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UNE EXCEPTION FRANÇAISE ?
1
TROISIÈME PARTIE
La République en Révolution
2
La politique sociale de l’an II : un
« collectivisme individualiste » ?
Françoise Brunel
[Il] formule donc pour les hommes le droit à la vie, le droit au travail, le
droit à la propriété […]. S’il n’y avait toujours quelque chose de factice à
appliquer à une période de l’évolution intellectuelle et sociale des termes
qui n’ont apparu que plus tard, je dirais que le système de Billaud-
Varenne est une sorte de collectivisme individualiste9.
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de la « révolution bourgeoise14 ». Ayant déjà évoqué ce point aveugle de
l’historiographie favorable à la Révolution (et au « moment » an II),
placée, peu ou prou, dans le sillage de la pensée marxiste, je résumerai
les arguments qui me semblent indispensables pour lever tout
malentendu15.
Nous savons tous que la « République sociale » est le mot d’ordre des
révolutionnaires radicaux de 1848 et des Communards de 1871 :
C’est ce qu’écrit Marx en 1871 ainsi que « La Commune fut la forme
positive de cette République16 ». Mais, si la notion de « république
sociale » est bien inscrite au cœur des luttes ouvrières du XIXe siècle, des
canuts lyonnais aux ouvriers anglais ou aux tisserands de Silésie, nous
devons signaler que, à se placer dans la perspective d’une compréhension
historienne, lorsqu’en l’an II (ou au début du « moment thermidorien »)
les adresses envoyées à la Convention portent la mention « République
une, indivisible et démocratique », le dernier qualificatif renvoie toujours
à des thèmes proprement « sociaux », selon notre jugement
contemporain17. Au demeurant, il est évident que les acteurs de la
Révolution française n’ignorent pas la « question sociale », débat majeur
des « philanthropes et réformateurs sociaux de la fin de l’Ancien
Régime », diffusé, tant par de multiples brochures ou ouvrages, que par
les concours académiques si prisés des futurs membres des assemblées
révolutionnaires18. Le droit du pauvre se trouve déjà clairement exprimé,
14 Camille-Ernest Labrousse, La crise de l’économie française à la fin de l’Ancien
régime et au début de la Révolution…, thèse de Lettres, Paris, 1939, publiée à Paris,
PUF, 1944 (voir l’introduction). Sur les quelques pages consacrées à la politique sociale
de l’an II sous ce titre de paragraphe « Le rêve d’une Cité idéale », Michel Biard et
Pascal Dupuy, La Révolution française. Dynamiques, influences, débats (1787-1804),
Paris, Armand Colin, 2004, p. 89-93.
15 Sur les historiens « progressistes » et la pensée marxiste de la Révolution française,
voir Claude Mazauric, L’histoire de la Révolution française et la pensée marxiste,
Paris, PUF, 2009 et Julien Louvrier, « Marx, le marxisme et les historiens de la
Révolution française au XXe siècle », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique,
no 109, 2007, p. 147-167.
16 Cité dans Marx-Engels, Œuvres choisies, Moscou, Éditions du Progrès, 1955, t. I,
p. 551.
17 « Démocratique », souligné par moi. On peut consulter les volumes des Archives
Parlementaires, 1ère série, 1787-1799, dont j’ai assuré la direction de publication, du
tome XCII (messidor an II) au tome CII (1 er au 12 brumaire an III), Paris, CNRS
Éditions, 1980-2012 et, bien sûr la série C des Archives Nationales (AN).
18 La référence essentielle est ici Catherine Duprat, Le temps des philanthropes. La
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comme le rappelle Catherine Duprat, par Montesquieu :
Quelques aumônes que l’on fait à un homme dans les rues ne remplissent
point les obligations de l’État, qui doit à tous les citoyens uns subsistance
assurée, la nourriture, un vêtement convenable, et un genre de vie qui ne
soit point contraire à la santé19.
