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MIRBEAU ROMANCIER DE L'ACTUALITÉ

« C’est de l’histoire contemporaine1. »

Les romans de Mirbeau, on l'a souvent souligné, sont des fables. Mirbeau n'écrit d'un bout à
l'autre de son œuvre que des récits exemplaires, dans lesquels événements et discours des
personnages sont subordonnés, avec plus ou moins de rigueur, à une morale ou à une vision du
monde. Semblable poétique narrative suppose un certain cahier des charges : des personnages
discourent et exposent leurs idées sur la vie, l'art, l'humanité, se lancent dans des proclamations
esthétiques (Lirat, par exemple, dans Le Calvaire), tandis que leurs actions et la « confession
publique  » (Le Calvaire) qu'ils engagent sont censées servir d'exemple au lecteur. Dans L'Abbé
Jules, la longue confession de l'abbé devant les paroissiens de Viantais, dans ce récit qui est une
sorte de fable naturiste avant l'heure, est « un sublime exemple » (OC I, p. 358) selon « le bon abbé
Sortais  » ; que dire du Jardin des supplices, dont la dimension allégorique est constamment
soulignée par le narrateur ? Et que dire encore de Dingo que Pierre Glaudes a récemment re-situé
dans la tradition du conte philosophique et de la fable animalière2 ?
Cette relation entre le général et le particulier, entre l'abstraction du discours philosophique
et les situations et personnages romanesques qui lui servent d'illustrations semble exclure tout
ancrage dans l'actualité et dés-historiciser globalement le propos mirbellien – à moins de ramener
l'histoire à une position simplement serve et de la réduire au rang d'illustration. On songe à cet
article justement célèbre de Karlheinz Stierle : « L'histoire comme exemple. L'exemple comme
histoire3 », qui montre comment, de l'Antiquité au XVIIIe siècle, en passant par l'exemplum
médiéval, l'histoire cesse progressivement d'avoir un rôle probant et exemplaire, celui de magistra
vitae, sans perdre pour autant celui d'indice à valeur illustrative. De fait, on pourrait voir, dans
l’allusion à tel épisode de l’affaire Dreyfus ou dans la peinture des mœurs gambettistes dans Le
Jardin des supplices, des illustrations à la fable du roman, dont un des pans tient bien à la
dénonciation d’une violence sociale, violence d’autant plus irrépressible qu’elle exprime la violence
naturelle de l’homme. De même les expériences de la guerre de 70 prêtées au personnage central
(dans Le Calvaire et dans Sébastien Roch) exemplifieraient cette même haine du beau et cette
absurdité de l’existence que les œuvres de Mirbeau enregistrent très tôt. Le propos philosophique
serait en ce sens premier et l’événement, qu’il soit actuel ou passé, subordonné à son expression.
L’abondance du discours dans le roman mirbellien en serait une autre preuve : ainsi des tartines de
Lucien sur l’art dans Dans le ciel, des déclamations de Jules sur l’éducation, des propos
anticléricaux de Sébastien, du Frontispice du Jardin des supplices, ad libitum, qui ne sont pas sans
rappeler, mais en version un rien décalée, voire carrément parodique, la poétique du roman
balzacien ; ainsi des maximes et constats généraux fonctionnant à la manière de sommaires qui
émaillent certains romans et où le lecteur est censé trouver un concentré de sens 4 ; ainsi de cette
volonté d’afficher des opinions, d’exprimer un point de vue, toujours semblable dans l’œuvre
romanesque, qui a d’ailleurs contribué à ce péché critique dans lequel nous tombons tous, plus ou
moins, quand nous lisons Mirbeau : confondre les personnages et l’auteur et toujours supposer que
ce que disent les voix du roman, celles du personnage comme celle du narrateur, expriment ce que
pense l'écrivain. Le rôle joué par l’insertion d’actualités permet peut-être de repenser ce rapport

1 Octave Mirbeau, Le Jardin des supplices, Œuvre romanesque, Paris, Buchet-Chastel/Société Octave Mirbeau, 2001,
t. II, p. 181. Désormais notre édition de référence abrégée en OR, suivi des indications de tome et de page.
2 Pierre Glaudes, Séminaire Mirbeau, en Sorbonne, le 9 décembre 2016, à paraître dans le volume Les Paradoxes
d'Octave Mirbeau, Marie Bat, Émilie Sermadiras et Pierre Glaudes, Paris, Classiques Garnier, 2017.
3 Karlheinz Stierle, « L'histoire comme exemple. L'exemple comme histoire », Poétique, n°10, 1972, p. 176-198.
4 Voir par exemple : « Constatons en passant qu’une canaillerie bien étalée, à l’époque où nous sommes, tient lieu de
toutes les qualités et que plus un homme est infâme, plus on est disposé à lui reconnaître de force intellectuelle et
de force morale » (OR, II, p. 184). Nous y reviendrons dans un travail sur la pédagogie mirbellienne (Colloque
Mirbeau-Zola de Debrecen, 9-11 juin 2017).

