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Lutter contre l’obésité exige de s’attaquer à l’industrie agro-

alimentaire
par Alain Geerts - 23 mai 2016

Ce 23 mai est la journée européenne de lutte contre l’obésité. Localement, c’est à dire en
Wallonie, elle touche 16% de la population. L’obésité et le surpoids constituent un fléau
qu’il est urgent de combattre. Tant l’OMS que l’ONU y vont de leurs appels à l’action
régulièrement répétés, en s’appuyant sur des données aussi incontestables
qu’implacables. Les causes du développement de ce qui est aujourd’hui considéré comme
une pandémie sont relativement bien connues et les mesures préconisées pour y
remédier font assez largement consensus auprès des spécialistes. Mais les résistances
aux changements sont massives. Si l’appel à la vigilance de chacun concernant la qualité
de son alimentation quotidienne et son mode de vie est indispensable et si de
stimulantes initiatives citoyennes se développent un peu partout, les résultats resteront
insignifiants sans une sérieuse régulation publique des secteurs clés que sont l’industrie
alimentaire et agro-chimique. Deux acteurs de poids aux mains de quelques
multinationales obnubilées par des impératifs de quantité et d’efficacité au service de la
rentabilité financière et de la satisfaction d’un actionnariat exigeant. L’avenir est
incontestablement à une relocalisation des productions au service d’une alimentation de
qualité, indispensable gage d’une amélioration de la santé publique et d’une
rémunération correcte des agriculteurs locaux.

L’obésité ne cesse de gagner du terrain

La revue médicale The Lancet a publié une étude particulièrement inquiétante sur la progression de
l’obésité et du surpoids dans le monde. Cent cinquante chercheurs se sont penchés sur le fléau et
ont rassemblé un ensemble impressionnant de données couvrant 188 pays. Les tendances sont
sans appel : l’obésité et le surpoids sont devenus un véritable fléau sanitaire, en progression
constante : +28% chez les adultes et +47% chez les enfants, sur une période de 30 ans. On passe
ainsi, toutes nationalités confondues de 857 millions d’individus en 1980 à 2,1 milliards en 2013…
Si ce problème de santé touche préférentiellement les pays développés, on doit s’inquiéter d’une
progression rapide dans les pays émergents dont des géants comme la Chine, l’Inde, le Brésil…
mais aussi dans tout le moyen orient. Si dans les pays développés se sont les hommes qui sont le
plus touchés, dans les pays en développement se sont surtout les femmes. Enfin, et c’est un des
constats les plus alarmant, les jeunes sont largement concernés. Un jeune sur 4 dans les pays
riches et 1 sur 8 dans les pays en développement sont obèses ou en surpoids 
Et les auteurs de constater, au terme de leur analyse qu’« aucun pays n’a réellement réussi à faire
reculer l’obésité depuis 30 ans ». Et la chose ne devrait pas s’améliorer rapidement : une étude
récente [1] prédit prédit une augmentation du surpoids et de l’obésité chez les hommes et les
femmes dans presque tous les pays d’Europe d’ici à 2030

La FAO, de son côté, a estimé le coût économique d’une alimentation mal équilibrée, à la base de
l’obésité, à « 5% du PIB mondial, soit 3.500 milliards de dollars par an ou 500 dollars par
personne » du fait de la perte de productivité et des dépenses de santé.

Nourriture low cost, un facteur majeur

Un éclairage différent et complémentaire à ces données est apporté par deux chercheurs dont
l’étude [2] démontre que le fait que les Américains disposent de la nourriture la moins chère de
l’histoire a joué un rôle prépondérant dans le développement de l’obésité. S’intéressant aux
facteurs économiques liés à l’épidémie d’obésité au Etats-Unis, les deux scientifiques en sont
arrivés à la conclusion que l’item le plus lié à ce trouble serait le faible coût de l’alimentation. Et de
fait, en moyenne et par rapport aux revenus disponibles, les Occidentaux dépensent moins pour
l’alimentation qu’aucune autre société dans l’histoire ou dans le monde. Par exemple en Belgique,
la part du budget des ménages consacrés à l’alimentation en 1978 était de 22,2% mais est
aujourd’hui inférieure à 15%.