Je suis républicain ! […] Je n’aime pas plus Cromwel [sic] que Charles
1er ; et je ne puis pas plus supporter le joug des Décemvirs que celui de
Tarquin. Est-ce dans les mots de république ou de monarchie que réside la
solution du grand problème social21 ?
27 Les Mémoires de René Levasseur ont été publiés à Paris, 1829-1831. Voir la
réédition des Mémoires de R. Levasseur (de la Sarthe), ex-Conventionnel par Christine
Peyrard, Paris, Messidor / Éditions sociales, 1989.
28 François Furet, Marx et la Révolution française, op. cit., p. 158.
29 Mémoires de R. Levasseur…, op. cit., p. 471.
30 Jean-Pierre Gross, Fair Shares for All : Jacobin Egalitarism in Practice,
Cambridge, 1997, traduction française, revue et corrigée par l’auteur, Égalitarisme
jacobin et droits de l’homme, 1793-1794 (La Grande famille et la Terreur), Paris,
Arcantères, 2000.
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ces Allemands qui ont accepté la sévère dialectique historique de Karl
Marx31.
Repenser la propriété ?
41 Sur les diverses éditions du manuscrit inachevé de Saint-Just, voir la mise au point
dans Saint-Just, Œuvres complètes, édition d’Anne Kupiec et Miguel Abensour, Paris,
Gallimard, 2004, p. 1085 et suivantes.
42 Georges Lefèbvre, Questions agraires au temps de la Terreur, 2ème édition revue et
augmentée, La Roche-sur-Yon, Pothier, 1954, p. 1-57.
43 Albert Mathiez, Girondins et Montagnards, Paris, Firmin Didot, 1930, chap. V,
p. 109-138.
44 Jean Jaurès, Les origines du socialisme allemand, op. cit., p. 91.
15
universelle45 ? ». Albert Mathiez, quoiqu’en demi-teinte, associait donc,
dans une cohérente politique sociale, décrets de ventôse, Rapport
programmatique présenté par Billaud-Varenne le 1er floréal an II (20 avril
1794), Rapport de Robespierre du 18 floréal (7 mai 1794), insistant sur
l’inclusion dans les cérémonies décadaires d’une fête « Au malheur »,
enfin Rapport et décret proposés par Barère, le 22 floréal (11 mai), « Sur
le moyen d’extirper la mendicité dans les campagnes, et sur les secours
que doit apporter la République aux citoyens indigens ». Comme le
souligne Jean-Pierre Jessenne, la thèse de la cohérence n'est entièrement
tenable que si l'on fait du Rapport de Billaud-Varenne (au nom du
comité de Salut public) le point central du programme démocratique d’un
certain nombre de « Montagnards46 », le moment où, après « le drame de
germinal » (A. Soboul), l’ouverture de l’avenir semble possible, comme
en témoigne le bref décret rédigé au futur : « La Convention nationale,
[…] appuyée sur les vertus du Peuple français, […] fera triompher la
République démocratique, et punira sans pitié tous ses ennemis47 ».
Établissant un lien fort entre les décrets de ventôse et la législation à
venir sur la « bienfaisance nationale », Billaud déclare :
[…] bruits répandus par des malfaisans pour faire croire aux habitans des
campagnes que le but de ces états est de faire connoître les indigens, pour
les transporter à la Vendée, ou pour les mettre en état de réclusion52.
Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance
aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant
les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler.
54 Le présent propos est en total désaccord avec celui de Michel Biard et Pascal Dupuy,
La Révolution française…, op. cit., p. 91 : « Le 22 floréal an II […], un vaste
programme d’assistance aux pauvres, présenté à la Convention par Barère, se contente
d’évoquer les biens nationaux encore invendus et ne mentionne pas les décrets de
ventôse. »
55 Billaud-Varenne, Principes régénérateurs du systême social, op. cit., p. 82 et 92 et
les notes de mon édition critique.