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entre l’œuvre et son auteur, ou du moins de l’éclairer.

Une histoire du XIXe siècle

La tradition aristotélicienne suppose que l'exemple soit emprunté à l'histoire événementielle,


réservoir exemplaire ou collection d'anecdotes, qui pose cependant ainsi la question de la relation au
temps : si la littérature classique pioche volontiers dans l’histoire ancienne, on peut supposer que le
roman de tendance réaliste, tel qu’il s’impose à compter de 1830, ira chercher ses exemples dans
une histoire plus récente, celle de la France révolutionnée et de l’Empire. De fait, c’est encore sur
l’achat de biens nationaux que, dans les années 1880, se fonde la fortune des personnages
mirbelliens, à moins que le romancier ne les situe dans des cadres où ces appropriations de biens
ecclésiastiques et seigneuriaux demeurent présents : la demeure des Mintié est ainsi la
« dépendance d’une abbaye qui fut détruite par la Révolution » dans Le Calvaire5 ; on se souvient
des aventures du père Pamphile et de son prieuré dans L’Abbé Jules6  ; le père du clerc d’huissier
est, dans Sébastien Roch, l’indigne détenteur de biens nationaux dont Kerral père voudrait obtenir
restitution quand Henri V sera installé sur le trône7. M. Joseph-Hippolyte-Elphège Roch parvient,
quant à lui, à faire entrer son fils chez les Jésuites de Vannes car il rappelle le glorieux fait de son
grand-père pour défendre, en 1793, l'église de son village contre les exactions révolutionnaires 8. On
note aussi que c’est en 1794 que le père du narrateur du Jardin des supplices crée son entreprise de
fournisseur de vivres avariés9 et fonde la (relative) fortune familiale. C'est donc dans le terreau
révolutionnaire que s’enracine une bourgeoisie qui, par ailleurs, craint le spectre rouge de 48 – il
hante les propos anxieux de ces notables provinciaux que sont le notaire Mintié dans Le Calvaire ou
le Dr Dervelle dans L'Abbé Jules –, voire exprime la nostalgie d'une société d'Ancien Régime, sous
laquelle pourtant sa situation n'était pas si florissante. Ainsi, est-il encore question, à propos de
domestiques, dans Les Vingt et un jours, de trouver en Bretagne « des gens fidèles, vertueux,
désintéressés, qu'on paie très peu et qui ne mangent rien, des gens d'avant la Révolution... des
perles10 ».
Il y a incontestablement quelque chose de balzacien dans cette peinture du monde bourgeois
dont la mise de départ provient des destructions révolutionnaires et des marchés conclus par les
habiles dans les dernières années du XVIIIe siècle. Mirbeau définit historiquement la bourgeoisie
du XIXe siècle à partir de deux bornes : elle s’est enrichie sous la Révolution et elle craint dès lors
toutes les révolutions qui pourraient venir troubler ses profits ; elle hait donc le peuple et vit
petitement, avec la terreur de perdre ce qu’elle a difficilement acquis (tout changement est ainsi
vécu comme un véritable traumatisme, tel le déménagement des parents de X., le narrateur de Dans
le ciel, ou la retraite de M. Roch) ; la guerre perturbe ses calculs, mais exalte son patriotisme, car
elle rappelle l’époque glorieuse des guerres de l’Empire – avec laquelle un Napoléon III s’efforce
de renouer11. La troisième borne est en effet la guerre, où Jean Mintié connaît l’expérience du
meurtre légal, quand Sébastien y perd la vie, et qu'évoquent de nombreux personnages,
inévitablement dans la partie allemande de La 628-E8, et encore en 1913, un Jules Claretie dans un
chapitre retiré de Dingo, il est vrai aux fins de ridiculiser l'administrateur de la Comédie-
Française12. Le narrateur de Dingo explique ainsi à l'instituteur, en butte, comme le chien et son
propriétaire, à la méfiance, voire à la vindicte de la population de Ponteilles-en-Barcis, que les

5 OR, I, p. 121.
6 OR, I, p. 385 et sq. Voir également l’aventure de Pamphile auprès de l’ancien boucher Lebreton, « terroriste
farouche, devenu riche par l’acquisition des biens nationaux » (ibid., p. 390).
7 OR, I, p. 601, p. 673.
8 OR, I, p. 552.
9 OR, II, p. 189.
10 OR, III, p. 217.
11 Voir le personnage du tambour et ses récits de la guerre de Crimée dans Dans le ciel (OR, II, p. 35).
12 OR, III, p. 856.

