très nombreuses en
préhistoire, sont fréquemment reprises sans la moindre objection, y compris par les meilleures
plumes ; et en second lieu parce qu'elles nous fourniront l'occasion, en contrepoint, de préciser
la méthode mise en œuvre dans cet ouvrage.
Pour les périodes des Paléolithiques inférieur et moyen, les humains ne nous ont laissé
que le témoignage de leurs outils de pierre. Jusqu'ici, aucun mathématicien ni historien des
mathématiques ne s'est penché sur ce matériel ; quant aux préhistoriens, ils se contentent de
célébrer les symétries des bifaces (figure I-1) et d'accoler l'épithète de "géométrique" aux
microlithes du Mésolithique.
Figure I-1 : biface, avec ses deux plans de symétrie perpendiculaires28. © Pôle international de
la préhistoire.
Certains poussent un peu plus loin l'analyse, mais en commettant l'erreur classique de
confondre notre analyse géométrique actuelle de ces symétries avec les connaissances du
tailleur de biface :
11
"L'intelligence et les capacités de nos aïeux ne se manifestent pas seulement par les
capacités évolutives de leur cerveau. Si nous considérons attentivement le biface, outil
caractéristique de l'Acheuléen qui accompagne fréquemment les restes d'homo erectus
dans les gisements d'Europe occidentale, d'Afrique, de l'est et du sud asiatiques, nous
pouvons constater sa parfaite symétrie sur le plan vertical. Si nous le tournons de 90°,
nous remarquons qu'il est aussi symétrique sur l'autre plan vertical, perpendiculaire au
premier. Les coupes transversales, en forme de lentille, sont également symétriques. Il
est évident que le fabricant de cet outil avait maîtrisé la conception dite euclidienne de
l'espace. Et s'il la maîtrisait en taillant ses outils, il devait savoir l'appliquer pour
évaluer les distances et pour se situer dans l'espace tridimensionnel (souligné par
moi)".29
Nous reviendrons au chapitre IV sur le biface et ses mystérieuses symétries, que l' homo
erectus a fabriqué en grande quantité pendant un bon million d'années en Afrique, en Europe
et en Asie. Le propos est ici la critique des méthodes d'étude, et il faut souligner que de notre
analyse d'une production en terme de mathématiques contemporaines, nous ne pouvons pas
déduire que son producteur avait maîtrisé les concepts correspondants. Sinon, que de brillants
mathématiciens dans le monde animal, avant même l'apparition de l'homme !
En réalité, dans le cas des bifaces, la symétrie est loin d'être parfaite, elle n'est qu'une
tendance qui devient de plus en plus affirmée et plus réussie au cours du temps. En outre, les
tailleurs de bifaces que l'on a pu observer à notre époque ne mesurent rien, tout le façonnage
se fait au jugé, à l'œil ; ces hommes-là sont pourtant des homines sapientes beaucoup plus
savants que les erectus.
L'outillage de pierre se développe bien entendu au Paléolithique supérieur, aux Méso-
et Néolithique, et l'ensemble est riche d'enseignements, précisément entre autres sur le lent
apprentissage de la structuration tridimensionnelle de l'espace-matière-première. Mais la
grande nouveauté du Paléolithique supérieur, avec l'apparition de notre espèce homo sapiens-
sapiens, est celle du graphisme symbolique.
La controverse porte en premier lieu sur l'époque d'apparition de ce phénomène,
puisque certains voient du graphisme symbolique dans les moindres rayures ; ainsi des
méandres sur un os daté du Paléolithique inférieur (au Pech de l'Azé), donc de l'époque de
12
l'homo erectus. Un préhistorien célèbre, Alexander Marshack, y voyait en 1977 une "tradition
du méandre", des "actes iconographiques de participation", des "trajets évoquant des voyages
chamaniques", des "éléments d'un complexe narratif de participation rituelle, cérémonielle et
mythique".30 L'analyse finale a été particulièrement cruelle pour Marshack, puisqu'elle a
révélé en 1997 que les méandres n'étaient que des impressions sur l'os de vaisseaux sanguins31
!
Nous avons commencé notre étude des sources en citant le conte du chasseur et de son
arc, que son auteur savait au moins n'être qu'une fable. Nous entrons maintenant dans la
catégorie des histoires fantastiques, dont les auteurs déploient une imagination considérable
pour se cacher à eux-mêmes qu'il ne s'agit que de fables. L'arithmétique et la géométrie, nous
allons le constater, fournissent pour cela une excellente matière première.
A partir du Paléolithique supérieur, avons-nous dit, l'homo sapiens a découvert le
graphisme symbolique dont nous avons un grand nombre de traces, dont l'origine humaine et
intentionnelle est incontestable. Mais quelle est leur signification ?
Les fables parmi les plus caricaturales ont fleuri de l'os d'Ishango (figure I-2), trouvé
par l'archéologue belge Jean de Heinzelin au bord du lac Edouard au Zaïre, et publié par lui en
1962 dans le Scientific American32 ; l'objet, exposé au Museum des Sciences Naturelles de
Bruxelles, est actuellement daté d'environ –18000.
13
Figure I-2 : vue "étalée" de l'os d'Ishango. Le décompte des stries est l'objet
Il s'agit d'un manche d'outil en os de moins de dix centimètres de long, recouvert de trois
colonnes parallèles de stries organisées en paquets inégaux ; sur la colonne de droite de la
figure I-2, on voit de un paquet de 11 stries, suivi d'un paquet de 21, puis 19 et enfin 9. Sur la
colonne de gauche, on voit dans le même ordre des paquets de 11, 13, 17 et 19 stries ; voici ce
qu'en dit De Heinzelin :
"Considérons la première colonne, par exemple : 11, 13, 17 et 19 sont tous des nombres
premiers…en ordre croissant et ils sont les seuls nombres premiers entre dix et vingt.
Prenons maintenant la troisième colonne : 11, 21, 19 et 9 représentent respectivement
10+1, 20+1, 20-1, 10-1…[ces dispositions] pourraient représenter une sorte de jeu de
nature arithmétique inventé par une peuplade possédant un système numéral basé sur dix
ainsi qu'une connaissance…des nombres premiers"34.
14
Pourquoi pas en effet ? Et que répondre à cela35 ? Tout d'abord qu'il s'agit de théories
indécidables, mais surtout, comme nous le verrons plus loin, qu'aucun document
ethnographique ne corrobore la thèse d'encoches de "jeux arithmétiques", bien peu ludiques
au demeurant.
Une étude plus récente poursuit dans la même voie36, en élevant notre os au rang de règle à
calcul et de preuve de l'existence d'une base 12. D'où vient la base 12 ? De ce que les trois
colonnes, d'une part, ont un total de 48, 60 et 60 stries respectivement, qui sont des multiples
de 12 ; et de la première colonne d'autre part, nous disent les auteurs, qui contient quatre
paquets de 11, 13, 17 et 19 encoches respectivement ; en effet 11=12-1, 13=12+1, 17=18-1,
19=18+1. A qui s'étonnerait du 18, l'article répondra que 18 est une fois et demie la "base" 12.
De Heinzelin voyait la base 10 dans la colonne 11, 21, 19 et 9 ; il ne serait guère sensé de
chercher laquelle des deux interprétations est la bonne, bien que l'on pourrait, si on nous
obligeait à choisir, opter en faveur de De Heinzelin qui, au moins, n'est pas obligé d'inventer
une base et demi ! Les deux fables se détruisent plutôt mutuellement ; et lire des bases dans
des simples regroupements (à l'évidence accidentels et même forcés) est un contresens
mathématique. Une base en effet n'est pas un simple regroupement, mais le mode de passage
d'une unité à une unité d'ordre supérieur ; seule la trace d'un dénombrement de paquets de 10
ou de paquets de 12, conçus comme une nouvelle unité, serait un indice sérieux en faveur de
la thèse des auteurs. Il n'est rien de tel ici.
En quoi, maintenant, notre os est-il une règle à calcul (figure I-3) ? Voici le schéma proposé :
35 Ifrah se livre lui aussi à ce genre d'affabulations, a propos d'un os du Magdalénien. Voir [Ifrah, 1994 p.159]
36 [Pletser, 1999]
15
Figure I-3 : la "règle à calcul" de l'os d'Ishango37.
Il faut additionner certains paquets de la colonne du milieu, et le total figure tantôt dans la
colonne de droite, tantôt dans la colonne de gauche ; par exemple 4+8+9 donne 21 (à droite),
et c'est un des rares cas où cela marche, en admettant que cela ait un sens. Mais quelle utilité ?
A quoi cela avancerait-t-il le chasseur-cueilleur de remplacer une séquence "II III" par le
paquet "IIIII" après une lecture pénible ? Les dénombrements par bâtonnets, lorsqu'ils existent
réellement (en Egypte antique par exemple) font en général le chemin inverse parce qu'il est
plus facile de lire "II III" que "IIIII". Il est clair que nos auteurs s'amusent avec des nombres,
sans se préoccuper de cohérence mathématique ou historique ; c'est leur droit, mais il est
désolant de constater que ces jeux sont pris au sérieux, et que l'on affirme généralement que
l'os d'Ishango est l'un des plus vieux instruments mathématiques connus.
16
forcé, voire trafiqué ; et surtout certains de ces "calendriers" sont un tel embrouillamini de
lignes ou de points allant dans tous les sens que l'on voit mal quelle pouvait être leur utilité.
Mais supposons même que l'os d'Ishango, orné de stries visibles bien alignées, 60 au total sur
deux rangées et 48 sur une troisième, représentent respectivement deux lunaisons et un peu
plus d'une lunaison et demie : à quoi pouvait donc servir un tel marquage? Le calendrier se
fait à partir du moment où l'on s'est rendu compte de la périodicité de certains phénomènes,
ici les lunaisons, et il doit par conséquent pouvoir être relu ; cela signifie que si telle ou telle
activité doit prendre place à tel moment du cycle lunaire, il faut pouvoir, par une indication
bien nette, repérer ce moment sur l'os — sans le microscope de Marshack! —. Or ce qui
pourrait passer pour de telles indications est la plupart du temps absent des documents
présentés par l'auteur, et en tout cas absent de notre os. Admettons même que le groupement
réel, visible à l'œil, des 11 premières stries, représente les 11 premiers jours du mois à l'issue
desquels doit avoir lieu une action donnée : il faut dans ce cas pouvoir suivre ces jours,
comme on arrache les feuilles de certains calendriers ; or il est impossible de ficher quoi que
ce soit dans les encoches de l'os d'Ishango, elles ne sont pas assez profondes, ni même d'y
enrouler une sorte de ficelle qui sauterait une strie chaque jour, parce que les différents rangs
d'encoches ne sont pas assez larges et se chevauchent. Des auteurs ont d'ailleurs récemment,
et à notre avis définitivement, réfuté la théorie de Marshack en se plaçant sur son propre
terrain, celui de l'interprétation des vues des stries au microscope39. L'analyse montre que sur
des galets aziliens, que Marshack interprète aussi comme des calendriers, les stries ont été
faites rapidement et avec le même outil, dans le but précisément de rayer, sans chercher à
individualiser les encoches, ce qui exclut les marques de chasse ou les calendriers.
17
un"oeuf mégalithique de type I", avec pour base un triangle rectangle de côtés 37,5-50-62,5,
ce qui donne bien un triplet pythagoricien puisque 37,52 + 502 = 62,52 qui est lui-même, à
une homothétie près de rapport 12,5, le fameux triangle 3-4-5.41
C'est un tour de force, et il faut saluer l'énorme travail fourni dans l'abondance et la
précision des relevés ; mais que penser de la théorie? Tout d'abord, elle était déjà dans l'air,
bien avant les mesures des Thom, ce qui montre bien qu'elle n'en dépend probablement pas.
Au début du siècle en effet, les Français R.Kerviler et A.Martin étaient parvenus à des
conclusions du même type que celles des Thom : existence d'un pied mégalithique, triplets
pythagoriciens42. Ensuite, le seul matériel subsistant consiste en alignements souvent
lacunaires d'énormes blocs de pierre, alignements probablement plusieurs fois modifiés au
cours des siècles, ce qui fait que "l'emplacement d'origine ne peut être toujours connu avec la
précision du centimètre qu'adopte Thom. De plus, elles [les pierres] ont un volume et il est
aléatoire de choisir quel est le point représentatif de leur positionnement, même s'il
correspond au milieu des extremités du bloc…"43. A partir de ces seuls alignements pourtant,
les Thom décèlent des arcs de cercles raccordés dont ils fixent les centres, lesquels à leur tour
forment des triangles rectangles (figures I-4 et I-5). Ceux-ci, c'est important, n'ont qu'une
existence théorique, il n'y en a pas trace sur le terrain. Il a donc fallu, pour établir cette
existence théorique, se livrer à deux opérations, dont la première au moins est à haut risque
d'imprécision : délimiter des arcs de cercles à partir d'alignements très incertains, puis
construire leurs centres. Enfin malgré tout cela, malgré une volonté de fer d'arriver coûte que
coûte à des résultats spectaculaires, beaucoup de triplets pythagoriciens ne sont qu'approchés.
18
Figure I-444 : Woodhenge. Sur le terrain, il n'y a que les blocs de pierre marqués par de petits ronds sur la
figure. Tout le reste, pointillés et points A, B et C, a été construit par les auteurs.
A est le centre des supposés demi-cercles de la partie sud-ouest ; B est le centre des supposés arcs de
cercles de la partie nord-est. Le point C vient opportunément faire le troisième sommet du triangle
pythagoricien ABC. Avec le "yard mégalithique" comme unité, AB=6, AC=17,5 et BC=18,5 ; on a bien :
62+17,52=18,52.
Par exemple à Woodhenge, on a le triplet 6-17,5-18,5 qui est exact puisque 62 + 17,52
= 18,52 (figure I-4) ; mais à Borrowstone Rig, on a le triplet 12,25-9,5-15,5 (figure I-5) qui est
inexact45. Tant qu'ils y étaient, pourquoi les constructeurs de mégalithes n'ont-ils pas fait leurs
triangles exactement, puisque ceux-ci étaient, comme le prétendent les Thom, la base de toute
l'édifice?
19
Figure I-546 : Borrowstone Rig. Les lettres A, B, C, D, E, F, G et H ont été rajoutées par moi ; l'unité est
le "yard mégalithique". Seules figurent sur le terrain les pierres indiquées par de petites taches ou de petits
ronds. Tout le reste (traits en pointillés) a été construit par les auteurs.
A est le centre du supposé arc de cercle EF, B celui du supposé arc de cercle GH. BC est parallèle à HF et
CA à HB. Le triangle ABC, de côtés 12,25, 9,5 et 15,5 est "presque" pythagoricien puisque
12,252+9,52=240,3125 et 15,52=240,25.
On sait depuis la fin du siècle dernier que le mégalithisme est un phénomène mondial.
Il existe en particulier au Yemen et au Tibet des alignements impressionnants réunissant des
enceintes plus ou moins circulaires, un peu comme à Carnac47 ; il y a fort à parier qu'en allant
y faire des relevés, et que grâce à une géométrie du même style que celle des Thom, on y
trouverait le même yard mégalithique et la même passion pour les triplets pythagoriciens.
Pour être juste et pour terminer là dessus, il faut reconnaître que dans certaines régions des
spéculations sur une géométrie savante des mégalithes pourraient avoir un fondement. Au
Proche-Orient, le mégalithisme se rencontre sur une bande côtière qui va de la Syrie à la
Palestine, et il est daté du IV° ou III° millénaire, côtoyant donc l'architecture monumentale
des premières cités et les premières tablettes de comptabilité ; on pourrait donc imaginer un
peuple déjà civilisé, aux connaissances géométriques sérieuses et mettant celles-ci au service
20
de rituels peuplés de pierres. Un important ensemble de dolmens existe également en Inde dès
l'époque védique — -1500 à -500 —, qui est celle, réellement cette fois-ci, de construction
d'autels à partir de triplets pythagoriciens. Là encore, on pourrait imaginer une influence de
brahmanes géomètres védiques sur les constructeurs de dolmens, bien que l'on pense plutôt à
des populations non soumises lors de "l'invasion aryenne" du II° millénaire48. En Europe de
l'Ouest toutefois, il est impossible de faire de tels rapprochements.
La théorie du yard mégalithique et des triplets pythagoriciens repose donc sur des
bases extrêmement fragiles, ce qui ne l'empêche pas d'être prise pour argent comptant par de
nombreux historiens et mathématiciens, et non des moindres, comme Van Der Waerden49.
21
Figure I-6 : gravure dite "carte de Bedolina", Val Camonica (Italie, âge du bronze). Dessin
Anne Spanek.53
La définition est abusive, puisque tout graphisme est inscription de signes divers,
reconnaissables ou non, dans l'espace de son support (paroi, écorce, bois animal, os … ) ; les
choses, idées ou évènements représentées sont donc littéralement mis en espace pour en
faciliter l'appréhension, par exemple pour les mémoriser et les ritualiser. Qu'est-ce qui
pourrait alors, suivant cette définition, ne pas être une carte ? Et C. Delano-Smith, en effet,
admet que les cartes paléolithiques sont des "symboles associés aux éléments représentés du
paysage", des "prières fossilisées plutôt que des recensions du paysage", et elle ajoute plus
loin que "les cartes indigènes peuvent seulement avoir été faites suivant des principes de
topologie géométrique et non de géométrie euclidienne"54. Quand on sait qu'un méandre est
topologiquement équivalent à un segment de droite, un carré à un cercle, et que la topologie
ignore les distances, qui pourrait se reconnaître dans un relevé réalisé suivant ces principes ?
A trop vouloir prouver que les "primitifs" ne l'étaient pas, on est conduit à affirmer peu ou
22
prou qu'ils avaient tout inventé, grâce à des définitions bricolées dans ce but ; ces procédés
mettent à mal aussi bien la science que l'histoire.
Là encore, comme dans les cas précédents de fantastique mathématicien issus de l'os
d'Ishango et des alignements mégalithiques, le comparatisme ethnographique est un bon
garde-fou ; l'ouvrage sur lequel nous nous appuyons, History of Cartography, le constate lui
même : chez les aborigènes américains et australiens, il n'y a aucune certitude de l'existence
de cartes au sens strict avant l'arrivée des européens, à moins de tellement en élargir la
définition qu'elle ne signifie plus rien du tout.
On "sent" bien que les interprétations que nous venons de passer en revue ne sont que
le fruit de l'imagination plus ou moins talentueuse de leurs auteurs ; et il faut reconnaître que
la nature "brute" des sources préhistoriques pousse à cela. En l'absence de système traduisible
de signes, comme l'écriture, tout signe peut refléter en effet tout ce que l'on veut. C'est sa
faiblesse, mais c'est aussi sa force intellectuelle dans son sens d'abstraction représentative "à
tout faire", polysémique a priori.
Pour se tirer d'affaire, il y a un moyen que beaucoup trouvent cependant insupportable,
celui du comparatisme ethnographique. Donnons tout de suite un argument de poids en sa
faveur : il n'existe pas un seul compte-rendu ethnographique de terrain qui confirme en quoi
que ce soit une seule des théories "fantastiques" exposées au paragraphe précédent.
L'archéologie à elle seule ne suffit donc pas pour nous renseigner sur d'éventuelles
mathématiques de la préhistoire, et l'analyse purement interne des documents, nous l'avons
constaté, est loin d'offrir une garantie contre la mathématique fiction. L'habitude, longtemps
considérée comme évidente, était de recourir à l'ethnographie des peuples primitifs qui
permettait en quelque sorte de redonner vie aux traces laissées par nos ancêtres de la
préhistoire en se fondant sur les similitudes frappantes de l'outillage, des modes de
subsistance et des formes d'art. Puis est apparue une tendance au repli sur les documents
archéologiques, en raison du penchant des paléolithiciens à pratiquer "ce que l'on pourrait
appeler un innocent pointillisme consistant en des comparaisons ponctuelles de documents
dans l'ignorance quasi-totale des contextes"55; dans cet esprit, Leroi-Gourhan demandait :
23
"Plutôt que d'essayer, avec une imagination forcément dépassée par ce qu'étaient les faits,
de broder sur le totémisme hétéroclite des Australiens, des Esquimaux, des Boshimans ou
des Fuegiens, ne vaut-il pas mieux recevoir directement du Paléolithique ce qu'il apporte
spontanément?"56.
Mais le Maître lui-même avait largement brodé et très nettement sollicité les signes pariétaux
pour en tirer une interprétation sexuelle qu'ils étaient bien loin d'apporter spontanément, et qui
est abandonnée aujourd'hui.
Chez les préhistoriens, la tendance actuelle est à une plus grande souplesse, renonçant
à "l'illusion positiviste consistant à croire que l'interprétation ne peut être fournie que par les
documents eux-mêmes" et pour qui, par exemple, "la connaissance du fonctionnement et du
rôle de l'art rupestre dans une société vivante peut fournir à l'archéologue des idées, un
modèle qui lui permet ensuite de compléter ou d'orienter l'analyse interne de l'art
préhistorique"57.
"Chaque encoche non peinte signale une année, tandis que des ponctuations ou autres
encoches, peintes celles-ci, représentent des événements importants qui ont marqué chaque
année tels qu'un raid, une pluie de météores, un tremblement de terre, une inondation ou
une tempête de neige58."
24
Un tel document — qu'il serait d'ailleurs plus approprié de nommer annales, en tant qu'aide
mémoire utile à celui qui doit raconter l'histoire — est, comme on le voit, un document lisible,
ce qui n'est pas le cas de la plupart des soi-disant calendriers lunaires préhistoriques de
Marshack. On pourrait multiplier les exemples à l'infini, en utilisant par exemple le travail de
bénédictin de G.Mallery59.
On bénéficie d'une enquête conduite par R.Joussaume60 sur des mégalithes récents
construits à Madagascar et servant de sépultures collectives ; malheureusement, il ne s'agit
que de dolmens, et non de vastes ensembles analogues à ceux de Bretagne et des îles
britanniques, ce qui diminue évidemment sa portée comme contre-exemple à la théorie des
Thom. La construction est accompagnée de rites et de sacrifices ; un "maître des pierres"
semble plus être un dirigeant du rituel qu'un architecte. L'édification ne peut avoir lieu qu'avec
l'accord de "l'astrologue" qui en détermine le jour ; puis elle est engagée de façon à ce que la
porte soit toujours orientée à l'ouest : nulle trace dans tout cela de construction savante à base
de numérologie, et encore moins de triplets pythagoriciens, nulle trace non plus d'unité
standard. Il est bien connu que les peuples primitifs, lorsqu'ils ont besoin de mesure, utilisent
tous, sans exception, des unités provenant du corps humain ; la tendance est à la prolifération
de telles unités, plutôt qu'à la création d'une unité standard telle que le yard mégalithique, et
qui vaudrait pour un grand nombre de tribus, de l'ouest de la France au nord de l'Angleterre.
Au caractère hasardeux de la théorie des Thom s'ajoute maintenant son invraisemblance
historique.
59(Mallery 1972) Garrick Mallery est l'auteur d'une monumentale enquête sur le graphisme des aborigènes
américains, en le comparant parfois à celui d'autres peuples : pétroglyphes, pictogrammes et idéogrammes,
peintures sur peaux, décors divers, marques chronologiques, "bâtons message" etc…. Son travail fut publié pour
la première fois en 1893.
60(Joussaume 1985 p.295)
61(Abreu 1995; Ascher 1991; Aveni 1990; Closs 1990; Gerdes 1991; Gerdes 1993; Gerdes, 1994 ; Gerdes, 1994
; Gerdes, 1995 ; Gerdes, 2000 ; Joseph 1991; Selin 2000 ; Zaslavsky 1973)
25
comparatisme ethnographique comme matériel d'étude de la préhistoire des mathématiques,
les ethnomathématiciens y sont généralement et profondément hostiles. Pour M.Ascher par
exemple, toute idée que les peuples primitifs —rebaptisés "traditionnels", political
correctness oblige— puissent être envisagés comme des vestiges qui nous renseignent sur la
préhistoire est une abomination ; ces peuples développent simplement, selon elle, des
"cultures" différentes de la culture occidentale dominante et tout aussi valables que celle-ci, y
compris dans le domaine scientifique. Par exemple l'auteur affirme que "Le concept navajo
d'espace-temps n'est ni meilleur ni pire que celui de la culture occidentale"62, ou encore :
"Il y a plusieurs distinctions entre les cultures : certaines produisent leur nourriture par la
chasse, d'autres par l'agriculture, d'autres par la pêche; certaines ont beaucoup de machines,
d'autres en ont peu [...] certaines sont préoccupées par un voyage sur Mars et d'autres par
l'entrée au pays des morts. Toutes ces différences [...] affectent l'expression et le contenu
des idées mathématiques."63
Chasseurs-cueilleurs ou cultivateurs, sans écriture ou avec, le voyage sur Mars ou chez les
morts, de simples différences que tout cela! Le concept navajo d'espace-temps ou la théorie
de la relativité, ce n'est qu'une question de point de vue, et d'ailleurs : "Nos concepts d'espace
et de temps ne sont, après tout, que nos idées et non la réalité objective." On ne voit pas très
bien comment un relativisme aussi catégorique peut conduire à une histoire des
mathématiques, et pourtant M.Ascher affirme que "L'ethnomathématique telle qu'on la
conçoit ici a pour but d'élargir l'histoire des mathématiques dans une perspective globale
multiculturelle."64 Doit-on comprendre que chaque "culture" a sa propre histoire, et qu'il faut
donc envisager des histoires des mathématiques qui peuvent à la rigueur se rencontrer
fortuitement ? En tout cas, le comparatisme ethnographique est absolument condamné par
M.Ascher et c'est logique : puisque les peuples traditionnels ont une culture scientifique égale
— "ni meilleure ni pire" — à la science la plus développée, la différence n'étant que de point
de vue, il ne peut être question d'évolution de l'une à l'autre. Les uns ont choisi de cueillir ce
que leur offre la nature, les autres de fabriquer des machines et voilà tout. Il n'est donc pas
étonnant que dans le livre de M.Ascher qui relate de nombreux faits ethnographiques, il ne
soit jamais question d'histoire.
26
Mais, dit-elle, "Dans tous les exemples que nous avons présentés, il y a interconnexion
entre les idées mathématiques et la culture. On ne peut les séparer l'une de l'autre."65 Ce point
de vue pourrait être extrêmement utile s'il était suivi avec conséquence. Mais M.Ascher ne
tient pas sa promesse de nous dévoiler ces connexions ; ce qui la passionne, c'est d'analyser
certaines pratiques traditionnelles du point de vue du mathématicien contemporain. De sorte
que les détails ethnographiques donnés en introduction ne jouent en réalité qu'un rôle
décoratif, et non le rôle attendu, déclaré décisif. Son deuxième chapitre par exemple est
consacré aux sona africains et aux nitus océaniens : ce sont des tracés à réaliser autour de
certains points par une ligne continue fermée, sans repasser deux fois au même endroit.
M.Ascher ne cherche guère à savoir comment et pourquoi un tel type d'activité a pu jouer un
rôle si déterminant — mythique, initiatique, ludique — chez ces peuples, mais elle se livre à
une longue analyse mathématique de ces dessins, avec notre théorie des graphes dont les
débuts remontent à Euler, au 18° siècle. La conclusion de M.Ascher est en substance qu'entre
la pratique de ces peuples et les analyses eulériennes ultérieures il n'y aurait que des
"différences d'élaboration" ; les Africains et les Océaniens auraient simplement "d'autres idées
géométriques et topologiques". Malheureusement, on ne voit pas quelles sont ces "autres"
idées. En racontant deux versions de l'histoire qui accompagne le tracé d'un sona, l'auteur
s'enthousiasme :
"Peu importe la version, le plus important pour l'histoire est que la figure, une courbe plane
simple fermée, détermine deux régions dont elle est la frontière commune. C'est ce que les
mathématiciens appellent le théorème de Jordan."66
Nous voyons bien par ces exemples que pour nous faire admirer les connaissances
mathématiques des peuples étudiés, l'auteur abandonne en réalité son point de vue "culturel".
Au lieu de nous faire saisir, comme promis, la force du lien spontané entre mathématiques et
culture traditionnelle, elle monte en chaire professorale américaine et nous montre ... la
65 id.p.186
66 id.p.39. Il peut paraître étonnant qu'il faille un théorème, fort difficile par dessus le marché, pour établir qu'une
courbe plane fermée simple (ne se recoupant pas) détermine deux régions du plan dont elle est la frontière, alors
que personne n'en doute. Mais c'est en "creusant" ainsi des évidences que la science progresse parfois ; un succès
comme la preuve de notre théorème montre que les concepts topologiques sont suffisants pour l'instant. Un
échec, en revanche, peut être beaucoup plus fécond s'il conduit à bouleverser le système et à découvrir des
domaines nouveaux ; ce fut le cas avec l'échec définitif de toute preuve du résultat, lui aussi évident, selon lequel
d'un point pris hors d'une droite on ne peut mener qu'une seule parallèle à cette droite. C'est à cette faillite que
l'on doit la découverte des nouvelles géométries au XIX° siècle. Inutile de préciser que tout cela n'a pas grand-
chose à voir avec le mode de pensée des auteurs de sona et de nitus.
27
théorie des groupes — pour l'analyse des structures de parenté —, la topologie, le calcul des
probabilités — pour l'analyse des jeux —, ce qui est d'un intérêt très réduit pour qui cherche à
faire une histoire. De tout temps, d'autre part, on a pratiqué les mathématiques avant de les
penser pour en faire une théorie cohérente, sans que l'idée vienne à personne d'identifier ces
deux étapes et de nier qu'il y ait progression de l'une à l'autre : ainsi en est-il du laborieux
calcul fractionnaire égyptien à la théorie eudoxienne des rapports de grandeur ; des pratiques
géométriques mythiques, d'arpentage ou d'architecture à la construction axiomatique
euclidienne ; du calcul infinitésimal du 18ème siècle à Cauchy et à Weierstrass etc. Il ne
faudrait pas en déduire pour autant que les mathématiques évoluent de façon "unilinéaire" ;
d'accord en cela avec Marcia Ascher, je pense en effet que "la ligne droite est bien trop simple
pour représenter la façon dont toutes ces idées mathématiques sont reliées entre elles"67, et
j'ajouterai qu'il faut plutôt penser à la spirale. Cela se traduit, en mathématiques, par le fait
que la science revient périodiquement sur des pratiques ou concepts fondamentaux, comme la
numération ou les tracés de courbes, en leur donnant un éclairage et une portée tout nouveaux,
et surtout en ouvrant des domaines de recherches insoupçonnés. De ce point de vue,
rapprocher le théorème de Jordan de la pratique des sona en les mettant à égalité est aussi peu
sérieux que de mettre sur le même plan les travaux de Cantor et les bijections cardinales
primitives68.
28
d'Asie ont été désappropriées de ces connaissances dans le processus de la colonisation
qui a détruit une grande partie de la culture scientifique."70
Il est vrai que les mathématiques ont de profondes racines africaines et asiatiques, et l'on
pense bien sûr à l'Egypte antique, à la Mésopotamie, à l'Inde et peut-être à la Chine ; mais le
transfert vers l'Occident de ces connaissances originelles s'est fait bien avant la période de
colonisation moderne de ces régions — c'est manifestement cela que P.Gerdes a en vue — , et
de plus l'histoire montre plutôt que l'Ouest, par le truchement de ses missionnaires et de ses
savants envoyés sur place, a mis au jour et sauvé de nombreux documents qui nous permettent
d'étudier aujourd'hui le brillant passé scientifique de régions aujourd'hui dominées. Le
colonialisme et l'impérialisme modernes ont commis (et continuent à commettre)
suffisamment de crimes, il n'est pas nécessaire d'en inventer d'autres ; et les bonnes intentions
anti-impérialistes ne suffisent pas pour faire une bonne histoire. En voici une illustration :
"Au sud du Mozambique on ferme en général le couvercle d'un panier avec un petit lacet
autour d'un bouton carré entrelacé. Le bouton carré, entrelacé avec ses deux bandelettes,
cache certaines considérations géométriques et physiques considérables."71
70 id. p.24
71 id.p.36
29
c
Figure I-7 : a : le bouton de fermeture d'un panier. b : le même, "rectifié". c :
Ce bouton, vu de face, offre en effet une ressemblance avec une des figures de
décomposition d'un carré, utilisées pour démontrer le théorème de Pythagore (figure I-7) En
partant de cette figure, Gerdes fait démontrer le dit théorème à ses étudiants (figure I-8) et
poursuit :
"Un des étudiants observe : si Pythagore n'avait pas découvert ce théorème [...] nous on
l'aurait fait. Exactement! On stimule le développement de la nécessaire confiance en soi
mathématique culturelle quand on explicite la pensée géométrique dans les boutons carrés
entrelacés et, encore plus, quand on l'explore en révélant son potentiel [...] Le débat
commence : Quand on décongèle la pensée mathématique on stimule la réflexion sur
l'impact du colonialisme dans les dimensions historiques et politiques de l'enseignement
des mathématiques." 73
30
Figure I-8 : La figure du bouton (figure I-7) suggère une démonstration du théorème de Pythagore. Le but
est de prouver que les longueurs a, b et c du triangle (1) vérifient la relation a2=b2+c2. Pour cela, on
dispose les triangles (2), (3) et (4), égaux au triangle (1), de façon à former un carré de côté a. Les
triangles rectangles (1) et (2) sont ensuite déplacés respectivement en (1') et (2'), donnant l'assemblage
entouré en trait gras, et qui a donc la même aire que celle du carré précédent de côté a ; or cet assemblage
est composé d'un carré de côté b et d'un carré de côté c. On a donc a2=b2+c2, ce qui donne bien la relation
de Pythagore dans le triangle (1).
31
qu'une figure de départ lui en donne l'occasion ; il donne à croire en particulier que l'idée de
démonstration est naturelle, spontanée, hors contexte. Les faits contredisent cette croyance
implicitement propagée par Gerdes : le dit-théorème (plus exactement la connaissance du lien
entre les longueurs des côtés d'un triangle rectangle) est au fondement des mathématiques
babyloniennes, des constructions védiques d'autels et des mathématiques chinoises de la
période des Han ; or, la pratique de ces mathématiques s'est poursuivie pendant des siècles, à
l'abri de toute menace colonialiste ou esclavagiste, et pourtant elle n'a jamais abouti à une
démonstration du théorème.
Le fait que l'idée de démonstration soit apparue dans une société déterminée, celle de
la Grèce antique, à une époque déterminée, au sein d'une "culture" bien précise et sans
précédent historique, Gerdes le néglige et il préfère accuser le colonialisme d'une étrange
façon : car si réellement des peuples africains avaient été sur la voie de la découverte d'une
démonstration du théorème de Pythagore, en "décongelant" leur boutons de paniers, cela
n'aurait pas échappé aux nombreux missionnaires et ethnologues qui ont sillonné le continent
depuis le 19ème siècle. La colonisation n'a pas réussi à détruire l'art des sona, en supposant
qu'elle ait seulement pensé à le faire ; pourquoi aurait-elle détruit l'art des triangles rectangles
?
En bref le reproche que l'on peut faire aux ethnomathématiciens est donc qu'ils font
une mauvaise histoire, ou plutôt qu'ils en refusent même le concept, emportés comme ils le
sont par un relativisme extrême. Leurs travaux sont néanmoins utiles et on ne peut que
souhaiter qu'ils se poursuivent : par la publication d'enquêtes ethnographiques, ils accroissent
le matériel à la disposition du chercheur friand de comparatisme. On ne peut pas rayer d'un
trait de plume, aussi bardé de bonnes intentions humanitaires soit-il, les analogies
contraignantes bien connues entre les primitifs actuels ou récemment disparus, et ce que nous
savons de nos ancêtres de la préhistoire, du Paléolithique supérieur au Néolithique. Il est
remarquable d'ailleurs qu'après une vingtaine d'années de brouille entre l'ethnologie et la
préhistoire74, on assiste à un retour en force du comparatisme ethnographique sous des
appellations diverses. Comme le dit P. Petrequin :
74Brouille due à ce que les archéologues, Leroi-Gourhan en tête, considéraient comme une utilisation abusive du
comparatisme ethnographique, "dominé par un jeu de puzzle constitué d'informations grapillées au travers du
monde" (Pétrequin 1989). C'est en réaction à ce comparatisme sommaire que s'instaura l'étude purement interne
des documents de la préhistoire. Voir là dessus (Lorblanchet 1989).
32
raisonnements strictement archéologiques va croissant. Dans des domaines aussi peu
contestables que l'archéologie expérimentale ou l'ethnologie préhistorique, on peut se
demander où en seraient les expérimentations sur le débitage des lames de silex à la
pression, s'il n'y avait pas eu les exemples des Indiens d'Amérique du Nord, ou bien quelles
auraient été les interprétations des campements de Pincevent, sans les modèles indiens et
esquimaux, et sans la très vaste expérience ethnologique de Leroi-Gourhan […] Il n'est
plus guère de domaines de la recherche préhistorique qui ne soient touchés par l'utilisation,
consciente ou non, de modèles ethno-archéologiques." 75
33
Haeckel, pour qui, en vertu de la "loi biogénétique fondamentale", le développement
individuel, ou ontogenèse, reproduit en accéléré le développement de l'espèce, ou
phylogenèse. L'être humain en gestation est d'abord simple petite cellule, comme tout autre
organisme animal ; sortie de l'ovaire, celle-ci se reproduit en se multipliant sans cesse comme
une amibe. Puis se forme un embryon dont la forme est identique chez tous les vertébrés, et
aini de suite.
Haeckel a également voulu faire de sa loi une loi universelle, en l'étendant au domaine
social et intellectuel. Dans le domaine qui nous occupe, la loi biogénétique fondamentale
voudrait que l'acquisition des connaissances mathématiques par les enfants soit une
récapitulation de la création et de l'évolution historiques de ces connaissances. L'historien
aurait donc là une nouvelle catégorie de sources, que j'appellerai sources didactiques, puisque
l'observation de l'apprentissage individuel nous renseignerait sur l'apprentissage collectif
qu'est l'histoire de la connaissance mathématique. L'idée est défendue par l'historien des
sciences Georges Sarton, pour qui :
"Enfin les psychologues ont analysé les réactions d'enfants ou d'esprits sous-développés
devant les problèmes mêmes que les hommes primitifs avaient à résoudre […] L'aube de la
science est survenue il y a dix mille ans ou plus dans certains endroits du monde ; des
témoignages subsistent dans d'autres endroits aujourd'hui, et elle peut être observée jusqu'à
un certain degré dans l'esprit de tout enfant."76
L'usage des sources didactiques, issu du parallélisme entre ontogénie et philogénie, est
donc par principe évolutionniste ; et en très gros en effet, on peut dire que l'ordre d'acquisition
respecte l'ordre historique, par exemple dans la séquence pédagogique entiers, fractions,
algèbre réelle, algèbre complexe, analyse réelle, analyse complexe. Mais dans le détail il y a
de nombreuses inversions : les nombres négatifs ont droit de cité dès le début du collège, alors
que les grands analystes eux-mêmes ne les acceptaient pas comme des vrais nombres puisque
zéro, c'est rien, et que par suite un négatif serait moins que rien, ce qui est absurde.
L'enseignement de l'analyse débute au lycée par l'étude des fonctions, alors qu'historiquement
elle ne traite à l'origine que des courbes et ignore les fonctions. Le calcul vectoriel est
enseigné aux débutants, alors qu'il n'est qu'une acquisition très récente etc.
34
De plus, il serait facile de le voir dans chaque cas, l'acquisition scolaire actuelle d'un
concept n'a rien à voir avec sa difficile et tortueuse création historique, et heureusement : une
vie entière ne suffirait pas pour acquérir des rudiments. Par exemple, on commence à l'école
maternelle par les entiers naturels, qui sont souvent le seul bagage arithmétique des peuples
primitifs. Mais déjà là, il faut modérer l'analogie : l'enfant ne refait pas tout le chemin,
puisqu'il est mis immédiatement en contact avec des idées récentes (à l'échelle historique) et
étrangères aux primitifs : l'unicité de l'appellation des nombres, le zéro, la suite illimitée des
naturels, le système décimal de position. La progression scolaire respecte encore l'ordre
historique en ce qui concerne les fractions : inconnues des primitifs et naissant dans les
premiers empires (Egypte etc.), elles ne sont abordées qu'en fin d'études primaires. Mais là
encore, l'enfant ne refait pas tout le chemin, et heureusement pour lui, il apprend directement
a
la forme pure avec des méthodes de calcul rapides grâce à un symbolisme adapté. Or cela
b
1 1
était inconnu des Egyptiens, pour qui la forme pure était ou des sommes de , et qui
n n
employaient des méthodes atroces sans aucun symbolisme opératoire.
La recherche et la création d'une part, l'acquisition des produits de la recherche et de la
création de l'autre, sont donc apparemment des procès distincts avec des lois distinctes77, ce
qui jette déjà un sérieux doute sur la pertinence des sources didactiques.
La question est cependant au centre des célèbres travaux de Jean Piaget ; la place très
importante qu'y tiennent les mathématiques et leur histoire, ainsi que l'application qu'ont tenté
d'en faire un anthropologue, Christopher R. Hallpike78, et un préhistorien, Thomas Wynn79,
nous obligent à les examiner d'un peu plus près.
Pour Piaget, "les mécanismes du passage d'une période historique à la suivante sont
analogues à ceux du passage d'un stade psychogénétique à son successeur"80; ainsi, dans
Psychogenèse et histoire des sciences, le chapitre "Le développement historique de la
géométrie" est-il logiquement suivi de "La psychogenèse des structures géométriques".
77 Jean Dieudonné le dit fort bien : "C'est un des effets du progrès en mathématiques que des résultats auxquels
leurs inventeurs n'arrivent qu'après des considérations fort difficiles et des cheminements très tortueux et parfois
obscurs, se démontrent souvent en quelques lignes et presque sans effort 50 ou 100 ans plus tard. Un exemple
universellement connu est l'invention du calcul infinitésimal, qui a d'un seul coup ramené à des calculs presque
automatiques la solution de problèmes qui avaient exercé la sagacité d'un Eudoxe ou d'un Archimède."
[Dieudonné, 1964 p.10]
78 [Hallpike, 1979]
79 [Wynn, 1985 ; Wynn, 1993]
80 [Piaget, 1983 p.41] L'ouvrage a été achevé peu avant la mort de Piaget, survenue en 1980.
35
Individuel Historique Caractéristiques
Intrafigural (≤ 8-9 ans) Euclidien Etude des relations internes entre
éléments de figures.
Pas d'espace, pas de
transformations.
Difficulté à concevoir l'invariance
de l'aire après découpage et
réorganisation.
Interfigural (≤ 11-12 ans) Projectif Relations entre les figures.
Transfigural Structures Programme d'Erlangen (Felix
Klein).
Figure I-9 : correspondance des stades d'apprentissage individuel et d'évolution historique d'après Jean
Piaget, dans Psychogenèse et histoire des sciences.
Piaget distingue, dans cet ouvrage, trois étapes dans l'histoire de la géométrie (figure I-9) :
l'étape "intrafigurale", qui est celle de l'étude des relations internes entre les éléments des
figures, où l'espace en tant que tel est absent, de même par conséquent que les transformations
à l'intérieur de l'espace. C'est l'étape euclidienne, dit-il. Vient ensuite l'étape "interfigurale",
où les figures sont mises en relation les unes avec les autres ; nous abordons là, selon Piaget,
la géométrie projective81, portée à son sommet par Jean Victor Poncelet (1788-1867) et
Michel Chasles (1793-1880). Le dernier stade est qualifié de "transfigural", époque de la
prééminence des structures, avec comme expression caractéristique le Programme
d'Erlangen82 de Felix Klein. Ces niveaux successifs sont pour Piaget un modèle universel de
développement et
81 La géométrie projective, étroitement liée dans ses débuts à la perspective des peintres de la Renaissance, est
l'étude des propriétés invariantes par projection ; ainsi les coniques (cercle, ellipse et hyperbole), obtenues par
intersection d'un cône et de plans d'inclinaisons diverses, sont-elles projectivement équivalentes. L'une des
caractéristiques simples de la géométrie projective est l'introduction de points à l'infini ; les droites parallèles se
coupent sur une droite de l'infini, qui est parfaitement réelle sur les tableaux de la Renaissance et sur les
photographies de rails de chemin de fer, par exemple.
82 Programme proposé en 1872 à Erlangen par Felix Klein (1849-1925), en vertu duquel la géométrie doit être
conçue comme l'étude des propriétés invariantes par un groupe de transformations. La géométrie plane ordinaire
apprise au lycée, par exemple, fait intervenir le groupe des similitudes (qui fait que deux figures peuvent être
semblables, c'est-à-dire de même forme), le groupe des isométries (qui fait que deux figures peuvent être égales,
c'est-à-dire superposables)36, et celui des déplacements (translations et rotations, qui font que deux figures
peuvent être directement égales, c'est-à-dire se déduire l'une de l'autre par glissement sans retournement).
36
"l'on peut même soutenir que les successions intra, inter et trans puisent leurs racines dans
83
la biologie (cf l'embryogenèse etc.). Ce sont donc elles qui justifient le rêve d'un
constructivisme intégral qui est de relier par tous les intermédiaires voulus les structures
84
biologiques de départ et les créations logico-mathématiques d'arrivée" .
Voyons maintenant le parallélisme avec l'enfant, tel du moins que nous le propose
Piaget (figure I-9) ; au stade intrafigural —jusque vers 8-9 ans— l'enfant distingue les figures
rectilignes des curvilignes, les angles droits des non-droits. Ses difficultés pour passer au
stade suivant, interfigural, se décèlent par exemple dans l'inaptitude à placer correctement des
verticales ou des horizontales, parce que l'enfant a besoin pour cela de références extérieures à
la figure elle-même ; il lui est difficile également, pour la même raison, de concevoir que le
milieu d'un segment n'est pas le seul point équidistant des extrémités. Vient ensuite
l'interfigural où le cobaye atteint, entre autres progrès, la compréhension de l'invariance de
l'aire après découpage et réorganisation :
"Or même en des cas aussi simples85 on constate que les jeunes sujets demeurés au stade
intrafigural contestent la conservation de la surface […] et il faut atteindre le niveau
interfigural […] pour que ces invariants soient atteints"86.
87 Tout particulièrement dans le Livre I, à partir de la proposition 35, et dans le Livre II.
37
alors, si l'on suit la classification proposée par Piaget, que le stade des débuts des
mathématiques historiques est interfigural, et ceci bien avant Euclide.
Il faut dire plutôt que les "stades" envisagés par Piaget ne rendent pas compte de la
réalité ; il est clair par exemple que l'interfigural, s'il a un sens, est déjà solidement ancré à
l'époque euclidienne avec le passage d'une figure à l'autre de même forme grâce aux rapports
de grandeurs : deux triangles ont la même forme, sont "semblables" si et seulement si leurs
côtés sont proportionnels. Et comme le prodigieux Livre V des Eléments est consacré à l'étude
des rapports pour eux-mêmes, indépendamment des figures qu'ils permettent de mettre en
relation, n'est-ce pas déjà du "transfigural" parfaitement maîtrisé ?
Un autre ennui chez Piaget est que le développement psycho-historique de
Psychogenèse et histoire des sciences contredit celui de deux ouvrages antérieurs : La
représentation de l'espace chez l'enfant, publié pour la première fois en 194788 et dont la
quatrième édition est de 1981, suivi de La géométrie spontanée de l'enfant, publié l'année
suivante89. En 1947, Piaget dit en effet que si la science géométrique a suivi historiquement la
trajectoire euclidien-projectif-topologique90, "l'ordre génétique" est inverse :
"l'analyse abstraite des géomètres tend à démontrer que les notions spatiales fondamentales
ne sont pas euclidiennes : elles sont topologiques, c'est-à-dire reposent simplement sur des
correspondances qualitatives bicontinues faisant appel aux concepts de voisinage et de
séparation, d'enveloppement et d'ordre etc., mais ignorent toute conservation des distances
ainsi que toute projectivité. Or nous constaterons précisément sans cesse91 que l'espace
enfantin, dont la nature essentielle est active et opératoire, débute par des intuitions
topologiques élémentaires, bien avant de devenir simultanément projectif et euclidien"92.
En 1947-48, Piaget pensait donc que l'ordre génétique et l'ordre historique étaient inversés ;
en 1980, les mêmes expériences93 le conduisent à la conclusion opposée. L'auteur, certes, a
88[Piaget, 1981]
89[Piaget, 1948]
90 Dans Psychogenèse et histoire des sciences le dernier stade est celui des structures, ce qui n'est pas la même
chose.