56 Billaud-Varenne, op. cit., Archives Parlementaires, t. LXXXIX, p. 99. Je dois
exprimer ma reconnaissance à Catherine Duprat pour les longs et riches échanges
intellectuels que nous avons eus sur la Montagne et la question sociale.
57 Catherine Duprat, Le temps des philanthropes…, op. cit.
18
L’action sociale des philanthropes et démocrates, cette fois confondus [du
Directoire aux années 1840, je résume grossièrement], ne devait plus être
évoquée qu’en termes de vains projets, discours en trompe l’œil,
chimères, lois inapplicables et inappliquées. S’est ainsi trouvé occulté et
travesti ce dont philanthropes et démocrates faisaient l’axe central de la
Révolution, son œuvre sociale et ses « institutions civiles », fondements
de la cité régénérée58.
Inscrivant son étude dans une approche très fine des multiples réflexions
et propositions des philanthropes des Lumières, elle passe au crible le
travail considérable mené par le comité de Mendicité de l’Assemblée
constituante et les Rapports de son président, le duc de Liancourt, et
récuse l’approche banalisée de la « Révolution et des pauvres59 ».
Catherine Duprat montre avec pertinence que cette politique fut « celle
d’un libéralisme social, […] aux antipodes de la conception de l’“État-
Providence60” dont une légende tenace veut que le Comité se soit fait
l’initiateur61 ». En revanche, sont soulignés les innombrables gestes de
dons « civiques » des particuliers, encouragés par la presse, le relais des
sociétés populaires, les représentants en mission, alors que la Convention
nationale alloue des secours aux défenseurs de la patrie et à leurs
familles, aux diverses catégories de citoyens et citoyennes « indigents » :
l’assistance, écrit l’auteur « est devenue une priorité politique
nationale62 ».
Déjà, les décrets du 19 mars 1793 (le Montagnard Bo étant rapporteur) et
surtout celui du 28 juin 1793, adopté sur la proposition du Montagnard
Maignet, quatre jours après la Constitution et la Déclaration des droits du
24 juin, avaient défini les grands principes de l’action sociale
montagnarde, assistance aux non-valides et vieillards, soins médicaux à
domicile, mais surtout « à l’enfance et la famille », « propositions
particulièrement novatrices63 » : les « filles-mères » sont traitées, pour les
secours versés, comme les mères et veuves allaitant, ou chargées d’
enfants en bas âge (jusqu’à trois ans). Cette loi pose, en pratique, les
fondements des secours à domicile et d’une assistance qui assimile les
19
mères célibataires aux femmes mariées ou aux jeunes veuves. Mais,
compte tenu, tout de même, des insurrections et guerre civiles du second
semestre de 1793, puis de l’organisation (le 14 frimaire an II-4 décembre
1793) du Gouvernement révolutionnaire privant les autorités
départementales, suspectes de « fédéralisme », de la plupart des
attributions (y compris en matière de « secours publics »), la loi du 28
juin fut très inégalement, irrégulièrement, voire pas appliquée. C’est la
raison pour laquelle, dès pluviôse an II, des circulaires impératives étaient
adressées aux agents nationaux des districts, leur signifiant l’obligation
d’appliquer les lois et de verser les secours aux indigents. Le 13 pluviôse
an II (1er février 1794), dix millions de livres étaient alloués aux
communes pour secourir les familles indigentes.
C’est Barère, au nom du comité de Salut public (et non un membre du
comité des Secours publics, pourtant alors dominé par les Montagnards)
qui, pour mieux souligner la complémentarité avec les décrets de
ventôse, présente à la Convention, le 22 floréal an II, le vaste programme
d’assistance dans les campagnes (la France compte alors, environ, 85%
de ruraux) et annonce la création d’un grand Livre de la Bienfaisance
nationale. D’emblée, il s’inscrit dans la continuité de ventôse :
C’est la raison pour laquelle Jaurès, s’il affirmait qu’il aurait siégé aux
côtés de Robespierre, pouvait à la fois entendre les propositions de
Condorcet et celles de Billaud-Varenne :
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