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paysans ont conservé, « même dans l'émancipation, la méfiance, l'affolement des bêtes traquées »
du fait des siècles de servage qu'ils ont subis13, un atavisme de soumission en somme. Dingo n'est-il
pas d'ailleurs comparé, dans ses déprédations, à un seigneur d'Ancien Régime, « qui buvai[...]t le
sang des paysans » ? « Chien de bourgeois14 », autant dire chien d'aristocrate qui insulte à la
démocratie...
Cependant semblable panorama historique, pour s'ancrer toujours dans 1789 et ses suites,
tend à se modifier dans les romans du tournant du siècle, où il apparaît que l’affaire Dreyfus se
substitue à la guerre comme événement majeur et collectif, même si sa présence textuelle est plus
diffuse et les épisodes qu’en retient le romancier moins officiels. Il semble que l’Affaire, plus
finalement que la guerre franco-prussienne et la Commune, balaie l’ancienne société et que
l’opportunisme gambettiste, les affaires et trafics qui y sont associés l’ont en quelque sorte enfantée.
On passerait ainsi de romans du Second Empire (L’Abbé Jules, Sébastien Roch, Dans le ciel) à des
romans de la Troisième République corrompue. Il faut dés lors supposer que, pour le romancier,
l’Affaire est un séisme équivalent à 1789 et qu’elle inaugure un changement radical de société en ce
qu’elle révèle et rend désormais visible la sauvagerie cachée dans l’âme humaine. Ce serait dès lors
deux bornes qu’il faudrait dégager, moments où la bête se libère, où la civilisation s’effondre, entre
lesquelles le XIXe siècle se serait écrit : la Révolution et l’Affaire Dreyfus constitueraient ainsi les
moments majeurs de l’histoire selon Mirbeau.
Il faut maintenant engager une lecture plus fine des romans et voir comment s’indexe, dans
la narration, une histoire morale du temps, par le biais, notamment, de l’insertion de faits
d’actualité.

Une actualité diffuse

Ce n’est cependant pas si simple, le premier roman que signe Mirbeau étant précisément un
roman de mœurs contemporaines, selon une désignation alors presque galvaudée : c'est sur la vie
mondaine de la Troisième République que se détachent les viveurs de « la bande à Mintié » sans
accroche particulière, sinon, dans la carrière du peintre Lirat, quelques dates d'exposition15 qui
indexent l’histoire de l’art de ces années-là. Si les événements de la vie politique, artistique et
littéraire servent ainsi d’indices pour signer une époque de façon générale, comparablement aux
romans des Goncourt notamment16, ils n’en restent pas moins fort discrets dans la trilogie dite
autobiographique, lorsqu’ils s’imposent progressivement dans les romans du tournant de siècle
autour de l’affaire Dreyfus et de ses suites. C’est sans doute, pour citer Marc Angenot, que « le
développement de la grande presse (quotidienne et périodique) a engendré un objet d'intérêt
universel, unitaire et factice, l'Actualité et son complément, l'Opinion publique [...]. ‘Tout le monde’
doit posséder un savoir élémentaire sur le Général Boulanger (son cheval noir et sa barbe blonde),
sur Jules Ferry, sur Prado (l'assassin de cocottes), sur le « Drame de Meyerling », sur Buffalo-Bill
et sur l'épidémie d'influenza17 ». Il y a donc, si l’on peut dire, une forme d’actualité de l’actualité à
compter de la Troisième République, portée bien sûr par l’instauration du suffrage universel
masculin. Gabriel Tarde, dans L'Opinion et la Foule (1901), sera un des premiers à mettre en
lumière « cette sensation de l'actualité qui est si étrange et dont la passion croissante est une des
caractéristiques les plus nettes de la vie civilisée18».

