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L’interculturel, une histoire de fou

Dialogues et cultures N° 32, revue de la FIPF (2008) – Patrick Charaudeau

Comme tous les matins, entre neuf heures et dix heures, un fou fait sa promenade dans
la cour de l’asile. Mais ce matin-là ne va pas être comme les autres, car quelque chose
l’intrigue : l’espace qu’il parcourt toujours de la même manière, depuis bientôt quinze ans,
cet espace est entouré de murs.

Comment se fait-il qu’il ne l’avait jamais remarqué ? Que peut-il y avoir derrière ces
murs : le néant, un autre monde, l’au-delà peut-être ?

Pris par la curiosité de savoir, il grimpe sur l’un des murs et, arrivé en haut, se penche
vers l’autre côté pour regarder.

Là, il voit des gens qui circulent dans un autre espace.

Quelque peu étonné, il arrête l’un des passants et lui demande : “Dites-donc, mon brave,
vous êtes nombreux là-dedans ?”

L’identité culturelle

Cette histoire de fou, comme on dit, me paraît tout à fait exemplaire de la manière dont se
construit la conscience de l’identité culturelle.

Il faut d’abord que soit perçue, dans le monde qui nous entoure, une différence, quelque
chose qui, au milieu de l’apparente tranquillité de notre environnement, contraste, se
démarque, se donne à voir et soit vu.

Cela n’est pas une évidence. Nous pouvons vivre entourés d’êtres insolites sans que, pour
autant, ceux-ci soient perçus ; parce que nous les regardons avec les yeux de nos références
culturelles, à travers nos codes de reconnaissance, nos habitudes de vie. Ce n’est qu’après
quinze ans de promenade dans sa cour, que notre fou s’avise de l’existence des murs. À partir
de ce moment, se déclenche chez lui un processus qui va l’amener à découvrir l’autre, et, du
même coup, à prendre conscience de sa propre identité. À force de ressemblance,
d’homogénéité, l’individu disparaît, l’identité individuelle se fond dans une identité
collective abstraite (comme dans une chorale ou une manifestation).

La perception de la différence constitue d’abord la preuve de sa propre identité : il est


différent de moi, donc je suis différent de lui, donc j’existe.

La différence étant perçue, il se déclenche alors chez le sujet un double processus


d’attirance et de rejet vis-à-vis de l’autre.

D’attirance, d’abord, car il y a une énigme à résoudre : comment peut-on être différent
de moi ? Car découvrir qu’il existe du différent de soi, c’est se découvrir incomplet, imparfait,
inachevé. En voyant pour la première fois les murs qui entourent son espace, le fou ne peut
s’empêcher d’aller voir ce qu’il se passe au-delà, et en apercevant des gens qui circulent dans
cet au-delà, il ne peut s’empêcher de les interroger.

De rejet ensuite. Car cette différence représente une menace pour le sujet : cette
différence rendrait-il l’autre supérieur à moi ? Serait-il plus parfait ? C’est pourquoi la
perception de la différence s’accompagne généralement d’un jugement négatif. C’est comme
s’il n’était pas supportable d’accepter que d’autres valeurs, d’autres normes, d’autres
habitudes que les siennes propres soient meilleures, ou, tout simplement, existent.

Lorsque ce jugement se durcit et se généralise, il devient ce que l’on appelle


traditionnellement un stéréotype, un cliché, un préjugé. Ne méprisons donc pas les
stéréotypes. Ils sont une nécessité, ils constituent d’abord une protection, une arme de
défense contre la menace que représente la différence.

Cependant, ce jugement négatif a une conséquence désagréable, non pas pour l’autre
mais pour le sujet lui-même. En effet, le sujet en protégeant son identité lui fait perdre de sa
consistance au lieu de la consolider. Et voilà ce qui est le plus difficile quand nous entrons
tous au contact de l’autre : juger négativement c’est protéger son identité, mais protéger son
identité c’est, à chaque fois, perdre un peu de son identité.

Et notre fou n’échappe pas à ce dilemme. Sans aucun doute, il enferme l’autre dans un
espace fermé sans pouvoir considérer que c’est lui qui est enfermé. Être enfermé lui fait se
poser des questions sur soi et sur les autres, donc sur l’altérité.
C’est ainsi qu’au contact de l’étranger, on va le juger trop rationnel, froid ou agressif,
persuadé que l’on est soi-même sensible, chaleureux, accueillant et respectueux de l’autre.
Ou bien, à l’inverse, on jugera l’autre anarchique, extraverti, peu fiable, persuadé que l’on
est soi-même rationnel (raisonnable), maître de soi, direct, franc, fiable.

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