Vous êtes sur la page 1sur 4

LE POINT

De l’art de
la bonne
chère...
© G. BLOT/RMN-GRAND PALAIS
8
LE REPAS GASTRONOMIQUE DES FRANÇAIS • TDC N O 1064

En France, la cuisine et les pratiques de table,


érigées très tôt au rang des beaux-arts, sont diversement sa touche à l’institution commune Le rituel du les observateurs étrangers qui la voient comme


– le rite – qu’est le repas gastronomique des repas. Repas de noces une particularité culturelle du pays. Mais c’est au
Français. Loin de ce qui a pu être avancé dans cer- à Yport, Albert Fourié, cours du xviie siècle qu’elle s’affirme internatio-
devenues des éléments constitutifs de la tains médias, l’inscription de l’Unesco n’a pas eu
pour objet de muséifier la cuisine, la gastronomie
1886. Huile sur toile,
245 x 350 cm. Rouen, musée
nalement, jusqu’à devenir la référence culinaire
reconnue de tous.
des Beaux-Arts.

culture tout en restant une pratique populaire. et le repas à la française, mais bien plutôt de faire
prendre conscience aux Français de la valeur de
En témoigne la parution du Cuisinier françois
de François Pierre La Varenne (1651), ouvrage
> PAR PATRICK RAMBOURG, CHERCHEUR ASSOCIÉ EN HISTOIRE À LÉA (L’ÉQUIPE ALIMENTATION) Le plaisir ce patrimoine vivant et en constante évolution. qui rencontre un grand succès dans tout le pays et
DE L’UNIVERSITÉ FRANÇOIS-RABELAIS DE TOURS ET AU LABORATOIRE ICT (IDENTITÉS, CULTURES, qui sera rapidement traduit en anglais et en alle-
TERRITOIRES) DE L’UNIVERSITÉ PARIS-VII-DIDEROT du partage Continuité historique mand. L’auteur y présente une cuisine innovante
du modèle français dans une société en pleine mutation culinaire. Les
est aussi Le modèle français commence à la fin du cuisiniers de l’époque prônent un assaisonnement

L’
inscription du repas gastronomique civilisation française. C’est montrer notre atta- Moyen Âge avec la publication des premiers plus équilibré et plus doux, tout en prêtant une
des Français au patrimoine immatériel chement à ce rituel du quotidien et de la fête important recueils de recettes en langue vernaculaire. C’est plus grande attention au goût de l’aliment cuisiné.
de l’Unesco en novembre 2010 est un qu’est le repas, à cette recherche du bien-être la mise à l’écrit d’une cuisine de cour qui se diffuse Ils réduisent notamment les temps de cuisson, à
fait majeur de notre histoire culinaire ensemble, où le plaisir du partage est aussi impor- que le goût peu à peu dans la société. Loin des idées reçues, l’exemple des asperges vertes qui doivent garder
et gastronomique. Il couronne à la fois tant que la convivialité et le goût. le Moyen Âge a développé un véritable art culi- leur couleur naturelle et « croquer sous la dent »
des savoirs et des savoir-faire qui se C’est une histoire qui prend ses sources au naire, une cuisine sophistiquée, représentative ou du rôti « dévoré tout sortant de la broche dans
transmettent depuis des siècles et la Moyen Âge, où commencent à se développer de la table des élites, et plus particulièrement de son jus naturel, et pas tout à fait cuit », afin de pré-
continuité d’une culture qui se révèle être une des usages qui donneront peu à peu « un senti- la table royale. Des chefs réputés évoluent dans server « le goût véritable des choses ».
part importante de notre identité. Parler de cui- ment d’appartenance et de continuité ». Et où les grandes cuisines, comme Guillaume Tirel, Outre le professionnalisme des cuisiniers, le
sine et de gastronomie en France, c’est parler de chaque groupe social (paysannerie, bourgeoisie, dit Taillevent, le plus célèbre d’entre eux. Dès la modèle français s’inscrit également dans l’histoire
son histoire et de l’importance du repas dans la aristocratie), mais aussi chaque région, apporte Renaissance, la cuisine du royaume est louée par du pays, à une époque où la cour de Versailles ●●●
LE POINT