91 Souligné par moi.
92 Id. p.5. On peut encore constater le rôle fondamental, chez le Piaget de 1947, de la thèse des développements
inversés de l'histoire et de la psychogenèse, dans la citation suivante : "On a dit que la théorie des ensembles de
Cantor devait s'enseigner à l'école primaire. Nous ne serions pas éloignés d'en penser autant des éléments de la
topologie". Id p.6.
93(Piaget et Garcia 1983, note préliminaire au chapitre 4.)
38
prévu l'objection et la balaie en quelques lignes : c'est, dit-il, à l'intérieur de l'intrafigural qu'il
y aurait renversement de l'ordre historique, et il faut en outre distinguer
"le plan des actions, où se situent ces premières intuitions topologiques (copier des figures
etc.), et le plan des thématisations avec raisonnement sur les figures, où le jeu des
morphismes sur les voisinages et enveloppements topologiques est loin d'être primitif"94.
La situation est-elle vraiment éclaircie par ce rectificatif ? Tout d'abord, la thèse de l'inversion
des ordres historique et génétique est centrale dans les premiers travaux de Piaget, elle articule
toute l'œuvre et est reprise en conclusion, et n'est nullement limitée à une seule période de
l'enfance ; son importance est telle qu'elle conduit même à une recommandation pédagogique
: enseigner la topologie à l'école primaire. Ensuite les stades s'embrouillent quelque peu,
puisque les stades I et II —avant sept ans— du Piaget 1947-48, qualifiés alors de
"topologiques", deviennent l'intrafigural chez Piaget 1980, qualifié maintenant d'"euclidien"95,
ce qui n'est tout de même pas la même chose. Enfin si le "topologique d'abord" de 1947-48
n'est à envisager que sur le plan de "l'action", et non sur celui de la "thématisation avec
raisonnement", il apparaît dans cet argument qu'une périodisation psychologique
pratique/théorie se substitue frauduleusement à une analyse de la nature mathématique de
l'activité.
Mieux vaut reconnaître, à mon avis, que le parallèlisme ou le parallélisme inverse
psycho-historique tenté par Piaget et ses collaborateurs n'ont encore rien donné de concluant,
reléguant pour l'instant dans le monde des rêves l'espoir de s'appuyer sur la psychogenèse
pour faire progresser la connaissance de l'histoire ou inversement. Les classifications hâtives
et les contradictions de Piaget ne sont pas les seules en cause ; il y a une raison de fond qui
éloigne l'historien du psychologue, et qui fait que l'un et l'autre sont probablement condamnés
à s'observer sans pouvoir vraiment collaborer. A l'école ou dans le bureau du psychologue,
l'enfant en effet réagit devant des formes géométriques toutes prêtes, déjà créées, et devant
des problèmes inventés par le pédagogue ; l'homme de l'histoire, au contraire, doit créer lui
même les formes et résoudre des problèmes qui se posent évidemment dans un tout autre
contexte que celui d'une salle de classe contemporaine.
94 Id. p.133.
95 Il est possible que Piaget ait seulement changé l'étiquette, car le topologique et l'intrafigural sont parfois
décrits dans des termes très voisins. Ainsi dans (Piaget et Inhelder, 1981), on peut lire page 68 : "Les rapports
topologiques procèdent de proche en proche et restent attachés à la figure considérée comme un tout sans
relation avec d'autres", ce qui est aussi une caractéristique de l'intrafigural.
39
De plus, pour Piaget en tout cas, le progrès scientifique de l'enfant est une affaire de
biologie96 où les adultes-pédagogues ne sont là, pour ainsi dire, que comme accoucheurs. Si
l'enfant n'acquière telle ou telle notion qu'à un âge déterminé, c'est qu'il n'avait auparavant pas
encore les capacités pour cela ; tandis que si la même notion est inconnue dans une société
primitive, les capacités intellectuelles de ses membres adultes ne sont pas en cause
puisqu'elles sont identiques aux nôtres. L'historien n'en cherchera donc pas la raison dans le
monde naturel de la biologie, mais dans le contexte parfaitement artificiel du monde
intellectuel et social. Il me semble donc totalement erroné d'affirmer comme le fait Piaget que
les mécanismes de passage sont les mêmes dans ces deux mondes ; si l'on arrive à établir un
jour solidement un parallélisme entre les deux procès, il n'exprimera qu'une ressemblance
formelle, superficielle, entre des phénomènes dont les ressorts profonds n'ont rien à voir l'un
avec l'autre.
Piaget ne parle que d'histoire, et non de préhistoire ou de peuples primitifs ; ce fait est
étonnant de la part d'un savant fasciné par l'embryogenèse, qui aurait pu se laisser tenter par
un parallèle entre la géométrie embryonnaire préhistorique d'un côté et la capacité
géométrique de la petite enfance de l'autre. Car il y a dans ce domaine des ressemblances
formelles surprenantes ; des gravures de l'âge néolithique (figure I-10), que l'on a qualifiées
de "perspective étalée", et certains dessins primitifs où tout ce qui est représenté —façades de
cases, arbres, personnages— est rabattu sur un même plan, ressemblent aux dessins d'enfants
du "stade II" de Piaget : "On voit simultanément un cheval de profil, une voiture vue de face,
mais couchée sur un plan horizontal et ses roues rabattues sur les côtés"97.
40
Figure I-10 : char en "perspective étalée". Gravure rupestre, Chine. Les chars représentés de
cette manière sont très nombreux, au Néolithique final, en Europe, en Afrique et en Asie.
C'est un chercheur anglais99 qui a tenté d'appliquer à la pensée des peuples primitifs
les catégories issues de la psychogenèse selon Piaget, dont les travaux sont, à son grand
regret, totalement ignorés des anthropologues. Son ouvrage de 1979, donc antérieur à la
publication de Psychogenèse et histoire des sciences, veut montrer en particulier que le
développement de la géométrie chez les primitifs suit l'ordre topologique-projectif-euclidien
que Piaget a cru détecter chez l'enfant en 1947. Il donne pour ce faire de nombreuses
références ethnographiques, et cherche, contrairement aux ethnomathématiciens, à faire
œuvre d'historien à la recherche des premières étapes de la pensée mathématique humaine100.
Malheureusement, Hallpike est un auteur à modèle préconçu, celui de Piaget première
manière, où l'ordre psychogénétique est l'inverse de l'ordre historique ; il cherche dans la
documentation de quoi remplir les cases du modèle, de gré ou de force. Citant un fait de
nature géométrique, il y cherchera du "topologique", du "projectif" ou de l'"euclidien" ; il
collectionne les exemples en passant d'un peuple à l'autre et en fait une classification
mathématicienne contemporaine. Le contexte réel mythique-rituel des sociétés primitives ne
le préoccupe guère, et la démarche de Hallpike souffre par là du défaut que nous avons
41
rencontré chez les ethnomathématiciens : ceux-ci font des mathématiques sur le dos de
l'ethnographie, tandis que Hallpike fait plutôt de la taxonomie mathématique. Dans les deux
cas, on omet de rechercher la spécificité des embryons de mathématiques produits par le
contexte, et les voies de la production ; cette recherche exige de l'enquêteur qu'il laisse vivre,
parler et penser ceux qu'il étudie. Il vaut mieux étudier le plus "totalement" possible un ou
deux peuples que de multiplier les exemples de curiosités mathématiques primitives
nécessairement privées de sens parce que privées de leur contexte intellectuel global. Il est
vrai que cette règle peut être contestée lorsque l'on parle de mathématiques de la période
historique qui, apparemment au moins, forment un système autonome, ayant ses propres bases
et ses propres lois parfaitement identifiées ; elle me paraît en revanche indiscutable au sujet
des mathématiques embryonnaires de l'époque primitive, où un tel système autosuffisant ne
peut exister.
De plus, même en acceptant la méthode de Hallpike qui consiste à essayer de ranger
les faits dans un tiroir "topologique" ou dans un tiroir "euclidien", on peut contester ses
rangements. Ainsi, dit-il,
42
nombre lui-même, soit directement avec la numérologie, soit par le biais de la mesure des
emplacements sacrés par exemple, peut avoir une forte charge qualitative.
D'autres exemples mettent encore en relief l'à-peu-près des classifications envisagées ;
page 296, dans le même ouvrage, on évoque un peuple chez qui deux figures pourtant
topologiquement équivalentes —le rectangle et le cercle— ont des fonctions symboliques
opposées : le rectangle est l'espace borné, fermé, alors que le cercle est l'espace illimité. Page
287, il nous est dit que l'on trouve en Mésopotamie et en Egypte ancienne "essentiellement le
même espace, essentiellement topologique, gouverné par le symbolisme et qualitatif" ; mais
alors que dire du grand développement, dans ces mêmes régions et au même moment, de la
mesure des terrains, de la construction architecturale, et des calculs figurés ? N'est-ce pas de
l'euclidien pur, suivant les idées de Hallpike ? Cela ne devrait-il pas prouver que loin d'être
deux étapes successives, le topologique et l'euclidien coexistent en paix ? Et encore une fois,
nous remarquons le risque d'amalgame entre le "qualitatif" au sens topologique et le
"qualitatif" au sens symbolique ; l'espace égyptien antique est rempli de correspondances
symboliques, et cela ne l'empêche pas d'être parfois mesuré en temps et en distances,
symboliques elles aussi.
La réalité des activités des hommes de la préhistoire et des peuples primitifs, enfin,
nous paraît réduire à néant les efforts de ces classifications mathématiciennes ; l'art pariétal du
Paléolithique supérieur européen, quand il le veut, montre dans ses représentations animales
un sens de la proportion parfaitement "euclidien". Au même moment, l'outillage lithique
produit des formes standard très variées ; et pendant un bon million d'années, l'homme du
Paléolithique inférieur a fabriqué des bifaces, remarquables par leurs symétries, c'est à dire
par des grandeurs égales. Que reste-t-il, dans ces conditions, du topologique d'abord ?
Le préhistorien Thomas Wynn a tenté, lui aussi, d'utiliser les stades piagétiens, mais
plus spécifiquement comme modèles d'analyse de l'outillage lithique préhistorique102.
Commençant par les plus vieux artefacts humains connus, les galets taillés, il affirme que leur
fabrication ne suppose aucun concept euclidien, mais seulement des "relations topologiques",
parce que, dit-il, le tranchant obtenu est irrégulier et ne manifeste aucune morphologie
intentionnelle103. Un galet taillé est obtenu en enlevant quelques éclats d'un seul côté ou des
deux côtés d'un galet, dans le but d'obtenir une arête tranchante ; qu'est-ce alors sinon une
"morphologie intentionnelle" ? D'autre part, d'un point de vue topologique, deux surfaces
43
sécantes suivant une arête et une surface lisse sans tranchant sont équivalentes ; on ne peut
donc absolument pas qualifier le travail de création du galet taillé de purement topologique
dans son concept. Passant au biface (figure I-1), l'auteur y voit un outil dont la forme reflète
des relations euclidiennes et projectives complexes104, ce qui prouverait par conséquent que
son fabricant avait l'intelligence d'un adulte moderne. Il est déjà très audacieux de prétendre
que les homo erectus, fabricants de bifaces, avaient l'intelligence d'un homo sapiens moderne
; et, de plus, nous retrouvons ici l'erreur classique qui, de l'analyse mathématique
contemporaine d'une activité, conclut à la présence du corpus scientifique correspondant dans
le cerveau de l'acteur préhistorique.
Nous venons de passer en revue plusieurs sources possibles pour une préhistoire de la
géométrie, en signalant des utilisations ou des points de vue inacceptables. Allant plus au fond
des choses, il apparaît, et c'est ce que nous allons tenter d'établir, que la racine commune des
erreurs et préjugés réside dans la difficulté réelle, philosophique, de penser l'histoire, la
gestation, le mouvement créateur des idées en général et des idées mathématiques en
particulier. Depuis que la pensée humaine s'est préoccupée d'elle-même, c'est-à-dire depuis la
naissance de la philosophie en Grèce antique, l'idée s'est imposée en effet que la pensée ne
mérite ce nom que si elle est pure, entendant par là une pensée débarrassée de toute attache
avec la génération et la corruption, la naissance et la mort, débarrassée en un mot de la vie
"sublunaire" ; nous reviendrons en détail dans la deuxième partie de l'ouvrage sur cet
44
extraordinaire phénomène, qui a joué un rôle décisif dans la naissance des mathématiques
sous la forme qu'elles ont gardé depuis.
Si l'on s'en tient à la forme, le principe de pureté, entendu au sens d'immuabilité des
idées, paraît particulièrement bien adapté aux mathématiques ; le travail courant et essentiel
du mathématicien n'est-il pas de démontrer, c'est-à-dire de tenter de rattacher, par le moyen de
la déduction formelle, des résultats empiriques ou des conjectures à des axiomes qui fondent
toute la théorie ? Et ces axiomes n'ont-ils pas une durée de vie qui dépasse de loin celle des
époques historiques successives ? Le système mathématique qu'ils fondent ne fournit-il pas
des modèles remarquables, et souvent imprévisibles, à des pratiques diverses dans des
domaines divers ? Ne sont-ils donc pas des images de l'unité et de la permanence ?
Cependant : les idées mathématiques apparaissent à certaines époques et pas à d'autres,
dans certains contextes et pas dans d'autres. Le système hypothético-déductif explicite des
mathématiques est issu de la philosophie grecque antique et pas d'un autre mode de pensée ; le
système euclidien, incontestable jusqu'au temps de Kant, a pourtant été bouleversé depuis ; la
force de l'axiomatique s'est révélée probablement davantage dans la possibilité de négation
des axiomes (l'exemple le plus célèbre est celui de la négation du cinquième postulat des
Eléments d'Euclide, qui a fondé les géométries non-euclidiennes) que dans leur affirmation à
travers la richesse des déductions possibles ; enfin la certitude même de tout édifice
mathématique a été fortement ébranlée par le trop célèbre théorème de Gödel.
Comment rendre compte de tout cela ? Immuabilité ou changement ? Historicité
apparente ou historicité réelle ? Métastases variées d'un principe unique qui se révèle là où il
veut, ou gestation intellectuelle, travail de la pensée ? Avant de donner là-dessus (au
paragraphe 5) le point de vue et la méthode qui seront utilisés dans cet ouvrage, j'essaierai de
caractériser généralement les attitudes dominantes, suivant tois classes :
catégories au sein desquelles apparaîtront des idées déjà critiquées sous un autre angle.
45
Cette idée, sorte d'évolutionnisme à rebours, est présente sous des formes très diverses
qui nous conduiront à des rapprochements inattendus. Elle est centrale chez les adeptes de la
"tradition", tel René Guénon, pour qui les sciences profanes, y compris la physique et les
mathématiques,
"ne représentent rien de plus que de simples résidus dénaturés de quelques unes des
anciennes sciences traditionnelles : c'est la partie la plus inférieure de celles-ci qui, ayant
cessé d'être mise en relation avec les principes, et ayant perdu par là sa véritable
signification originelle, a fini par prendre un développement indépendant et par être
regardée comme une connaissance se suffisant à elle-même, bien que, à la vérité, sa valeur
propre comme connaissance se trouve précisément réduite par là même à presque rien."105
"Le duc d'Argyll, et, avant lui, l'archevêque Whately, ont cherché à démontrer que
l'homme a paru sur la terre à l'état d'homme civilisé, et que tous les sauvages ont depuis
éprouvé une dégradation, mais leurs arguments me paraissent bien faibles
comparativement à ceux que leur oppose la partie adverse."107
46
La même idée réapparaît plus tard sous l'appellation d'"évolution régressive" ; un catéchisme
de 1903 dit que "l'homme quaternaire était plus que nous éloigné du singe"108, et un ouvrage
paru en 1943, chargé de combattre les idées courantes sur l'évolution humaine, défend l'idée
que les premiers hommes nous dépassaient largement en perfection physique, intelligence et
connaissance. Le péché originel a provoqué un déclin de la création, et
"l'homme lui-même, dans certaines races tout au moins, n'a pas échappé à cette
régression. Telle serait l'origine des sauvages, et […] des races préhistoriques au
caractère simiesque. Ce n'est pas l'animal qui est devenu progressivement homme, c'est
l'homme, dans des races peut-être plus coupables que d'autres, qui a rétrogradé vers
l'animalité."109
47
sciences de la nature recouvre celle-ci d'un "vêtement de symboles" qui la travestit, et qui fait
prendre pour l'être vrai ce qui n'est que méthode113.
La critique husserlienne vaut aussi pour les mathématiques ; tandis que la mathématisation
de la physique travestit la nature réelle, c'est, semble-t-il, la logique qui travestit à son tour le
sens originel des mathématiques ; celui-ci est menacé non seulement par le succès de la
géométrie pratique, mais également par "une vie scientifique totalement adonnée aux activités
logiques"114 qui peuvent produire des conversions de sens "certes profitables à la méthode
logique, mais [qui] éloignent toujours davantage des origines et rendent insensible au
problème d'origine et du même coup au sens d'être et au sens de vérité authentique de toutes
les sciences."115
Mais comment retrouver ce sens originel ? Laissant de côté les obscurités de la
réduction phénoménologique, je ferai seulement remarquer ici que la simple enquête,
factuelle, historique et ethnologique est une méthode radicalement rejetée par Husserl ; il fait
certes quelques allusions banales à de supposées pratiques primitives (polir des surfaces,
dégager des arêtes, fabriquer des lignes droites et des surfaces planes, partager et mesurer)
afin de "prendre pour thème l'apodictique déterminé dont pouvait disposer, à partir du monde
pré-scientifique, le proto-fondateur de la géométrie, et qui a dû lui servir comme matériel pour
les idéalisations"116. Mais si la géométrie peut en effet se transmettre d'une époque à l'autre,
c'est seulement, selon lui, parce qu'elle est "valable avec toutes ses vérités dans une
universalité inconditionnée pour tous les hommes, pour tous les temps, tous les peuples, non
seulement pour tous en tant que facticités historiques, mais pour tous ceux qu'on peut
imaginer en général."117. Si Husserl fait appel un court instant à l'histoire, c'est donc pour
rechercher l'immuable, le non-historique. Mais si d'autre part la géométrie est créée, comme il
l'affirme nettement, sous forme d'idéalisation d'une "praxis technique" et donc après des
centaines de milliers d'années de cette praxis, que peut alors signifier l'universalité
inconditionnée de la géométrie pour tous les hommes —sauf les hommes préhistoriques?—,
pour tous les temps —historiques seulement?— et tous les peuples —civilisés seulement?— ?
Quoiqu'il en soit la géométrie serait donc née, mais pour mourir aussitôt puisqu'elle est restée
à jamais immuable dans son sens profond ; on comprend alors que Husserl balaie d'un revers
de main méprisant toute enquête réelle :
48
"A partir de cela, on doit donc reconnaître en tout cas que l'historisme qui veut élucider
l'essence historique ou épistémologique des mathématiques en regardant du côté des
stades magiques ou d'autres types d'aperception d'une humanité enchaînée-au-temps, un
tel historisme est renversé de façon absolument principielle. Pour des esprits
romantiques, le mythico-magique peut être particulièrement attrayant en fait d'histoire et
de préhistoire des mathématiques ; mais s'abandonner à cette facticité historique pure
quand il s'agit de mathématiques, c'est justement s'égarer dans une romantique et passer
par dessus le problème spécifique, le problème intrinsèquement historique, le problème
épistémologique."118
Que penser d'une épistémologie qui tient pour théoriquement nul le monde mythico-
magique, qui fut celui de l'esprit humain pendant des dizaines de milliers d'années au moins,
et qui fut également d'ailleurs un monde d'intense "praxis technique"? Il est certain que
l'historien, s'il veut être plus qu'un simple chroniqueur, ne peut s'abandonner à la "facticité
historique pure", mais s'il doit aller au delà, c'est pour en rendre compte et non pour la
déclarer nulle et non avenue. Husserl ne fait en fin de compte qu'un appel purement théorique
à l'histoire, dans sa quête du "sens" dont la perte a provoqué, selon lui, la crise des sciences
européennes depuis le début de notre siècle119; il y a pour lui un sens à retrouver, au delà de la
spécificité de chaque science prise à part et de ses avatars historiques, mais également présent
à l'intérieur de chacune et qui devrait l'être dans la subjectivité de chaque savant, et ce sens est
en fin de compte pour Husserl celui d'une téléologie de la Raison absolue venant à soi-même,
mouvement né avec la philosophie grecque120.
Le philosophe français Léon Brunschvicg, s'il pense également que la vérité est à la
source, fait appel à l'histoire et à l'ethnographie, au contraire de Husserl :
118id. p.214
119L'origine de la géométrie est le troisième appendice de la Crise des sciences européennes et la
phénoménologie transcendantale.
120 (Husserl 1976 p.304-305) Le texte de Husserl est de 1936.
49
détacher ainsi la science de toute connexion avec la réalité, il faut, au contraire,
atteindre la source où se manifesterait le contact originel de l'intelligence avec les
choses, et pour cela remonter le cours de l'histoire, jusqu'au point où l'on pourra mettre
à nu les racines de la vérité arithmétique ou géométrique. Le philosophe n'a pas à
inventer une solution du problème de la vérité ; il a seulement à découvrir comment, en
fait, l'humanité l'a résolu. De ce point de vue, il n'y a pas de meilleur instrument de
travail qu'une enquête aussi complète que possible sur le passé de la science, suppléant
par l'observation ethnographique aux lacunes de la tradition écrite, de là s'efforçant de
suivre la filiation des idées à travers l'influence réciproque des recherches techniques et
des vues philosophiques ." 121
Ce vibrant appel à l'histoire aura des suites extrêmement décevantes. Pour l'arithmétique,
Brunschvicg reprend de Jules Tannery une histoire d'enfant qui achète des pommes un sou
pièce, comme "une forme particulière parmi celles que la correspondance univoque et
réciproque est susceptible de revêtir dans les opérations spontanées des sociétés
inférieures"122, alors que l'échange marchand, nullement spontané, est au contraire la marque
de sociétés déjà très évoluées. En géométrie, chez Brunschvicg, l'histoire antérieure à Euclide
est absente, si l'on excepte une vague allusion à la préhistoire. L'"enquête aussi complète que
possible" voulue par l'auteur n'est donc pas faite, et l'utilisation de la documentation
ethnographique du chapitre premier de l'ouvrage se borne à peu près à la reprise des thèses de
Lévy-Bruhl sur la mentalité primitive.
Il me paraît clair que pour l'auteur, l'appel à l'histoire n'est qu'une façon de parler. Elle
masque en réalité le préjugé suivant : les "racines de la vérité arithmétique et géométrique"
sont visibles à l'origine, où eut lieu le "contact originel de l'intelligence avec les choses"; une
fois acquises les premières propositions, il n'y a plus qu'à "construire sur ces fondements". Il
préjuge ainsi des résultats de l'enquête historique, sans mener cette enquête ; l'histoire en effet
pourrait bien montrer d'une part que le contact contemporain de l'intelligence avec les choses,
tel qu'il se manifeste par exemple dans la géométrie de Riemann et dans l'espace de Hilbert,
créés tout exprès, dirait-on, pour accueillir les découvertes de la physique moderne, est au
moins aussi profond que le contact originel et aussi éclairant sur les racines de la vérité
mathématique. L'histoire pourrait bien montrer d'autre part que la simple construction sur des
fondements immuables n'est qu'une vue de l'esprit.
121(Brunschvicg 1922 p.461-462) Les passages soulignés dans le texte le sont par moi.
122 id., p.464
50
En fin de compte, les tenants de l'éloignement progressif de la vérité, ou du sens réel,
défendent sous des formes diverses l'idée que le temps et la pratique corrompent le vrai
originel ; en mathématique, l'accusé est la réduction au numérique, la formalisation sans fin,
la méthode calculatoire qui, dans son principe même, exclut de tenir compte du sens des
objets manipulés. C'est là une vue tout à fait unilatérale ; il est facile de montrer en effet que
la perte du sens premier peut être une condition nécessaire pour découvrir, grâce au procès de
formalisation, des sens nouveaux et plus riches de possibilités d'incarnations véritables
(applications) que les anciens. C'est toute l'histoire des extensions successives du concept de
nombre, c'est aussi l'histoire des nouvelles géométries. A un niveau plus élémentaire, en
rapport avec notre enquête sur la préhistoire, nous verrons justement dans le détail comment
la perte du sens symbolique du graphisme fut la condition essentielle de la naissance de la
géométrie.
4-2 La fixité.
Je range dans cette catégorie les théories qui, de fait, voient la diversité des pratiques
comme de simples métastases d'une même essence mathématique. C'est le cas, des
ethnomathématiciens avec leur relativisme forcené ; pour eux, peu importe en réalité le temps,
peu importe le contexte, nous l'avons vu, même s'ils croient en tenir compte. Un tracé sur le
sable ? C'est le théorème de Jordan. Des relations de parenté très complexes ? C'est la théorie
des groupes. Un bouton de panier ? C'est presque la démonstration du théorème de Pythagore.
Peu importe où et quand s'incarne la théorie, c'est toujours d'elle-même qu'il s'agit ; elle
apparaît ou elle veut et quand elle le veut, avec la seule diversité de son vêtement.
Le désir spontané de fixité rassurante, ainsi que la difficulté de saisir les lignes de
démarcation et de penser le changement, sont sans doute une motivation profonde des
recherches à tout prix de l'actuel dans le passé ; on n'hésite pas dans ce but à forcer le passage,
lorsque des chercheurs torturent la documentation préhistorique jusqu'à ce qu'elle nous avoue
des calendriers, des tables de nombres premiers, des systèmes de numération, ou des triplets
pythagoriciens. A ce que je tiens pour une erreur de principe, s'ajoute fréquemment l'illusion
d'avoir ainsi rendu leur dignité aux hommes de la préhistoire en les débarrassant de l'image
négative de brutes incultes ; de même, les ethnomathématiciens croient avoir fait œuvre
humanitaire, égalisatrice, voire réparatrice, en découvrant des théorèmes de mathématiques
contemporaines chez les peuples traditionnels et traditionnellement regardés de haut. Mais
51
c'est le contraire, car par ce procédé, on juge l'activité intellectuelle de ces peuples à l'aune,
précisément, des mathématiques actuelles, enracinées en Occident gréco-chrétien et nourries
de son terreau ; ce faisant, on se montre incapable d'envisager d'autres critères que les nôtres,
on nie la spécificité, la vraie force de la pensée de ces peuples, ce qu'ils ont réellement
apporté, et en quoi cet apport a été nécessaire et à quel moment. On croit avoir trouvé un
argument définitif contre l'arrogance des civilisés à l'égard des primitifs, alors qu'on n'a guère
réussi qu'à infliger à ces derniers un lifting défigurant.
"est restée longtemps à tâtonner — surtout chez les Egyptiens —, puis survint une
révolution due à un seul homme qui conçut l'heureuse idée d'un essai après lequel il n'y
avait plus à se tromper sur la route à suivre, et le chemin sûr de la science se trouvait
ouvert et tracé pour tous les temps et à des distances infinies"123.
Après avoir fait une petite place au temps, puisque la révélation est datée, Kant referme la
porte de l'histoire. La route est en effet définitivement tracée, et l'histoire des mathématiques
n'est plus qu'un développement purement formel d'un système axiomatique, des Eléments que
des logiciens habiles étendent et perfectionnent sans fin. Car c'est bien ainsi qu'il faut
comprendre ce passage de Kant :
"Le premier qui démontra le triangle isocèle124 — qu'il s'appelât Thalès ou de tout autre
nom — fut frappé d'une grande lumière ; car il trouva qu'il ne devait pas s'attacher à ce
qu'il voyait dans la figure, ou même au simple concept qu'il en avait, mais qu'il avait à
52
engendrer, à construire cette figure, au moyen de ce qu'il pensait à ce sujet et se
représentait a priori par concepts et que, pour connaître avec certitude une chose a
priori, il ne devait attribuer à cette chose que ce qui dérivait nécessairement de ce qu'il y
avait mis lui-même, en conséquence de son concept."125
Le texte est remarquable ; il décrit la révolution euclidienne par laquelle les mathématiques se
replient sur elles-mêmes (elles s'émancipent de la sensation, le géomètre ne s'attache pas à ce
qu'il voit) et deviennent une branche autonome de production intellectuelle (la figure est
engendrée par ce qui dérive nécessairement de son concept). Ainsi, dans le monde de Kant,
contrairement à celui de Platon, la géométrie est-elle de l'ordre de l'action humaine et non le
fruit d'une simple contemplation d'essences pures ou de leurs ombres sur la paroi de la
caverne. Cet humain a-historique est pourtant contradictoire : car s'il est vrai, comme nous
l'enseigne Kant126, que nos concepts a priori ne s'exercent pas spontanément mais sont
sollicités par l'expérience, comment comprendre les "tâtonnements" impuissants des
Egyptiens et plus généralement de l'homo sapiens, durant des dizaines de milliers d'années
avant les Grecs ? Le monde sensible — le monde des phénomènes, manifestations des choses
en soi inconnaissables — aurait-il eu besoin de tout ce temps pour réveiller la pensée?
Pourquoi les brillantes expériences des Egyptiens furent-elles inaptes à susciter des
"Eléments" de mathématiques, et en quoi les expériences des Grecs furent-elles si supérieures
qu'elles provoquèrent la naissance de tels "Eléments"?
L'histoire, c'est bien connu, a donné tort à Kant, en tout cas au sujet du caractère a
priori de la géométrie euclidienne, avec l'éclatante arrivée des géométries non-euclidiennes.
Mais ce fut insuffisant, et de loin, pour que l'histoire gagne la partie, tant il est difficile,
impressionnés que nous sommes par la beauté de nos productions intellectuelles, de les
concevoir tout simplement comme des productions. Poincaré, dans les années 1890, essaie de
sauver le caractère a priori de la géométrie après la défaite de Kant : puisque les diverses
géométries sont au fond divers groupes de déplacements (voir la note 82), il suffit de décréter
que l'a priori n'est pas l'espace euclidien, comme l'affirmait Kant, mais la notion de groupe :
125id.
126 "Notre nature veut que l'intuition ne puisse jamais être que sensible, c'est-à-dire contenir autre chose que la
manière dont nous sommes affectés par des objets. Au contraire, la faculté de penser l'objet de l'intuition sensible
est l'entendement. De ces deux propriétés, aucune n'est préférable à l'autre. Sans la sensibilité, nul objet ne nous
serait donné; sans l'entendement, nul ne serait pensé. Des pensées sans matière sont vides ; des intuitions sans
concept sont aveugles.…L'entendement ne peut avoir l'intuition de rien, ni les sens rien penser. La connaissance
ne peut résulter que de leur union." (Kant 1976 p.109)
53
"Ce qui est l'objet de la géométrie, c'est l'étude d'un groupe particulier; mais le concept
général de groupe préexiste dans notre esprit au moins en puissance. Il s'impose à nous,
non comme forme de notre sensibilité, mais comme forme de notre entendement."127
N'est-elle pas étonnante cette tendance à prendre le dernier point de départ en date de
l'axiomatique géométrique, ici les groupes, acquis après des siècles de travail scientifique,
pour un point de départ absolu, inhérent à l'esprit humain? Et la question demeure : pourquoi
ces "prises de conscience" tardives de notions réputées innées, puisqu'on nous assure qu'elles
sont des formes de notre sensibilité ou de notre entendement ?
54
à "faire avec" cette unité des contraires. La vérité de la géométrie n'échappe pas au temps, ce
qui ne signifie pas que le temps détruise la vérité de la géométrie. Au nom de la vérité, on
peut vouloir supprimer le temps : c'est ce que fait Kant et c'est ce que font également, en
réalité, Brunschvicg et Husserl. Et inversement au nom du temps, notons le en passant, on
peut être tenté de supprimer la vérité, et l'histoire des sciences apparaît alors comme une
succession de préjugés collectifs, de luttes de pouvoir etc. ; telle est du moins la thèse de
certaines tendances actuelles de la sociologie des sciences128.
Le point de vue général étant établi, voici maintenant sa mise en œuvre.
5- Méthode et plan
Mon hypothèse est en premier lieu celle de l'unité humaine, expression préférable à
celle d'évolutionnisme, trop marquée des idées d'"unilinéarité" et de développement égal,
graduel et à sens unique, sans bouleversement ni inégalité ; en cela je m'oppose de toute
manière, on l'aura compris, à l'anti-évolutionnisme à la mode et au relativisme qui se croit
égalitaire.
Le débat sur cette question est très vif ; dans les milieux des ethnologues,
préhistoriens, ethnomathématiciens, il est très mal vu de défendre quelque forme
d'évolutionnisme que ce soit. L'accusation d'eurocentrisme, ou de croyance à la supériorité
occidentale, voire de fournir un alibi aux entreprises impérialistes, arrive vite aux lèvres si l'on
ose parler de primitifs sans préciser, d'un air entendu, "entre guillemets" .
Mais d'une part, l'évolutionnisme, au sens de développement humain et animal
général, avec des étapes valables pour tous, n'est nullement une invention de l'Occident
colonisateur et impérialiste. Démocrite, d'après Diodore de Sicile129, dit que tous les peuples
descendent d'hommes primitifs, à la vie désordonnée et sauvage, nomades sans agriculture ; le
langage, les symboles, les arts apparaissent peu à peu sous l'empire de la nécessité. Si l'on
soupçonne Démocrite de préfigurer l'arrogance occidentale, on pourra se tourner du côté des
Dogons africains pour qui les premiers hommes étaient sans parole, sans technique, nourris de
128 Voir par exemple (Matalon 1996) et (Sokal et Bricmont 1997), pour des références détaillées aux courants de
la sociologie des sciences.
129 [Dumont, 1988 p.839]
55
viande crue, et habitaient des cavernes ; ce n'est qu'en recevant le don du verbe, la Parole, que
l'homme primitif devint l'homme complet130. Les mythes aborigènes américains regorgent
d'histoires présentant la tribu actuelle comme aboutissement d'une évolution en quatre ou cinq
époques, depuis des êtres à demi animaux jusqu'à l'homme actuel, suite d'essais successifs qui
vont d'ailleurs de pair avec une montée des êtres de la profondeur de la terre vers sa surface,
vers la lumière131.
Et, d'autre part, les anti-évolutionnistes adeptes de l'égalité des cultures sont-ils bien
certains de la pureté objective de leurs bonnes intentions ? En ce qui concerne les
ethnomathématiciens nous avons déjà montré qu'ils sont incapables, en réalité, d'adopter un
autre point de vue que celui du mathématicien contemporain qui s'amuse à analyser des
pratiques traditionnelles avec des instruments fabriqués dans les universités occidentales.
Mais de façon plus générale, ne peut-on aussi soupçonner les fabricants d'"identités" diverses
et de mosaïques "multiculturelles" de contribuer à un morcellement inhumain, une division
qui rend plus faciles toutes les oppressions ? Les mathématiques "différentes" que l'on tente
de mettre en avant ne risquent-elles pas d'être, objectivement, une autre facette de la sinistre
mise en réserve pour une vie "différente" que l'on impose par exemple aux aborigènes
américains et australiens, et grâce à laquelle ils peuvent tranquillement se suicider à l'alcool et
enrichir les trafiquants d'œuvres d'art ?
56
particularités, le même mode fondamental de vie et de pensée. L'unité humaine en effet n'est
pas qu'une unité biologique d'espèce, elle est également une communauté de mouvement ; le
cas du continent américain est particulièrement frappant, où, d'après les connaissances
actuelles, les chasseurs-cueilleurs qui y ont pénétré sans retour en arrière possible ont, dans
l'isolement par rapport au reste du monde, suivi la même route qu'ailleurs, et avec la même
inégalité de développement qu'ailleurs : passage de la chasse et de la cueillette à l'agriculture,
invention de l'écriture, création de "cités-états" avec leurs architectures colossales, et enfin
premiers empires primitifs dont le développement fut brutalement interrompu par la conquête
espagnole. L'inégalité de développement, due à des causes particulières, comme l'isolement,
une nature trop hostile ou au contraire trop généreuse, un désastre militaire, ne remet pas en
cause le mouvement d'ensemble. L'unité dont il s'agit n'est pas seulement créée par le lien
historique de l'avant et de l'après, par le lien du passage d'une forme à une autre ; elle est
également le lien réciproque de l'après et de l'avant, le lien de la "réminiscence" des formes
anciennes dans les formes nouvelles, dans la mesure où le nouveau reproduit l'ancien de façon
plus profonde et plus puissante. Le phénomène est particulièrement frappant dans le domaine
de la pensée ; tout le monde sait par exemple que l'atomisme existe sous forme d'intuition de
génie chez Leucippe et Démocrite. Mais le monde primitif qui nous occupera dans cet
ouvrage a, lui aussi, produit une pensée dont les fondements connurent une postérité brillante
; le symbolisme est peut-être la plus importante, nous en reparlerons longuement. On sait
également que l'un des modèles clé de la pensée primitive est le modèle "généalogique",
suivant lequel tous les êtres, hommes, animaux et plantes, forment une seule espèce,
s'engendrent les uns les autres, et agissent par conséquent entre eux en fonction des relations
de parenté ; ce modèle mythologique fut certes détruit par la philosophie grecque, mais ne
réapparaît-il pas, sous des habits tout neufs, dans la classification darwinienne ? Ecoutons le
Maître :
"Je crois", dit Darwin, "que cet élément généalogique est le lien caché que les naturalistes
ont cherché sous le nom de système naturel. Dans l'hypothèse que le système naturel, au
point où il en est arrivé, est généalogique en son arrangement, les termes genres, familles,
ordres etc., n'expriment que des degrés de différence entre les descendants d'un même
ancêtre (…)"133
57
Nous aurons l'occasion de constater à plusieurs reprises à quel point la pensée primitive a jeté
les fondements des développements ultérieurs.
L'unité humaine, unité d'espèce et de développement, n'est donc à mon sens que très
partiellement un évolutionnisme rectiligne ; on peut la qualifier ainsi, mais seulement à petite
échelle, comme on peut dire que la terre est localement plate ou qu'un petit arc de courbe est
assimilable à un segment de droite. Le mouvement commun de l'humanité doit être décrit
comme un mouvement en spirale134 : toute avancée est certainement une négation du passé,
mais également une réaffirmation de caractères enfouis dans un lointain passé, négation de la
négation. Les déchirements et les nostalgies provoquées par la première négation sont
compensées par l'espoir que crèe la deuxième négation. Ainsi l'avancée la plus cruciale de
notre espèce fut ce que l'on nomme habituellement la révolution néolithique, passage de la
société primitive à la société civilisée ; la route fut ouverte pour une brillante création de
richesses, pour l'éclosion des arts et des lettres, … tandis que se refermait la porte du paradis
terrestre135. Développement inouï de la production matérielle, mais perte de la solidarité
inconditionnelle, de la chaleur et de la fraternité spontanées au sein du groupe ; acquisition
d'une somme gigantesque de connaissances, mais perte de l'unité spontanément dialectique de
la pensée primitive au sein de laquelle toute connaissance trouve naturellement sa place, grâce
à la magie des correspondances analogiques, qui font des mythes primitifs des histoires si
belles et si émouvantes. Mais si le développement est en forme spirale, il n'y a pas de place
pour la nostalgie, puisque ces formes anciennes reviendront. Le fait que, sous des modes très
variés, l'humanité n'ait jamais abandonné l'espoir de recréer le paradis, en est un signe sûr : la
pensée, là comme ailleurs, anticipe l'avenir. Le besoin de recréer une vraie solidarité humaine
(et pas seulement celle des liens du sang du groupe primitif), et le besoin de fonder l'unité des
divers éléments de la pensée (à partir de l'acquis scientifique et non de la simple analogie)
n'ont donc pas comme seule destinée d'alimenter le rêve utopique et la souffrance
impuissante, souffrance des milliards d'humains victimes de la misère organisée et souffrance
des penseurs devant le morcellement du savoir : grâce en effet au développement inégal, nous
avons sous les yeux des traces du mode de vie et de pensée primitif qui sont du même coup,
en vertu du développement en spirale, des éléments de notre avenir.
134 Dans ses notes préparatoires à son grand ouvrage inachevé sur la dialectique de la nature, textes
remarquables mais plutôt ignorés ou méprisés de nos jours, Engels donne la forme spirale du développement
comme l'une des lois principales de la dialectique. [Engels, 1968 p.25]
135 Titre d'un ouvrage récent : La naissance du Néolithique au Proche-Orient, ou le paradis perdu. [Aurenche,
1999]
58
5-2 La pensée au travail.
Puisque, en histoire des mathématiques, supposer l'existence d'une vérité préalable, dont
on s'éloigne par la pratique, ou qui se révèle petit à petit, ou qui se manifeste en métastases
variées à diverses époques ; puisque ces a priori, nous l'avons vu, conduisent à des contre-
sens et à des impasses, il n'est d'autre solution que de concevoir la gestation de la géométrie,
qui est notre sujet, comme une pensée en travail. Elle est une production ; la naissance de la
géométrie au sens actuel, en Grèce antique, ne fut possible que parce que, à la suite d'une
activité multimillénaire, furent créés des réflexes mentaux, des "évidences" bien constituées
mais jamais explicitement posées avant Euclide. Ce sont :
- l'analyse de l'espace suivant ses trois dimensions.
- le plan, lieu principal des mouvements de figures et de leur étude.
- un stock de figures élémentaires comme le segment de droite, le cercle, le carré, le
rectangle, le cube, le triangle, le trapèze, certaines servant d'unités de mesure.
- la possibilité de transformer ces figures les unes dans les autres au moyen de
décompositions et de recompositions .
- l'association du nombre et de la figure dans la mesure.
Nous partirons à la recherche de l'origine de ces évidences le plus loin possible dans le
temps, du mode de pensée réel qui les provoqua, des étapes et du cadre concret de leur
création ; conformément à l'idée que nous avons affaire à une production, et non à une
révélation ou à une réminiscence, il nous faudra montrer la spécificité de chaque étape,
souligner son apport réel et la nécessité du passage à une étape ultérieure. C'est dire que nous
resterons le plus possible en compagnie des tailleurs d'outils lithiques du Paléolithique, nous
resterons tant que faire se peut avec les artistes de la préhistoire, en nous interdisant de les
quitter sans cesse à la recherche farfelue de théorèmes de mathématiques contemporaines.
Programme ambitieux ! Et s'il s'avère en fin de parcours qu'il reste beaucoup de
problèmes à résoudre, il n'est pas interdit d'espérer que les éléments d'enquête rassemblés
dans cet ouvrage seront utiles aux recherches ultérieures.
59
comprendre le rituel. Le pointillisme archéologique et ethnographique, qui consiste à
multiplier les exemples isolés, hors contexte, qui pourraient illustrer telle ou telle notion ou
conception mathématique, est à proscrire. Encore une fois, dans ce travail, l' étoile polaire
n'est pas la géométrie contemporaine, dont on chercherait des "exemples" dans le passé, mais
la production et l'utilisation réelles d'"évidences" géométriques, au sens précisé ci-dessus.
Il en résulte un choix restreint, que je pense être suffisamment significatif pour
autoriser des conclusions importantes. Il en résulte en outre que l'exhaustivité est hors
d'atteinte. Nous étudierons la riche documentation sur l'outillage lithique préhistorique et sur
ses modes de fabrication ; arguant qu'à partir du Paléolithique supérieur, époque de
l'apparition de notre espèce sapiens-sapiens, le graphisme symbolique à usage mythique-rituel
est le lieu essentiel de création d'évidences géométriques, je me concentrerai sur le
symbolisme immédiat des chasseurs-cueilleurs (tome 1), avant d'explorer le symbolisme
spéculatif des éleveurs-agriculteurs primitifs (tome 2). Les aborigènes australiens, les Navajos
américains, les Dogons et Bambaras africains seront les principaux "donneurs d'âme" à la
documentation archéologique.
5-4 Plan
60
Dans notre modèle, les "cellules" se multiplient, se diversifient et acquièrent des structures
plus élaborées ; surtout, par le biais du sens symbolique du graphisme, elles changent de
substance et de mode de vie. Ici se termine le tome 1.
d- Dans les empires antiques et les cités-états (Egypte, Mésopotamie, Chine), de même
qu'en Inde védique, les premiers corpus de mathématiques apparaissent, avec une tendance à
se dégager de la pensée mythique rituelle ou des besoins techniques, pour créer une harmonie
interne.
Dans notre modèle, des véritables "embryons" se forment, dans lesquels certains traits des
futurs Eléments euclidiens sont déjà visibles.
61
CHAPITRE II
L'INDUSTRIE LITHIQUE.
Le fait que la préhistoire présente une lignée humaine, à mettre en parallèle avec une
lignée technique, celle des outils de pierre puis d'os, était une évidence il y a encore peu. Dans
les années 60, André Leroi-Gourhan1 parlait d'une chaîne des anthropiens, caractérisée par
famille anthropienne naît selon lui avec les australanthropes (plutôt qu'australopithèques, qui
fait croire à une parenté avec les singes), fabricants de choppers, c'est-à-dire de galets débités
de quelques éclats pour obtenir un tranchant. Elle se développe avec les archanthropes,
complètement ou presque par enlèvement d'éclats (figure I-1). L'objet obtenu présente une
forme générale en amande, avec un pourtour tranchant, et une tendance, qui s'affirme au cours
Paléolithique moyen les paléanthropes, dont font partie les hommes de Neandertal ; on
assiste à une grande diversification de l'outillage à partir d'éclats retouchés ou non. Le grand
pas en avant est celui du débitage dit Levallois, produit d'une structuration rigoureuse du galet
initial suivant ses trois dimensions. Viennent enfin au Paléolithique supérieur les néanthropes,
ou homo sapiens, qui débitent systématiquement des lames, et à partir de celles-ci des outils
standards très variés, jusqu'au microlithes dits géométriques, parce qu'ils reproduisent en
grand nombre et avec une standardisation poussée diverses formes de la géométrie ordinaire :
1
(Leroi-Gourhan, 1964)
62
Ces dénominations, d'australanthrope à néanthrope, ont été abandonnées,
principalement parce qu'elles suggéraient une lignée évolutive trop systématique, en désignant
par exemple l'homme de Neandertal comme une étape majeure de l'humanisation entre les
archanthropes et les homo sapiens, alors que les deux groupes ont coexisté pendant dix mille
ans au moins. Aujourd'hui, ce sont des arguments fondés sur la biologie qui prétendent ruiner
définitivement la thèse selon laquelle l'homme de Neandertal est une forme intermédiaire
Un peu plus tard, dans les années 80 et 90, le tableau généralement présenté était le
.
Paléolithique moyen Eclats et lames Débitage systématique du
(-200000 à –40000) nucleus tranche par tranche.
Homo sapiens archaïque, Levallois Préparation du plan de frappe
homo sapiens neandertalis. pour obtenir des éclats de
Industrie moustérienne. forme prédéterminée.
Retouche éventuelle de l'éclat.
Paléolithique supérieur Lames retouchées Débitage systématique du
(-40000 à –9000) nucleus, directement en lames
Homo sapiens-sapiens de même forme.
Industrie laminaire. Retouches variées.
63
Figure II-1 : lignées techniques et humaines, et leur corrélation, selon la présentation courante des années 1980 et
1990. Les dénominations des "industries" proviennent des lieux où elles furent découvertes et étudiées pour la
première fois :
Oldowayenne : gorge d'Olduvai, Tanzanie.
Acheuléenne : Saint-Acheul, France (Somme).
Moustérienne : grotte du Moustier, France (Dordogne)
Levallois : Levallois-Perret, France (Hauts-de-Seine)
paysage. Yves Coppens3 insiste sur le fait que l'homme est arrivé à la forme actuelle sapiens-
sapiens par de multiples intermédiaires dont les traits se transforment à des vitesses
différentes, ce qui a donné lieu à des débats sans fin dus à des difficultés de classement. Par
erectus ; en Chine, l'homo erectus pekinensis aurait suivi l'homo erectus lantianensis. Plus
prédécesseur de l'homme actuel sapiens-sapiens, mais comme une sous-espèce "qui s'est
individualisée en Europe, issue d'une forme archaïque d'homo sapiens il y a peut-être 300000
ans"4 ; il s'est répandu dans toute l'Europe et au Proche-Orient. Dans cette dernière région, il
coexiste vers -100000 avec des hommes de type très proche du type actuel, appelés quelques
encore inexpliquée. Les sapiens archaïques, dont sont issus à la fois les néandertaliens et les
sapiens-sapiens, sont attestés en Afrique entre 250000 et 120000 ans et sont même précédés
par des formes de transition avec l'erectus ; le passage de l'erectus au sapiens a été progressif,
2
La dernière en date : homo georgicus, vieux de 1,8 millions d'années, trouvé à Dmanissi en Géorgie en
septembre 2000.
