Le XIXe siècle est celui où « le plus vieux métier du monde » a vu l’une de ses
expansions ainsi que ses diversifications les plus importantes, du fait de l’industrialisation, de
l’exode rural engendrant, d’un côté, misère matérielle pour les femmes célibataires, et misère
sexuelle, de l’autre, pour les hommes. Le code Napoléon, le mariage comme institution
bourgeoise, la réémergence du culte marial ont accru encore plus l’écart entre les aspirations
individuelles et les modèles imposés de vertu asexuée — surtout supportés par les femmes
mariées. Toute la littérature du siècle s’est faite le reflet de cette dichotomie entre les deux
figures de la sainte et de la putain, de l’ange de vertu idéalisé et de la femme vénale. De
Splendeur et misère des courtisanes1 à Boule de suif,2 de Nana3 à Marthe4, de Huysmans, la
fiction regorge de ces oppositions. Néanmoins, deux écrivains iconoclastes, Flaubert, puis
Mirbeau, ont en quelque sorte brouillé les lignes de façon sarcastique, renvoyant dos à dos les
pratiques pour dénoncer les clichés. En quoi Mirbeau reprend-il la verve ironique d’un
Flaubert qui suggérait, dans l’Education sentimentale, que les prostituées n’aspiraient qu’à
une seule chose, la respectabilité bourgeoise grâce au mariage, et que les femmes mariées
rêvaient de s’encanailler ?
Mirbeau n’a eu que peu d’occasions de fréquenter Flaubert, qui avait vingt-sept ans de
plus que lui. Cependant, ce fut le cas le 16 avril 1877, à un dîner lors duquel le jeune écrivain
qu’il était a pu rendre hommage à son maître. Il avait une profonde admiration pour lui, pour
son horreur du bourgeois, sa lucidité cruelle à l’égard de la société, son mépris des grandeurs
d’établissements et des honneurs, ainsi que, bien sûr, son culte du style – même si
tardivement, Mirbeau s’en est écarté pour adopter une écriture plus subjective et directement
engagée. Lecteur de Flaubert au sens strict du terme, assurément, Mirbeau l’a été pour
contester, comme lui, les institutions. Il a dénoncé l’aliénation subie par les femmes
opprimées en donnant une voix à Célestine, la domestique destinée à subir les assauts de son
patron dans Le Journal d’une femme de chambre5. Pour la première fois, quasiment, une
autobiographie adoptait le point de vue d’un être contraint à se vendre, dans tous les sens du
terme.
Mais c’est une découverte fortuite, le texte découvert en bulgare d’un essai de
Mirbeau, l’Amour de la femme vénale6, depuis traduit en français, qui nous montre l’attrait
ontologique de l’écrivain pour les courtisanes. La notion de prostitution était pour lui une clef
interprétative de la société et du réel. D’un côté, chez Flaubert, un bon mot et une perspective
ironique exprimés dans un roman ; de l’autre, chez Mirbeau, la plus grande théorisation que
permet l’essai. Quelle continuité réunit les deux grands imprécateurs ? Est-elle celle de deux
protestataires qui « tonnent contre » l’ordre des choses et dénoncent la supercherie de
l’institution maritale, dont le soubassement ontologique, la condition de survie, la soupape de
sécurité, est la prostitution ?
Ou bien ont-ils en commun, de ce fait, le brouillage des lignes, l’interversion des
valeurs, en dénonçant le mariage comme prostitution légale afin de réhabiliter la prostituée ?
1
Balzac, Splendeur et misère des courtisanes, Paris, Gallimard, collection Folio, 1973.
2
Maupassant, Boule de Suif, Paris, Les Classiques de Poche, 1979.
3
Zola, Nana, Paris, Les Classiques de Poche, 2003.
4
Huysmans, Marthe, et autres nouvelles, Bibebook, 1980.
5
Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, Paris, Gallimard, collection Folio, 2007.
6
Mirbeau, L’Amour de la femme vénale, Indigo-Côté femmes, 1994.