13 OR, III, p. 811.


14 OR, III, p. 786-787.
15 Ainsi trouve-t-on une référence à une exposition libre (OR, I, p. 180) qui désigne sans doute la première exposition
des impressionnistes en 1874.
16 Voir notre article « Les Goncourt : l’histoire silencieuse », dans le numéro de la Revue Europe consacré aux
Goncourt (nov.-déc. 2015, sous la dir. de Jean-Louis Cabanès, p. 48-61), ainsi que notre introduction au volume
Les Goncourt historiens (É. Reverzy et Nicolas Bourguinat, Les Goncourt historiens, Strasbourg, PUS, 2017).
17 Marc Angenot, 1889, un état du discours social, chap. 28.
18 Gabriel Tarde, L’Opinion et la foule, Paris, Félix Alcan, « Bibliothèque de philosophie contemporaine », 1901, p. 4.

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C’est certainement aussi que l’actualité devient alors pour l’écrivain trop pressante pour
demeurer à l’arrière-plan de ses romans. De ces manifestations de l’actualité, plusieurs signaux
doivent être relevés. Le premier d’entre eux est la présence du journal, ou plutôt des journaux, dans
la trame narrative : soit que le récit fasse allusion au journal que lit un personnage, par manière d’en
indiquer l’orientation idéologique (exemple La Libre parole dans les mains de Joseph et de
Brossette ; l’un des patrons de Célestine lui propose de lire Fin de siècle, Le Rigolo, Les Petites
femmes de Paris19), ou le milieu intellectuel et social (M. Lanlaire lit Le Petit journal, comme les
mariniers de Dans le ciel qui fréquentent l’auberge de X.), pour compléter donc l’étiquette du
personnage (selon l’expression de Philippe Hamon) ; soit qu’il représente un personnage lisant le
journal, ce qui ne manque pas, pour ces récits publiés dans la presse, de créer un effet de miroir dont
l’écrivain peut jouer (comme un repoussoir par exemple : aucun des journaux où écrit Mirbeau n’est
ainsi prêté aux personnages, qui ne lisent que de la « mauvaise » presse) ; soit encore que le récit
imite le journal et notamment reprenne ses grandes rubriques, telle la chronique de la vie mondaine
(constamment parodiée dans Les Vingt et un jours d’un neurasthénique et déjà dans certains
chapitres du Journal d’une femme de chambre, tel le chapitre X, qui relate le dîner chez les
Charrigaud), le fait divers (l’assassinat de la petite Claire, puis le cambriolage des Lanlaire dans Le
Journal, le récit du crime de Jean-Jules-Joseph Lagoffin dans Les Vingt et un jours 20, le viol et le
meurtre de la petite Radicet dans Dingo21), insère des chansons et autres bouts-rimés (à plusieurs
reprises dans La 628-E822) ou imite ses pratiques, notamment celle du name dropping qui est une
constante dans Les Vingt et un jours et les récits ultérieurs, l’actualité ou l’histoire des trente
dernières années deviennent omniprésents : le texte est littéralement saturé par l’actualité – sous la
forme d’événements ou de figures qui l’incarnent, hommes politiques, écrivains à succès, peintres –
et il est également rempli d’allusions à ce support d’actualité qu’est le journal (Le Matin,
L’Autorité, Le Petit Parisien, Le Journal, L’Auto complètent la liste des titres précités).
C’est bien souvent l’énumération sous forme de listes de noms propres ou des blocs de
textes saturés de références à des faits ou des personnes supposés connus du lecteur, qui s’impose,
d’une œuvre à l’autre, comme une sorte de modèle d’écriture qui parodie parfois la liste de la
chronique mondaine. Prenons-en quelques rapides exemples empruntés, donc, à des œuvres
diverses. Dans La 628-E8 à propos de l'empereur d'Allemagne et de son goût pour la France, ce
passage que j'extrais du chapitre VII :
Mais, quand il est en croisière, dès qu'un yatch français est signalé quelque part...
c'est plus fort que lui... il faut qu'il l'aborde... qu'il y invite, y soit invité... Mon cher, s'il
avait rencontré, dans ses promenades marines, Gallay et la Merelli... je crois, ma
parole d'honneur, qu'il fût allé leur faire sa cour !... Ah  ! que ne ferait-il point pour
dîner, à l'Élysée, entre la barbiche de M. Millies-Lacroix et la large face luisante de M.
Ruau  ? … […] Je suis sûr que M. Étienne lâcherait avec enthousiasme son Gambetta,
le prince de Rohan, son duc d'Orléans, pour notre Guillaume... Et M. Massenet, M.
Saint-Saëns, et tous ? 23…