3
(Coppens, 1983)
4
B. Vandermeersch, dans (Leroi-Gourhan, 1994)
64
"si bien que la séparation entre les deux espèces ne peut être clairement établie"5. L'homme
moderne proprement dit a plus de 100000 ans, et ses représentants les plus archaïques
Une autre difficulté est que la correspondance entre la lignée humaine et la lignée
technique, n'est pas aussi rigoureuse que ce qui apparaît dans le tableau. Tout d'abord, mais le
lecteur s'en doute, les formes antérieures d'outillage ne disparaissent pas mécaniquement aux
étapes ultérieures ; les choppers, galets taillées les plus simples, qui donnent un tranchant
australiens en utilisaient encore récemment pour couper du bois7. La taille bifaciale, typique
connu en France étant celui des magnifiques feuilles solutréennes. Ensuite la correspondance
entre les deux lignées peut être plus gravement remise en cause. Il existe en effet à Java des
restes d'erectus sans outils lithiques ; en Chine, l'erectus fut beaucoup moins prolixe de
bifaces qu'en Afrique et en Europe, mais c'est peut-être dû à une fouille moins active que dans
ces deux continents. En Europe même, les sites clactoniens (de Clacton-on-Sea, Angleterre)
du Paléolithique inférieur n'ont pas fourni de bifaces ; la même remarque vaut pour de
Orient, par lui et par son voisin sapiens-sapiens, à qui l'on attribuait plutôt le débitage
5
Id.
6
Id.
7
(Gould, 1980)
8
(IMA, 1993)
65
De plus, il faut insister, comme pour la lignée humaine, sur les nombreuses formes
transitoires qui marquent une évolution ; les hommes n'ont pas attendu le Paléolithique moyen
pour découvrir que les déchets de taille pouvaient devenir outils et objets de taille : des
Paléolithique moyen, apparaît pourtant beaucoup plus tôt en Afrique et en Europe. Mais
inversement il faut dire aussi que les cas sont nombreux où l'on ne discerne pas de forme
lesquelles nous inaugurons le XXIème siècle. Le dernier ouvrage encyclopédique français sur
la question, dirigé par Yves Coppens et Pascal Picq9, présente l'état actuel de la recherche
avec une grande prudence, de telle sorte qu'il pose beaucoup plus de questions qu'il n'apporte
de réponses. Il s'en dégage l'idée qu'il faudrait renoncer en partie à l'ancienne conception
d'une lignée humaine passant de la forme habilis à la forme sapiens-sapiens par des
archaïque fait place dans la nouvelle classification à l'homo habilis proprement dit, et à l'homo
rudolfensis (du nom du lac Rodolphe, ancien nom du lac Turkana au Kenya), deux formes qui
9
(Coppens and Picq, 2001)
66
forme trouvée hors d'Afrique, en Europe et en Asie, est maintenant scindé en homo ergaster
Il semble ainsi que le "buisson" des homo ou même des homininés (homo et
australopithèques) aille en se ramifiant sans fin au fil des découvertes de fossiles et des
raffinements d'analyses morphologiques. Mais cela met-il vraiment en cause la vieille idée
moment, qui peuvent cacher un temps l'évolution d'ensemble. Ainsi insiste-t-on très fort sur le
buissonnement de notre espèce à ses débuts, avec l'habilis proprement dit et le rudolfensis,
mais c'est pour ajouter aussitôt que "l'existence d'un ancêtre plus ou moins récent, qui
explique la conservation de nombreux caractères, rend délicate la distinction entre ces deux
types d'hommes"10. La parenté entre les deux "espèces" est telle que certains envisagent que
l'habilis puisse être la femelle du rudolfensis. Descendant d'un cran dans notre arbre
généalogique, on se méfie toujours de toute idée de lignée humaine, tout en affirmant que
l'homo ergaster est le "descendant de formes plus primitives d'homo (homo habilis ou homo
rudolfensis), sans que cette filiation soit pour l'instant bien élucidée"11. Bien que beaucoup de
formation, guide bien tous leurs travaux, et elle s'affirme d'autant plus que l'on se rapproche
des temps quaternaires. Malgré les nombreuses formes de transition qui existent en Afrique
entre l'homo ergaster (ex-erectus) et l'homme moderne sapiens, certains défendent encore
l'idée d'une nouvelle espèce sapiens, née en Afrique et qui se serait ensuite répandue dans le
monde entier ; plutôt que de parler d'erectus évolué, on préfère ainsi parler de sapiens
10
(Picq, 2001 p.275)
11
(Hublin, 2001 p.350)
67
archaïque, pour marquer à tout prix une rupture là où il y a continuité. Après avoir évoqué les
moderne, J.J. Hublin poursuit : "La situation est tout aussi confuse en Asie. En effet, la
découverte sur ce continent de toute une série de spécimen qui ne sont ni des erectus, ni des
hommes modernes constitue une autre difficulté pour l'interprétation des fossiles de cette
période."12
refuse de voir une seule espèce, au moins à partir de l'erectus-ergaster, qui a évolué en
parallèle dans les différents continents. Les trouvailles récentes en Asie vont dans ce sens13.
En Europe, il y a également évolution depuis les fossiles les plus anciens (à l'heure actuelle14
le fossile de Dmanissi en Géorgie, daté de 1,75 millions d'années, que l'on présente comme
une forme de transition entre l'habilis et l'ergaster ) et les modernes néandertaliens. L'homme
important de fossiles montrant que "la néandertalisation s'est opérée par une augmentation, au
sein des populations, de la fréquence des individus porteurs de caractères dérivés (évolués)" et
que "au sein d'un même groupe, voire parfois sur un même individu, on peut trouver une
mais il y a une thèse dominante selon laquelle les néandertaliens se seraient éteints entre -
40000 et -30000, après avoir été supplantés par des hommes modernes venus d'Afrique.
Pourtant, au Moyen–Orient, les trouvailles montrent, entre –100000 et –40000, une alternance
12
Id, p.377
13
(Xingzhi, 2000)
14
Voir cependant la note 2.
15
(Hublin, 2001 p.396)
15
(Vandermeersch, 2001)
68
sapiens-sapiens, et les outils sont les mêmes dans les deux cas, ceux de la culture dite
moustérienne (voir le tableau de la figure II-1). Pourquoi ne pas envisager une même espèce,
avec en son sein une grande variabilité ? Et si des hommes originaires d'Afrique, d'une
constater une rupture culturelle, mais il n'y en a aucune trace. Ces nouveaux hommes sont
censés avoir émigré vers l'Europe occidentale, déjà occupée par des néandertaliens ; qu'ils
s'installent en Palestine, soit. Mais pourquoi diable marcher vers cette Europe glacaire aux
venant s'installer en Palestine, serait beaucoup plus probable, et elle ne serait pas en
Le fait que les néandertaliens constituent une espèce à part, qui n'aurait pu évoluer vers la
forme sapiens, ou qui ne pourrait être une variété de celle-ci, ou qui n'aurait pu se métisser
avec elle, est souvent présenté comme un acquis fondé sur des analyses biologiques.
L'éloignement génétique entre les néandertaliens et les hommes actuels, nous dit-on, est trop
important pour que les premiers ne soient pas considérés comme une espèce à part. Mais on
n'a pas fait (ou pas pu faire ?) de comparaison génétique entre les néandertaliens et les sapiens
qui leur étaient contemporains, ou des sapiens encore plus archaïques ; de plus, on admet que
la variabilité de l'espèce humaine est identique maintenant et il y a 40000 ans, ce qui est reste
l'homme actuel par 26 substitutions de nucléotides en moyenne (mais que signifie une
moyenne sur un aussi petit nombre de fossiles ?) alors que les différences observées entre les
populations actuelles ne sont que de 8 en moyenne, mais peuvent aller jusqu'à 24 ; entre 24
16
(Hublin, 2001 p.405)
69
génétique, la question des liens phylogénétiques entre néandertaliens et modernes n'est
En fin de compte, que penser à la lumière des dernières découvertes et des débats qui
ont suivi ?
L'idée d'une lignée humaine n'est pas remise en cause, à condition de lui accorder une
variabilité qui diminue au fur et à mesure de l'évolution. L'idée d'un mouvement évolutif
commun, mais à des vitesses différentes, n'est pas remise en cause ; d'ailleurs les
Pourtant, les faits montrent que pour la première fois dans le monde animal, apparaît
et d'émigrer sans être poussée par les contraintes de l'environnement, capable de subsister
dans une nature qui lui est au départ physiquement hostile, et évoluant de la même façon dans
peau, la forme des yeux, des particularités dentaires etc. C'est la même lignée partant
jusqu'au sapiens archaïque puis du sapiens archaïque au sapiens actuel que l'on observe en
effet en Afrique, en Asie et en Europe, si l'on met de côté provisoirement ce que l'on appelle
c'est que la forme sapiens est apparue plus tôt en Afrique qu'ailleurs, d'après les connaissances
17
(Vandermeersch, 2001 p.460)
70
Tout se passe comme si la nature, lasse d'inventer d'infinies variétés corporelles
adaptées à des conditions en perpétuel changement, avait décidé de concentrer une fois pour
toutes son pouvoir dans une espèce universelle, en permettant l'émergence progressive de
l'organe de cette universalité, le cerveau humain. Ce n'est qu'une métaphore, bien entendu,
mais une métaphore célébrée à juste titre dans toutes les traditions primitives, Genèse
comprise : soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la, soyez les maîtres du
monde animal et végétal ! Dieu pensa sur le moment que tout cela était très bon … mais il
est dans ce qui suit. D'après les connaissances actuelles, les singes (hominoïdes) apparaissent
en Afrique il y a 20 millions d'années, avec une morphologie adaptée à la vie dans la forêt
dense. A partir du Miocène moyen, vers 16 millions d'années, les paysages africains se
modifient, la forêt dense recule au profit de forêts claires et de savanes boisées. La réponse est
double : une adaptation corporelle d'abord par l'augmentation de l'épaisseur de l'émail dentaire
et une mâchoire plus robuste pour malaxer une nourriture plus coriace, une adaptation
géographique ensuite, puisque vers 13 millions d'années, les grands singes semblent délaisser
l'Afrique au profit de l'Eurasie, ce qui s'explique par le fait qu'une forêt de type tropical
ouverts, et qui présente des caractères intermédiaires entre les hominoïdes primitifs et les
australopithèques du type Lucy. Mais vers 8 millions d'années, les forêts européennes
18
(De-Bonis, 2001)
71
descendance de cette migration du Miocène moyen donnera naissance aux orang-outans.
Nous constatons donc que la réponse animale à des changements environnementaux est la
quand c'est possible (sinon c'est l'extinction de l'espèce), et des évolutions séparées selon les
lieux d'émigration.
Au contraire, lorsque les homo venus d'Afrique (c'est la thèse actuelle) se répandirent
en Europe et en Asie il y a au moins 1,8 millions d'années, l'unité de l'espèce ne fut plus
remise en cause, puisqu'elle poursuivit pour l'essentiel son évolution de la même façon partout
(mais à des vitesses différentes) comme le montrent les nombreuses formes de transition en
à la domination d'à peu près n'importe quel environnement grâce à l'intelligence. En cela,
notre espèce diffère radicalement du monde animal proprement dit, et ceci d'autant plus que
nous nous éloignons de la frontière avec lui. Nos proches cousins australopithèques, qui ont
coexisté en Afrique avec les habilis, les rudolphensis et les premiers ergaster pendant plus
d'un million d'années, et qui ont selon toute probabilité fabriqué comme eux des choppers,
n'ont pourtant pas résisté au refroidissement général qui s'est accentué il y a 1 million d'années
; à partir de là, seule subsiste l'espèce humaine proprement dite. Espèce "révolutionnaire", ais-
je dit plus haut, parce qu'elle renverse le schéma darwinien classique, selon lequel des variétés
apparaissent au sein d'une espèce, variétés qui à leur tour s'ossifient en nouvelles espèces dont
l'espèce s'unifie progressivement au lieu d'éclater, et elle poursuit son chemin globalement
avec uniformité en tous lieux, comme si un moteur s'était mis en marche, ainsi que le dit
72
Lorsque nous examinons maintenant l'adaptation spécifique de l'humain, au moyen de
développement. Le point de départ est flou ; tant que l'outil n'est guère plus qu'un
prolongement du corps, nous sommes à la frontière, très proches de nos parents animaux.
L'outil n'est alors qu'objet trouvé sur place et utilisé : bâtons à fouir (prolongement de la main)
pour déterrer les parties souterraines des plantes, galet (poing ou talon amélioré) pour briser
les coques, éclat de galet (dent améliorée). Il est certain que des australopithèques d'avant
l'homme proprement dit utilisaient bâtons à fouir et silex19 ; les chimpanzés savent effeuiller
une brindille pour aller à la pêche aux termites et casser des noix avec un galet. Faudrait-il
alors, parce qu'à la limite, à la frontière avec le monde animal, nous ne nous distinguons que
peu de nos cousins phylogénétiques, faudrait-il nous couvrir la tête de cendres et regretter
d'avoir ancré dans notre cervelle la certitude de notre supériorité d'homo ? C'est très à la
mode, mais ce n'est guère raisonnable. Il est vrai que toute frontière est créatrice d'ambigüité ;
tant que l'on reste dans ses parages, les mondes qu'elle sépare semblent identiques. C'est ainsi
qu'en se plaçant au voisinage de leurs frontières respectives, on aura tout autant de mal à
distinguer le monde animal du monde végétal, ou le monde minéral du monde organique, que
le monde animal du monde humain. La seule réponse sensée est de dire que les uns sont en
deçà de la frontière, les autres au delà ; les uns ont le moteur interne pour franchir la frontière
et s'en éloigner considérablement, les autres ne l'ont pas. On peut trouver des embryons
d'aptitudes humaines chez le chimpanzé, mais ce ne sont précisément que des embryons ;
jamais ils ne deviennent indépendants, adultes, créateurs, "pour soi" comme dirait Hegel.
C'est l'aptitude à construire un monde nouveau, à partir de cette limite commune d'utilisation
d'outil trouvé sur place, qui distingue l'homme de ses prédecesseurs, et de son cousin
19
(Picq, 2001)
73
chimpanzé. De façon plus précise, l'hominisation est un mouvement d'éloignement de la
- l'outil indirect, c'est-à-dire l'outil pour faire l'outil, absolument inconnu dans le
monde animal. Le percuteur pour tailler le galet est l'instrument indispensable dès
animal, à ma connaissance.
abstraite du travail avant l'action, qui s'exprime par une chaîne opératoire de plus
pour devenir objet standard fabriqué selon un plan standard, change complètement
d'outils, et l'on voit apparaître des lieux exclusifs de taille lithique dès 2 millions
20
(Berthelet, et al., 2001)
74
- Ces divers caractères ne peuvent aller qu'avec un développement considérable du
cerveau, organe de l'intelligence indispensable pour maintenir dans l'unité une telle
L'homme se définit par ce mouvement, par l'hominisation, et non par tel ou tel stade pris
de départ, légèrement au delà de la frontière avec le monde animal, est une taille de galet plus
oldowayenne, sujet du prochain chapitre. Le tranchant est celui des éclats ou du chopper ;
industrie typique d'une époque située entre 2,5 millions d'années (MA) et 1,5 MA, on ne sait
pas toujours exactement à qui les attribuer, entre les paranthropes, les homo habilis et
rudolphensis. Vient ensuite la grande époque des bifaces, dominants entre 1,5 et 0,5 MA
environ, fabriqués par les ergaster et erectus dans tout l'ancien monde : industrie acheuléenne,
sujet du chapitre IV. C'est enfin le débitage systématique, sous la forme du débitage Levallois,
des sapiens archaïques, des néandertaliens puis des sapiens modernes, à partir de quelques
centaines de milliers d'années avant notre ère : industries moustérienne puis laminaire, sujet
du chapitre V. Tel est le mouvement d'ensemble, telle est la lignée technique. Il est
remarquable que ce processus, bien que se produisant à des vitesses différentes et à des
époques différentes dans des lieux variés, aboutisse dans ses grandes lignes aux mêmes
résultats en passant par les mêmes étapes, comme s'il était causé par une sorte de logique
sur le site d'Olduvai ; elle démarre vers 1,8 MA, les bifaces y apparaissent vers 1,4 MA, et on
75
a même des microlithes vers –1700021. On a une progression analogue, mais un peu plus
tardive apparemment à Melka-Kunturé, en Ethiopie, où les bifaces ne datent que de 0,8 MA.
En Europe, le retard est d'un bon million d'années, mais le mouvement est semblable ; un site
éclairant est celui d'Atapuerca23, en Espagne. La première couche, datée de 780000, donne des
galets taillés sans organisation standardisée des enlèvements, et les bifaces ne sont présents
que dans les niveaux datés de 450 à 280000 ans. A ma connaissance, les bifaces ne remontent
pas au delà de 700000 ans en Europe, soit avec un retard considérable sur l'Afrique. Si les
bifaces apparaissaient brutalement, sans antécédents, on pourrait les attribuer à des hommes
venus d'Afrique et qui auraient importé leur culture ; mais comme les bifaces sont partout
raisonnable est d'en déduire une évolution parallèle des réalisations techniques.
300000 ans seulement en Europe ; à moins d'admettre que les Européens, les Néandertaliens,
aient copié la méthode à la suite de contacts avec des Africains, contacts dont il n'y a aucune
trace et qui sont invraisemblables24, il faut ici aussi admettre l'hypothèse la plus économique
et la plus raisonnable, celle d'une évolution parallèle locale des réalisations techniques.
De même enfin, les microlithes apparaissent très tôt en Afrique du Sud vers -50000, et se
généralisent vraiment pour remplacer l'outillage sur éclat et sur lame vers –15000 ; "on passe
progressivement d'industries, d'abord sur éclats, puis sur lames à un outillage lamellaire et
21
(Leroi-Gourhan, 1994)
22
(IMA, 1993)
23
(Carbonell, 2001)
24
Des contacts ont pu avoir lieu au Moyen-Orient, mais vers –100000 seulement, dans l'état actuel de la
documentation.
76
microlithique"25. Le microlithisme est important dans l'industrie ibéromaurusienne (littoral
Afrique beaucoup plus tôt qu'en Europe, où il est caractéristique du Mésolithique, de -9000 à -
5000 environ. Les formes apparues, segment de cercle, triangle et trapèze, sont les mêmes
qu'en Afrique.
leur caractère parcellaire, malgré leur dispersion géographique et temporelle, ne font donc que
confirmer l'existence d'une lignée humaine et d'une lignée technique ; l'expression la plus
frappante en est que chacune des deux lignées évolue à peu près identiquement en des lieux et
à des époques différentes, comme si "un moteur avait été mis en marche". En nous préparant
maintenant à examiner en détail la lignée technique, nous devrons donc avoir ceci à l'esprit :
-oOo-
25
(Garanger, 1992 p.636)
77
CHAPITRE III
D'après les découvertes les plus récentes, l'aventure commence en Afrique de l'Est,
aux alentours de 2,5 millions d'années (m.a.). Les produits lithiques sont de petite taille
Ethiopie : nucléus débités sur une face ou deux, éclats, déchets de débitage (figure III-1).
Plusieurs galets portent les traces de plusieurs générations de débitage ; les éclats,
relativement informes, ne sont pas retouchés, contrairement à ce qui se produira plus tard.
Figure III-1 : outils lithiques découverts à Gona (2,5 ma). a : chopper uniface. b : discoïde. c :
chopper uniface. d à f : éclats. Dessin Anne Spanek, d'après Nature, 23-1-1997, p.336.
La retouche est l'enlèvement de petits fragments pour affiner le tranchant, ou bien une sorte de
redécoupage de celui-ci pour faire par exemple une encoche, ou des dents de scie (denticulés).
Les découvreurs notent que les bords tranchants de la majorité des artefacts sont "frais" et très
78
aigus, et que beaucoup de nucléus portent des traces de piquetage et d'action abrasive, ce qui
montre qu'ils n'étaient pas seulement source d'éclats, mais également outils multi-fonctions
De 75 à 85% du matériel est constitué d'éclats, fabriqués de l'avis général pour leur
tranchant. Le chopper, obtenu après enlèvement convenable d'un petit nombre d'éclats du
galet initial, fournit lui aussi un tranchant ; outil vite fait, il était encore utilisé il y a peu par
les aborigènes australiens pour couper du bois. Plusieurs éclats peuvent être enlevés sur le
Hélène Roche et d'autres2 ont mis au jour à Lokalelei (Kenya) une série d'artefacts
datés d'environ 2,3 m.a. A partir des quelques 3000 objets de pierre exhumés, les auteurs ont
opéré une soixantaine de remontages qui mettent en relief une caractéristique remarquable :
si, des galets à gros grains, ne sont débités que quelques éclats, les galets de lave à grains fins
produisent jusqu'à trente éclats, au moyen d'une taille relativement régulière (figure III-2).
2 [Roche, 1999]
79
Figure III-2 : remontage d'artefacts de Lokalelei. Les flèches indiquent les directions de frappe.
© Mission Préhistorique au Kenya.
Une surface de débitage est en effet préparée, de laquelle des frappes périphériques produisent
une série d'éclats ; le geste tend donc à être standardisé, au contraire de la forme du produit,
puisque les éclats ne montrent aucune morphologie particulière. Ce n'est qu'une tendance,
bien sûr, et on ne sait pas si elle peut être observée à Gona, puisque les découvreurs ne
Le site d'Hadar3, en Ethiopie, lieu de "sépulture" de Lucy, offre des galets aménagés
unifaces et bifaces, et des éclats, le tout daté de 2,3 m.a. Vers 2 m.a., date attribuée au niveau
le plus ancien de Shungura4 (vallée de l'Omo, Ethiopie), l'outil typique semble être le chopper
bifacial : galet aménagé par quelques enlèvements (4 ou 5) de chaque côté (figure III-3). C'est
donc en avançant dans le temps que le chopper devient l'outil typique ; il constitue jusqu'à
80% du matériel lithique dans la plus ancienne couche d'Olduvai en Tanzanie, datée de 1,9 à
1,7 ma.
Figure III-3 : chopper (Hadar). Source : [Roche, 1980 p.32]. © Société d'Ethnographie de Nanterre.
3 [Leroi-Gourhan, 1994]
4 Id.
80
Lorsqu'on avance encore dans le temps, on observe une augmentation des dimensions
des outils et surtout un changement d'objectif, puisque le façonnage prend une place
l'Acheuléen que nous observons en Afrique, de 2,5 ma à 1,5 ma, se retrouve dans certains
sites européens avec des centaines de milliers d'années de retard. A Atapuerca5, en Espagne,
la couche la plus ancienne remonte à 780000 ans, et elle contient environ 7% de choppers, de
discoïdes et de "polyèdres" (nous en reparlerons plus loin), 54% d'éclats non retouchés, 9%
d'éclats retouchés sur un total de 268 objets ; une proportion importante, 16,4%, est classée
"indéterminée", ce qui montre bien la difficulté de distinguer des formes dans ce premier
dû au fait que nous cherchons des formes en référence à notre univers mathématique :
polyèdres, discoïdes. Les quelques éclats retouchés sont des encoches et des denticulés (figure
III-4) ; comme en Afrique, les outils sont de petite taille et les découvreurs notent l'absence
Figure III-4 : encoche (c) et denticulé (d) d'Atapuerca. Dessin Anne Spanek, d'après [Carbonell,
2001].
5 [Carbonell, 2001]
81
A Atapuerca toujours, des couches plus récentes, entre 450 et 250000 ans, offrent une
industrie acheuléenne typique ; on est donc passé, dans un espace de quelques centaines de
humains ne sont pas les mêmes dans les deux cas, rudolphensis, habilis ou paranthropes en
Afrique, erectus (nommé ici antecessor parce qu'il serait la souche des futurs sapiens et
néandertal) au cerveau plus développé en Europe ; cela signifie que si nous sommes bien en
présence d'une évolution locale, tout se passe comme s'il fallait nécessairement passer par la
cervelle en plus.
Résumons : l'industrie oldowayenne est axée sur l'obtention de tranchants bruts sur
éclats, ou sur nucléus débité sommairement (choppers), ce qui est particulièrement net dans
les sites africains les plus anciens, au détriment de toute forme d'éclat et d'outil. Il faut tout de
les choppers d'une part, objets dominants dans certains sites à partir de 2 ma, et les discoïdes,
Le chopper (figures III-1 et III-3) est souvent considéré comme l'outil typique de
l'Oldowayen africain ; il constitue par exemple l'essentiel de l'outillage à Olduvai (1,9 à 1,7
ma) d'après Hélène Roche6, à qui j'emprunte les données techniques qui suivent. On continue
bien entendu à le fabriquer après cette période, mais de façon marginale. Il s'agit donc d'un
galet taillé, par un petit nombre d'enlèvements (3 ou 4 le plus couramment pour la taille
unifaciale, 5 ou 6 pour la taille bifaciale) ; ces objets tiennent aisément dans la main d'un
homme moderne ou dans une main un peu plus petite. Ils sont un peu plus larges (7,5 cm) que
6 [Roche, 1980]
82
longs (7 cm), d'une épaisseur d'environ 5 cm, et d'un poids moyen de 200 à 250 grammes ; il y
a grosso modo identité des dimensions d'un site à l'autre. L'importance du chopper réside dans
l'existence d'un bord taillé, qui est la preuve que l'enlèvement d'éclats n'est pas purement
opportuniste, ce qui pourrait être le cas si le but du travail était l'obtention d'éclats tranchants.
L'angle du bord taillé, que la taille soit unifaciale ou bifaciale, est proche, pour plus de la
moitié des objets, de 90° ; sa longueur est le plus souvent inférieure à la moitié du périmètre
total, et sa forme est aléatoire. Pour Hélène Roche, qui reprend ici l'opinion de François
Bordes, il y a standardisation dans les gestes, et non dans les formes ; la stabilité des formes
n'apparaît qu'à l'Acheuléen. La forme de l'objet-matière première initial n'est que peu
modifiée par la taille : dans 75% des cas, la partie taillée est moins développée que la partie
corticale. La forme globale est donc relativement aléatoire, elle ne diffère guère de la forme
brute du galet sélectionné, le but étant un outil tranchant robuste qui tienne commodément
dans la main. L'intention est la création d'une ligne privilégiée ; les enlèvements successifs
crèent un grand nombre de lignes sur le nucléus, mais l'artisan fabrique une crête bien
reconnaissable. Elle est brisée (non dérivable, si l'on veut employer un terme de
mathématiques), mais continue : ses "morceaux" sont les traces des enlèvements successifs.
C'est le (il n'y en a pas plusieurs) bord taillé qu'Hélène Roche définit comme "ligne plus ou
moins développée faite de la rencontre d'une surface taillée et d'une surface corticale, ou de
deux surfaces taillées"7 et qu'elle qualifie ailleurs d'"extrémité supposée active". Le fait que
l'on distingue une ligne privilégiée dans les choppers permet en effet de supposer qu'elle était
le but du tailleur, et que par conséquent c'est elle qui devait fonctionner ensuite ; mais il y a
7 Id. p.207
83
En premier lieu, dans les choppers présentés par J.Chavaillon8 certains ont deux ou
trois bords taillés, ce qui contredirait l'idée d'une ligne voulue et créée ; mais malgré l'absence
de données statistiques, on peut penser que les choppers à plus d'un bord taillé sont rarissimes,
sinon ils seraient apparus dans les travaux de H.Roche et de F.Bordes. En second lieu, les
beaucoup plus récente (vers –250000) que celle de l'Oldowayen, mais qui lui ressemble par
l'importance des choppers et l'absence de bifaces. Le résultat est que sur 22 choppers, 2
seulement portent des traces d'utilisation, et on devrait donc les appeler des nucléus plutôt que
des choppers ; en effet, ce sont les éclats qui ont été utilisés en proportions beaucoup plus
importantes, pour l'abattage des bêtes, le travail du bois, des peaux et parfois des os. Keeley
en conclut que le fabricant voulait obtenir principalement des éclats, et non des choppers.
d'importance que celles des sites anglais, ce qui limite la portée de leurs conclusions. La
tracéologie elle-même, surtout en ce qui concerne les périodes très anciennes, n'est pas à l'abri
de la critique. Plus on remonte dans le temps en effet, nous dit Sylvie Beyries10, moins il y a
de matériel étudié et plus les résultats sont minces et vagues ; les résultats de la tracéologie
concernent à 80% le Paléolithique supérieur et le Néolithique. Pour les étapes antérieures, les
traces d'utilisation sont souvent altérées ou détruites par des phénomènes naturels ;
84
l'expérimentation montre enfin qu'il faut une longue période d'utilisation de l'outil avant que
De plus, une intention principale de produire des éclats, donc une fonction principale
du galet comme nucléus et non comme outil, aurait donné lieu à une frappe désordonnée, avec
plusieurs bords taillés ou pas de bord taillé du tout ; or d'après la synthèse opérée sur les outils
provenant de quatre sites africains, la position même du bord taillé est intentionnelle, puisque
dans 75% des cas et à 10 grades près, son axe de symétrie (dans le plan longueur/largeur) se
confond avec l'axe principal du galet11. Enfin, la qualité de ce bord tranchant s'affirme au
cours du temps, puisque son angle se réduit lorsque l'on progresse vers l'Acheuléen.
Nous nous en tiendrons donc à l'idée que le tailleur archaïque veut créer des choppers,
avec pour objectif essentiel de créer une ligne de crête, ou bord taillé. La forme d'ensemble lui
importe peu, de même que la forme de la ligne, qu'elle soit vue dans le plan longueur/largeur
ou dans le plan largeur/épaisseur ; c'est ce qui résulte des études statistiques d'Hélène Roche.
A côté des choppers, nous avons mentionné des discoïdes et des polyèdres (figure III-5),
et même des bolas, "boules" de pierre dont certaines atteignent une belle sphéricité. Sommes
Figure III-5 : "polyèdres" d'Afrique du Nord, Paléolithique inférieur. Dessin Anne Spanek,
d'après [Bordes, 1988 planche 97]
85
La question mérite d'être posée, ces objets étant en quantité non négligeable dans les
couches les plus anciennes. Lorsqu'on les observe pourtant, l'arbitraire géométrique de leurs
dénominations saute aux yeux ; elles sont commodes d'un point de vue taxinomique, mais il
ne faut rien y chercher d'autre. Toute espèce de régularité est absente des polyèdres, et la
forme discoïde est aisément obtenue par l'enlèvement systématique d'éclats sur le pourtour du
galet. Tout porte à croire que les polyèdes et discoïdes sont des galets "usés" après
enlèvement plus ou moins régulier d'éclats ; de plus les polyèdres, utilisés comme percuteurs
Il est possible que le débitage de plus en plus envahissant du nucléus (pour affiner le
tranchant, ou pour fabriquer plusieurs tranchants sur un même galet, ou pour rentabiliser un
galet) ait conduit à d'autres plans d'action, d'autres buts et d'autres objets comme les bifaces,
qui eux, sont incontestablement façonnés volontairement. Mais nous sommes encore très loin
de l'Acheuléen, et rien ici ne montre autre chose que l'obtention automatique, involontaire, de
ces polyèdres, discoïdes et boules. L'idée du passage du polyèdre à la boule peut être étayée
- les sphéroïdes et les enclumes sont tous deux présents à Olduvai, et tous deux absents à
- une expérimentation réalisée par Schick et Toth13 montre qu'en quatre heures d'utilisation
- les mêmes auteurs fournissent une explication simple du fait que, au cours du temps, le
nombre de sphères ou de sphéroïdes augmente par rapport à celui des polyèdres : c'est que
ceux-ci, au lieu d'être laissés sur place après un bref usage, sont de plus en plus
12 [Willoughby, 1990]
13 [Schick, 1994]
86
fréquemment emportés et donc utilisés plus longtemps, ce qui finit par les changer en
sphéroïdes.
Mais comme les sphères (bolas) abondent dans certains sites acheuléens d'Afrique, dans
certains sites chinois où par dessus le marché elles sont sans aucun doute mises en valeur, et
jusqu'au Moustérien à La Quina par exemple, il est possible que cette forme, obtenue
accidentellement, fut remarquée pour sa régularité, inspira ensuite une passion esthétique et
fut produite pour elle-même et perfectionnée. Mais dans nos modestes sites oldowayens, nous
sommes encore très loin de tout cela ; il manque encore à nos ancêtres la riche expérience du
façonnage des bifaces pour pouvoir épurer une forme obtenue accidentellement.
Ecartons donc tout anachronisme, gardons les pieds sur terre et essayons maintenant
d'analyser les "évidences" qui s'installent dans les replis du cerveau de l'artisan oldowayen.
Son but est une ligne, le tranchant, par intersection de deux surfaces ; on en est resté là
pendant un bon million d'années, résultat fort modeste en un sens, mais résultat prodigieux si
l'on accepte d'y voir le premier plan d'action systématique et réfléchie dans l'histoire de
l'espèce animale. Pour mieux l'apprécier, rendons une petite visite à Kanzi. Kanzi est une star
; chimpanzé nain, ou bonobo, il est capable, semble-t-il, d'utiliser des lexigrammes pour
communiquer avec des expérimentateurs14. Il peut "lire" une suite de lexigrammes signifiant
"va chercher les raisins qui se trouvent dans le réfrigérateur"15 ; admettons-le. Mais je crois
que l'on tire de là des conséquences disproportionnées. Nos cousins chimpanzés ont une
mémoire prodigieuse, qui leur permet de retenir la suite d'opérations indispensable pour que
cœur", au moyen duquel la bête atteint son but, la friandise, sans avoir besoin de rien
87
comprendre à la logique interne des opérations. Cela est incontestable à la lecture des compte-
rendus d'expériences où l'on prétend avoir appris à compter à des congénères de Kanzi16; mais
nous pouvons le vérifier ici directement, dans le domaine de la taille de la pierre, grâce à
Le premier jour, on montre à Kanzi comment couper une ficelle avec un éclat, libérant
ainsi une porte qui donne accès à des friandises. Le deuxième jour, il a le choix entre plusieurs
éclats ; neuf fois sur dix, il sélectionne le plus tranchant. Les jours suivants, on débite devant
lui des éclats en frappant un galet avec un autre, et il répète volontiers le geste, mais il n'a
retenu que la frappe, au détriment de tout ordre et de toute direction, et n'obtient ainsi que des
esquilles plutôt que des véritables éclats. Kanzi finit par inventer sa propre méthode, qui est
de jeter la pierre sur le sol autant de fois qu'il le faut jusqu'à ce qu'elle lâche un éclat
convenable pour couper la ficelle. Placé à l'extérieur où le sol n'est pas assez dur, le
fréquemment de revenir à sa technique favorite de jet de la pierre sur quelque chose de dur.
fossé, une barrière infranchissable. Mais laquelle ? S'agit-il d'une incapacité physiologique,
due à la structure de la main par exemple, ou d'une trop grande complexité de coordination
des gestes ? Certainement pas, puisque le petit chimpanzé réussit, après quatre à six années
d'essais sous la direction de sa mère, à coordonner suffisamment ses gestes pour casser des
noix avec une pierre. Le fossé n'est pas physique, il est cérébral ; Kanzi reproduit l'apparence
extérieure du geste, mais il est incapable de comprendre la pensée qui le guide. Cette pensée
est un plan de travail inséparable d'une analyse de l'espace local, c'est-à-dire de l'objet de
travail, en liaison avec la préconception d'une forme imposée à la nature. Un premier micro-
16 [Matsuzawa, 1985]. Pour une critique plus détaillée, voir [Keller, 1997]
17 [Schick, 1994 p.135 à 139]
88
organisme de géométrie se crée ici, avec l'industrie oldowayenne, dont voici les
caractéristiques.
Le galet est tout d'abord le lieu du travail ; ou bien il va être modelé en chopper, ou
bien on va en extraire l'éclat, partie non naturelle, non immédiatemment donnée18. Il est
nature brute à laquelle on va imposer une volonté, un schéma fabriqué par le cerveau humain
et hétérogène à cette nature. Dans ce sens, il est notre première "page blanche", premier
simple contenant de figures inventées et imposées. A l'infinie variété des formes naturelles, on
Le travail est ensuite travail ordonné, traduction d'un plan de travail qui,
formellement, résulte d'une analyse de l'espace local abstrait. La trace incontestable en est la
standardisation des gestes, capacité peut-être commune aux premiers homo et aux derniers
australopithèques. L'industrie oldowayenne montre une analyse peu profonde, aux liens plutôt
véritables formes. Il n'empêche, l'analyse existe puisque le travail crée et aménage des sous-
espaces. En effet, il n'y aurait pas d'industrie oldowayenne sans travail de la surface, qu'il soit
Pour débiter un éclat, on ne frappe pas n'importe où, et selon n'importe quel angle. Il faut
plan détache un éclat utile ; et les découvreurs insistent sur le fait qu'on ne décèle nulle trace
de coups hasardeux qui donneraient par chance de bons produits : notre tailleur oldowayen
18 Au contraire de la tige du branchage que le chimpanzé effeuille pour attraper des termites, et qui est une partie
visible, immédiatemment donnée. En effeuillant, le chimpanzé ne redessine pas, il enlève seulement ce qui gêne.
89
uniface ou biface plutôt qu'un éclat, le travail de la surface est directement lié à la création de
la ligne du tranchant ; on enlève en effet des éclats d'un seul ou des deux côtés du galet, mais
cette fois-ci l'objectif est le "négatif" de cet éclat qui, par intersection avec la surface naturelle
du galet (chopper uniface), ou avec une autre série de négatifs (chopper biface), va produire le
tranchant.
L'aboutissement du travail est enfin création de formes, mais nous ne devons bien
entendu nous intéresser qu'aux formes voulues, planifiées et non aux formes accidentelles des
tranchant, plus ou moins chaotique ; l'affinement de celle-ci par le "dessin", produisant des
encoches et des denticulés, est très rare dans les premières périodes, de même que
l'aiguisement du tranchant en retravaillant les surfaces, par enlèvements d'éclats plus fins
(retouche). Lorsque la forme créée est celle du chopper, on peut postuler l'ébauche d'un
façonnage ; l'aménagement consiste, nous l'avons vu, à enlever de 3 à 6 éclats, laissant intacte
la majeure partie du cortex. Dès lors, on ne s'est que peu éloigné de la forme naturelle de notre
espace local ; la "page blanche" est certes là en principe, et c'est essentiel, mais nous n'avons
encore que bien peu d'audace, bien peu de pouvoir créateur. Lorsque nous nous éloignons des
formes naturelles, par suite de débitages envahissants du nucléus, seuls les tranchants d'éclats
Le premier travail homininé est donc contemporain d'un premier éveil géométrique
cérébral : espace local abstrait, analyse de l'espace en surfaces dont l'intersection donne un
segment de ligne, et tendance à en extraire une forme. Premier éveil, miraculeux par son
existence, créant une fracture qualitative claire avec le monde animal, mais dont il faut bien
tracer les limites, pour éviter les affabulations. La géométrie dont nous parlons est
dépendante, elle n'a aucune autonomie par rapport au travail dont elle est la pensée. Le but (le
tranchant) et le moyen (la taille) sont unis cérébralement en un plan d'action qui est en même
90
temps une première analyse géométrique. Je dis bien en même temps ; par exemple, il ne s'agit
pas de lignes d'un côté et de surfaces de l'autre, mais d'interaction des deux. Cette géométrie
est inséparable d'un plan d'action concret, elle n'est pas faite de concepts. Il n'existe pas
encore, dans le cerveau humain, d'image de ligne ou de surface isolée de l'image d'un
lui-même, aussi simple soit-il ici, est une première abstraction active du cerveau puisque
celui-ci décide de soumettre à un même traitement l'infinie variété des galets réels. Là est le
creuset de la géométrie : non pas dans la contemplation des formes naturelles, dans leur
abstraction spontanée suivie de leur copie, mais dans l'action de transformation de la nature.
-oOo-
91
CHAPITRE IV
Retrouvés un peu partout dans le monde et en très grande quantité, les bifaces sont l'un
des mystères de la préhistoire. Remarqués très tôt pour la grande beauté de certains d'entre
eux (figures I-1 et IV-5), les hypothèses abondent quant à leur fonction ; on a pu y voir le
sexuelle2, un outil-œuvre d'art3, une image de l'homme lui-même4, voire même à l'opposé un
problème que dans la mesure ou il pourra nous éclairer sur la géométrie sous-jacente, c'est-à-
dire sur l'acquisition d'évidences, de réflexes cérébraux qui seront à la base des futurs
concepts. Après avoir passé en revue le matériel connu, et son évolution probable au cours
1- Les objets
d'amande, façonné plus ou moins totalement sur les deux faces."6 Il est souvent considéré
comme l'outil typique du Paléolithique inférieur, mais il faut faire des réserves là-dessus,
puisque l'Asie, par exemple, est assez pauvre en bifaces, et que dans les régions qui en sont
1
[Calvin, 1991]
2
"Les individus producteurs de beaux bifaces étaient préférés, dans la mesure où les bifaces étaient la preuve
qu'ils portaient de bons gènes, gènes d'une excellente santé physique et intellectuelle" [Kohn, 1999]
3
Par exemple [LeTensorer, 1998]
4
"La forte symétrie du biface et son allongement caractéristique nous rappellent immanquablement l'homme lui-
même". Id. p.332.
5
[Davidson, 1993]
6
[Leroi-Gourhan, 1994] Article "Biface".
92
pourvues certains sites importants n'en comportent pas (Clacton-on-Sea, Syrie). Par ailleurs,
la taille bifaciale renaît localement à la charnière des Paléolithiques moyen et supérieur, puis
au Solutréen (-20000 à –16000), le temps de produire quelques chefs-d'œuvre7. Enfin dans les
sites fouillés du Paléolithique inférieur, les bifaces ne sont bien entendu pas seuls ; les éclats,
qu'ils soient simples déchets de taille ou produits de débitage intentionnels, sont nombreux,
ainsi que ce que l'on appelle les pics et les hachereaux8, beaucoup moins nombreux.
Pour donner un exemple, des sites de Nubie, fouillés par J.Guichard9 et d'autres, ont
donné des milliers de bifaces et trois tonnes de matériel au total ; dans deux sites de
l'Acheuléen inférieur et moyen (de -350000 à -130000 environ), l'auteur a dénombré 1000
bifaces, 17 pics et 5 hachereaux. Le Maroc, qui fournit d'après François Bordes10 une très
belle série pour l'étude du développement du Paléolithique ancien, montre une présence non
négligeable de pics et de quelques hachereaux dans les niveaux les plus archaïques (dits
abbevilliens11, antérieurs à 350000 ans) : un peu plus de 200 pics, dont 170 à section
triangulaire, et une quarantaine de hachereaux pour 560 bifaces proprement dits ; les pics et
hachereaux disparaissent pratiquement dans les niveaux acheuléens plus évolués. Il y a une
présence importante de pics à Latamné (Syrie) (figure IV-1), dans des niveaux datés de -
600000 à -40000012. On ne mentionne pas de pics parmi les outils du Paléolithique inférieur
trouvés en France.
7
C'est d'abord la tradition des pointes foliacées, propres à la partie orientale de l'Europe, en particulier à Szeleta
en Hongrie ; en Allemagne (gisement de Mauer), les "blattspitzen" sont remarquablement fines et plates. Le
Solutréen est l'époque des "feuilles" bien connues et des pointes à cran, mais uniquement dans le domaine
franco-cantabrique. D'après les reproductions, les objets sont parfaitement plats ; les symétries vue de face et vue
de profil sont bien respectées.
8
Les hachereaux sont des types particuliers de bifaces, caractérisés par une arête plus ou moins transversale,
opposée à la base. [Bordes, 1988 p.85]
9
[Guichard, 1965 ]
10
[Bordes, 1984-b]
11
d'Abbeville, dans la Somme.
12
[IMA, 1993 p.21]
93
Il n'y a pas, à ma connaissance, d'étude spéciale d'ensemble des pics, et ils sont très
peu reproduits dans la littérature ; cela est probablement dû au fait que dans cette catégorie un
peu floue on range des objets de forme générale vue de face "en amande" ou "triangulaire",
très allongés et pointus, et la plupart du temps difficilement distinguables des bifaces les plus
grossiers, dits abbevilliens. Bordes distingue les pics typiques, à section quadrangulaire, et les
civilisation"14 montre un magnifique "pic trièdre" de 26 cm de haut (figure IV-1), à peu près
aussi épais que large (10 et 11 cm), arrondi à la base et aplati au sommet. La photographie ne
montre qu'une face et suggère ceci : volontairement ou non, l'angle des deux bords droite et
gauche n'est pas assez aigu, de telle sorte que les coups de percuteur ont dégagé deux plans se
coupant à angle obtus en une ligne assez régulière, axe de symétrie grossier de la face visible
sur le cliché.
13
[Bordes, 1984-b]
14
[IMA, 1993 p.27]
94
Figure IV-1 : Pic de Latamné (Syrie). Hauteur : 26 cm, largeur : 11,2 cm, épaisseur :
10,2 cm. Dessin Anne Spanek, d'après (IMA 1993).
Mais beaucoup d'objets classés comme bifaces présentent un phénomène analogue de deux
plans de débitage se coupant en un angle obtus, suivant une ligne plus ou moins nette, et qui
peut passer pour un "axe" de symétrie ; ce n'est que tardivement que les tailleurs de pierre ont
su créer des bords d'angle suffisamment aigu pour que les deux faces puissent être considérées
comme régulièrement convexes, donnant alors des véritables bifaces, tandis que les pics ou
les bifaces grossiers des débuts pourraient parfois être qualifiés de "trifaces".
finesse, de régularité et de symétrie ; une fois de plus, nous allons constater une évolution
95
similaire dans diverses régions, mais avec des vitesses différentes et à des époques différentes.
Mais avant cela, il nous faut prendre connaissance du vocabulaire traditionnel de description
des bifaces, vocabulaire issu des mesures de François Bordes15. Le travail de ce préhistorien,
décrivant et classant les bifaces, fait largement autorité, en tout cas en France. Son procédé de
classement est double : qualitatif et quantitatif. Les bifaces grossiers et épais relèvent plutôt
du premier type de classement, et les "bifaces plats" relèvent du second. Dans la première
catégorie, on trouve les bifaces abbevilliens (figure IV-2) (forme variable, taille grossière,
arêtes très sinueuses), les bifaces partiels (forme variable, retouche partielle sur une ou deux
faces), et des bifaces plus évolués du groupe des "lancéolés" : ficrons, lancéolés, micoquiens,
lagéniformes. Un lancéolé est un biface de forme générale triangulaire, mais à base épaisse et
globuleuse.
Figure IV-2 : bifaces abbevilliens. Dessin Anne Spanek d'après [Bordes, 1988].
15
[Bordes, 1988]
96
Dans la deuxième catégorie, nous avons avons essentiellement des bifaces "plats" ; les
types définis par Bordes se fondent sur des mesures de l'objet vu de face uniquement. Les
rapports L/a et n/m (figure IV-3) permettent, au moyen d'un graphique (figure IV-4), de
classer les bifaces dans l'une des quatre grandes catégories : triangulaires, subtriangulaires,
Figure IV-3 : les mesures de François Bordes. L/a est sensé mesurer l'arrondi de la
base, et le rapport n/m l'arondi des côtés. Comparer avec la figure IV-6.
Le graphique et son régionnement ont été obtenus à partir d'un classement à l'oeil nu
d'une série de 200 bifaces, d'après leur aspect général ; des classements plus fins à l'intérieur
97
Figure IV-4 : graphique de F. Bordes. En abscisse, le rapport n/m en pourcentage ; en ordonnée, L/a
(voir figure précédente). La région I est celle des triangulaires, la région II celle des subtriangulaires,
région III pour les cordiformes et IV pour les ovalaires, discoïdes et limandes. D'après (Bordes, 1988)
98
Figure IV-5 : ligne du haut : deux bifaces triangulaires. Ligne du milieu : deux bifaces cordiformes. Le
deuxième à droite est à arête torse. Ligne du bas : biface ovalaire (1), limande (2), discoïde (3). Dessin
Anne Spanek d'après (Bordes, 1988)
mathématique est assez illusoire ; l'auteur lui-même est obligé, dans ses textes, de faire une
limande" …. En outre, les rapports invoqués ne paraissent pas convaincants ; ainsi L/a est-il
99
sensé mesurer l'arrondi de la base, mais on voit bien (figure IV-6) que suivant l'angle du
sommet on obtiendra quelque chose de plutôt cordiforme (base très arrondie) ou un quasi-
triangle (base très peu arrondie). Le rapport n/m est sensé donner l'arrondi des côtés, mais
quelques dessins (figure IV-6) montrent bien qu'il n'en est rien : un même rapport de n/m =
1/2 peut donner un triangle (côtés droits), une forme de poire (côtés très arrondis), ou même
n'importe quoi.
