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Université de Panthéon Sorbonne

Diplôme d’études approfondies en Philosophie

L’unité de la vie

Recherches sur
La tentation de l’absolu
En littérature

À partir de l’œuvre de Baudelaire, Nietzsche,


Camus, Tagore , Proust et Le Clézio

Mémoire sous la direction de M. Michel Haar


Présenté par Noé Peyre

Session de juin 1998


Nul de vous n’a l’honneur
d’avoir une vie qui soit à lui.
Ma vie est la votre, votre vie est
la mienne, vous vivez ce que je
vis ; la destinée est une. Prenez
donc ce miroir et regardez-vous
y. On se plaint quelquefois des
écrivains qui disent moi.
Parlez-nous de nous, leur crie-t-
on. Hélas ! quand je vous parle
de moi, je vous parle de vous.
Comment ne le sentez-vous
pas ? Ah ! insensé, qui crois
que je ne suis pas toi !

Victor Hugo
Préface des Contemplations

2
Introduction
Un peu plus, un peu moins, tout homme est
suspendu aux récits, aux romans, qui lui révèlent la
vérité multiple de la vie. Seuls ces récits lus parfois
dans les transes, le situent devant le destin.

Bataille, Le bleu du ciel

De la souplesse des limites entre littéraire et philosophie.

Qui dira le réel ? Pourquoi la littérature pourrait-elle nous en dire plus long sur la vie
que la philosophie ? Moins de médiations, moins de retenue - de la licence poétique aux
expériences surréalistes - ; alors que la philosophie est toute de circonspection et de pensée seconde.
Réflexion sur la pensée, sur nos représentations du monde, sur la conscience de toutes les opérations
de la conscience : la subtilité de la philosophie semble aller de pair avec une prise de distance, un
recul à l’égard de l’objet. Des préceptes tels que « aller aux choses mêmes », se rapprocher du
concret, du réel, « ne jamais omettre l’existant », « il s’agit à présent de le transformer » prouvent
par la négative, par la défense et la mise en garde, la tendance de la pensée à s’éloigner de la res, à
mesure même qu’elle affirme l’aborder. Mais cette distinction des pensées et des « choses » est
elle-même sujette à caution. Sans idée, verriez-vous la moindre chose ? Les réflexions de Bergson
sont à cet égard d’une profondeur déroutante.

Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs; ce sont aussi nos propres états
d'âme qui se dérobent à nous dans ce qu'ils ont d'intime, de personnel, d'originalement
vécu. Quand nous éprouvons de l'amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux
ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les
mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose
d'absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens.
Mais le plus souvent nous n'apercevons de notre état d'âme que son déploiement
extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le
langage a pu noter une fois pour toutes parce qu'il est à peu près le même, dans les
mêmes conditions pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu,
l'individualité nous échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités et des
symboles...
Nous vivons dans une zone mitoyenne entre les choses et nous, extérieurement
aux choses, extérieurement aussi à nous-mêmes. 1

Pour la conscience commune, la démarche qui vise à problématiser des évidences et à


élucider des nœuds indissolubles aura toujours l’air de fuir les choses de la vie. De fait, celui qui a
le courage de plonger au cœur d’une eau froide disparaît aux yeux des hommes restés sur ses bords.
Aller de l’avant, c’est donner l’impression de fuir ceux qui ne se déplacent pas.
Pourquoi ce besoin de dire l’être ? Comme s’il ne suffisait pas, comme s’il se
débordait, l’être semble se déborder en logos en son sein, en ce lieu limite qu’est l’humain. Mais de

1 EDIC, 11
telles formulations présentent trop aisément les choses, dans la clarté sans symbole de la
métaphysique, comme s’il était sûr que nous puissions en dire le fin mot tout simplement, avec
assurance. Dire l’inexprimable, ce qui, précisément, ne se dit pas, c’est la seule chose qui soit
vraiment intéressante, et c’est la seule chose qui est impossible. D’où l’importance infinie de la
suggestion. Les théories littéraires butent sur ce point d’arrêt — ce point d’Archimède — le « je ne
sais quoi ». Mais nous ne pouvons accepter les aises du non-dire, nous ne voulons, en tout cas, nous
en contenter. La condamnation de l’écriture dans le Phèdre n’a pas détourné Platon de composer ce
chef-d’œuvre. Les poètes mystiques ne disent autre chose que l’impossibilité de parler du
Namenlose, du sans-nom, de leur joie insolite et muette. Nouveaux essais pour le dépasser, le
dissiper.
Le texte de Bergson, dont la prose limpide semble parfois jouer avec le silence, nous
introduit dans le domaine de l’art. C’est un constat de l’inadéquation à soi, qui est la condition
même de la vie sociale, apparente. « Il fallait vivre et la vie exigeait que nous appréhendions les
choses dans le rapport qu’elles ont avec nos besoins. Vivre consiste à agir. » La réalité ne nous
apparaît donc qu’au travers d’une « simplification pratique », voulue par la vie elle-même. Bergson
reprend la métaphore classique du « voile » qui « s’interpose entre la nature et nous, que dis-je ?
entre nous et notre propre conscience, » mais donne à cette antique théorie de Maya un éclairage
particulièrement novateur et instructif. Sans pathos, avec un brin d’humour plutôt, une acceptation
sereine et amusée, le philosophe entre dans le silence de son regard pour voir s’estomper le voile
invisible qui rend le monde apte à notre insertion. Il s’agit seulement d’un certaine manière de voir,
d’entendre, de savourer toute sensation, et d’attendre, avec un silence intransitif — et non plus
écouter, regarder, chercher, attendre quelque chose de précis. Car la réalité n'est pas précise au sens
où notre action la requiert. Et pourtant, le monde de l’action n’est pas une « illusion », pour
Bergson, le monde des apparences n’est aucunement mensonger. Il est seulement autre, plus pauvre
peut-être, moins profond, moins surprenant, puisque nous n’y trouvons pas grand chose d’autre que
ce que nous y mettons, — assurément moins beau. Plus pauvre parce que « l’individualité des êtres
nous échappe » ; moins beau parce que les mots et les attitudes que nous employons pour signifier
cette émotion sont déjà engoncés dans la platitude des noms communs, anémiés par des siècles
d’histoire, indispensables par ailleurs à leur sens. Pas de condamnation du monde phénoménal, pas
de dieu trompeur, pas de salvation à attendre, pas de perdition, non ; tout au plus une déperdition.
Ce passage extraordinaire tiré du Rire, où il expose le travail des artistes, qui
s’ingénient à nous faire voir ce qu’il ont vu, ainsi les poètes esquisse la recherche de la réalité
perdue, et enfin la durée retrouvée.

Par des arrangements rythmés de mots qui arrivent ainsi à… s’animer d’une vie
originale, ils nous disent, ou plutôt ils nous suggèrent, des choses que le langage n'était
pas fait pour exprimer. D’autres creusent plus profondément encore. Sous Ces joies et
ces tristesses qui peuvent à la rigueur se traduire en paroles, ils saisiront quelque chose,
qui n'a plus rien le commun - avec la parole, certains rythmes de vie et de respiration qui
sont plus intérieurs à l'homme que ses sentiments les plus intérieurs, étant la loi vivante,
variable avec chaque personne, de sa dispersion ou de son exaltation, de ses regrets ou
de ses espérances. En dégageant, en accentuant cette musique, ils l'imposeront à notre
attention, ils feront que nous nous y insérerons involontairement nous-mêmes, comme
des passants qui entrent dans une danse. Et par là ils nous amèneront à ébranler aussi,
tout au fond de nous, quelque chose qui attendait le moment de vibrer. — Ainsi, qu'il
soit peinture, sculpture, poésie ou musique, l'art n'a d'autre objet, que d'écarter les
symboles pratiquement utiles, les généralités conventionnellement et socialement
acceptées, enfin tout ce qui masque la réalité, pour nous mettre face à face avec la réalité
même.

4
Affirmer ainsi que « L'art n'est sûrement qu'une vision plus directe de la réalité, » c’est,
malgré la différence de mots, poser le sujet comme nous entendons le faire. Car par « tentation de
l’absolu », il faut comprendre cette vocation à dire le réel, et cette pulsion d’imprimer un verbe dans
le silence du monde ; et cette « unité de la vie, » c’est la réalité ainsi découverte, notre âme enfin
ouverte à « la mouvante originalité des choses, » qui n’est manifestement pas quelque chose de mort
ou de fractionné.
C’est ainsi que nous entreprenons dans un cadre bien modeste une recherche sur la
question la plus essentielle, la plus difficile à éviter et à débusquer, la dernière question avant un
silence de plénitude, celle que se pose toute l’humanité, la plus souvent sans le savoir, lorsqu’elle
regarde son visage assez longtemps dans un des miroirs de la terre ou de l’esprit.

« L’opposition littérature - philosophie, rien n’exige qu’elle soit


résolue ; qu’elle soit jugée permanente et toujours neuve nous
donne l’assurance que la sclérose des mots ne se referme pas sur
nous comme une calotte de glace. » 2

Pourquoi parler de la littérature ? Parce que c’est un des lieux où la parole peut aller
jusqu’au bout de soi mieux qu’ailleurs, où elle peut dépasser ses fonctions apparentes, où elle se
peut briser, et déchirer dans sa chute maint voile de l’être et de l’humain. Le reste est de peu
d’importance. C’est donc en ce sens que je veux employer « littérature » : lettres jetées à la face du
monde, jetées avec plus de force que n’en peuvent supporter les frêles vocables qui sont nos bibelots
domestiques. Gestes où ils trouvent leur divine sauvagerie, leur incompréhensible nudité. « Nous
pouvons retrouver, écrit Merleau-Ponty, la stupeur du premier témoin de la première parole. » 3

Parler de littérature, c’est aussi parler d’amour. Avec des mots simples, humains, que chacun
entend. Refus d’une philosophie qui ne s’adresse pas aux hommes. Amour, parce que c’est là, de
manière privilégiée, de manière suprême, là que le moi pressent son exaltation et son abolition, son
dépassement dans l’autre, la valeur inconditionnelle du toi, l’incomplétude foncière d’un moi sans
un autre moi. Nous aurions pu parler de la représentation de l’amour dans la poésie, de celle de
Dieu, de la mort, de la sagesse, de la nature, du rire et de l’oubli, de l’extase ou de l’illusion  ; mais
voilà, c’est vie qui a emporté la lutte muette pour l’éclosion à la surface des eaux de la parole.
Quelle justification « rationnelle » ? Elle engagerait toute l’histoire du monde. « L’homme est
absolument dépendant de toutes les forces cosmiques, de leur répartition, de leur mouvement. » 4

Nous aussi, lecteurs, et si une chose est à comprendre ici, c’est cela. « On est un
fragment de fatalité » Ces paroles semblent d’un mystique, mais quelle est la portée des catégories,
des distinguo, des étiquettes dont notre pensée est encombrée, face à l’ampleur du monde ? La
nature n’est elle pas assez immense pour qu’on soit loin d’en voir les bornes, dans le temps et
l’espace et dans la beauté ? Notre moi n’est-il pas suffisamment ardu à connaître pour qu’un
mystère soit inscrit au cœur du monde, une énigme vivante. Mais pourquoi parler de vie ? « Ce
qu’on attribue communément à l’esprit me paraît composer l’essence de la vie organique . » J’aurais
5

envie, si cela n’a pas été fait, de poser cette correction de la plus célèbre formule de notre pensée :
cogito, ergo vivo. Écrire les Méditations vitales. Mais à quoi bon démontrer l’existence de ce dont
nul ne peut douter ? On ne montre que des paradoxes, et voici celui-là, qui en vaut bien un autre :
qu’il existe un lien entre tout ce qui vit, et que tel est l’objet central de la littérature.
Tout écrit est littérature, dans le fond, dans la place où il n’est pas censé être. Il est
potentiellement littéraire par un décalage dans la lecture, écart laissé à la discrétion, l’inventivité du
lisant. Mais est proprement littéraire l’écrit qui contient en son germe l’amorce de cet écart —
l’esquisse de la brèche dont il s’agit ici de parler.
2 Italo Calvino, Littérature et philosophie, fr. in La machine littéraire, Seuil, 1984
3 PM 61
4 Vol. de P. I, 256 ; «  man ist ein Stück Fatum »
5 VP I, 262

5
Brèche au sein d’un être quelconque, ouvert soudain sur un tout qui, du coup, ne l’est
plus. Il suffit de sept lieues de mer, remarque Baudelaire, pour conférer invinciblement à l’homme
la sensation d’infini. Quelque ver, telle phrase, parfois, au détour d’aucune lecture, soudain, surgit
6

et résonne, tranchant la prose relative de toute jouissance contenue, déchire la paupière, embrase
l’œil, surgit et suggère des merveilles qui ne se diront jamais.
Il suffit d’une douzaine de sons pour qu’une musique surgisse de la mélopée monotone
des paroles, du silence distendu d’une idée en suspens pour que toutes pensées palissent ;
miraculeux dépouillement. Formidable mise en relief. A quoi bon parler d’art si l’on ne traite pas
de son extase ? Je ne veux pas ajouter au monde la banalité prétentieuse d’une prose médiocre (eût-
elle la morgue de se clamer vraie, l’alibi de se ranger sous l’oriflamme Philosophie, le prétexte
d’être « intéressante »), pas aligner de vains mots pour presque aucun lisant presque prostitué, ni
invoquer en vain le Nom du Nom, tirer du néant paradigmatique de débiles syntagmes scolastiques,
preuves peut-être bien de son inexistence. Arracher à d’altiers piliers des cathédrales panthéistes
une sève livide, une chair laminée, qui, anonyme, dormira dans d’absurdes caveaux humains,
couverte de glyphes périssables, après une brève saillie dans la conscience de trois ou quatre
intellectuels, pourquoi ? Propos indécents, impertinents stricto sensu, intempestifs ; style déplacé,
u-topique, fragmentaire, en un monde d’ordre et de tradition ; fatigue déjà d’une certaine clarté
française dont les mérites sont par ailleurs respectables ; sentiment de la vanité de la glose
universitaire, audace de le dire, anacoluthe en tous points. Nihilisme et décadence outrancière :
procédé naïf, somme toute, de provocation — afin d’appeler par une ébauche de suicide une
renaissance, — faire signe à un afflux de vie et de sang de futur de vie et de pensée neuve de force
de sagesse neuve de sève de lumière et de beauté inouïe d’abîmes de vie. Ce qui est faisable est
mort, déjà dépossédé de l’élan qui, seul, justifie l’existence d’un livre. Appeau pour Phénix. Éclat
de l’écrit ; que ces mots sautent à la gueule de tout homme, et le fasse défaillir de splendeur, ou
qu’ils meurent de honte d’être si faibles ; qu’ils se jettent aux seins et à la chair de chaque femme et
la fassent frémir de joie — du moins, d’un espoir de cette splendeur, et des prémices de cette joie.
Mes vers, écrit avec rage Maïakovsky, allez mourir en soldats ! Je dis à mes mots : n’ayez pas la
morgue de vous croire supérieurs par cela que nul ne vous entend, mais ayez la prétention de
l’absolu, la soif de ce que vous n’atteindrez jamais, et soyez fiers de tenter l’impossible. Tentation
divine, en abyme… vers « le gouffre d’en haut », selon l’expression vertigineuse de Théophile
Gautier.

Pour apporter légitimité à notre projet, nous pourrions invoquer des démarches
similaires et inspiratrices, telles celle de René Schaerer, ou celle de Pierre Macherey, sans parler de
l'œuvre si importante de Gaston Bachelard. Le premier, dans Philosophie et fiction, décrit une
marche, où la fonction coïncide avec la fin. Les deux grands genres évoqués par le titre sont deux
voies, deux allures bien distinctes, " elles utilisent des procédés différents et justifient des attitudes
différentes. Et pourtant, … un certain degré de profondeur, je ne saurais distinguer ce que je dois à
l'une et à l'autre." Nous pensons aussi aux superbes études de Jean-Pierre Richard, et notamment
celles de Poésie et profondeur, portant sur Nerval, Baudelaire, Verlaine et Rimbaud. Tétragraphie
dont nous nous sommes inspirés, ne serait-ce que pour l’attribution titulaire synthétique. Nous
pouvions rapporter comment il exhume et fait chatoyer la poésie du devenir chez Rimbaud, car à
plusieurs reprises, il s’agit d’une analyse de ce que nous entendons par « tentation de l’absolu ».
Ainsi, lorsqu’il décrit comment le poète « poursuit, dans l’univers du nombre, du temps et de la
différence, la même tentative d’expression totale qui avait culminé dans l’expérience unifiante de
l’éternel. » Voilà, tout est dit, nous venons trop tard dans un monde trop pieux : si nous voulions
7

dire l’absolu, c’est déjà fait, mais — c’est impossible, par là seulement survit le discours. Alors le
dire n’a plus qu’à chanter… et surtout pas à démontrer, argumenter, à moins que vous n’ayez
6 Mon cœur mis à nu, 45
7 P&P 220

6
l’agilité exotique de nous charmer par là. Mais non, des tours d’adresse aussi nous sommes un peu
las, et si nous avons le plaisir de les apercevoir parfois sur les places des villes, nous en mettons
aussi peu que possible dans nos jeux. Ars Nostra. Voilà la place, la fascination, la nostalgie du
poète que ressent le penseur : il chante, lui. Et la beauté est aisée, calme d’une sûreté de soi et du
monde que n’atteint pas l’investigation. Volupté, calme dans la mouvance. A la fin de Matinée
d’Ivresse, Rimbaud encore chante :

Nous savons donner notre vie tout entière tous les jours

Voilà ce qu’est pour nous écrire, voilà un absolu humain, voilà une existence qui se
déchire avec joie, voilà une exigence simple et suprême, voilà. Avec plus d’humour, non moins de
gravité, Marcel Arland écrivait : « je vous souhaite de vivre chaque jour au moins une heure. »
Retardant quelques instants de nous donner tout entiers au démon de la poésie, encore quelques
mots pour écarter de très bonnes choses. Dans A quoi pense la littérature ? P. Macherey traite
directement du rapport entre pensée et littérature, au travers d’un corpus multiple, de Mme de Staël
à Céline, en passant par Hugo, Bataille ou Flaubert. Jeux de symétries, justifications historiques,
internes, — plaisir du jeu. Ce livre est très riche, qu’on le lise, si on le veut. Ici seront livrées en
gerbes pensées et beautés, dans une nonchalance qui espère épouser celle de la nature. Tout est
inchoatif, suggestion, non pas digression, puisque la voie suivie est immobile et invisible, et que
tout « détour » en fait partie. On pense aux théories du maître du genre, Laurence Sterne. 8

Digressions, incontestably, are the sunshine; they


are the life, the soul of reading; take them out of
this book for instance, you might as well take the
book along with them, — one cold eternal winter
would reign in every page… (I 22)

Mais ici, comme ailleurs meurt jusqu’à la mort, dans les pages livides de Thomas
l’obscur, on s’écartera aussi, sans bouger, de la digression. Il y aura succession de paysages, de
point de vue que nous espérons, tels qu’ils sont, proposant aspects d’une perspective sur la totalité
non totale, oreille aperta sur un indicible bavard, tact du monde par un fragment polychrome de sa
chair. Succession qui aura pour seul regret de n’être pas simultanée.
Car voilà notre monde : consciences in(dé)chiffrables qui parcourent la surface des
ondes, sillonnent la chair du monde, et finissent par s’apercevoir que tout cela est… — chacun s’en
rendra bien compte par soi-même. Rien à faire, rien à dire : cela me semble un point de départ
assez « sain. » A défaut d’homophone. Ensuite, tracer, imaginer, bâtir, oser des ponts.
Positions 1 Affirmation de la vie
Voici quelque fulgurance des Inactuelles d’un Schopenhauerien :

Il est certain que tous nous avons des liens et des affinités qui nous lient au
saint, tout comme une parenté d’esprit nous unit à l'artiste et au philosophe.
Il y a des moments et en quelque sorte des étincelles du feu le plus vif et le
plus aimant à la clarté desquels nous ne comprenons plus le mot « moi »; il
y a au-delà de notre être quelque chose qui, en de pareils moments, devient
un ici-bas, et c'est pourquoi, du fond de notre cœur, nous désirons qu’il soit
construit des ponts entre ici et là-bas.9

8 Tristram Shandy, XL
9 CI III, Π321

7
On parle à présent d’art comme on vénérait la religion, hormis l’absence de vénération.
Et pourtant, même les plus antireligieux devraient comprendre ce qu’il y a d’essentiel dans le
« projet » de la religion, de vital dans la démarche d’un homme qui, d’une façon ou de bien
d’autres, se tourne vers un dieu ; car alors il devient autre, et tous les méfaits des religions sont
indices de sa puissance, de son danger, — indices de puissance. L’homme qui rejette tout absolu
exclut une dimension fondamentale de l’humanité : la démesure. Et sa vie s’étiolera d’autant. Elle
sera « mesurée » à souhait, elle ne dépassera aucune limite, sa raison pondérée, son bon sens rassis,
comme on dit si bien, — mais selon quels critères, selon quel arbitraire de la logique, c’est ce dont
il ne faut pas s’enquérir trop loin… Car la solidité de l’intelligence est une merveille en son
domaine, cependant, face à l’immensité du temps et de la nature, elle est bien fragile, toute
attendrissante d’enfantine fragilité, avec son assurance joviale à courte vue d’ensemble.
La nature a besoin du saint, du saint dont le moi
s’est entièrement fondu, dont la vie de souffrance a
cessé d’être ressentie comme individuelle, pour se
confondre, dans un même sentiment de communion,
de compassion et de sympathie, avec tout ce qui est
vivant. 10

Plus tard, on ne trouvera pas sous la plume de Nietzsche les mêmes éloges d’une figure
si fortement teintée de la sensibilité de son Maître Schopenhauer, mais il semble qu’une telle
description psychologique, ekstatique, se conserve dans l’élaboration du surhumain, jusqu’à la fin
(l’Antéchrist), après des métamorphoses et des épures de la charge de religiosité non personnelle,
non pensée.
Mais toujours demeure une affirmation de la vie et de son dépassement, qui semble soit
un leitmotive, soit une sorte de refrain : ligne de fond d’une pensée qui se pose délibérément du côté
de la joie, d’une vie ferme et pleine, du mouvement. Dire, par exemple, que ce qui manque le plus
au style, c’est de vivre, que le « cul-de-plomb » est le vrai péché contre l’esprit, encourager le
11

corps et l’esprit à danser, louer la sagesse du corps, et le rire, ce sont autant de façons d’exalter la
vie et d’en faire apparaître l’importance.