●●● La diffusion d’une civilité gourmande L’importance de la commensalité


Pour Brillat-Savarin (1826), « le plaisir de la
table suppose des soins antécédents pour les
perçu comme une nécessité fonctionnelle et non
comme un moment de sociabilité et de plaisir,
alors que l’Américain s’agace du repas normé des
apprêts du repas, pour le choix du lieu et le ras- Français pris à heure fixe.
devient une référence pour les élites européennes, semblement des convives. [C’est] la sensation Bien des années ont passé, et, au-delà des pré-
la table jouant un rôle important dans les relations réfléchie qui naît des diverses circonstances de dictions de « macdonaldisation » (Claude Fischler)
diplomatiques. C’est le triomphe du service à la faits, de lieux, de choses et de personnages qui de la société, le repas français est toujours d’actua-
française où l’on dispose un ensemble de plats en accompagnent le repas », à laquelle les Français Manger lité, bien en place, tant dans sa forme quotidienne
même temps sur la table par vagues successives, sont très attachés. que festive. Le ritualisme de la table, la convivia-
selon le nombre de services composant le banquet. En 1937, Paul Morand s’étonne ainsi que les en France lité, la commensalité et la cuisine contribuent à son
Tout y est pensé et codifié à l’avance. Les officiers New-Yorkais ne rentrent pas chez eux pour déjeu- maintien, tel un élément intrinsèque de la culture
de bouche élaborent des plans de table en tenant ner : ils mangent « soit dans les bureaux, tout en est une affaire française. En témoigne l’écrivain d’origine rou-
compte de la taille, de la forme et du contenu des travaillant, soit dans les clubs, soit dans des café- maine Emil Cioran dans des entretiens publiés en
plats et de leur emplacement futur. C’est une véri- térias », ou dans les bouillons populaires chapeau sérieuse 1995 : « En Roumanie, je m’étais toujours nourri
table mise en scène du repas : la table doit être sur la tête. « Ils foncent sur leurs assiettes pleines comme un animal, je veux dire inconsciemment,
servie « dans le goût le plus exquis », son décor de boules de viande ; derrière eux, on attend leur sans prendre garde à ce que manger veut dire. À
et la disposition des mets doivent offrir « un beau place. » Vingt ans plus tard, le sociologue amé- Paris, je me suis rendu compte que manger est un
coup d’œil ». ricain Daniel Lerner témoigne que les Français rituel, un acte de civilisation, presque une prise de
Au siècle des Lumières, toute la société s’em- mangent à la même heure d’une région à l’autre, position philosophique. »
pare du fait culinaire : les érudits se passionnent selon des règles bien établies. Pour lui, cela traduit Un constat confirmé par plusieurs enquêtes (de
pour la « nouvelle cuisine », qui devient un objet une forme de rigidité, et « la notion de “repas bien 1988 à 2010) sur le comportement et la consom-
de connaissance et de discussion. On évoque composé” [est] une idée spécifiquement gauloise ». mation alimentaires en France. « Le modèle ali-
Les arts de la


l’œuvre civilisatrice de la cuisine française, que Chacun décrit la culture alimentaire de l’autre mentaire français reste une véritable institution
table. Porcelaine,
l’on compare à la musique et à la peinture. La en portant un jugement et en exprimant ses pré- coutellerie, verrerie malgré les contraintes liées au monde du travail,
création des restaurants renforce l’aura de Paris, jugés : le Français s’étonne de la prise de nourri- et orfèvrerie Christofle, à la crise du modèle familial traditionnel et à la
qui devient la capitale européenne de la gastro- ture rapide des Américains, pour qui manger est XIXe siècle. simplification des repas constatée depuis de nom-
nomie. C’est l’époque de l’affirmation d’une litté- breuses années », écrivent Gabriel Tavoularis et
10 rature gastronomique où l’on prône l’épicurisme Thierry Mathé dans une étude intitulée « Le modèle 11
et l’hédonisme à table, dont Alexandre Balthazar alimentaire français contribue à limiter le risque
LE REPAS GASTRONOMIQUE DES FRANÇAIS • TDC N O 1064

