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DE LA BOSNIE

AU KOSOVO
Ce survol d'une situation compliquée précéda de peu la Conférence
de Rambouillet de Février 1999.

Depuis plus de dix-sept siècles, il existe une Europe occidentale et une Europe orientale. La
nécessité ressentie par Dioclétien d’administrer différemment les deux grandes régions de l’Empire se
conjugua avec la cristallisation de deux attitudes de pensée quant aux rapports entre l'homme et les
pouvoirs politique et religieux.
Dans son survol des civilisations, Toynbee distinguait toujours la chrétienté occidentale et la
chrétienté orientale. Elles prirent lentement leur forme de part et d’autre de l’"isthme" Baltique-
Adriatique. Au nord, près de la Baltique, leurs frontières se modifièrent au cours des siècles. Mais au
sud, près des côtes de l’Adriatique, dès l’an 285 la ligne de partage entre l’Empire d’Orient et l’Empire
d’Occident passait très exactement en Bosnie. Elle n’a pas cessé de le faire, sinon par des coups
d’épée artificiels - et temporaires (1).
Cette division résista au déferlement des Slaves sur l’Europe aux VIè-VIIè siècles. Byzance
envoya bien les deux frères Cyrille et Méthode leur apporter le christianisme au IXè siècle. Mais, à
l’ouest de la Bosnie, les peuples croate et slovène adoptèrent (2) l’alphabet romain et une union avec
la papauté qui ne se démentit pas, tandis qu’au sud-est l’introduction de l’alphabet
cyrillique alla de pair avec l’union au patr iarcat de Constantinople qui se sépara de Rome par
le schisme de 1054.