Pourquoi broder sur ce qui exclut le commentaire  ? Un texte expliqué


n’est plus un texte. On vit avec une idée, on ne la désarticule pas  ; on
lutte avec elle, on n’en décrit pas les étapes. L’histoire de la
philosophie est la négation de la philosophie. 12

Une des critiques qu’on serait le mieux autorisé à adresser à ces recherches, (mais qui
croit à la valeur d’une « critique ») c’est un manque d’unité, une dispersion. En effet, elles partirent
avec des visées largement trop amples pour ce type de travail, et abandonnant peu à peu la solution
de la monographie qui eût été plus académique, elles s’avancèrent dans des directions multiples,
sous forme d’études inchoatives, d’ébauches. Elles suivirent une pente, « facile » mais aussi
périlleuse, scabreuse (au sens premier d’abrupt) : récusant jusque dans la disposition les préjugés
d’unité du psychisme et les clivages traditionnels des lettres, elles osèrent des sentes aisées par leur
agrément, ardues par leur tension et complexité. Pente qui mène vers une profondeur et une
hauteur, voire, chemin qui ne mène nulle part — un Grec nous dit que le chemin qui monte n’est

10 ibid.
11 CM, § 1-45, P. 22
12 Cioran, De l’inconvénient d’être né ,IX, 177. Il écrit plus loin (193) : « Le Paradis était l’endroit où l’on
savait tout et où l’on n’expliquait rien. L’univers d’avant le péché, d’avant le commentaire… » Provocation mise à
part, il ne semble pas absurde de croire que la vanité de la glose est plus grande encore quand il s’agit de littérature
que de philosophie ; or, si l’une et l’autre sont si proches…

8
autre que celui qui descend — mais l’enrichissement est dans l’allure. Le gain est dans les
paysages, et le plaisir de la marche. D’où la tentation de cette honnêteté qui, curieusement, n’est
pas tolérée : la tentation de l’anthologie.
Les textes rencontrés, en effet, sont si nombreux, si explicites, si beaux, si implicites
aussi, et surtout si frappants, qu’il nous a paru que les gloses étaient par avance médiocres, les notes
mesquines, les objections déplacées, les conclusions prétentieuses. D’où cette autre méthodologie
négative : pas de thèse, pas d’arguments. Car il n’y a rien à démontrer. Rien à expliquer. Si la vie
est bien ce qu’elle me semble être, pourquoi devrai-je défendre cette idée ? Si l’art est
essentiellement manifestation de la vie, eh bien, c’est clair, qu’ajouterait mon discours à cette
vérité ? Mais si la clarté n’est pas là, si elle n’est pas même désirable, ce serait alors une imposture
que de la mimer et de « faire semblant » en matières si importantes.

Qu’est-ce qui nous force à admettre une opposition radicale entre le « vrai » et le
« faux » ? Ne suffit-il pas d’admettre des degrés dans l’apparence, des nuances.... 13

Comment continuer de bonne foi des exposés qui sauvent les apparences de la
discursivité, de l’antique et franche logique, dans son cortège de naïve théologie ? Si cela n’a
qu’une simple chance d’être « vrai », lâche est celui que le doute sain de l’esprit libre cesse de
tarauder. Mais c’est encore risquer une condamnation que de dire lâche ou bête quiconque. Juger.
Jouer la comédie d’un jeu intellectuel, ombre de toile arachnéenne, ponctuée de mots savants pour
masquer l’abîme de notre ignorance. Puéril « mensonge pédant de la séparation des âges », que
fustige Nietzsche. Et encore, puérilité aussi que de blâmer. Il l’a vu, il l’a dit : détourner le regard,
non pas même, éblouir ses ennemis, Affirmer l’affirmation, ne pas même nier la négation.
Éternel Oui de l’être
Éternellement je suis ton oui
« Extatique, et source ultime du dithyrambe, est l’instant de dépossession (minuit, midi)
où le singulier peut souhaiter l’union avec l’être universel, fut-elle mortelle comme le saut
d’Empédocle, où il peut se désirer repris dans la profondeur abyssale. » Nul amant de la 14

profondeur (et tout aussi de la surface, qui est son déploiement) n’est à même d’omettre ce dieu
qu’il vit de nommer avec son seul mot. Son pauvre mot qui est sa vie. Tout s’achève en
biographie. Puis, quoique moins sûrement, en cosmographie. Puis, tout graphe ôté du glyphe de
l’être, en cosmos. Enfin dans ce néant. Et pourtant, tout cela est mental, image, rien ne le garantit,
rien ne prouve, et comme Wittgenstein invite à penser que le monde a commencé il y a cinq
minutes, pensez un instant que tout est autre que l’on ne peut s’empêcher de le croire. Tout serait
cependant tel. Si la souffrance dans le monde était moindre, l’homme serait bien plus douillet, et
souffrirait autant ; si les fardeaux étaient plus terribles, la vie plus lourde à porter, les moindres
éclaircies seraient pleines de joie, on aurait peut-être plus de bonheur encore. Nivellement absolu
du vivre, nivellement des mondes possibles. Réponse niant et confirmant Leibnitz : ce monde est le
meilleur, mais il est aussi le plus mauvais, car subjectivement, on peut conjecturer que tout univers
serait perçu d’une manière dans le fond comparable. De toute manière, ces spéculations n’ont
aucun autre intérêt que de percevoir sous un éclairage spécial, insolite, notre condition présente,
concrète. Notre vie dans son illusion la plus globale et la plus stable ; d’où irruption du littéraire,
qui ouvre sur des mondes insoupçonnés, relativise le nôtre, et rend en définitive à la vie son absolu,
sa suprématie. Car pas d’histoire sans vie, et pas de vie sans ses corollaires, ses « maux », ses
« biens », tout ce qui la sert et tout ce qui la menace, ce qui la renforce et ce qui la délite… La vie
porte son évidence ; elle se soutient de sa moindre joie ; elle est encore vitalité dans la souffrance.
13 HTH I 34
14 DD, introduction de M. Haar, p. 20 ; plus loin : « Son lyrisme dithyrambique célèbre l’envol de son âme dans
le soleil. Il invoque le ciel comme le grand autre, l’unique partenaire de sa solitude, avec le sentiment heureux de sa
propre évanescence (une goutte de rosée sur le point de s’évaporer). »

9
On pense aux huit vers de Lou Salomé que Nietzsche a mis en musique, Prière à la vie : 15

Pour sûr, c’est ainsi qu’un ami aime un ami,


La façon dont je t’aime, ô vie énigmatique !
Qu’en toi je me sois réjouie ou qu’en toi j’aie pleuré,
Que tu m’aies donné peines ou doux délices,
Je t’aime toujours avec toute ta joie et ta douleur
Et si tu dois un jour me détruire,
Je m’arracherai de ton étreinte
Comme un ami de la poitrine de son ami.
Quel miracle prouverait que le miracle est impossible ? Et quelle avidité voudrait une
autre merveille que le monde ? Quoi d’autre que ce monde, avec son ciel, sa terre, qui donc l’aurait
« épuisée » ? C’est l’ambivalence qu’expriment, par exemple, les mots anglais Sky et Heaven. —
Azur, dit un poète dont l’existence même est incertaine, azur, nuages, soleil et pluie, combien je
vous aime et vous admire, et vous, vents indomptables, artistes invisibles, quels chef-d’œuvre ! je
suis frappé que les hommes n’aient pas été assez sensibles à l’inépuisable beauté de notre ciel pour
s’épargner le besoin d’en créer un autre. Mais après tout, la grandeur de l’homme consiste sans
doute à n’être jamais satisfait de ce qu’il a. C’est aussi, bien sûr, la cause de son malheur.
Ici, dans l’interstice ambigu du littéraire, ce qui est nommé vie doit être considéré aussi
comme l’espace d’intensité et de dialogue qui s’élabore entre l’écrivain et le lecteur. Cela est vie,
ressentie, diluée ou condensée le plus souvent, exposée, déployée. Par la disposition du champ, et la
dynamique de la réception (telle que l'a théorisée Jauss), une vie particulière s’ouvre dans « l’espace
littéraire. » Ce dernier, aussi multiples puissent être les voix qui le parcourent, est toutefois unifié
par le pacte implicite du monde des lettres. Une vie éclatée, par cela seul qu’on la dit et qu’on la
saisit de l’extérieur, devient une vie une. Ici encore, comme dans tout écrit théorique, reste la trace
d’une vie, réelle, autant que toutes les ombres vivantes. J’affirme et je nuance l’onirisme foncier du
monde : il est irréel, mais il est indubitable et vrai, car on y vit. Il échappe à la connaissance, mais
nous n’éviterons jamais la force du vivre.

Positions 2 présentation d’un projet

La possibilité pour une fiction de devenir une


expérience révélatrice hante toute notre littérature
moderne.
Maurice Blanchot.

Ainsi nous affirmons et inaugurons une structure organique, souple, consciemment


contingente, qui tient autant à la disposition des livres parsemés dans le monde, des amis rencontrés,
parlant de leurs amours, des amours traversées, taisant le reste, d’un azur vainqueur ou vaincu, d’un
rayon de quelque bibliothèque où l’on trouve des trésors qu’on ne cherchait pas… Tout cela n’est-il
pas aussi légitime, aussi nécessaire que la disposition planificatrice d’un cerveau dogmatique ?
Après des années de plans et d’écrits de Procuste où l’on apprend à dire ce qu’on ignore et à taire ce
qu’on n’a pas le temps de dire, n’y a-t-il pas lieu de jeter tout ce qui peut l’être ? Je pourrais parler
de cette découverte de Nietzsche : toute grande philosophie fut toujours la confession
(Selbstbekenntniß) et les mémoires involontaires (ungewollt) de son auteur ; et en la matière, la
source de tout l‘édifice est une volonté morale, dont la connaissance níest que l'instrument
(Werkzeug). Et sans doute en va-t-il de même dans la „petite philosophie“ ; comme celle-ci, et
16

15 Gebet an das Leben, 1882 


16 PDB&M § 6

10
pourquoi ne pas l‘assumer ? Tout instinct aspire à dominer (jeder Trieb ist herrschüchtig) et donc
à ... philosopher. Les savants de tous ordres peuvent avoir des intérêts étrangers à leur étude, mais
chez le philosophe, il n‘y a rien du tout qui soit Unpersönnliches ; et donc, tout est révélateur de la
hiérarchie de ses instincts.
C‘est sans doute le cas pour nous, compagons amants de l‘amour de la sagesse! Alors,
pas de masque, pas d‘excuse, pas de confort. Alors, philosophe, dis-nous ton secret, sans que nous
ayons à te l‘arracher — surtout, ne le déforme pas en le cachant. Mais c‘est un plaisir de voiler, un
presque aussi grand que de dévoiler, — du reste la vie ne fait pas autre chose. Alors voilons, mais
ne taisons pas, et disons au plus extrême, pour que ce qu‘il reste de tû soit aussi ténu et exact que
possible. Je laisse parler un frère de pensée, René Daumal, qui disait ainsi, dans un projet où l‘on
ne saurait séparer le poétique de tous les autres aspects de l‘existence :
A partir de ma vie, de mes actions, je veux m'élever
jusqu'à une attitude unique, la dernière réalité de
moi-même, pour en redescendre ensuite vers ce
monde surmonté, mais non détruit, et le saisir dans
son unité. 17

Littérature, moyen d’aller au-delà et de rester là. D’ailleurs, si le lieu est catégorie de la
représentation, il n’y a pas de « mouvement » proprement dit, il y a seulement dynamique de la vie.
Souplesse : pudeur de penseurs effarouchés mise à part, qui a peur de l’absolu. Voici un nouveau
scepticisme, que je propose et lance à la face du monde : douter impitoyablement de la suprématie
de toute idole qui n’est pas une face de l’absolu, un trope de sa plénitude, une écaille de son Œil
total. Douter avec un sourire narquois de toute valeur qui ne se rattache pas à la source sans rivage,
au débordement indicible, précis comme un concept de mécanique gravitationnelle, explosif comme
un orgasme depuis toujours désiré, impromptu comme la forme du prochain nuage que vous verrez,
imposant comme la somme de toutes les intelligences possibles. Fort comme la plus forte des
musiques. Lorsque nulle note ne saurait être modifiée. Je ne souhaite parler d’autre chose que de
plénitude. Tout cela est paraphrase de plénitude. La vie y est contenue, dans la plus puissante et la
plus maîtrisée de ses audaces ; là, vision de son essence, goût, tact, de l’essence de son être, plus
qu’être. Effleurer la vie dans son essence : credo annexe d’un humaniste indéfectible, qui aima la
terre, Elisée Reclus. Noble vague dans l’océan anonyme de la pensée et de l’action.
Critique probable : il y a trop d’imprécision dans les distinctions et de souplesse dans les
catégories. Par exemple, nous parlons tantôt de la poésie, puis du roman, enfin du théâtre, au lieu
de nous cantonner à l’étude des vertus spécifiques d’un genre donné, ce qui serait plus exact. Plus
étroit. Je pense aux Essais sur le Roman, de Michel Butor, collection d’articles passionnants.
Gloser ses analyses ? non, voilà de quoi donner envie de le lire à qui possède la flamme virtuelle de
cet apport, sinon rien ne sert…
La poésie romanesque est donc ce par
l’intermédiaire de quoi la réalité dans son ensemble
peut prendre conscience d’elle-même pour se
critiquer et se transformer. 18

Que dire d’autre sur l’essence, la téléologie artistique du roman ? Depuis des siècles que
la pensée s’applique à faire apparaître la relativité des concepts de l’entendement, à heurter les
antinomies, à ébranler les savoirs dont l’époque passée était fière, à se moquer en honorant, à
prouver le contraire de ce qui fut prouvé, quel découragement ne précède pas toute velléité de jeter
dans les flots du devenir cosmique quelques pages noircillées ? ! « Chaque fois que je pense à
l’essentiel, je crois l’entrevoir dans le silence ou l’explosion, dans la stupeur ou le cri. Jamais dans
la parole. » Et moins encore dans un mémoire universitaire. Or, je n’ai rien d’autre que
19

17 EA 133 La révolte et l'ironie, III L'abnégation, la conscience.


18 E/R « Roman et poésie », p. 47
19 DIEN 200

11
l’essentiel. Même si j’ignore ce qu’il est, il m’est assez fort pour écarter le reste, ou plutôt pour
l’entraîner dans sa ronde tragiquement belle. Rien d’autre à dire, à plus forte raison. Bouddha a
parlé, Iéshoua a parlé, Socrate a parlé, et tous ceux qu’il vous plaira de porter au pinacle, quel œil
lucide aura la folie de parler ? — vous avez sans doute de belles choses à ajouter, vous qui écrivez.
D’ailleurs, sachez bien, ambitieux, que du moment que vous prenez la plume, vous vous barrez
l’accès aux sommets, vous réduisez dangereusement vos chances d’être pris pour des dieux sur
terre. Plus modestes, que voulez-vous faire ? Mener une vie inutile et médiocre ? « L’homme a dit
ce qu’il avait à dire. Il devrait se reposer maintenant. Il n’y consent pas, et bien qu’il soit au stade
de survivant, il s’agite… » Voilà. Quoi dire ? Et d’abord pourquoi dire ? Quant à la
20

monographie, refus catégorique. Sinon quoi ? Devenir un spécialiste de tel ? J’ai le choix, la liste
est longue : Héraclite, Empédocle, Platon, Aristote, Plotin, Leibnitz, Spinoza, Hegel, Schopenhauer,
Nietzsche, Feuerbach, Bergson, Gadamer, Merleau-Ponty, pour dresser une liste contingente, non
exhaustive, et personnelle de ceux qui pourraient devenir les proies de mon activité, et les
prodromes de ma servitude intellectuelle. Qui du reste n’a pas tant d’importance. Il est
compréhensible que tant d’hommes se désintéressent de leur sort, et s’y abandonnent, qu’il y
oublient leur vie, car ils se sentent si près de la mort… si fragiles, si peu justifiés. le reste est
peu de chose. Perdre l’espoir. Puis, certitude en quelque sorte, s’il en faut. « Ce que l’homme,
empêtré de toutes parts dans le fini, cherche sous ce rapport, c’est la région d’une vérité plus haute
et plus substantielle, dans laquelle toutes les oppositions et contradictions du fini trouvent leur
solution ultime, et la liberté, sa pleine satisfaction. » 21

Sur les cendres des concepts danse une vie plus fraîche, dans des aurores qui n’ont pas
encore lui.
Libéré d’une illusoire liberté, malgré les aises d’une autre, l’auteur regarde derrière les
apparences de profondeur qu’a osé l’esprit des hommes, et regarde cette autre profondeur, qui est à
la surface, qui est cette surface même, qui est la manifestation sans décalage, immanence absolue et
belle à pleurer, qui englobe et dépasse tout le reste.

Il n’est pas même en question de « découvrir » l’origine de l’art ; plus important est le
mouvement rétrograde qui reconduit de l’œuvre à l’homme. Plus exactement, le processus
indissociable qui unit créateur et création. Cette solidarité est un truisme, en un sens, mais elle est
le phénomène fondamental de cette question.

Contre l'art des œuvres d'art. — L'art doit avant tout embellir la vie... L'homme qui sent en
lui un excédent de ces forces qui embellissent, cachent, réinterprètent, finira par chercher à
décharger de cet excédent par l'œuvre d'art...  22

Le plus important des arts ne se trouve pas dans ce qu’on a coutume de nommer ainsi.
Il est précisément dans ce qu’on nomme vie. « L’art » au sens restreint où on l’entend, n’en est
qu’un cas particulier, un symptôme. Ces paroles sont confirmées par d’autres comme celles-ci :
« nous voulons être les poètes de notre vie, et cela d'abord dans les plus petites choses
quotidiennes. » Aussi, il s’agit de mettre ici sa vie en jeu autant qu’on en est capable, sinon qu’on
23

jette ce livre qui n’en est pas un, qu’on aille marcher dans la pluie et le soleil, qu’on embrasse les
inconnus que la vie nous livrera, qu’on chante et qu’on fasse l’expérience d’être pris pour un sage
ou un fou. On aura plus appris qu’au fil de quelques pages livides et désespérées de plénitude
20 DIEN 203 (Au passage, c’est un peu absurde de mettre des notes à ce type de propos. Du genre  : comme dit
Kant, « pensez par vous-mêmes ! », ou bien : Oscar Wilde disait d’ailleurs qu’il n’y a rien de plus stupide qu’une
citation. Mise à plat du discours, servilité de l’explication dépassionnée. On se penche froidement sur des textes qui
brûlent et vomissent les tièdes, ceux-là mêmes qui les vénèrent.
21 Esth, I, 134
22 HTH II, 174
23 GS, § 299

12
entrevue.