Sont ici mêlés personnages politiques et artistes, de plus ou moins grande renommée, dans une
cacophonie qui rappelle la liste de la chronique du Bois de Boulogne ou de telle soirée de première,
où le nivellement énumératif et les rapprochements plus ou moins congrus sont parmi les figures
19 OR, II, p. 553.
20 OR, III, p. 133-135.
21 OR, III, p. 694 et sq.
22 OR, III, p. 352, p. 399. Ou encore « 'Fromages, mirages...' dirait Jean Dolent » (OR, III, p. 472). Pour l’emploi des
micro-formes journalistiques, voir le numéro d’Études françaises dirigé par Guillaume Pinson et Marie-Ève
Thérenty, leur introduction, et en particulier l’article de Marie-Ève Thérenty « Vies drôles et “scalps de puce” : des
microformes dans les quotidiens à la Belle Époque » (Études françaises, vol. 44, 2008, Microrécits médiatiques.
Les formes brèves du journal, entre médiations et fiction, Presses de l'Université de Montréal, 2010).
23 OR, III, p. 538-539.

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obligées de la mondanité24. Un ministre qui se déclare « solidaire de tous les cabinets » peut ainsi
affirmer son attachement à « Waldeck, Méline, Ribot, Dupuy, Millerand ou Deroulède25 », ce qui
renvoie, certes, à des hommes politiques contemporains, mais avant tout à un comportement actuel
qui a nom opportunisme – et dont le romancier veut qu'il soit la marque de fabrique de la Troisième
République. Mais est-ce alors vraiment un effet d'actualité que vise l'écrivain ? On peut s'interroger.
Cet effet est à l'évidence plus net lorsque tel ou tel événement est inséré dans la narration, toujours
sous forme d'allusion et très souvent dans la bouche d'un bavard fantoche : le lecteur entend ainsi
nommer un président (Loubet, par exemple), évoquer « le fameux procès de la Société des
métaux26 » (mai 1890), Fachoda (décembre 1899), la loi Piot 27 (1900), les élections académiques28,
Lazare Carnot29, le débarquement de Dreyfus30, ou tel épisode en marge de l'Affaire (le 11 février
1899 à Rouen, dans le récit de voyage31, comme avant dans Le Jardin des supplices l'évocation de la
poursuite de M. Grimaux dans les rues de Nantes32), la création de tel rôle ou de telle pièce (ainsi
Vieil Heidelberg33 de Wilhem Meyer-Foerster, créé en 1906), telle exécution publique... Autant
d'accroches destinées à poser un horizon d'époque, une époque qui n'est pas racontée, mais indexée
à partir d'indices, souvent lestés d'un fort coefficient idéologique. La façon dont ces
« chronosèmes34 » sont disposés à l'intérieur de la narration (dans les listes précitées ou dans de
simples allusions) est toujours parlante et vient appuyer le discours du narrateur. Elle sert donc la
pensée de l'œuvre, dans la mesure où name dropping et écriture allusive participent à désigner
l'époque immédiatement contemporaine en même temps que les cibles de l'auteur – cibles connues
par sa production journalistique. Ce qui, bien entendu, ne peut qu'accentuer l'impression, chez le
lecteur de romans-journaux, de romans où les pratiques du journal et les « discours du journal 35 »
circulent d'un support à l'autre.
Le plus frappant est cependant sans doute quand l’actualité demeure silencieuse et comme
absentée, à telle enseigne qu’un développement est alors frappé d’illisibilité en l’absence
d’indication hors texte. C’est le cas du chapitre XIII des Vingt et un jours, où sont fournies au
lecteur des bribes d’une correspondance adressée de Russie par un certain Ulrich Barrière (dont le
lecteur n’a jamais entendu parler) au narrateur, puis du récit d’un acteur russe de passage à X. Seule
la connaissance du contexte (la venue du tsar Alexandre III à Paris) et de l’opposition que suscita sa
visite permet d’interpréter ce collage d’extraits de lettres et de confidences. C’est de même à
l’enquête à laquelle s’est soumis Zola auprès du Dr Toulouse que fait allusion Triceps36, ce qui
renvoie le lecteur à 1896 et au bruit que fit alors la publication de la fameuse enquête du jeune
aliéniste. Dans La 628-E8, l’évocation des pogromes et des massacres de Juifs en Russie n’est
indexée que par la mention : « c’était au tout début de la Révolution37 », sans plus de précision et