1
Cette violence de la diatribe n’est-elle pas une commune manière de suggérer un idéal où le
masculin et le féminin seraient redéfinis, ainsi que les fondements de la société ?
Inexpugnable mysticisme pour Flaubert, pensée anarchiste pour Mirbeau ; les rêves des deux
écrivains révèlent alors un écart absolu. Nous étudierons donc successivement :
- La dénonciation des deux modèles antagonistes mais complémentaires du mariage et de la
prostitution.
- Le brouillage des lignes : réhabilitation de la prostituée, dégradation de la femme
bourgeoise.
- Un idéal latent : sacralisation ou désacralisation de la sexualité ?
2
Comme le montre Mario Praz dans La Chair, la mort et le diable10, le XIXe siècle
élabore les mythes féminins en deux extrêmes radicalement opposés, qui vont de la vertu
persécutée à la figure de la débauche, de la Méduse attirante et mortelle à toutes les femmes
fatales, Salomé ou Cléopâtre. La littérature se fait ainsi l’écho de la sensibilité érotique du
XIXe en forgeant des représentations tout à fait novatrices, ou combinées à des mythes
préexistants. La Correspondance de Flaubert exprime cet écart entre deux figures féminines
séductrices, la Messaline et la Vierge Marie. L’Éducation Sentimentale est construite sur cette
opposition entre Marie Arnoux et Rosanette, la femme vénale. L’apparition de la première, sur
le bateau La Ville de Montereau, scelle son inacessibilité dans le récit, tandis que la seconde,
nettement plus accessible, se substitue à la première au moment de la révolution de 1848. Le
peuple a pris le pouvoir sous la forme de la lorette.
Dans l’élaboration fictionnelle, néanmoins, les valeurs sociales qui réprouvent la
prostituée se métamorphosent en compassion, selon un principe mélodramatique et une
esthétique issue du romantisme. Le mythe de la « prostituée au grand cœur » expose
l’indignité de la société, rendue responsable de la transformation d’êtres purs au départ. La
Fantine des Misérables11 est le prototype de la victime, dont le héros, lui-même issu des deux
bords, va assurer la rédemption. Symétriquement, s’élabore la figure du vilain, souvent le
mari bourgeois, dont l’infamie se manifeste par la multiplication des conquêtes et des femmes
entretenues. Tel est le baron Hulot dans La Cousine Bette12. À la partition entre deux
stéréotypes de femmes se superpose une partition entre masculin et féminin.
Si l’on y regarde de plus près, la distribution des modèles de femmes ne se fait pas de manière
antithétique, mais par confusion, superposition, et écart entre le dit et l’indicible.
La même ironie est encore plus marquée lorsque le point de vue glisse du masculin au
féminin et l’on comprend à quel point les deux modèles matrimoniaux et vénaux sont
renvoyés dos à dos16.
10
Mario Praz, la Chair, la mort et le diable, Le romantisme noir, Paris, Gallimard, collection Tel, 1999.
11
Victor Hugo, Les Misérables, Paris, Collection Les Classiques de Poche, 2016.
12
Balzac, La Cousine Bette, Paris, Gallimard, collection Folio classique, 2007.
13
Balzac, Le Lys dans la vallée, Paris, Gallimard, collection Folio classique, 2004.
14
Balzac, Splendeur et misère des courtisanes, Paris, Gallimard, collection Folio classique, 1973.
15
Flaubert, L’Éducation sentimentale, Paris, Les Classiques de Poche, 2002, p. 71.
16
Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, Paris, Gallimard, collection Folio, 2007, p. 43.
3
L’étude génétique des manuscrits entreprise par l’équipe de Pierre-Marc de Biasi a
montré cette étrange similitude lors de la scène de première rencontre entre Frédéric Moreau
et Madame Arnoux, femme mariée dotée des attributs virginaux, par la modestie de son
attitude et l’auréole bleue de sa coiffure. La fameuse formule « ce fut comme une apparition
», à laquelle on attribue d’ordinaire une signification d’idéalisation mystique, a été employée
par Flaubert pour désigner l’apparition suggestive de la prostituée Kouchouk Khanem, qu’il
rencontra en chair et en os lors de son voyage en Égypte. Superposition de signifiants, qui
désigne le trouble sacré commun aux deux types d’érotisme.