Toutes les espèces d’ivresse ont puissance d’art […] L’essentiel dans l’ivresse, c’est le sentiment
de la force accrue et de la plénitude. Sous l’empire de ce sentiment, on donne aux choses, on les
force à prendre de nous, on les violente — on appelle ce processus : idéaliser.24

Positions 3 Préambule à la tentation de l’absolu


Est relative toute connaissance symbolique par concepts préexistants qui va du
fixe au mouvant, mais non pas la connaissance intuitive qui s'installe dans le mouvant et
adopte la vie même des choses. Cette intuition atteint un absolu. 25

L’absolu ici entrevu, projeté, souhaité, imaginé, est mouvant, incertain, dynamique :
c’est la vie, imprévisible, qui a l’idée saugrenue de produire des êtres qui veulent plus que ce qui
est. Rien d’étrange à ce que l’on pense qu’un dieu a fait ce monde, quand on goûte la violence
incompréhensible qui habite les humains, la violence du désir, de l’amour, de la création, de la
douleur même. Il y a transcendance dans la puissance du désir ; nul besoin de chercher plus loin la
source des dieux. Et aucune raison valable de repousser la dimension « métaphysique » de
l’existence humaine, c’est une poésie qui peut séduire et calmer comme une autre. Ses détracteurs
ne veulent-ils pas énerver l’homme, le pousser à bout pour sonder ses ressources ultimes, pour
fouetter le sang de son âme et voir enfin de nouveaux dieux gicler dans la poussière du monde ?
Tout cela est l’histoire, la culture, l’homme ; qu’une interprétation matérialiste soit
« vraie » autant qu’elle voudra, elle ne sera que matériellement « vraie », ce qui est une belle
contradiction in adverbo. Elle est utile, elle est savante, généreuse, — plate. Le « réel », au sens
qu’on s’ingénie bassement à donner à ce mot, est une invention assez terne ; ne voulez-vous pas un
Réel superbe et vivant ? Un réel qui se meuve, vous enchante, vous saisisse à la gorge, vous caresse
et fasse éclater les bornes de votre illusion ? Car le thème, il en est un, est d’examiner comment
quelques vivants se vouèrent à dire l’impossible, avec l’aval ou non de leur vouloir, à dire plus
quelque indicible, en voulant parler de la vie, qu’une intrigue quelconque, du fait même qu’elle
n’est qu’un fragment de la vie. S’il faut une thèse, la voici, provisoire : l’art, et la littérature en
particulier, est l’expression de l’homme se tendant vers l’absolu.
Par absolu, vous pouvez entendre ce que vous voulez, du moment que cela dépasse toute
tentative de formulation exacte. Je parle de ce qui est plus intérieur en nous que nous-mêmes, plus
essentiel que l’essence, plus beau que la splendeur, plus vrai que la vérité, plus vaste que notre
pauvre idée de l’infini. C’est aussi une éternité plus intense que toute l’épaisseur de tous les temps,
c’est plus puissant que toute force, la flamme de tous les soleils, plus humble qu’un grain de
poussière. Je parle de la racine de tous les énoncés, l’origine de tous les paradoxes, le substrat de
tout ce qui est contradictoire, la scission de tout ce qui est un. C’est encore le mouvement de tout ce
qui est mort, la destruction de tout ce qui est, la négation de tout ce qu’on en dit, l’affirmation
absolue de tout ce qui existe, l’absence de distinction entre ce qui est et ce qui n’est pas ; c’est
l’évidence absurde, c’est, en un mot, la réalité.
Mais face à la démesure d’un tel concept limite, de ce concept éclaté, de cet
Inimaginable, il est obvie qu’aucun vocable ne convient. Nul nom ne le nomme. Et c’est avec une
certaine maladresse sans doute que toutes les religions ont tenté d’y apposer le sceau d’un nom
unique. Mais quel être fini n’est pas pris au dépourvu face à Cela ? ce mot est d’ailleurs celui que
choisirent bon nombres de sages hindous pour le désigner. Tat. Humilité vertigineuse de ce dieu
24 Œ II 995, Le Crépuscule des idoles, § 8
25 Bergson, P&M 216

13
métaphysique qui est le prédicat évanescent de la « formule suprême » qu’exhume Schopenhauer
des Upanishads  comme point final et premier de toute morale : Tat twam asi, Tu es Cela. Cette
26

réalité, je la nomme vie, car la res est encore chose, et rien ne nous prouve que cela existe, tandis
que vie, nous en sommes sûrs et terriblement sûrs, nous avons la tragique certitude de vivre. Dans
la brise de la joie et dans les déserts de la douleur, cela seul demeure : des sensations, des pensées,
des contenus et des affections de la conscience ou du corps, tous les éléments fugitifs et pourtant
indubitables de notre vie. Je pose cette thèse provisoire pour la réforme de la philosophie, que le
dernier concept de la métaphysique possible est celui de vie, et qu’il représente le stade nécessaire
d’un dépassement significatif de toutes les illusions des modes de pensées de notre histoire
occidentale, qui ne sont, si vous permettez, sans doute autre chose que l’enfance de l’humanité.
Quant à l’unité de la vie, nous pensons pouvoir l’étudier sous trois aspects : l’unité de
ce qui est « vivant » et de ce qui semble ne pas l’être, le sentiment d’une unité des vivants les uns
avec les autres, et le lien qui s’établit au travers des œuvres d’art entre des hommes, parties
différentes du monde de la vie. Unie, la vie doit l’être au sens où le style peut l’être. Notre vie est
d’abord unie par le corps, l’hérédité ; ensuite, on considère que nos souvenirs nous unifient, puis
notre idée de nous-mêmes, mais tout cela est plus concrétion qu’unité. L’harmonie entre les parties
diverses de notre corps, de notre activité et de ce que nous nommons notre âme, est le résultat d’un
travail d’autant plus difficile qu’il doit allier maîtrise et spontanéité.
Lorsque nous parlons d’unité, nous sommes bien conscients d’interpréter le monde,
d’idéaliser, de simplifier. Mais critiquer cette audace naïve n’est pas nouveau : Berkeley reprochait
déjà à Locke de considérer cette idée comme innée et évidente. L’immatérialiste va plus avant
27

dans le scepticisme que l’empiriste. Mais nous maintenons cette création de l’esprit humain, cette
fiction, car la tension qui découle de son emploi est fructueuse, puissante. Nous la proférons au
nom de l’ivresse, essence de l’art, de l’amour, de la vie. Du moins, une des manières de gloser cette
essence insaisissable.
Aucune unité n’est donnée au départ à une conscience intellectuelle adulte, qui est juste
au stade opposé : l’individuation y est extrême, et les frontières du moi paraissent aussi claires
qu’inamovibles. La vie de l’enfant ou celle de l’animal, pour autant qu’on en puisse juger, ne
semble pas aussi bien délimitée — et qu’en est-il de la vie des plantes ? C’est bien une variété
extraordinaire, une hétérogénéité luxuriante qui se donne comme l’apanage de la vie, et non quelque
mystérieuse unité, qu’on n’observe nulle part. Mais, dirait quelque Socrate inquiet, pourquoi
désignez-vous des choses si différentes par un seul mot ?
Qu’y trouve-t-on de commun, et en quoi cela est assez fort pour justifier le mépris de
dissemblances si radicales et si visibles. Je vis, nous vivons, nous parlons de chien vivant et de lion
mort, fleur fanée, pousse vive, etc. Entre tous ces vocables, quelle folie simplificatrice nous permet
de regrouper des manifestations si étrangères ? Les animaux ne sont-ils pas des automates, et les
végétaux moins encore ? Nous autres modernes, n’avons plus un concept d’âme comme celui des
Anciens, qui pouvait rassembler la pensée, l’animal et la plante, comme le fait Aristote. Différentes
âmes, bien sûr, mais toutes sont psychè, toutes « entéléchies de corps organisés ayant la vie en
puissance » Sur ces concepts, ces tentatives ardues de définir le vivant, il y a certes bien des
28

choses intéressantes à dire, chez les Grecs, mais surtout chez les nouveaux physiologues, de Bichat à
Canguilhem ou François Jacob ; mais nous laissons de côté ici toute dimension biologique de la vie.
Nous n’envisageons que son aspect « irréfutable », son aspect subjectif. Si notre méthode
s'accommodait d’une plus grande rigueur dans la méthode et le vocabulaire, nous dirions volontiers
qu’il s’agit d’une « approche phénoménologique ». Plus précisément, on essaierait d’élaborer une
phénoménologie de l’art et de la vie, qui étudie leur corrélation la plus intime et dégage quels
enseignements peuvent surgir de leur confrontation. Nous aimerions nous approcher du projet
26 En particulier Briharandyaka Up.
27 Principles § 13
28 De Anima, II 4

14
énoncé au seuil de sa Poétique de la rêverie par Bachelard : « vivre l’intentionnalité poétique ».
L’apparaître du beau comme être. La donation des essences singulières à travers l’expérience
esthétique. Et en particulier cette essence fluide et première pour nous : la vie. Comme ce
philosophe a pris loisir de rêver avec les écrivains les éléments ou l’espace, nous voudrions rêver un
moment avec eux le sentiment de la vie qui se dégage de leurs œuvres.
On peut voir là une marche inspirée par la convergence de nombre de déclarations des
écrivains eux-mêmes (d’où un intérêt particulier pour les écrits « théoriques » des artistes, pour
leurs essais d’ars poetica), telle celle-ci, de Blaise Cendrars :

Je ne trempe pas ma plume dans un encrier, mais dans la vie.

Positions 4 Question du moi, de son absurde et de sa vie

Il y a des moments et en quelque sorte des étincelles


du feu le plus vif et le plus aimant à la clarté
desquels nous ne comprenons plus le mot « moi » 29

Au sein de toutes ces recherches se trouve le problème vital, seul, premier, de


l’existence et du statut du moi. Car dans la collusion indissoluble de l’objectif et du subjectif qui
caractérise la nature même de la vie , il y a Fait et évidence du moi, irrémissible comme évidence et
30

contingent comme fait, d’un moi qui est pour chacun l’absolu, la base, l’origine obscure, mais aussi
la source de la clarté, the fluctuating spotlight of consciousness selon l’expression de E. R. Dodds 31

sans lequel rien n’est donné.

De la vaporisation et de la centralisation du Moi.


Tout est là.32

Voici une manière aussi décisive que problématique de poser la question de la saisie du
moi par la conscience, dans une perspective qui n’évacue pas la question de l’absolu mais refuse
toute solution de facilité. Une démarche absolument individuelle et qui parvient aux limites de tout
procédé.

Malgré cette évidence, je persiste à penser ceci (autrement, je n'aurais qu'à devenir fou
ou me tuer, car auprès d'une pareille certitude la vie, la mort, la raison, la démence sont
vraiment sans aucune importance) : ce sentiment de l'irréparable est le plus haut degré de
certitude que puisse atteindre l'esprit humain comme tel ; il n'est pas la certitude
absolue.33

Il apparaît qu’au plus haut degré de l’intensité du regard, le doute n’est pas tranché, les
questions ne trouvent pas leur « réponse », mais il y a besoin de penser d’une certaine manière,
d’interpréter ce qui s’est vécu, de manière à ce que la « vie » se survive et n’éclate point. On
retrouve un tel ton, mais poussé à l’extrême par la force de la fiction dans une nouvelle comme

29 CI III, Œ 321 (La répétition est la base de l’enseignement.)


30 Maine de Biran présente avec une profondeur inégalable ce paradoxe qu’il nomme « effort », d’une volonté
pré-consciente qui rencontre une résistance créée par son déploiement même  ; la vie se dégage de ce double
engendrement dont on ne peut retirer aucun des termes. (Mémoire sur la décomposition de la pensée, II)
31 Entretiens sur les sources de Plotin
32 Baudelaire, Mon cœur mis à nu, 16
33 EA 54, L’asphyxie et l’évidence absurde.

15
L’écriture du dieu, où, après avoir entrevu la plus absolue des visions possibles, le narrateur se
désolidarise totalement de « sa » destinée, de ce corps mutilé au fond d’une cellule, qui ne lui
appartient pas spécialement plus que tout autre fragment de l’univers et du temps. Mais en même
temps, cette conscience se trouve « alors » engagée dans tous les processus, toutes les existences,
tous les drames du monde. Il n’y a pas d’autre libération que cette participation totale, cette
adhésion infinie au détails du tout. L’un appelle cela « connaissance de la nécessité », l’autre amor
fati, Borgès, suivant une vieille tradition juive, l’Aleph, chacun y va de son nom, et chacun apporte
sa coloration unique et nouvelle à la gigantesque litanie interprétative de la vie. Il serait bien sûr
réducteur de la limiter au domaine du langage, car il n’y a pas que la parole qui donne sa version
des faits ; toute attitude, tout geste, — toute vie est interprétation. Mais si la vie est un processus
qui consiste à s’affirmer et à s’interpréter, la seule évidence est l’absurde circularité de ce jeu ; sans
doute, c’est le lot de tout absolu d’être « ab-surde » étant donné que le sens est pour nous indexé à
des contenus relatifs. Le tout ne peut être « significatif », car il devrait alors renvoyer à autre chose.
C’est en cela que la poésie mystique va plus loin que la théologie, en cela que la littérature peut
parfois être plus révélatrice que la philosophie : les premiers n’ont pas peur de poser ce qui
semblerait contradictoire aux autres. L’inféodation à l’idée que l’homme s’est fait de la logique a
servi une forme de vie au détriment des autres. La vie sociale réduit naturellement la propension de
l’homme à une vie supérieure, tout en en fournissant les moyens, — à contrecœur. La vie
intellectuelle ne fait pas mieux : en dissipant la pensée vers un éclatement indéfini et vain de
savoirs, elle détourne l’homme des non-questions les plus profondes, elle le désintéresse de l’esprit.
Car ce dernier, dans son extrême nudité, est peu attrayant pour les hommes cultivés, comme le soleil
ne semble pas retenir l’attention, alors qu’il est cause de toute vision sur terre, mais aussi de toute
génération. Mais poursuivons l’interprétation de Daumal :
Dans cette expérience, je me suis placé dans de telles conditions de pensée que
mon esprit d'homme individuel prend conscience de la contradiction qui lui est inhérente
et qui, se résolvant, le conduit nécessairement à sa perte. Mais, parce que ces conditions
ont été établies accidentellement, et non par un effort conscient de libération, cette
dissolution d'une forme temporaire de l'esprit m'apparaît comme une fatalité absurde, au
lieu d'être pensée clairement comme une nécessité; je suis conscient de ma perte
irrémédiable en tant qu'homme, sans être capable déjà de me penser hors des formes
humaines. Cette condition de désespoir et de souffrance sans fin, ce serait celle de l'esprit
humain s'il était éternel; et, si je l'ai rencontrée, c'est pour avoir voulu me penser moi-
même à la frontière de l'éternel, tout en restant homme. Et je suis conduit à penser que
par un travail volontaire de l'esprit je pourrai un jour établir les mêmes conditions de
conscience  ; mais le désespoir de la conscience humaine sera alors complètement effacé
par la clarté plus vive d'une appréhension de soi-même ; même selon un mode supérieur,
plus libre.
34

Car rien n’a d’importance, et donc d’existence significative hors de lui… et dans la
saisie intuitive et presque insupportable de son inexistence, le reste s’efface aussi. Paradoxe d’un
moi humain qui ne s’échappe ni ne se satisfait, aporie d’une expérience qui vise l’intégralité, mais
n’y parvient qu’incomplètement. En tant qu’homme, le problème du moi est insoluble. Vie est son
rapport à lui-même et à tout ce qui lui semble autre, « absolu » une dérivation fantasmatique de sa
propre valeur démesurée, appliquée à quelque concept que ce soit. Car là prudence ! il s’agit d’un
mot trompeur, dangereux, vétéran et lutteur hors pair de tous les subterfuges. Peut-être est-il le
Subterfuge même, le Jeu de la création, ce que les premiers hommes tragiquement lucides
nommèrent avec humour : Leela, Jeu. Ainsi commence la vie de l’homme, pourquoi non celle du
monde ? Le sérieux n’est-il pas la plus grande erreur ? Le rire n’est-il pas la parole la plus franche,

34 EA 54, L’asphyxie et l’évidence absurde.

16
le jugement le mieux assuré ? Le sourire silencieux n’est-il pas la plus belle des réponses ? — 35

Poser, dérisoirement, le mot Vie en la place vide de l’absolu, c’est indiquer tout cela, c’est l’ouvrir
au silence et à la vanité de toute contradiction. Dès lors, puissance suprême. Pour nous autres
hommes, cela est peu de choses : un peu de couleur, quelques sons, des signes lentement disposés,
de la pierre, des images et des sueurs étranges — l’art.

Positions 5 Implications : vivre dans l’art


"Je puis bien, dans la vie et dans la peinture aussi, me passer du bon Dieu.
Mais je ne peux pas, moi souffrant, me passer de quelque chose qui est plus
grand que moi, qui est ma vie, la puissance de créer."
Van Gogh 36

Mais ce quid major n'est pas autre chose, à notre avis, que ce mystère que tant
d'hommes ont voulu baptiser tant bien que mal Dieu. Hegel montre comment les religions
orientales essayaient de rendre l'infinité du divin par la démultiplication de ses noms et de ses
attributs. La culture humaine dans son ensemble est-elle autre chose ? La pensée aborde toujours
un objet qui n’est pas à sa taille, puisqu’elle n’en a pas ; le monde la déborde donc toujours. Mais
dans l’écart, le poète glisse son œuvre ; comme Nietzsche dit que le philosophe « construit son
monde dans cette lacune » Cela ne va pas sans impliquer la politique. Tout, mais aussi la
37

politique. Federico García Lorca, s’il faut un référent, affirme avec l’humble fierté des grands :

«  Je suis révolutionnaire, parce que tous les


vrais poètes le sont ; les hommes politiques jamais.  »

Considéré comme un « dangereux dramaturge bolchevique », il fut assassiné par les phalanges
franquistes, le 20 août 1936, son œuvre interdite pendant près de vingt ans. Ce ne sont pas paroles
dans le vide. Écriture dans le sillage futur de son sang. Dans ce long processus, qui s’accentua
douloureusement en ce siècle, Malraux, mais aussi Camus, parmi tant, s’efforcent de comprendre ce
lien. Ainsi, ce dernier écrit : « L’art nous mènera ainsi aux origines de la révolte, dans la mesure où
il tente de donner sa forme à une valeur qui fuit dans le devenir perpétuel, mais que l’artiste pressent
et veut ravir à l’histoire. » Ces études souhaitent placer leurs parcours aux limites de tous les
38

enjeux de la vie humaine. La plupart des gens sont pris par certains d’entre eux, ou bien les
prennent et les lancent. Mais qui n’est pas écœuré par avance d’une vie où il n’aura pas embrassé
tous ses aspects ? Quel homme peut prétendre aimer, par exemple, les femmes, et ne pas souffrir de
ce que l’immensité de son désir sera à l’évidence bafouée ? Certes, aimer s’apprend, et il nous faut
passer d’une vague totalité à une unité concrète. Mais qu’en est-il du penseur, du philosophe ?
Peut-il abdiquer l’impossible prétention à une compréhension globale ? Son projet d’être même en
vit. Est déjà philosophe qui refuse calmement et laborieusement l’impasse de la spécialisation.
Démesure féconde. C’est à partir de cet espoir vain, mais qui n’est pas sans charme à nos oreilles
d’aujourd’hui, que nous allons effleurer divers nous-mêmes qui portent d’autres noms et vécurent
dans la même vie autre.
Quant à la structure, nous étudierons d’abord la question à travers celles de Nietzsche, puis
nous suivrons les rêveries de quelques poètes, de celles qui « nous mettent à l’état d’âme naissante »

35 Cioran rapporte celui du Bouddha, qui « répondit » ainsi à la question « quel est le sens, le but, du
Nirvâna ? » DIEN 201
36 Cité par Camus, l'homme révolté, p. 322
37 LP I 27, Il insère son système dans la douleur universelle avec laquelle il doit sympathiser.
38 HR 323

17
comme l’écrit Bachelard au seuil de sa poétique de la rêverie, (p. 14) lorsqu’il entend prouver
« qu’une image poétique porte témoignage d’une âme qui découvre son monde, le monde où elle
voudrait vivre, où elle est digne de vivre. » Nous espérons cependant inaugurer ici, en un sens
similaire et neuf, une poétique de la vie, une poétique de son unité rêvée…

I
Vie et absolu chez Nietzsche
Nous laissons les tombes en paix,
nous nous emparons de
l’éternellement vivant !1

Questions initiales
Face à la pluralité des voies pour aborder une question manifestement infinie, voici un
certain nombre de remarques qu’on peut avancer sur le lien entrevu par Nietzsche entre l’art et la
vie, et qui, bien que très incomplètes par rapport à un sujet si vaste, pourront donner un aperçu des
problèmes les plus importants.
On ne peut rester indifférent à son œuvre, où il n’y a « pas de problème purement
intellectuel » : elle exige une implication totale de celui qui la fréquente, et particulièrement dans le
cas d’optiques comme la nôtre. Nous poserons quelques questions à cette pensée à la fois très
proche et parfois assez éloignée de la nôtre.
— Comment le concept de vie se présente chez lui, eu égard à la question de l’art ;
— Dans quelle mesure la pensée du dionysiaque ne contient-elle pas des éléments qui
s’apparentent à la recherche d’un absolu, à travers l’affirmation explicite d’une unité
orgiaque du monde, quoique sous la forme d’un chaos ;
— Comment, malgré une critique des conceptions théoriques de l’unité, l’art l’appelle
comme son principe organique et vivifiant, donc comment l’esthétique et l’éthique
nietzschéennes peuvent se fonder sur une unité de style et de vie ;
— Quelles sont les relations entre la volonté de puissance et la vie ;
— Voir enfin comment cette pensée s’ouvre sur une attitude qu’on pourrait désigner
par les mots d’abandon à la vie, et comment une figure paradoxalement
emblématique du surhumain (le Christ) s’esquisse directement en relation à la vie.
Dans cette voie d’exploration de la littérature, nous sommes encouragés par des
jugements tels que ceux qui ouvrent le Livre du Philosophe :
« A bonne hauteur, c’est tout un : les pensées du philosophes, les œuvres de l’artiste et
les bonnes actions.
« Lorsqu’on atteint un accomplissement de la vie, le philosopher cesse-t-il ? Non, c’est
alors que commence la véritable philosophie. Son jugement sur l’existence en dit plus, parce qu’il a
devant lui tous les voiles de l’art et toutes les illusions.2

Ou encore celle-ci : « j’ai toujours écrit mes œuvres avec mon corps tout entier et ma
vie tout entière : je ne sais ce que sont des problèmes purement « intellectuels » »3

Nous essaierons donc de nous placer à la bonne hauteur pour apercevoir cette unité —
1 Le Livre du Philosophe, § 41
2 LP § 16 & 18
3 CM § 4-285, P. 170

18
ce ne sera qu’un effet de perspective ? Bien sûr, et… tant mieux !