Flux et reflux

L’irruption des Turcs ottomans ajouta une dimension tragique au problème. En 1389, au Champ
des Merles (Kosovo-Polje), ils écrasèrent les Serbes qui ne sont pas fondés, comme on l’entend
parfois de nos jours, à présenter ce combat comme une amorce de la délivrance de l’Europe. Au
contraire. Une défaite est une défaite. Celle-là compléta l’enveloppement, par un très vaste
mouvement tournant à travers tous les Balkans, de Constantinople qui tomba en 1453.
Tout l’ancien Empire d’Orient appartenait dès lors aux Musulmans. Pyramides de crânes,
enlèvements d’enfants chrétiens élevés pour devenir janissaires, conversions forcées à l’Islam,
installation de communautés musulmanes plus ou moins denses de l’Adriatique à la Mer Noire. Une
nuit de 400 à 500 ans tomba sur la chrétienté d’Orient.
A l’est de la Bosnie, la province serbe du Kosovo connut une situation particulièrement dramatique.
Considérée par les Serbes comme le berceau de leur foi orthodoxe autour du Patriarcat de Pec, elle
fut aussi le théâtre d’une implantation musulmane délibérée.
Au Nord-Ouest, les Croates et les Hongrois tinrent bon un long moment. Ils succombèrent quand
les Ottomans firent sauter le verrou hongrois en 1526 à Mohacs, mais réussirent à ne pas perdre leur
identité. Puis les Turcs, dans un dernier effort pour gagner l’Europe à l’Islam par l’Est (puisque leurs
coreligionnaires arabes avaient échoué à l’Ouest contre les Castillans et leurs alliés) foncèrent
jusqu’aux portes de Vienne aussi tard qu’en 1682.
Dès les décennies suivantes, commença leur reflux, et la Croatie catholique fut délivrée par le
prince Eugène de Savoie. Une nouvelle fois la Bosnie marquait la limite de l’Ouest et de l’Est. Frange
incertaine caractérisée par une imbrication inextricable des ethnies, souvent jusque dans le moindre
village, et des religions orthodoxe, catholique et aussi musulmane. L’implantation de celle-ci gagna
dans les villes bosniaques et plus encore au Kosovo colonisé par l’occupant, en Macédoine où 25 %
de la population adhère aujourd’hui à l’Islam et en Albanie où la proportion atteint 80 %.
Entre les Slaves de l’Ouest, catholiques et incorporés à l’Empire Austro-Hongrois, et les Slaves
orthodoxes, surtout à l’Est de la Bosnie, au contact permanent de la barbarie turque, l’écart des
niveaux de civilisation s’accroissait.
Le XIXè siècle et le début du XXè accélérèrent le déclin de l’Empire turc, repoussé d’un côté par
les Russes, frères des Slaves orthodoxes des Balkans - et de l’autre par l’Autriche-Hongrie et ses
excellents soldats croates. Mais la politique des nationalités de la France post-révolutionnaire et
particulièrement du Second Empire tendit constamment à contrecarrer une expansion de l’Autriche
alors qu’elle ne représentait plus aucun danger pour nous. La IIIè République continua le mouvement
et jeta l’Autriche dans les bras de l’Allemagne après que Bismarck eut imposé à celle-ci l’ordre
prussien.
Aux erreurs de la diplomatie française répondirent celles de la politique autrichienne. Tout en
refusant de reconnaître une raisonnable autonomie aux Slaves, Vienne, qui administrait depuis 30 ans
la Bosnie-Herzégovine, restée sous la souveraineté nominale du Sultan, crut pouvoir l’annexer en
1908. Mais les guerres menées par les Slaves du Sud et les Grecs en 1912 et 1913 contre les Turcs
accrurent démesurément la superficie et les ambitions d’une Serbie restée fondamentalement fruste.
Elle transforma la Bosnie voisine en repaire de terroristes anti-autrichiens. Sarajevo, 28 juin 1914...
On connaît la suite.
Alors, l’obsession des francs-maçons occidentaux de disloquer l’Empire catholique austro-hongrois
(3) atteignit ses fins en 1919. Sur les ruines de l’Europe Centrale, il n’y avait plus qu’une idée
victorieuse : le panslavisme débridé.
Si l’Autriche, en annexant la Bosnie, avait voulu en 1908 déplacer vers l’Est, jusqu’aux confins de
la Serbie, la frontière de l’Orient et de l’Occident en lui faisant à peu près retrouver le tracé de
Dioclétien, en revanche le traité de Trianon ramènera en 1919 cette frontière à l’Ouest jusqu’aux
confins de l’Italie. Il placera les Bosniaques, les Croates et les Slovènes sous la férule d’une dynastie
serbe attachée, de Belgrade, à serbiser un nouveau mini-empire, baptisé yougoslave, des limites de la
Grèce jusqu’à la Carinthie.
On ne commande à l’Histoire, comme à la nature, qu’en lui obéissant. Faute de quoi, les malheurs
se succéderont. La domination serbe fut brisée en 1941 par l’intervention allemande créant un Etat
fantoche de Croatie auquel était adjointe la Bosnie, au prix de nombreux massacres. Si Tito, Croate
mais communiste, put promouvoir une résurrection de la Yougoslavie de 1945 à sa mort, ce fut en
remplaçant le redoutable carcan serbe et les quatre années de carcan nazi par le carcan tout aussi
impitoyable du parti communiste. Du moins, les carcans peuvent-ils présenter un mérite : celui
d’imposer la paix civile en écrasant les antagonismes.
Ce n’est hélas pas toujours le cas. Et les frontières des six républiques yougoslaves "fédérées"
sous une main de fer étaient mal dessinées et englobaient (sauf en Slovénie mono-ethnique) plus de
taches de minorités que ce qui était rendu inévitable par l’imbrication des populations. Les
antagonismes se déchaîneront dès l’effondrement du communisme, mais les modalités en seront
différentes selon les régions.