Figure IV-6 : ligne 1 : deux types d'"arrondis de la base" obtenus avec un même rapport L/a=3. Ligne 2
: trois types d'"arrondis des côtés" obtenus avec le même rapport n/m=1/2. Pour la définition des
rapports, voir la figure IV-3.
En combinant les deux rapports L/a et n/m, le premier porté en ordonnée et le second
en abscisse, on peut ranger un biface plat donné dans sa catégorie, grâce au graphique
mesures, on peut obtenir des formes très variées. L'aspect (vu de face, toujours) du biface
reconstitué, est très variable suivant que l'on suppose ou non la symétrie des bords, leur
100
régularité, leur concavité ou leur convexité. En prenant par exemple n/m=0,75 et L/a=5, ce
qui correspond d'après la figureIV-4 à un biface triangulaire, il faut supposer le rapport m/L
suffisamment grand, disons au moins égal à 1/2, pour que l'on puisse parler de triangle.
Enfin, il me semble que ce qui n'est pas mesuré dans le système de Bordes est au
moins aussi important que ce qui l'est, du moins en ce qui concerne notre propos : le système
permet plus ou moins de faire un classement des objets d'après leur forme vue de face
uniquement, tandis que la régularité des bords vus de face et leur symétrie, la régularité du
bord vu de profil et son caractère plan ou gauche, ainsi que la symétrie vue de profil ne sont
pas mesurées. Il n'y a pas là qu'une question formelle : les régularités, les différentes
symétries, le caractère plan du bord sont manifestement ce vers quoi ont tendu les efforts des
meilleurs tailleurs pendant des centaines de milliers d'années. Les mesures de ces aspects, si
elles étaient possibles, pourraient aider à mesurer l'évolution. Au lieu de cela, la classification
de Bordes ne permet guère d'évaluer un mouvement, un progrès, et elle ne permet pas non
plus de différencier des sites ou des régions puisque, comme le dit J.Guichard parlant des sites
de Nubie qu'il a fouillés, "Dans chaque site, le polymorphisme des bifaces est considérable.
Nous ne pensons pas qu'il soit spécial à l'Afrique. Il en serait de même sans doute en Europe,
Mais les noms donnés par Bordes doivent être connus, avec leur signification, parce
qu'ils sont unanimement repris par les préhistoriens, au moins en France, et nous nous
3- Caractéristiques générales.
16
[Guichard, 1965 p.88]
101
L'essentiel dans la production des bifaces, est que nous avons affaire au premier "bond
tranchant, le bord taillé du chopper ou le "fil" de l'éclat, mais à façonner entièrement un objet,
les dernières traces du galet (ou du gros éclat) initial étant inexistantes, ou négligeables, ou
conservées plus largement (mais de plus en plus rarement au fur et à mesure de l'avancée dans
le temps) si elles ne nuisent pas à la forme voulue de l'ensemble. Les bifaces et les hachereaux
sont taillés à partir de blocs bruts (bifaces épais) ou à partir de grands éclats (bifaces minces) ;
mais même dans ce dernier cas, sauf peut-être avec les feuilles solutréennes du Paléolithique
supérieur, le tailleur n'a en vue qu'un seul objet à la fois, ce qui distingue l'étape actuelle aussi
La taille bifaciale produit donc deux surfaces dont l'intersection est une arête bien
reconnaissable, faisant le tour ou la plus grande partie du tour de l'objet. En vue de face (c'est
à dire dans le plan longueur/largeur), la forme est plus ou moins triangulaire, ovalaire, en
forme d'amande ou de poire, et très rarement circulaire ou carrée. Dans l'écrasante majorité
des cas, la face longueur/largeur ne présente qu'un seul axe de symétrie, et même les bifaces
les plus grossiers (abbevilliens et ficrons) réalisent assez bien la symétrie ; l'axe de cette
symétrie n'est pas matérialisé par une ligne visible dans les produits les plus évolués,
contrairement au cas de certains pics mentionnés plus haut. Les bifaces à plusieurs axes de
symétrie dans le plan longueur/largeur sont rarissimes : ovalaires, discoïdes et carrés. Tels
sont les caractères communs aux bifaces. Passons maintenant à ce qui les différencie. En vue
de face, d'abord, il y a plus ou moins de finesse dans la retouche du bord, pour produire une
régularité plus ou moins réussie ; les plus grossiers sont les abbevilliens (figure IV-2) et les
102
ficrons, et les plus beaux sont les triangulaires, cordiformes et ovalaires (figure IV-5). Ces
progrès dans la finesse de retouche du bord correspondent à une évolution dans le temps. En
vue de profil, ensuite, c'est-à-dire dans le plan longueur/épaisseur, on passe d'arêtes très
sinueuses en ligne brisée (abbevilliens, ficrons), à des arêtes régulières ; ces dernières se
subdivisent en deux catégories : arêtes formant une ligne gauche en forme de S étiré comme
cela peut arriver aux ovalaires et aux cordiformes, et arêtes planes (ou tendant fortement à être
planes), comme c'est le cas pour la majorité. Dans le cas d'une arête plane, le plan de l'arête
tend à être un plan de symétrie qui cette fois-ci, contrairement à la vue de face, est bien
matérialisé.
Il faut mentionner enfin le caractère plus ou moins aplati des deux faces ; les
abbevilliens et les ficrons, on peut s'y attendre, ont les faces les plus irrégulières. Certains ont
des faces finement retouchées pour les régulariser, mais assez bombées, et d'autres enfin ont
des faces bien aplaties, comme c'est le cas pour certains cordiformes, ovalaires et
un biface abbevillien peut présenter un rapport aussi important que 44% (l'épaisseur maximale
est presque la moitié de la plus grande dimension), tandis que les bifaces les plus évolués du
22%, et qui sont donc de deux à plus de trois fois plus fins. Quant aux feuilles solutréennes du
Les dimensions des bifaces révèlent d'abord que si l'outillage lithique oldowayen est
relativement petit, les bifaces sont, en regard, grands ou très grands. Nous avons mentionné le
pic syrien de 26 cm, et le cas n'est pas exceptionnel. Dans des sites de Mauritanie18, la
longueur moyenne des bifaces peut être de plus de 20 et parfois de 25 cm ; dans sa thèse,
17
[Bordes, 1988]
18
El Beyed et Tazazmout. [Vernet, 1983 Tome 1 p.101]
103
Robert Vernet reproduit 49 bifaces d'un même site19, dont les longueurs vont de 7 cm à plus
fourchette précédente reflète une réalité courante. Comme la grande nouveauté de l'Acheuléen
est le façonnage, la création de forme, et comme la forme dépend des proportions, on peut
d'une série de bifaces d'un site donné ; sur le site d'Azrag (49 bifaces mesurés par moi, d'après
les reproductions de Vernet), le coefficient de corrélation entre longueur et largeur est de 0,87,
constant. La même remarque est faite par John Gowlett20 qui illustre graphiquement (figure
IV-7) une forte corrélation homothétique des bifaces du site de Kilombe (Kenya, vers –
rapport longueur/largeur varie de 1,3 à 2,1 à Azrag), mais on reconnaît tout de même la bonne
"forme" habituelle d'amande plus ou moins allongée. Avec le temps, le sens de la forme, qui
est un sens de la proportion, semble s'affiner, puisque l'on crée des types bien reconnaissables,
19
Azrag, Mauritanie. [Vernet, 1983]
20
Cité dans [Rudgley, 1999 p.87]
104
Figure IV-7 : Diagramme illustrant les proportions de bifaces du site de Kilombe
(Kenya, vers –700000). Dessin Anne Spanek d'après (Rudgley, 1999).
Après cette description quantitative, nous pouvons maintenant, en nous appuyant sur
des compte-rendus de fouilles, esquisser une description historique. Il est remarquable que
celle-ci, qui concerne une période immense de plus d'un million d'années en Afrique, et de 5
ou 600000 ans en Europe, va nous révéler les mêmes tendances lourdes dans ces deux
continents.
La région Rabat-Casablanca "est une des régions d'Afrique où l'on suit le mieux le
21
[Bordes, 1984-b p.166]L'Olduvaien (on dit maintenant Oldowayen) est synonyme de Paléolithique archaïque ;
le Paléolithique ancien est subdivisé par Bordes en Abbevillien et Acheuléen (lui même divisé en Acheuléen
ancien, moyen, évolué). A l'heure actuelle on ne parle plus que d'Acheuléen, l'adjectif abbevillien qualifie
uniquement un type de biface. (Dictionnaire de la préhistoire, article "Abbevillien")
105
Bordes22 montrent que les bifaces les plus anciens sont les abbevilliens. Les lancéolés et
ancien, les formes grossières dominent toujours au départ, puis les arêtes commencent à se
Une progression analogue est décrite pour l'Afrique orientale, dans l'ouvrage dirigé par
Garanger23 ; dans les niveaux acheuléens d'Olduvai, les bifaces sont d'abord globuleux, aux
arêtes sinueuses, et la section dans le plan largeur/épaisseur, qui était plus anciennement
un progrès dans l'aplatissement des faces ; mais des bifaces globuleux à section triangulaire
stades, les pièces sont plus petites et plates en majorité, et les bifaces cordiformes dominent.
A Melka-Kunturé (Ethiopie), les premiers bifaces sont épais, façonnés sur galets. Plus tard, à
l'Acheuléen moyen, ce sont des ovales ou des cordiformes fréquemment taillés à partir
d'éclats ; l'arête est "torse" (S allongé), "caractère sans doute techniquement intentionnel"24. A
l'Acheuléen supérieur, les bifaces sont façonnés sur éclats, ils sont plats, et leur forme vue de
face est ovale ou elliptique ; si les mots devaient ici être pris au sens strict, cela signifierait
que dans le gisement en question (couche "Garba I" de Melka-Kunturé), les bifaces ont deux
axes de symétrie dans le plan longueur/largeur, comme il sied à un ovale ou à une ellipse.
Mais dans toute la littérature que j'ai pu consulter25, ce cas est rarissime, et ce serait une vraie
22
Bordes n'a pas fouillé lui-même ; il s'appuie sur les travaux de P.Biberson. Je donne dans le texte les noms de
périodes de Bordes, et non ceux de Biberson. (Bordes, op. cit. p.159)
23
[Garanger, 1992]
24
Id. p. 588. J'ai pu voir, dans les collections du Musée National de Préhistoire des Eyzies-de-Tayac, des bifaces
à arête torse du gisement de Moustier (Paléolithique moyen) ; la beauté et la régularité de ces arêtes ne laissent
pas de doute sur leur caractère intentionnel.
25
Comme parmi les nombreux bifaces originaires de Nubie que j'ai examinés aux Eyzies.
106
curiosité qu'il soit majoritaire dans un gisement. En ces 900000 années d'évolution à Melka-
régularisation de l'arête qui devient plane ou gauche, mais dans ce dernier cas volontairement
gauche (arête torse) et non pas ligne brisée chaotique ; la tendance est aussi à la régularisation
du bord (arête, vue dans le plan longueur/largeur) pour donner des formes "en amande" de
400000 à -200000)26 ; dans les premiers temps, quelques grossiers bifaces abbevilliens
apparaissent. Il faudra des centaines de milliers d'années pour que l'on fabrique des lancéolés,
et plus tard encore, dans la phase "récente", des ovalaires et des cordiformes. Une exception
équipe ont mis au jour un gisement de plus de 10000 bifaces avec comme caractéristique que
les niveaux les plus anciens (entre 500000 et 400000 ans) comportent les objets les plus
finement taillés ; les niveaux plus récents donnent des bifaces grossiers, et même des
choppers27. Il faut remarquer toutefois que les niveaux anciens de Nadaouiyeh correspondent
d'abord dans les finitions : à l'Acheuléen inférieur, forte proportion de bifaces grossiers,
malhabiles, relativement peu élancés, avec peu ou pas de retouches secondaires, tandis qu'à
26
[IMA, 1993 p.20-22]
27
[LeTensorer, 1998]
28
D'après la chronologie présentée dans [IMA, 1993]
29
[Guichard, 1965]
107
l'Acheuléen supérieur, l'auteur s'enthousiasme30 pour un ensemble "très évolué, les pièces
atteignent parfois la perfection, elles sont presque toujours élégantes, souvent parfaitement
L'évolution se voit dans les formes ensuite ; à l'Acheuléen inférieur, il y a environ 42% de
bifaces grossiers (abbevilliens, ficrons, lancéolés grossiers) pour 13% de formes évoluées
proportions passent respectivement à 21% et 41% dans l'un des gisements (n°401) et 8% et
peut-être de 700000, donne son nom à certains bifaces grossiers ; selon Bordes, nous l'avons
déjà mentionné, ils pourraient représenter une forme de transition entre les choppers et les
bifaces ultérieurs. Dans le site ancien de Saint-Acheul, on trouve encore des bifaces
abbevilliens, mais la forme lancéolée se précise, quelques limandes voient le jour, pourtant les
formes sont en général mal définies et la retouche grossière. Les sites de l'Acheuléen moyen
dans les premiers niveaux, remplacés peu à peu par des formes plus évoluées, des objets plus
"nettement intentionnelles" nous dit l'auteur, puis cordiformes ; la retouche s'affine jusqu'à
30
Je comprends cet enthousiasme après avoir vu certaines pièces aux Eyzies, pourtant datées de l'Acheuléen
moyen seulement.
31
Id. p.77.
32
[Bordes, 1984-a]
33
Le Dictionnaire de la préhistoire nous informe que le Micoquien est un Acheuléen final très évolué, et que sa
typologie est celle d'un Moustérien (nom traditionnel donné à l'industrie du Paléolithique moyen) de tradition
108
poursuit, avec l'apparition de "vrais" bifaces triangulaires. Les bifaces commencent donc
végétal ou animal, os) permet les retouches fines et l'amincissement des pièces.
en Europe ; la taille bifaciale d'objets de grandes dimensions devient courante vers –400000,
avec des pics, bifaces et hachereaux, sans exclure des éclats retouchés.
considérable ; on est passé d'un débitage principalement opportuniste d'éclats et d'une ébauche
standards aux symétries précises, donnant des outils relativement grands. Mais quelle est la
raison du changement ? La première idée qui vient à l'esprit est que les nouveaux outils
correspondent à de nouvelles fonctions ; encore faudrait-il que l'on connaisse les fonctions
précises des outils, ce qui n'est pas vraiment le cas. Nous avons vu au chapitre précédent les
réserves que l'on peut faire sur la tracéologie, qui se fonde sur l'aspect de la surface de l'outil
vue au microscope ; elle ne montre pas, en tout cas, de différence entre l'usage des artefacts
acheuléenne de type A. On s'y perd … et nous retiendrons seulement que le Micoquien est une phase transitoire
complexe entre le Paléolithique inférieur et le Paléolithique moyen.
34
Il ne reste bien sûr presque plus rien des objets en bois. Les plus anciens connus ont été trouvés récemment, en
Allemagne à Schöningen ; il s'agit de trois lances d'environ deux mètres, parfaitement conçues pour être de bons
javelots. Dans le même site, on a retrouvé des objets de bois, de 17 à 32 cm de long, de largeur maximum 36 à
42 mm, avec une fente à une extrémité, peut-être pour un emmanchement. L'ensemble est daté de –400000.
[Thieme, 1997]
109
raclage des peaux, sans que l'on puisse distinguer des outils spécialisés dans telle ou telle
tâche.
La deuxième idée que l'on peut avoir est que les nouvelles formes sont issues de
contraintes de fabrication ; elles seraient ainsi, selon cette conception, des formes obtenues
par l'ethnologue Franz Boas35 dans Primitive Art, ouvrage remarquable, trésor de documents
"D'après nos connaissances sur les œuvres d'art des peuples primitifs, le sentiment de la
forme est inextricablement lié à l'expérience technique. Il ne semble pas que la nature offre
des idéaux formels -des types fixes qui sont imités- sauf quand un objet naturel est utilisé
dans la vie de tous les jours ; quand il est manipulé, éventuellement modifié par un
processus technique. Il semblerait que c'est seulement par ce biais que la forme s'imprime
dans le cerveau humain."36
Et plus loin,
J'approuve pleinement l'idée de Boas selon laquelle "le sentiment de la forme est
inextricablement lié à l'expérience technique", mais on ne peut le suivre lorsqu'il voit dans la
régularité des gestes l'origine de la régularité des formes. La régularité du geste du tailleur de
35
[Boas, 1955]
36
[Boas, 1955 p.11]
37
Id. p. 31-32
110
Lokalelei (figure III-2), opposée à la grande irrégularité des formes produites, fournit un bon
contre-exemple. Dans la taille du biface, il y a opposition et non accord entre le geste effectué
pour créer le bord d'une part et la forme de ce bord d'autre part ; les coups de percuteur (ou la
régulier en vue de face et plan en vue de profil n'est pas le fruit d'un lissage automatique,
conséquence immédiate du geste (comme ce serait le cas par exemple pour le rabotage du
bois, pour le polissage des haches du Néolithique, pour le récipient d'argile dont la forme
épouse le geste circulaire de l'artisan ou pour le mouvement de rotation qui crée le bâton
percé), mais il est un lissage "point par point" ; plus précisément, la forme est d'abord
s'arrête, regarde son produit, réfléchit et dirige le geste suivant en fonction de l'image qu'il a
en tête ; ce processus, décrit par Elkin38 et par Pétrequin39, montre bien que c'est l'image
L'évolution historique réelle de la taille lithique est très intéressante ; dans un premier
temps, on cherche à atteindre la régularité dans le contour du biface, comme aussi peut-être
dans la surface des sphéroïdes, par enlèvements de plus en plus fins et par piquetage, c'est-à-
dire au fond "point par point", petit coup par petit coup : on cherche une continuité de forme
au moyen de gestes discontinus. Tout se passe ensuite comme si, une fois atteinte le mieux
possible cette régularité par des gestes discontinus, on se décidait à mettre en accord le geste
technique laminaire produire d'un seul coup des lignes droites. Bien plus tard encore, au
Néolithique, le polissage des tranchants de haches, puis des haches entières, met enfin
38
[Elkin, 1967 p.72]
39
[Pétrequin, 1993]
111
complètement en accord la forme et le geste ; mais même là, le polissage n'est qu'une finition,
fonction, ni par la contrainte de fabrication de l'outil ? On entend parfois que les tailleurs
acheuléens auraient copié des formes naturelles, des feuilles par exemple, ou bien se seraient
laissé guider par des symétries naturelles, comme celles du corps humain. Mais ce genre
d'explication ne résout pas le problème, il le déplace seulement ; pourquoi en effet copier des
feuilles alors qu'on veut des outils ? Pourquoi copier telle forme plutôt qu'une autre ?
Pourquoi copier toujours la même forme plutôt que de se laisser influencer par l'infinie variété
des formes naturelles ? La symétrie, elle non plus, n'a rien de si frappant et de si universel ; et
dans le corps humain, il y a une symétrie vue de face, mais pas de profil, contrairement au cas
des bons bifaces. Quant à copier des symétries, l'affaire est complexe : il faut d'abord être
séparer en deux sous-espaces de même grandeur par rapport à une ligne imaginaire qui joint le
nez au nombril, et il faut ensuite reproduire plusieurs fois (de face et de profil) cette structure
ce comportement. Curieusement, Franz Boas, qui se prononce contre la théorie de la copie des
formes puisque :
"Rien n'indique que la simple contemplation de la nature ou des objets naturels produise
un sens de la forme déterminée. Rien n'indique non plus qu'une forme stylistique définie
apparaisse comme un pur produit de l'imagination du travailleur, non guidée par son
expérience technique qui porte la forme à sa conscience."40
y revient pourtant, d'une certaine façon, pour expliquer les symétries très présentes dans l'art
symétries naturelles :
40
[Boas, 1955 p.11]
112
"Je suis tenté de prendre cette condition [le fait que nos gestes obéissent souvent à une
symétrie gauche-droite et droite-gauche] pour l'une des causes fondamentales,
d'importance égale à la vision de la symétrie du corps humain et de celui des animaux ;
non que les motifs soient faits par la main droite et la main gauche, mais que la
sensation des mouvements de droite et de gauche conduisent à une sensation de
symétrie."41
Il explique en outre la rareté des symétries d'axe horizontal et la fréquence des symétries d'axe
vertical dans l'art par les mêmes dispositions dans la nature. Cela n'arrange guère nos affaires
ultérieurement. Il faudrait rendre compte du fait que la "sensation de symétrie" n'a imposé sa
C'est donc l'échec ; avouons que nous ne connaissons pas la raison de cette floraison
universelle des bifaces, durant des centaines de milliers d'années, ni même la raison de leur
disparition progressive un peu partout au profit d'un nouveau "concept", celui du débitage
systématique. Les bifaces sont à l'histoire de l'outillage ce que sont les dinosaures à l'histoire
des animaux. Mais si leur "raison" est inconnue, peut-on au moins décrire une progression du
? Le biface peut en effet être imaginé comme un chopping-tool dont la taille est de plus en
plus envahissante, jusqu'à ce qu'elle ne laisse qu'une zone négligeable de cortex (figure IV-8).
Les avis sont partagés là dessus ; les gisements marocains décrits par Bordes42 semblent
présenter une belle progression : taille "unidirectionnelle" (unifaciale) dans les couches les
plus anciennes avec ébauches de chopping-tools, puis, au fur et à mesure de l'avancée dans le
113
sphéroïdes) de plus en plus fréquentes ; d'un autre côté, apparition de bifaces très grossiers.
Bordes43 émet l'hypothèse que le biface dérive du chopping-tool pointu par développement de
la retouche couvrante ; à Olduvai, qui offre pour le Paléolithique ancien "une des plus belles
séquences du monde"44 de sites archéologiques avec une progression d'au moins 900000 ans,
certains choppers, dès les couches les plus anciennes, sont largement taillés sur les deux faces
et ne gardent que peu de cortex. Certains sont même qualifiés par Mary Leakey, l'auteur des
dessins reproduits par Bordes, de "proto-bifaces"45, suggérant ainsi l'idée d'une évolution du
43
[Bordes, 1984-a p.11]
44
[Bordes, 1984-b p.206]
45
Id. p.209 à 211.
114
Il est certain en tout cas qu'en avançant dans le temps on constate une proportion de
plus en plus grande de bifaces dans l'outillage, au détriment des choppers. Mais que
de compte, de l'un à l'autre, un bond qualitatif : le bord taillé informe du chopper est devenu,
avec le biface, la ligne de contour reconnaissable et voulue d'un objet qui ne ressemble plus
au galet (ou au gros éclat) initial, cette ligne tend à se situer dans un plan et plusieurs plans de
symétrie se font jour. Le débitage de plus en plus envahissant n'explique pas la nouveauté des
6- La géométrie sous-jacente.
produit du travail (les formes). S'il est difficile de distinguer une évolution dans l'industrie
pour établir solidement ceci : les meilleurs produits ne sont pas des exceptions dues à des
milliers d'années, pour une meilleure soumission de la pierre à la volonté humaine (lieu du
travail), des meilleures symétries et un caractère plan bien affirmé du contour (plan de
Lieu du travail, tout d'abord : parlant au chapitre précédent du galet que l'ouvrier
115
d'espace local abstrait dans la mesure où la forme naturelle du galet est niée. La négation le
presque totalement la forme initiale du galet ou du gros éclat, pour lui en imposer une qui
figure au préalable, comme idéalité, dans son cerveau. L'abstraction, qui existe
incontestablement, est cependant peu profonde ; car s'il est vrai que l'objet final existe sous
forme idéale dans le cerveau de l'artisan, cette idéalité est tout de même pratiquement en
permanence visible. Je veux dire par là que, partant du galet ou du gros éclat initial, on le
travaille certes entièrement au percuteur dur avant de l'affiner au percuteur tendre, mais c'est
toujours grosso-modo la même forme que le créateur du biface a sous les yeux ; cette forme
est seulement affinée progressivement, un peu comme l'on passe d'une vision floue à une
l'indissociabilité des trois dimensions et l'action symétrique. On trouve en effet dans le produit
fini un volume de forme prédéterminée (forme générale de poire ou d'amande, puis lancéolée,
cordiforme, ovalaire, triangulaire etc.), deux surfaces ayant un axe de symétrie (ou tendant à
en avoir un), et une ligne (le pourtour) fermée plane, ou tendant à devenir telle. Ce sont trois
tâches qui sont menées de concert : l'action sur le volume crée deux surfaces courbes (les
deux faces) qui elles-mêmes, par intersection, crèent une ligne fermée (le contour).
Contrairement d'une part au débitage oldowayen antérieur, on ne se contente plus d'un travail
partiel sur la surface du galet, stoppé dès l'apparition d'un tranchant convenable ; il s'agit
maintenant d'un objet travaillé dans sa totalité physique (il est complètement décortiqué) et
structurelle (volume, surface, ligne), et donc pensé selon les trois dimensions de l'espace.
d'abord, la surface ensuite et la ligne pour terminer. Si la surface et la ligne sont bien des buts
116
explicites, et il serait évidemment absurde de prétendre qu'elles sont confondues dans l'esprit
du travailleur, le travail lui-même ne les sépare pas en lieux d'action successifs puisque les
retours en arrière (réajustages) peuvent être nombreux. L'espace n'est pas séparé sous-espaces
autonomes de dimensions inférieures ; la création du biface se fait solidairement dans les trois
dimensions, ce qui signifie en particulier qu'il n'y a pas à proprement parler de "dessin" du
pourtour du biface.
taille acheuléenne, dans ses meilleurs produits, réussit à faire un pourtour plan (le tranchant)
par des enlèvements de matière, "pareils de chaque côté". L'espace est "également" aménagé
pourtour, qui donne à l'objet une symétrie en vue "de profil", et cette démarche pratique est
plan préexistant, alors que l'artisan erectus crée le plan par action symétrique préexistante.
Comme on le sait, les bifaces présentent une deuxième symétrie, en vue "de face", par
rapport à un plan perpendiculaire au premier. Si l'on peut justifier la première par la nécessité
de créer un pourtour plan, il est plus difficile de le faire dans le cas de la seconde ; et pourtant,
c'est elle qui frappe l'observateur, qui est célebrée par tous les préhistoriens et qui contribue à
faire ranger les bifaces réussis dans la catégorie des œuvres d'art ! De plus, alors que le plan
de la première symétrie est matérialisé plus ou moins grossièrement par le pourtour, celui de
la deuxième est purement imaginaire (idéal, non tracé), au moins en fin de période.
J'avancerai ici une hypothèse, celle d'un passage des pics triédriques aux bifaces, via les
bifaces abbevilliens ; il est remarquable que dans ces objets grossiers, les enlèvements d'éclats
de chaque côté en vue de face peuvent produire spontanément une ligne plus ou moins
chaotique qui partage à peu près la face en deux parties égales (figure IV-9). Visible dans les
pics, dans certains abbevilliens et lancéolés, elle peut apparaître encore dans des formes plus
117
fines ; il est remarquable qu'elle apparaisse à nouveau dans certaines feuilles et pointes à cran
solutréennes, où les enlèvements sont tellement réguliers que les bords internes dessinent cet
axe. Cette ligne, inutile dans l'économie générale de l'objet, aurait disparu avec la tendance à
affiner les deux surfaces dont l'intersection crée le tranchant, pour ne rester là que comme axe
Figure IV-9 : les enlèvements bilatéraux peuvent tendre à créer un axe de symétrie visible en vue de
face. En haut à gauche : pic. En bas à droite : pointe à cran solutréenne. Les autres objets sont des
bifaces. Dessin Anne Spanek.
Les symétries des bifaces, dont personne au fond n'a encore percé le secret (la raison),
reflètent en tout cas des "évidences", ou réflexes cérébraux, de grande importance ; car les
118
symétries réussies résultent d'une comparaison de grandeurs. Il faut, par exemple, que l'espace
situé à droite de l'axe (imaginaire) de l'objet en vue de face soit égal à l'espace situé à sa
gauche ; cette comparaison est purement cérébrale, car il ne peut être question de mesure46 ni
jauge intellectuelle des grandeurs, non pas l'idée de grandeur elle-même mais au moins de
classes de grandeurs ; cela est tout à fait différent d'un sens spontané, sensible, animal même,
qui fait que l'on choisit un galet de la bonne taille, c'est-à-dire qui tient dans la main. Nous
assistons à l'émergence d'un des concepts fondateurs de la géométrie, incrusté dans les replis
de notre cerveau comme capacité cérébrale depuis un bon million d'années ; et si on se laisse
guider par l'évolution, depuis la vague symétrie grossière des premiers pics et bifaces
on dira que le travail crèe cette capacité et que celle-ci à son tour le guide, dans une
Résultat du travail, les formes obtenues, enfin. L'arête latérale peut dessiner une ligne
fermée, qui tend à devenir plane. L'ensemble est assez monotone, avec une forme générale
l'arête latérale en vue de face, ne peut être un produit accidentel de l'action symétrique. Sans
aucun doute, le but de l'artisan n'est pas seulement de produire un tranchant, ou un objet à
deux plans de symétrie, mais également une figure authentique avec les beaux bifaces de
l'acheuléen évolué. Mais la forme générale et les formes évoluées, plus spécifiques, ne
peuvent être reproduites que grâce à un autre réflexe cérébral, celui de la proportionnalité.
46
Elkin dit que le vocabulaire des aborigènes australiens ne comporte aucun terme qui indique une mesure,
superficie ou distance ; cependant, un voyage peut être évalué par le nombre d'étapes, mais sans souci d'égalité
des distances parcourues à chaque étape [Elkin, 1967 p.276]. Il est raisonnable d'admettre que si la mesure est
inconnue de chasseurs-cueilleurs contemporains, à fortiori l'était-elle des hommes du Paléolithique inférieur.
119
Sans rapports suffisamment constants47 des diverses dimensions d'un objet, il ne peut y avoir
dans le plan de travail, est donc contemporaine d'une autre jauge, celle des rapports de
grandeurs.
impressionnant ! Mais il faut encore une fois maintenir la distance ; contrairement à beaucoup
de préhistoriens trop enthousiastes, je tiens en effet pour totalement erroné de parler, au stade
dont nous parlons ici n'a rien à voir avec l'espace vide des peintres perspectivistes de la
Renaissance ; il n'est qu'un lieu de travail, il n'est que de pierre et il n'est que local. En outre,
d'objets ; ici au contraire, les notions géométriques collent encore à la pierre, et rien ne permet
de penser qu'elles en furent détachées pour être appliquées ailleurs. Elles ne sont là qu'à titre
apprentissage cérébral, d'une base cognitive certainement indispensable pour une mutation
ultérieure en concepts, mais d'un apprentissage seulement et dans un contexte technique bien
précis.
Un argument très solide en faveur de la non-conceptualisation est que le travail était selon
raisonnable d'en déduire qu'il en était de même pour les époques antérieures. L'enseignement,
47
Et, dans le cas des bifaces, beaucoup plus nombreux que ceux que François Bordes a mis en avant.
48
[Jelinek, 1989 p.89], [Rudgley, 1999 p.88], [Schick, 1994 p.133]
120
d'abord, ne se fait pas par des discours, mais par l'exemple49; "l'apprentissage se fait tard, vers
16-18 ans, par simple imitation des plus âgés, avec parfois des conseils et quelques
s'amusent à imiter les anciens dès l'âge de 4-5 ans, commencent à travailler pour de bon vers
15 ans et sont capables, vers 16 à 18 ans, de rapporter au village les premières ébauches de
haches polies. L'entraide entre travailleurs adultes, de même, est silencieuse ; et enfin il ne
semble pas y avoir nécessairement de mots liés au travail et à ses résultats. En Nouvelle-
Guinée, nous raconte Pétrequin, on retrouve les jeunes sélectionnés pour leurs aptitudes
techniques
"assis à côté des tailleurs expérimentés, reproduisant, plus ou moins bien, les mêmes
successions gestuelles ; de temps à autre, un spécialiste âgé reprend en main leur ébauche,
la critique et la taille à nouveau pour la régulariser … Nous n'avons aucun indice qu'il
existe, dans le vocabulaire des Una, des termes spécialisés pour faire passer les savoir-faire
et les connaissances de la taille de la pierre. Lorsqu'intervient un problème de taille
difficile à résoudre, une ébauche peut passer entre les mains de plusieurs spécialistes, et
chacun essaie de résoudre le problème avec sa technique particulière … on discute toujours
pièce en main, en mimant ce que l'on propose de faire ; en cas d'échec, l'ébauche est
donnée à un autre tailleur, sans commentaire. Mais ces spécialistes sont passionnés par leur
travail et en tirent une réelle fierté. Ils sont prêts à passer des heures à montrer et à montrer
encore un geste, une position, un enchaînement technique, jusqu'à ce que l'interlocuteur
puisse le reproduire."51
l'ethnologue les interroge sur leur travail lithique, mais ce genre de questions les étonne ; pour
leur masse d'outils, ils n'ont que deux noms, purpunpa pour les outils à tranchant peu aigu et
49
[Hallpike, 1979 p.103]; Wynn [Wynn, 1993]signale la même chose pour la formation des tisseurs et des
forgerons chez les Navajos, et chez les Duna pour la pierre taillée. Pour J.Pellegrin, les formes et les schémas
sont en mémoire, et il n'y a pas de doute que l'observation des aînés par les jeunes était le moyen d'acquérir une
telle mémoire. [Pellegrin, 1993]
50
[Pétrequin, 1993 p.106]
51
Id. p.244-245
121
tjimari pour un tranchant aigu52 ; leur vocabulaire, quand on parle avec eux de leurs outils,
lorsqu'ils les font ou les utilisent, n'a rien à voir avec leur taille, la matière première et la
retouche53. D'autres tribus, cependant, qui pratiquent un débitage laminaire classique bien
dans les règles, peuvent parler avec quelque précision des propriétés des éclats et des
différentes matières brutes54, mais on est évidemment loin d'un vocabulaire précis reflétant
agriculteurs rudimentaires. D'après M.Eliade, "il est inconcevable que les outils [de pierre]
n'aient pas été chargés d'une certaine sacralité et n'aient pas inspiré nombre d'épisodes
mythologiques"55. Les Esquimaux, rapporte M.Oliva, "croient que l'animal aime à être tué par
une arme bien élaborée"56 ; en Nouvelle-Guinée, les haches polies et les éclats sont utilisés
concurremment pour le travail du bois, mais seules les haches ont une valeur d'échange
comme dot, comme paiement compensatoire ou dans les échanges cérémoniels. De plus,
"comme dans d'autres parties de la Mélanésie, une partie des haches étaient en fait
composante esthétique qui reflète un aspect non utilitaire"58. Le travail lui-même pouvait être
plus ou moins ritualisé ; Gould59 rapporte que des aborigènes australiens "ont des chants
spéciaux, chantés à la pierre avant le débitage des lames". Pétrequin signale que la roche de la
52
[Gould, 1980 p.119]
53
Id. p.120.
54
Id.
55
Cité dans [Otte, 1993 p.31]
56
[Oliva, 1984]
57
[Strathern, 1969 #362]. Voir aussi [Pétrequin, 1993 ]
58
Id.
59
[Gould, 1980 p.120]
122
carrière est appelée "la mère des haches" et que dans certaines régions "les spécialistes de la
taille décrivent en chantant … de quelle manière la future lame d'herminette vient au monde
et sort du ventre de sa mère"60. Dans une autre région de Nouvelle-Guinée, seuls les initiés
connaissent le nom secret des esprits femelles pourvoyeurs de lames de pierre ; le jour décidé
pour l'exploitation, il faut commencer par un rite interdit aux non-initiés, et après cela
de mot qui incorpore une pensée liée au travail, mais il y en a profusion pour l'indispensable
rituel afférent. Ce qui affleure donc à la conscience n'est pas le concept technique ni à fortiori
enfantement issu de la "mère des haches" ; les mots, et donc la pensée, sont réservés aux
analogies globales, architectes d'un grand Tout anthropomorphe, mais n'ont encore rien à faire
de concepts spécialisés liés à une activité particulière. Les évidences géométriques sont bel et
Dans le même ordre d'idées, T.Ingold62 théorise ainsi un aspect "divinatoire" de l'outil
de pierre, en s'appuyant sur l'exemple des indiens Cree : comme dans la pensée des chasseurs-
cueilleurs le monde est un monde de volontés, les outils, affirme-t-il, sont des intermédiaires
entre ces volontés, et non de simples agents d'action sur la matière. L'animal tué s'est en
réalité offert au chasseur, et si la flèche manque sa cible, c'est que l'animal ne veut pas entrer
en relation avec lui ; "par là, l'instrument de chasse a le même but que l'instrument de
divination, qui est de révéler l'intention cachée d'agents non-humains … "63. Peut-être, ici
60
Petrequin, op. cit. p.117.
61
Id. p. 223 à 227.
62
[Ingold, 1993]
63
Id.
123
aussi, comme chez les Esquimaux, l'animal exige-t-il un outil-intermédiaire répondant à des
de leur attribuer un souci esthétique. C'est une composante clairement présente dans des
époques plus tardives, nous venons de le voir ; les exemples abondent de circuits d'échange
d'objets "de luxe" qui ne quittent jamais ce statut pour redescendre dans la sphère utilitaire.
Certains beaux bifaces furent-ils des objets de luxe, amoureusement sculptés, précieusement
conservés ou intégrés dans des circuits d'échange ? Cela pourrait expliquer les amas retrouvés
de milliers de bifaces apparemment très peu ou pas du tout utilisés, ainsi que leur
extraordinaire diffusion dans tout l'ancien monde. Le biface n'est alors que bel objet64, source
d'un plaisir esthétique indépendant de sa matière et de sa fonction originelle ; si tel est le cas,
il s'agit d'un changement qualitatif considérable, puisque pour la première fois la forme créée
est un objet purement cérébral, la forme pour le plaisir, la forme pour la forme. De cette
de pouvoir penser que l'une de ses racines fut l'amour du beau : non pas la beauté contemplée
-oOo-
64
Voir par exemple les figures I-1 et IV-5.
124
CHAPITRE V
Avec les premiers tranchants (chapitre III) et les bifaces (chapitre IV), nous avons
parcouru deux millions d'années ; avec le débitage systématique, nous parcourrons encore
Lorsqu'il se met au travail pour faire un biface, le tailleur, qu'il parte d'un galet, d'un
bloc ou d'un gros éclat, ne projette la forme que d'un seul objet, son biface. Il va d'abord
réaliser une ébauche en enlevant de gros éclats au percuteur dur, puis affiner par une retouche
délicate au percuteur tendre ou à la pression ; parmi les nombreux déchets de taille, certains
pourront être utilisés comme couteaux ou racloirs, si leur morphologie le permet, mais ils ne
sont pas le but de l'activité. S'il se présente de bons éclats, tant mieux, sinon tant pis.
Mais en même temps que se réalisent des bifaces de plus en plus savants, durant les
centaines de milliers d'années du Paléolithique inférieur, une nouvelle tendance apparaît
progressivement pour s'affirmer à la fin de la période et supplanter devenir hégémonique aux
Paléolithiques moyen et supérieur : le but de la taille devient l'éclat, et le nucléus est préparé
de façon à obtenir des éclats de formes prédéterminées au moyen d'une technique
systématique. Le projet du biface se traduit par la pré-vision idéale, dans le cerveau de
l'opérateur, d'un seul objet découpé dans le nucléus. La pré-vision est maintenant nettement
plus complexe puisqu'elle anticipe plusieurs objets de formes voulues dans un même nucléus :
éclats Levallois, lames et lamelles, et plus tard microlithes.
L'évolution paraît être lente et commencer très tôt. Dans les gisements du Maroc, des
germes de débitage Levallois sont signalés dès l'Acheuléen ancien, mais la technique n'existe
vraiment qu'à l'Acheuléen évolué1. En même temps, le nombre de bifaces diminue nettement
1 [Bordes, 1984-b]
125
par rapport à celui des éclats intentionnels. Bordes2 discerne également des éclats Levallois ou
"proto-Levallois" à Saint-Acheul dès les périodes les plus anciennes ; le débitage
systématique s'affirme progressivement, mais jusqu'à l'Acheuléen moyen inclus, "le nombre
d'outils sur éclats est faible par rapport aux bifaces qui semblent encore dominants"3, alors
que la tendance s'inverse à la fin de l'Acheuléen moyen et à l'Acheuléen supérieur.
1- Le débitage Levallois
Il a été remarqué très tôt4 par les préhistoriens, frappés par l'habileté qu'il manifeste et
par son universalité relative, puisqu'on le rencontre partout dans l'ancien monde. La définition
la plus simple est celle de Bordes5, donnée en 1961 : l'éclat Levallois est un éclat à forme
prédéterminée par une préparation spéciale du nucléus avant l'enlèvement de cet éclat. La
définition met l'accent sur la prédétermination de la forme de l'éclat ; mais il n'y a rien de
nouveau dans la prédétermination d'une forme, puisqu'un tel phénomène se produit déjà dans
le cas des bifaces. La seule nouveauté serait donc le caractère automatique de l'obtention de
cette forme, puisque l'éclat est obtenu avec une seule frappe, tandis qu'elle était obtenue
2 [Bordes, 1984-a]
3 Id. p.24.
4 Boucher de Perthes, 1857.
5 [Bordes, 1988]
126
laborieusement, point par point, par des retouches de plus en plus fines sur une première
ébauche du biface. La définition a été récemment complètement revue par Eric Boëda, qui
met au fond l'accent sur une nouvelle conception géométrique, plutôt que sur une nouvelle
technique, celle-là déterminant celle-ci : "le nucléus est conçu en deux surfaces distinctes,
sécantes, de convexités opposées, dont l'intersection s'inscrit dans un plan dans lequel se fera
le débitage des enlèvements prédéterminés."6 (Figure V-1). L'une de ces surfaces, dite
Levallois, est mise en forme pour guider le détachement d'un ou de plusieurs éclats de formes
voulues ; l'autre, dite surface de préparation des plans de frappe, "joue le rôle de plan de
frappe pour les enlèvements prédéterminants et prédéterminés"7. L'espace compris entre la
surface Levallois et le plan d'intersection des deux surfaces est une sorte de tranche de
nucléus au sein de laquelle on débitera un ou plusieurs éclats8, 3 ou 4 au maximum ; si on
détache plusieurs éclats, la forme de chacun est prédéterminée par la préparation de la surface
Levallois, et il est prédéterminant parce que son "négatif" influe sur la forme du prochain
éclat. Lorque la tranche est épuisée, on peut retravailler le nucléus, comme décrit ci-dessus,
c'est à dire créer deux nouvelles surfaces de façon à produire une seconde tranche à débiter, et
ainsi de suite.
127
Figure V-1 : Schéma théorique du débitage Levallois. D'après [Boëda, 1988].
a et b : enlèvement d'un éclat sur la première surface, aménagement d'un second plan et débitage d'un
second éclat.
c et d : enlèvement de plusieurs éclats sur la première surface, aménagement d'un second plan et
débitage d'une deuxième série d'éclats.
128
plane. Si l'on s'en tient là, qu'est-ce d'autre que la "conception" d'un biface, la forme du
pourtour mise à part ? Les deux surfaces sont travaillées, complètement en ce qui concerne la
surface Levallois, partiellement en ce qui concerne la surface de préparation des plans de
frappe, de façon à obtenir une intersection plane ; c'est donc à une variété de façonnage
bifacial, et du meilleur, que nous avons à faire. Le pourtour plan est en effet une conquête de
centaines de milliers d'années de travail. Il semble donc que le savoir-faire acheuléen, sous la
forme de façonnage bifacial local du nucléus, soit une base indispensable de la taille
Levallois, ce qui expliquerait la succession historique de l'un à l'autre. On pourrait avoir
remarqué, en particulier lors de la taille des bifaces au percuteur tendre, une certaine
uniformité des éclats obtenus, uniformité d'ailleurs parfaitement manifeste dans les produits
haut de gamme du Paléolithique supérieur que sont les feuilles solutréennes et certaines
pointes ; l'attention, de ce fait, se serait détournée du façonnage vers le débitage de formes
prédéterminées.
C'est dans la deuxième partie de la définition de Boëda que réside la nouveauté : le plan,
intersection des deux convexités, n'est pas que le lieu plus ou moins réussi d'un pourtour de
biface, mais un nouveau lieu de travail. Une fois le plan épuisé, ou bien le nucléus est
abandonné, ou bien on le réaménage en préparant un deuxième plan parallèle au premier.
Nous avons donc une technique qui s'appuie sur une décomposition idéale (intellectuelle)
préalable d'un objet, le nucléus, en tranches parallèles, les tranches donnant à leur tour un ou
plusieurs objets de formes prévues. L'histoire ne dit pas, à ma connaissance, si on peut déceler
une évolution de la conception d'une seule tranche à celle de plusieurs tranches, ou d'un
débitage linéal à un débitage récurrent ; de deux sites examinés par Eric Boëda, Biache-Saint-
Vaast et Corbehem (Nord de la France), c'est le plus ancien (le premier) qui montre le
débitage Levallois le plus savant : récurrent et réaménagements successifs.
129
dans le cas des triangles (pointes Levallois) et celui des rectangles. On a peut-être exagéré cet
aspect, mais cela n'a pas une grande importance et ne détruit pas les caractères fondamentaux
de ce type de travail : il s'agit d'obtenir des éclats relativement fins, au moyen d'un débitage
ordonné du nucléus par tranches parallèles successives, dans le but d'obtenir des outils qui
exigeront éventuellement une retouche ultérieure. De ce fait, sauf dans le cas des triangles
(pointes Levallois) et des "rectangles" (lames Levallois), la forme initiale de l'éclat n'a pas
besoin d'une grande standardisation ; l'éclat Levallois pourra être transformé en racloir, en
grattoir, en couteau, en support d'encoches ou de denticulés. Mais si l'on souhaite réaliser une
pointe, il est plus économique de partir d'un éclat triangulaire, mais ce n'est pas toujours le cas
: on peut très bien avoir une lame Levallois (un rectangle) retouchée en pointe9.
130
Figure V-2 : types d'éclats Levallois.
Ligne du haut : éclats informes.
Deuxième ligne : pointes non retouchées.
Troisième ligne : pointes retouchées.
Ligne du bas : lames. Dessin Anne Spanek d'après (Bordes, 1988)
Le cas des rectangles est intéressant, parce qu'il ne témoigne pas seulement d'une
décomposition idéale du nucléus en tranches parallèles, mais également d'une décomposition
régulière de la tranche en rectangles dans une sorte de quadrillage idéal. Le schéma décrit par
Tixier10 est théorique (Figure V-3), et je ne sais pas quelle est sa fréquence réelle ; le fait qu'il
faille au préalable un nucléus "à silhouette rectangulaire" me fait penser que le cas doit être
131
assez rare. Pour les triangles, la technique de "découpage" mérite d'être signalée (Figure V-4)
parce qu'elle réalise une sorte de dessin préalable dans le plan de débitage avant la frappe
décisive qui détachera le triangle : une fois prête la surface Levallois, c'est à dire la
"convexité" objet du débitage, on enlève deux éclats adjacents qui créent une première
nervure ; l'enlèvement suivant crée une deuxième nervure qui fait un angle aigu avec la
première. On a ainsi dessiné un triangle mixtiligne ("triangle de base") dont le troisième côté
est plus ou moins courbe ; il faut encore une dernière "préparation" avant de pouvoir détacher
la pointe, dont la morphologie caractéristique reflète bien l'ensemble du processus : en vue de
face, on a deux triangles homothétiques dont deux sommets sont joints par la "nervure guide".
132
Figure V-3 : Schéma théorique du débitage de lames Levallois ("rectangles"). Dessin Anne Spanek d'après
[Tixier, 1980].
133
le débitage Levallois, on crée d'abord deux convexités mais celles-ci ont des fonctions
interchangeables, parce qu'elles peuvent servir alternativement de surface de débitage ou de
plan de frappe (Figure V-5). L'enlèvement des éclats ne se fait pas par tranches parallèles,
mais selon des angles divers ; contrairement au travail Levallois, le débitage est une "suite
ininterrompue d'enlèvements"12 (il n'est pas nécessaire de réaménager périodiquement une
tranche de débitage), de telle sorte que "la capacité de production d'enlèvements est
pratiquement équivalente à la capacité du nucléus"13. La forme caractéristique de l'éclat est la
pointe, dite "pseudo-levallois".
134
Figure V-5 : comparaison des débitages discoïdes et Levallois. D'après [Boëda, 1994 fig.178]
Je crois que le débitage discoïde n'a pas l'importance qu'il mérite dans les recherches des
préhistoriens ; en effet, le nucléus est d'abord l'objet d'un débitage bifacial, avec un pourtour
plan. Cette première étape du débitage discoïde est donc le résultat de la meilleure technique
acheuléenne, comme c'est le cas à mon avis pour la première étape du débitage Levallois. Le
nucléus ainsi façonné est ensuite débité, sans autre forme de préparation, jusqu'à épuisement.