A Vie et valeur de la vie selon Nietzsche


«  La vie est un moyen de la connaissance  » — avec ce principe
au cœur, on peut non seulement vivre avec bravoure, mais encore
vivre avec joie, rire de joie !
4

Tout au long des ouvrages, nous voyons de plus en plus clairement quel proximité
trouvaient chez son auteur la question de l’art, la discipline inclassable dont le nom signifie « amour
de la sagesse » et la vie. Même si les modalités en demeurent ardues, obscures souvent, la collusion
demeure centrale, pour celui qui fut musicien, poète depuis son plus jeune âge (il écrivait un poème
par jour pendant des années), et qui connut assez la maladie pour savourer la vie et la santé
ardemment. Il y aurait beaucoup trop de citations à faire pour être exhaustif, aussi n’en prendrons-
nous que quelques unes, qui soient susceptibles de donner une vision d’ensemble.
Le dernier philosophe - ce sont peut-être des générations entières. Il n'a qu'à aider
à vivre. « Le dernier », cela est naturellement relatif. Pour notre monde. Il démontre la
nécessité de l'illusion, de l'art, et de l'art dominant la vie. Il ne nous est pas possible de
produire à nouveau une lignée de philosophes telle que le fit la Grèce au temps de la
tragédie. C'est l'art seul qui accomplit désormais leur tâche. Un tel système n'est plus
possible que comme art. Du point de vue actuel une période entière de la philosophie
grecque tombe sous le domaine de l’art. 5

Dire que le philosophe n’a autre chose à faire qu’à « aider à vivre », revient à poser la
vie comme valeur suprême, centre de la pensée et de la création même des valeurs. Le § 27
affirmait que le philosophe doit « reconnaître ce qui fait besoin », formule explicitée ainsi « Au sein
du fourmillement, mettre l’accent sur les problèmes essentiels, surtout les problèmes éternels. » En
revanche, l’artiste doit créer ce qui manque, dans une sorte de coopération occulte, sans doute non
concertée, accidentelle, incertaine, qui est probablement celle que Nietzsche aurait rêvé de vivre
avec Wagner, en qui il plaçait de grands espoirs. Car l’éducation, qui reste une des plus hautes
tâches possibles, la grande épreuve, ne peut se faire sans l’art.
Le philosophe de la connaissance tragique... il travaille à « l'édification d'une vie
nouvelle : il restitue ses droits à l'art. » Tandis que « Le philosophe de la connaissance désespérée
est emporté par une science aveugle, qui veut le savoir à tout prix. » Cette attitude est d’essence
nihiliste, ses valeurs sont dépourvues de fondement, absence de Grund, de soutien, donc de force.
C’est la valeur pour la vie qui tranche en dernière instance. Malgré la valeur qu'on doit
reconnaître au vrai, à la véracité, au désintéressement, il se pourrait qu'on dût attribuer à
l'apparence, la tromperie, la convoitise, une valeur supérieure. Parce que et en tant que ce sont des
6

instruments et des serviteurs de la vie. En tout cas, le projet philosophique de Nietzsche est dès le
départ nettement orienté vers une considération de la vie, une confrontation frontale avec ses
problèmes ; sans doute sous l’influence de son « éducateur », mais cette préoccupation ne disparaît
pas, elle suit seulement les nombreuses métamorphoses de cet esprit. La principale est sans doute
dans la mutation du principe, du concept originaire, dans le passage du vouloir vivre à la volonté de
puissance. Ce sujet demanderait une étude à part entière, aussi me bornerai-je à une observation,
après avoir indiqué les chapitres « La rupture initiale avec Schopenhauer » et « la critique
7

4 GS § 324
5 LP I § 38
6 PDB&M § 2
7 N&M 65-78

19
nietzschéenne de Schopenhauer » qui donnent des indications précieuses à ce propos. M. Haar
8

analyse ainsi ce que fut, à l’égard de la vie, l’auteur du Monde comme Volonté, pour le jeune
Nietzsche : « Il est celui qui lui a fait découvrir le pouvoir de la vie non historique à quoi se
rattachent l'oubli comme « faculté active » et le corps comme assise véritable d'une culture,
antérieure à la société, à l'État et même à la famille » : 9

Schopenhauer nous a rappelé quelque chose que nous avions presque oublié et de toute manière
voulions oublier que la vie de l'individu ne peut avoir son sens en étant historique, en disparaissant en
une quelconque espèce et dans les grandes et changeantes configurations de la nation, de l'État, de la
société, dans les petites formations de la commune et de la famille. Celui qui n'est qu'historique n'a pas
compris la vie en tant que leçon et devra l'apprendre à nouveau. 10

Ce dépassement de la dimension historique de la vie renferme un caractère fondateur (c’est


quasiment tout le sujet de la seconde Considération Inactuelle) : à partir de là seulement, on peut
être juste, considérer les problèmes sous un angle nouveau, les regarder enfin dans une perspective
qui n’est pas biaisée au départ. Trouver un endroit « où l’on n’ait pas besoin d’élever la voix », car
les passions, les débats, les discussions, les colloques, toute l’agitation « démocratique » autour de
la science et des lettres, tout cet empressement maladroit à connaître et à s’exprimer — empêche de
penser. « Une voix trop forte dissipe les idées subtiles ». Mais cela va plus loin qu’un rejet de la
modernité : c’est d’abord la critique de toute actualité, même si les Grecs connurent des époques
d’affirmation extraordinaires, il a toujours fallu penser contre son temps. Admiration ne veut pas
dire nostalgie. Non, il s’agit de création : vivre aussi haut qu’on peut admirer. Et la philosophie
est, foncièrement, création. Mais cela implique le déchiffrement, la vision juste.
Toute grande philosophie, dans son
ensemble, affirme toujours : voici
l’image de toute vie, lis en elle le sens
de ta propre vie. Et inversement, lis
seulement ta vie et déchiffres-y les
hiéroglyphes de la vie universelle. 11

Considérons une métaphore picturale de la vie développée dans la troisième Inactuelle à


partir de la pensée de Schopenhauer, lequel « considéra l’image de la vie comme un ensemble et
l’interpréta dans son ensemble. » C’est de cette vision qu’il tire sa grandeur, tandis que la plupart
des savants tombent dans l’erreur de croire qu’on connaît mieux la toile en en analysant de près les
couleurs et les formes isolément. Ils peuvent en comprendre les éléments, d’un point de vue
technique, chimique, historique, mais non apprécier le tableau en lui-même, en tant qu’œuvre d’art.
Il s’agit de se tenir à bonne distance. C’est pourquoi, sans cette « vision d’ensemble régulatrice, dit
Nietzsche avec une formule qui rappelle celles de Kant, les sciences spéciales ne sont que des
traquenards, et nous nous sentons pris dans les mailles d’un filet interminable, où notre existence
s’embrouille dans un labyrinthe sans fin. »

Cette impuissance de la science à saisir la vie tient à ce que la démarche analytique


morcelle son objet, or la vie n’est pas un « objet » parmi d’autres, elle est l’enjeu essentiel, et la
question fondatrice de la philosophie est pour Nietzsche, du moins à ce stade de sa pensée, la
question « que vaut la vie ? » Et là se légitime le titre d’Inactuelle puisqu’il faut, pour devenir juge
équitable de l’existence, ne pas se laisser influencer par la médiocrité de son temps, quel que soit le

8 PDN 123
9 N&M 71
10 IIIe inactuelle
11 Schopenhauer éducateur, CI III, 3

20
siècle où vive le penseur. Car l’image de la vie donnée par une époque est toujours partielle, même
si elle peut être plus ou moins forte. Ainsi, le jugement d’Empédocle « importe pour tous les
temps », parce que ses affirmations furent proférées « au milieu de la joie de vivre, vigoureuse et
exubérante, » propre à sa culture. Le penseur d’un temps anémié, affaibli, a besoin qu’on lui
montre « de la vie, de la vie vraie, rouge et saine, pour qu’il formule son jugement sur elle. » (305)
C’est ainsi qu’il devient l’un des « nouveaux philosophes, des plus puissants promoteurs de la vie. »
Ce mouvement tend vers « une nouvelle culture, une nature transfigurée. » (306)
Ce qu’il faut apprendre des artistes. — Comment voir les choses, […] et
enfin leur donner une surface et une peau qui n'ont pas une transparence complète : tout
cela, il nous faut l'apprendre des artiste et, pour le reste, être plus sages qu'eux. Car chez
eux cette force subtile qui leur est propre cesse généralement où cesse l'art et où
commence la vie ; nous cependant, nous voulons être les poètes de notre vie, et cela
d'abord dans les plus petites choses quotidiennes. 12

Les critiques de Nietzsche contre l’idée de vie semblent ainsi dirigées bien plutôt contre
l’idée qu’on s’en fait que contre la vie, au sens indiscutable que prend ce mot lorsqu’on dit « ma
vie. » La plus grande déclaration, en quoi d’ailleurs il se rapproche explicitement des philosophes
présocratiques, c’est le projet, la décision solennelle et intérieure d’une pensée engagée
profondément dans sa vie : « nous voulons être les poètes de notre vie ». Il y a là sagesse, et des
plus élevées, puisqu’elle est présentée comme dépassant celle des artistes. Ces derniers sont certes
loin d’être valorisés sans réserve par ce penseur méfiant, mais ils représentent tout de même un
stade supérieur à la connaissance et à la religion.

Contre la science, nous dirigeons l’art  : retour à la vie ! 13

B Phénix : vertige du Surhumain et unité dionysiaque de la vie.


L’homme dionysien […] a au plus haut degré
l’instinct compréhensif et divinatoire, comme il
possède au plus haut degré l’art de communiquer. Il
sait revêtir toutes les enveloppes, toutes les
émotions : il se transforme sans cesse. 14

Ici, une intuition est à l’œuvre, qui agit et motive les mots dans leur force et parfois leur
cohérence insuffisante. Elle prétend toucher tous les aspects de la vie, car elle est sa racine ; comme
on voit tous les arbres d’une forêt, si beaux et si variés, sortir d’un sol unique et d’une texture
sensiblement égale, on pressent ici que les vivants sont issus d’une vie une, dans sa mouvance et sa
richesse première, terreau indifférencié. Cela est évidemment métaphorique, mais qu’on l’appelle
matière, dieu ou nature, on renvoie à une unité l’origine de la vie, qui est le seul donné irréfutable,
alors qu’en parlant directement de la Vie et en assumant l’imprécision due à la vastitude de son
concept, on coupe court à la fuite en arrière des hypostases métaphysiques. Vie, vie sans arrière-
monde, sans autre fond qu’elle-même, sans corridor, sans coulisses autres que le monde qui est là
devant nous, déploiement infini et récurrent.

12 GS, § 299
13 LP § 43
14 Le crépuscule des Idoles, Flâneries, § 10

21
Destructrice sans repos et seule vie, la conscience abat et
rejette derrière elle toutes les prisons où le monde cherche à
l'enfermer, les abandonnant au cours même de ce monde [...] 15

L’implication prétend aller plus loin que la politique et tout bonnement l’humanité, telle
qu’on l’entend, telle qu’elle plaît et déplaît aux hommes — leur marotte et leur bouc émissaire…
Non, la vie précède cet animal prétentieux, qui se place au sommet de la création sans honte, elle lui
survivra : elle l’englobe, et je veux qu’il le sache, il a tout intérêt à le savoir, même s’il y perd son
orgueil tiède et ses chères angoisses. Non, la brèche qui doit s’ouvrir n’a pas de nom, mais elle
comporte — au moins comme horizon — l’apparition du surhumain, « fracture extatique hors de
l’humanité » . Et parler d’une vie inhumaine et même inorganique au sein même de l’humain qui
16

le pétrit et l’agit de bout en bout, c’est un écart invocateur pour rejeter l’homme plus loin que lui-
même. « Le Surhomme ferait ainsi éclater l’identité de l’humanité vis-à-vis d’elle-même en tant
que forme suprême de la vie et en tant qu’universalité » (ibid.) Car il est l’idéal d’un être plus large
et plus fort que l’homme grâce auquel l’homme a la force de se dépasser et d’accepter sa négation,
il serait « l’accomplissement non pas de l’essence de l’homme, mais de l’essence de la vie. » Il
s’agit dès lors de libérer les puissances de la vie, qui sont maintenues dans une léthargie utile à la
société, entravées par des concepts qui amoindrissent et aveuglent selon lesquels nous ne sommes
rien de plus que ce que nous sommes. Contre cela, la parole d’airain « deviens ce que tu es »
s’adresse à la vie en nous, et lui ouvre les portes de notre corps. Bien sûr, cela ne signifie pas
l’immoralisme simpliste qui est associé trop souvent au nom de Nietzsche ; mais c’est une prise de
conscience du statut de l’homme dans l’univers, et de la faiblesse, nécessaire, de cette ébauche, de
ce « pont vers le surhumain ». Cette pensée ne serait qu’un espoir et une nouvelle faiblesse si elle
n’était associée à l’amour de la Nécessité, du monde tel qu’il est, au rejet de tout mépris, des
moindres traces de ressentiment, de regret et d’envie.
Or, la force d’un idéal qui repousse l’ordre et l’humiliation se transmet et s’affirme par
l’art essentiellement, par l’art comme puissance de création, quoiqu’elle doive englober tous les
éléments les plus effectifs de l’humanité : la rigueur de la science, l’expansion indéfinie de
l’émotion religieuse qui tend, en son essence, à l’intuition dionysiaque du monde, et encore le
sérieux terrible de la philosophie. L’art, de façon privilégiée, car il organise et vivifie le monde
humain, il est « le grand stimulant de la vie », et à ce titre, Nietzsche le considérait, dès la
Naissance de la tragédie, comme « la plus haute tâche et l’activité métaphysique par excellence. »
A l’inverse, le primat donné aux sciences est source du progrès de la société mais aussi de la
limitation de l’individu — par son renforcement même : devenant plus fort, plus précis, mieux en
sûreté, il devient obnubilé par son propre éclat et n’est plus en mesure de se dépasser, il n’en ressent
plus le besoin. Sa seule lutte est la satisfaction de ses besoins et de son ambition, mais sans savoir
ce qu’il satisfait ainsi, sans imaginer que ce qui est au centre de la scène est d’une pauvreté aussi
infinie que sa soif de possession le laisse supposer. « La connaissance isole » est-il encore écrit
dans le Livre du philosophe (I § 46), qui développe toute une réflexion sur les sources de
l’individualisme. Chez les Grecs, « tout devenait vie ! », alors que chez nous, qui sommes si fiers
de notre savoir, « tout reste à l’état de connaissance ». (§ 47) Or, que la vie soit supérieure, pour
l’homme vivant, au savoir comme à tout le reste, c’est une évidence aussi forte qu’omise — voilée
par la vie sociale, qui n’a aucun intérêt à ce que les individus prennent compte de la relativité de
leur statut. A l’opposé, on peut dire que cette nouvelle connaissance que Nietzsche appelle de ses
vœux et ébauche, la gaya scienza, qui est étroitement lié à la force créatrice et à la conscience de la
dimension interprétative de tout acte humain, à la « création des valeurs », aura un tout autre rôle
dans la vie humaine, une portée encore inimaginable. « Un savoir artiste, écrit M. Haar, tendrait à
briser les limites étroites de l’identité individuelle qu’avait su rompre la sagesse dionysiaque des

15 Daumal, EA 134
16 N&M 48

22
premiers Grecs. » Or, ce n’est pas autre chose que nous souhaitons ici non pas définir, mais
17

approcher, entrevoir, esquisser de divers points de vue, à travers divers écrivains : que contiennent-
ils qui permette à notre folie ou notre sagesse d’aller se briser contre les seins de pierre ou de chair
des déesses qu’ils sculptent ?
L’homme, « animal qui vénère » a donné trop de valeur au monde, mais par la suite, il
l’a déprécié aussi peu raisonnablement. Risible que l’homme veuille « inventer des valeurs au-
dessus de la valeur du monde véritable, » mais il l’est déjà de voir « l’homme et le monde » placés
l’un à côté de l’autre, séparés par la « sublime présomption de la conjonction ET » La poésie est un
18

des moyens de l’ivresse, c’est-à-dire de dépasser ce ridicule de l’individuation bornée, et accéder du


même coup à l’éclat d’une individualité unique et pleine.
Ainsi, le penseur allemand, poète ambigu, penseur contre son temps, écrit au grand
poète persan Hafiz :
Tu es tous et personne, tu es la buvette et le vin,
Tu es Phénix, Montagne et souris,
Tu t’enfonces éternellement en toi-même,
T’envoles éternellement hors de toi —
Tu es le vertige de toutes les hauteurs,
La lumière de tous les abîmes,
L’ivresse de tous ceux qui sont ivres
À quoi bon, pourquoi te donner à toi — du vin  ? 19

Le créateur n’a pas besoin de l’artifice de l’alcool pour éveiller ses visions ; il ne doit
pas avoir cette « facilité ». Et pourtant, particulièrement dans la poésie persane, quelle constance
dans le panégyrique de la vigne, dans l’hymne au vin ! Mais c’est là aussi symbole : le vin est soit
l’amour, soit Dieu, soit la beauté, soit le lait de l’automne. Les référents se poursuivent, dans une
course pleine de vertige, autour du sanctuaire païen de la vie. La terre tourne, confirmation
quotidienne de Galilée par l’ivrogne. Vision de Lorca en ces mots : « une roue de lumière sur la
nuit » — éclat d’une conscience dans le vide où s’épanche son ivresse. Phénix, image d’une vie qui
resurgit au-delà des cendres que sont, par façon, le livre. Par-delà les siècles, ou la mer qui éloigne
Ovide et ses fils, dans l’œil vif d’un lecteur renaît la flamme intime qui anima la main d’un autre.
Autre soi-même, l’hypocrite auteur, mon frère, acteur d’un trouble distant, permis par la continuité
trouble et unanime qui nous unit. Familles d’esprits ; tout lecteur n’est pas touché par tout écrivain,
loin de cela ! Par des raisons mystérieuses, mais qu’on élucide lentement au cours de sa vie, au
travers de la découverte lucide de ses idiosyncrasies affectives et intellectuelles, on se sent porté
invinciblement vers certains livres, nonchalamment vers d’autres, tandis que la plupart ne trouvent
dans les carrières complexes de nos âmes aucun écho agréable ; or, sans cet aiguillon subtil et
comme sensuel, l’acuité de la pensée elle-même s’affaiblit, et décline sa force avec une sorte de
morgue pudique et nobiliaire, de même que de vieilles dames fort cultivées finissent parfois par
perdre tout intérêt pour la vie intellectuelle des cercles où elles s’étaient naguère engagées, lorsque
l’alacrité de leur oreille et l’aisance de leur propos leur promettaient des joies discrètes, mais en
définitive, fort sûres.
L’insight de l’artiste sur l’innommable. Ouverture de l’âme sur l’âme :  dévoilements
desquels vit l’art. Le poète le plus profond est tout, profondeur où rien n’est assez distinct pour
être différent. Équivalence des métaphores qui suggèrent la plongée, et de celles qui chantent
l’envol.
La surface expressive. L’ampleur du regard, la précision des détails : la croisée de la

17 N&M 54
18 GS § 346
19 DD 99 Question d’un buveur d’eau.

23
fenêtre décrite par Balzac. Une époque est un drame à quelques milliers d’acteurs et plusieurs
millions de figurants. Intuition démesurée de celui que Baudelaire nommait « visionnaire ». Et
chaque figurant est le héros d’un autre drame, au moins. Beaucoup de comédies, bouffons et
seigneurs confondus. Balzac ou Zola ou Hugo ne se sont jetés sur leurs fresques géniales de faim
insatiable alliée à une maîtrise de l’exécution sans laquelle ils n’auraient été que des fous pour
aucune autre raison que celle-ci : un vertige devant l’immensité splendide de la vie humaine,
précisément par cette étendue insupportable. Par cette extension déchirée entre les hauteurs du luxe,
de l’esprit, du pouvoir, et les bassesses les plus noires de l’homme ; ce magma qui ressemble à une
pyramide, mais où tout se tient : les Grands sont pleins de noirceur et de petitesse, les misérables
peuvent être emplis de grandeur d’âme, chaque homme touche à tous les autres. La beauté qui
fleurit dans la boue, pourquoi ce thème est-il si prisé par la littérature ? Encore métaphore récursive
de l’art dans la glèbe du monde. Surgissement lent et douloureux du beau au sein des vicissitudes
de l’humain, pâte des chants divin. La douleur comme thème et la joie comme thème inépuisables.
De là un écart. Tension fondamentale entre la grandeur (la valeur d’une vie, une cause
révolutionnaire, une passion…) et la petitesse, l’infiniment moyen (la poignée du couteau, l’escalier
de Mme Zarnitzine, le bol fendillé sur la table, les pommes de terre que Bergotte a mangées avant
d’aller à l’exposition, un geste de Mme Arnoux, et quelques autres encore). Tension dans laquelle
notre vie est sans cesse prise. La force du génie, selon Schopenhauer, est à chercher dans la richesse
inépuisable de l’intuition.