Chez Mirbeau, c’est dans Le Journal d’une femme de chambre qu’apparaît la
dénonciation des turpitudes des maîtres par le regard de la domestique, où l’on voit que le
champ matrimonial implique de façon essentielle la débauche, au cœur même du champ
domestique. La perversité, sous la forme du fétichisme du maître pour les bottines est
d’emblée épinglé par le regard féroce de Célestine. Les exigences des maîtres s’apparentent
plus au droit de cuissage, l’antique droit du seigneur décrit dans Le Mariage de Figaro17,
qu’au supplément perçu par les ouvrières au salaire trop bas. La prestation sexuelle fait partie
implicitement du contrat d’embauche de la domestique. La brutalité instinctive des hommes
est vilipendée avec vigueur au même titre que l’injustice de classe, en un seul et même trait.
Le charme si particulier que nous [les domestiques] exerçons sur les hommes, ne tient
pas seulement à nous, si jolies que nous puissions être… Il tient beaucoup, je m’en rends
compte, au milieu où nous vivons… au luxe, au vice ambiant, à nos maîtresses elles-
mêmes et au désir qu’elles excitent… En nous aimant, c’est un peu d’elles et beaucoup de
leur mystère que les hommes aiment en nous…
Tout en étant efficace, la rage exprimée à l’encontre des hypocrisies n’est cependant
pas toujours aussi caricaturale. Les deux écrivains ont ceci en commun qu’ils opèrent un
véritable retournement de perspective, original, tout en étant parfaitement lisible.
Ce n’est plus une binarité, mais une polyvalence des modèles féminins, toutes sources
se confondant en la figure essentielle de Marie. L’énumération syntaxique recoupe une
volonté de brouiller le jeu, puisque les prostituées et les grisettes, femmes vénales, encadrent
les autres femmes bourgeoises ordinaires ou les artistes. Fidèle à la hiérarchie diversifiée des
faveurs tarifées dans la société réelle, Flaubert évoque d’un même trait les officielles « aux
feux des gaz », les ouvrières se montrant à la fenêtre, comme signe de possibles prestations
17
Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, Paris, Gallimard, collection Folio classique, 1999.
18
Flaubert, L’Éducation sentimentale, Paris, Les Classiques de Poche, 2002, p. 90.
4
payantes, et plus discrètement, les artistes dont l’opinion publique connaissait les occupations
d’arrière-loge. Une universelle offrande de soi – pour espèce sonnante et trébuchante —
semble parcourir les trottoirs. Il l’affirme dans sa correspondance : « Je ne fais qu’un
reproche à la prostitution, c’est que c’est un mythe ! » La chimère envahit donc le réel et la
véritable prostituée demeure … intouchable !
Dans le roman, les parallélismes sont en effet nombreux, entre Madame Arnoux et
Rosanette. Elles ont touts deux un enfant malade, ou entretiennent une relation avec les
mêmes hommes, Frédéric, Monsieur Arnoux, Charles Deslauriers. Une semblable paralysie
frappe le héros, qu’il se trouve face aux femmes vertueuses ou aux créatures vénales. Jamais il
ne pourra approcher Marie ni les femmes de la maison close au bord de l’eau.
Symétriquement, les femmes entretenues sont entre deux mondes et souhaitent gagner en
respectabilité. Rosanette, peu ou prou, passe du côté du matrimonial. Figures dégradées et
dérisoires, elles finissent par se confondre avec les bourgeoises mariées.