135
N'a-t-on pas là un candidat idéal à une première forme de débitage systématique ? On signale
encore une autre forme, "trifaciale"14, de débitage systématique, suivant laquelle deux
surfaces sont tour à tour débitées, une troisième servant de plan de frappe. Il est probable que
d'autres "systèmes" seront mis au jour, l'essentiel étant l'exploitation ordonnée du nucléus,
plan par plan.
2- Débitage laminaire.
14 [Chazan, 2000 ]
15 [Karlin, 1993 ][Olive, 1986]
16 [Tixier, 1980 p.82-83]
136
frappe pour obtenir d'autres générations d'éclats, ou même à aménager un deuxième plan de
frappe opposé au premier ; les réavivages successifs diminuent la hauteur du nucléus et les
lames extraites deviennent plus petites17, et la taille s'arrête lorsque l'opérateur juge que les
lames n'auraient plus la dimension souhaitée. On obtient alors des objets très standardisés, au
moins dans la forme, qui peuvent aller jusqu'à 60 cm de longueur.
Figure V-6 : schéma théorique du débitage laminaire. Dessin Anne Spanek d'après [Tixier, 1980].
Le schéma opératoire de taille laminaire que nous venons d'évoquer est sans doute trop
"propre", bien trop net par rapport à la réalité ; mais il en est toujours ainsi si l'on veut dégager
des tendances et les décrire. L'étude de séries du Capsien18 montre par exemple que le
débitage systématique de lames s'accompagne très bien d'utilisation "opportuniste" des
déchets de mise en forme19 ; ceux-ci peuvent en effet être retouchés pour donner des grattoirs
et des racloirs. La destination des lames est très variée : grattoirs et burins, lames gardées
telles quelles, lamelles transformées en microlithes géométriques …
Si l'on peut dire que, grosso modo, le débitage levallois précède le débitage laminaire
dans l'ancien monde, il faut néanmoins constater des inversions chronologiques et techniques
137
locales. Il existe en Syrie à El-Hummal une industrie laminaire dite hoummalienne, au
Paléolithique inférieur final, qui précède l'industrie moustérienne20 ; et l'on constate parfois
qu'un nucléus commence à être débité sur le mode laminaire, pour finir par être débité sur le
production d'éclats est observée sur la majorité des gisements."22 Les mêmes auteurs
Cela prouve à mon avis qu'il n'y a de différence que technique secondaire, et non
"conceptuelle", entre les deux. Le passage de l'un à l'autre n'aurait été au fond qu'un progrès
dans l'économie de matière première, puisque la quasi-totalité du nucléus peut être exploitée
20 [IMA, 1993]
21 Bohunice, République Tchèque. Signalé dans [Boëda, 1994 p.268]
22 [Révillon, 1994 p.14]
23 Id. p.15
138
3- Retouches d'éclats et de lames. Microlithes géométriques.
139
V-7)), avec des formes en vue de face semblables à celles des bifaces antédiluviens : ce sont
de belles pièces triangulaires bien pointues, ou en forme d'amande, obtenues à partir d'un éclat
quelconque, Levallois ou non. On reconnaît souvent un éclat triangulaire Levallois typique, et
la retouche concerne la plupart du temps deux des côtés du triangle, rarement les trois. Un
style local est celui de l'Atérien25 où les pointes sont pédonculées, peut-être en vue d'un
emmanchement, avec une retouche beaucoup plus envahissante et quelque fois bifaciale.
25 De Bir-El-Ater, Algérie.
26 Comme toujours, il faut avoir en tête que cette forme apparaît avant, dès l'Acheuléen ancien, qu'il existe des
gisements moustériens sans racloirs, et que l'objet persiste dans les époques ultérieures. Certains racloirs peuvent
avoir une retouche très envahissante qui les rend difficile à distinguer des bifaces.
140
pensons que la retouche du racloir ne tend nullement à l'aiguiser … mais au contraire à
l'émousser partiellement tout en la régularisant"27 pour conduire un meilleur "raclage". Une
seule retouche donne un racloir simple. Les deux bords retouchés, lorsqu'ils existent (racloir
double), sont opposés mais pas nécessairement symétriques par rapport à l'axe de la pièce ; le
façonnage n'est plus synonyme de symétrie, comme du temps du biface. Diverses associations
de lignes sont possibles : racloir double droit lorsque les deux bords retouchés sont parallèles,
pouvant donner à l'ensemble une allure de trapèze ; racloirs doubles droit-concave, droit-
convexe, biconvexe, biconcave, triangulaire difficile à distinguer d'une pointe moustérienne.
Le point important, pour nous, est la liberté relative d'association de lignes diverses
directement "dessinées" sur le support.
Les pièces du Paléolithique moyen ne sont pas réputées pour leur beauté ; mais si l'on
admet qu'elles sont typiquement fondées sur un concept de débitage systématique après
préparation ad hoc du nucléus, leur qualité intellectuelle, pour ainsi dire, est supérieure à celle
des beaux bifaces des époques anciennes.
141
Figure V-8 : outils sur lames du Paléolithique supérieur. Dessin Anne Spanek d'après [Demars, 1992]
La retouche peut être plus étendue, mais sans donner une forme à proprement parler à l'outil ;
il s'agit alors de la vaste catégorie des lames retouchées continûment sur un ou deux bords. La
142
retouche plus globale, donne une forme standard à l'objet29, et non pas seulement à un
tranchant. On connaît une grande variété de pièces de tailles diverses, destinées à servir telles
quelles où à être emmanchées ; des "pièces à dos" (retouche sur un bord seulement, le bord
opposé est un tranchant laissé généralement brut), dont certaines portent encore des traces
d'emmanchement, on peut signaler entre autres les pointes de Châtelperron, les demi-lunes,
les pointes gravetiennes, lamelles Dufour, triangles et rectangles. L'évolution va dans le sens
d'une diminution de la taille des pièces et d'une standardisation accrue des formes, en
particulier des triangles et des rectangles. La dernière grande catégorie est celle des "pièces à
soie" (la "soie" est la partie emmanchée), avec entre autres les pointes de Font-Robert, les
pointes de Kostienki et les pointes à cran solutréennes (figure V-9) .
Figure V-9 : pièces à soie. Ligne du haut : pointes de la Font-Robert [Piel-Desruisseaux, 1990 #39]. Ligne du bas
: pointes de Kostienki. Dessin Anne Spanek d'après [Demars, 1992].
143
Le sommet de la standardisation de la taille lithique s'exprime dans ce que l'on appelle
dépassant pas quelques centimètres (4 selon les uns, 2 ou 3 selon d'autres). Ils ne sont pas plus
"géométriques" que nombre d'autres outils que nous avons examinés plus haut, puisque des
Paléolithique inférieur ; les préhistoriens leur ont donné ce qualificatif parce qu'ils ont été
frappés par le petit nombre de formes existantes : segments de cercles, triangles et trapèzes,
terminologie que l'on peut accepter si l'on inclut dans les deux dernières catégories des figures
Les microlithes apparaissent très tôt en Afrique du Sud vers -50000, mais ne se
généralisent vraiment pour remplacer l'outillage sur éclat et sur lame que vers -15000, et les
orientale vers -16000. En Afrique du sud, "on passe progressivement d'industries, d'abord sur
partir de -19000, et n'est représenté pratiquement que par des segments de cercle ; il est un
élément essentiel, beaucoup plus tard, de l'industrie capsienne (de Gafsa en Tunisie, du 6° au
3° millénaire avant notre ère). La vallée du Nil montre une belle chronologie typique :
Le phénomène apparaît donc en Afrique beaucoup plus tôt qu'en Europe, dans une
période que l'on nomme Later Stone Age ou encore Epipaléolithique ; en Europe, il est
cercle, triangle et trapèze, sont les mêmes qu'en Afrique ; les microlithes sont très nombreux,
constituant jusqu'à 80% de l'outillage dans certains sites. En France, on distingue quelques
144
faciès, sans qu'il y ait unanimité : le Montadien (Bouches du Rhône), où les segments
dominent dans un premier temps ; le Sauveterrien (sud-ouest), dominé par les triangles ; le
Tardenoisien (bassin parisien), avec segments et triangles puis, plus tard, des trapèzes. Il
semble que les segments et les triangles soient présents dès le début du Mésolithique, tandis
On peut essayer d'expliquer la grande vogue du microlithisme, qui supplante les autres
donc de technique de chasse par exemple. Mais il est certain, à mon avis, que son apparition
le nucléus de façon à obtenir des lames ou des lamelles rectangulaires ou pointues, puis
sectionner correctement ces lames et enfin retoucher les fragments dans les formes voulues.
Le bloc de matière première est idéalement vu par le cerveau d'abord comme bloc de forme
trapèzes. La forme finale, bien entendu, n'a plus rien à voir avec celle du matériau initial, mais
travail, allant du premier dégrossissage aux produits finis, atteint ici son maximum dans le
145
Figure V-10 : microlithes triangulaires. El Eulma (Algérie), entre –7000 et –4500. Dessin Anne Spanek d'après
[Camps-Fabrer, 1975]
Figure V-11 : segments et trapèzes microlithes. Les cinq premiers en haut à droite sont des "segments" (de
cercle). Même source que pour la figure V-10.
La typologie des microlithes géométriques a été établie pour nommer des formats qui
dominent dans certains gisements ; elle permet donc parfois de repérer des standardisations de
formes et de dimensions. Un triangle isocèle, par exemple, est défini comme ayant deux
troncatures (les deux côtés retouchés, par opposition au côté tranchant non retouché)
sensiblement égales et formant un angle obtus31 ; cela suppose une pratique éprouvée de
31 [G.E.E.M., 1969]
146
comparaison des grandeurs, non seulement grandeur linéaire mais grandeur angulaire.
Comme la typologie ne mentionne aucun triangle isocèle dont l'angle des deux troncatures est
aigu, il en découle que le tailleur qui aurait fait une fausse manœuvre et fabriqué un angle
aigu aurait jeté son produit au rebut. Dans le même esprit, on peut mentionner les "trapèzes de
Vielle", trapèzes rectangles avec un angle de pointe inférieur à 45° ; ou bien les trapèzes
mixtilignes du Martinet, rectangle avec une troncature concave32. Que la comparaison se soit
faite simplement à l'œil, au jugé, ou bien avec un "patron", nous n'en savons évidemment rien,
exploration bornée pour l'essentiel à l'Ancien Monde, là où les mouvement migratoires et les
échanges furent les plus intenses depuis deux millions d'années ; de ce fait, la séquence de
l'Ancien Monde a probablement un caractère exemplaire. Il faut toutefois rester prudent, car
d'une part d'autres régions, comme l'Asie centrale et orientale dont le peuplement est aussi
ancien que celui de l'Europe, ont été beaucoup moins fouillées, et d'autre part, l'Amérique et
l'Australie montrent des particularités. L'Amérique, qui se peuple à une époque correspondant
sens propre. Avant -10000, période dite "préprojectile", on a des gisements mal datés et aux
trouvailles mal identifiées ; l'époque paléoindienne, à partir de –10000, révèle des "sites à
pointes" (pointes Clovis et Folsom) taillées uni- ou bifacialement mais qui ne semblent pas
issues d'une technologie laminaire. En Alaska, des sites datés de –6000 environ ont fourni des
microlames, c'est-à-dire des lames débitées à partir de nucléus de petites dimensions ; c'est du
débitage laminaire à petite échelle. En Australie, où les premiers habitants arrivent vers –
40000, on constate d'abord une industrie assez grossière de choppers et d'éclats, sans bifaces,
32 Id.
147
ni débitage Levallois ou laminaire ; grossièreté compensée par l'existence de tranchants polis
lames, contrairement à la séquence de l'Ancien Monde exposée plus haut. Les lames peuvent
être retouchées bifacialement en de superbes pointes comme les pointes de Kimberley (figure
IX-5), précieuses sur tout le continent et souvent réservées à des usages rituels de circoncision
prendre part à cette évolution ; à l'arrivée des Européens, son outillage en était resté au stade
grossier et n'était pas emmanché33 : preuve a contrario du rôle moteur des contacts et des
4- Géométrie sous-jacente.
Il nous reste à tirer les leçons "géométriques" de cette troisième et dernière phase du
Le lieu de travail tout d'abord, la matière première, est espace lithique local cette fois
totalement abstrait, dans la mesure où sa forme naturelle n'a plus aucune ressemblance avec le
réalisation, laissait voir le produit final comme en filigrane, il est maintenant totalement exclu,
à quelque stade que ce soit du débitage systématique, de deviner le contour de l'outil que le
cerveau garde secret jusqu'aux derniers coups de percuteur. La matière n'est là que comme
33 [Garanger, 1992 p.682]. Pour la préhistoire de l'Australie, les données sont empruntées à [Mulvaney, 1999] et
à [McCarthy, 1976].
148
contenant sans forme, géométriquement neutre, prête à se plier à la variabilité des desseins
humains.
formation d'une idée plus large d'espace. Dans un site oldowayen du Paléolithique archaïque,
on a cru voir un cercle de pierre, interprété comme une murette pare-vent, technique encore
actif du chopper. Plus tard, en Ethiopie, des sites acheuléens semblent témoigner d'une
doute des restes d'une cabane : de l'environnement général, on extrait donc une zone intérieure
européen, la plus ancienne étant celle de Terra Amata (Nice)35. Les quelques fossiles
Mais alors qu'au Paléolithique inférieur les traces retrouvées ne révèlent qu'une seule
d'habitats beaucoup plus complexes qui témoignent d'une aptitude générale à créer des
34 [Desbrosses, 1994]
35 Id.
36 "Quelques sites, surtout africains … montrent une organisation de l'espace domestique dès le Paléolithique
inférieur : aire dégagée au centre, murettes de protection, vestiges plus denses ou plus dispersés à l'extérieur.
Selon nous, cette création d'un espace délimité est cruciale : l'intérieur et l'extérieur s'opposent désormais,
comme la matérialisation, l'édification du collectif et du particulier …" [Otte, 1993 p.40]
149
supports de lames ou éclats, eux-mêmes à leur tour supports de lignes diverses. Le
de l'outillage (bifaces) et les premiers aménagements de sols pour l'habitat n'est pas fortuite. Il
confirme et s'élargit ; au Gravettien d'Europe orientale on observe des "villages" faits d'une
série de cabanes rondes ou ovales à demi enterrées avec une ligne de foyers au centre du
"village"38. On commence à voir apparaître non seulement des zones d'activité (on ne fait pas
n'importe quoi n'importe où), mais des habitations complexes de plusieurs tentes rassemblées
pièces, et à fortiori d'urbanisme, il ne sera question que beaucoup plus tard, au Moyen-Orient.
lithique ? Les deux idées ont-elles fusionné en un concept plus abstrait de lieu séparable de
l'environnement naturel et aménageable à volonté ? Je crois que nous ne pouvons que poser la
question, tant notre ignorance de la formation des concepts est encore profonde.
débitage systématique une perfection classique. Ce qui nous avait frappé dans le plan de
travail du biface était l'indissociabilité des trois dimensions ; volume, surface et contour
Levallois au contraire, l'espace est structuré en sous-espaces qui sont travaillés tour à tour. Le
37 [Piperno, 1993]
38 [Desbrosses, 1994 p.54]
39 Id. p.70
150
volume en premier lieu est préparé afin d'en dégager un plan de débitage ; il peut être ensuite
réaménagé afin de dégager un deuxième plan, parallèle au premier, pour un autre débitage.
Chaque plan est ensuite travaillé pour extraire un ou plusieurs éclats de formes
prédéterminées dans le meilleur des cas (pointes et lames Levallois, c'est-à-dire triangles ou
rectangles) ; les éclats enfin, s'ils ne sont pas utilisés tels quels ou simplement retouchés, sont
retravaillés pour dessiner des bords d'une grande variété : droits, concaves, convexes ou
association de ces caractères deux à deux dans le cas des racloirs, encoches, denticulés. Le
volume est donc conçu idéalement comme empilement de tranches parallèles, et ces tranches
à leur tour comme supports de dessins variés ; avec les bifaces, le "dessin" du contour naissait
en même temps que les deux surfaces dont il était l'intersection. Ici au contraire la surface
(l'éclat) est préparée d'abord, et le contour dessiné ensuite. Le plan de travail est bel et bien
deux, dimension un) organiquement liés mais ayant leur individualité, leur indépendance
relative, puisque chacun est l'objet d'une étape spécifique dans la production. De ce point de
Le produit du travail, enfin : les figures obtenues, sont d'une grande variété,
contrairement au cas des bifaces. L'éclat peut avoir une forme générale triangulaire ou
rectangulaire ; les tranchants sont des segments de lignes droites, concaves, convexes,
denticulés etc. Les lames sont redessinées en grattoirs, perçoirs, puis en microlithes :
segments de cercle, triangles trapèzes. La liberté est une conséquence de l'indépendance, dans
le sens que nous venons de préciser : le dessin final du pourtour peut se donner libre cours
parce qu'il n'a à s'occuper de lui-même, dans son lieu naturel (la surface), sans le souci de
151
conséquences de la rigueur géométrique de la structuration, fondée sur la découverte de
l'indépendance relative en même temps que de l'articulation des trois dimensions de l'espace.
Quelle richesse géométrique, et ce bien que nous n'ayons analysé qu'une seule activité
humaine, et sans avoir eu besoin d'appeler une mathématique fiction à la rescousse ! Nous ne
savons presque rien des autres manifestations du génie humain antérieures au Paléolithique
supérieur ; le travail du bois a incontestablement existé très tôt, mais les traces sont trop peu
nombreuses pour qu'elles soient exploitables. Du travail des peaux, pour l'habillement ou pour
la couverture de cabanes, il ne nous reste rien du tout. Malgré donc cette ouverture très réduite
sur la vie de nos lointains ancêtres, nous avons aperçu des évidences géométriques
incontestables, et dont la création par le travail humain, par la force des choses et du geste,
mérite d'être célébrée : indépendance et liens des trois dimensions de l'espace local,
comparaison des grandeurs, "sens" de la proportionnalité sans laquelle il n'est pas de forme
standard possible. Le travail est d'emblée manuel et intellectuel, mais l'accent doit être mis sur
le deuxième aspect ; c'est la pensée, la réflexion, qui guide la main. C'est à la pensée
géométrique implicite, et non à une simple habileté manuelle (corporelle), que l'on doit le plan
kilogramme de matière pour un chopper, de 120 cm pour un biface, et jusqu'à plus de 100
La pensée dont nous parlons ici est pour l'essentiel immédiatement incarnée dans le
travail, nous l'avons assez dit, et les évidences géométriques font corps avec la matière
soumise au travail. Sans indépendance, elles ne sont que des réflexes cérébraux ; mais si
152
principalement lithique et local, s'il "colle" à la pierre, la possibilité existe pourtant d'une
première création d'idée d'espace plus générale, par l'analogie avec l'espace aménagé des
occupations humaines. De même, si la forme est avant tout forme d'outil, la possibilité existe
d'une idée plus générale par le biais du plaisir esthétique qu'elle procure : le biface que l'on
L'histoire technique ne s'arrête pas là, bien sûr. Le travail de l'os, probable nouveauté
pour l'outil composé en partie active et emmanchement peut-être dès le Paléolithique moyen
continuent leur œuvre, mais leurs effets sur la gestation de la géométrie s'effacent devant ceux
40000 ans au plus tard : c'est ce que nous allons aborder au prochain chapitre.
153
pour enlever un petit
nombre d'éclats et
créer un bord
tranchant.
Paléolithique Bifaces Travail de la totalité Formes diverses L'action symétrique
inférieur. Ebauche par ou de la quasi- (amande, poire, sur le volume crée
(-1,5 à –0,2 MA) dégrossissage du totalité du galet feuilles …) mais simultanément le
Homo erectus, homo galet au percuteur initial. assez standardisées.plan et la ligne
ergaster (cerveau : dur, puis retouches Création simultanée, L'évolution montre plane.
750 à 1100 cm3) de plus en plus fines par approximations des symétries en vueComparaison
Afrique, Asie, au percuteur tendre. successives, d'un de face et en vue dementale de
Europe. volume à deux plans profil de plus en plus
grandeurs pour
Industrie de symétrie réussies, avec un réaliser la symétrie.
acheuléenne (d'après perpendiculaires et pourtour dont le "Sens" de la
le site de Saint d'une ligne (contour) caractère plan est de
proportionnalité
Acheul, Somme, qui tend à devenir plus en plus affirmé.
pour réaliser des
France). fermée et plane. formes
standardisées.
Première séparation
possible de la forme
et de la fonction
utilitaire : fonction
esthétique.
Paléolithique moyen Eclats et lames La forme du produit Création Autonomie de la
(-200000 à –40000) Levallois fini n'a plus rien à automatique, par surface par rapport
Homo sapiens Débitage voir avec celle du détachement de au volume et de la
archaïque, homo systématique du galet initial. l'éclat, de lignes et ligne par rapport à la
sapiens neandertalis galet tranche par Le plan de travail est de figures (pointes surface, et liaison
(cerveau : 1200 à tranche. une suite d'étapes pseudo-triangulaires, organique des trois.
1700 cm3). Préparation du plan indépendantes : pseudo-rectangles).
Industrie de frappe pour façonnage du Création point par
moustérienne obtenir des éclats de volume, préparation point de lignes
(d'après l'abri du forme du plan de frappe variées par retouche
Moustier, Dordogne, prédéterminée. pour détacher un du bord des éclats.
France). Retouche éventuelle éclat mince de forme
de l'éclat. prédéterminée,
travail éventuel de
retouche des bords
de l'éclat.
Paléolithique Lames retouchées Idem. Lignes de plus en Idem.
supérieur Préparation du plus variées.
(-40000 à –9000) volume, pour un
Homo sapiens débitage
moderne (cerveau : systématique du
1400 cm3). nucleus, directement
Industrie laminaire. en lames de même
forme.
Retouches variées.
Epipaléolithique Microlithes Idem. Création de figures Idem.
africain (à partir de – géométriques. de formes et de
15000). Débitage tailles standardisées :
Mésolithique systématique de triangles, segments
européen lames, elles-mêmes de cercles, trapèzes.
(-9000 à –5000). fragmentées et
retouchées en
microlithes de
formes
standardisées.
154
CHAPITRE VI.
LIEUX ET TECHNIQUES.
Voici d'abord, pour que le lecteur puisse s'y retrouver, deux tableaux indiquant les
lieux et les périodisations généralement admises pour l'Europe de l'Ouest (figure VI-1) et de
155
Dates Cultu- Pariétal daté Pariétal : dates conjecturales et Mobilier
B.P. res objectivement. types généraux.
12 Le Portel (12)
M Magdalénien :
13 A Fontanet(13), Castillo(13) Rouffignac, Font-de-Gaume, Les La Colombière(13-14) :
G Niaux(13-14), Combarelles, Marsoulas, Les Trois- galets gravés.
14 D Cougnac(14) Frères, Le Gabillou, Las Chimeneas, Laugerie Basse : rondelles
A Altamira(13,5-15,5) La Pasiega, El Castillo, Pindal, centrées. La Marche :
15 L Covalanas, La Baume-Latrone(?). plaquettes gravées, humains
E et animaux.
16 N Lascaux(15-17) Magdalénien : centaines
I d'objets ornés utilitaires ou
17 E décoratifs (La Madeleine,
N Laugerie-Haute et Basse,
18 Isturitz, La Vache, Le
Cosquer(18-19) Placard, La Roche-Lalinde,
19 SO Le Mas d'Azil)
LU Cougnac(19-20) La Grèze
20 TR Bas-reliefs d'animaux du Solutréen : Solutréen : poinçons, sagaies,
E Fourneau Du Diable, Roc-de-Sers. pendeloques, fragments
21 E osseux à rainures et
N croisillons.
22
G Gravures d'animaux, bas-reliefs de Statuettes féminines du
23 R femmes et d'animaux du Gravettien : Gravettien : Brassempouy,
A Cougnac(22-25) Labattut, Pataud, Laussel (femme à Grimaldi, Lespugue, Sireuil.
24 V la corne, Vénus de Berlin).
E Pech-Merle(24-25) Grottede Cussac découverte en
25 T 2000, "Lascaux de la gravure".
T
26 I Chauvet(26) Pair-non-Pair.
E
27 N Cosquer(27) Gravettien et Aurignacien :
décors à entailles sur os, bois
28 A animal, pierre (Brassempouy,
U Blanchard, Castanet, La
29 R Ferrassie).
I
30 G
N
31 A
C Chauvet(30-33)
32 I
E Gravures de l'Aurignacien : traits,
33 N points, profils animaux partiels
(Bernous, Blanchard, Cellier, La
34 Ferrassie, Arcy-sur-Cure).
35
Figure VI-1 : Tableau de l'art pariétal et mobilier de l'Europe de l'Ouest. Les dates sont en milliers d'années avant
1950 (B.P.=before present). Les datations objectives proviennent du comptage radioactif du carbone 14.
156
Dates B.P. Sites
12
Gönnersdorf (12-13), Allemagne : statuettes et gravures de femmes et d'animaux.
13
14 Grotte de Kapovaya (14-15), Russie : une des rares manifestations d'art pariétal à l'Est.
17
18
19
20
21
Kostienki I (21-24), Russie : Statuettes de femmes et d'animaux, décors géométriques.
22
30
31
32
35
157
1- Temps et lieux de l'art pariétal et mobilier.
Il serait commode de disposer d'une histoire bien lisible de l'art paléolithique, montrant
par exemple des acquisitions progressives dans les domaines techniques d'expression et dans
celui, plus théorique, de la conception d'un espace de représentation ; dans l'état actuel des
connaissances, il faut abandonner cet espoir. Il y a à cela une raison positive, qui est celle des
découvertes récentes comme la grotte Chauvet, datée d'au moins 28000 ans avant notre ère,
montrant en pleine période aurignacienne un style et une maîtrise que l'on croyait propres au
Magdalénien, et une raison négative, celle de la disparition non seulement probable, mais
sur une évolution des styles. Après le "préfiguratif" des incisions et cupules, le "style I", celui
de l'Aurignacien, donne les premières œuvres gravées sur blocs ou plaquettes, avec des
"vulves", des figurations animales "maladroites et frustes" (simple contour plus ou moins
achevé), ainsi que des points et bâtonnets. Au Gravettien, fleurit le "style II" avec l'apparition
des premières œuvres pariétales, essentiellement gravées et proches de l'entrée des grottes ; le
Aux Solutréen et Magdalénien ancien, époques du "style III", les "sanctuaires profonds"
apparaissent ; les détails des animaux sont plus nombreux et la recherche de l'illusion du relief
est systématique. Le "style IV" du Magdalénien donne la "splendeur classique" des grottes
d'Altamira et de Niaux ; "le réalisme s'accuse sur tous les plans"1 et en particulier la
1
[Leroi-Gourhan, 1965 p.231]
158
perspective est correcte, contrairement à ce que l'abbé Breuil appelait la perspective tordue,
où par exemple l'animal est vu de profil tandis que ses cornes sont vues de face.
Malheureusement, ce bel édifice, déjà critiqué par de nombreux préhistoriens pour son
"évolutionnisme unilinéaire"2, est ruiné, pour ne citer qu'un seul exemple, par le spectacle de
la grotte Chauvet découverte en 1994. Les datations au carbone 14 ont donné en effet environ
30000 avant le présent, nous sommes donc dans l'Aurignacien, et il s'agit d'un art
principalement peint en grotte profonde, avec un rendu très réaliste des animaux, alors que
Leroi-Gourhan ne donnait pour cette période que des gravures en profil grossier sur des blocs
datations et une évolution des styles progressant d'un rendu grossier à un rendu très réaliste,
sur des supports d'abord extérieurs, puis sur des parois de plus en plus profondes, à moins que
A côté de cette raison positive, celle des nouvelles découvertes, qui doit nous rendre
prudents dans nos essais de grandes fresques historico-évolutives, il y a une raison, négative
celle-là, qui fait de notre ignorance une nécessité. Il y a bien sûr le fait que beaucoup d'œuvres
sur supports périssables (bois, écorces, peaux animales … ou humaines) ont disparu ; les
grottes peuvent avoir été englouties sans qu'une poche d'air miraculeuse ne protège les œuvres
comme dans la cavité Cosquer. Les peintures peuvent se dégrader rapidement ; on a constaté
par exemple en Australie que certaines peintures blanches ne durent que quelques décades3.
Mais ces raisons physiques ne sont pas les seules. On a remarqué en effet que les plaquettes
ornées en pierre ou en os, comme certaines statuettes féminines du Gravettien, avaient été
souvent volontairement brisées ; à cela s'ajoute la superposition fréquente des décors aussi
2
Fameuse tarte à la crème qui voltige dans les milieux des sciences humaines.
3
[Mulvaney, 1999 p.363]
159
bien dans l'art mobilier4 que dans l'art pariétal, phénomènes qui montrent que "l'œuvre d'art
n'a de valeur que durant un laps de temps, et que le geste de création du décor a eu, peut-être,
plus d'importance que l'objet fini lui-même."5 Cette remarque est parfaitement confirmée par
nos connaissances sur les primitifs récents ; certaines de leurs œuvres sont en effet des
créations liées à un rituel et perdent tout intérêt une fois la cérémonie terminée. Les peintures
sur écorces australiennes, une fois réalisées, étaient jetées au rebut et abandonnées à leur triste
leurs peintures corporelles après la danse. D'autres œuvres sont précieusement conservées,
comme les churingas australiens ornés de gravures, mais il faut périodiquement les "réactiver"
en réavivant les incisions et en repassant les peintures : c'est que l'acte l'emporte de façon
principielle sur l'œuvre, le geste sur la trace. Nous touchons là un point extrêmement
important qui montre toute l'ambiguïté de l'expression d'"art" primitif ; l'art actuel acquiert en
effet une existence sociale après le travail solitaire du créateur, à partir du vernissage, et il est
pouvoir exige parfois des précautions sévères de dissimulation aux enfants non-initiés et
encore plus aux étrangers, ethnologues par exemple. Nous reviendrons sur ces aspects dans
les chapitres suivants, il nous suffit ici d'insister sur l'existence probable d'une tendance à la
Si l'évolution n'est pas facile à repérer, la date de naissance de l'art est tout autant
insaisissable. Il est vrai qu'il se manifeste en force au Paléolithique supérieur, mais la question
4
Dans l'art mobilier, les superpositions n'ont lieu que sur des supports "neutres", c'est à dire des supports qui ne
sont pas en même temps des outils ou des objets travaillés dans un but que nous ignorons, comme les rondelles.
5
[Fritz, 1989]
160
de son existence antérieure n'est pas réglée, et l'on discute encore de traces possibles. On vient
de trouver en Afrique du Sud un décor sur ocre incontestablement intentionnel (figure VIII-0),
qui reculerait de 40000 ans environ les débuts du graphisme. Au Moyen-Orient on connaît des
Palestine, vieille de 250000 ans environ, est très troublante, mais discutée. Beaucoup plus
contestables sont d'autres documents, comme une lame osseuse de l'Acheuléen du Pech de
l'Azé (Dordogne) marquée de tirets qui semblent aller par couples de traits parallèles, avec
fréquents traits incisés, par groupes de traits parallèles, sur des lames osseuses8. Le caractère
intentionnel de toutes ces rayures est hautement invraisemblable : "Toutes ces incisions,
même si elles forment des séquence répétitives, posent la question de leur caractère
intentionnel. En effet, la décarnisation par des outils lithiques laisse sur l'os des traces
reportant au chapitre I, le lecteur pourra se remémorer la belle histoire des traces d'une soi-
disant "civilisation du méandre", traces qui se révèlent être l'effet de l'impression des
Nous admettrons que l'art graphique naît pour de bon au Paléolithique supérieur, avec
la main experte de l'homo sapiens sapiens. Il ne naît pas uniformément, puisque dès le départ
des styles très différents se font jour et qu'une grande richesse artistique se concentre dans
certaines régions, alors que d'autres sont plus pauvres. L'Australie est une région très riche
6
[Jaubert, 1999 p.129 et 130]
7
[Otte, 1996 p.117]
8
Id.
9
[Kozlowski, 1992 p.36]
161
d'un art pariétal très ancien ; suivant des datations assez vagues et controversées, on fait
souvent état d'une évolution générale, qui aurait commencé il y a plus de 20000 ans : des
tracés digités ("macaronis") style Koonalda (nom d'une grotte), on passe au style Panaramitee
(nom du site) fait de cercles et de lignes, puis aux grands animaux et enfin au style "rayons X"
(reproduction d' organes internes) qui ne daterait que des débuts de notre ère, pour s'achever
vers 40010. Pour Emmanuel Anati, c'est en Tanzanie que se situerait le berceau de l'art, que
nous devons à ce qu'il appelle des "chasseurs archaïques" (ne connaissant pas l'arc et la
flèche) il y a plus de 40000 ans11, avec un style qui offre de nombreuses ressemblances avec
bâclés, absence de scènes. En Chine et en Inde, on ne connaît pour l'instant qu'un art rupestre
mésolithique .
C'est pourtant en Europe que nous resterons principalement pour étudier la première
floraison de l'art graphique au Paléolithique supérieur, parce que cette région est la mieux
accablés, ont autre chose à faire de leurs ressources que d'y prélever ne serait-ce que
l'équivalent des budgets rachitiques de la recherche archéologique dans les pays riches. Le
matériel européen à lui seul est déjà considérable, mais très localisé. Des quelques 300 sites
Europe de l'Ouest, la plus importante, puis Russie et Sibérie12. Quelques faits saillants sont
classés dans les tableaux VI-1 etVI-2, avec une chronologie communément admise par les
auteurs récents.
10
[Anati, 1997 p.370 et suivantes]
11
Id. p.192.
12
[Lorblanchet, 1995]
162
2-Objets et techniques
longue durée ; il s'étale des débuts de l'Aurignacien à la fin du Magdalénien, c'est à dire sur
environ 20000 ans. Ce qui nous en reste s'exprime sur les parois des abris ou des grottes
profondes, ainsi que sur des plaques rocheuses à l'air libre13 ou sur de simples galets ou
plaquettes de pierre (La Marche). Il s'exprime en statuettes féminines, telles les nombreuses
"Vénus" d'Europe du centre et de l'est, ou animales ; il est fait de gravures sur des plaques
d'ivoire, sur des objets utilitaires en os (sagaies, bâtons percés, propulseurs), ou sur des
artefacts d'usage inconnu, tels les rondelles de pierre ou d'os percées ou non en leur centre. Il
existe aussi, mais le fait est absolument unique à ma connaissance, des cortex de silex,
Les différentes techniques sont présentes et bien maîtrisées dès le début, contrairement
à ce que l'on a pensé un temps ; l'art paléolithique est empreint du même genre de mystère que
dessin peut être fait de tracés digités dans l'argile, de tracé digité dans l'argile qui se
transforme en dessin15 sur une zone plus dure, de gravure plus ou moins profonde dans la
roche, d'une suite de pointillés peints (même pour des figurations), de trait peint continu, ou
de limite obtenue par la technique du pochoir : tel était le cas des "mains négatives" très
nombreuses dans les grottes. Inspiré par l'exemple des aborigènes australiens, Michel
13
L'art rupestre récemment découvert au Portugal, au site de Foz-Côa, est de "style" paléolithique supérieur,
d'après Lorblanchet [Lorblanchet, 1995].
14
[Abramova, 1995]
15
Grâce à l'argile accumulé précédemment sur le doigt. [Plassard, 2000]
163
Lorblanchet a réalisé une reproduction saisissante16 du cheval tacheté de la grotte du Pech-
Merle (Lot) en crachant la peinture, sa main gauche posée sur la paroi pour limiter la
projection et formant ainsi progressivement le contour désiré. Le dessin peut-être laissé tel
quel, ou son intérieur peint ; le contour peut être gravé, et l'intérieur peint, qu'il s'agisse de
ma connaissance en Eurasie, où tout l'intérieur est en pointillé17. Les contours des grands
bisons polychromes d'Altamira ont été gravés, dessinés au charbon de bois et leur intérieur
peint, sans que l'on soit capable de déterminer l'ordre de ces trois opérations18. On a quelque
fois des indices (raclages) de préparation de la surface avant l'exécution de l'œuvre19, et d'une
La technique du bas-relief a donné des œuvres magnifiques21, sur pierre et sur os, et
des traces d'ocre rouge permettent de penser qu'elles étaient peintes. Nos ancêtres ont
abondamment utilisé d'ailleurs les bas-reliefs naturels dans les grottes ; beaucoup de roches ou
de concrétions calcaires d'allure animale ont été soulignées de quelques traits de peinture pour
rendre plus évidente la ressemblance, avec parfois un œil figuré par une cupule naturelle.
C'est ainsi que les nombreuses bosses du plafond d'Altamira (Espagne) ont servi à donner du
sculpture s'allie à la gravure qui rajoute des motifs abstraits à la surface des objets, tels les zig-
16
Reproduite dans [Lorblanchet, 1995]
17
Bison de Marsoulas. Reproduit par exemple dans [Vialou, 1986]
18
[Beltran, 1998]
19
Rare en général, le cas est fréquent dans la grotte Chauvet. [Clottes, 2001 p.152]
20
[Barrière, 1982 p.163]
21
Cheval de l'abri Labattut, la "femme à la corne" de Laussel, bouquetin de l'abri Pataud, bovins du Fourneau-
du-Diable, les blocs du Roc de Sers, le mammouth de Domme …. Reproductions dans [Delluc, 1991] et
[Delporte, 1990]
164
zags des figurines animales de Vogelherd et probablement aussi le quadrillage de la tête sans
En bref, on assiste à une grande souplesse d'utilisation de toutes les formes possibles,
"toutes les méthodes de tracé […] semblent avoir été connues d'emblée par les premiers
créateurs d'images"22, et il n'est en tout cas plus possible de s'essayer à une description
celui-ci à la gravure, ou du figuratif au symbolique à moins que ce ne soit l'inverse, etc. Nous
-oOo-
22
Lorblanchet op. cit. p.58.
165
CHAPITRE VII
reconnaissable et que l'on appelle l'art figuratif, et ce qui ne l'est pas et que l'on nomme "tracés
entre les deux catégories n'est pas absolue ; des statuettes anthropomophes de Mezine
(Ukraine) par exemple, sont couvertes de signes, mais sont elles-mêmes réduites à la plus
simple expression : une sphère pour la tête et une sorte de triangle pour le buste. Il y un
exemple plus frappant encore de mélange des genres, bien que le cas soit unique, à ma
Figure VII-1 : gravure sur défense de mammouth. Predmosti, vers 26000 avant le présent. Dessin Anne Spanek,
166
connaissance : on interprète une gravure sur une défense de mammouth, trouvée à Predmosti
stylisée ; la tête est triangulaire, les sourcils, le nez, et les yeux en "échelles", les seins, le
interpréter les signes en les ramenant à du figuratif (les tectiformes, par exemple, étant des
polysignalisation des choses. Il faut donc s'en tenir aux deux catégories figuratif/signes,
incluses dans le même vocable d'"art", mais qui sont peut-être issues de deux motivations
167Dans l'art figuratif, les animaux sont de loin les plus nombreux et presque toujours
d'espèce parfaitement déterminée (et de sexe rarement déterminable). Une statistique1 portant
28,7% et 22,2% des motifs), puis le bouquetin (9,5%) ; les mammouths ne sont que 7,8% et
les rennes 3,7%. Dans l'écrasante majorité des cas ils sont représentés globalement de profil ;
ce ne fut donc pas une mince surprise que de découvrir, dans la grotte Chauvet, des frises de
têtes de bisons vues de face et de nombreuses têtes vues de trois-quart : sans les datations
absolues qui rendent l'authenticité incontestable, cette particularité aurait suffit pour faire
peser un fort soupçon de canular sur cette nouvelle grotte. On connaît également, en vue de
1 [Sauvet, 1995]
167
face, les têtes de lionnes et de chouettes de la grotte des Trois-Frères (Ariège), un cheval à
Lascaux. L'animal peut être représenté en entier ou partiellement, par l'avant-train, la tête,
certaines parties peuvent être négligées à l'extrême, comme des pattes réduites à des sortes de
V ; on peut avoir des silhouettes pures, sans aucun détail, ou au contraire des figurations
dimension deux sont beaucoup plus rares3 et surtout beaucoup moins soignées ou même
silhouettes féminines gravées, sans tête ni pieds, et un grand nombre de têtes sans corps, très
souvent vues de profil. Une catégorie rare, mais très intéressante pour le préhistorien, est celle
des êtres hybrides mi-homme mi-animal : l'"homme à l'arc musical" des Trois-Frères (figure
VII-4), personnage cornu du Gabillou, tête de bison sur un corps humain à Chauvet, tête
figurée, il semble y avoir évolution historique dans le sens suivant : dans l'art peint, dessiné et
gravé du Paléolithique supérieur, l'animal est omniprésent et magnifique, tandis que l'être
humain est relativement rare, parfois totalement absent, en tous cas de facture très grossière.
contraire une présence picturale massive, et s'il est toujours très stylisé, la silhouette,
Un trait frappant mais paradoxal des figurations paléolithiques est leur abstraction ; je
veux souligner par là aussi bien l'absence de caractères individuels que de véritables
2
Exemples : gravures de La Marche, "masques" de la grotte des Trois-Frères, silhouettes stylisées de femmes à
Pech-Merle, à La Roche-Lalinde et dans la grotte de Cussac, nouvellement découverte.
3
3,5 % des motifs de l'art pariétal [Sauvet, 1995], 5 à 10% des motifs dans l'art pariétal et mobilier (Lorblanchet,
op. cit. p.52).
168
ou de satisfaction dans la quasi-totalité des centaines d'animaux peints ou gravés, nul
mouvement non plus ; ils ne sont là que comme signes de leur espèce, et non comme
individus, seuls ou dans un contexte. Les quelques représentations humaines ont le même
caractère, encore plus accentué ; on retrouve ce phénomène dans les statuettes de "Vénus"
d'Europe de l'Est et de l'Ouest dont la tête n'est qu'une boule, éventuellement décorée, mais
sans visage. Et dans les rares cas où le visage est esquissé, il est inexpressif ; en revanche,
quelle expression violente, mais stéréotypée, dans les seins, le ventre et le fessier ! La femme
est manifestement là comme type, tout porte à croire qu'elle n'est que le signe de la fécondité,
son symbole de pierre ou d'ivoire (figure VII-2). L'art paléolithique est donc un art abstrait,
même dans ses figurations, parce qu'il est chargé d'évoquer des espèces ou des idées
Figure VII-2 : Vénus de Willendorf (moulage), Autriche, vers 24000 avant le présent. © Photo
Delluc.
169
Le grand absent de la figuration paléolithique est le monde végétal et minéral : nulle
plante, nulle montagne, nul paysage en général, à moins que certains signes puissent y être
associés. La même analogie qui conduit à interpréter les tectiformes (figure VII-3) comme des
huttes pourrait bien faire croire à des nervures de plantes ou à des arbres dans les signes
barbelés, mais avec le même risque d'arbitraire. On n'est pas étonné, dans un monde de
chasseurs, de trouver des représentations d'animaux en grand nombre ; on n'est pas étonné non
plus que pendant les derniers temps glaciaires, une végétation très pauvre ait contraint nos
la végétation. Mais on est davantage surpris que dans le monde des véritables chasseurs-
restreinte dans l'art figuratif par rapport à celle du monde animal ; peut-être est-ce la
conséquence de ce que le monde végétal n'exige pour son exploitation qu'un investissement
Hamayon signale que chez les chasseurs-cueilleurs sibériens, la cueillette, activité féminine,
est dédaignée et ne fait l'objet d'aucun rituel4 : telle est sans doute la véritable raison de la
l'absence totale de paysages est un bon argument à opposer aux partisans de l'art pour l'art,
expression d'une émotion esthétique pure, car il n'y aurait pas eu plus de raisons d'être ému
devant un bison que devant un bel arbre ou un soleil couchant à l'horizon. Une production
d'esthètes ou de simples décorateurs nous aurait offert une variété bien plus abondante de
thèmes, opposée à ce qu'il faut bien appeler la relative monotonie de l'art paléolithique. On
peut objecter à cela les peintures australiennes qui représentent, aux dires de leurs auteurs, des
configurations de terrain que l'on traite parfois abusivement de cartes (voir chapitre I, §3) ; il
s'agit en réalité, non pas de reproductions de la nature, mais de trajets d'ancêtres, et tous les
4
[Hamayon, 1990 p.294]
170
accidents naturels, roches, failles etc… sont des ancêtres ou des traces d'ancêtres. Les soi-
disant cartes australiennes sont des reproductions d'actes du "temps du rêve" destinées à
configurations de terrain .
Deux questions très importantes, et que nous aborderons plus loin, sont celles
d'éventuelles mise en espace et mise en scène des sujets figurés ; la mise en espace pose le
préoccupe de savoir si les sujets représentés sont des individus (ou même des espèces
incarnées en un individu), des individus en scène (en fuite devant un chasseur, ou mourrant
sous les traits de javelot etc…), ou des groupes en action, des scènes de chasse par exemple.
A première vue, le cas de la mise en scène est rarissime et semble même être une acquisition
tardive : nous avons ici un nouveau trait évolutif probable, puisque l'art post-glaciaire,
A première vue, une pagaille complète règne dans les peintures et les figurations
pariétales gravées ; un animal peut être dans n'importe quel sens par rapport au sol de la grotte
: horizontal, les pattes vers le bas mais aussi vers le haut, vertical, la tête vers le bas ou vers le
haut, ou dans des positions intermédiaires. Les innombrables superpositions, qui rendent
quelquefois les sujets si difficiles à discerner, militent en faveur d'une individualité de chaque
sujet, au lieu et au moment donné de sa création, comme je l'ai mentionné plus haut, et non en
faveur d'une mise en scène. Dans le même ordre d'idées, la dénomination courante des grottes
comme "sanctuaires" induit une confusion dans l'esprit du lecteur contemporain, qui imagine
temple ; en fait cette idée est probablement fausse. Je donnerai plus tard d'autres arguments,
5
Cueva de la Arana (Espagne). [Nougier, 1993 p.260]
171
mais mais l'un d'eux a sa place ici. Sur les objets utilitaires ou décoratifs (rondelles, bâtons
superpositions ni animaux dans tous les sens ; si une scène est représentée, elle l'est sans
ambiguïté (en tant que scène, même si son sens n'est pas forcément clair). Les frises sont très
fréquentes et suivent l'axe de la pièce : tout cela montre que l'artiste, lorsqu'il le veut, peut très
bien gérer son support comme un espace organisé. La pagaille des superpositions et du sens
dessus dessous est due à de toutes autres causes qu'une maladresse de débutants ou une
alambiquée ; elle est en tout cas réservée à des supports bien déterminés, parois de grottes,
galets, plaquettes de pierre. L'objet utilitaire, lui, a droit à une lecture simple.
La deuxième grande catégorie est celle des représentations non reconnaissables : les
"signes" et ce que l'on appelle les "tracés indéterminés", auxquels les préhistoriens attachent
de plus en plus d'importance, après les avoir négligés. Les signes (figure VII-3), qu'ils soient
isolés ou couvrant tout ou partie d'un support, et dans ce dernier cas on appellerait cela un
décor, sont bien identifiables grâce à une composition voulue et des formes géométriques qui
se prêtent à la classification, tandis que les tracés indéterminés ne se prêtent guère à l'analyse
et leur fonction reste inconnue, pour l'instant ; mais leur simple existence met en valeur le fait
que le non-figuratif n'est pas nécessairement fait de tracés "géométriques", tirets, chevrons,
nombreux et qui ne peuvent être ramenés à des figures standardisées va dans le même sens :
sortes de "papillons" à Chauvet, "chevelure" à Lascaux, signes plus compliqués aux Trois-
Frères (figure VII-3), au Portel et dans la grotte des Eglises (les trois derniers sites sont en
172
Ariège).Le tableau ci-dessous6, qui rassemble quelques données sur les sites pariétaux de
l'Ariège magdalénienne, donne une idée de l'importance relative variable des signes par
rapport aux figurations et aux tracés indéterminés ; les nombres, sauf ceux de la dernière
Les signes sont donc très nombreux, globalement plus nombreux que les animaux dans
l'art pariétal et mobilier. Ils peuvent être peints ou gravés, gravés sur paroi, sur bloc ou même
exceptionnelllement sur des nucléus comme nous l'avons déjà dit, sur des outils ou autres
objets d'os, sur de l'ivoire. On peut n'avoir que des signes sans figurations sur certaines parois
de grottes (Niaux, Castillo et Pasiega), sur les nombreuses baguettes osseuses dès
géométrique est typique du style pavlovien de l'Europe orientale. Mais les signes sont parfois
associés aux figurations ; c'est nettement le cas lorsqu'ils sont gravés sur des statuettes
sont exempts de signes. La corrélation volontaire entre signes et animaux peut être contestée
dans le cas des parois où les deux sont présents, comme à Lascaux, qu'ils soient superposés ou
non. En tout cas, il se présente une assez grande variété aussi bien dans la typologie des signes
6
Données de Denis Vialou [Vialou, 1986].