Les trois niveaux de préférence

C’est là qu’une nouvelle fois les diplomaties occidentales donneront la preuve de leur aveuglement
et, très précisément, de leur incapacité à penser et agir en termes de civilisation. Par-delà un
pullulement de minorités, trois grands types de populations se dégageaient en ex-Yougoslavie :
l/ Slovènes et Croates, occidentalisés et catholiques;
2/ Serbes d’origine orthodoxe, encore que beaucoup fussent agnostiques ou plus imprégnés
qu’ailleurs par le communisme;
3/ Musulmans descendant de communautés immigrées ou de Slaves islamisés de force.
Une vision saine de l’histoire et un sens des affinités profondes auraient dû, lors de la
désagrégation du mini-empire yougoslave, conduire à un ordre de préférence décroissant, en faveur
d’abord du premier groupe, empressé de rallier l’Occident, puis, à choisir entre Serbes et Musulmans,
plutôt des Serbes que des allogènes facilement travaillés par le fondamentalisme islamiste (cas de M.
Izetbegovic, quelques années plut tôt).
C’est exactement pour l’échelle inverse qu’opta le Quai d’Orsay. Quand la Slovénie (dont le climat,
le relief et l’architecture évoquent une Suisse slave) en 1990, presque sans effusion de sang, puis la
Croatie, au prix de durs combats contre les Serbes, choisirent de réintégrer l’Occident, l’Europe
centrale et le Vatican les accueillirent à bras ouverts, la France en rechignant. Il fallut attendre un an
après la constitution de l’Etat croate pour qu’intervînt la reconnaissance française - et à une condition :
que la Communauté européenne reconnût en même temps l’indépendance de la Macédoine et d’une
Bosnie qui n’avait jamais dans l’histoire été indépendante et où le pouvoir prépondérant devait
être exercé par les Musulmans (40 % de la population totale). L’ordre de préférence pour la diplomatie
française est : l/ Musulmans; 2/ Serbes orthodoxes; 3/ Croates.
Il ne faut pas chercher ailleurs que dans cette inversion dans l’échelle des affinités et ce déni du
bon sens le déclenchement de la guerre de Bosnie et l’enchaînement des atrocités qu’elle comporta,
commises pour une grande part par des Serbes (36 % de la population bosniaque) dont la frustration
exaspéra la violence native.
En fait, si l’Occident avait pesé de tout son poids et du même poids, la solution de bon sens eût
consisté à limiter la décomposition de la Yougoslavie à la sécession des pays catholiques (Croatie et
Slovénie) et à réconcilier Croates et Serbes par le rattachement des cantons croates de l’Herzégovine
à la Croatie et par une rectification des frontières aussi juste que possible - on devrait dire : aussi peu
injuste que possible.
Il fallait imposer un arrangement entre une Croatie agrandie et une Serbie restant l’élément majeur
du reste de la Yougoslavie. Arrangement assorti de l’interdiction catégorique des expulsions,
massacres et de toute l’atrocité des "nettoyages ethniques", qui n’auraient eu aucune raison d’être
sans la création d’un Etat musulman redouté par les Serbes.
Cela était possible à l’origine. Cela ne fut pas fait. Trois ans de guerre, de famine et de massacre
s’ensuivirent sous les yeux de soldats européens courageux, mais ligotés par des consignes
d’impuissance. - Jusqu’à ce que l’Amérique intervînt et imposât seule l’accord de Dayton : cristallisation des
lignes de front et partition de fait (même si on ne le dit pas) entre une Bosnie musulmane et une
Bosnie serbe, voire une troisième Bosnie croate.
Il fallait pour la diplomatie française un Etat musulman en pleine Europe. Il était créé. Bravo. Piètre
victoire.
Quant aux atrocités dont les médias attribuèrent pendant des années et attribuent toujours la
responsabilité exclusive aux seuls Serbes, elles furent en réalité le fait de toutes les communautés.
Aucune guerre n’est propre. Les guerres civiles sont les plus sales et les plus primitivement féroces.
Je tue ou j’expulse l’autre parce qu’il est autre. Barbarie fondamentale.
La paix précaire en Bosnie, à l’ombre des armes américaines, a-t-elle clos le chapitre du malheur
de ces peuples ? Non. Le chapitre en introduit un autre, quasi inextricable, aussi mal engagé.

Pourquoi le Kosovo ?

Car la création d’une Bosnie musulmane indépendante, même réduite à une demi-Bosnie, ne
pouvait qu’encourager les revendications d’autres régions à prédominance numérique musulmane.
L’explosion du Kosovo était prévisible de longue date. C’est l’exemple bosniaque et le voisinage
d’une Albanie devenue, depuis sa période d’émeutes, l’arsenal le plus fourni d’armes de toute la
région, qui ont fourni le détonateur. Mais tout commence (et souvent tout finit) par la démographie.
Parents des Albanais, les Kosovars s’attachent depuis 1389 à islamiser la région. Mais jusqu’au début
des années 1930, les Serbes restaient encore majoritaires dans leur province-sanctuaire. Vinrent la
guerre et l’après-guerre : restriction des naissances chez les Serbes, prolifération des Musulmans et
immigration d’Albanais.
Quand le signataire traversa cette région en 1961, elle comptait à peu près deux tiers de
musulmans, un tiers d’orthodoxes. Il semble aujourd’hui, à en croire les chiffres disponibles, que ces
derniers ne dépassent pas 10 % du total contre 90 % à l’Islam.
Craignant une révolte, Belgrade supprima, en 1989, le statut semi-autonome dont bénéficiait sa
province de Kosovo. Peine perdue. L’étincelle s’alluma en 1998 quand des insurgés kosovars, au lieu
de réclamer le retour de leur autonomie, exigèrent l’indépendance, se fournirent en armes chez leurs
cousins d’Albanie, se soulevèrent et subirent une dure contre-offensive serbe avec toutes ses
conséquences.
Les Serbes jouent, une fois encore, le mauvais rôle. Mais leur responsabilité tient moins à la
crispation de leur pouvoir fragilisé et à la brutalité de leur tardive réplique, qu’au long déclin de leur
vitalité, arrière-plan d’un affaissement moral dont leurs accès de nationalisme exacerbé sont un alibi.
La victoire de l’Islam dans ce secteur de l’Europe est-elle inévitable ?
Il n’y a d’inévitable que ce que l’on renonce à éviter. Encore faut-il savoir par quels moyens.
Penser en termes de civilisation