B. Interversion et renversement.
C’est bien la respectabilité que Mirbeau revendique dans son essai, L’Amour de la
femme vénale, pour ces femmes qui rendent un éminent service à la société, en permettant la
stabilité des mariages tout en répondant aux frustrations des époux. Mais à la différence de
Flaubert, cet appel à la considération pour les femmes de mauvaise vie ne procède pas d’une
ironie cruelle et désespérée. Elle apparaît en dernière partie de l’essai, à une étape de
revendication sociale et de vision pour l’avenir. La réhabilitation de la prostituée, chez
Mirbeau, n’est ni la continuation du mythe romantique de la prostituée au grand cœur ; ni la
dénonciation des médiocrités des rêves féminins, épris de sens domestique.
Flaubert, quant à lui, est passé maître dans l’art de rendre les lignes indécidables par
renversement. Ainsi, le stéréotype du mâle hyper-sexué jusqu’à l’animalité, incapable de
dominer ses pulsions, largement évoqué par Mirbeau dans son essai, se renverse en la figure
du bourgeois quasiment eunuque. Dans son article « Sacralisation et désacralisation du sexe
chez Flaubert », Yvan Leclerc s’amuse à inventer quatre types humains autour de la
combinatoire du sacré et du sexué. Le modèle du désexué et du désacralisé est … le bourgeois
par excellence, Homais, « hybride négatif sans sexe ni sacré, une sorte d’eunuque profane.
Époux, père de famille, amateur de gauloiserie et de plaisanteries grivoises, Homais est
cependant étranger à la sexualité : son seul désir le porte vers la croix d’honneur, pas vers
une femme. » Façon de dire que « la sexualité bourgeoise, utilitaire, hygiénique et
procréatrice, est évidemment une négation du sexe19 ».
Du côté des femmes, la bourgeoise en revanche rêve curieusement de se dévergonder.
D’abord, Madame Dambreuse, l’épouse du sénateur, multiplie les amants et se comporte, par
son goût des cadeaux et des hommages, comme une grande horizontale. Son salon est
comparé implicitement à une espèce de lupanar ; « Ce rassemblement de femmes à demi-nues
faisait songer à un intérieur de harem ; il [Frédéric] lui vint à l’esprit une comparaison plus
grossière20. » Signe du principe d’inversion ironique, ce sera madame Dambreuse qui achètera
Frédéric, comme on achète ou entretient une courtisane.
L’ordre romanesque en dit long : Frédéric, après avoir rencontré Marie Arnoux, son
idéal se dégrade avec la fréquentation de Rosanette, puis de Madame Dambreuse, ce qui
indique une chute supplémentaire, paradoxale et peu apparente dans la mesure où le rang
social de la Maréchale était censé lui ouvrir toutes les portes. Lors de la dernière entrevue
avec Madame Arnoux vieillissante, Frédéric la soupçonna d’avoir voulu s’offrir : « […] et il
était repris par une convoitise plus forte que jamais, furieuse, enragée. Cependant, il sentait
19
Yvan Leclerc, « Sacralisation et désacralisation du sexe chez Flaubert, » Revue en ligne du CEREdi, Etudes
Critiques, p. 1.
20
Flaubert, L’Éducation sentimentale, Paris, Les Classiques de Poche, 2002, p. 123.
5
quelque chose d’inexprimable, une répulsion et comme l’effroi d’un inceste. Une autre
crainte l’arrêta, celle d’en avoir du dégoût plus tard21. »
Le roman offrant de plus nombreuses occasions de jouer sur les renversements
critiques, il ne faut pas oublier que, chez Mirbeau, la norme s’inverse aussi dans la fiction.
Les bourgeoises mariées sont vilipendées et les misérables qui se vendent détiennent une
vérité digne du complexe d’Asmodée.
Cet idéal, absent de l’envers du décor, est-il pour Mirbeau, comme chez Flaubert, une
réalité impossible à atteindre, mais néanmoins désirable, une norme intérieure ? Au nom de
quoi les deux écrivains renversent-ils ainsi les valeurs ?
21
Flaubert, L’Éducation sentimentale, Paris, Les Classiques de Poche, 2002, p. 513.
22
Mirbeau, L’Amour de la femme vénale, Indigo-Côté femmes, 1994.