173
que dans leur contexte d'isolement ou d'association apparente. Si certains signes sont très
répandus, comme les tirets parallèles ou les pointillés, d'autres ont un caractère régional qui
peut les faire interpréter comme des "marqueurs ethniques"7 ; l'idée vient encore de
l'ethnographie, des Aïnous par exemple, où chaque groupe familial a la propriété exclusive
d'un signe, gravé sur les flèches, sur les "relève-moustaches", et sur les arbres d'un territoire
de chasse8. C'est ainsi que les "blasons" (quadrillages peints) et les "tectiformes" (forme de
toit) se trouvent dans le Périgord, les quadrilatères à décoration interne chargée dans les
Cantabres, les "aviformes" (en forme d'oiseaux) dans le Quercy et en Charente ; en Europe de
l'Est, les zigzags et les motifs en grecque caractérisent le style mézinien (de Mezine, Ukraine),
(Russie). On voit que si l'art animalier est relativement monotone et stéréotypé, c'est moins le
7
Leroi-Gourhan, cité dans [Lorblanchet, 1995 p.56]
8
[Leroi-Gourhan, 1989 #394]
174
Signes peints : quadrangles et
alignements de pointillés. Grotte
du Castillo. D'après
(Lorblanchet, 1995).
175
Signes peints. Grotte de Kapova
(Russie). D'après (Kozlowski,
1992).
176
3- Le désordre de la paroi.
discerner les éléments, et malgré les positions totalement désordonnées et les tailles très
variables des divers sujets représentés, on a voulu absolument y découvrir un ordre caché. Le
fouillis et les superpositions sont surtout le cas des gravures pariétales, et des gravures sur
support "neutre" (plaquettes, galets), alors que la gravure sur les outils (sagaies, propulseurs,
bâtons percés, spatules) est parfaitement organisée. Si, comme le soutenait Leroi-Gourhan, les
superpositions s'expliquaient par l'exiguïté des surfaces, prouvant par là que "la préoccupation
d'associer des sujets déterminés était plus forte que le souci de disposer les images suivant un
ordre spatial plus conforme au nôtre"9, le phénomène s'appliquerait aussi à la gravure sur
9
[Leroi-Gourhan, 1992 p.236-237]
177
Figure VII-4 : exemple de fouillis de l'art pariétal. Noter le "sorcier à l'arc musical". Grotte des Trois-
Frères. Relevé de l'Abbé Glory. (Vialou 1986).
Ainsi les grottes, dit-on couramment, seraient des sanctuaires au décor organisé ;
suivant cette conception, l'artiste, arrivant devant une grotte vierge, ou devant un panneau
vierge, prendrait possession par avance de son espace en décidant que là il ferait des signes, là
totalement anachronique à mon avis, est si prégnant qu'il va jusqu'à dicter le vocabulaire
10
"Loin de courir le long des couloirs à la recherche d'une surface où tracer des bisons, l'homme a coulé en
quelque sorte le même temple dans des cavités chaque fois différentes, avec un sens monumental très inattendu."
(Leroi-Gourhan, op. cit. p.139)
178
descriptif : c'est ainsi que dans la grotte Chauvet, on a une sacristie, un sacré-cœur, un
bénitier11 ! À cela se rajoute l'idée que les diverses associations (des signes entre eux, des
animaux et des signes, des animaux entre eux) seraient porteuses d'un sens propre, d'une
logique interne dont elles seraient la syntaxe ; nous aurions devant nous des textes pariétaux
effet que son lecteur puisse le décoder, et il faudrait pour cela une organisation spatiale
déterminée du support. Michel Lorblanchet donne divers arguments qui vont à son encontre.
La syntaxe supposée est fondée sur des statistiques d'associations de sujets, mais des
nouvelles découvertes comme celle de la grotte Chauvet "ruinent les statistiques régionales et
mettent à mal des statistiques plus générales"12 ; le choix des éléments constitutifs de la
supposée syntaxe est entaché d'arbitraire : pourquoi ne pas prendre en compte, outre les sujets,
les dimensions, les positions, l'orientation, la couleur, le mode de tracé etc…? Surtout, la
syntaxe est supposée unique pour tout l'art paléolithique, pendant des milliers d'années et dans
toute l'Europe. J'ajouterai que les recherches des Sauvet13, fondées sur une quantité
impressionnant, ont donné des résultats extrêmement pauvres ; après avoir énoncé l'idée qu'un
panneau (une paroi de grotte) est l'unité sémique "analogue à ce qu'est la phrase pour un
énoncé linguistique", les auteurs constatent d'abord que 60% (611 sur 1027 unités recensées)
des panneaux sont "monothématiques" et ne contiennent donc pas de phrase. Il n'y a donc plus
que 416 "panneaux messages" que les auteurs ne prétendent pas déchiffrer, mais ils y ont
décelé des lois formelles comme celle-ci : il y a incompatibilité entre le mammouth et la biche
qui ne sont jamais présents ensemble, mais il y a en revanche des implications, par exemple la
11
[Clottes, 2001]
12
[Lorblanchet, 1995 p.162]
13
[Sauvet, 1995]
179
présence d'un lion implique celle d'un cheval lorsqu'un ou plusieurs éléments de la "classe 1"
(cheval, bison, bouquetin) sont présents. Devant la minceur de ces résultats, les auteurs
avouent que "le point essentiel qui ressort de ce travail, c'est que la combinabilité des motifs
figuratifs est apparemment très réduite dans l'art pariétal" ; si l'on se souvient que les
"combinaisons" n'ont lieu que dans une minorité (40%) de panneaux, la conclusion
raisonnable n'est-elle pas plutôt que la probabilité d'une "grammaire formelle" de l'art pariétal
Plus importante pour nous est la thèse d'un espace organisé, suivant laquelle chaque
grotte ornée serait un "sanctuaire" structuré à l'image d'un temple ; parmi les arguments qu'on
lui oppose15, on peut citer les conclusions très différentes de ses partisans. Leroi-Gourhan
penche pour un modèle dominant de l'ensemble de l'art pariétal, qu'il a obtenu à partir de
séries statistiques de plus de soixante grottes ; au centre de la grotte, dit-il16, se trouvent plus
de 80% des sujets "femelles" (bison, bœuf, signe féminin), alors que certains sujets "mâles"
(cerfs) se répartissent dans les situations périphériques tandis que le cheval est à 86% au
centre de la grotte. Selon le même auteur, la répartition des signes obéit à une même loi :
"marques de points ou bâtonnets à l'entrée, traits en faisceaux et contours inachevés avant les
grands motifs, signes élaborés dans les grandes compositions, bâtonnets ou points de la fin
apparaissent dans un ordre pratiquement constant dans les sanctuaires que j'ai pu étudier"17. Il
faut savoir que le recensement par Leroi-Gourhan des sujets animaux offre un certain
arbitraire puisqu'un groupe de sujets compte pour un, quelque soit le nombre d'individus
représentés : ainsi un groupe de quatre bisons dans une galerie périphérique comptera pour
deux fois moins que deux groupes de deux bisons au centre. Et surtout, une statistique peut
14
Voir également [Otte, 1997]
15
Donnés par Lorblanchet, op. cit. p.157 et suivantes.
16
[Leroi-Gourhan, 1971 p.461]
17
[Leroi-Gourhan, 1992 p.129]
180
suggérer des corrélations mais en aucun cas elle ne prouve quoi que ce soit ; on pourrait
même avancer que la présence d'un seul bison ailleurs qu'au centre de la grotte ruine toute la
théorie ! Les Sauvet, qui approuvent la méthode de Leroi-Gourhan, n'acceptent pas certains
de ses résultats importants ; ainsi, ils contestent l'organisation des grottes en entrée, passages,
panneaux principaux, zones périphériques, diverticules, fond, chaque zone ayant ses types de
représentations propres, parce que "les grottes sont souvent des configurations tourmentées
dans lesquelles les définitions sont inapplicables"18. De même ils "ne croient pas"19 à la
répartition des signes avancée par Leroi-Gourhan. Denis Vialou pense, contrairement à Leroi-
Gourhan, qu'il n'existe pas de stéréotype de la grotte ornée mais que chacune d'entre elles est
un microcosme construit de façon originale ; j'ajouterai que les constructions révélées par
Vialou sont davantage révélatrices d'une volonté héroïque d'en trouver une que d'une véritable
structure mise au jour. À Niaux, dit-il20, on a l'une des constructions magdaléniennes le plus
noir—bouquetin ou cheval noir qui "structure" le salon noir, formule qui s'oppose à celle des
venir un beau jour avec de la peinture noire, pour exécuter des rites à tel endroit de la grotte,
puis un autre jour avec de la peinture rouge pour œuvrer sur un autre panneau, prouve une
Un contre-argument plus technique à l'idée d'espace organisé est fourni par des
datation fines récentes ; à Cougnac, "les datations de pigments au radio-carbone ont révélé un
intervalle d'une dizaine de millénaires séparant la réalisation des cerfs mégacéros de celles des
ponctuations digitales de leur voisinage"21. À Cougnac toujours, sur un même mégacéros, des
18
[Sauvet, 1979]
19
[Sauvet, 1977]
20
[Vialou, 1991]
21
Lorblanchet, op. cit. p.162.
181
prélèvements ont donné des datations de plus de 5000 ans d'écart. Les œuvres ont donc été
réalisées à des époques très éloignées les unes des autres, ce qui met à mal l'idée d'une
contraints d'y revenir sans cesse) confirme que le fouillis apparent est un fouillis réel,
puisqu'elle montre, nous le savons, que l'important est dans l'acte de création de l'œuvre,
laquelle n'existe plus, au sens littéral du terme, une fois le rite exécuté. C'est dans l'ordre de la
logique rituelle que d'effectuer une gravure sur une gravure ancienne ou qu'une peinture
vienne en téléscoper une autre ; on peut aussi "repasser" une peinture ancienne pour la
réaviver22, les aborigènes australiens le font, et c'est une explication raisonnable des 5000 ans
d'une scène, la tendance inverse existe cependant, et elle deviendra même dominante dans l'art
post-glaciaire, où les scènes sont courantes. Mais dès le Paléolithique supérieur, apparaissent
Lascaux, lue quelquefois comme un homme affublé d'un masque d'oiseau, à terre (mais en
érection !) sous l'effet d'une charge de bison. Peu importe ici son sens, il s'agit sans doute
d'une scène, c'est-à-dire de plusieurs sujets en interaction, comme c'est peut-être le cas de très
curieux "troupeaux" en perspective bizarre à Chauvet, la grotte la plus ancienne pour l'instant.
Sur une retombée de voûte, nous dit-on23, trois lions ont été esquissés en perspective ; mais le
dessin est tel qu'il donne l'impression bizarre que le lion le plus éloigné est le plus grand.
Encore plus bizarre, à Chauvet toujours, est un troupeau de rhinocéros "vu en perspective"24 ;
22
C'est à Lascaux que de nombreuses réfections sont le plus visibles, d'après Leroi-Gourhan (Leroi-Gourhan
1992 p.233)
23
[Chauvet, 1995 fig.89]
24
Id. fig 86.
182
alors que les cornes diminuent avec l'éloignement, les silhouettes du reste du corps au
contraire s'agrandissent avec lui, comme pour les lions. Il n'est donc pas du tout certain que
des frises, translation du sujet, ou des "affrontements", symétrie par rapport à un axe :
bouquetins affrontés à Lascaux, avec une symétrie manifeste des deux paires de cornes, et au
contraire les "bisons adossés" de la même grotte, où la symétrie des arrière-trains est
grotte Chauvet offre une frise verticale de quatre têtes de bisons en vue de face, suivie d'une
Figure VII-5 : partie d'une frise de mammouths, grotte de Rouffignac. © Photo Jean et Marie-Odile
Plassard.
183
Figure VII-6 : mammouths affrontés, grotte de Rouffignac. © Photo Jean et Marie-Odile Plassard.
Nous avons remarqué plus haut le caractère abstrait de l'art paléolithique, même dans
ses figurations ; nous constatons maintenant le caractère purement formel des compositions,
lorsqu'elles existent. Il faut donc bien admettre qu'il n'y a pas de vie dans cet art ; la vie est
dans la pensée (le mythe) et l'action (le rite) qui le produisent, mais pas dans leurs traces
L'ethnographie montre une très grande variété de motivations dans l'exécution des
signes, motivations qui paraissent à l'opposé de celles des figurations. Chez un même peuple,
les Aïnous25, le signe peut être marque de chasse (une entaille à chaque ours tué), marque
personnelle sur un arbre de la part de celui qui a découvert un coin giboyeux, marque de clan
patrilinéaire sur les objets personnels avec des variations individuelles autorisées (si le père et
le fils chassent en même temps, ce dernier ajoutera un point ou un trait au signe familial gravé
sur ses flèches afin de savoir qui a le mieux contribué à la mort de l'animal). Derrière cette
25
[Leroi-Gourhan, 1989]
184
variété, propre à tous les peuples, se profile un phénomène spécifique qui tranche avec celui
des figurations : dans les figurations, seule l'exécution compte en principe, au moins à
l'origine, et elles n'existent plus après qu'elles soient réalisées. Les signes au contraire peuvent
avoir pour fonction de laisser une trace qui fait sens pour un groupe déterminé d'individus et
dans un contexte déterminé ; la trace doit donc pouvoir être relue, ce qui exclut les
superpositions si caractéristiques de l'art figuratif pariétal. Les signes peuvent certes être
superposés à des animaux (traits sur les bisons autrefois interprétés comme des javelots, par
exemple), mais ils ne le sont jamais l'un sur l'autre, à ma connaissance ; il faut bien sûr nous
entendre sur les mots, et ne pas confondre superposition anarchique, comme c'est le cas des
reconnaissable, l'espace du support est donc pris en compte comme tel, au moins localement,
Le signe exige donc d'être reconnu (plutôt que lu), ce qui suppose l'invention de
nombreuses. Le point, tout d'abord, peut être seul ou en groupe ; en groupe, on peut avoir des
figures fermées (par exemple les "cercles" de points de Niaux, mais le cas est rare) et
beaucoup plus souvent des alignements sur un rang, ou sur plusieurs rangs parallèles : les plus
spectaculaires sont ceux de la grotte du Castillo, en Espagne (figure VII-3). Le point est là
manifestement pour suggérer la ligne, comme dans le cas des figurations dont le pourtour est
en pointillé, et il n'est pas impossible que certaines d'entre elles expriment des
dénombrements, par opposition aux nappes de points dont le décompte, faute de "ligne
directrice" qui serve de guide à l'œil, serait très difficile. Parfois deux groupes de points sont
soigneusement placés de sorte que la correspondance biunivoque entre les deux saute aux
yeux ; à Lascaux, on a deux fois de tels groupes de trois fois deux points. Les points sont
185
souvent assez gros, quelque fois de véritables taches de plusieurs centimètres de diamètre ;
mais alignés, ils forcent le mouvement de l'œil sur la paroi, l'obligeant à suivre la ligne, pour
un dénombrement ou pour tout autre motif. Alignés en rangs parallèles, ils mettent en valeur
un espace par une succession de lignes de même forme ; dans les deux cas les points, aussi
gros soient-ils, fonctionnent donc comme points géométriques, en tant que générateurs
d'espace à une dimension. Les lignes en pointillés sont souvent vaguement droites, mais sans
forme vraiment précise, ce qui met en valeur deux contre-exemples exceptionnels : les
"cercles" de points de Niaux, et surtout une plaquette d'ivoire de mammouth trouvée à Malta,
en Sibérie, ornée d'une grande spirale centrale et de huit petites spirales périphériques (figure
VII-7).
Figure VII-7 : exemples de points générateurs de lignes. Chevaux de Sungir (esquisse du cheval en son
intérieur) et plaquette d'ivoire de Malta (spirales). Vers 23000 avant le présent. Dessin Anne Spanek,
d'après (Jelinek, 1978).
Les tirets, ou bâtonnets, peuvent également être isolés ou en groupe de traits parallèles (figure
tirets les uns par rapport aux autres autorise une très grande variété de combinaisons :
chevrons, faisceaux, zigzags, puis, en combinant cela avec un trait central un peu plus long :
barbelés, rameaux, flèches. L'ordre lisible dans ces compositions élémentaires est fait de
186
translations (translation du même tiret le long d'une ligne imaginaire, translation du même
chevron le long d'une tige dessinée dans le cas des barbelés) et de symétries axiales (le
chevron a un axe de symétrie non tracé, les flèches et les barbelés ont un axe tracé). Il est
curieux qu'une organisation fondée sur des rotations ou des symétries ponctuelles soit plus
rare au Paléolithique supérieur, sauf quelques fois quand le support le suggère directement
(les rondelles, les bâtons percés), et qu'elle devienne monnaie courante seulement plus tard.
Lorsqu'on veut attirer l'attention sur un signe ou sur un groupe de signes, groupe formant une
unité, il faut une organisation, une régularité qui force cette attention : l'unité d'un groupe de
bâtonnets est matérialisée par le transport parallèle de l'un d'entre eux le long d'une ligne
généralement droite, translation, ou par une combinaison d'une symétrie axiale et d'une
translation (zigzags et chevrons). La translation est "la même chose un peu plus loin", la
symétrie axiale est "la même chose retournée" ; le "même" fonde l'unité du groupe, l'"ailleurs"
(dans la même position ou retourné) est sa multiplicité. Telles sont les deux formes
seulement implicite : on suit, par exemple, une ligne de points ou de bâtonnets sur une paroi,
Combarelles). Il est notable que les lignes fermées rectilignes (triangles, rectangles, polygones
divers) sans subdivisions internes sont assez rares ; en cela elles s'opposent aux cercles ou
ovales, simples "ronds" tout nus de l'art pariétal, qui acquerront pourtant un décor avec les
187
rondelles magdaléniennes. On connaît les triangles gravés aurignaciens, avec un trait central
qui les fait qualifier unanimement (en France) de vulves, mais le triangle comme signe semble
se faire rare par la suite en Europe de l'Ouest. L'écrasante majorité des rectangles de Lascaux
ont des subdivisions internes, comme les tectiformes ; une des rares grottes connues à l'est de
l'Europe, celle de Kapova, comporte des triangles, des rectangles et des trapèzes, tous à
"décor" interne (figure VII-3). Et à nouveau, ce décor interne va reproduire la litanie des
symétries axiales et des translations, comme on peut s'en convaincre sur quelques figures ; les
rectangles quadrillés de Lascaux sont les plus monotones, mais riches de signification
explicite. On pourrait penser en effet qu'ils sont le produit dû au hasard de traits verticaux et
horizontaux, par exemple, mais la gravure témoigne à l'évidence qu'il n'en est rien : il s'agit de
des coloriages, puisque des sous-rectangles peuvent être peints de couleurs différentes, ce qui
montre bien leur prise en compte comme individus ; les pavages et quadrillages, dont nous
n'avons aucune raison de penser qu'ils soient liés à une mesure, sont des évidences
géométriques qui fonderont celle-ci par la suite : un rectangle est une figure qui, par le simple
tracé intérieur de parallèles à ses côtés, donne une figure non seulement homologue, mais qui
Le décor intérieur des "rectangles" espagnols est plus riche ; la décomposition en sous-
rectangles existe toujours, mais en plus une symétrie axiale du décor est parfois nettement
affirmée, et une audace particulière consiste à faire des décors parfois différents des deux
côtés de l'axe, avec des zigzags ou des tirets non parallèles aux côtés. Les tectiformes sont
franchement construits sur une symétrie, et leur originalité, par rapport aux rectangles, est
26
Le rectangle n'est pas la seule figure jouissant de cette propriété ; on peut paver un parallélogramme avec des
sous-parallèlogrammes et un triangle avec des sous-triangles à côtés parallèles. Le cas du rectangle et du
parallèlogramme est le plus simple : une seule parallèle à un seul côté réalise un pavage homologue, ce qui n'est
pas le cas du triangle.
188
d'associer des lignes courbes et des segments de droites, chose rare que l'on voit également
assemblages, parce que l'on peut y reconnaître certaines de nos figures élémentaires, il faut se
parallèles et de rectangles ? Ne serait-ce pas une projection abusive de nos concepts actuels ?
Nous tenterons de débrouiller cela dans le chapitre suivant. Pour l'instant, après avoir
considéré l'ordre partiel des signes puisqu'ils sont au moins sans superpositions, nous passons
En opposition tranchée avec la pagaille et les superpositions présentes sur les parois de
grottes et sur les suppports bruts (galets, plaquettes), il existe trois sortes d'objets dont le cadre
est explicitement pris en compte et structuré au moyen du décor27, sans qu'il soit besoin
d'aucune statistique laborieuse pour le mettre en évidence : ce sont le corps humain, les outils
d'os (spatules, sagaies, bâtons percés …), et des objets de fonction inconnue, mais
sont très souvent nues. Cependant quelques statuettes très schématisées d'Europe de l'Est
placé ; dans le même esprit, un contour découpé en forme de cheval présente deux lignes
27
Dans le langage actuel, le mot décor ou ornementation peut prêter à confusion parce qu'il sous-entend une
certaine gratuité ; on décore "pour faire joli". L'ethnographie montre que les décors ont au contraire un sens
(décompte, bâtons-message, motifs claniques ou rituels), avec une part restreinte de gratuité. Mais dans ce
paragraphe, nous ne nous occupons que de l'aspect géométrique.
189
parallèles de pointillés qui mettent en valeur une forme générale du corps, un schéma dans le
La plupart des objets conservés présentent donc un décor soigné ; les superpositions
sont inconnues, et la grande majorité des œuvres recensées manifestent une organisation
géométrique rigoureuse. Le décor libre, non assujetti à de lourdes symétries, est en effet rare,
et les exemples viennent de l'Est 28. Il n'y a pas ou très peu de scènes, mais une masse de
sujets figurés ou des motifs en interaction abstraite, géométrique, qui mettent en relief une ou
deux dimensions de la surface de l'objet ; comme dans l'art pariétal, il s'agit bien de
compositions avec profondeur de champ. Par des répétitions de motifs, on cherche à repérer
tous les rythmes possibles de l'objet en accord avec sa forme générale : un rythme de frise, fait
cyclique, circulaire, sur les rondelles de pierre ou d'os. On connaît des cas peu nombreux où
un seul motif, non répété, est gravé ; par exemple, un bâton percé porte une plante dont la tige
est parallèle à l'axe de la pièce et dont les feuilles ou les fleurs sont approximativement
symétriques par rapport à cet axe : on a bien la mise en valeur de deux directions
orthogonales, et c'est encore plus net lorsque le motif isolé est géométrique.
Les frises plus simples se lisent sur les très nombreuses baguettes aurignaciennes et
incisions obliques par rapport à l'axe de la pièce, lorsqu'elles existent, sont peu nombreuses :
en règle générale, les tirets sont perpendiculaires à l'axe de la pièce et leur mouvement de
translation est parallèle à l'axe. Ainsi, dans le cas apparemment le plus pauvre, les deux
28
Exemples : pendentif de Predmosti, "paysage" de Pavlov, motifs anarchiques sur plaquette d'ivoire à
Eliseevitchi. [Koslowski, 1992].
29
[Chollot-Varagnac, 1980]
190
pauvre, d'un point de vue mathématique, est celle qui ne contient que des translations
parallèles à l'axe de la pièce, à l'exclusion de toute symétrie, mais elle n'est pas la plus facile à
réaliser spontanément avec un motif abstrait ; on la trouve donc naturellement dans les
nombreuses frises d'animaux, têtes seulement ou corps entiers30. Mais même là, l'élévation du
corps de l'animal est perpendiculaire à l'axe de la pièce, ce qui permet encore de dire que la
surface de celle-ci est ordonnée par ses deux directions. On connaît à La Madeleine une
baguette dont le motif, des deux côtés, est fait de museaux affrontés, répétition de translations
le long de l'axe de la pièce et de symétries par rapport à un axe orthogonal à celui de la pièce ;
on a même un cas (à La Vache, Alliat en Ariège) où d'un côté, deux chevaux sont en
translation alors que de l'autre, deux antilopes sont affrontées, donnant en quelque sorte sur un
seul objet les deux formules fondamentales d'organisation des surfaces, déclinées
indéfiniment par les artistes paléolithiques. Des frises plus ou moins complexes sont faites de
zigzags, de motifs en losanges rainurés dans un seul sens ou quadrillés (figure VII-8),
d'associations de rectangles et de tirets ou d'autres encore, et dans tous les cas le phénomène
bien déterminées, dont les axes n'ont que deux directions possibles, et une fréquente absence
de soin dans l'exécution du motif individuel ; les losanges sont à peu près égaux, mais il est
clair qu'ils doivent être perçus comme "les mêmes", il faut lire en effet une répétition, de la
même façon qu'on lit une ligne de points faite en réalité de disques grossièrement égaux. De
même un motif de quatre chevrons emboîtés assez soigneusement gravés peut-être précédé et
suivi d'exécutions à la va-vite où l'on ne sait plus très bien s'il y a quatre ou cinq chevrons
(quatre branches d'un côté, cinq branches de l'autre, sommets escamotés)31 ; mais le lecteur
30
Têtes d'isards (Gourdan), têtes de bisons (La Madeleine), neuf chevaux, trois lions, ours (La Vache).
31
Il s'agit d'un os d'aigle gravé, trouvé dans la grotte du Placard (Charente), reproduit au chapitre VIII,
paragraphe 4
191
voit un mouvement de "vagues" et c'est cela qui compte. La transformation, le mouvement, est
Figure VII-8 : losanges gravés sur os. A gauche, Laugerie-Basse, à droite, Le Placard. Dessin Anne
Spanek, d'après (Chollot-Varagnac, 1980).
Il y a là, avec les frises, une véritable recherche des mouvements possibles dans une direction,
celle de l'axe principal de la pièce, puisqu'on ne peut pas faire n'importe quoi. On peut
démontrer en effet qu'il n'existe que sept groupes de frises, c'est-à-dire sept types (le type est
défini par les symétries internes du décor) de motifs pouvant se répéter indéfiniment le long
d'une droite fixée32 ; ils sont tous présents dans l'art mobilier du Paléolithique supérieur
européen, comme nous le verrons en détail au chapitre suivant. Le problème est plus ardu
avec les remplissages réguliers du plan ; le plan dont nous parlons est le développement de la
32
[Martin, 1982 chapitre 10]
192
par exemple, a découvert les dix-sept réseaux possibles du plan (ou les dix-sept motifs de
papiers peints possibles), mais la démonstration du fait qu'il n'y en a pas d'autre ne date que de
remplissages en zigzags et quelques pavages par des polygones convexes. Nous avons déjà
observons des pavages en losanges ou en parallélogrammes, obtenus par des lignes parallèles
croisées, et, plus intéressant, des pavages avec des hexagones. On sait34 que si l'on veut paver
le plan avec un seul polygone convexe, ce n'est possible qu'avec un nombre de côtés au plus
égal à 6 ; si on veut le faire avec un polygone convexe régulier, seuls les triangles, les carrés
et les hexagones conviennent. Les Paléolithiques ont découvert le polygone "maximal" qui
convient à un pavage du plan ; il est clairement présent sur la plaquette d'ivoire d'Eliseevitchi
(figure VII-9).
Figure VII-9 : plaquette osseuse d'Eliseevitchi (Russie). Reproduction très approximative montrant
un pavage hexagonal. Dessin Anne Spanek, d'après (Kozlowski, 1992).
L'exploration des organisations possibles d'une surface, telle qu'elle apparaît dans l'art
mobilier du Paléolithique supérieur, n'est bien entendu pas menée de façon rigoureuse et
mentionné, au début du paragraphe, des cas où il n'y a aucune structure apparente, même pas
la simple signalisation des deux directions principales. Il faut mentionner en outre les cas,
33
Martin, op. cit. chap. 11.
34
Id. chapitre 12.
193
assez nombreux en Europe de l'Est, où plusieurs structures différentes sont réunies sur le
même objet, mais bien séparées en bandes parallèles comme sur un cahier35 ; on dirait des
essais d'apprentis.
Une autre structure remarquable se manifeste dans l'art mobilier des rondelles. Les
plus anciennes semblent être les disques centrés en ivoire et les anneaux de Brno, il y a 28000
ans, suivies par les rondelles de Sungir, 23000 ans avant notre ère (figure VII-10) ; elles sont
rayons approximatifs.
Il en est de même des rondelles d'os magdaléniennes en Europe de l'Ouest (figure VII-
11). Contrairement au cas des rectangles gravés dans les grottes ou les losanges des frises
doute. Le décor est souvent constitué d'un cercle concentrique au bord extérieur du disque,
constituant une bande circulaire marqués par des tirets dirigés vers le centre ; quelque fois, un
rayonnage grossier est effectué et le centre n'est pas marqué36. Certains disques possèdent un
35
Plaquette d'ivoire d'Eliseevitchi, plaquette de Meziritchi.
36
Disque de pierre grossièrement gravé de rayons (Afontova Gora III, Sibérie). [Abramova, 1995]
194
seul diamètre explicitement dessiné, mais je ne connais pas de cas avec deux diamètres
tracé. Les motifs qui se déduisent l'un de l'autre par des rotations autour du centre de la pièce
sont assez pauvres : tirets sur le bord, rayons, chevrons, cercles ou ovales (rare) ; les motifs
figuratifs présents sont plutôt en exemplaire unique, occupant une grande partie de la rondelle,
et ne sont donc pas là pour être mis en mouvement, comme c'était le cas des figures animales
Nous voyons dans ces pièces la découverte du cercle et de ses propriétés ; si l'on
accepte encore l'idée de la priorité du mouvement sur la figure, on peut voir dans les rondelles
des réalisations maladroites d'un rayon qui tourne autour de l'une de ses extrémités, le décor
étant là pour rappeler ce mouvement. Le cas très rare où un seul diamètre est présent montre
195
que l'on n'a guère été au delà dans l'analyse, et en tout cas il n'y a pas d'exemple d'utilisation
du rayonnage pour inscrire des polygones dans le cercle, et donc pas de pont avec la catégorie
des figures rectilignes. Le rond est une figure probablement familière grâce à la technique de
fabriquant des bâtons percés ; il est possible que des ronds concentriques de plus en plus petits
aient conduit à l'idée de centre. Des décors de bâtons percés, autour du trou, sont faits de ces
tirets dirigés vers le centre et que nous voyons souvent sur les rondelles ; la parenté entre le
mouvement tournant qui a produit le percement du bâton et les rondelles centrées est ainsi
mise en évidence. Un chose est sûre, en tout cas : il y a 28000 ans au plus tard, le rond devient
Il est curieux, dans ces conditions, que le motif en cercles concentriques soit très rare
en Europe, à part le cercle proche du bord des rondelles ; le seul cas incontestable est celui
d'un pendentif en forme d'ovale très allongé, où un motif de trois cercles concentriques est
répété trois fois le long de l'axe de la pièce, et suivi de huit arcs de cercles parallèles.
Terminons avec des essais beaucoup plus complexes, mais limités à certaines localités
: Isturitz dans les Pyrénées, Malta et Mezine à l'est de l'Europe. Il s'agit de la découverte de la
spirale et de ce qu'on appelle le motif en "grecque", qui n'est rien d'autre qu'une sorte de
spirale "rectifiée". Faut-il voir là une première association d'un mouvement tournant et d'un
mouvement rectiligne, puisqu'une spirale peut être décrite par un point animé d'un
mouvement rectiligne sur une droite elle-même en rotation ? Les baguettes d'Isturitz sont
ornées de motifs spiralés complexes, mais la documentation photographique est telle qu'un
ordre est difficile à percevoir et il n'est pas facile de savoir si l'on a affaire à des spirales ou à
des cercles concentriques. La plaquette de Malta est au contraire parfaitement explicite, faite
196
de spirales ponctuées ; autour de la spirale centrale, des petites spirales sont enchaînées deux
par deux (figure VII-7). Le plus beau, peut-être, est le bracelet de Mezine (figure VII-12) ; le
décor en "grecque" ne lui est pas particulier, on le retrouve sur les statuettes du même site,
Figure VII-12 : déroulé du bracelet d'ivoire de Mezine (Ukraine). Dessin Anne Spanek, d'après
(Kozlowski, 1992).
eux semblant se transformer dans l'autre ; le zigzag, comme il est de coutume dans un décor,
suit les deux directions du rectangle du bracelet, il le structure classiquement. Mais lorsque le
zigzag se transforme en grecque, à deux reprises, l'œil qui suit les nouveaux motifs découvre
des lignes parallèles de grecques, en direction oblique par rapport à l'axe du bracelet et
parallèle à l'un des tirets du zigzag. Il ne voit plus l'objet de la même manière ; cette
association de deux "structures" qui s'évanouissent l'une dans l'autre (au lieu d'être séparées en
cases hermétiques comme à Eliseevitchi) est du grand art. De plus les grecques sont associées
par deux, trois ou cinq, ce qui donne une très grande antiquité au motif fait de spirales
-oOo-
197
CHAPITRE VIII
Mais que signifie cette nouvelle activité ? Elle nous est tellement naturelle, entourés
comme nous le sommes d'écritures, d'art, de figures, de graphiques, que nous pourrions
formes que nous apercevons dans les grottes préhistoriques ou sur les objets, nous avons
Lorsque nous avons reconnu un bison, nous nous considérons comme satisfaits ; mais que fait
Levallois, et plus encore le débitage laminaire, s'achèvent par des "dessins", découpages de
bords d'éclats et de lames minces ; le découpage a lieu dans un plan, ou plutôt dans un espace
de dimension deux, qui est également le lieu de travail exclusif, tout prêt, de l'artiste
systématique et ses dessins furent une voie de passage vers le graphisme ? Le cerveau humain
a-t-il eu besoin de découper avant de pouvoir peindre, dessiner ou graver des lignes ? A-t-il
198
eu besoin du travail de l'espace lithique local suivant ses trois dimensions avant de pouvoir
considérer les espaces naturels de dimension deux (les parois) comme des lieux de travail ?
Même si la réponse était positive, s'en tenir là serait inepte, en laissant de côté le saut
qualitatif, le changement d'univers. Dans l'outillage lithique, les formes restent formes de
pierre, tandis que dans l'univers de l'"art" elles se chargent de sens sans aucun rapport avec
leur réalité physique et acquièrent donc une fonction toute théorique. Les formes des outils
sont certainement abstraites, dans la mesure où elles sont préméditées, vues idéalement avant
d'être produites ; mais sauf à admettre une fonction symbolique ou esthétique des artefacts,
hypothèse qui n'est admissible que pour certains d'entre eux et très tardivement, leur destin
premier n'est qu'une fonction technique. Au contraire, dans la représentation, la forme, en tant
que forme symbolique, reste définitivement abstraite, détachée de tout support matériel, pure
création de la pensée et n'ayant d'autre objet que de servir cette pensée : le concret qui lui reste
encore attaché, sa substance concrète de symbole (peinture, trait gravé … mais aussi figurine
sculptée) est un concret par accident. Il n'y a en effet aucun lien autre qu'imaginaire,
arbitrairement décrété par l'intellect, entre un bison d'une part et la couche d'ocre, de charbon
de bois ou le sillon gravé qui lui correspondent sur la paroi de la grotte d'autre part. La
matérialité du signe est une base d'appui conventionnelle pour la spéculation intellectuelle,
fonction. Les peuples ont une expression à eux, très belle et d'autant plus exemplaire qu'on la
retrouve sur plusieurs continents, pour traduire l'origine purement intellectuelle du graphisme
: les aborigènes indiens et américains, entre autres, disent que leurs motifs leur sont venus en
rêve.
Ce serait pourtant un sérieux contre-sens que de faire de nos ancêtres des rêveurs et
matérialité des signes graphiques, n'est pas la négation du concret, son évacuation définitive.
199
Il n'est pas non plus seulement base d'appui pour la spéculation : il est principalement objet à
pouvoir, concret sublimé en source de puissance. Car ce qui est créé n'est pas seulement
ombre ou double passif, reflet, mais symbole actif, outil d'action, et ceci immédiatement. Tout
cela sera détaillé dans la suite, mais il est nécessaire de donner dès maintenant quelques traits
généraux de ce nouveau mode de pensée et de réfléchir sur son origine. Il est en effet la mère
comprendre la nature réelle et l'évolution des embryons. Le lien est d'ailleurs tellement étroit
entre les deux que nous considérons spontanément la géométrisation des traces comme une
preuve d'intervention humaine. On connaît (chapitre VI) la polémique sur l'existence ou non
de graphisme symbolique avant –40000 ; certains en ont décelé plusieurs centaines de milliers
d'années en arrière, et pour étayer cette thèse, ses partisans décrivent des lignes parallèles, des
arcs de cercles etc., bref ils appellent la géométrie à la rescousse à défaut de représentation
travaillé, est prise à bon droit pour un signe d'humanité, comme si les traces structurées,
bien le cas pour la trouvaille récente de pierres gravées en Afrique du sud et vieilles de 77000
ans, et qu'il serait peu raisonnable en effet de prendre pour des traces accidentelles (Figure
VIII-0).
200
Nous devinons, nous "flairons" cette pensée dans l'art paléolithique ; mais elle reste,
muette, implicite, et de ce fait les tentatives héroïques de la rendre explicite sont vouées à
l'échec (voir le chapitre I). En revanche, elle est très bavarde et explicite chez certains
d'un mode premier de pensée, la disparition progressive de l'arbitraire dans l'analyse de l'art
En premier lieu il s'agit bien d'une pensée ; et pas seulement d'une pensée technicienne
incarnée dans un plan de travail, mais d'une vision globale du monde, dont les premières
traces incontestables datent de quelque 40000 ans au moins, et dont nous pouvons restituer
pensée de ramassis de sottises produites par des sauvages terrorisés par les forces naturelles ;
d'un côté en effet on célèbre l'œuvre de l'intelligence humaine capable de créer des outils
magnifiquement conçus, d'élaborer un langage, de forger une cohésion sociale sans équivalent
ultérieur fondée sur un vaste système de parenté, et de l'autre on ridiculiserait ce que cette
libération humaine, ont eu à repenser toute l'histoire avec sa préhistoire, ont pu donner prise à
ce travers dans certaines formulations1. Mais il serait tout aussi absurde, à l'inverse, d'égaler
cette pensée primitive (première, fondatrice), à ses formes plus développées, comme si toute
1
Par exemple : "Bien entendu, la conscience n'est d'abord que la conscience du milieu sensible le plus proche et
celle du lien borné avec d'autres personnes et d'autres choses situées en dehors de l'individu qui prend conscience
; c'est en même temps la conscience de la nature qui se dresse d'abord en face des hommes comme une puissance
foncièrement étrangère, toute puissante et inattaquable, envers laquelle les hommes se comportent d'une façon
purement animale et qui leur en impose autant qu'au bétail ; par conséquent une conscience de la nature
purement animle (religion de la nature)." Karl Marx et Friedrich Engels, L'Idéologie allemande, cité dans (Marx
1968 p.75).
201
pensée n'était qu'un reflet conjoncturel de situations particulières, comme si la pensée n'était
dans ses premiers pas) dans cette deuxième attitude qui, avec son relativisme mielleux, foule
époques inférieure et moyenne du Paléolithique est, suivant des modes détaillés dans les
humanisée : nature brute du rognon de silex changé en outil, environnement brut changé en
état de fait, pour faire tout d'abord de son propre pouvoir sur la nature incarné dans les outils
un pouvoir venu d'ailleurs et "chosifié", substantifié, dans la pierre ; c'est peut-être la première
fois, mais sûrement pas la dernière, que l'esprit humain fonctionne en attribuant sa propre
suppose de se placer hors de la chose examinée et jugée, y compris lorsque celle-ci est notre
propre activité, et il est donc tout à fait naturel, dans un premier temps, d'en faire un objet
extérieur. N'avons-nous pas une trace de cette mutation dans la conception d'un peuple de
l'Irian Jaya (Nouvelle Guinée) suivant laquelle la roche est la mère des haches2 ? Il est un
autre témoignage particulièrement instructif, celui des Dani, peuple de la même région3.
Après la mort, les individus deviennent des esprits dont certains, pour être gardés sous
contrôle, sont rituellement incarnés dans des outils de pierre ; il s'agit d'outils ordinaires,
2
Voir le parapraphe 6 du chapitre IV
3
[Hampton, 1999]
202
aucun n'étant spécialement fabriqué pour la sacralisation, et inversement les esprits ainsi
incarnés peuvent être rituellement utilisés pour certaines récoltes. Peut-on imaginer une
assimilation plus claire et plus explicite entre le pouvoir réel de l'outil commun et le pouvoir
imaginé d'un esprit de l'autre monde ? N'est-ce pas un indice sérieux révélant le processus
Les traces de cette idée de la pierre-pouvoir sont nombreuses et étalées dans le temps.
C'est une idée répandue en effet que d'attribuer à la roche un pouvoir générateur dans un sens
très général, la matière dont s'empare la puissance créatrice humaine devenant le pouvoir
créateur tout court : elle est à la fois, en Australie par exemple, les ancêtres, leurs traces et une
source de renaissance grâce aux rites de réactivation. Le moindre piton, la moindre faille est
un ancêtre du temps du rêve ou une trace de son action ou de son passage ; certains rocs sont
réputés contenir des "esprits-enfants" que l'on peut extraire par des rites appropriés, et qui
iront ensuite au campement à la recherche d'utérus qui veuillent bien les accueillir. La roche
semble bien le support privilégié : si celui-ci est trop éloigné du lieu d'accomplissement du
rite, nous dit un ethnologue, on réalise les peintures sur des écorces que l'on érige en les fixant
"elles accomplissaient une sorte de coït rituel avec le rocher en utilisant un pilon ou une
pierre en forme de phallus pour gratter ou piqueter un creux dans le rocher. Puis elles
recueillaient la poudre produite, qui symbolisait le pouvoir provenant du monde
surnaturel à l'intérieur du rocher, pour s'en oindre le ventre et en placer dans leur vagin.
La croyance voulait que ce rituel privé garantisse aux femmes la conception s'il était
immédiatement suivi d'une relation sexuelle avec leur mari […]"5
préhistoriques.
4
[Kupka, 1962]
5
[Whitley, 2000 p.98]
203
Toutes ces pratiques si impressionnantes ont hanté les esprits jusque très tard, y
substitut de pierre des individus, et médiateur entre le monde des vivants et celui des morts6. Il
pouvait, entre autres fonctions, évoquer un être cher et atténuer la douleur provoquée par son
absence :
substantifier son pouvoir sur la nature au moyen de la pierre. Prenant pour base le face à face
entre nature brute et nature aménagée, ainsi que le passage de l'une dans l'autre, elle leur
déplacements), qui peut être rapproché, par analogie, de la nature aménagée ; et un second
monde, sublimation intellectuelle de la nature brute, nature brute glorifiée de ce fait en source
et raison d'être du premier monde. Ce qui n'était que matière première change de nature,
prend ses lettres de noblesse en devenant raison d'être, c'est-à-dire monde des pouvoirs,
monde de la création en charge de la vie et de son maintien ; la roche est sublimée en "mère
6
[Vernant, 1985 p.325 et suivantes]
7
Euripide, cité dans [Gombrich, 1978 p.167]
204
Le mythe raconte la théorie des deux mondes, et la narration elle-même trahit son
origine, puisqu'elle est toujours histoire d'une création qui se confond avec un récit
généalogique ; je veux dire que la pensée qui, à travers le mythe, "fabrique" le monde,
implicitement, soit dit en passant, la grande hypothèse d'un monde organisé et pensable :
selon le mythe celui-ci est en effet toujours une décision d'ancêtres créateurs.
Si le mythe raconte la théorie des deux mondes, le rite l'actualise. Comme raison
d'être, source de toute vie, le monde des essences doit passer et passe en effet sans cesse dans
le premier monde ; c'est le rôle du rite que de faire passer l'essence, les pouvoirs, du second
fin du monde, car il s'agit bien de re-création, et non de simple commémoration. Le rite assure
également le passage inverse du premier monde vers le second en chargeant de pouvoir des
On voit que par le passage incessant des deux mondes l'un dans l'autre, la pensée
primitive s'affirme comme pensée immédiatement incarnée, pensée-action, les deux termes
étant de prime abord et pour longtemps inséparables. Nous l'avons vue à l'œuvre dans le plan
de travail de l'outil, nous la voyons maintenant active dans un plan de recréation permanente
et d'organisation globale du monde. Le mythe est le plan de travail, tandis que le rite est son
pleinement constituée, avec toute l'audace et l'inconscience de sa jeunesse. Elle est en effet
toute entière dans l'action organisée par le mythe, dans le concret rituel, sans distance8 ; il lui
8
Plus exactement sans conscience de la distance entre la pensée et l'objet de pensée.
205
faudra une nouvelle naissance, avec la philosophie grecque, pour qu'elle se dédouble afin de
prendre conscience d'elle-même et de s'interroger sur son originalité par rapport au premier
monde et sur la question centrale de ses rapports avec lui. Mais dès le départ, quelle audace,
quelle confiance spontanée dans le pouvoir humain ! Dès le départ, la pensée s'affirme en
puisqu'au moyen du rite, "la clef de l'univers est entre les mains de l'homme"9. De sa première
pouvoir humain ont pu avoir lieu assez tôt, en témoignent les nombreux amas de splendides
bifaces sans traces d'usure et dont la beauté aurait été une façon de glorifier la pierre (chapitre
IV). Les premiers indices incontestables de l'existence d'un deuxième monde et du passage du
premier au deuxième sont les quelques sépultures néandertaliennes10 ; jusque-là, le mort ne fut
sans doute qu'un rebut abandonné à la nature brute tel un outil usé ou un nucléus épuisé. Il a
échappé à ce triste destin le jour où la nature brute fut sublimée en second monde : la mort
première importance.
Telle est la pensée première ; voyons maintenant le monde "géométrique" qu'elle a créé dans
9
(Leroi-Gourhan, 1965 p.163).
10
[Defleur, 1993]
206
2- Lieu de travail ; l'origine de la surface de représentation.
Si la pensée des deux mondes est manifeste chez les néandertaliens, par quelques
sépultures, il faut attendre des dizaines de milliers d'années pour que l'homo sapiens-sapiens
se décide à graver, à peindre ou à sculpter. Il a enterré ses morts et donc exécuté des rites
divers bien avant de passer au graphisme symbolique, qui semble par conséquent surgir
comme la forme la plus difficile à concevoir parce que la plus fine, la plus abstraite, du
de l'espèce concernée et permette d'agir sur elle, et de même qu'une Vénus gravettienne soit
un moyen d'action sur la fécondité ; il paraît naturel qu'un objet sculpté fasse l'affaire. Mais
deux si peu naturelle, et qui pose de si redoutables problèmes techniques ? Nous devons avant
tout essayer de répondre à cette question puisqu'elle se confond avec celle de la raison d'être
jours. Ensuite, nous suivrons le même canevas que pour l'outillage lithique : étude du lieu de
travail, ici la surface, puis du plan de travail qui est une structuration locale de cette surface, et
est indispensable. Dans le monde primitif, la chasse n'est jamais considérée comme un droit
principielle entre l'homme et l'animal n'existe pas, il y a au contraire entre eux de véritables
liens de parenté, au sens strict du terme ; le modèle général du monde est en effet celui des
207
groupes familiaux et le ressort principal est celui de la reproduction de la vie11. Entre les
divers groupes il y a échanges de femmes ou d'hommes suivant des règles strictes, et le même
principe s'applique à la chasse, conçue comme partie d'un échange. Telle est l'idée centrale
Chez les Aïnous, nous raconte Arlette Leroi-Gourhan, l'ours est l'authentique frère de
l'homme, et on raconte des légendes sur des épousailles entre ours et humains ; la chasse à
l'ours est l'une des activités primordiales de ce peuple qui de ce fait doit inventer une sorte de
don réciproque. Il élève pour cela un ourson, entouré de soins et de l'affection de tous,
jusqu'au jour où, comblé de cadeaux comme jamais, il va pourtant être sacrifié en grande
pompe avec, en prime, les excuses et le chagrin sincère de la communauté ; c'est qu'il ne s'agit
pas d'une chasse symbolique, mais au contraire d'un retour du sacrifié chez les siens, vers le
Maître des ours, devant lequel il pourra témoigner de la superbe façon dont il a été traité :
"compensation à toute la tribu des ours pour les futures mises à mort"12.