Il n’y a que les œuvres véritables, puisées directement au sein de la nature et


de la vie, qui restent éternellement jeunes et toujours originales, comme la
nature et comme la vie elle-même ; car elles n’appartiennent à aucune
époque, elles sont à l’humanité. 20

Les œuvres d’art sont bien ici présentées comme des analoga de la vie, associée à la
nature. L’importance, pour le roman, de ce qui est humble et moyen est immense, fondamentale.
Non seulement en ce qui concerne les objets, les détails, mais aussi l’humanité : comme l’épopée
chantait les héros, il récite les classes moyennes, de préférence. 21

Plus globalement, il s’agirait de faire état d’un certain nombre de remises en question
qui ponctuent la pensée de Nietzsche, car il ne serait pas équitable de n’en présenter que les aspects
affirmatifs. Plus encore en ce qui concerne la notion d’unité, le scepticisme est très marqué, il y a
une déconstruction en règle de cette abstraction tant en psychologie qu’en métaphysique ou en
cosmologie.

Mais quelles que soient les objections formulées contre tout système, on doit saisir
comment cette démarche n’entend nullement rester dans les apories qu’elle semble engendrer :

Il faut créer ici un concept : car le scepticisme n'est pas le but. L'instinct de
la connaissance, parvenu à ses limites, se retourne contre lui-même pour en
venir à la critique du savoir. La connaissance au service de la vie la
meilleure. On doit vouloir même l'illusion - c'est là qu'est le tragique. 22

Ailleurs, la supériorité de l’art est décrite en ces termes : c’est qu’il souhaite
« l’apparence comme apparence. » C’est en tant que tel qu’il est à même de saisir la vie, qui est
puissance d’illusion, mensonge et dissimulation. Mais n’éveille-t-elle pas ainsi autant de méfiance

20 MVR p. 303 III, 49. Ce chapitre contient du reste une critique acerbe des artistes imitateurs, «  parasites »,
servum pecus, qui ne tirent pas leur art d’une vision directe de la vie.
21 Cf E/R pp. 89 sq. Individu et groupe dans le roman.
22 LP I, § 37

24
que d’émerveillement ?

C Critiques de la vie
Ce qui est bon incite à vivre. —Toutes les bonnes choses sont de forts stimulants de la
vie, c’est même le cas de tout bon livre é23rit contre la vie.

La vie, gardons-nous de penser qu’elle soit opposée à la mort ; la vie, dit Nietzsche,
« n’est qu’une variété de la mort, et encore un genre fort rare. » Dans ce même paragraphe, il met
24

en garde contre toutes les interprétations possibles du monde, du « tout » ; ce qui paraît constituer
une objection majeure à notre propos : « Gardons-nous de penser que le monde est un être vivant. »
Mais Nietzsche parle ici de « matière organisée » lorsqu’il critique le lebendig, nous savons à peu
près ce que c’est « indiciblement dérivé, tardif, rare, fortuit, sur la croûte de la terre… » En effet, si
c’est cela la vie, il serait absurde d’en « faire quelque chose d’essentiel, de général, d’éternel. »
Mais ce n’est pas ainsi que vie est entendue ici : il s’agit de celle qui est vécue dans l’évidence de
l’instant, trompeuse ou véridique, sa force reste intacte, sa seule légitimité est la joie. Il y a là appel
vers une éternité relative. Quoi de plus ?

La joie est plus profonde que la souffrance


Car toute joie veut l‘éternité, la profonde éternité 25

N’est-ce pas un des plus profonds aveux de Zarathoustra, un de ses axiomes les plus
solides ? Pierre d’angle, à la voûte qui fait la grandeur de l’individu. Pas de justifications, pas
d’arguments, pas de cette mauvaise conscience, signe de faiblesse, de déclin, qui pousse l’homme à
fournir des raisons à ses vœux, à étayer sa volonté débile sur des citations et des tours de logique.
En un sens, il y a en Nietzsche deux versants, deux actions : l’une écarte les folies des hommes
sérieux avec méfiance et acuité destructrice, l’autre édifie le monde de son vouloir sans arrière-
pensée, sans justificatif. Ich will en est l’acte fondateur et libérateur.26 L’organique est peut-être
« l’exception des exceptions » mais pourquoi ce superlatif hébraïque serait-il dépréciateur ? Il n’y a
pas valorisation du mécanisme (le monde n’est pas une machine), ni même de la matière
inorganique : il s’agit d’une « erreur comparable au dieu des Éléates. » Il n’y a en lui, poursuit le
texte, ni lois, ni hasards, car il s’agit toujours « d’humanisations. » L’homme ne doit pas « oser
louer ou blâmer l’univers » , ni surtout lui appliquer ses jugements esthétiques ou moraux. Mais le
locuteur s’engage alors dans une impasse, car s’il a cessé de « croire à la grammaire » et à la
légitimité dérisoire des vocables de toute langue, comment peut-il décemment poursuivre un
discours ? D’ailleurs, le § 109 s’achève sur une série d’interrogations, de Quousque ? visant à la fin
des « précautions », par lesquelles le penseur se prémunit des mirages de tout anthropomorphisme,
grossier ou savant. Or, les poètes sont menteurs, plus encore que les autres, mais, dans la mesure où
l’art traite l’apparence en tant qu’apparence, ne sont-ils pas plus sincères ? Leur parole, ne visant
pas la vérité tout en se proclamant implicitement oracles de l’être, dans cette tension, ce mentir
revendiqué, ne présente-t-elle pas une réalité plus exacte ? Mais dans cette succession de doutes, ce
luxe inouï de précautions, Nietzsche n’enfreint-il pas la question imprécative qui parcourt son
œuvre : pourquoi préférer le vrai au faux ? Auparavant, la connaissance avait un absolu, un
fondement indiscuté, la volonté de vérité,Wille zur Wahrheit. Il s’agit à présent de s’interroger sur

23 Emile, III,
24 GS III 109
25 Z, IV Chant d’ivresse : “Denn alle Lust will die Tiefe Ewigkeit“
26 Wollen befrei, denn Wollen ist Schaffen.

25
la valeur de ce vouloir. 27 Warum nicht lieber Unwahrheit ? (pourquoi pas plutôt le non-vrai ?) Et,
par glissement sur des mots voisins, Nietzsche passe de Wahrheit à Unwahrheit puis Ungewissheit,
et enfin Unwissenheit. Qu‘est-ce qui nous retient de souhaiter l‘incertitude ? La valeur du Vrai est
implicitement admise au départ de toute recherche, et si personne n’a osé (gewagt) posé ces
questions sur ce à partir de quoi toutes les autres étaient posées, c’est que cela signifie prendre un
risque (Wagniß), tel qu’il n’y en a peut-être pas de plus grand.
Or, en comparant de tels textes, il semble que ces analyses des « préjugés des
philosophes » qui ouvrent Par-delà Bien et mal (1886) remettent en question l’entreprise du Gai
savoir (1882) que nous avons mentionnée, qu’on pourrait qualifier de « Cosmologie négative. » Si
tous les jugements que porte l’homme sur le tout sont faux, pourquoi les supprimer pour autant ?
pourquoi essayer désespérément d’élaborer une conception juste de l’univers ?
La remise en question des images du monde et de la vie est d’ailleurs infinie, elle prend
la forme d’une fuite en avant, sans terme assigné, sans plan, qui prend une ampleur dangereuse
jusqu’à se menacer — l’enseignant doit poser des obstacles pour avoir à les surmonter… Le § 109
se termine ainsi : « Quand toutes ces ombres de Dieu ne nous troubleront-elles plus ? Quand aurons-
nous entièrement dépouillé la nature de ses attributs divins ? Quand aurons-nous le droit, nous
autres hommes, de nous rendre naturels, avec la nature pure, nouvellement trouvée, nouvellement
délivrée ? » Naturaliser l’humanité reste une tâche, mais il faut auparavant débarrasser la nature de
ce qu’il y a en elle d’humain. Sans quoi on tombe dans l’erreur des Stoïciens. Dans le § 9 de Par-
delà Bien et mal, Nietzsche attaque la clef de voûte de leur système : l’idée de Nature. Vous
voulez, leur dit-il, Vivere secundum eam ? Bien, mais la notion de vie lui est étrangère... Denkt
euch die Indifferenz selbst als Macht — wie könntet ihr gemäss dieser Indifferenz leben...
« Concevez l’indifférence elle-même en tant qu’elle est une puissance, comment pourriez-vous
vivre en accord avec elle ? » En fait, vous ne voulez pas la suivre, mais lui imposer votre idéal, et
votre morale, et vous vous trompez vous-mêmes (Selbst-Betrüger) ; en définitive, la nature devrait
être une noble et éternelle apothéose de ce système (ungeheure ewige Verherrlichung). Mais cette
secte ne fait que montrer la caricature du lot commun de la philosophie : Sie schafft immer die Welt
nach ihrem Bilde. C’est reprise de la formule même de la Genèse, indiquant l’usurpation
théologique des philosophes, qui font comme Jéhovah : créons le monde à notre image.
Mais là, une parenté ambiguë avec Spinoza se fait sentir : la critique de toutes les
formes d’anthropomorphisme, telle qu’on la trouve le plus clairement dans l’appendice du livre I de
l’Éthique, est commune, mais l’assimilation du tout à une substance, à La Substance, est pour
Nietzsche irrecevable : cette forme abstraite et purement rationnelle de Dieu est humaine, trop
humaine, aussi désincarnée et géométrique qu’elle puisse paraître. La forme concessive de la
dernière proposition est, bien entendu, trompeuse.

Ce que veut un être vivant, ce n’est pas sa conservation, mais


son déploiement, son développement, en un mot, — sa force.

D Puissance et vie, de quoi y a-t-il volonté  ?


Vor Allem will etwas Lebendiges seine Kraft auflassen — Leben selbst ist Wille zur
Macht. Le maître mot est la libération de la puissance ; conservation et domination ne sont que des
28

effets secondaires. D’où la doctrine de l’articulation de la volonté à l’acte. Quant à la vie, elle
consiste dans le passage de la puissance à l’acte. Ces thèses sont posées contre celes de Spinoza,
relatives au conatus, selon laquelle tout veut « persévérer dans l’être autant qu’il est en lui ».
La conservation est l’affaiblissement de la volonté d’expansion ; la vie est obéissance à
une puissance qui l’emporte, et elle se plie à cela puisqu’elle peut vouloir sa perte : la vie n’est donc
27 PDB&M, I § 1
28 PDB&M § 13 : La vie elle-même est volonté de puissance

26
pas, pour Zarathoustra, un absolu comme but. Cependant, la vie englobe la Volonté qui la mène, la
renforce, et la détruit, elle est le milieu où elle se déploie. « Ce n'est que là où il y a de la vie qu'il
y a de la volonté; pourtant ce n'est pas la volonté de vie, mais — ce que j'enseigne — volonté de
puissance. » Si der Wille zur Macht. s’exerçait dans tout l’univers, organique ou non, cette théorie
tomberait sous le coup des critiques lancées contre celle de Schopenhauer, car un nouveau principe
métaphysico-théologique serait ainsi érigé, même si dépouillé de ses oripeaux tragiques. Mais il
s’agit tout de même de l’évaluation la plus haute, et, si elle ne se trouve que dans le vivant, la vie
serait le lieu privilégié de cette « essence ».

Il n'a assurément pas rencontré la vérité, celui qui parlait de la volonté de vie, cette
volonté — n'existe pas.
Car ce qui n'est pas ne peut pas vouloir; mais comment ce qui est dans la vie pourrait-il
encore désirer la vie  ?
Ce n'est que là où il y a de la vie qu'il y a de la volonté; pourtant ce n'est pas la volonté de
vie, mais — ce que j'enseigne — volonté de puissance.
Il y a bien des choses que le vivant apprécie plus haut que la vie elle-même; mais c'est
dans les appréciations elles-mêmes que parle la volonté de puissance !
Voilà l'enseignement que la vie me donna un jour et c'est par cet enseignement, ô sages
parmi les sages, que je résous l'énigme de votre cœur. 29

Il s’agit bien d’un principe d’explication, ou plutôt de résolution, comme l’indique la


dernière ligne de ce fragment, mais cela renforce d’autant la valeur de la vie, car c’est elle qui pose
plus haut qu’elle-même cette volonté de puissance, et elle est ainsi sans doute plus directement
Selbst-Ueberwindung que cette dernière. Elle l‘est de manière plus actuelle, plus intense, et surtout,
puisque c‘est elle que nous sentons, c‘est elle qui nous importe.

La vie m’a confié ce secret : « Vois-tu, je suis ce qui


doit toujours se surmonter soi-même ».
Zarathoustra, II

Nous disions : Poser, dérisoirement, le mot Vie en la place vide de l’absolu, c’est
indiquer tout ce que les hommes ont de grand et d’humain, c’est l’ouvrir au silence et à la vanité de
toute contradiction. Dès lors, instauration fictive (poétique) d’une puissance suprême. En effet, ici
aussi on cherche la force, comme tout vivant. Lorsque Nietzsche sonde les raisons d‘être de la
philosophie, il en vient à conclure, à partir du cas particulier des Stoïciens, que cette activité est „la
forme la plus spirituelle de la volonté de puissance“ (der geistigste Wille zur Macht). I 30

Il écrit par ailleurs que partout où il a trouvé quelque chose de vivant, il a « trouvé de la
volonté de puissance. » Parler de vie, poser le paradoxe de son unité, ce n’est qu’un moyen parmi
31

d’autres de dégager de manière actuelle une compréhension nouvelle de ce qui est réel, de l’absolu. 32

Or il n’y a pas de notion qui soit plus proche d’un absolu dans sa pensée que la « volonté de
puissance » — Leben selbst ist Wille zur Macht. Les conséquences « morales » de cet « axiome »,
33

que l’exploitation est « le fait primitif de toute l’histoire » ’Ur-Faktum’, cela ne change rien à la
prétention fondamentale de telles affirmations, leur prétention ontologique, en un sens. Voir la vie
comme violence, désir de dominer et d’étrangler le faible, aussi « vrai » cela soit-il, c’est un point
29 Z II, De la victoire sur soi-même. Œ 373
30 PDB&M § 9
31 Œ. II 372
32 La formule de Hegel des PPD Was ist wirklich, das vernunftig ist… ne veut rien dire d’autre. La préface de
la Phénoménologie pose explicitement das Absolut als Subjekt.
33 PDB&M § 13 idem § 259 :  „weil er lebt, und weil Leben eben Wille zur Macht ist.” 

27
de vue qui ne regarde que la physiologie d’un tel penseur, ses craintes et ses fantasmes de force
physique, dont il manquait. Affirmer que « vivre est essentiellement dépouiller, blesser, subjuguer
le faible, etc. » cela est surtout opposé à la « conscience commune des Européens qui… rêve d’un
état social sans exploitation » ; c’est donc un jugement polémique, à la fois éthique et politique.
Mais cela est encore une manière humaine de dire les choses, manière qui ne parvient pas à dissiper
une dévalorisation spontanée. Rien ne prouve que cela soit la forme supérieure de la vie, ni d’abord
que ce soit la manière la plus juste d’en parler. La violence aussi est un cas particulier ; et le
principe de sélection, la victoire du fort sur le faible, c’est une grossière erreur historique : « Darwin
a oublié l’esprit… » 34

La nature et ses phénomènes, voilà le texte. Nietzsche accuse les physiciens de


prétendre à une objectivité qui est impossible, car ils ne sont que des interprètes, qui arrangent et
falsifient avec un humanisme naïf, qui est une flatterie obséquieuse de l’âme moderne. „Mais un
nouvel interprète pourrait venir, qui révèle si bien dans tout phénomène la volonté de puissance que
tout mot presque semblerait inutilisable…“ Il prévient d‘avance l‘objection qu‘on croirait lui faire
35

en disant qu‘il s‘agit là encore d‘une interprétation: „tant mieux !“


Placer si haut la volonté de puissance, cette expression en faveur de laquelle la séduction
est déjà l’un des plus forts arguments, n’est-ce pas la placer au seuil de ce que nous nommons
Absolu, un ineffable, « l’évidence absurde, la certitude douloureuse cherchant le mot si clairement
introuvable, si simplement ineffable » … ?36

Car « volonté » est encore une abstraction ; ce qui est réel, c’est l’homme, et surtout
l’homme qui est « transition et déclin », l’homme qui veut sa perte, qui « abandonne son âme » pour
que vienne plus grand que lui. Cette puissance ambiguë de la volonté, cette forme est plus
importante que le concept, le syntagme de Wille zur Macht. En un sens, il ne signifie rien hors de
l’homme qui le vit, le réalise et l’étend en plénitude.

Was gross ist am Menschen, das ist, dass er eine Brücke


und kein Zweck ist: was geliebt werden kann am
Menschen, das ist, dass er ein Übergang und ein
Untergang ist. 37

« Ce qui est grand chez l’homme, c’est qu’il est un pont, et non un but. » Or, comment
franchir un pont si on est soi-même ce pont ? Limites de la métaphore, absurdité ? La question de
savoir comment on deviendrait un surhomme est d’une touchante naïveté ; qu’il soit clair qu’on n’y
répond pas. Par contre, il sera parlé de ce qui semble en détourner, et qui semble y mener, et qui,
profondément, ne se soucie ni de l’un ni de l’autre.