23
Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, Paris, Gallimard, collection Folio, 2007, p. 154.
6
Au nom de quoi les deux écrivains vilipendent-ils ainsi les représentations ? Leur point
de vue rend-il d’abord compte d’une configuration personnelle, de fantasmes ou d’une posture
politique ? Assurément, une différence essentielle se fait jour.
Chez Flaubert, une véritable contradiction irrésolue aboutit à l’impossible éviction des
niaiseries romantiques. La sylphide chateaubrianesque, image d’une jeune fille idéalisée,
persistant depuis l’adolescence, demeure dans l’esprit du Normand. Dans sa correspondance,
il l’exprime en une formule devenue célèbre : « Chacun de nous a dans le cœur une chambre
royale ; je l’ai murée, mais elle n’est pas détruite24. » L’idéalisation du souvenir d’Elisa
Schlesinger, l’inconnue de la plage de Trouville rencontrée à l’âge de quinze ans, demeure
impossible à éliminer.
À la toute fin de L’Éducation Sentimentale, le bilan que les deux amis, Frédéric et
Deslauriers font de leur vie les ramène à une scène d’adolescence aux portes d’une maison
close : « C’est ce que nous avons eu de meilleur » disent-ils. Plus probante encore, la
sacralisation de la prostituée chez Flaubert explique cette haine de la médiocrité matrimoniale
bourgeoise. La fiction, cette fois, en témoigne, avec le culte de la prostituée dans Salammbô
25
. La prostitution a partie liée avec la sainteté. Dans Novembre, la prostituée s’appelle Marie
et, comme le narrateur, elle est en quête d’un absolu qui se dérobe. Pendant son voyage en
Orient, Flaubert fait l’expérience de la fusion entre érotisme et mysticisme et, dans le lit de
Kouchiouk-Hanem, il songe à Judith et Holopherne. Et la danse de l’abeille que l’almée offre
à ses visiteurs occidentaux, se retrouvera dans la danse de Salomé, fille d’Hérodias, qui mêle
la provocation sensuelle et le rituel religieux sur fond de sacrifice. Dans Salammbô, Flaubert a
réduit le panthéon panthéiste de Carthage à deux principes, mâle et femelle, Tanit et Moloch,
qui polarisent la relation entre Salammbô et Matho, le barbare identifiant la fille d’Hamilcar à
la déesse lunaire, tandis que la vierge, que le chef Shahabarim prostitue au chef ennemi,
confond le barbare avec Moloch. En termes familiers rapportés par Goncourt : « il faut que je
fasse baiser un homme, qui croira enfiler la lune, avec une femme qui croira être baisée par
le soleil ». Comme le dit Gisèle Seginger dans son édition critique du roman : « l’union sous
la tente prend la forme d’une hiérogamie ». Une autre manière de dire que, pour Flaubert,
l’union avec la prostituée est un mariage sacré !
B. Sado-masochisme mirbellien
Le fond de la psyché est-il exprimé, selon Mirbeau, par ces quelques lignes du Journal
d’une femme de chambre, dans lesquelles Célestine, amoureuse du palefrenier Joseph,
énumère sa triste expérience avec les hommes ?
Joseph s’interpose tellement entre tout mon passé et moi, que je ne vois pour ainsi dire
que lui… et que ce passé, avec toutes ses figures vilaines ou charmantes, se recule de
plus en plus, se décolore, s’efface… Cléophas Biscouille, M. Jean… M. Xavier… William,
dont je n’ai pas encore parlé… M. Georges lui-même, dont je me croyais l’âme marquée
à jamais, comme est marquée par le fer rouge l’épaule des forçats…[…] Des Ombres…
[…] Ah ! Je comprends maintenant pourquoi il ne faut jamais se moquer de l’amour…
pourquoi il y a des femmes qui se ruent, avec toute l’inconscience du meurtre, avec toute
la force invisible de la nature, aux baisers des brutes, aux étreintes des monstres, et qui
râlent de volupté sur des faces ricanantes de démons et de boucs… (p. 330)
La relation même que Célestine entretient avec un Joseph que l’on peut soupçonner du
meurtre d’un enfant et qui est viscéralement antisémite, est totalement ambiguë. À la fin du
roman, la vie qu’elle choisit à ses côtés comme tenancière d’un « petit café » à Cherbourg,
est-elle une véritable libération ? Ne se retrouve-t-elle pas du côté des victimes dans un cadre
24
Flaubert, Correspondance, collection de la Pléiade, Lettres à Amélie Bosquet, 1859, p. 203.