TDC N O 1064 • LE REPAS GASTRONOMIQUE DES FRANÇAIS


Laurent Grimod de La Reynière et Jean Anthelme d’obésité » (Consommation et modes de vie, Crédoc,
Brillat-Savarin sont les principaux maîtres. C’est no 232, septembre 2010). La majorité des Français
aussi le temps de la diffusion d’une civilité gour- prennent trois repas par jour à heures relativement
mande dont les us et coutumes toucheront toutes fixes, le plus souvent entre 12 heures et 13 h 30
les couches de la société et perdureront jusqu’à pour le déjeuner, entre 19 heures et 20 h 30 pour
notre époque. La mise en place, dans le courant le dîner, et entre 7 heures et 8 h 30 pour le petit
du xixe siècle, d’une nouvelle façon de servir les déjeuner. La régularité de la prise de nourriture
mets, dit service à la russe, où les plats sont pré- nous préserverait mieux des phénomènes d’obé-
© M. BELLOT/RMN-GRAND PALAIS (MUSÉE DU LOUVRE)

sentés les uns après les autres, et la disparition sité que d’autres populations, notamment aux

© SOUCHET/LE DAUPHINÉ/PHOTOPQR
progressive du service à la française contribuent États-Unis, où la consommation alimentaire est
à structurer notre repas : entrée, plat de résis- moins rythmée que dans l’Hexagone.
tance, fromage et dessert. Ordonnancement qui Car manger en France est une affaire sérieuse
deviendra la norme culturelle du repas français. et une question de convivialité. 80 % des repas sont
La grande cuisine est adulée. Artistique et pris en compagnie, c’est-à-dire avec des membres
décorative, elle devient, pour un temps, architec- de sa famille, des collègues, des amis, etc. D’une
turale avec l’œuvre d’Antonin Carême, l’un des certaine façon, la convivialité conforte la prise ●●●
chefs les plus réputés des premières décennies du
xixe siècle. Dans le même temps, les cuisiniers se
font de plus en plus pédagogues en diffusant et en
adaptant leur savoir-faire à un plus large public, et FOCUS
plus particulièrement auprès de la ménagère – d’où Dîner à la Cour. la codification et la rédaction de recettes regrou-

la multiplication des livres de recettes à l’adresse Louis Le Grand, l’amour


et les délices de son
pées dans des livres de cuisine qui deviennent La naissance du repas selon Brillat-Savarin
des cuisinières. On voit également paraître les pre- une mémoire écrite de nos traditions culinaires. Dans sa Physiologie du goût (1826), Brillat-Savarin consacre sa méditation XIV au plaisir de la table et
D
peuple. Estampe, XVIIe siècle.
miers ouvrages de cuisine régionale. C’est la prise Dans les ouvrages des officiers de bouche, qui montre
mon l’importance du repas comme pratique humaine et culturelle. Pour lui, « les repas, dans le sens
de conscience d’une entité nationale, et non plus informent des manières de servir les mets et de les que nous donnons à ce mot, ont commencé […] au moment où [l’espèce humaine] a cessé de se nourrir
seulement parisienne, où toutes les composantes découper, par exemple. Dans le fonctionnement de fruits ». Dès lors, la préparation et la distribution des viandes contribuèrent au rassemblement
OR

alimentaires du pays constituent le patrimoine des corps de métier, notamment dans la forma- familial
fam : le chef de famille distribua le produit de la chasse à ses enfants, qui en feront de même plus
A PA B

culinaire et gastronomique de la France, un patri- tion des jeunes apprentis par le geste et la parole. tard,
ta lorsqu’ils seront adultes, à l’égard de leurs parents vieillis. Ces réunions se sont peu à peu étendues
B IN E -T