E L’abandon à la vie.
Le rapport à la vie n’est pas toujours éloigné d’un certain abandon, délaissement de soi,
Gelassenheit dont parlait Eckhart, et dont la force est presque de nature mystique. On trouve au
moins deux attitudes qui aillent exactement dans le sens de notre propos : un abandon de l’illusion
de notre personnalité bornée, et l’ouverture à la puissance propre et insaisissable de la vie. Puisque
nous ne pourrons jamais la saisir, c’est elle qui doit le faire, au lieu de façonner la nature immense,
34 Cf. VP § 324 et GS § 357
35 PDB&M § 22 : die Ausnahmslosigkeit und Unbedingtheit in allem «  Willen zur Macht  » dermaßen euch vor
Augen stellte, daß fast jedes Wort... schließlich unbrauchbar... erschiene.
36 EA, Clavicules d’un grand jeu 20, p. 69
37 Z II, 12 Von der Selbst-Ueberwindung

28
inconnaissable, éternelle, selon nos étroites mesures, n’est-il pas plus sage de la laisser nous pétrir ?
Jusqu’à comprendre que nous ne sommes autre chose qu’elle. Bien sûr, un tel passage, fortement
dense et important dans notre problématique, semble contredire l’idée d’unité, comme ailleurs est
rejetée la prétention à l’objectivité, le désir d’un point de vue impersonnel sur le monde. Mais au
contraire, c’est précisément pour cela que notre prudence consiste à parler d’unité des vivants, unité
transcendantale au sens kantien réinterprété, à savoir : la condition de possibilité d’une vision à
travers d’autres yeux que les siens, cette simple possibilité suffit à définir une unité. Négativement,
c’est l’idée que nous pouvons vivre plus loin et plus profond que notre être semble le
permettre (« nous renier en tant qu'individu »); positivement, le projet de se projeter consciemment
dans le flot des existences, plonger dans toutes les rivières de la vie ; mais sans tomber ce travers
narcissique et obstacle dernier de la connaissance : « vivre une expérience pour la vivre… » Car on
en manque toujours quelque chose. Non, ce n’est pas savoir qui importe en dernier lieu, mais
confiance, c’est la confiance qu’on doit savoir placer avant la conscience.
Car à quoi sert le savoir, sinon à accroître la puissance, à approcher une certaine
plénitude, à prendre prise sur le monde, à ressentir la sécurité d’une stabilité, d’un îlot sur la mer
d’Héraclite ? Combler un manque de puissance, et donner ce que le savoir lui-même ne possède
pas ; cette illusion « nécessaire à la vie » doit céder la place à une nouvelle ambition. Réalisée ici,
car la compréhension de la nécessité, l’interprétation du devenir comme divin, libère l’homme de
l’illusion de lui-même mais aussi des fausses sorties, dans une « objectivité » abstraite et dénuée de
vie — un degré de vie encore, mais trop raffiné (affaibli) pour être prometteur, fertile. Notre
civilisation est déjà parvenue au bout de cette voie que la vie s’est posée comme obstacle, comme
stimulant, de même que l’athéisme est présenté comme l’aboutissement des perfectionnements de
l’examen de conscience, de l’introspection, donc du — christianisme ! en ce domaine, les analyses
nietzschéennes de l’évolution de la culture occidentale ne sont pas très éloignées des renversements
dialectiques d’une Phénoménologie de l’esprit. Si ce n’est que le but n’est pas assuré : pas de
téléologie certaine, pas de progrès total sûr (apodictique en apparence, assertorique dans le fond),
pas d’optimisme qui conduise aux utopies les plus barbares… Tout reste à faire, à risquer ! La
question que pose Zarathoustra est celle-ci : Que pouvez-vous vivre de plus grand ?
Was ist das Grösste, das ihr erleben könnt ?
Poser en soi l’unité multiple de tous les vivants, voilà une des plus grandes audaces sans
doute ; dans des temps de peur et de repli sur « soi » (quel gouffre ouvre le malentendu au sujet de
ce mot), oser s’abandonner à la vie paraît inconvenant, stupide, — la peur la plus animale blâme
dans la bouche de l’homme le plus cultivé cette expérience par laquelle on sort de nos yeux, pour y
mieux revenir, cette audace qui veut la perte de soi : l’homme le plus cultivé a si bien soigné sa
forme qu’il tient plus à elle qu’au monde. Certes, il faut s’aimer, d’abord ! car sinon vous ne saurez
rien aimer d’autre. Mais il faut se mépriser, passer outre ce « soi-même » passager, pour se trouver
38

soi-même, se créer, il faut s’oser ! l’homme le plus cultivé est trop fier pour devenir grand, trop
soigné pour vouloir la maladie qui sanctifiera sa santé, il est « quelqu’un », il trouve en sa gloire son
châtiment : il ne sera rien d’autre.

Notre aspiration au sérieux est cependant de tout


comprendre comme étant en devenir, de nous renier en
tant qu'individu, de voir le monde par le plus d'yeux
possible, de vivre dans des impulsions et des
occupations susceptibles de nous former des yeux, de
nous laisser temporairement entre les mains de la vie... 39

38 C’est l’heure du grand mépris : “Das ist die Stunde der grossen Verachtung. Die Stunde, in der euch auch
euer Glück zum Ekel wird und ebenso eure Vernunft und eure Tugend.“ Z II 12 “Von der Selbst-Ueberwindung“
39 § 11-141, CM, 2229, P. 494

29
Ce dépassement de l’individu se réalise à travers la figure que toute l’œuvre de
Nietzsche élabore comme son fruit le plus précieux, une image de lui-même, de ses pairs, ses
« amis » désirés et inventés, ses frères. Cette image contient de nombreux traits, c’est une esquisse
incomplète, ouverte : elle doit laisser la place à sa réalisation, elle doit s’abolir comme image. C’est
pourquoi, si poésie est création d’images qui se substituent à la réalité, il n’est pas un poète, si ce
n’est au sens du verbe allemand Dichten, qui comme le rappelle M. Haar dans une analyse du style
aphoristique, signifie densifier, épaissir. Ce style « exige un nouveau type de lecteur… actif et
inventif » , et l’action la plus haute, ne serait-ce pas de devenir ce que nous sommes, de créer un
40

pont entre nous et la plus noble nature dont nous sommes susceptibles ?
La critique du monothéisme et des morales réductrices, négatives, est l’ouverture d’une
possibilité pour l’homme de s’approcher d’une nouvelle divinité, plus, ou moins, humaine, selon le
sens qu’on donne à ce mot. La poésie est un moyen de « séduire les sens en faveur de la vérité que
[Nietzsche] veut enseigner. » Celle-ci n’est pas un absolu métaphysique, mais l’exigence d’une
noblesse qui reste à créer, qu’il s’agit de vivre. C’est ainsi, semble-t-il qu’on doit entendre son
interprétation « psychologique » de l’évangile : « Que signifie « bonne nouvelle » ? La vie
véritable, la vie éternelle est trouvée, — on ne la promet pas, elle est là, elle est en vous : c’est la vie
dans l’amour, dans l’amour sans exception et sans exclusion, sans distance.  » 41

Un tel amour universel est par ailleurs l’objet de critiques comme manifestation
décadente , mais c’est celui qui s’adresse aux faibles et qui provient de notre propre faiblesse, la
42

pitié qui voudrait supprimer toute souffrance parce qu’on a peur de souffrir. Tandis que l’amour en
ce sens affirmatif ne se soucie pas du mal et n’érige pas la souffrance en valeur ultime, même pour
les autres, car l’homme qui souffre est « quelque chose qui doit être dépassé. » Faire trop grand cas
de la douleur des « autres », c’est s’affaiblir et cautionner leur malheur, s’y intéresser, c’est déjà
légitimer les plaintes, autoriser le pessimisme, préparer de loin le nihilisme.
Se pencher sur ces textes où, précisément dans l’Antéchrist, la figure originelle du
Christ se dégage des impostures qui se sont édifiées avec une terrible ironie à l’ombre de son nom,
c’est une manière de penser une synthèse concrète des idées ici mises en jeu. Car ce personnage,
dans la perspective qu’en présente Nietzsche, est située d’emblée et souverainement dans la vie, et
la « sienne » possède cette unité de style, cette « répétition d’une expérience caractéristique » qui
forme le « caractère  ». Or, l’abandon d’un absolu qui précéderait et dirigerait le monde, c’est la
43

possibilité de l’émergence d’un éclair à la lisière de l’humanité, c’est une brèche pour l’idéal de
l’Übermensch. Puisqu’il est si éminemment difficile à saisir, nous regarderons quelques uns de ses
traits dans le tableau fait dans la distance d’une « amitié stellaire », d’une intelligence si haute qu’il
n’importe pas d’être ennemis en cette vie…
La « foi » dont parle Nietzsche est d’un genre très particulier, et il n’est pas inutile de la
rappeler ici, dans la perspective d’une compréhension de ce que peut représenter l’unité d’une vie.
C’est avec cette écoute extraordinaire qu’il recueille les fragments de « ce grand symboliste »,
« l’homme le plus noble. » Ainsi, cette foi
44

ne se manifeste point, ni par des miracles, ni par des promesses de récompenses, ni


même par l’Écriture : elle est elle-même, à chaque instant, son propre miracle, sa
récompense, sa preuve, son « Royaume de Dieu». Cette foi ne se formule pas - elle vit,
elle se défend des formules.

Il ne paraît pas sans objet de mentionner quelques uns de ces textes qui, s’écartant de
l’image simplifiée et polémique d’un penseur « anti-religieux », montrent quelle profondeur de
40 PDN 194
41 L’Antéchrist, § 29
42 ibid. § 30
43 PDB&M § 70
44 Œ I 652, PDB&M § 475

30
compréhension, quel intérêt vital et personnel, quelle implication étaient à l’œuvre dans sa vision.
Car on n’opère pas une « transvaluation » de ce qu’on ignore ; et il ne s’agit pas ici de savoir, mais
de vivre les idées les plus nobles de l’intérieur. Les mots doivent avoir assez de force et de ruse
pour se faire oublier, pour qu'on veuille les oublier. Derrière eux, ceux du grand symboliste, on
retrouve :
L'instinct profond pour la manière dont on doit vivre pour se sentir "au ciel", afin de se
sentir "éternel"... cela est la réalité psychologique de la « Rédemption ». — Une vie
nouvelle, et non une foi nouvelle... 45

Manière dont on doit vivre : qu’est-ce d’autre que l’éthique ? L’essentiel est ce qu’on
vie, plus que ce en quoi on croit ou ce qu’on « pense », sans parler de ce qu’on sait ou de ce qu’on
« possède », bien que tout cela en fasse partie. Qui pourra nier que Vivre soit le critère le plus
significatif, la catégorie la plus large, une fois saisi le fait qu’en elle tous ses contraires sont suscités,
intensifiés, dépassés ?
Pour compléter le portrait ici ébauché, qui se veut plutôt un miroir qu’un portrait, il faut
bien voir son rapport à la parole. La grande ironie de l’histoire, c’est qu’on a érigé en signataire de
la Parole celui qui s’en jouait, en dépositaire des dogmes les plus dogmatiques celui qui avait le
moins la notion de ce que cela pouvait vouloir dire : ta Biblia, les livres par excellence sont fondés
sur l’un des hommes vivants qui étaient le plus étranger à toute vanité d’écrire, de publier,
d’imposer, de démontrer…
Qu'aucune de ses paroles ne doive être prise lettre, voilà, pour cet antiréaliste, la
condition pour pouvoir prendre la parole. Parmi les Hindous, il se serait servi des idées
du samkhya, parmi les Chinois de celles de Lao-Tseu - sans y voir de différence. Avec
quelque tolérance dans l'expression, on pourrait appeler Jésus « libre esprit », - il ne se
soucie point de tout ce qui est fixe : la lettre tue, tout ce qui est fixe tue. L'idée,
l’expérience de la vie, comme seul il les connaît, répugnent chez lui a toute espèce de
lettre, de formule, de loi, de foi, de dogme.46

L’essentiel chez lui est « le sentiment d’éternité et de transfiguration  », devant lequel
47

tout le reste pâlit. Ce fils de l’Homme ne représente-t-il pas un stade qui ne se soucie plus de
l’homme dont il vient ? Il a la force de vivre selon le mépris de la grande affirmation ; « il ne sait
pas nier », il ne fait aucun discours,
Il ne parle que de ce qu'il y a de plus intérieur « vie », ou « vérité », ou bien
«  lumière » sont ses mots pour cette expérience intérieure, - tout le reste, toute la
réalité, toute la nature, le langage même, n'ont pour lui que la valeur d'un symbole.

*
En guise d’appoggiature finale, nous pensons pouvoir dire que dans cette œuvre,
« L’art n’est plus le but de la vie  », comme l’écrit Kazantzaki en commentant sa relation intérieure,
48

ardente à Nietzsche. C’est le contraire, presque, qui est vrai ; et si nous songeons à la tension qui
s’est créée entre l’homme et son idéal par la recherche sans compromis de cette pensée, cette vision
qui, de Dionysos à la figure énigmatique du surhumain, ouvre avec fracas de nouveaux lointains aux
esprits hardis, nous verrons comment toutes les multiplicités, tous les éclatements des doutes
viennent se briser sur les flancs d’une certitude immense et profonde comme le monde. Car « le
monde est profond », et ce monde n’est pas matière, mais volonté de puissance, « jeu de forces,
ondes de forces, à la fois un et multiple… monde dionysien de l’éternelle création de soi-même »,
45 L’Antéchrist, § 32
46 ibid.
47 ibid. § 34
48 Lettre au Gréco, 328

31
ainsi le veut notre puissance d’interpréter le monde, qui est la seule instance à poser la réalité, à en
« décider », alors qu’elle dépend de l’ensemble du monde. Aussi, cette création est une avec la
destruction, la déformation, et rien n’est hors du tout. Qui pourrait juger le tout ? Du reste, la
musique existe, donc la vie n’est pas une erreur. Mais en est-elle le « contraire » ? Elle est joie en
son fond, qui peut nous apparaître par la brèche de l’art. Son élément dionysiaque nous montre
« que la joie peut naître de l’anéantissement de l’individu », et partant, « l’éternité de la vie par delà
tous les phénomènes et en dépit de tous les anéantissements.  » Même si l’on abandonne un
49

vocabulaire, un style, lié à certaine vision du monde, celle-ci ne contient-elle pas la plus puissante
des certitudes, la plus haute et indéfectible joie ? Qu’importe la « survie » de cette « âme » qu’on
dit nôtre par un égoïsme puéril, qu’importe la « vérité » ontologique de telles pensées, qu’importe
nous-mêmes, devant l’immensité d’une telle perspective, l’intensité d’une telle vision ?

49 NT § 16, 100

32
II
La littérature comme unification de la vie
A Révolte et roman  : Proust et la recherche de l’unité

Toute cette étude aurait largement pu être remplie par celle des analyses de Camus. Car
il suggère, après avoir dégagé les implications les plus profondes de la " fièvre de l'unité " qui peut
aboutir " à l'adoration du ciel ou à la destruction des hommes ", mais aussi " à la création
romanesque, qui en reçoit alors son sérieux " (324), que cette " recherche de l'unité " pourrait être
étudiée dans " le roman français d'analyse, et chez Melville, Balzac, Dostoïevsky ou Tolstoï. " Il se
content d'une " courte confrontation de deux tentatives " opposées, celle du roman américain de son
temps, et celle de Proust. Nous avons quelque peu suivi sa ligne, son esprit, sinon sa méthode et sa
clarté remarquable.
L’expérience du temps, le lien entre la contingence du présent et le caractère atemporel
du passé par l’identité du souvenir, telles sont les principales données analysées par Camus.
« Proust réunit, dans une unité supérieure, le souvenir perdu et la sensation présente... » C’est à
1

partir de cette plongée dans le passé que s’élabore l’immense travail d’unité, qui est l’œuvre même
de l’artiste, dont il fait partie intégrante.
A cet égard, "Le Temps retrouvé, qui rassemble un monde dispersé et lui donne une
signification au niveau même du déchirement," est le paradigme même de la dimension unifiante de
l’art, son illustration la plus pure, et la plus directe. Selon lui, le principal mérite de Proust, « sa
victoire difficile, à la veille de la mort, est d'avoir pu extraire de la fuite incessante de formes, par
les seules voies du souvenir et de l'intelligence, les symboles frémissants de l'unité humaine. »
L'œuvre de Proust est le déploiement monumental de quelques intuitions fugaces et
terriblement fragiles. Le temps, et la mémoire, sans laquelle il n'est rien, voilà sous quels voiles il a
cherché, aimé et contemplé la vie. C'est sur ce mode, dans ce domaine sans bornes, qu'il l'a vécue.
Et il sentait la profondeur ce son travail avec une difficile lucidité, comme sa dissertation sur les
mondes de l'art dans la Prisonnière en témoigne.
Ampleur et vanité de la création littéraire ? Celle de la vie même, exubérance de la vie,
dont les fantasmagories de tous les Dali, de tous les Néron, ne sont que des reflets timides. On
affirme que les artistes veulent remplacer Dieu, et sans poètes, les hommes n'auraient peut-être pas
eu de dieux.
Mais qu'est-ce qu'un dieu sinon une unité hypostasiée ou personnifiée ? Une portion du
réel dont l'homme fait un tout, un fragment étendu à l'infini, un mot lancé assez fort pour que son
écho semble éternel — les divinités sont bien nos créations les plus audacieuses et les plus fortes.
Progrès, Argent, Bonheur, voilà aussi des dieux, plus vulgaires sans doute que Liberté, Foi, Amour,
mais plus puissants dans le cœur de tous ceux qui leur dressent de larges autels. Il n'est pas besoin
de chercher loin pour trouver chez l'homme des dieux, il n'est empli que de cela. A commencer par
son moi, qui est la glaise et le modèle de tous ses successeurs. Et ce dieu a sa foi inconditionnelle,
irréfléchie, sûre d'elle-même, intransigeante, et souvent fanatique. Chacun y croit, tous l'aiment,
presque nuls ceux qui doutèrent un instant de son existence ou des dogmes qu'on véhicule à son

1 HR p. 333

33
sujet ; et pourtant qui ne serait en peine de définir Qui il est ? Le Moi est d'autant plus puissant qu'il
est invisible, d'autant plus omniprésent qu'il est discret, et il faudrait peut-être moins le comparer à
Zeus qu'à Hadès. Car il soutient obscurément les fondations de notre monde conscient.
Emettons cette hypothèse : le moi ne ferait pas originellement partie de la conscience. Il
en est un objet occasionnel et presque anormal ; le champ de la représentation ne serait habité que
par une multitude d'images du moi. Le moi véritable, dégagé par le travail d’élucidation de la
littérature, est bien autre chose, il faut se plonger dans les profondeurs de la vie spirituelle, dont « la
lecture, note Proust dans sa préface à Ruskin, ne constitue que le seuil. »
Or, pour atteindre la dimension réelle de cette vie interne qui dort en chacun et se
développe selon une singulière alchimie, il faut une tentative totalement engagée d’élucidation, qui
implique un minimum d’activité, et c’est l’art, et c’est l’écrit, à travers les modalités infinies que
tout homme choisit ou laisse se choisir dans son action sur le monde. Dans sa réflexion des beautés
du monde, telles qu’elles se gravent à sa surface mobile. Le beau est presque effet secondaire,
symptôme de la recherche de soi-même. Proust, figure de sage de l’intériorité sans compromis qui
répond au précepte de Delphes sans atermoyer ni tergiverser. Ses mots s’accumulent dans une
architecture savante et délicieuse — mais pour mieux aller au-delà, vers ce moi qui est l’enjeu
central, cette vie réelle qui est en définitive le seul absolu humain, le seul qui nous soit accessible.
Il désigne à plusieurs reprises « ce moi-là », nimbé de quelque indissoluble mystère, puisque nul ne
le peut exhumer à la place d’un autre, et dont il dit seulement : « c’est au fond de nous-même, en
essayant de le recréer en nous, que nous pouvons y parvenir. » Là apparaît en toute clarté le lien
entre la force créatrice de l’art et la recherche de l’unité ; si même elle n’existe pas, l’artiste a tout
droit de l’inventer. Et un tel moi s’atteint à travers la beauté, médiatrice suprême, éclat du vrai en
nous.
Or, le fait d’atteindre ce point central n’est en art qu’un symptôme de ce qui est plus
profond encore, qui trouve là son expression la plus adéquate, mais s’étend à tous les domaines de la
vie humaine. Nous ne pouvons donner que des passages trop courts des analyses brillantes de
Camus, mais assez éclairantes par elles-mêmes.