24 Voir encore à propos des Jardies, propriété de Balzac, ce qui m'était pas prévu, c'était que « M. Rouvier, M. Étienne,
M. Thomson, M. Joseph Reinach, célébreraient un culte, et que ce culte ne serait pas celui de Balzac, mais celui de
Gambetta » (OR, III, p. 567). Ou : « Je compte sur toi... Tu verras Lancereaux, Pozzi, Bouchard, Robin,
Dumontpallier... tu les verras tous » (OR, III, p. 40).
25 OR, III, p. 59-60.
26 OR, III, p. 62.
27 OR, III, p. 195.
28 OR, III, p. 557 (Barrès), p. 751 (le prince de Monaco, le prince Roland Bonaparte).
29 OR, III, p. 392.
30 OR, II, p. 665.
31 OR, III, p. 554.
32 OR, II, p. 170.
33 OR, III, p. 555.
34 J’emprunte le mot à Marie-Ève Thérenty dans Mosaïques. Être écrivain entre presse et roman (1829-1836), Paris,
Champion, 2003, p. 444.
35 Voir à ce propos, de Corinne Saminadayar-Perrin, Les Discours du journal. Rhétorique et médias au XIX e siècle
(1836-1885), Saint-Étienne, Publications de l'Université de Saint-Étienne, 2007. Les analyses du chapitre intitulé
« Déclarations foraines », qui convoquent surtout le corpus vallésien, pourraient fort bien s'appliquer à Mirbeau.
36 Dans Les Vingt et un jours, OR, III, p. 210.
37 OR, III, p. 404.

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sans que cette actualité immédiatement contemporaine de la rédaction (1905) résonne davantage
dans la narration.
C’est ce qui conduit à relever un second point : l’actualité est par nature périssable et son
insertion dans le texte ou les allusions qui la déterminent confèrent au texte un statut hybride, pris
entre le modèle du journal et celui de la littérature. Comme le note le narrateur des Vingt et un jours
à propos du scandale de Panama, « cette vieille affaire n’intéresse plus, ne passionne plus
personne...38 ». C’est bien le risque encouru par une œuvre trop enracinée dans l’actualité. Le choix
de la forme du journal intime est, à mon sens, interprétable par rapport à ce modèle journalistique et
à ce risque d’obsolescence, ce qui est souligné par la dédicace au journaliste Jules Huret et à ses
enquêtes littéraires et sociales39 (Le Journal d’une femme de chambre) ; celui du récit de cure d’un
narrateur dont la profession est justement le journalisme, plus clairement encore ; l’adoption de la
forme viatique dans La 628-E8 contribue enfin à resserrer ces liens et, partant, les confusions entre
ces deux patrons d’écriture – dont le traitement de l’actualité me paraît être la clef. Ce qui contribue
au démembrement de la forme romanesque, dont on a beaucoup parlé au sujet de Mirbeau, serait ce
poids grandissant du temps présent qui impose en quelque sorte à la narration de se faire chronique,
une chronique à la fois fictive et vraie (à l’exemple de la rencontre d’Émile Ollivier dans un wagon,
au chapitre VIII du livre de 1901), ou reportage (les déplacements sur le terrain d’un reporter-
interviewer qui se rend aussi bien dans les Pyrénées, en Bretagne, avant de franchir les frontières
vers l’Europe du nord ou de s’embarquer pour la Chine, ou l’immersion de la femme de chambre
dans la vie bourgeoise à Paris et en province constituant la trame de tous les récits à compter du
Jardin des supplices).

Quand l’actualité devient l’histoire et vice versa

Mais, finalement, qu’est ce que l’actuel ? Comment distinguer l’actualité de l’histoire