Que peut-on peut acheter en dépensant toujours moins ? Des produits « premiers prix » qui sont
souvent des produits caloriques et glycémiques (produits de boulangeries à base de farines
raffinées, plats préparés, sodas…) de très piètre qualité.
(Voir par exemple : La Cour des comptes préoccupée par les produits alimentaires « premiers
prix ») ou : Viande : au nom du fric ! ou encore : Viande et antibiotique, Le scandale alimentaire
qui s’annonce, ou enfin :La nourriture du futur que nous concocte l’industrie agroalimentaire)

D’après des chercheurs de Harvard, en moyenne, un régime basé sur des aliments sains est de fait
plus cher de 1,10 € par jour et par personne. C’est la différence entre un régime de type
méditerranéen, riche en fruits, légumes, poissons et noix et un régime bien moins sain, riche en
charcuteries, viandes et céréales raffinées. Cette différence peut paraître minime, mais représente
tout de même plus ou moins 400 euros par an. Les familles dont les revenus sont faibles sont donc
particulièrement concernées, différentes études ayant par ailleurs montré que cette frange de la
population rencontre fréquemment des problèmes d’obésité. 
Cette différence correspond aux coûts sociétaux mentionnés plus haut (500 dollars/pers/an, soit
370 euros), ce qui devrait attirer l’attention des autorités publiques…

La Junk food, une drogue…

Consommer de la drogue « dure » ou ingérer de la « Junk Food » (ou malbouffe, soit des aliments
essentiellement constitués de « mauvaises graisses » et de sucres rapides (très raffinés)
provoqueraient la même dépendance et conduiraient l’une à la toxicomanie et l’autre à l’obésité.
C’est ce qu’on mit en évidence Johnson et Kenny, de l’Institut de recherche Scripps à Jupiter,
Floride (Californie), qui ont démontré, en se concentrant sur un récepteur particulier du cerveau
connu pour jouer un rôle important dans la vulnérabilité à la toxicomanie et à l’obésité - le
récepteur D2 qui répond à la dopamine, que la surconsommation d’aliments déclenche la
dépendance dans les circuits de récompense du cerveau, entraînant le développement d’une
consommation compulsive de nourriture. Les mêmes mécanismes sont communs à l’obésité et la
toxicomanie [3].

L’industrie agro-alimentaire, l’obstacle à contourner

Cette nourriture de qualité médiocre - voire pire - est à 100% issue d’une chaîne de production (de
la graine à l’assiette en passant par la transformation et le supermarché) entièrement aux mains
de quelques sociétés multinationales. Il s’agit essentiellement d’industries chimiques, de sociétés
de biotechnologie et de géants du trading. Une dizaine de firmes monopolisent le marché du vivant
(les semences), qui est, d’une part, dramatiquement appauvri (75% de la biodiversité cultivée a
disparu au cours du 20è siècle) et, par ailleurs, quasi-totalement privatisé ; 4 banques, via leurs
activités de trading se partagent 75% du négoce mondial de céréales. 
(Voir, pour plus de détails, par exemple : Industrie chimique, sociétés de biotechnologies et géants
du trading contrôlent la chaîne alimentaire mondiale, ou Les banques spéculent sur les matières
premières et les aliments, L’agrochimie se régale des aléas climatiques et de la spéculation sur les
matières premières alimentaires). 
L’accaparement des terres par quelques sociétés de ce type devient également un problème qui
prend aujourd’hui un ampleur inédite. 
(voir : Accaparement des terres : demain, à qui appartiendra la planète ?). 
Fait marquant, le « rendement » de ces sociétés est particulièrement faible et inversement
proportionnel aux dégâts occasionnés et aux consommations hallucinantes d’énergie et d’eau
gaspillées. Cet état de fait est depuis de nombreuses années dénoncé par des associations (Oxfam,
sos faim, CNCD, CADTM…), dénonciation qui vise essentiellement à promouvoir la souveraineté
alimentaire et la promotion d’une agriculture paysanne au service de la santé de population. Mais,
souvent avec la complicité des gouvernements, l’emprise des ces sociétés est très forte, laquelle
s’appuie sur un lobbying intense dans tous les secteurs de la société. Il est par exemple édifiant de
constater à quel point l’industrie alimentaire, soutenue par les politiques, s’invite dans le système
éducatif pour manipuler, dès le plus tendre âge, les futurs consommateurs. 
(voir : L’industrie du sucre éduquera la jeunesse française à une alimentation saine et
équilibrée !! ou Sodas à l’école : l’obésité va s’installer durablement !).
L’emprise de ces sociétés peut également être appréciée à l’aune de la lourde résistance des
secteurs agricoles qui vont jusqu’à s’imposer une omerta que même la maladie et la mort dans
leurs rangs ne parviennent pas à briser.