«  Les êtres s'échappent toujours et nous leur échappons aussi ; ils


sont sans contours fermes. La vie de ce point de vue est sans style.
Elle n'est qu'un mouvement qui court après sa forme sans la trouver
jamais. L'homme, ainsi déchiré, cherche en vain cette forme qui lui
donnerait les limites entre lesquelles il serait roi. Qu'une seule chose
vivante ait sa forme en ce monde et il sera réconcilié ! 2

Plus encore, à travers le déchirement même on entrevoit l’unité, car c’est elle qui,
comme une obsession infinie, provoque cette déchirure qui travers et définit la condition humaine…

«  Il n'est pas d'être enfin qui, à partir d'un niveau élémentaire de


conscience, ne s'épuise à chercher les formules ou les attitudes qui
donneraient à son existence l'unité qui lui manque. ... Il ne suffit
pas de vivre, il faut une destinée, et sans attendre la mort. Il est donc
juste de dire que l'homme a l'idée d'un monde meilleur que celui-ci.
Mais meilleur ne veut pas dire alors différent. Meilleur veut dire
alors unifié. Cette fièvre qui soulève le cœur au-dessus d'un monde
éparpillé, dont il ne veut cependant se déprendre, est la fièvre de
l'unité.

Ces jugements suffiraient à eux seuls à légitimer la portée « métaphysique » de notre


2 l'homme révolté 327

34
investigation (et j’entends métaphysique au sens « existentiel » qu’il me semble avoir pris à partir
de Schopenhauer)
«  Loin d'être morale ou purement formelle, cette
correction vise d'abord à l'unité et traduit par là un
besoin métaphysique.
Ce processus, cet axe de la vie humaine, aboutit à l’art, comme elle peut déboucher sur
« l’adoration du ciel ou la destruction des hommes ».

« Qu’est-ce que le roman, en effet, sinon cet univers


où l’action trouve sa forme, où les mots de fin sont
prononcés, les êtres livrés aux êtres, où toute vie
prend le visage du destin. Le monde romanesque
n’est que la correction de ce monde-ci suivant le
désir profond de l’homme. 3

C’est de là que le projet artistique, cette activité retire « tout son sérieux », et sa
dimension vitale pour l’homme. C’est l’expression la plus pure et la plus profonde de ce qu’il
nomme Révolte, et que nous nommons autrement.

B Écrire ou la vraie vie


(Apparition du beau)

Car le visage le plus éclatant, le plus humain, le plus proche, de l’absolu, n’est-il pas la
beauté ? Et c’est sans doute le moins totalitaire des absolus, le plus doux — quoique puissant — le
4

plus intimement impérieux, le plus humain. Son sein de pierre est mortel, mais pour les rares qui
ont la force d’y mourir. Pour le commun des hommes, le beau est un agréable de qualité, un luxe,
signe de luxe, une marque du goût… candide et grotesque inversion : si le kitsch, comme l’écrit
Kundera, est l’antichambre de l’immortalité, on peut dire qu’il doit y avoir foule en cette pièce. Le
beau joue un rôle indéniable dans la relation de l’homme à l’œuvre d’art, aussi bien dans la création
que dans la « consommation » ; il est médium, but sans doute, voire substance de toute l’aventure.
Encore, il sera moins important de donner une définition péremptoire du sujet de l’Hippias majeur,
que de faire intervenir sa force propre et « existentielle », différente pour chacun, et tout autant
irréfutable. Ayez l’idée que vous voudrez de la beauté, cela ne fait rien à l’affaire, mais il est
essentiel que vous la sentiez le plus puissamment possible. Nabokov écrivait en postface à Lolita :
« For me a work of fiction exists only insofar as it affords me what I shall bluntly call aesthetic
bliss », jugement aussi personnel qu’engagé, et que nous considérons comme presque fondamental.
« Pour moi, une œuvre romanesque n’existe que dans la mesure où elle me procure ce que
j’appellerais, de façon abrupte, une félicité esthétique, » ainsi caractérisée, « a sense of being
somehow, somewhere connected with other states of being where art (curiosity, tenderness,
kindness, ecstasy) is the norm. » Or, lorsque nous parlons de « déchirement de l’existence », nous
n’avons pas autre chose en vue que ce point où la trame compacte et coutumière de la conscience
ordinaire s’entrouvre sur d’autres états de l’être où nous vivons d’une vie plus intense. Nous avons
fait choix, (autant qu’existe cette fiction), d’employer des mots violents, des ruptures et des licences
pour faire émerger d’une manière nouvelle ce qui nous semble le plus important, et qui fut déjà dit,
mais reste recouvert par l’ensemble du monde et des textes, et par la prudence même des discours
où ces éclats sont contenus. Proust venait à

3 l'homme révolté, 328


4 Idée brillamment développée par H. G. Gadamer, dans Vérité et méthode, III, entre autres à partir de Platon.

35
« … cette conclusion que nous ne sommes nullement libres devant l’œuvre d’art, que
nous ne la faisons pas à notre gré, mais que, préexistant à nous, nous devons, à la fois parce qu’elle
est nécessaire et cachée, et comme nous ferions pour une loi de la nature, la découvrir. Mais cette
découverte que l’art pouvait nous faire faire, n’était-elle pas, au fond, celle de ce qui devrait nous
être le plus précieux, et qui nous reste d’habitude à jamais inconnu, notre vraie vie, la réalité telle
que nous l’avons sentie […] » (TR 239)
Du reste, on connaît assez bien les paroles justement célèbres sur la « vraie vie », qui est
l’objet exact de cette étude ; car unité de la vie signifie lien avec l’ensemble du monde et des
vivants, mais d’abord celle de notre propre vie, qui nous échappe dans le déroulement ordinaire de
nos années, parce qu’on ne peut accéder à l’intuition de la première sans la mise en lumière de la
seconde. La métaphores, ou théorie, des mondes particuliers que chaque artiste nous donne à voir 5

semble aller à l’encontre d’une thèse sur l’unité de la vie ; mais la réflexion fait apparaître au
contraire que cela ne prouve autre chose que la richesse de cette vie, qui, dans l’espace des âmes se
déploie avec une multitude de nuances et de beautés inépuisable. Et, quoique totalement
individuelle en chaque œuvre, cette vie compose une sorte de communauté supérieure par le fait
qu’au-delà des siècles et des cultures, d’autres hommes puissent capter et goûter « leur rayon
spécial ». Je pense aussi à ce que suggère Socrate lorsqu’il répond à Calliclès : « Si les impressions
des hommes (pathos) n’avaient rien de commun, chacun ayant la sienne, il ne serait pas facile de
faire comprendre à l’autre ce qu’on éprouve soi-même. » (Gorgias, 481d)
Qu’on puisse s’entendre, qu’on puisse aimer l’œuvre d’hommes si différents de nous,
même si cela était l’exception, laisse penser qu’il existe quelque harmonie préétablie des âmes, du
moins dans le domaine de l’art. Évidemment, cela n’est pas à entendre en un sens leibnizien, à
moins que telle soit la sensibilité, mais le « fait » demeure, et demeure vivant ; intersubjectivité
fondatrice, dirions-nous. Nous vivons tous une vie absolument particulière et unique, peut-être,
mais tant qu’elle n’est pas vécue et connue par la littérature (au sens large d’exigence spirituelle
créatrice), elle nous reste obscure et lointaine, sans parler des autres ! Aussi la vie la plus unique
est-elle en même temps la plus accessible aux autres hommes, car elle sera passée par la cornue
lente de la traduction artistique, et s’offre ainsi aux regards de tous ceux qui auront le cœur de les
tourner vers ses profondeurs.

Et tout lecteur, tout amateur d’art, sait à quel point ses contemplations ont contribué à
former son âme uniquement, ou, si l’on veut, à dégager son unicité si précieuse. Nous voyons donc
une dialectique s’esquisser entre la réalisation d’une œuvre qui contienne et révèle l’unité cryptée de
notre vie, et la lecture (pour rester dans l’écrit) qui, nous faisant entrer dans ce monde original, nous
indique par un oblique reflet la grandeur de notre propre existence. Parfois, ce sentiment est si
violent d’exactitude que, par une parenté brusquement dévoilée, nous sentons à la fois le lien à cette
individualité qui est allé au bout de son élucidation et l’ipséité délicate de notre âme, qui reste
enfouie frileusement dans les plis timides de notre expérience à la surface de cette terre.

«  La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par


conséquent réellement vécue, c’est la littérature ; cette vie qui, en un sens, habite à
chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l’artiste. Mais ils ne la voient
pas parce qu’ils ne cherchent pas à l’éclaircir. »

Ainsi, l’art étant le développement des « innombrables clichés » qui encombrent notre
passé, il permet de retrouver « cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue, et
qui est tout simplement notre vie. » C’est là que Proust voit la « grandeur de l’art véritable », qui
unit tous les hommes, soit qu’ils se contentent de porter les germes de leur réalité, sans pouvoir en
5 « autant il y a d’artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns
des autres que ceux qui roulent dans l’infini… » TR ibid.

36
déployer toute la richesse, soit qu’ils s’astreignent à l’ascèse d’une éclaircie laborieuse, tournée vers
la profondeur et aboutissant à la beauté.
Camus encore : « Le roman fabrique du destin sur mesure. C’est ainsi qu’il concurrence la
création et qu’il triomphe, provisoirement, de la mort. » Et qu’il affirme la vie, en lui conférant la
forme qu’elle recherche désespérément, son unité. Or, cette forme et cette unité ne sont pas
abstraites ; au contraire, ce sentiment d’une vie parvenant enfin à son unité est peut-être en
définitive la seule chose qui ne soit pas abstraite, car elle n’est retirée de rien, elle ne se retranche
point. Seule la vie une n’est pas coupée d’elle-même, parce que, condensée en un point indivisible,
celui de la sensation ou du souvenir, elle peut alors se retrouver partout et chez toutes, sans cesser
d’être ce qu’elle est. A la rigueur, on peut la dire « extraite », comme une sécrétion alchymique, un
produit mystérieux de nos profondeurs, mais dont on ne savait rien ou presque avant de la mener au
jour. Proust écrivait : « chaque jour j’attache moins de prix à l’intelligence. » C’est ailleurs qu’il a
dû trouver la profondeur dernière de sa vie, dans ce que Schopenhauer appelle « la richesse
inépuisable de l’intuition » (sensible), toujours vivante et vraie.
Que cette vie sereinement dionysiaque n’apparaisse pas comme une évidence à chacun, ce
n’est nullement une objection contre son « existence » ou son caractère absolu de « réalité
première » ; pas plus que les grincheux qui n’aiment pas la musique ne forment une opposition
valide à son encontre, comme dit Bergson en parlant de la mystique. Cette unité est obscure,
indistincte, mais elle nous reste inconnue tant que l’art ne nous aide pas à la ramener au jour. Les
hommes se sentent pauvres et tristes parce que trop souvent, les richesses de leur océan restent dans
le secret de ses profondeurs outremer.
Bien plus féconde que l’encre docile et monotone : la sève rouge et chaude des hommes
vivants, rebelles, contradicteurs par plaisir ; il vécut plongé dans la vie de son temps. Hegel expose
qu’il tira son idéal « de la vie éthique grecque elle-même », et de rien d’autre. 6

La connaissance intellectuelle reste extérieure, superficielle. Elle est, comme telle vraie,
comme apparence, mais se méprend lorsqu’elle s’érige en norme universelle hors de son domaine
propre. Elle est issue de la vie elle aussi, elle en est comme un organe malade, rétrograde, et par
cela même très raffiné ; Schopenhauer comparait le système nerveux à un parasite de l’organisme.
Mais tous ces jugements qui peuvent être portés sur l’intellect sont ici à rapprocher de la question de
la vie : comment il est fondamentalement artiste, par sa disposition à dissimuler, déguiser, orner, et
comment il peut être en même temps l’ennemi de l’art. « Nous vivons assurément, grâce au
caractère superficiel de notre intellect, dans une illusion perpétuelle : nous avons besoin, pour vivre,
de l’art à chaque instant. » Le mental tient une place ambiguë et stratégique entre les concepts ici
7

en jeu : artiste qui s’oublie, et qui condamne l’art en tant que tel pour son imprécision, après s’être
péremptoirement détaché de lui ; il est par ailleurs « utile à la vie », et pourtant freine à un certain
point l’essor de la volonté de puissance. Mais il faut voir que la vie qu’il sert et celle qu’il
contrecarre sont essentiellement différentes. Et précisément, la pensée constitue la frontière fragile
qui sépare ces deux vies, son orientation est la perspective qui passe de l’une à l’autre.
Que peut dire un vivant particulier de cette vie dont il est, en quelque sorte, un fragment
? En tout ce qu'il en dira, n’est-ce pas la vie elle-même qui se jugera à travers lui, à partir d'un point
de vue singulier ? Il y a cette hypothèse que "la" vie ne soit autre chose que le jugement de tels
8

vivants concret. Pluralité de vies, c'est une évidence. Mais pourquoi les désigner alors du même
nom ? Unité du vivre, c’en est une autre, plus « absurde », moins confortable, bien moins simple.
Assumer l’unité de ce qui est disparate, voilà qui demande force, et qui donne la paix. Poser que
l’autre vivant est en moi, qu’une part imperceptible de moi est en lui, c’est courage, générosité,
6 PPD préface.
7 LP § 51
8 Zola a écrit : « Une œuvre d’art est un coin de la création vue à travers un tempérament.  » Idée plus
largement développée par Maupassant, P&J.

37
lucidité pratique. Folie qu’il convient de louer.  des mystères. Il n’y a plus de morale qui
tienne, plus d’immoralité surtout. Car tout masque tombe, sans perdre sa beauté. Et le mal aussi est
un leurre. Ici-bas, il poursuit sa ronde, alors il faut fuir, — entend Théodore. Ici-bas est le règne
des vivants séparés et opposés. Là, la vie des dieux, qui brille de l’unité multiple de l’harmonie.
Mais nous avons appris à ne pas fuir la terre, à l’aimer, et trouver là tout ce à quoi aspire notre
cœur. Nectar : fusion de l’essence de chaque être. Ivresse que cette vérité inextinguible. L’ivresse
des banquets humains est promesse, flou des distances, oubli de soi, des conventions humaines, de
tout ce qui n’est pas la calme ivresse du Tout. L’ébriété est l’extase du peuple.
Il y a plusieurs modèles pour penser ce rapport entre cette partie et ce tout, pour
l’illustrer, se le représenter, mais cela est déjà peut-être une erreur, en tout cas une impasse. Vers
quoi débouchera une pensée qui va à l’aventure vers ce qui, absolument, l’englobe ? Il faut à tout le
moins tenter comme des expériences vécues avec la plus grande extension dont nous sommes
capables, de ressentir ce qui nous semble si familier, si évidemment nôtre, comme parcelles d’une
totalité de vie qu’aucun nom ne saurait contenir. Ce serait là pratiquer une “expérience extérieure”;
opposant à Bataille cet essai de ressentir notre intériorité la plus propre comme éparse partout
“autour” de nous, là dans le monde. Ici, plus d’ici, là, où localiser une intériorité ? Combien
naïvement nous situons le dehors en gros autour des limites de notre corps, de notre peau ; et le
dedans doit se contenter du maigre volume enclos par environ 2 m 2 de tissu organique.
Remarquable aussi à quel point nous localisons spontanément notre conscience dans notre tête, vu la
concentration d’organes sensoriels et phonatoires, voire, également la poitrine, et notre cher cœur,
9

 central chez les Grecs, comme pour la plupart des civilisations.
Impossibilité de localiser le moi... de tracer les frontières de “notre” vie. Notre
sensibilité est approximativement coextensive au corps propre, mais il suffit d’une anesthésie locale,
d’une paralysie, voire d’un engourdissement passager, pour qu’une de ses parties soit
“déconnectée”, hors d’emprise, mystérieusement et irrévocablement boutée hors de nous. Et cela
est tout aussi flagrant pour la motilité. Qu’on place l’ego dans le corps ou dans l’esprit, il se fuit, se
manque, se délite ou se trahit à l’occasion — mais qu’est-ce qui échappe à quoi ?
C’est là que l’art entre en jeu, jouant sur les ambiguïtés de cet écart, même si la
littérature ne saurait sans doute constituer la réponse ; précisément, elle dissipe les questions en nous
dispensant du besoin de réponse. Mais chaque poète délivre une vision du monde, une expérience
qui n’est pas un point de vue, la saveur d’un parcours qui n’est pas une méthode.

C Pureté de Paul Valéry.


Je m’abandonne à l’adorable allure : lire,
vivre où mènent les mots. 10

« La poésie sur le papier n’a aucune existence. » Valéry la compare à l’animal empaillé
sur un rayon. Existence implique extériorité, manifestation ; or, le livre est latence. Le volume doit
être développé, il est pli. Il porte le poème comme une promesse, le délivre comme un don. La vie
y est enclose, — graine tout simplement. Floraison dans toutes les terres de nos cœurs, dans les
terreaux des têtes rencontrées sur les voies du monde. Intermittence de la poésie dans les pages des
livres, tournées par le vent…
« Elle n’existe que dans 2 états —
à l’état de composition dans une tête qui la rumine et la fabrique ;

9 Pages étonnantes de Proust sur les « intermittences » de ce cœur, « qu’on devrait pouvoir nous retirer
chirurgicalement », ce « petit organe » qui, sujet à certaines maladies, devient « infiniment impressionnable à tout ce
qui concerne la vie d’une certaine personne ». (La prisonnière, p. 324 Ed. GF)
10 « L’amateur de poèmes », P 38

38
à l’état de diction. »11

C’est clairement et doublement la situer dans l’energeia, l’acte, la vie. Dynamique de la


création, et vitalité de l’oral. On pense aux Grecs, qui trouvaient étrange qu’on pût lire sans parler.
C’est « antisocial », mais aussi contraire à la poésie. (Homère ne se lit pas, il se déclame. Le papier
est tombeau, corps de l’art, qui est ailleurs, et n’a où poser sa tête.) Toujours elle s’éploie dans
l’espace d’une conscience vive, à même le corps, à même le monde vécu. « Si je regarde tout à
coup ma véritable pensée, je ne me console pas de devoir subir cette parole intérieure sans personne
et sans origine. »12

Qui se joue et circule sans habitude, sans origine et sans nom ? QUI
interroge ? Le même répond. Le même écrit, efface une même ligne. Ce
ne sont que des écritures sur des eaux. 13

Au cœur de sa poésie, question du plus profond, de l’aube, du pur sujet, de qui dit, de ce
qui s’efface par trop de pureté. « En général, la croyance nécessaire pour être intérieurement quoi
que ce soit de défini me fait totalement défaut. » Un culte du moi, hymne constant à un moi pur et
14

beau, Narcisse orphique — mais à un moi qui échappe sans cesse, et qu’on a renoncé de chercher.
(Il n’est d’ailleurs du Narcisse que des fragments). Il se satisfait du miroir inconsistant, de la
surface des eaux qui ne retient rien, et ne contient pas même son image. Cruel Héraclite !
Est-ce vivre ? … O désert de volupté pâmée
Où meurt le battement faible de l’eau lamée,
Usant le seuil secret des échos de cristal…
15

Poésie toute pétrie de question, et du refus d’une réponse tentante, d’un arrêt par l’idée
sûre du flot de la pensée et de son aventure. Recherche et revendication de l’équivoque. Et cela à
l’intérieur d’un projet général d’une précision méticuleuse, d’un perfectionnement interminable de
la forme, d’un travail impitoyable sur le moindre mot, la moindre harmonie sonore.
La Jeune Parque, l'embarrassant, refusant la placide hauteur de la Muse, le docile silence
d’une incompréhension teintée de respect, dit à son philosophe :

Mortels, vous êtes chair, souvenance, présage ;


Vous fûtes, vous serez  ; vous portez tel visage :
Vous êtes tout  ; vous n’êtes rien,
Supports du monde et roseaux que l’air brise,
Vous VIVEZ… quelle surprise !…
Un mystère est tout votre bien,
Et cet arcane en vous s’étonnerait du mien  ?
Que seriez-vous si vous n’étiez mystère ?
Un peu de songe sur la terre,
Un peu d’amour, de faim, de soif…

Énonciation qui se veut suprême et refuse de l’être, mot définitif à l’humaine énigme,
qui l’ouvre sans espoir de l’abolir. Les poètes toujours ont fait parler les dieux ; par leur voix
terrible seule, les mortels peuvent dire aux mortels leur fait, et poser la beauté implacable de leur
faix, ayant de l’inconnu et des larmes ôté cet aspect de linceul. « Magnifie, ô mon âme, celui que Je
11 ES 149, 1944, xxviii, 512
12 « L’amateur de poèmes »
13 ES XIX, Agathe
14 ES 190, 1932, xv, 711
15 Féerie, in Album de vers anciens, Poésies.