« à celles de voisinage et d’amitié », et au voyageur fatigué qui « raconta ce qui se passait dans les
moine qui se transmet de génération en généra- Dans les cuisines familiales où la mère transmet,
contrées
c lointaines ». C’est ainsi que naquit l’hospitalité. Et de conclure que c’est durant le repas que
/K H A R

tion, tout en suivant les mutations de la société. consciemment ou non, de l’affectivité culinaire « durent naître ou se perfectionner les langues, soit parce que c’était une occasion de rassemblement
Car la transmission est au cœur du modèle fran- et des préférences gustatives qui contribuent à
IG N E

toujours
t renaissante, soit parce que le loisir qui accompagne et suit le repas dispose naturellement
çais, depuis la cuisine jusqu’à la table, en passant former le goût de l’enfant – un patrimoine de sou-
© J. V

à la confiance et à la loquacité ».
par le discours gastronomique. Elle s’inscrit dans venirs dont l’adulte héritera.
LE POINT

●●● Un minimum générations futures les traditions gastronomiques »


de la France. Pour 83 % d’entre eux, le repas gas-
tronomique est « une culture dont tous les Français

de savoir-vivre sont porteurs » et moins « une affaire de grand


chef ». Pour les sondés, le repas gastronomique
se caractérise par le plaisir, la convivialité, « le
choix de produits de qualité », « la réalisation de
des repas à des moments réguliers de la journée : recettes différentes de celles du quotidien », sans
manger ensemble demande en effet un minimum oublier la présentation de la table, et bien d’autres
de règles de savoir-vivre – des éléments essentiels choses encore.
de la culture française. La convivialité peut égale- La pratique quotidienne du repas structuré
ment mener à des moments festifs, avec des repas où se dessine « une convivialité du quotidien, une
plus longs comportant un nombre plus important convivialité de l’ordinaire à laquelle on semble
de plats à consommer dans un environnement favo- aspirer dans tous les contextes, y compris éven-
rable à la conversation, qui, là aussi, caractérise une tuellement celui du travail » est « un caractère
habitude bien française, où la parole à table prend de nécessité » pour les Français. Une relation à
tout son sens, comme le remarquait déjà Grimod la nourriture qui diffère de celles que l’on pour-
de La Reynière dans son Manuel des amphitryons rait constater dans d’autres pays, notamment aux
(1808) : « Une conversation animée, pendant le États-Unis, où primera plutôt l’individualisme
repas, n’est pas moins salutaire qu’agréable ; elle (Claude Fischer et Estelle Masson, Manger : Fran-
favorise et accélère la digestion, comme elle entre- çais, Européens et Américains face à l’alimentation,
tient la joie du cœur et la sérénité de l’âme. » 2008). La sociabilité, la commensalité et la convi-
vialité à table se retrouvent bien sûr dans le repas
« L’art de bien manger et de bien boire » gastronomique, qui est un continuum du repas
Du repas festif au repas gastronomique, il n’y quotidien, mais avec des plats plus élaborés, une
a qu’un pas qui sera rapidement franchi. Pour table qui prend des atours de fête, un choix de vins
Brillat-Savarin (1826), « la gastronomie est la s’accordant aux mets présentés, et une durée plus
12 connaissance raisonnée de tout ce qui a rapport longue que celle du repas quotidien. C’est aussi 13
à l’homme, en tant qu’il se nourrit. […] C’est elle, toute une mise en œuvre du discours gastrono-
LE REPAS GASTRONOMIQUE DES FRANÇAIS • TDC N O 1064

TDC N O 1064 • LE REPAS GASTRONOMIQUE DES FRANÇAIS


à vrai dire, qui fait mouvoir les cultivateurs, les mique, des arts de la table et de la cuisine.
© L. RICCIARINI/LEEMAGE

vignerons, les pêcheurs, les chasseurs et la nom- On retrouve bien là la permanence histo-