25
Flaubert, Salammbô, Paris, Gallimard, collection Folio classique, 2005.
7
matrimonial ? Sa lucidité, née d’une longue fréquentation des turpitudes bourgeoises, ne la
protège pas d’une forme de masochisme. Célestine n’en demeure pas moins une philosophe,
théoricienne de la lutte des sexes et dont la réponse consiste en l’omniprésence du sado-
masochisme… Réponse à l’opposé exact du mysticisme flaubertien !
CONCLUSION
8
phallocentrique à un appel plus ou moins implicite à une forme de libération des femmes vis-
à-vis de leurs rôles traditionnels, afin d’en faire des sujets de désir, libérés des institutions et
des normes.
Annie RIZK
Ancien professeur de Lettres
en classe préparatoire littéraire aux grandes écoles
BIBLIOGRAPHIE :
Textes de fiction :
Balzac, Splendeur et misère des courtisanes, Paris, Gallimard, collection Folio, 1973.
Balzac, La Cousine Bette, Paris, Gallimard, collection Folio classique, 2007.
Balzac, Le Lys dans la vallée, Paris, Gallimard, collection Folio classique, 2004.
Balzac, Splendeur et misère des courtisanes, Paris, Gallimard, collection Folio classique,
1973.
Huysmans, Marthe, et autres nouvelles, Bibebook, 1980.
Flaubert, Éducation sentimentale, Paris, Les Classiques de Poche, 2002.
Flaubert, Salammbô, Paris, Gallimard, collection Folio classique, 2005.
Victor Hugo, Les Misérables, Paris, Collection Les Classiques de Poche, 2016.
Maupassant, Boule de Suif, Paris, Les Classiques de Poche, 1979.
Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, Paris, Gallimard, collection Folio, 2007.
Mirbeau, L’Amour de la femme vénale, Indigo-Côté femmes, 1994.
Mirbeau, Œuvre romanesque, Buchet/Chastel-Société Octave Mirbeau, 3 volumes, (2000-
2001).
Zola, Nana, Paris, Les Classiques de Poche, 2003.
Essais :
Augustin, De ordine, lib.II, cap.IV, § 12.
Alain Corbin, Les Filles de noce, misère sexuelle et prostitution au XIXe siècle, collection
Champs Histoire, Paris, Flammarion, 2015.
Jacques –Louis Douchin, La vie érotique de Flaubert, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1987.
Yvan Leclerc, « Sacralisation et désacralisation du sexe chez Flaubert », Site Flaubert. Études
critiques (en ligne)
Alexandre Lévy, « L’Amour des prostituées (Mirbeau lecteur de Dostoievski ), Cahiers
Octave Mirbeau, n° 2, 1995, pp. 139-154.
Pierre Michel, Dictionnaire Mirbeau, article « L’Amour de la femme vénale ».
Pierre Michel, « Mirbeau et la prostitution », préface de L’Amour de la femme vénale, Indigo-
Côté Femmes, 1994, pp. 29-43.
Éléonore Reverzy, (sous la responsabilité de) Revue Flaubert 2017, « Flaubert et la
prostitution » (en ligne ) http://flaubert.univ-rouen.fr//revue/
Jean-Luc Planchais, « Octave Mirbeau et la prostituée » Cahiers Octave Mirbeau, n° 2, 1995,
pp. 163-170.
Mario Praz, la Chair, la mort et le diable, Le romantisme noir, Paris, Gallimard, collection
Tel, 1999.