Dans son grand ouvrage sur le chamanisme sibérien13, Roberte Hamayon place
l'échange au centre du système de pensée associé et en décrit une grande variété de modalités.
A la chasse, on laisse sur place une partie du gibier (crâne, os, appareil respiratoire ou organes
"[…] avant d'être déposée en forêt, la tête de l'animal tué aura été rapportée à la
maison, installée au coin d'honneur et traitée comme un hôte que l'on se fait un devoir
11 "Selon la conception matérialiste, le facteur déterminant, en dernier ressort, dans l'histoire, c'est la production
et la reproduction de la vie immédiate. Mais, à son tour, cette production a une double nature. D'une part, la
production de moyens d'existence […] d'autre part, la production des hommes mêmes, la propagation de l'espèce
[…] Moins le travail est développé, moins grande est la masse de ses produits, et, par conséquent, la richesse de
la société, plus aussi l'influence prédominante des liens du sang semble dominer l'ordre social." [Engels, 1954.
Préface de la première édition, 1884]
12 [Leroi-Gourhan, 1989 p.118]. Les Ojibwas d'Amérique du Nord connaissent un rituel de l'ours très proche de
celui des Aïnous [Landes, 1968]
13 [Hamayon, 1990]
208
de régaler ; elle aura été barbouillée de graisse, fumigée de fumée grasse. En même
temps, l'âme censée l'habiter aura entendu de la part du chasseur des remerciements
pour être ainsi venue d'elle-même lui rendre visite, et des souhaits de retourner chez ses
congénères leur dire à quel point l'homme l'a bien traitée et les inviter à venir, eux aussi,
en visite".14
On peut aussi nourrir une figurine en échange de la chair donnée par l'animal, mais il ne
faudrait pas croire que tout cela n'est que symbolique, du type : je me régale de ta chair, tu
gardes les os et je régale ton âme de belles paroles. L'échange non respecté peut en effet
mettre en danger la vie du chasseur ; celui-ci doit s'autolimiter, aucune chair ne doit être jetée
: "Ainsi, dit-on chez les Bouriates, le chasseur qui a tué quatre-vingt-dix-neuf ours est tué par
le centième, car pour cent ours tués, un homme doit mourir", ou encore :
On ne partira pas à la recherche du chasseur non revenu de la forêt, puisque cela signifie qu'il
a été choisi par les "esprits", et plus généralement la maladie et la mort sont des contreparties
reconnues de la chasse. Il y a donc une sorte de commerce, entre le monde symbolique (celui
de la forêt dominé par son maître, imaginé sous forme d'élan), donneur de gibier, et le monde
actuel, celui du chasseur ; l'échange se fait par l'intermédiaire d'objets de formes et de textures
diverses, appelés ongons, que l'on nourrit pour rendre la chair prélevée sur le gibier et par qui,
encore de prélever sa part en envoyant une maladie au chasseur. Les ongons peuvent être des
figurines, des animaux vivants, des arbres, des lacs, des rochers signalés par des dessins
gravés : dans ce cas, la gravure est donc signe de connection entre les deux mondes.
14 Id. p.399
15 Id. p.411
209
David Whitley, dans son étude de l'art des Amérindiens de Californie, nous donne des
indications précieuses. Selon les croyances de ces peuples collecteurs, pêcheurs et chasseurs
de petit gibier, le second monde, celui des sources de vie et de pouvoir, est souterrain ; " […]
à certains points de la surface du sol, cette force surnaturelle affleurait : des zones rocheuses,
grottes, abris sous roche et pics, et des sources d'eau permanentes telles que lacs, étangs et
cascades. […] ces emplacements particuliers du monde naturel étaient considérés comme
sacrés. C'étaient des lieux de passage, des frontières perméables entre royaume sacré et
monde des humains que les esprits pouvaient franchir et que le chamane pouvait lui-même
Dans certaines régions de Californie, on attribuait l'origine de l'art rupestre à des êtres
surnaturels qui vivaient dans les sources ou dans les rochers ; "on les entendait parfois pleurer,
et on apercevait quelque fois la trace de leurs pas […]. L'esprit familier, entrant et sortant des
fissures dans la roche, était responsable de la production de l'art rupestre."17 Les "esprits"
résident à l'intérieur des pierres, ce qui fait des rochers et des cavernes des portes sur le monde
surnaturel. Chez des Bushmen d'Afrique du Sud, il fallait le sang d'un éland (sorte d'antilope)
l'auteur émet donc l'hypothèse de la restitution rituelle de la bête après la chasse, au moyen de
la peinture.
Le lecteur aura compris que je veux l'amener, par le biais de quelques descriptions
ethnographiques du passage des deux mondes l'un dans l'autre, à l'idée que l'origine du
graphisme est à rechercher dans l'une des formes de ce passage, réalisé de main d'homme par
une trace sur la paroi rocheuse. Il est vrai que nous n'avons-là qu'une des formes de contact
210
entre les deux mondes ; toutes les métaphores exprimant le passage de l'un dans son contraire,
pourvu qu'elles soient susceptibles d'une véritable traduction pratique (rituelle), sont en effet
grand nombre de peuples, mais le shamane peut également franchir la limite en plongeant
Ainsi l'oiseau est-il souvent l'archétype du chamane ; celui-ci, paré de plumes d'oiseau, simule
le vol à l'intérieur d'une tornade. "La danse du cercle, chez les Numiques, pratiquée lors de la
plupart des rituels collectifs, reproduisait le mouvement de la tornade, en sens contraire des
Le deuxième monde des pouvoirs, des sources vitales, est donc symétrique du premier
par rapport aux lieux de passage (la roche, l'eau, l'air), et cette symétrie induit, par analogie,
toute une série d'inversions concrètes. Pour en rester aux Californiens, la nuit dans un monde
est le jour dans l'autre, les morts puent dans l'un mais ce sont les vivants qui empestent dans
l'autre etc20. Mais la symétrie est également temporelle : en tant que monde de la création,
donc monde des origines, celui-ci est du même coup le fameux "temps du rêve" des
Parmi tous ces passages et toutes ces symétries, nous privilégions bien sûr ici le
passage à travers la paroi rocheuse, dont l'idée a donné naissance au graphisme rituel. Sa
211
La roche est donc le substrat privilégié du monde du temps du rêve, et sa surface est le
préhistoriques ont ceci d'impressionnant que les animaux ont l'air de sortir réellement de la
pierre ou d'y rentrer à nouveau ; les nombreux contours peints ou gravés simplement esquissés
dévoilent un être à la façon d'une silhouette qui apparaît lorsque le brouillard se dissipe. La
gravure d'un contour est la première étape dans l'œuvre d'accouchement, et le fait qu'on en
reste là (au lieu de "pousser" jusqu'au bas-relief, par exemple) montre le caractère doublement
symbolique du travail : le contour est symbole de l'être, la partie pour le tout, et la technique
elle-même de gravure est symbole d'extraction complète, une partie du travail est là pour la
d'un monde à l'autre, passage à travers la pierre ; le bas-relief est l'être réintégrant réellement
ou sortant réellement de la pierre (figure VIII-1), tandis que la gravure et la peinture sont des
simplifications et des schématisations plus poussées de la même réalité, ce qui n'implique pas
212
Mais si l'animal sort tout seul de la pierre, naturellement en quelque sorte, comme dans les
nombreux reliefs intérieurs aux grottes où l'on peut reconnaître une figuration animale, c'est
encore mieux ; il suffira alors de souligner la sculpture naturelle par quelques traits ou de la
compléter par une véritable peinture (figure VIII-2). On le fera encore à Niaux et à Altamira,
Figure VIII-2 : relief naturel souligné de quelques traits sur une concrétion calcaire pour en faire
Depuis que les oukases contre le comparatisme ethnographique ont perdu de leur force
d'intimidation, les préhistoriens français n'hésitent plus à proposer des théories allant dans le
dit récemment :
21 [Clottes, 2001]
213
"Cette incorporation de la roche aux œuvres pariétales [par l'incorporation de volumes
rocheux] est bien particulière à l'art paléolithique. Par leur consistance, leurs couleurs,
leurs grains, leurs fantastiques mouvements, les formes de calcite appellent les formes
artistiques […] Les figurations ne sont jamais extérieures à la roche, ce qui rend
particulièrement inadéquat le terme de 'support' ; le calcaire n'est pas neutre. La caverne est
bien 'participante', elle tressaille sous la poussée de reliefs intérieurs. L'art anime la caverne
et l'on doit se demander si l'accord entre la grotte et le créateur ne répond qu'à un jeu
formel ou s'il n'a pas, avant tout, une fonction symbolique. Ce sont des images latentes, des
créatures endormies dans la roche qu'éveille, en un geste fécondateur, l'artiste-prêtre des
temps glaciaires. Dans la grotte, ventre de la terre, il présidait sans doute à la naissance du
monde et à une communication avec le monde des esprits. Cette idée a parfois été évoquée
par certains préhistoriens, tels que l'abbé Lemozi qui dès 1929 déclarait «l'animal jouit à
l'intérieur de la grotte d'une sorte de préexistence mystérieuse, sa présence se manifeste par
de vagues contours naturels», mais elle n'a pas encore donné lieu au développement et à la
recherche méthodique qu'elle mérite."22
d'Afrique australe, décrit le chamane comme l'homme capable de "passer" dans la "réalité
L'auteur suggère une croyance analogue chez les peintres du Paléolithique supérieur. Je
besoin d'exprimer et d'effectuer le passage à travers la paroi, mais pas nécessairement dans
le sens d'une naissance ; ce peut être également une restitution, dans le cadre de l'échange
214
Qu'il soit dans un sens ou dans l'autre, le passage, sous forme de dessin gravé ou peint,
a pour fonction de marquer la traversée du voile entre les deux mondes, entre le temps du rêve
et le temps actuel. Extraordinaire fortune ultérieure de cette idée, que l'on doit au mode de
pensée de nos ancêtres et aux rituels afférents ! Elle est la source originelle de tout l'art
pictural, qui par la suite, mais très probablement dès les temps paléolithiques, s'affirmera pour
lui-même, développant une esthétique indépendante des contraintes rituelles ; elle est aussi la
maintenant d'examiner.
compensatrices diverses.
utilise volontiers des reliefs naturels qui font penser à un animal, en rajoutant ici ou là un trait
ou un coup de pinceau pour signaler l'illusion (figure VIII-2) ; mais le procédé est secondaire
n'est même pas nécessaire si l'on se contente du contact physique et de sa trace ; aucun
problème technique, donc, dans le cas des mains négatives innombrables partout dans le
monde comme dans le cas des tracés digités dans l'argile connus sous le sobriquet de
"macaronis".
général de l'angle sous lequel on voit la plus grande quantité de l'animal. C'est ainsi que, dans
215
l'art paléolithique, la quasi-totalité des animaux sont vus de profil, mais cela tient à la nature
des animaux en question. On le voit bien avec l'art aborigène australien, qui montre certes les
mammifères et les oiseaux en vue de profil, mais les reptiles en vue de dessus, et les figures
humaines en vue de face ; ce sont des choix réfléchis, comme le montrent les contre-exemples
d'une part, et les protestations implicites d'autre part. Comme contre-exemples, on peut citer
entre autres les têtes de bisons en vue de face ou de trois quart dans la grotte Chauvet, des
têtes de lionnes et des chouettes en vue de face dans la grotte des Trois-Frères, un cheval en
australiens "n'appréciaient pas du tout les représentations incomplètes, comme dans le cas où
pour donner l'impression de l'image en perspective la patte d'un oiseau demeurait invisible"25 ;
Howard Morphy cite le cas des dessinateurs du peuple Yolngu, traçant sur le sable un canot
l'impression visuelle26.
Il faut donc, dans la majorité des cas, corriger l'incomplétude due à l'absence d'une
dimension ; là également, la méthode résulte d'un choix réfléchi comme le montrent les divers
procédés employés, ou même l'absence de procédé. On peut en effet tout simplement ne pas
corriger, avec le "profil absolu" où l'on ne voit que deux pattes pour un animal ; il est plutôt
216
Figure VIII-3 : exemple de profil absolu. Cheval peint, Santimamine (Espagne). Dessin Anne
Spanek d'après (Nougier, 1982).
dès les débuts connus de l'art paléolithique européen. L'illusion du volume est souvent parfaite
grâce aux effets de couleur et à la distinction d'un premier et d'un second plan dans le rendu
surface, d'abord partiel, puis systématique dans les temps postglaciaires, et qui contredit
parfois violemment l'impression visuelle immédiate. On peut voir un profil absolu, mais avec
des cornes, des oreilles ou des défenses représentées soit parallèlement, soit en vue de face,
avec tous les intermédiaires possibles ; un exemple frappant est celui du bison de La Grèze
(figure VIII-4) mais on peut citer également, pour montrer la permanence du phénomène, un
217
Figure VIII-4 : profil absolu et rabattement des cornes. Bison gravé, La Grèze (Dordogne). Dessin Anne
Spanek, d'après (Lorblanchet, 1995).
l'art rupestre nordique du 8° au 6° millénaire avant notre ère30. On peut voir également un
profil montrant trois ou quatre pattes, mais sans technique de trompe-l'œil qui permette de
distinguer un premier plan et un arrière plan ; par exemple, deux pattes avant dessinées côte à
côte et sur le même plan, alors qu'il n'y a qu'une seule patte arrière (bouquetins de la grotte
Cosquer, figure VIII-5). On peut distinguer deux pattes avant sur le même plan, tandis que les
deux pattes arrière offrent le trompe-l'œil classique, ou encore, toujours à Cosquer, les quatre
pattes par groupes de deux, sans aucun effet de perspective ; ce dernier cas est aussi celui des
L'éventail chronologique est très large et la forme la plus "naïve" (les quatre pattes par groupe
de deux sans aucun effet de perspective) se poursuit à l'ère post-glaciaire, et semble même
218
Figure VIII-5 : pattes arrières en profil absolu, pattes avant sur le même plan, rabattement des cornes.
Bouquetin, grotte Cosquer. Dessin Anne Spanek d'après (Clottes, 1994).
Nous avons là des "effets spéciaux" voulus, puisque d'une part on savait faire du
trompe-l'œil, et que d'autre part ils sont volontiers utilisés en même temps que du trompe-l'œil
: alors que l'animal est de profil avec une bonne illusion de volume, les cornes peuvent être
vues de face et, comme je le pense, les sabots vus par dessous. L'abbé Breuil a appelé cela la
"perspective tordue". Le plus ancien exemple est celui des bisons de la grotte Chauvet où le
phénomène est bien marqué dans les cornes, comme avec les rhinocéros aux oreilles vues de
face, et qui donnent par dessus le marché l'impression d'avoir des pattes à roulettes
disproportionnées.
219
Figure VIII-6 : rhinocéros de la grotte Chauvet33. Pattes en V avec deux "roulettes", rendus du
premier et du deuxième plans (pattes), oreilles en vue de face. © Photo C. Fritz et G. Tosello.
Les chevaux de Lascaux (figure VIII-7) ont le même type de pattes, et il me paraît
clair, d'après les reproductions34 des "roulettes" ici ovalaires avec une marque médiane, qu'il
s'agit de sabots en vue de dessous ; l'exemple des ramures de cerfs, des cornes des aurochs,
Figure VIII-7 : chevaux "à roulettes" de Lascaux35. Rabattement du dessous des sabots? Relevé de
l'Abbé Glory.
s'agit d'un buffle gravé (Yemen) vu de profil (figure VIII-8), dans un seul plan qui contient les
quatre pattes avec leurs sabots rabattus et l'ensemble tête-cornes qui a subi une rotation de
33 [Clottes, 2001]
34 [Leroi-Gourhan, 1979]
35 [Leroi-Gourhan, 1979 p.247]
220
Figure VIII-8 : cas extrême de "perspective tordue". Gravure de buffle, Yemen. Dessin Anne Spanek,
d'après (Garcia, 1997).
Nos ancêtres "savaient faire", ils n'étaient donc pas obligés, sous l'effet d'une
maladresse de débutants, de dessiner les cornes en vue de face ou les sabots en vue de dessous
; à Chauvet par exemple, les sabots de bisons normalement représentés voisinent avec les
"roulettes" des rhinocéros et celles du mammouth. De même aux Trois-Frères, au beau milieu
d'un panneau de bisons aux cornes "normales" ou presque36, on peut voir un bison, un
bouquetin et le "sorcier à l'arc musical", autant de sujets vus de profil mais aux cornes vues de
face (figure VII-4) ; le soin du tracé et son beau mouvement excluent toute maladresse
perspective tordue est donc un choix délibéré, et cet "effet spécial", loin de traduire une
maladresse, exprime au contraire à mon avis une claire conscience de la nature du lieu de
travail, de la surface sur laquelle on va rabattre ce que l'on souhaite donner dans son
La surface de la roche est donc prise en compte comme telle, comme support d'un
rabattement ; l'art est alors aussi construction géométrique, et dans ce sens il est plus savant
dans les rabattements les plus extravagants que dans les plus belles réalisations des Trois-
frères, de Niaux ou d'Altamira, parce que l'on cherche davantage que la reproduction de
221
l'impression visuelle spontanée. D'ailleurs la technique de la perspective tordue, loin de
s'éteindre aux époques postérieures, va au contraire prendre un grand essor et se muer parfois
Nord et du Sahara. Bien plus tard, le phénomène est encore plus net dans les représentations
de chars38 où tout (les deux ou quatre roues, les deux chevaux, le conducteur) est rabattu au
perspective tordue des cornes est une règle pour les sceaux de la vallée de l'Indus et la
Egypte antique, là où, enfin, la surface qui supporte l'œuvre est devenue un véritable plan,
Figure VIII-9 : char en "perspective étalée", gravé sur roc (Chine, III°millénaire ?). Exemple de
rabattement systématique sur la paroi. Cette représentation étalée des chars est commune à de
nombreuses régions du monde. Dessin Anne Spanek, d'après (Zhao-fu, 1988).
222
Le travail de représentation a donc fait exister la surface ; mais celle-ci prend
également son autonomie sous un autre aspect, en changeant de caractère : au départ simple
lieu de passage, elle devient explicitement non seulement lieu de dessin mais également lieu
de séjour, où peut se dérouler une action. Ce changement est sans doute progressif et
commence très tôt. Tout d'abord, bien que les peintures et gravures n'existent idéalement que
pour le rituel, elles demeurent bel et bien, physiquement, sur la paroi. On peut certes les
ignorer, et cela explique le fouillis des superpositions ; mais on peut aussi être économe, et
raviver d'anciennes peintures au lieu d'en faire de nouvelles. L'analyse a montré que ce fut le
cas par exemple à Cougnac et à Lascaux, et l'ethnographie le rapporte chez les aborigènes
australiens.
axiales) existent, mais relativement peu nombreuses, dans l'art pariétal paléolithique (figures
VII-5 et VII-6) ; déjà dans ce cas la surface n'est plus seulement le voile de séparation des
deux mondes, mais lieu de répétition d'une même image. Il y a peut-être même là un
changement important de conception, si dans une frise animale l'artiste a voulu évoquer le
mouvement d'un seul individu sur, et non plus seulement à travers la paroi.
Enfin, quelques rares scènes, ou ce qui nous semble tel, transforment la paroi en un
lieu de séjour, le temps que dure la scène. Mais dans l'art postglacaire européen et africain, les
rabattements. L'espace de dimension deux n'était au départ que "plan de symétrie" spatiale et
temporelle entre les deux mondes ; mais comme lieu de contact, il a acquis au cours du temps
une existence permanente, comme les objets qu'il contient. C'est là une condition essentielle
de possibilité d'une géométrie. Ce processus est un bel exemple de gestation : avec le voile
séparant les deux mondes la pensée mythique-rituelle a créé un objet qui, par la suite, a pris
223
une consistance indépendante et consciente de plus en plus marquée, bien avant d'apparaître
J'ai défendu l'idée qu'il n'y ni temple ni cathédrale paléolithique (chapitre VII-3),
autrement dit qu'il n'y a pas de structuration globale de la paroi ; mais dans l'acte de
représenter, il y a une organisation nécessaire, sans laquelle il n'y aurait pas de reconnaissance
connaissance aucune entorse dans l'art paléolithique ; les pires des distortions de la
"perspective tordue" ne vont jamais jusqu'à des "déchirures" qui contrediraient les connexions
desquelles j'ai calculé les valeurs moyennes (sans écarter ce qu'il appelle les cas aberrants),
l'écart entre la plus grande et la plus petite valeur et l'écart-type des rapports H/L et a/L du
La Marche 66,7 1
39 [Pales, 1981]
224
Altamira 76,6 20,1 5,8 8
Figure VIII-10 : cotes du bison, relevées par Pales. D'après (Pales, 1981).
le rapport H/L est trop grand, voire beaucoup trop grand ; à Altamira où beaucoup de bisons
sont représentés "en boule", ramassés sur eux-mêmes, Palès a peut-être pris un L un peut trop
court. A Niaux et à Fontanet, H/L est plus petit que la moyenne. Mais dans chaque site, on
constate que les écarts peuvent être très importants, toujours plus importants que les écarts
naturels40, écarts qui ne sont pas justifiés par une volonté de représenter un mouvement (H/L
grand pour un bison s'arqueboutant avant de charger, par exemple), puisqu'en effet aussi bien
40 Probablement beaucoup plus importants : les écarts naturels relevés sont exagérés puisque j'ai rassemblé dans
une seule catégorie les bisons européens et américains ; si l'on s'en tient aux bisons européens, dont le type doit
être voisin de ceux que fréquentaient nos ancêtres, le rapport H/L moyen est voisin de 71%, avec un écart
maximum de 5,9%. Dans ce cas, les bisons de La Marche, Font-de-Gaume et Altamira seraient dans la norme, et
le rapport H/L serait trop petit pour les autres.
225
à Fontanet qu'à Niaux, les bisons sont grosso-modo dans la même position apparemment
statique.
Cela prouve qu'il n'y avait pas de "canon" du bison qui aurait été déterminé par des
Voici maintenant les résultats concernant le rapport a/L toujours pour les bisons :
La Marche 44,1 1
Sauf à La Marche, qui comme précedemment est très près de la norme, on constate cette fois-
ci un accord général pour un rapport a/L plus petit que le rapport naturel : le couple tête-
encolure est trop petit par rapport à la longueur totale. Mais sauf à Fontanet où l'écart est
remarquablement faible, les écarts importants montrent, là encore, qu'il n'y a pas de canon.
Le même auteur a pris des mesures sur des représentations de chevaux (figure VIII-11)
; les résultats confirment l'absence de règle générale ; le rapport lq/HC, qui devrait être égal à
un selon Pales, est en majorité (55% à La Marche, 88,5% aux Combarelles, 94,1% à Lascaux)
supérieur à un.
226
Figure VIII-11 : cotes du cheval, relevées par Pales (ouvrage cité).
Le phénomène est certes très accentué à Lascaux, mais il représente plutôt une exception,
comme on le voit à La Marche, où 45% des rapports sont inférieurs ou égaux à un. Les
Paléolithiques ont fait aussi, en majorité, des corps trop longs par rapport à la tête, mais il y a
tout de même dans chaque site, en particulier à La Marche, un fort pourcentage de cas où cette
proportion peut être considérée comme correcte ; le cas de Lascaux, où des têtes sont très
petites par rapport au corps, est particulier : certains disent que la distortion est voulue, afin
que les proportions paraissent normales lorsque l'on voit l'animal sous un certain angle. On
peut donc tirer les mêmes conclusions que pour les mesures de bisons : pas de canon,
argument purement pratique contre l'idée de proportionnalité nombrée ; pour cela en effet, il
faut une unité, un "module", mais comment le reporter aisément sur une surface aussi
chaotique que la paroi d'une grotte ? Le dessin "au carreau", pratiqué on le sait par les artistes
deux styles ; les statuettes européennes ont une tendance à l'étroitesse des épaules, à
l'hypertrophie des hanches, et à une tête plutôt petite (sauf la Vénus de Willendorf, figure VII-
2). En Sibérie en revanche, la tendance est à la grosse tête et aux épaules plus larges que les
hanches. Il y a donc deux styles fondés sur des proportions différentes, qui n'étaient pas plus
227
calculées que dans le cas des bisons et des chevaux. Les résultats donnés par Abramova41 le
montrent bien : sur 15 statuettes sibériennes, dont 13 sont dans le même site de Malta, le
rapport entre la hauteur de la tête et la hauteur totale du corps est de 1/6 (trois fois), 1/5 (cinq
fois), 1/4 (six fois) et 1/3 (une fois). Cela donne un rapport moyen de 22,2% avec un écart-
type de 4,3%. Les chiffres montrent une tendance à une tête trop grosse (Polyclète donnait un
rapport de 1/7, le corps étalon d'aujourd'hui donne 1/7,1 environ42) mais les écarts importants
Nous constatons donc deux choses : d'abord que l'art paléolithique témoigne
généralement d'un "sens" sûr de la proportion, mais d'un sens qui est beaucoup plus qu'un
instinct puisque si l'on admet que les distortions sont volontaires, il est réfléchi et dominé.
L'éloignement exagéré des rapports naturels signifie en effet quelque chose, au lieu d'être le
fruit d'une maladresse de débutant : une tête de vache beaucoup trop petite à Lascaux doit
rendre un certain effet ou avoir une raison mythique qui nous échappe, comme une Vénus à la
Nous constatons aussi, à l'inverse, que les rapports n'étaient pas réalisés par des
mesures (combien de fois la largeur de la tête dans la hauteur totale, combien de fois la
longueur des pattes dans la longueur du corps…), mais au jugé. C'est le cerveau qui calcule
quelque comparaison nombrée de grandeurs lorsque les aborigènes australiens, par exemple,
peignent un animal ; de même, en Irian Jaya, les haches d'échange en pierre polie ont des
228
proportions bien déterminées révélées par les mesures de l'ethnologue, mais les fabricants les
Par quel mécanisme mental cela peut-il se produire, quelle est la genèse du sens de la
proportion ? Les symétries des bifaces montrent une recherche de grandeurs égales, et il est
même possible qu'il existe une véritable homothétie reliant certaines séries de ces objets
(chapitre IV-6). Dans l'outil de pierre, il y a donc une tendance à la proportionnalité créée ;
mais dans la figuration, les rapports doivent avoir été reconnus au préalable, puisqu'il doit y
avoir une corrélation minimale entre le rapport réel et le rapport créé. Cette reconnaissance
qualitative d'un phénomène quantitatif est encore mystérieuse et montre que nous avons
La paroi ornée est donc localement structurée par l'ordre nécessaire de la figuration
reconnaissable qui exige, par définition, l'existence d'un sens réfléchi de la proportion. Mais
contraire ce "sens" développé par la pratique de la figuration qui est à l'origine des recherches
229
5- Structuration globale de l'objet décoré : la surface rythmée.
objet à structurer localement : ordre nécessaire des signes, ordre nécessaire, topologique et
structuration locale et statique, puisque toute entière centrée sur l'individu isolé qui "passe" la
Tout autre est le cas du décor mobilier. Nous avons vu en effet (ch.VII-4) qu'il
structuration globale et dynamique, par conséquent, où, comme nous l'avons remarqué,
Après ce que j'ai appelé faute de mieux le sens réfléchi de la proportion, qui organise
la représentation reconnaissable, nous constatons donc une découverte des différents rythmes
possibles de la figure individuelle, en accord avec la forme générale de l'objet. Car ce rythme,
qui pourrait rester indifférent au cadre d'exécution, le respecte au contraire la plupart du temps
simplifier) de la pièce, à moins que celle-ci ne soit un disque auquel cas, nous l'avons vu, le
décor est rayonnant. Il y a donc une harmonie créée entre le décor et son support,
décorent. L'espace dont il est question ici est certes pris en compte globalement mais à
l'intérieur de limites précises, celles de la surface décorée. Répétons encore une fois qu'il n'y a
pas à ce stade de concept d'espace indépendant des lieux de travail concrets ; des réflexes
cérébraux très importants se créent, mais ils se limitent à ce qui est à portée de la main. De
même que l'analyse tridimensionnelle ne concernait que le galet débité en éclats Levallois,
230
l'analyse bidimensionnelle du décor se limite à l'objet, et l'organisation de la paroi par la
figuration n'est que locale et momentanée, lieu et temps du graphisme. En bref, c'est le travail
réfléchi qui structure des lieux divers, avant que la pensée ne les réunisse beaucoup plus tard
Examinons de plus près les frises qui ont été décrites au paragraphe 4 du chapitre
précédent. Pour la commodité de leur étude mathématique, le motif est supposé se répéter
indéfiniment le long de l'axe de la pièce, et elles sont classées en types caractérisés par
transformations en jeu sont, en notant (d) l'axe de la pièce : translations parallèles à (d) et dont
le vecteur est un multiple de celui qui est déterminé par le plus petit intervalle entre deux
motifs, symétrie par rapport à (d), symétries par rapport à certains axes perpendiculaires à (d),
symétrie par rapport à certains points de (d) et enfin symétrie glissante, c'est-à-dire symétrie
par rapport à (d) suivie d'une translation le long de (d). Le tableau ci-dessous résume la
situation :
44 Plus précisément, un type est un sous-groupe du groupe des isométries qui conservent la suite (théoriquement
illimitée) de motifs qui se déduisent l'un de l'autre par une même translation "minimale".
231
Types de frises Transformations Exemples
présentes
I Toutes : translation parallèle à Incisions perpendiculaires à l'axe de la
l'axe (t), symétrie par rapport à pièce. Très nombreux exemplaires dès
l'axe (s), symétries par rapport les premières périodes du Paléolithique
à certains axes supérieur.
perpendiculaires à l'axe de la
pièce (s'), symétries par rapport
à certains points de l'axe (p),
symétries glissantes (sg).
II Toutes sauf s. Zig-zags.
III t et p.
Incisions obliques par rapport à l'axe de
la pièce.
V t et s'.
Alignements de paquets de chevrons
superposés.
232
Objet Types de frises
Os gravé de La-Roche-Lalinde. Périgord. D'après
(Jelinek, 1978). Dessin Anne Spanek.
Type I.
Nous constatons donc le phénomène suivant : les frises les plus riches en symétries
sont les plus anciennes, dès l'Aurignacien, et les plus fréquentes. Les frises aux symétries
relativement récentes, au Magdalénien. On peut donc avancer l'hypothèse que ce processus fut
travail est schématisé par les décompositions diverses des rectangles qui nous ont fait passer
233
du type I au type VII. Il est en effet dans la nature du graphisme de faciliter l'analyse et de
libérer l'imagination : contrairement au produit fini du travail lithique, dans lequel toute trace
des étapes intermédiaires a disparu, chaque geste de l'artiste est lisible dans le décor achevé,
ce qui rend possible la réflexion après coup et permet d'imaginer des procédures différentes à
au prochain paragraphe.
La recherche du rythme, dont le décor n'est que l'une des manifestations, est une
véritable obsession de la pensée primitive. C'est le rythme du temps d'abord, scandé par un
retour obligatoire et régulier au temps du rêve, rythme des danses rituelles ensuite,
accompagnées des musiques faites de répétitions interminables des mêmes mesures, rythme
des paroles enfin. Les chamanes de Californie, dit Whitley, chantent des incantations qui
"tenaient le plus souvent en quelques mots répétés un nombre incalculable de fois, qui ne
chantaient des épopées de milliers de vers ; la mélodie, peu développée, était laissée à
l'initiative du barde, mais le rythme des vers de neuf pieds était obligatoire, et "des syllabes
sans signification viennent éventuellement combler les vides […] les similitudes sonores
contrebalancent l'irrégularité des pieds"46. Franz Boas, dans le dernier chapitre de son
Primitive Art, étudie le rythme dans la littérature, la musique et la danse ; lui aussi remarque
que les mots, éventuellement sans signification, sont subordonnés à la musique, mais que
l'inverse se produit aussi. La poésie primitive n'existe pas sans musique, elle même souvent
234
accompagnée de danses. Mais dans la prose également, le tempo est roi : "l'exploration de la
La simple répétition, qui rappelle les tirets monotones des baguettes aurignaciennes,
fait rapidement place à des rythmes plus élaborés ; nous verrons que plus tard, la découverte
de "directions" en nombres variés (quatre, six ou sept) imposera des répétitions et des
compliquera avec la découverte d'une certaine historicité, faite de cycles successifs, unissant
Mais dès ses débuts perceptibles, l'activité symbolique humaine, comme l'activité
lithique qui l'a précédée, est caractérisée par l'imposition d'une structure et d'un rythme : la
abstrait la troisième dimension et qu'elle crée le lieu essentiel de la géométrie. Elle provoque à
nous l'avons constaté avec le processus d'analyse des mouvements de frise qui semble s'être
produit durant le Paléolithique supérieur. Nous allons le voir encore dans l'examen des objets
de base du graphisme, comme le lecteur s'en convaincra s'il accepte de reprendre un à un les
éléments de construction graphique. Le trait, lorsqu'il s'agit d'un contour, sépare la surface de
figure. La ligne est donc là comme limite d'une portion de surface, et la limite n'est pas
235
seulement le bord, elle est réellement l'élément visuellement créateur de cette surface, puisque
l'œil qui perçoit le contour du mammouth ne s'arrête pas à la ligne, mais comprend ce à quoi
celle-ci renvoie, son intérieur. De même la portion de surface (peinte par exemple) renvoie à
autre chose qu'elle même, le volume qu'elle limite, celui du corps d'un animal par exemple :
elle est l'élément visuellement fondateur du volume. Ce sont là des "évidences" géométriques
inventées par le graphisme et qui, une fois posées consciemment, deviendront : "les limites
d'une surface sont des lignes" ( Eléments Livre 1 définition 648), "une frontière est ce qui est
limite de quelque chose" (Livre 1 définition 13), "une figure est ce qui est contenu par
quelques frontières" (Livre 1 définition 14) et "l'extrémité d'un solide est une surface" (Livre
XI définition 2). La ligne, même si elle a une épaisseur parce qu'elle fut peinte, tracée au
charbon de bois ou profondément gravée au burin, n'est effectivement là que comme limite
évocatrice ; d'ailleurs cette épaisseur disparaît si l'intérieur est peint ou soufflé directement.
Elle est donc "pour de vrai", comme le disent les enfants, "une longueur sans largeur" (Livre 1
L'évocation est le maître mot qui conduit à des abstractions en cascade. Elle est
d'abord mythique, elle est une forme générale de pensée : le graphisme évoque l'animal. Puis
purement technique : la ligne évoque la surface qui elle-même évoque le volume. Ce sont des
abstractions d'abstractions qui ne s'arrêtent pas là ; en effet une fraction de contour peut
évoquer le contour tout entier, et cette suggestion partielle est souvent la plus belle, la plus
émouvante, comme si une composante de la joie esthétique était l'abstraction poussée à son
comble : le trait de génie, au sens propre (figure VIII-12). Plus sèchement, le segment de ligne
48 (Euclide, 1990). Même référence pour toutes les citations d'Euclide qui suivent.
236
Figure VIII-12 : esquisse de Mammouth. Rouffignac. D'après (Plassard, 2000).
(chapitre VII-4) : le point est incontestablement l'élement de la ligne dans les contours
dans l'esquisse intérieure au cheval de Sungir (figure VII-7) et dans les spirales de Malta
(même figure) et même, mais très rarement, élement de la surface avec le bison de Marsoulas,
le seul cas à ma connaissance d'animal dont la vue de profil est faite entièrement et
uniquement de pointillés. L'épaisseur du point, lorsqu'il s'agit d'une ligne de pointillés, ne lui
est pas consubstantielle si l'on admet que sa fonction est d'évoquer une ligne, un mouvement,
comme c'est clairement le cas pour les figurations ; il est alors réellement, sinon de façon
consciente, ce qui n'a pas de matière, le pur fugitif, "ce dont il n'y a aucune partie" (Eléments,
Livre 1 définition 1)
On voit que le travail graphique, de par sa logique d'évocation, qui provient elle-même
géométrique ; non pas sous forme explicite, indépendante, mais sous formes d'habitudes
mentales, d'évidences. Le système euclidien ne les inventera pas, mais il les posera ; car les
237
définitions euclidiennes que je viens de rappeler n'ont de sens, précisément, que par rapport à
ces habitudes mentales. Elles n'ont aucune valeur mathématique, puisqu'elles ne sont jamais
prises en compte dans aucune démonstration du corpus euclidien ; leur fonction réelle, en tête
des Eléments, est d'une part d'évoquer une familiarité multimillénaire avec ces objets, et
d'autre part d'avertir le lecteur qu'il s'agit ici, dans ce traité, de mathématiques de conception
Mais en outre, bien que ces éléments ne soient là, dans l'art paléolithique, que comme
une certaine indépendance par rapport au contexte mythique ; un point est toujours un point,
qu'il soit un élément de biche, de bouquetin ou d'une suite de points alignés. Nous verrons
cette indépendance se renforcer objectivement avec la polysémie des signes que nous
238
Après les éléments, points, lignes et surfaces, passons au problème des figures de base.
Je viens d'argumenter en faveur de l'idée que les surfaces, lignes et points du graphisme
paléolithique sont de vrais surfaces, lignes et points : non pas parce qu'ils furent définis au
sein d'un corpus, mais parce qu'ils fonctionnent comme tels, et que les définitions
euclidiennes ne font que paraphraser ce fonctionnement. Mais qu'en est-il des figures ? J'ai
parlé, comme tout le monde, de "rectangles" de Lascaux, de "losanges" sur des baguettes et de
"cercles" figurés par les rondelles de Sungir ou les rondelles magdaléniennes ; est-ce
les figures est à rejeter. Il est bien connu en effet que, même armés de la pointe la plus fine, de
la meilleure règle et du compas le plus précis, nous ne saurions jamais créer une vraie ligne
Si donc nous examinons une figure isolée, un "rectangle" de Lascaux par exemple,
rien ne permettra de décider si nous sommes en présence d'un rectangle véritable ou non ;
mais il en serait de même avec un "rectangle" dessiné par un contemporain, si nous nous
prononcerions sans hésiter pour la vérité du rectangle si le dessinateur, interrogé, nous faisait
- j'ai construit, à la règle et au compas, deux segments de droites parallèles, coupés à angle
- tu vois bien que la figure que j'ai dessinée est convexe, non réduite à un point ou à un
segment, et qu'elle présente deux axes de symétrie, chacun partageant ma figure en deux
239
réponse) ou pratiques (deuxième réponse), ou s'il fournissait une analyse de la figure réalisée
contemplation aussi attentive soit-elle. Or cette aptitude existe sans conteste chez nos ancêtres
au Paléolithique supérieur, analyse des mouvements d'un objet le long d'un axe (frises). Car
dans ce dernier cas, il s'agit bien d'une analyse : des simples alignements de tirets des débuts,
on passe à des frises qui ne contiennent qu'une partie des symétries possibles (tableau du §5),
et toutes les combinaisons possibles sont découvertes. Si l'on admet la réalité des frises, on
doit admettre, me semble-t-il, la réalité des rectangles ; autrement dit, si l'on admet la réalité
des mouvements (symétries et translations), on doit également admettre la réalité des figures
symétries axiales et de translations. Le même raisonnement vaut pour les rotations et les
disques, et il me conduit à postuler que nos ancêtres chasseurs-cueilleurs ont inventé de vraies
apparemment tautologique. Pour prouver par exemple que les côtés du rectangle sont des
translations et à des symétries axiales. Mais comme on ne peut définir une translation sans
avoir une droite à sa disposition, dire "translation donc droite", c'est ne rien dire ; et de même
comme on ne peut définir une symétrie axiale sans avoir l'angle droit, on n'avance guère en
disant "symétrie axiale donc angle droit". Remarquons cependant que si l'on veut aller au delà
d'une axiomatique qui se contente de définir la droite comme un objet primitif, celle-ci ne
peut être dissociée de son mouvement congénital de translation : en témoignent les définitions
240
anciennes de "plus court chemin d'un point à un autre", ou de trajet de rayon lumineux de l'œil
vers un objet, qui fonde la vieille pratique de vérification de le rectitude d'un segment, ou
même la première "demande" (postulat) euclidienne, qui est de mener une ligne droite de tout
point à tout point, suivie de la deuxième, "de prolonger continûment en ligne droite une ligne
définition euclidienne : "Et quand une droite, ayant été élevée sur une droite, fait des angles
adjacents égaux entre eux, chacun de ces angles égaux est droit"49. Mais comme l'égalité est
définie par la "notion commune" (axiome) : "Et les choses qui s'ajustent les unes sur les autres
sont égales entre elles"50, et que l'"ajustement" le plus naturel est le pliage de la figure autour
de la droite "élevée" sur l'autre, on voit là encore que l'angle droit est inséparable de son
mouvement congénital de symétrie axiale. Je m'en tiens donc à l'idée du geste réfléchi
faire une axiomatique qui parte uniquement des points et des mouvements.
nouveau lieu de travail (surface), nouveaux plans de travail (structuration de la surface par les
symétries, ordre métrique et topologique), nouveaux objets créés : des vrais points, des vrais
segments de droites, des vrais rectangles et des vrais cercles, des vraies figures. Si les traces
laissées par les chasseurs-cueilleurs du Paléolithique nous ont permis d'affirmer la réalité des
nouveaux objets, nous ne pouvons rien en inférer quant à un éventuel système de ces objets,
quant à leur place dans la pensée consciente et à leurs possibilités d'évolution. Pour en avoir le
cœur net, nous allons enquêter chez des chasseurs-cueilleurs contemporains, les aborigènes
australiens.
-oOo-
241
CHAPITRE IX
connaissaient ni l'élevage, ni l'agriculture. Leur outillage lithique, d'un type proche de celui du
florissant, en un mot leur mode de pensée et d'action en font les derniers survivants d'un
monde disparu sur notre continent. Que le lecteur agacé ou même scandalisé par ce
rapprochement, et qui aurait sauté le premier chapitre de ce livre, veuille bien s'y reporter.
Mon point de vue lui apparaîtra alors peut-être un peu moins "évolutionniste unilinéaire" et
dire fondatrice, est à ce titre définitivement institutrice, donc source de leçons pour tous les
temps. Dans le domaine des mathématiques, on lui doit la découverte du nombre cardinal, des
Bien sûr, l'art aborigène australien a sa propre histoire et des styles divers suivant les
régions et les époques ; un œil un tant soit peu exercé le différencie au premier regard de l'art
paléolithique européen. Le style "rayons-X", par exemple, est particulier à l'Australie, mais il
est très récent ; la représentation de sujets humains (vieille de 2000 ans au plus ?) est
beaucoup plus fréquente qu'en Europe, et elle fait penser aux peintures du Mésolithique
européen et africain. Mais d'un point de vue formel, c'est-à-dire des "évidences" géométriques
créées et devenues réflexes, il n'y a rien à ajouter ni à retrancher aux thèses du chapitre
1
[Keller, 2000]
242
précédent. Alors que le peuplement de l'Australie remonte à 40000 ans au moins, les plus
symbolisme graphique n'est nullement une activité spontanée de notre espèce sapiens-sapiens,
tant sont complexes et abstraites les connexions entre le geste, ses traces (points, lignes,
figures), et le sens. Comme en Europe donc, l'art n'est pas une création immédiate dès
l'arrivée de l'homme moderne. Comme en Europe encore, on constate les rabattements plus ou
moins systématiques sur la surface de représentation ; l'angle choisi est celui de la vision la
plus ample : vue de face pour les humains, de profil pour les oiseaux, du dessus pour les
Jelinek3 cite le cas d'un crocodile peint sous ses yeux en Terre d'Arnhem, dont la tête et la
queue sont vues de profil, tandis que le reste du corps est vu de dessus ; mais dans d'autres
circonstances, l'animal peut être représenté entièrement en vue de dessus. Le rabattement est
encore systématiquement appliqué dans l'art aborigène contemporain, où les êtres humains
peuvent être vus de face ou de profil, mais dans tous les cas les mains et les pieds sont
2
Les datations sont difficiles et controversées, mais l'âge maximal de 20 à 25000 ans est généralement accepté.
On pourra consulter à ce sujet : [Anati, 1997 ; Jelinek, 1989 ; Mulvaney, 1999].
3
[Jelinek, 1978]
243
"tordus" de telle sorte qu'ils soient visibles en vue de dessus. Dans l'art pariétal, même
primauté de l'acte sur l'œuvre achevée, même maîtrise des "éléments" (points et lignes).
Comme en Europe glaciaire, l'art mobilier, au contraire de l'art pariétal, s'applique à des
Figure IX-2 : Exemples de décors structurants. Pièces de bois pour rituels. Dessin Anne Spanek d'après
(Spencer et Gillen 1904). On reconnaîtra ( voir le tableau du chapitre VIII §5) de gauche à droite les
types I, II, I, VII, IV et I.
Magdalénien, mais en revanche les cercles isolés et les cercles concentriques sont des
et par conséquent les mêmes figures-traces de ces transformations (droite, angle droit,
rectangles, cercle), sont donc à l'œuvre dans le décor. Il est un exemple frappant de cela qui a
pouvons classer dans la catégorie de l'art mobilier ; la peinture souligne de multiples façons et
244
Figure IX-3 : exemples de décors corporels. De haut en bas et de gauche à droite : torse, dos et nuque,
torse (deux fois), des épaules aux jambes. Dessin Anne Spanek d'après (Spencer et Gillen 1904).
déterminé du Temps du Rêve) qui est présente à l'esprit des acteurs, il existe une mise en
valeur géométrique du corps humain, mise en valeur spontanée sans aucun répondant
symbolique ; rien dans le mythe n'oblige en effet à réaliser une quelconque harmonie
graphique. La variété des lignes symétriques allant des épaules ou du haut du torse jusqu'aux
genoux est grande ; si le motif peut être sobre et se borner ainsi à un soulignement discret, la
règle générale est plutôt la luxuriance. Chez les femmes Warlpiri, la surface utilisée se limite
hommes modernes, équipés par conséquent de tout le bagage intellectuel issu du travail de la
pierre durant les centaines de millénaires antérieurs. Comme l'occupation est relativement
tardive, il n'est pas étonnant que l'on n'y retrouve aucun des amas de grands bifaces si
245
fréquents en Afrique, ni de témoignage de débitage Levallois. Une première époque de la
préhistoire australienne4, qui se termine il y a 5000 ans environ, est celle des choppers
grossiers et des racloirs en grand nombre, de divers éclats retouchés, avec la particularité de
l'existence de hachoirs à tranchant poli à partir de 20000 avant le présent (B.P.), alors que le
polissage est une technique beaucoup plus tardive en Europe. La deuxième et dernière
époque, de 5000 B.P. environ à la conquête européenne, livre une plus grande variété
d'artefacts ; des microlithes en masse (jusqu'à 20000 sur certains sites), produits durant 2 à
3000 ans depuis 4000 B.P., avec les formes classiques demi-circulaires ou demi-ovalaires,
Ils ont été débités dans des nucleus de petites dimensions, et non dans des lames longues
comme en Europe glaciaire. On peut voir une sorte de Solutréen local avec une résurgence de
la taille bifaciale dans des objets de plus de 10 cm de long, et également dans des pointes dont
certaines n'ont été débitées que sur une face ; elles peuvent avoir jusqu'à 8 cm de long, mais la
4
Les ouvrages de référence sur l'outillage lithique aborigène sont : [McCarthy, 1976] et [Mulvaney, 1999]
246
plupart sont plus petites. Les pointes les plus célèbres par leur beauté sont les pointes de
Kimberley, encore fabriquées de nos jours et utilisées comme pointes de lances (figure IX-5).