récente notamment ? Mirbeau ne cesse en effet d’interroger les frontières entre l’actuel et
l’historique, pratiquant volontiers une sorte de floutage entre ce qui relève du temps présent et ce
qui s’est passé durant les trente années précédentes. Ainsi d’Émile Ollivier, qui, encore évoqué dans
Les Vingt et un jours, est pourtant resté dans l’histoire comme le ministre rallié à l’Empire, dont il
promut la politique libérale à la fin du règne de Napoléon III, et qui, en 1901, est donc d’une très
incertaine actualité. Si son fils estima son père attaqué et demanda réparation à l’écrivain, c’était
qu’il jugeait qu’il avait attenté à la mémoire de l’homme d’État, et non à l’homme d’État lui-même.
Ainsi en va-t-il également du général Boulanger, dont Célestine se souvient avec émotion pour
regretter qu’il ne soit plus là. Ainsi encore du gambettisme attaqué dans l’après-coup romanesque
du Jardin des supplices et encore dans le récit de cure, comme s’il s’agissait d’une cible à abattre.
Ce serait supposer que les événements qui se sont produits depuis la fin du Second Empire ont
conservé, aux yeux de l’écrivain, leur actualité et que les responsables des crimes de la guerre de 70
et de la Commune, ou les auteurs des concussions et pots de vin de la Troisième République,
doivent être inlassablement ré-évoqués, sans pour autant que les Georges Leygues, Loubet et autres
Arthur Meyer soient négligés. Il n’y aurait pas prescription, en quelque sorte. Les faits seraient
soumis à une forme de psittacisme qui les rendrait têtus, comme dit le commun, et demeureraient
donc toujours actuels. L’idée d’une « histoire vivante d’aujourd’hui40 », employée dans la dédicace
à Ferdinand Charron, pourrait désigner cet état d’une actualité persistante. Mais là où l’épître
dédicatoire du récit viatique valorise cette histoire d’aujourd’hui, du côté de la vie contre le passé,
force est parfois de noter que, quand l’actualité demeure, c’est le temps qui s’arrête. Ainsi, dans le
village où est né le narrateur de La 628-E8, « on ne peut pas dire que les gens y soient morts… car

38 OR, III, p. 128.


39 Nous l’avons montré ailleurs et nous permettons de renvoyer à notre article : « Célestine reporter », Les Paradoxes
d'Octave Mirbeau, Marie Bat, Pierre Glaudes et Émilie Sermadiras dir., Paris, Garnier, 2017 (à paraître).
40 OR, III, p. 285.

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les fils, ce sont les pères41 ».
Les effets de superposition de temporalités sont à ce titre notables. Dans une énumération
ainsi, accrochée à propos de la ville de Bréda, on rencontre « Gavarni et Guys, Stevens et Grévin,
les Lances de Vélasquez, les chansons de Nadaud », c’est-à-dire « une certaine qualité d’esprit
Second Empire, “Ah ! c’était le temps où...” et Villemessant et Dinochau et Carjat 42 », où l’on
semble inviter à chercher l’intrus (que fait ici Vélasquez ?) et traquer ce qui demeure actuel
(Stevens, Grévin) et ce qui ne l’est plus (la gaieté Second Empire et les noms qui lui sont associés,
ou encore le nom du restaurateur de Dinochau, qui fit faillite durant le Siège de Paris et qu’Henri
Villemessant – qui lui racheta son fonds de commerce – nommait le Restaurateur des lettres, ou
encore celui de Gustave Nadaud, auteur d’innombrables chansons et découvreur de l’Internationale
d’Eugène Pottier...). En réalité, tous ces noms forment un réseau cohérent à partir du toponyme
Breda, qu’il s’agisse du tableau de Vélasquez qui s’intitule en fait Les Lances de Breda et
représente l’issue du siège de la ville en 1624-1625, ou des peintres des lorettes (Guys, Gavarni), en
passant par Dinochau situé à l’angle de la rue de Bréda et de la rue Navarin, et racheté par
Villemessant, patron du Figaro, dont l’orientation boulevardière est connue, ou encore des chansons
de Nadaud. C’est donc à partir du lieu que s’étoilent des chronosèmes divers, pour certains
métonymiques et métaphoriques (ce qu’est une fille de la rue Bréda, le patron d’un journal où l’on
fait volontiers la chronique du demi-monde).
On peut ainsi supposer que Mirbeau vise un lecteur de sa génération – qui sait encore qui est
Villemessant ou Gavarni et n’a pas tout à fait oublié Carjat, et auquel une lorette dit encore quelque
chose. Le roman-journal produit alors l’impression que le narrateur nous repasse de vieux films
d'actualités. Il propose en effet au lecteur la représentation de faits ou de personnes qui ne semblent
pas devenus de l'histoire, bien qu'ils appartiennent objectivement au passé, et sont pris dans une
sorte de quotidien qui dure. C’est parier sur une mémoire commune, une sorte de patrimoine
d’actualité que les lecteurs du tournant de siècle auraient en partage. C’est établir de la sorte une
connivence qui rappelle, bien sûr, l’esprit boulevardier des feuilles du tournant de siècle, et signer
une époque, en s’en tenant à des indices propres à la vie culturelle et mondaine. Et là, le lecteur est
bien confronté à une histoire contemporaine à hauteur de journal, fragmentée, déconstruite, sans
hiérarchie, et pourtant cohérente et signifiante.
L’autre versant de cette historiographie de l’actualité est plus sombre. L’actualité y gagne
une profondeur qui tient à sa durée et qui inscrit une éternité de la faute – une faute toujours actuelle
et qui ne s’efface pas. On verrait alors comme le maintien d’une conception chrétienne du temps,
celle du Christ en croix et de l’éternité de son supplice, les grands crimes contemporains ne cessant
en somme de le réactiver. La géhenne du Jardin des supplices, qui répond symétriquement aux
tortures commises par les Européens sur les peuples qu’ils colonisent et par la justice et l’armée
françaises qui enferment un innocent à Cayenne, dit ainsi la durée d’un présent qui s’étire à l’infini
et peut-être se répète43. Mirbeau peint l’humanité contemporaine comme désespérément enfermée
dans un temps actuel et sans issue. Seule la nature, et son temps cyclique (celui des saisons, des
plantes, des bêtes, du retour de la nuit et du matin), peut l’arracher à cette actualité arrêtée, mais elle
peut aussi, la fable chinoise le démontre, s’allier aux tortionnaires.