© SELVA/LEEMAGE
breuse famille des cuisiniers ». Une définition rique et culturelle déjà évoquée plus haut. Dans
bien plus large que celle qu’on lui attribue géné- le dossier de candidature de la France pour l’ins-
ralement de nos jours, où la gastronomie désigne- cription sur la liste représentative du patrimoine
rait avant tout la haute cuisine française. Mais culturel immatériel de l’Unesco, le repas gastro-
le repas gastronomique s’inscrit dans une toute nomique des Français est présenté comme « une
autre approche. « L’art de la bonne chère », la Le chef cuisinier. Claude Monet, 1882. Huile sur toile, 64 x 51 cm. Vienne, Le vin, un élément essentiel de la gastronomie française. pratique sociale coutumière destinée à célébrer


convivialité, le partage de la nourriture et le dis- Kunsthistorisches Museum, Neue Galerie. Publicité pour Nicolas, 1930. Dessin de Paul Iribe. les moments les plus importants de la vie des
cours concernent en effet la majorité de la popu- individus et des groupes (naissances, mariages,
lation. Faire bombance est une pratique ancienne L’art de Jules Gouffé. Filet de bœuf jardinière. Chromolithographie tirée anniversaires, succès, retrouvailles). C’est un

qui marque les grands moments de la vie. du Livre de cuisine de Jules Gouffé, 1867. repas festif réunissant des convives qui pratiquent
Plusieurs enquêtes ont ainsi été lancées dès ensemble, pour cette occasion particulière, “l’art
la fin des années 2000 pour mieux percevoir la de bien manger et de bien boire”. Cette pratique,
façon dont les Français comprennent les notions FOCUS très populaire et familière à tous les Français,
de « gastronomie » et de « repas gastronomique ». se développe en France depuis des siècles. Elle se
Celle menée par des étudiants de la licence profes-
sionnelle « valorisation et gestion touristique des Les mesures de sauvegarde transmet et évolue en permanence ».

productions alimentaires des territoires ruraux » L’inscription sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel Du patrimoine national
(université Lyon-II, septembre 2008-janvier 2009) de l’Unesco implique des « mesures de sauvegarde » pour assurer à la fois au patrimoine mondial
montre que les sondés considèrent le bien-manger « la viabilité à long terme » et la « transmission aux générations futures » de Les références à la transmission et à l’évolu-
la pratique sociale du repas gastronomique des Français. Dans le dossier de
« comme un art de vivre à table ». Pour eux, la gas- tion sont ici importantes. Elles s’inscrivent dans
candidature de novembre 2010, la France propose cinq mesures majeures
tronomie est un « emblème national », une culture ayant pour objectif « la sauvegarde des rites qui composent le repas gastro- la Convention de 2003 de l’Unesco « pour la
commune à tous les Français, et une « pratique popu- nomique ». La première est « relative à la transmission par l’éducation » au sauvegarde du patrimoine culturel immatériel »
laire », dont les chefs seraient les « ambassadeurs ». sein des familles et des organismes d’éducation. La deuxième est un déve- (article 2) : « On entend par patrimoine culturel
Dans le « baromètre [annuel] de la perception loppement de la documentation et de la recherche sur le patrimoine alimen- immatériel les pratiques, représentations, expres-
© COLL. GR + MA/KHARBINE TAPABOR

de l’alimentation » du Crédoc (juillet 2009), une taire et gastronomique du pays. La troisième est la sensibilisation et sions, connaissances et savoir-faire […] que les
enquête réalisée auprès d’un échantillon natio- l’information du public au travers d’événements culturels. La quatrième est communautés, les groupes et, le cas échéant, les
la veille et le suivi des mesures de sauvegarde par un organisme spécifique :
nal représentatif de la population, plus de 95 % individus reconnaissent comme faisant partie de
la Mission française du patrimoine et des cultures alimentaires (MFPCA). La
des Français considèrent la gastronomie comme cinquième et dernière mesure entend favoriser la coopération internationale
leur patrimoine culturel. Ce patrimoine culturel
faisant partie de leur patrimoine et de leur iden- pour « partager son expertise […] à la valorisation des pratiques sociales et immatériel, transmis de génération en génération,
tité, et près de 99 % pensent qu’il est « important rites du repas comme témoignages importants de la diversité culturelle ». est recréé en permanence par les communautés
de préserver, de valoriser et de transmettre aux et groupes en fonction de leur milieu, de leur ●●●
LE POINT