Il est à prévoir qu’une intervention armée de l’Occident, en violation des frontières existantes et de
la souveraineté nationale serbe, causerait davantage encore de malheurs que la situation antérieure.
Secourir en vivres et médicaments des populations affamées n’aurait rien à voir avec des frappes
aériennes multipliant les victimes. Et où s’arrêter quand les zones insurgées ou en voie de l’être
touchent l’Albanie musulmane et la Macédoine qui l’est en partie ? A-t-on mal éteint un brasier en
Bosnie pour rallumer un incendie ailleurs ?
Avant de faire tomber le feu du ciel chez les Serbes, puis d’élaborer sans eux et trop tard quelque
statut-diktat inapplicable comme en Bosnie, il vaudrait mieux reconnaître à froid quelques points
fondamentaux :

l/ une indépendance du Kosovo, nouvel Etat musulman en Europe, n’est nullement souhaitable.
Multiplier les entités indépendantes ne revient à rien d’autre que multiplier les conflits. Car un Etat
assez vaste impose plus facilement l’équilibre ou du moins la stabilité de ses composants. Plus l’Etat
est de petite taille et joue de ses alliances extérieures et de leur renversement éventuel, plus
s’exaspèrent les oppositions internes.

2/ Mais l’Albanais est le pauvre de cette histoire. Il n’est pas acceptable de laisser toute une
population dans le dénuement et l’horreur. La politique, même si elle part du juste concept de
civilisation, scie la base de cette civilisation quand elle bafoue la morale. Et pourtant, c’est ce que fait
l’Occident ailleurs en fermant les yeux en Afrique sur le génocide des chrétiens du Sud-Soudan
affamés par les musulmans du Nord.
Une aide humanitaire efficace est au moins nécessaire dans l'un et l'autre cas. A condition d'en
empêcher le détournement et de ne pas s'y laisser piéger.

3/ Pourquoi l’Amérique, unique puissance de poids en Occident depuis les bafouillages français,
pratique-t-elle ce double jeu : en Europe favoriser l’Islam par les actes - en Afrique s’opposer à l’Islam,
mais seulement en paroles ?
Parce qu’elle cherche hypocritement à se dédouaner. Contrairement à ce que pensent certains
observateurs, l’alliance entre le fléau du dollar et le fléau de l’Islam est certes fréquente, mais non
constante. Les attentats contre le World-Trade Center et les ambassades américaines en Afrique
orientale montrèrent que les éléments extrémistes de l’Islam combattent le "Satan matérialiste".
L’Islam est une nébuleuse à plusieurs bras. Mais lorsqu’il cherche à se ressourcer, il s’appuie sur
des références extrémistes. L’Amérique commet une grave maladresse quand elle croit se concilier
durablement l’Islam de l’argent, qu’elle imagine modéré, celui des monarchies pétrolières, en
favorisant leurs points d’appui actuels ou futurs en Europe.

4/ Aucune solution durable du problème en ex-Yougoslavie ne peut négliger de :


a) soutenir prioritairement la Croatie qui est redevenue un membre de l’Occident et un élément de
stabilité.
b) désarmer la rancoeur des Serbes en permettant à ceux de la Serbie proprement dite de se
réunir avec ceux de la Bosnie comme le souhaitent les uns et les autres. On n’aboutira à aucune
solution de compromis au Kosovo ou ailleurs si l’on persiste à humilier l’une des parties et à atomiser
ce qui ne faisait qu’un.
c) Redresser la natalité des peuples chrétiens. A l’Est comme à l’Ouest de l’Europe, la forte
démographie musulmane ne pourra être équilibrée que par le rajeunissement des populations de
l’Europe chrétienne : les Serbes comme les Croates dans l’Est du continent, comme les Français de
souche à l’Ouest. C’est là le plus difficile.

Frédéric BRANCION

1 - Voir à ce sujet la carte figurant ci-dessous.


2 - Comme le firent les Slaves du Nord en Bohême et en Pologne.
3 - Qui aurait pu être sauvé en évoluant en Empire fédératif quadricéphale austro-hungaro-croato-tchèque.

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