Si, comme l’écrit Marie-Ève Thérenty, « l’écriture du présent fait […] du journaliste le

41 OR, III, p. 514.


42 « Bréda – dont le nom évoque […], une excellente race de pondeuses, une race aussi, sinon de cocottes, du moins
de lorettes, Gavarni et Guys, Stevens et Grévin, les Lances de Vélasquez, les chansons de Nadaux, une certaine
qualité d’esprit, de gaieté Second Empire, ‘Ah ! c’était le temps où...’, et Villemessant et Dinochau et Carjat –
Bréda est une ville tout à fait quelconque [...] » (OR, III, p. 424).
43 De même, le chien Dingo forçant un cerf devient une métaphore de la « pacification » menée par la France en ses
possessions d’Afrique ou d’Asie : « Des gestes violents, des gestes crispés. On dirait un massacre, un pillage, le
sac d’une ville conquise, tant tous ces bruits, toutes ces voix, tous ces gestes ont un caractère de sauvagerie,
d’exaltation homicide. » (OR, III, p. 846).

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premier historiographe de la société, le premier décrypteur sans recul de l’Histoire », partant le
« témoin » et « l’archiviste44 », la position de romancier-journaliste, qui est celle d’un auteur comme
Mirbeau à l’égal de bien d’autres45, le voit combiner le surplomb propre au romancier et à
l’historien et l’actualisme dans lequel est pris le journaliste. C’est de cette tension qu’est traversée,
il me semble, une œuvre qu’il convient de lire à la fois comme une série de fables exemplaires et
comme de l’« histoire contemporaine », hantée parfois par des fantômes vieux de trente ans et des
faits qui ne passent pas. C’est reformuler, bien sûr, cette hybridité caractéristique des récits fin de
siècle, mais en soulignant la singularité de Mirbeau dans le traitement du temps. À l’évidence
Mirbeau n’est ni Lorrain, ni Rachilde, ni Champsaur, pour citer quelques romanciers journalistes
contemporains ; le panorama du XIXe siècle que ses romans proposent demeure à bien des titres
fidèle à la manière balzacienne ; surtout sa poétique de l’histoire qui articule vision par-dessus et
immersion dans un flux d’actualités dés-hiérarchisées, vise l’exemplarité, comme le prouvent les
reprises des deux grands récits du tournant de siècle aux fins d’y faire entendre l’actualité
dreyfusienne46. L’homo fabulator et le journaliste marchent alors ensemble.
Éléonore REVERZY
Université de Paris 3-Sorbonne nouvelle

44 Marie-Ève Thérenty, La Littérature au quotidien. Poétiques journalistiques au XIX e siècle, Paris, Le Seuil,
« Poétique », 2007, p. 107.
45 Voir à ce propos, de Marie-Françoise Melmoux-Montaubin, L’Écrivain-journaliste au XIXe siècle : un mutant des
Lettres, Saint-Étienne, Éditions des Cahiers intempestifs, « Lieux littéraires », 2003.
46 Pierre Michel note ainsi que Mirbeau réoriente ses deux romans de 1899 et 1900 « en les rattachant directement à
l’actualité » dreyfusienne (« L'opinion publique face à l'Affaire d'après Octave Mirbeau », Littérature et nation, n°
consacré aux « Représentations de l’affaire Dreyfus dans la presse en France et à l’étranger. Actes du colloque de
Saint-Cyr-sur-Loire (novembre 1994) », Hors série, p. 151.

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