●●● Une pratique sociale et culturelle partagée comme « une communauté étendue, diverse et
unie dont l’expérience collective s’est construite
depuis plusieurs siècles. […] Elle est cimentée par
de patrimoine en regard de sa culture et de son
identité » (Francis Chevrier, Notre gastronomie est
une culture, 2011). Mais bien plus que cela, car les
des pratiques communes dont le repas gastrono- pratiques alimentaires et culinaires seraient pour
interaction avec la nature et de leur histoire, et leur à l’ensemble de la population française. Or, selon la mique. C’est un repas festif par lequel elle célèbre, la première fois reconnues internationalement
procure un sentiment d’identité et de continuité, Convention de 2003 de l’Unesco, « le patrimoine de manière ritualisée, les moments importants de comme patrimoine mondial, ouvrant la voie à
contribuant ainsi à promouvoir le respect de la culturel immatériel ne peut être identifié que par la vie des individus et des groupes ». d’autres pays. D’ailleurs, la cuisine traditionnelle
diversité culturelle et la créativité humaine. » rapport à des communautés, groupes ou individus L’adhésion des Français acquise, encore fallait- mexicaine de l’État du Michoacán et d’autres com-
Les pratiques alimentaires entrent parfaite- qui le reconnaissent comme faisant partie de leur il leur expliquer l’intérêt d’une inscription au patri- munautés de l’intérieur du pays, et la « diète médi-
ment dans cette définition. Mais peu de Français patrimoine culturel ». Et si nous partons du prin- moine mondial de l’Unesco. Si certains y voyaient terranéenne » soutenue par l’Espagne, la Grèce,
connaissaient alors la notion d’immatérialité. cipe que la gastronomie concerne tous les Français, une forme de continuité historique qui allait de l’Italie et le Maroc ont été inscrites par l’Unesco
L’image qu’ils avaient de l’Unesco était celle d’une il faut dès lors montrer que tous adhèrent au projet. soi, cela semblait moins évident pour d’autres. Au- en même temps que le repas gastronomique des
La gastronomie


organisation qui classait au niveau mondial des Ce sera le cas en juillet 2009, où un peu plus de delà de la reconnaissance déjà évoquée, et de la Français – montrant ainsi l’universalité culturelle
pour tous.
monuments, comme le pont du Gard, des ensembles Exposition culinaire et 89 % d’entre eux soutiennent la candidature de la volonté d’inciter les Français à prendre conscience de la table et de la cuisine.
urbains, comme à Lyon, des ensembles de monu- gastronomique à Paris, France auprès de l’Unesco. L’année suivant, le dos- de leur patrimoine alimentaire, la France prenait Revenons, pour terminer, sur le choix du « repas
ments comme les fortifications de Vauban, ou des 1928. Affiche de Georges Villa. sier de candidature de la France définit les Français « acte officiellement de l’importance de ce type gastronomique des Français », qui n’était pas ori-
sites naturels… D’où l’incompréhension, notam- ginellement l’intitulé du projet. À l’époque, on a
ment des médias, lorsque l’IEHCA (Institut euro- parlé de « patrimoine alimentaire français », d’« élé-
péen d’histoire et des cultures de l’alimentation), ❯ ments de la gastronomie française », de « la gastro-
initiateur du projet, annonça en automne 2006 Un modèle qui nomie française », de « la cuisine française », puis
la volonté d’inscrire des éléments de la gastrono- s'exporte. Remise du « repas gastronomique des Français », bref, des
du Bocuse d'or à Lyon
mie française sur la liste représentative du patri- en 2013 en présence termes qui se réfèrent tous à la culture alimentaire
moine culturel immatériel de l’humanité. On de Paul Bocuse. du pays, et qui ont fait l’objet de discussions et de
parla d’une muséification de la cuisine française, réflexions, notamment au sein du conseil d’experts,
d’un chef-d’œuvre en péril que l’on devait figer dont j’étais l’un des membres. Alors même qu’il y
La télévision


pour l’éternité. avait la volonté de présenter une candidature sur
célèbre la cuisine.
Il fallut avant tout expliquer le concept « d’im- Le jury de l'émission
« la gastronomie française », les spécialistes de la
14 matérialité » et préciser que l’inscription d’éléments Top chef diffusée sur M6. Convention de 2003 ont considéré que cet intitulé 15
de la gastronomie française sur la liste représenta- renvoyait à un champ trop vaste et demandèrent
LE REPAS GASTRONOMIQUE DES FRANÇAIS • TDC N O 1064