Elles sont "exportées" par exemple chez des tribus du désert qui les emploient comme lames
de couteaux de prestige réservés à des activités rituelles, comme la circoncision. Des grandes
lames, pointes de lances de chasse ou de combat, ou lames de couteaux de prestige pour les
ans en arrière jusqu'à aujourd'hui. Ces exemples montrent bien l'invention et la maîtrise de
techniques identiques, dans leur principe, à celles que nous avons relevées au Paléolithique
supérieur ; c'est dire que, comme pour l'art, nous n'aurons rien d'essentiel à ajouter ou à
retrancher des chapitres de ce livre sur les évidences créées par le travail lithique durant la
préhistoire.
pourrons aller au delà du point de vue principalement formel des chapitres précédents, et
insuffler de la vie à toutes ces techniques et à tous ces graphismes. Puisque les "traces"
australiennes ont des similitudes frappantes avec celles que nous ont laissées les chasseurs-
cueilleurs de l'âge glaciaire européen, la pensée qui les a produites doit, elle aussi, être
similaire dans ses fondements. En pénétrant les mythes et les rites aborigènes, grâce en
247
Glowczewski5 sur les Warlpiri (Désert), et à ceux d'Howard Morphy6 sur les Yolngu (Terre
d'Arnhem), nous pouvons donc espérer découvrir la vie des embryons de géométrie
précédemment décrits, c'est-à-dire leur statut intellectuel, leur place dans le système de
1- Le Temps du Rêve
est une donnée suffisamment constante dans les données ethnographiques concernant les
peuples traditionnels, pour que le Temps du Rêve australien puisse être considéré comme
de pensée est telle, dans ses grandes lignes, que nous affaire à une authentique "pensée
unique", probablement créée et entretenue par le moyen d'un magnifique circuit d'échange
inter-goupes portant sur les biens matériels, les chants, les danses et les motifs graphiques. Il
s'agit de l'un des aspects les plus beaux et les plus émouvants de la vie aborigène, celui d'une
réelle coopération intertribale par l'intermédiaire des Rêves ; aucune tribu ne possède en effet
l'un des grands mythes en totalité, mais seulement une partie. Chaque Rêve, en tant que trajet
"D'un côté donc, la possession de fragments différents sert à distinguer les tribus les
unes des autres, et par ailleurs, puisqu'il s'agit en fait d'un seul mythe, chaque tribu
dépend de toutes ses voisines et ne représente qu'un maillon dans une longue chaîne
pour la préservation du récit dans son intégralité"7.
5
[Munn, 1973 ; Glowczewski, 1991]
6
[Morphy, 1991]
7
[Elkin, 1967 p.107]
248
Les récits totémiques, dit encore Barbara Glowczewski, "se déroulent donc comme un
feuilleton dont le voisin possède l'épisode précédent ou à suivre"8. La terre australienne est
donc fécondée de trajets ancestraux entremêlés faits de zigzags, de boucles, et même de trajets
discontinus puisque le démiurge peut être entré sous terre à tel endroit et ressorti ailleurs. Et
d'autre part, comme la pensée primitive exige que tout s'incarne, les échanges sur le Rêve
doivent se matérialiser par des échanges rituels de choses, échanges que les Warlpiri
businesswomen.9
Mais qu'est-ce que ce Temps du Rêve ? Il est difficile de définir ce concept, probablement
parce que ce n'en est pas un à proprement parler ; le mot lui-même a été emprunté au
vocabulaire européen et adopté ensuite par les aborigènes. Il évoque un temps initial, mais ce
temps initial devient actuel et regénérant par le rituel ; il évoque des ancêtres mythiques
disparus, mais les vivants fusionnent réellement avec eux lors de cérémonies appropriées ; il
évoque enfin des actes créateurs des temps primordiaux, mais que l'on doit pourtant
reproduire périodiquement sans quoi toute vie prendrait fin. Au Temps du Rêve, les ancêtres
fantastiques (hommes, animaux, plantes) ont parcouru la terre, alors inerte, en créant tout sur
leur passage par simple action physique, comme le creusement d'une dépression en s'asseyant,
ou en nommant les choses, ou encore en semant dans la roche des "esprits enfants" qui
choisiront un utérus pour se loger avant la naissance ; les ancêtres ont enfin disparu en laissant
parfois une trace de leur corps dans le paysage. La préoccupation première des aborigènes
réellement les ancêtres fondateurs qui créent et ordonnent tout sur terre : indispensable
8
[Glowczewski, 1991 p.28]
9
Id. p.70
249
Toute la vie mythique-rituelle est centrée sur le passage réciproque des deux mondes l'un
dans l'autre : le monde des pouvoirs, ou le Temps du Rêve, dans le monde créé et
inversement. Tout pouvoir a besoin d'un corps pour se manifester, et inversement tout corps a
besoin d'un pouvoir pour vivre. La modélisation la plus abstraite, et de ce fait probablement
la plus tardive, est celle de deux espaces séparés par une surface, la séparation étant abolie et
la surface franchie grâce au graphisme, trace et acteur du passage. De ce fait, c'est cette figure
qui nous intéresse au premier chef, mais il importe de souligner que ce modèle géométrique
n'est ni rigoureux, ni exclusif comme pourrait le laisser croire le vocabulaire que nous
sommes contraints d'employer. Chez les Warlpiri, la surface en question est généralement
celle de la terre, ce qui suggère d'appeler notre monde "monde du dessus", et le monde des
que des peintures pariétales sont "consubstantielles aux êtres ancestraux eux-mêmes,
l'empreinte de leur passage à travers la pierre"11, mais il ne faut pas s'étonner que le monde du
dessous puisse être aussi celui de l'espace interstellaire, qui abrite les âmes individuelles
pirlirrpa après la mort, alors qu'une autre partie de l'individu, son motif individuel kuruwarri
Le modèle n'est pas non plus exclusif ; en réalité, la dualité de la pensée primitive est
systématique et générale12, elle n'est pas le produit, mais au contraire la source de modèles
divers ; elle peut certes se saisir de toute analogie physique disponible, comme celle de la
trace, empreinte d'un passage, mais elle ne s'y attarde pas nécessairement, elle papillonne
Ce qui doit être exprimé, par toutes sortes de métaphores, est un dualisme relatif de deux
10
Termes employés par B. Glowczewski.
11
[Layton, 1992]
12
Phénomène frappant : toutes les langues aborigènes ont un duel, distinct du pluriel qui ne s'applique qu'à partir
de trois entités.
250
entités qui se nourrissent l'une l'autre grâce à l'action humaine (rituel). C'est ainsi que le
couple "dessus"/"dessous" est tout aussi bien le couple actuel/passé (le monde "passé" des
ancêtres qui est "présentifié" dans les cérémonies). Le dualisme s'exprime également dans la
chamane est d'abord "tué", dépouillé de tous ses organes internes (intestins, poumon, foie,
cœur) puis littéralement farci de pierres ou de substances magiques avant de renaître13. Plus
généralement, le mort étant passé dans l'autre monde, donc dans le monde des pouvoirs, sa
substance devient de ce fait particulièrement précieuse : certaines tribus, nous dit Barbara
traduisent encore par le couple ingestion/régurgitation14, qui serait cette fois-ci un modèle
tribu prend la forme d'un python qui avale des êtres humains avant de les régurgiter,
transformation d'ancêtres en éléments du paysage, peut être illustré par toute analogie qui
tombe sous la main : la trace de leur corps au moment de leur disparition dans le monde du
pétrification en tel ou tel rocher, ou d'autres encore. Comme il n'y a pas de limite à l'audace et
"En Australie centrale certains chamanes sont censés retourner leur propre corps par
l'anus pour se transformer en esprits marali : leurs bras deviennent ainsi des jambes, les
jambes des ailes et le pénis une bouche [… ] L'inversion haut/bas et le retournement du
13
[Elkin, 1967 p.572 ; Glowczewski, 1991 pp.313-314]
14
"Cette notion d'ingestion et de régurgitation est un des thèmes récurrents de l'Australie aborigène, à travers
lesquels est exprimé métaphoriquement le passage d'une condition de l'être à une autre." [Caruana, 1994 p.30]
15
Id.
251
corps comme un gant renvoie une fois de plus au paradoxal mouvement de
transformation entre le «dessous» et le «dessus»."16
Chez les Yolngu de Terre d'Arnhem, le lien entre les deux mondes s'exprime peut-être de
façon plus systématique que chez les Warlpiri, dans le couple intérieur/extérieur17, concept clé
de la pensée de ce peuple, dont la langue possède deux mots spécifiques pour le traduire ;
l'intérieur est le monde des pouvoirs, le Temps du Rêve, et l'extérieur le monde réel. On a
Secret, par exemple le nom secret Public, par exemple le nom public
Hommes Femmes
profonde superficielle
Os Peau
Bois Ecorce
Sous-sol Sol
On aurait tort d'y voir des cases mutuellement exclusives ; elles ne le sont ni horizontalement
ni verticalement. Il faut penser au contraire à des extrêmes dialectiques qui passent sans cesse
l'un dans l'autre ; il y a une "chaîne ininterrompue" (Morphy) entre les deux mondes.
16
(Glowczewski 1991 p.314)
17
[Morphy, 1991 chapitre 5]
252
L'intérieur se répand dans l'extérieur qui est ainsi engendré par le premier, et il y a par dessus
le marché plusieurs interprétations d'un même objet sacré ou d'une même peinture, chacune
lorsqu'à la mort d'un individu, tout mot qui ressemble au nom du défunt devient de ce fait
"intérieur", ce qui exige de lui trouver un substitut, car on ne prononce pas à la légère un mot
du monde des pouvoirs ; l'un des moyens est d'aller chercher des mots jusque là "intérieurs" et
d'inversion possible, puisqu'une légende Yolngu affirme qu'à l'origine les femmes possédaient
les motifs graphiques, donc les pouvoirs, qui leur furent ensuite dérobés par les hommes ;
c'est sans doute pourquoi l'informateur de Morphy lui disait souvent qu'"en réalité, les femmes
sont l'intérieur"18. On aurait tort encore de tirer de notre tableau des catégorisations physiques
strictes, comme pourraient le faire croire les couples sous-sol/sol, os/peau, bois/écorce ; ce
sont des métaphores et des sources d'incarnations métaphoriques, comme nous l'avons
constaté chez les Warlpiri pour le premier de ces couples. Chez les Yolngu, les motifs
graphiques du clan sont ses "os" (métaphore) ; mais ils peuvent s'incarner aussi en bois
écorcés (analogie avec le couple bois/écorce) et être enterrés (retour au sous-sol-monde des
Inspiré par toutes ces analogies, le rituel est donc l'acte fondamental de la vie
"doivent retenir en relation à chaque rêve (le leur et ceux de certains parents et alliés)
des centaines de vers, des dizaines de motifs à peindre sur le corps et sur les objets
rituels, ainsi que des figures de danses sans connaître au départ le sens de ce qu'ils
traduisent. Par cette assiduité rituelle, un homme ou une femme approchant la
18
[Morphy, 1991 p.97]
253
quarantaine devrait être à même de déchiffrer […] les diverses associations
symboliques"19
Les cérémonies sont faites de danses, de récitations de chants et d'exécutions de dessins, tout
cela simultanément, mais le graphisme joue dans l'affaire le rôle dominant. Une série de faits
le montre : d'abord, la danse elle-même semble avoir dans la majorité des cas une fonction
graphique, celle de reproduire un trajet du Temps du Rêve. Au sol, nous dit Barbara
Glowczewski20 parlant des femmes Warlpiri, les traces des pieds nus des danseuses impriment
sur le sable, dans un nuage de poussière rouge, la géographie du ou des itinéraires ancestraux ;
chez le même peuple, la danse banba reproduit le trajet de l'ancêtre fourmi jusqu'à sa
disparition sous terre à travers un trou symbolisé par une série de cercles concentriques21.
L'importance majeure du dessin peut se mesurer également par le temps qui lui est consacré ;
le rituel dans son entier prend déjà un temps considérable. Spencer et Gillen insistent là
dessus, comme tous les ethnographes à propos de tous les peuples primitifs ; les cérémonies,
disent-ils22, peuvent prendre quelque fois deux ou trois mois entiers, durant lesquels un ou
plusieurs rituels sont accomplis chaque jour. De ce temps, c'est l'exécution de motifs sur le sol
et sur le corps qui prend la plus grande part : chez les Warramunga (tribu du Centre), un rituel
nécessite huit dessins distincts sur le sol, chacun demandant six ou sept heures d'un travail
minutieux23. Après préparation de la surface du sol, un homme trace le motif, puis les
assistants font un remplissage de points blancs ; pendant toute l'exécution, les peintres
chantent des hymnes relatant les actes de l'être mythique concerné. Aux motifs tracés sur le
sol s'ajoute l'indispensable peinture corporelle, qui prend au minimum deux ou trois heures
19
[Glowczewski, 1991 p.69]
20
Id.
21
[Munn, 1973 p.207]
22
[Spencer, 1904 p.177]
23
Id. p.239.
254
chez les femmes Warlpiri24 ; là aussi, l'une d'entre elles trace les signes de base en rouge, puis
Chez les Yolngu, où la grande affaire est d'assurer la fluidité entre l'intérieur et
l'extérieur, le graphisme est également la forme principale du passage entre les deux
catégories ; la peinture, nous dit Morphy, est une composante centrale du mode de vie
traditionnel, le moyen le plus important de recréer les évenements ancestraux, d'assurer par là
la continuité avec le passé ancestral et la communication avec le monde spirituel25. Les motifs
claniques sont les "os" du groupe, ils sont une partie des ancêtres eux-mêmes, leur pouvoir,
conjointement avec les chants et les danses ; les peintures les plus secrètes, les plus
"intérieures" sont appelées likanbuy, du mot likan qui signifie coude, embranchement, et d'une
façon générale connexion. C'est ainsi que l'informateur de Morphy ne dit pas que tel motif
représente ou même signifie l'araignée, mais qu'il est connecté à l'araignée : tout notre modèle
abstrait de deux mondes séparés par une surface est concentré dans cette expression. Le
graphisme est contact, et par là action dans deux sens possibles ; il réactualise le Temps du
Rêve, mais il peut également replonger le temps présent dans le temps originel : par la
peinture du motif du mort sur son cercueil, son esprit est transformé en substance ancestrale, il
est guidé vers le "réservoir spirituel" du clan, et réincorporé dans ses éléments sacrés26.
J'en ai dit assez pour que l'on voie poindre la contradiction du graphisme aborigène
que nous développerons dans les paragraphes ultérieurs ; formellement, il est création d'objets
de dimension deux, acteurs de la surface de séparation, elle-même voile entre les deux
mondes, avec par dessus le marché une recherche de formes abstraites, de "géométrisation",
pour en cacher le sens au profane. Mais dans sa vie réelle, il est submergé par l'intensité
émotionnelle due à sa fonction de connexion avec le monde des anciens ; seul le sacré affleure
24
[Glowczewski, 1991 p.72]
25
[Morphy, 1991 p.13]
26
Id., pages 106 à 108.
255
à l'esprit, et son merveilleux chanté et dansé étouffe de son charme toute formalisation
consciente. D'un côté donc, se crée souterrainement un modèle formel de l'activité mythique-
rituelle, non exclusif mais dominant, et de l'autre ce même modèle n'acquiert que le statut d'un
Temps du Rêve, on peut néanmoins étayer l'hypothèse émise au début du chapitre précédent,
selon laquelle le modèle des deux mondes est le résultat d'une transposition et d'une
les ancêtres ont pu pénétrer le sol après leur voyage créateur, ne laissant que leur image au
passage sur la surface rocheuse, d'autres en grand nombre se sont pétrifiés à l'endroit où ils se
sont posés : tel rocher est le corps pétrifié d'un "rêve", mais comme il est probablement pas
mal fissuré, on raconte qu'il fut déformé par les lances-éclairs du "Rêve Pluie-eau" ; ailleurs
des collines rocheuses sont des enfants-nuages pétrifiés27. La pierre est donc la substance par
excellence du contact avec le Temps du Rêve, et il n'est pas surprenant que lors de
campements saisonniers des aborigènes "décorent" les parois rocheuses de milliers de mains
spectaculaires encore sont les rites de multiplication rapportés par Elkin, où l'on fait voler en
27
[Glowczewski, 1991] dans les "Paroles de Warlpiri" rapportées en annexe de l'ouvrage.
28
En terre d'Arnhem ; rapporté dans [Taçon, 1991 p.195]
256
"ou bien encore ils composent sur place […] une mixture avec de la pierre pulvérisée
(ou de la terre) et du sang, puis ils vont la déposer dans des endroits où une propagation
de l'espèce est souhaitée et devrait normalement se produire."29
L'analogie est évidemment frappante avec un autre rite de multiplication, humain cette fois-ci,
où des femmes de Californie s'introduisent dans le vagin de la poussière de roche pour assurer
leur fécondité30. Il n'est pas étonnant que les outils issus de certaines carrières reconnues
comme des êtres pétrifiés du Temps du Rêve soient considérés comme les plus efficaces ; le
pouvoir meurtrier d'une lame n'est pas le fruit de sa dureté, de la qualité de son tranchant et de
pouvoir à l'outil, et directement à l'homme par contact, il semble au contraire que les échanges
rituels entre humains du monde actuel ne puissent avoir lieu que s'il y a échange simultané
d'outils, donc de pierre travaillée. Intrigué par une remarque de Spencer et Gillen, selon
laquelle un très grand nombre de lames fabriquées en Australie du Nord ne portent aucune
trace d'utilisation, Robert Paton a enquêté sur place pour en découvrir la raison31, et celle-ci
s'avère simple : ces lames ne sont fabriquées que pour l'échange, souvent avec des lames
identiques, mais issues de carrières différentes. Elles portent le nom de leur carrière d'origine,
ne doivent jamais être transportées à l'air libre mais soigneusement enveloppées dans de
l'écorce, avec des récipients différents pour des lames d'appellations différentes ; après
l'échange, elles peuvent être utilisées rituellement, par exemple pour guérir des maladies, ou
simplement abandonnées. L'important est donc l'échange, qui est toujours accompagné
d'échanges de Rêves ; il ne s'agit pas d'échange d'utilités différentes, puisque les outils
29
[Elkin, 1967 p.261]
30
Voir le début du chapitre VIII
31
[Paton, 1994]
257
peuvent être pratiquement les mêmes, et encore moins d'échange marchand32. Paton, qui a
assisté à une telle rencontre, montre comment chaque partenaire raconte son Rêve, c'est-à-dire
le mythe lié à la carrière d'origine de l'outil ; de l'outil lui-même, en tant qu'objet technique, il
est très peu question. Il me paraît donc clair que l'outil ne fonctionne ici que comme trace
matérielle analogique du mythe dans le sens suivant : l'outil est le fruit d'un travail sur la
matière, comme le mythe est le résultat d'un travail sur le monde. Le premier est une
réorganisation de la matière brute, le second est une réorganisation par la pensée de toutes les
données du monde matériel et humain pour en fabriquer un outil de maintien et de contrôle (le
rite). L'analogie est puissante, et le fait qu'elle soit présente dans l'échange est un argument de
poids en faveur d'une lointaine origine lithique, au sens précisé plus haut, de la pensée
primitive mythique-rituelle.
nourrissant une vie secrète des formes, sont précisément les freins les plus sérieux à
l'émergence d'une géométrie indépendante et des concepts associés. Chez les Warlpiri, chaque
individu possède un motif appelé kuruwarri, sorte de force vitale qui le relie au monde des
ancêtres (figure IX-6) ; cette force doit être activée par la peinture du motif sur le corps, sur le
sol ou sur la paroi des grottes, et de ce fait la surface peinte change de nature en devenant lieu
32
Pour maintenir la tradition d'échange matériel qui doit absolument accompagner l'échange de Rêves, les
aborigènes peuvent utiliser tout ce qui leur tombe sous la main, y compris des cassettes vidéo bien qu'aucun des
partenaires n'ait d'appareil de lecture.
258
Figure IX-6 : deux motifs Kuruwarri. Dessin Anne Spanek, d'après (Munn 1973).
Le kuruwarri du peuple Warlpiri est donc "image vitale", selon l'expression proposée par
Barbara Glowczewski, et par conséquent voler le motif de quelqu'un, c'est "voler sa terre et sa
vie"33, ce que Caruana confirme pour toute l'Australie aborigène : "se servir des dessins
d'autrui sans en avoir la permission constitue l'une des plus graves violations de la loi
aborigène"34. Chez les Aranda, du temps de Spencer et Gillen, le simple fait pour une femme
ou un non-initié d'avoir vu des churinga35 était puni de mort ou de crevaison des yeux36. Voir
un dessin, ce n'est donc pas tant voir des figures déterminées, traits parallèles, cercles
invidu dans leur essence, et donc avoir prise sur eux, dans certaines conditions. C'est pourquoi
les dessins rituels permanents, comme ceux des churinga, doivent être cachés aux profanes ;
mais c'est également la raison pour laquelle la pensée ne s'arrête pas au graphisme lui-même,
33
[Layton, 1992 p.59]
34
Caruana, op. cit. p.15.
35
Au sens courant, les churinga sont des plaques ovoïdes allongées (de 10 à 40 cm, quelque fois de plus d'un
mètre) de bois ou de pierre, qui portent en permanence les motifs de l'individu ou du groupe. Ils sont utilisés
dans certaines cérémonies (l'individu mâle découvre son churinga lors de son initiation), et soigneusement
cachés le reste du temps à l'endroit où l'ancêtre totémique est censé avoir disparu sous terre, ou bien à l'endroit
où il a semé des "esprits-enfants" qui peuvent engrosser les femmes qui passent dans le secteur. [Moisseeff,
1995]
36
[Spencer, 1899]
259
mais cherche derrière lui autre chose, l'essence signifiée dont le dessin n'est que le paravent et
l'accoucheur. L'existence des motifs rituels temporaires est encore plus fugace parce
l'exécution graphique l'emporte en principe sur le dessin exécuté, trait essentiel qui distingue
l'art primitif de l'art moderne. C'est le tracé dans son mouvement, plus que la trace proprement
dite, qui assure la reproduction des espèces concernées par la cérémonie en cours ; la
puissance efficace n'est pas tant dans le dessin réalisé que dans les conditions et l'acte de
réalisation. Chez les femmes Warlpiri, les motifs peints sur les objets lors du rituel précédent
sont effacés et peints à nouveau ; celles qui ont des restes de peintures sur le corps se lavent
avant d'être repeintes pour la prochaine séance37. Dans le Kimberley, les peintures pariétales
dites Wandjina38 sont repeintes régulièrement pour en préserver l'"essence spirituelle" ; sur les
parois, nous dit Elkin, les dessins sont faits les uns sur les autres, et "ce fouillis laisse supposer
que leur plaisir consiste moins à admirer l'effet esthétique de l'œuvre terminée qu'à exécuter la
peinture elle-même, ou encore qu'à exprimer par ce moyen quelque désir d'ordre utilitaire
dans sa matérialité, comme objet concret et non comme figure ; il faut refaire les dessins
temporaires et rafraîchir les dessins permanents. Mais il y a encore plus frappant : lorsque l'on
sort les churinga de leur cachette, on les enduit de substance grasse et on frotte avec dévotion
les stries du motif, comme pour s'en imprégner40. De même, pour s'imprégner de la force
vitale du kuruwarri, un simple contact physique peut suffire : le novice, lors d'une initation,
37
[Glowczewski, 1991 p.75]
38
Peintures de grande taille (jusqu'à 6 mètres de haut) de visages sans bouche, la tête parfois surmontée d'une
espèce d'auréole qui pourrait être un arc-en-ciel, évoquant la pluie que peuvent amener les Wandjina. [Caruana,
1994 p.157][Elkin, 1967 p.261]
39
Op. cit. p.315.
40
Elkin, op.cit. p.321.
260
peut être serré contre le corps peint des initiés pour recevoir la force du motif41. Citons encore,
dans un rituel féminin Warlpiri, la façon physique de renvoyer les kuruwarri dans le monde
du "dessous" : les femmes dansent autour des tablettes dont le motif est tourné vers le ciel,
pour capter les kuruwarri présents dans ces objets et sur leurs corps peints. Puis, "les paumes
ouvertes vers le ciel, et agitées d'un mouvement saccadé, elles élèvent les Kuruwarri pour les
répandre sur la terre et, les paumes tournées vers le sol, elles les renvoient sous terre en
chantant."42
intrinsèque du dessin ; elle est tout simplement hors de propos. La figure, comme telle,
n'existe pas ; son "étude" n'a aucun sens. Ou plutôt si étude il y a, si l'on arrive à déceler une
pensée consciente des éléments de figure, on reste entièrement dans le domaine concret du
mythe. Les points, les traits sont perçus comme des agents d'évocation et non comme des
pas aux traits formels qui différencient un motif d'un autre"43. Chez les Yolngu, les hachures
qui saturent les fonds crèent un effet de luminosité éclatante, émanation directe du Temps du
Rêve, à l'image des arc-en-ciels et des éclairs ; leur présence est vivement appréciée, "elles
rendent le cœur heureux, elle le font sourire"44. A l'inverse la charge symbolique des éléments
peut être de pénétrer le Temps du Rêve ; c'est le cas lorsque le fond est rempli d'ocre rouge (le
sang ancestral), ou chez les hommes Warlpiri lorsque le fond est saturé avec du duvet d'oiseau
ou de kapok (duvet végétal), ou encore lorsque chez les femmes on "noie" les motifs de base
par des encerclements : "La confusion du motif avec son support ttraduit l'idée aborigène
41
[Munn, 1973 p.30]
42
Glowczewski op. cit. p.74
43
Op. cit. p.178
44
Id. p. 195
45
Glowczewski op. cit. p.309
261
La figure n'est en fin de compte, dans l'esprit aborigène, qu'un élément indistinct et
fugitif pris dans la nasse d'un immense réseau de correspondances symboliques ; seules les
correspondances sont capables de capter son attention, parce qu'elles sont vitales pour la
collectivité, qui voit là le seul moyen d'assurer sa propre survie et celle du monde. La figure
n'a pas de raison propre, au sens de de la raison syllogistique euclidienne qui la déduit de
quelques postulats et axiomes ; la seule raison acceptée, dans la société aborigène, est celle du
Temps du Rêve, c'est-à-dire au fond une raison généalogique : les choses sont ce qu'elles sont
parce que les ancêtres démiurges les ont faites ainsi, et il faut les reproduire périodiquement à
l'identique. Les figures diverses du rituel ont, par conséquent, peu de chance d'évoluer et
d'enrichir le catalogue. Si au cours d'un rêve (un vrai !), quelqu'un prétend avoir eu une
révélation sur les héros ancestraux, par exemple sous la forme d'un nouveau motif pictural, sa
longues discussions et des négociations interclaniques qui peuvent durer des années ; ce
peindre et danser à sa fantaisie aidé de ceux qui le veulent bien, mais en dehors des
mais le conservatisme est prépondérant et "le statut des révélations est moindre que celui du
savoir transmis"46. La raison généalogique dominante dans tous les domaines est ce qui fait
qu'il n'y a pas, ou très peu, de divination chez les aborigènes ; la divination est en effet une
raison éparpillée, une raison issue des choses, de leur quantité, de leur position etc., et elle ne
naît que chez les agriculteurs-éleveurs, avant de devenir un système florissant dans les
empires primitifs (Babylone, Egypte, Chine). Je ne connais qu'une seule forme notable de
divination en Australie : les aborigènes considèrent qu'une mort avant terme provient
46
Id. p.35.
262
d'éléments hostiles extérieurs au groupe, et qu'il faut donc localiser. A cette fin, on peut
examiner les traces de pas ou d'empreintes animales autour d'une tombe, et parfois la direction
presque toutes ne disposent que des mots "droit" et "sinueux", quelques-unes ont en plus les
mots "rond" et "carré"47. Il n'y a d'ailleurs pas ou très peu de mots relatifs au travail lithique
non plus, montrant qu'il n'y a pas de lien nécessaire entre celui-ci et le language ; la
transmission du savoir graphique, comme celle du savoir lithique, se fait par mimétisme, les
jeunes copiant les anciens. Les jeunes Yolngu débutent en garnissant le fond des peintures
dont un ancien a tracé les grandes lignes, et leur apprentissage proprement dit ne commence
qu'après l'initiation, à condition qu'ils fassent preuve de volonté et d'une bonne aptitude à
mais cela n'affleure ni dans le mythe, ni dans les mots, bien que la symétrie puisse contredire
particulièrement intéressant ; d'après Munn, il représente deux hommes assis dos à dos (les
deux U opposés du haut de la pièce), avec leurs lances (les deux couples de deux tirets) et un
bouclier (tiret horizontal). La spirale centrale est à la fois leur camp et le trou d'eau d'où ils
émergèrent. Il n'y a donc que deux personnages, mais pour une raison purement décorative, ils
sont représentés une deuxième fois par une symétrie par rapport à un axe horizontal, qui
s'ajoute à une symétrie d'axe vertical : dans son mouvement d'organisation, c'est à dire dans sa
47
[Dixon, 1979]
263
structure géométrique, le graphisme se libère du mythe et ses propres lois de composition
semblable dans un motif de churinga (figure IX-7) ; les tirets verticaux du haut sont des
boomerangs, suivis par des traits horizontaux figurant des lances. Les trois arceaux
représentent un homme assis, avec deux propulseurs à chacun de ses côtés (tirets verticaux) ;
deux tirets horizontaux sont un homme et une femme couchés, deux cercles pointés sont une
poitrine féminine.
Figure IX-7 : motif de churinga warlpiri. Dessin Anna Spanek, d'après (Munn 1973).
Tous les éléments nécessaires sont alors représentés, et les tirets verticaux et horizontaux du
bas de la pièce sont uniquement là pour faire écho, symétriquement, à ceux du haut de la
même pièce. Nous avons là comme une force souterraine, issue des gestes du graphisme, qui
Plus généralement, s'il n'y a pas de comparaison "consciente" des grandeurs donnant
lieu à des constructions symétriques en toute connaissance de cause, il ne peut y avoir non
plus de mesure et donc d'espace objectif. Le lieu de travail, la surface, qu'elle soit la surface
passage et de transmission des pouvoirs ; par dessus le marché, la plupart des éléments du
264
paysage sont des ancêtres pétrifiés ou leurs traces sacrées. Comment, lorsque ce contexte
mythique exerce une domination écrasante, pourrait-on penser une mesure qui suppose
comme premier préalable de vider l'espace de tout être, de toute qualité, de toute humanité, au
profit d'un dénombrement d'éléments fantomatiques (longueur étalon, aire étalon, volume
étalon) ? Une telle négation sacrilège n'est encore probablement ni possible, ni nécessaire. Et
de fait, Elkin fait remarquer que les aborigènes ne disposent d'aucun instrument d'évaluation
Un nombre peut cependant être associé à un parcours, mais sous la forme du nombre
" montrera très exactement soit sur ses ongles, soit sur les articulations de ses doigts, ou
encore en donnant des coups de pieds sur le sol, combien de fois il aura à s'arrêter en cours
de route pour camper, parcourant des étapes raisonnables parcourues sans effort."49
En l'absence de tout concept objectif d'espace, je crois que l'on peut sans hésiter passer
par dessus bord la légende des "cartes" autraliennes, qui ne sont qu'un support graphique du
mythe ; à moins de jouer sur les mots, on ne peut appeler carte un dessin où l'on ne reconnaît
symbolique des éléments du paysage. Barbara Glowczewski dit bien que ces cartes sont
48
Elkin op.cit. p.276.
49
Id. p.274
265
"des sites géographiques […] reliés entre eux par des itinéraires de Rêves, ceci en vue
aérienne sous la forme de cartes symboliques mais qui ne se soucient que de ces
connexions au détriment des proportions et de l'orientation des sites les uns par rapport
aux autres"50
et elle ajoute que cela témoigne d'un "regard topologique". Cette référence à une branche
récente des mathématiques n'apporte rien, à mon avis, si ce n'est la remarque banale que
toutes les lignes continues allant d'un point A à un point B sont topologiquement équivalentes
; mais c'est bien la preuve que, si "regard topologique" il y a, il exclut par définition toute
possibilité de carte, sauf, encore une fois, à jouer sur les mots.
L'espace "qualitatif" du mode de pensée aborigène n'est par ailleurs que celui de
mythes aborigènes concernant le cosmos ; le soleil est toujours femelle, la lune mâle mais
certaines tribus n'ont même rien à raconter là-dessus. Seules quelques étoiles comme les
Pléïades sont l'objet d'attention. Chez les Aranda, le soleil est sorti de terre sous la forme
d'une femme, loin à l'est en un lieu désormais marqué d'une pierre; toutes les nuits, il y
retourne pour se relever le matin52. L'instrumentalisation des êtres spatiaux, au sens où ils
indiquent des directions objectives ou une mesure du temps, existe parallèlement mais semble
très peu développée ; de même il ne semble pas y avoir de modèle de l'univers, fait par
exemple d'une terre plate surmontée d'une voûte céleste. Le jour est une unité naturelle de
mesure du temps, et on mentionne des lunaisons, mais nul souci n'apparaît de mesurer les
lunaisons avec les jours, ou l'année avec l'un des deux. La littérature mentionne de temps en
temps une orientation de certaines activités, mais elle n'est rattachée à aucun épisode du
Temps du Rêve, ce qui fait que l'orientation est là comme une superfluité ; lorsque des dessins
sacrés représentent des sites, par exemple, leurs positions respectives "ne sont pas toujours
50
[Glowczewski, 1991 p.19]
51
[Spencer, 1904 chap.22]
52
Id.
266
respectées comme si ne comptait que la structure qui les lie et non le fait qu'ils seraient à l'est
ou à l'ouest, à droite ou à gauche les uns des autres …"53. Il n'empêche que certains rites
Warlpiri exigent une orientation du terrain cérémoniel, et que la course de certaines étoiles
scandent les étapes de la veillée54 ; même remarque chez les Aranda55 : un terrain cérémoniel
est orienté est-ouest, il est lui-même situé à l'ouest du campement, et les hommes et les
femmes évoluent respectivement à l'est et à l'ouest. Les directions existent donc, dans la
pratique et dans le langage, mais fort loin de la signification envahissante qu'elles prendront
dans des mythologies ultérieures. Pour qu'une véritable cosmologie existe dans le monde
primitif, avec les recherches mathématiques qu'elle implique (recherche d'un modèle formel,
recherches arithmétiques liées aux concordances du soleil et de la lune), il faut qu'elle soit
motivée par une mythologie et par des rites, comme en Amérique centrale ; le soleil, la lune,
le ciel, la terre doivent devenir des acteurs plus ou moins anthropomorphes d'une grande
épopée globale pour pouvoir servir de support à des découvertes de nature objective.
qui tend à étouffer toute géométrie indépendante, produit également l'effet contraire.
53
[Glowczewski, 1991 p.310]
54
[Glowczewski, 1989 p.320]
55
(Moisseeff 1995)
267
L'efficace du graphisme peut être un danger s'il tombe entre des mains peu sûres ou
losanges. Le phénomène est remarquable et il est explicitement reconnu par les intéressés ; un
informateur Yolngu de Morphy commente une peinture "géométrique" en disant que "si les
gens regardent cela ils croient que cela ne veut rien dire", et un autre, comparant une peinture
"abstraite" à une peinture figurative, dit de la première "on ne dirait pas qu'elle a plusieurs
sens, mais elle en a davantage que les autres"56. C'est ainsi que les motifs claniques, qui sont
les plus sacrés et perçus chez les Yolngu comme les "os" du clan (nous dirions la chair de la
chair du clan), sont des figures géométriques faites de losanges ; il arrive que les clans
apparentés, ou situés sur la même piste de Rêve, se donnent des motifs voisins faits des
mêmes figures, avec des proportions et des inclinaisons différentes mais apparemment bien
déterminées puisqu'elles sont parfaitement reconnues par les intéressés (figure IX-8).
Figure IX-8 : motifs de clans Yolngu apparentés. Dessin Anne Spanek, d'après (Morphy 1991).
Ces losanges, lourds de sens liés aux mythes d'origine, puisqu'ils peuvent être des cellules de
ruches, ou du feu, ou des eaux en crue, ou un dos de crocodile, sont perçus comme la
quintessence des êtres associées, ce qu'il y a de plus "intérieur" pour reprendre la terminologie
de Morphy.
56
Morphy, ouvrage cité p.191.
268
Il est particulièrement intéressant pour nous que la recherche d'une essence, autrement
dit de ce qu'il y a de plus "intérieur", ait conduit justement à la production des figures simples
de la géométrie, et pas à autre chose. Car c'est de la recherche d'un camouflage qu'il s'agit de
prime abord, et rien n'oblige à choisir précisément celui-là : on pourrait cacher le sens au
pourquoi pas d'entrelacs de tracés digités dits "macaronis" que l'on peut apercevoir en
Australie (grotte de Koonalda) comme sur les parois du vieux continent ; au contraire de cela,
la voie prise est celle de la production de ce qui deviendra éléments de géométrie. Il est
encore remarquable que, dans la pensée Yolngu tout au moins, le statut de ces éléments soit
principiel puisqu'en tant qu'"intérieur" le plus profond, ils sont au fondement de tout extérieur
et donc entre autres de toutes les sortes de graphismes. Nous voyons ici que derrière la raison
généalogique explicite évoquée précédemment, une raison géométrique pure implicite fait son
chemin silencieusement. Il ne faut pas cacher cependant que si nous pouvons décrire ce
pensée aborigène, il est encore difficile d'en rendre compte plus au fond : pourquoi choisir ce
aborigènes à compléter leurs dessins par symétrie, ce qui contribue à en obscurcir le sens aux
yeux du profane.
quelque sorte que des "éléments simples" du motif, son squelette auquel seul l'initié peut
57
Chapitre VIII.
269
donner une chair narrative, il en découle en retour que les éléments simples en question sont
une explosion polysémique. Chez les Warlpiri, un simple tiret peut être : une lance non
propulseur, un bouclier, une fourmi, des dents (plusieurs tirets parallèles) etc., mais aussi
pluie, des bâtons à fouir en train de creuser … Un trait de courbure faible peut transcrire une
personne couchée, un rameau, un abri, une ligne d'arbres ou un bosquet ; avec une courbure
un peu plus forte, en forme de U, c'est un être assis. Une ligne de petits arcs est un acteur
dansant ou plusieurs personnes assises. Une figure fermée ovale est un propulseur, un
bouclier, une cuiller, un lit, un nuage, une personne couchée (ovale très allongé) ; le cercle est
un nid, un trou d'eau, un arbre, un fruit, une colline, un feu, un aliment cuisiné, un bâton de
combat debout, un œuf etc… Dans la catégorie dynamique, il montre un encerclement : deux
cercles concentriques peuvent représenter un feu (le cercle intérieur) et des femmes dansant
autour de lui (le cercle extérieur). On voit en passant que la polysémie est à double sens : si un
signe peut avoir plusieurs sens, inversement un même objet peut être représenté par plusieurs
On n'en finirait pas d'énumérer les exemples même en se limitant à un seul groupe, et à
plus forte raison en prenant en compte l'ensemble de l'Australie aborigène, mais certains traits
généraux peuvent être soulignés. Dans les tribus du désert central, deux signes principaux
(cercles et traits) émergent pour cristalliser une bonne partie de de la signification, ce qui a
pour effet de rendre définitivement impossible toute perception immédiate du sens. La tribu
Warramunga58 exécute longuement, pour un certain rituel, des dessins sur le sol (figure IX-9)
58
Désert, géographiqument proche des Warlpiri.
270
composés exclusivement de cercles concentriques et de lignes ondulées dont les significations
59
[Spencer, 1904]
271
Figure IX-9 : dessins Warramunga. Dessin Anne Spanek, d'après (Spencer et Gillen 1904).
Dans le dessin n°4, les traces de pas sont celles d'un homme qui a suivi le serpent ; les deux
"cornes" qui surmontent une série de cercles concentriques sont ses bras levés avant de
frapper la tête du serpent pour qu'il rentre bien sous terre, et les deux traces côte à côte sont
celles de ses pieds pendant qu'il accomplit cette action. On remarquera, outre évidemment la
grande variété des significations d'une même figure, le caractère à la fois statique et
dynamique du dessin, puisque l'ondulation représente d'une part le serpent entier, avec la
queue à l'extrémité droite du trait, et la tête à l'extrémité gauche devant le trou où il doit
disparaître, et d'autre part le voyage de ce même serpent accompagné de l'homme qui laisse
ses traces de pas ; de plus, l'indifférence voulue vis à vis de la ressemblance conduit à dessiner
des éléments d'un même individu (ses deux pieds et ses bras levés) sans connexion et dans des
plans invraisemblables.
Si les traits parallèles, les lignes ondulées et les cercles concentriques sont plutôt le fait des
tribus du désert central, les zigzags, les rectangles et les losanges abondent à l'ouest du
272
continent et en Terre d'Arnhem. On peut voir des tableaux sur écorces composés uniquement
peuvent être des alvéoles de ruches, des dugongs ou des motifs claniques60. Les rectangles
peuvent représenter (éventuellement dans un même graphisme) : un bateau, une sèche, des
mythique-rituel obligatoire, se complique encore si l'on tient compte des divers niveaux
d'interprétation d'une même œuvre : non seulement deux signes semblables, deux groupes de
cercles concentriques par exemple, peuvent avoir deux sens totalement différents au sein de la
même œuvre, mais par dessus le marché un signe donné à un endroit donné de cette œuvre
peut avoir à lui seul plusieurs sens. Cela peut venir d'une sorte de stratégie de camouflage, ou
d'"effeuillage" progressif des motifs dus à leur caractère sacré ; un "grand initié" aura accès à
un plus grand nombre de significations que des adolescents non initiés, et la "couche" de
significations possible exerce un rôle protecteur notamment vis à vis des étrangers :
Au niveau le plus profond, un schéma peut même représenter plusieurs rêves à la fois chez
modes graphiques très variés, c'est que le sens en général, le contenu mythique-rituel se
60
[Caruana, 1994] Le dugong, ou vache marine, est un mammifère marin vivant dans l'océan indien.
61
Caruana, op.cit. p.99.
273
à faire des signes un monde à part, un monde d'auxilaires techniques indifférents au sens et
donc parfaitement compatibles avec leur laïcisation. Le phénomène existe, bien qu'il soit
secondaire dans l'activité autonome aborigène avant que leur peinture devienne une
marchandise convoitée dans le monde entier62. Par exemple les femmes Warlpiri racontent des
histoires mythiques ou réelles en les illustrant par des dessins sur le sol, hors de tout rituel.
Une action racontée est illustrée en même temps par des tracés sur le sol, et lorsqu'on change
sand stories Warlpiri est fait à partir d'éléments simples peu nombreux, cercles, tirets, lignes
particulier, non pas absolument, mais dans le contexte de chaque tableau : les constituants en
eux-mêmes sont polysémiques. La peinture sur paroi peut, elle aussi, être purement profane ;
en Terre d'Arnhem par exemple, chacun, semble-t-il, peut venir peindre à sa fantaisie sur
certaines parois où y laisser simplement sa "signature" par une main négative ; mais lorsque
recouvre d'ocre rouge avant de placer une autre peinture au dessus64. Les "bâtons messages",
que l'on trouve en certains endroits du continent, n'ont aucun caractère sacré ; ils sont
recouverts de marques de toutes sortes, aides mémoires pour le porteur et lisibles seulement
par lui65. Layton66 mentionne un abri du Kimberley comportant des lignes verticales parallèles
de nombre de jours de pluie ou de présence dans l'abri ; "les gens font toujours cela", disent-
ils. Le même genre d'interprétation vaudrait pour des bâtonnets peints dans un abri de terre
62
Depuis la fin des années 60 du XX° siècle d'après Morphy.
63
Munn, op.cit. p.59.
64
Layton, op.cit. p.75.
65
[Spencer, 1899]
66
Op.cit. p.145.
274
d'Arnhem, si l'on en croit le témoignage de colons : avant l'arrivée des blancs, affirment-ils,
les aborigènes notaient par ce moyen le nombre de lunes de présence à cet endroit67.
Né comme la forme la plus abstraite et sans doute la plus tardive de l'interaction entre
les deux mondes, la simplicité formelle de sa conception (deux espaces séparés par une
sculpture, à la fabrication d'objets divers ou aux mutilations corporelles) ont fait du graphisme
le mode principal du rituel. Mais son efficacité redoutable exige la dissimulation, produite
explicitement (consciemment) en Australie aborigène par la formalisation des motifs les plus
segments, cercles, losanges, rectangles. Le secret produit donc une géométrie implicite, et
même davantage que cela : une hiérarchisation de la production graphique dans laquelle les
éléments formels sont les plus "intérieurs" comme le disent les Yolngu de Terre d'Arnhem,
c'est-à-dire l'être profond, la source de tout graphisme. Là, la situation tend à se renverser
puisque les éléments "sources" sont justement les plus susceptibles de polysémie ; porteurs de
toute signification possible, ou du moins d'un grand nombre d'entre elles, ils n'en n'ont plus
aucune par eux-mêmes. C'est ainsi que la logique de leur statut sacré finit par en faire de
simples instruments neutres, bons à tout faire, et par conséquent rend possible leur utilisation
profane.
67
Id. p.146.
275
spécifique, sans qu'elle affleure à la conscience, une logique formelle de la figure construite
d'éléments dépourvus de signification. Le chemin à parcourir est encore long avant que la
-oOo-
276
ÉPILOGUE.
pierre durant plus de deux millions d'années, un ensemble de réflexes cérébraux de nature
géométrique. Par la négation de sa forme naturelle, le galet initial est devenu en principe un
espace abstrait, contenant de formes imposées au moyen d'une structuration de cet espace ;
c'est d'abord une sorte de rythmique gestuelle qui commande, simple régularité (premiers
débitages d'éclats informes) ou symétrie (galets taillés et surtout bifaces), puis le geste
deux et un, lieux de travail successifs (débitage systématique Levallois et laminaire) où l'on
produit finalement une grande variété de formes voulues. Mais curieusement, s'il y a bel et
bien sculpture, donc travail en dimension trois, les standards obtenus sont plans et linéaires,
ou du moins s'efforcent de l'être, donc de dimension deux ou un. Tout se passe en effet
comme si le travail de la pierre avait une finalité "historique" : créer une surface, espace de
dimension deux, pour que puisse s'exercer facilement la création de lignes, bords de l'outil.
Nous le constatons bien dans l'histoire des bifaces, qui se confond en partie avec la recherche
débitage systématique dont le principe est de créer des "tranches" avant le dessin final des
bords.
que locales et lithiques. Elles ne sont de prime abord que des techniques systématiques, du
travail réfléchi mué en habitudes mentales ; tout porte à croire en particulier qu'aucun parler
ne s'y attache, j'ai dit pourquoi. S'il est parfaitement possible et même probable que le plaisir
se soit mêlé de l'affaire, poussant à produire des bifaces ou des feuilles solutréennes parce que
277
les formes en furent jugées belles, ce fut sans doute un pas vers l'indépendance de la forme,
Paléolithique supérieur, les évidences changent complètement de nature. Une théorie des deux
mondes se forge, monde des pouvoirs et monde apparent, et de la grande variété des modes de
passage réciproques de l'un dans l'autre finit par émerger un authentique modèle géométrique
qui semble dominant dans les sociétés primitives : les deux mondes sont deux espaces séparés
par une surface, celle de la roche, lieu de passage et de contact grâce au geste rituel du
graphisme humain. Les créations qui en découlent laissent loin derrière, en nature et en
ampleur, tout ce qui fut produit par le travail de la pierre. La surface, obstinément recherchée
par l'amincissement des outils, c'est-à-dire par élimination de la troisième dimension, devient
un lieu existant au préalable où celle-ci, au contraire, doit s'intégrer par des techniques
("perspective étalée") ; le décor mobilier, quant à lui, explore toutes les symétries qui
déduit l'existence à mon avis tout aussi incontestable, dès les temps paléolithiques, des figures
de base : rectangles, cercles, segments de droites. On notera que, comme pour l'outillage
lithique, si l'on décèle bien l'apparition des figures géométriques classiques planes, on ne
constate rien du même ordre en dimension trois : pas de cube, pas de polyèdre en général, pas
de pyramide, pas de sphère1, il faudra attendre pour cela tard dans le Néolithique. Il existe
bien au Paléolithique supérieur une sculpture non utilitaire, mais elle ne dépasse pas la
féminines et animales.
1
Pour ce que les préhistoriens appellent polyèdres et sphéroïdes, voir le chapitre III.
278
Si la géométrisation est encore muette, si elle s'avance masquée dans la mesure où
aucun parler, ni a fortiori aucune étude spécifique ne s'y attache, puisqu'aucun mot ne désigne
ni les symétries qui pourtant dictent nettement leur loi, ni les figures pourtant omniprésentes,
et que l'apprentissage se fait par mimétisme, cela ne l'empêche pas de prendre un caractère
universel. Les figures échappent à leur pauvre existence de formes d'outils en se chargeant de
peut être considérée comme particulière, puisqu'elle se réfère à un être bien déterminé, ses
vrais points, de vraies lignes et de vraies surfaces. Dans la représentation non reconnaissable
au contraire, le signe ou le motif géométrisé est d'emblée universel puisque s'il doit
obligatoirement faire sens, il peut accueillir à peu près tous les sens que l'on veut : universel
concret. Mais par là-même il n'a aucun sens propre, il acquiert de fait une existence à part de
toute signification : universel abstrait. La belle métaphore inventée par les Yolngu d'Australie,
selon laquelle la géométrisation des motifs conduit à l'"intérieur" des choses évoquées,
La géométrie a donc acquis une place centrale, hiérarchiquement élevée, par le biais
du graphisme rituel, avant toute signalisation spécifique, verbale ou écrite, avant toute
formulation consciente quelqu'elle soit. C'est un acquis datant de 10000 à 15000 ans au moins.
-oOo-
279
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