En ce qui concerne la Wallonie, nous sommes conscients que le secteur agroalimentaire est le
second employeur wallon, que dans le cadre du plan Marshall, le pôle Walagrim a été crée pour
renforcer la compétitivité du secteur et que dans les axes stratégiques définis par les industriels, il
est fait état d’aliments « santé », de technologie douce, de bio-emballages et de filières durables.
Mais quels moyens s’est donné la Wallonie pour vérifier que l’aide qu’elle met à disposition d’un
secteur dont on se demande s’il en avait vraiment besoin est utilisée dans un autre objectif que
celui d’assurer une sacro-sainte compétitivité ? Quelle inflexion réelle a-t-elle pu donner qui
orienterait les pratiques dans le sens des recommandations élémentaires des experts de l’obésité
ou du diabète ? Enfin, vu l’importance du secteur, quelles marges de manoeuvre osera-t-elle se
donner pour définir des politiques plus fermes qui contraindraient le secteur à bannir des
substances ou des pratiques qui favoriseraient des comportements nocifs pour la santé ?

Quelles mesures ? Quelles alternatives ?

Les constats sont là, interpellants. Tous les acteurs concernés sont à même de prendre le problème
à bras le corps, mais, nous l’avons souligné, certains sont puissants et par ailleurs, les résistances
sont farouches. L’application par nos gouvernements des quelques mesures préconisées par l’ONU
pour lutter contre ce fléau seraient un élémentaire premier pas :

 une taxe sur les produits néfastes pour la santé ; 


 la réglementation des aliments riches en graisse saturée, en sel et en sucre ; 
 la restriction des publicités pour la malbouffe (on ajoutera ici : suppression des distributeurs de

soda dans les écoles) ; 


 une révision des subventions agricoles peu judicieuses.

Un cran plus loin : 


 une modification radicale de notre système agricole en prenant en compte notamment les

apports de l’agroécologie (voir aussi : L’agroécologie, une piste pour la Wallonie !, Agriculture et


environnement : l’inaction politique creuse le fossé ! mais également « Agroécologie et droit à
l’alimentation »), 
 un soutien sans faille à la souveraineté alimentaire ; 
 le développement de politique qui favorise la réappropriation par les citoyens du système

alimentaire à l’échelle locale, notamment grâce au développement de filières courtes. 


 …

La fédération Inter-Environnement Wallonie s’est penchée sur cette question et a réalisé une
position : Repenser notre agriculture et notre alimentation. Elle gère par ailleurs le RAWAD (Réseau
des acteurs wallons pour une alimentation durable) qui est un réseau d’acteurs impliqués dans
l’alimentation durable. Plusieurs groupes de travail thématiques explorent différents aspects de
l’alimentation durable : relocalisation des protéines pour le bétail, accessibilité sociale à
l’alimentation, circuits courts, marchés publics,... Citons aussi la mise sur pieds à l’initiative des
ministres Nollet et Marcourt du centre de référence Circuits-courts qui pourrait jouer un rôle
intéressant dans la promotion d’une alimentation durable. Dans ce cadre, IEW vient de publier
un Recueil d’actions associatives en faveur des circuits courts

Enfin, c’est important de le souligner, il existe de nombreuses initiatives associatives et citoyennes


locales qui s’inscrivent pleinement dans la véritable révolution nécessaire dans ce domaine. C’est
extrêmement encourageant, mais, si nous voulons bien être lucides, tout-à-fait insuffisant. Car…

Car il reste à vaincre l’inertie du système actuel dont la force doit être mesurée à l’aune de
l’ampleur des dégâts occasionnés... aujourd’hui « acceptés » par la grande majorité comme une
simple fatalité. Nos futurs gouvernements prendront-ils conscience de l’enjeu de santé publique
qu’il y a là ? S’ils sont au service de l’intérêt général, ils le doivent ! Et en conséquence oseront-ils
inscrire dans leurs déclarations de politique générale des mesures adaptées ? Sauront-t-ils saisir
l’opportunité d’à la fois promouvoir des politiques qui combinent une amélioration de la santé des
citoyens et la création d’emplois locaux durables ? Oseront-ils mettre de réelles limites aux
industries agro-chimiques et alimentaires en lieu et place de lénifiantes chartes sur les bonnes
pratiques ? Ou doit-on résolument abandonner la piste d’une régulation possible par les
gouvernements et lancer toutes nos forces dans les initiatives de la société civile ? L’absence
probable aux affaires du parti qui a le plus développé une vraie approche systémique de ces
questions d’alimentation et d’agriculture n’est pas sans susciter une certaine inquiétude. Mais ce
peut aussi être l’occasion pour les autres de saisir la balle !

notes :

[1] European Society of Cardiology. The shape of things to come : study predicts increase in adult
obesity prevalence in almost all European countries by 2030.

[2] Publiée dans CA : A Cancer Journal for Clinicians

[3] Sources : Eurekalert (AAAS The science Society) « Addiction-Like Reward Dysfunction and


Compulsive Eating in Obese Rats : Role for Dopamine D2 Receptors” , Science News- Paul Johnson et
Paul Kenny. »Society for Neuroscience Program.« »Neuroscience 2009 ’Conference. Octobre 17-21,2009.
Chicago.

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