TDC N O 1064 • LE REPAS GASTRONOMIQUE DES FRANÇAIS


tive du patrimoine culturel immatériel de l’Unesco de restreindre le périmètre de l’objet, d’autant plus
confirmerait d’abord un patrimoine vivant que le que le mot « gastronomie » pouvait ne pas avoir la
monde nous reconnaissait déjà comme faisant par- même signification d’un pays à l’autre, et que dans
tie de notre identité. Le paradoxe est que la plupart un même pays, notamment en France, il pouvait
des Français ne semblaient pas en avoir conscience, être perçu de façon négative. Quant au mot « cui-
alors que des initiatives nationales avaient déjà eu sine », il renvoie plus spécifiquement au monde pro-
lieu dans le passé. La création de l’appellation d’ori- fessionnel, à des techniques culinaires que nombre
gine contrôlée (AOC), au milieu des années 1930, de Français ne connaissent pas – même si on ne
n’était-elle pas déjà une façon de reconnaître des peut nier l’importance de la cuisine à la maison.
savoir-faire et des typicités régionales ? De même, On en est ainsi arrivé au mot « repas », et plus
« la recension du patrimoine alimentaire des pro- particulièrement au « repas gastronomique »,
duits et des savoir-faire traditionnels », depuis la fin comme une pratique sociale et culturelle parta-

© S. AUDRAS/REA
des années 1980, et la publication de l’Inventaire gée par le plus grand nombre d’entre nous. Le mot
du patrimoine culinaire de la France (1992-2012) « repas » est le mot idéal pour définir le rapport
par région ne contribuaient-elles pas, là aussi, à des Français à la nourriture, car il fait le lien entre
une mise en valeur d’une culture alimentaire fran- la production de l’aliment et sa consommation,
çaise ? Oui, mais autour de la notion de produits et en passant par la cuisine, l’apprêtement de la table,
de recettes traditionnels et moins dans l’idée d’une la convivialité et le discours, en somme tout ce qui
« tradition vivante » s’adaptant aux évolutions de caractérise l’art de vivre à la française. ●
la société.
Citons également le rapport de Jean Ferniot
d’avril 1985 sur la promotion des arts culinaires, SAVOIR
rédigé à l’initiative des ministères de la Culture et ● CHEVRIER Francis. Notre gastronomie est une
de l’Agriculture. Et qui propose, après avoir consulté culture. Paris : François Bourin, 2011.
● CSERGO Julia. « Le “repas gastronomique des
« plus de 200 personnalités éminentes des secteurs
Français” à l’Unesco : éléments d’une inscription
professionnels de la haute cuisine, des arts de la au patrimoine culturel immatériel de l’humanité »,
© COLLECTION KHARBINE-TAPABOR

table, de l’industrie hôtelière, des activités agro- 2011. En ligne sur : www.lemangeur-ocha.com
alimentaires et de la distribution », la mise en place ● FISCHLER Claude, MASSON Estelle. Manger :
« d’une école de création culinaire de haut niveau Français, Européens et Américains face à
l’alimentation. Paris : Odile Jacob, 2008.
comportant une unité de recherche » et un « Centre
● RAMBOURG Patrick. Histoire de la cuisine et

© J. KNAUB/M6
international culinaire ». Ces initiatives s’adres- de la gastronomie françaises. Paris : Perrin, 2010.
saient avant tout à ceux qui étaient concernés par ● Le repas gastronomique des Français :
le sujet (professionnels ou gastronomes) et moins www.unesco.org.

Vous aimerez peut-être aussi