39
Suis, et qui devra dire dans un éclair de flamme le Vrai étincelant que chaque esprit poursuit. »
Prière simple, tue, et sacrée, des fils d’Orphée, dont le monde humain est le secret effet. Devenus
trop grands par le Songe très pur où scintille le temps, ceux qui devaient Parler gravèrent le plus dur
des marbres où le Savoir attend.

Et vous partageriez le pur destin des bêtes


Si les Dieux n’eussent mis, comme un puissant ressort,
Au plus intime de vos têtes,
Le grand don de ne rien comprendre à votre sort.

Considérer l’inintelligible comme tel — c’est ce que Raymond Queneau retenait de


Hegel, parmi nombreuses spéculations fertiles. Le grand don, ouverture dans le « pur destin » de
toutes choses, qui sont infiniment transparentes, opaques à force de laisser passer le monde à travers
elles. Pureté totale de la chose, qui ignore même qu’elle l’est, de la bête, chose mouvante, dont la
conscience même est inscrite docilement dans le flot du devenir.

« Qui suis-je ?  » dit au jour le vivant qui s’éveille


Et que redresse le soleil.

Première question, celle du jour et de la lucidité, clarté du rayon, allégorie physique et


première ; on sait à quel point est importante la poésie de l’aube chez Valéry. C’est aussi la
naissance de la conscience et de l’individu, le règne d’Apollon.

« Où vais-je ?  » fait l’esprit qu’immole le sommeil,


Quand la nuit le recueille en sa propre merveille.

Dernière, celle du soir et du dieu obscur, du dieu damné, et qui n’a d’autre raison ni
d’autre réponse que le rire inextinguible des Olympiens des profondeurs. La première et simple loi
de la vie est pour nous autres terrestres cette alternance sacrée du soir et du matin : Jour. L’art vit
de l’équilibre délicat et primitif entre sa force d’ombre et l’éclat de sa forme parfaite ; de cette vie
duelle, uniment duelle… Mais ces contradictions n’éclatent pas dans les vers si mesurés de Valéry,
si harmonieusement balancés que l’unité même est occultée par une pondération et un art où le
détail est trop ciselé pour que l’ensemble se détache. La vie est belle et pure, mais même la
tentation du négatif n’est que l’ébauche d’un serpent… La vie est enclose dans un équilibre d’aube
qui n’est pas loin d’une « belle âme » selon Hegel. Pour ressentir toute la puissance de la vie, il faut
plus que cette isolation du sublime, il faut l’éclat de la vitalité, du sang et de l’histoire.

D Vitalité de René Char

Je cherche la région cruciale de l’âme où le Mal absolu


s’oppose à la fraternité

André Malraux. 16

Il y a éthique. Pour l’homme qui lutte et donne sa vie aux risques d’un monde mortel, il
y a noblesse et abjection ; il y a courage dans la peur, et lâcheté dans la cruauté, il y a éthique.

16 Cité par J. Semprun, EoV, roman sur lequel toute une étude est susceptible d’être menée dans notre optique.

40
Évidences, l’homme qui te tend du pain, qui achève un agonisant, porte le blessé sur son dos, meurt
d’avoir voulu éviter la mort d’un autre, dont il ignore tout.

Accumule, puis distribue. Sois la partie du miroir de


l’univers la plus dense, la plus utile et la moins apparente. 17

Loin de toute apologie de la guerre, il y a là, au seuil du terrible, au détour de la fureur,


Fraternité qui point, avec plus d’éblouissement qu’en toute paix dormante. Silence gigantesque que
le regard épuré du maquisard qui ignore celui qu’il sauve, celui qu’il tue, et celui qu’il sacrifie. Son
esprit se bande, il doit être Dense. Alacres & erecti semper. La vigueur d’un Romain n’y est pas
déplacée. Présence virtuelle de Sénèque. Le raffinement culturel non plus. Il se veut utile, il le
sera jusqu’au bout, même s’il ignore pourquoi. Il sent que le pourquoi n’est pas de mise. Résister
est insuffisant, trompeur, mais c’est l’inévitable contrepoint d’exister. Or l’un d’eux pose des
signes saxifrages au fil de quelques feuilles ; c’est qu’il survit par « la transhumance du Verbe » , 18

sceau infiniment personnel de son humanité. Il y grave autant d’exaltation maîtrisée artistement
qu’il va parmi la peur et les rumeurs du chaos :

Sur cette terre de périls, je m’émerveille de l’idolâtrie de la vie. 19

Dégager l’enthousiasme de demeures insolites, insigne de grandeur, de celles qui savent


leur petitesse. Celui qui chante la vie sur le champ de bataille des hommes ou de sa mémoire ne
craint plus la mort, parce qu’il se sent chanté par la vie. Il se sait moins « réel » (au sens où la
guerre est une réalité) et ainsi moins vulnérable. Car sa disparition ne sera pas une atteinte à la
beauté qui s’agite en lui, et perce sous ses doigts, avec la douleur des enfantements.

« Je t’aime  », répète le vent à tout ce qu’il fait vivre.


Je t’aime et tu vis en moi. 20

C’est une conscience d’inclusion, qui est toute proche de ce qu’on appelle amour quand
on le ressent sans fissure, certitude et protection ; parfois le vent nous caresse avec tant de douceur
folâtre, qu’on ne doute qu’il puisse nous dire qu’il nous aime, quand il saurait parler avec nos mots
— ou plutôt, quand on saurait l’entendre. Ce n’est pas une nouveauté que les poètes prétendent
comprendre le langage de la nature, c’est sans doute leur plus vieille revendication ; mais on les
croit sans peine, sans chicane, preuve en est cette beauté dont on a tant besoin : la beauté humaine
se renouvelle dans le bain de la nature.
De même le bonheur ; le poète a un droit sur lui, droit qu’on lui concède, comme on lui
laisse l’apanage des grandes douleurs. On lui confère l’intensité qui excède notre froideur.

Être poète, c'est avoir de l'appétit pour un malaise dont la


consommation, parmi les tourbillons de la totalité des choses
existantes et pressenties, provoque, au moment de se clore, la
félicité.21

17 FM Feuillets d’Hypnos 156


18 Argument
19 Le météore du 13 Août.
20 Afin qu’il n’y soit rien changé, 9
21 XLII

41
Définition psychologique d’une fonction qui relie son porteur au tout dans un mixte
indissoluble de joie et d’anxiété, « malaise » et « félicité », sur laquelle débouche l’alchimie interne
de ses douleurs. Ne retrouve-t-on pas le sentiment dionysiaque de la vie dans « les tourbillons de la
totalité des choses existantes et pressenties » qui enserrent l’homme livré aux mots dans la clarté
naissante de sa création ?
Le créateur est l’homme qui accepte de se charger de l’intensité qui excède la froideur
d’une vie qui n’a plus la force de se déborder. On lui donne à dire ce qu’on refuse, à lui de prendre
la charge de dire une vie trop forte pour la nôtre. Prenons Le Poème pulvérisé, extrait de Fureur et
Mystère,

Jadis l'herbe, à l'heure où les routes de la terre s'accordaient dans leur déclin,
élevait tendrement ses tiges et allumait ses clartés. Les cavaliers du jour
naissaient au regard de leur amour et les châteaux de leurs bien-aimées
comptaient autant de fenêtres que l’abîme porte d'orages légers.
Jadis l'herbe connaissait mille devises qui ne se contrariaient pas. Elle était la
Providence des visages baignés de larmes. Elle incantait les animaux,
donnait à l'erreur. Son étendue était comparable au ciel qui a vaincu la
peur du temps et allégi la douleur.
Jadis l'herbe était bonne aux fous et hostile au bourreau. Elle convolait avec le
seuil de toujours. Les jeux qu'elle inventait avaient des ailes à leur sourire
(jeux absous et également fugitifs). Elle n'était dure pour aucun de ceux qui,
perdant leur chemin, souhaitent le perdre à jamais.
Jadis l'herbe avait établi que la nuit vaut moins que son pouvoir, que les sources
ne compliquent pas à plaisir leurs parcours, que la graine qui s’agenouille
est déjà à demi dans le bec de l'oiseau. Jadis, terre et ciel se haïssaient mais
ciel et terre vivaient.
L'inextinguible sécheresse s'écoule. L'homme est un étranger pour l'aurore.
Cependant à la poursuite de la vie qui ne peut être encore imaginée, il y a
des volontés qui frémissent, des murmures qui vont s'affronter et des enfants
sains et saufs qui découvrent.

Le poète semble ici chanter la puissance poétique de la nature brute, nature dont
l’emblème est l’herbe (influence de Whitman ?), nature originelle du Jadis, proche de l’éternité,
« au seuil de toujours », à la fois très dure et très tendre. Cette longue et riche allégorie, où point la
nostalgie de quelque paradis perdu, semble désigner la vie elle-même et ses visages contradictoires,
intimes et suprêmes. Certaines images ouvrent à notre rêverie des horizons que rien ne saurait
clore, ainsi : « Les cavaliers du jour naissaient au regard de leur amour et les châteaux de leurs bien-
aimées comptaient autant de fenêtres que l’abîme porte d'orages légers. » L’imparfait est susceptible
d’envelopper tout objet d’un voile de mélancolie, où l’on sent à la fois la douceur calme d’une
nature morte et la pointe douloureuse d’un lointain nevermore.

Une problématique typique de Char consiste à poser une Unité qui maintient
l’opposition, instaurant ainsi un équilibre instable entre éthique et ontologie — couteau de la
balance : la parole dangereuse du poète.

L’histoire des hommes est la longue succession des


synonymes d’un même vocable. Y contredire est un devoir 22

22 L’âge cassant

42
Unité de la vie commune des hommes, et rupture fertile au sein de sa monotonie terrible, qui
semblerait un compte-rendu lapidaire des considérations de Schopenhauer sur l’histoire,
synthétisées déjà dans la formule latine : semper eadem, sed aliter.
Un certain pessimisme s’assortit ainsi d’une invite à l’action constante, qui est mouvement de
vie lui-même :
Vers ta frontière, ô vie humiliée, je marche maintenant au pas des
certitudes,
averti que la vérité ne précède pas obligatoirement l’action. 23

Par-delà cet axe « historique » ou politique de cette poésie, il y a une tentation unanimiste qui
pointe ça et là, mais de manière assez claire pour rester dans l’ombre. Ainsi
L’été et notre vie étions d’un seul tenant 24

Errances d’écrire vif, Char se livre au monde sans complaisance, dit la dureté du choc qu’il y
engendre : « A la fois vivre, être trompé par le vie, vouloir mieux vivre, et le pouvoir, est infernal. »
L’homme : l’air qu’il respire un jour l’aspire. La terre prend les restes. Mais au cœur de ces
noirceurs dures et belles du présent, matière poétique de la modernité, apparaissent des ponts jetés
vers un lointain qui n’est pas extérieur, un idéal qui n’a pas la faiblesse des idéalismes anciens, ainsi
dans la suite de sentences nommée A la santé du serpent :
Si nous habitons un éclair,il est le cœur de l’éternel.
Ou encore :
Poésie, la vie future au cœur de l’homme requalifié. 25

Toute une partie de son œuvre est une longue et fragmentaire définition de la poésie. Y
entrent avec prégnance la vitalité et la vie, comme on vient de le lire, mais aussi là (XXXVI) :

La vitalité du poète n’est pas une vitalité de l’au-delà, mais un


point diamanté actuel de présences transcendantes et d’orages pélerins.

N’y a-t-il pas une parenté (connue par ailleurs, et contestée) avec Nietzsche ? on la retrouve
(jusque) dans le goût de l’aphorisme, avec cette différence, dont on peut se demander si elle tient
plus aux individus ou aux époques, qu’il y a entre une clarté ouvragée et une obscurité presque
alexandrinique.

La vie est un miroir


Se reconnaître en lui,
Tel est, pour ainsi le nommer, le désir premier,
Auquel nous ne faisons qu’aspirer. 26

Les versets de Char semblent taillés dans une pierre très sombre qui aspire à la clarté
avec une soif sans espoir. Écriture qui est matière, et n’est pas sûre ; recherche dont l’élucidation
s’ouvre une voie première, dont l’œil s’avance le long de son propre regard, et se jette dans cette
attente. Jusqu’à ce que l’attente s’évapore. Mais dans l’interstice des extases, le savoir des hommes
23 Plissement,
24 Evadné, F&M
25 XXIV & XXVI
26 DD 27, Pforta, 1858

43
se forme. Par la douleur et l’extinction de la patience, « les lignes de la connaissance » se tracent,
oracles périssables.

Sur les arêtes de notre amertume, l’aurore de la


conscience s’avance et dépose son limon. 27

De travail, de vie et de sa procession, se dégage cela. Voyez cela comme pur produit du
monde. Quelle communication ? Qui parle ? D’ailleurs, rien n’assure que la parole soit quelque
chose, en dehors d’une métaphore universelle du devenir. Il est étonnant qu’on reconnaisse si
aisément du « sens », et on obéit à la ségrégation tacite de l’humain. Mais nous pouvons avancer,
sinon dans le comprendre frontal, dans un entendre complice, vers une saisie de ce dégagement
organique et merveille de la parole du sein tiède d’un vivant qui erre dans un isolement douloureux,
et s’étonne de sa propre puissance, de la joie même qui est sise en un vide intime de son œil
lorsqu’il y tourne sa flamme. Découverte de soi dans les autres, dans le miroir inquiétant du monde
qu’on ne cesse de questionner jusque dans nos silences. Désir premier. Une fois satisfait, lequel
aurait l’indélicatesse de s’attarder dans la clarté de notre aube insolente ? Poursuite de ces
recherches donc, puisque l’absolu ne s’atteint pas, il se vit.
Et il suffit des frissons de l’approche pour le vivre déjà intensément.
Une strophe de Partage formel (VII) expose toute une équation de la fonction poétique,
la situant entre les états de la vie. Elle décrit un travail de maîtrise, de pondération au sens propre,
où nous pouvons voir le poème s’ériger en intermédiaire « subtil » des pôles de la conscience, qu’on
serait tenter d’appeler réalité et rêve. L’une a la neutralité, la précision, l’autre le danger d’une
liberté fictive, le risque de la non-distinction. Mais la création vit dans cet entre-deux difficile, qui
est celui même d’une conscience vivante. Le poème se contente de la jauger et de la dire. Mais là
encore, il y a « devoir » ; d’un bout à l’autre de l’œuvre de Char, la vie est si présente qu’elle définit
spontanément une sorte d’éthique à tous les degrés où l’homme se place et se déplace.

Le poète doit tenir la balance égale entre le monde physique de la veille et


l’aisance redoutable du sommeil, les lignes de la connaissance dans
lesquelles il couche le corps subtil du poème, allant indistinctement de l’un
à l’autre de ces états différents de la vie.

Il existe indéniablement une prétention « métaphysique », en tout cas horistique dans la


poésie de Char, qui dévoile bien des horizons sur l’ambition profonde du poète, sur son ambition
propre et étendue. Il est le saxifrage, briseur de réel et instaurateur de vie, arrachant les pages de la
vie présente de l’homme vers une poésie future. Char est extrêmement humain ; mais peut-être un
peu trop… son absolu s’en ressent. Aussi, pour mieux saisir une unité de la vie dépouillée de
l’effet d’optique du facteur humain, il serait plus instructif de regarder l’œuvre de ceux qui se
placent délibérément dans l’infra-humain, tels Ponge ou Michaux. L’un suit les caprices des choses,
l’autre écoute la pulsation hallucinatoire de l’organique. Partout en-dessous de l’homme, la vie
n’est-elle pas une ?

E Grouillement créateur de Michaux


Je voudrais prendre ici deux exemples de vision d’un poète pour qui la vie est très
présente, le plus souvent comme grouillement, avec une vitalité insoutenable ; expérience renforcée
d’autant par ses expériences de psychotropes divers.
Une illustration négative serait ce poème qui paraît d’abord aux antipodes de la vie,
27 R. Char, Argument

44
puisqu’il s’agit d’objets qu’on est le moins enclin à associer à la vie, de près ou de loin, parce que,
scientifiquement, ce n’est que glace, et qu’affectivement, spontanément, notre imagination rattache
la vie au chaud, au mouvement, aux couleurs. Notre psychisme collectif est ainsi orienté que le
signe privilégié de la Vie est la luxuriance.
Antipodes donc que cette scène hallucinatoire de La Nuit remue, sans événement, sans la
moindre apparence de vie, sous les

…nuits enchanteresses de l'hyperboréal.


Icebergs, Icebergs, cathédrales sans religion de l'hiver éternel, dans la
calotte glaciaire de la planète Terre.
Combien hauts, combien purs sont tes bords enfantés par le froid.

Icebergs, Icebergs, dos du Nord-Atlantique, augustes Bouddhas gelés sur


des mers incontemplées, Phares scintillants de la Mort sans issue, le cri
éperdu du silence dure des siècles.

Icebergs, Icebergs, Solitaires sans besoin, des pays bouchés, distants et


libres de vermine. Parents des îles, parents des sources, comme je vous vois,
comme vous m'êtes familiers.

Or, un vivant peut-il se sentir familier de ce qui n’a aucun lien à la vie ? Un lieu, un
objet familier, ne sont-ils pas investis de notre propre vie, colorés de notre vécu, imprégnés de nos
émotions, marqués de nos pensées ? L’unité de notre vie avec celle du monde n’a pas besoin d’être
autre chose. Plutôt que l’établir laborieusement d’un point de vue biologique, ontologique, ou autre
science à prétention d’en-soi, il me suffit largement de la déceler, de l’épeler dans la psychologie
d’un homme parmi nous tous, semblablement différent et diversement identique. La chute du
poème rapproche soudain le déclamateur de ces « Phares scintillants de la Mort sans issue », dont
l’impersonnalité presque absolue était retranchée de toute subjectivité : « augustes Bouddhas gelés
sur des mers incontemplées ». C’est un fantasme de notre raison que d’imaginer des espaces sans
observateur ; quête impossible d’un monde sans moi. Saine épure que cette absence, mais aussi
vertige dangereux. Toutefois, même notre manière d’être impersonnelle peut être parfaitement,
divinement, individuelle. Telle doit être la morale pour être un sens, un renforcement explicite de la
vie, et non un élagage maladroit, l’ancien lit de Procuste, lieu de condamnation, de joie coupable et
d’égalité factice du devoir. Parenté avec une sensibilité comme celle qui s’affirme dans les
premières lignes de l’Antéchrist :
Par delà le Nord, les glaces et la Mort — notre vie, notre bonheur…

Michaux disait écrire « par hygiène » , se décharger, se purifier, se lâcher : catharsis de


28

l’humour : éc-rire. Une formule déclinant Quenau rendrait bien peut-être son rapport à l’écriture et
à ses démons intérieurs : il se livrait à des « exorcismes de style ». Même la Mort peut être
exorcisée par le langage, et la poésie est une sorte de portrait hiéroglyphique des choses et des êtres.
D'ailleurs, Michaux est aussi un dessinateur dont l’œuvre graphique multiplie ces hiéroglyphes. La
pureté linéaire de la lettre, conçue comme un idéogramme, est, à ses yeux, l'ultime, mais éternel
résidu de l'être. Et dans la disproportion entre la ténuité de l'idéogramme alphabétique et
l'immensité même de l'évocation d'un autre monde réside l'essentiel de l'humour et de la vérité
poétiques. Dans idéogrammes en Chine, il écrit que cette langue, comme la nature, propose des
29

signification, mais n’impose rien. La recherche effrénée, déréglée, comme dirait Rimbaud, d’un
ultime, qui ne se trouve que dans la liberté de l’imagination soumise aux nécessités d’un délire qui
28 La nuit remue, préface.
29 Exorcismes, Librairie Gallimard, éditeur

45
emporte la conscience, voilà un des axes explicites de cette poésie. Pour ne pas multiplier les
exemples, nous pensons au Grand Combat, dont la gigantomachie oscillant entre la farce et le
burlesque rabelaisien de la violence, se finit par des paroles aussi solennelles que les rites des
religions, avec la franchise d’une nudité cruelle ; pas de complaisance : sa manière de dire la
violence et la mort affirme encore les prérogatives de la vie, humour et dynamisme, grandiloquence
dérisoire. Eux aussi cherchaient le grand secret… « eux aussi », c’est-à-dire comme le poète, eux
aussi, créatures de son verbe.

ALPHABET
Tandis que j'étais dans le froid des approches de la mort, je regardai comme pour la dernière fois les
êtres, profondément.

Au contact mortel de ce regard de glace, tout ce qui n'était pas essentiel disparut.
Cependant je les fouaillais, voulant retenir d'eux quelque chose que même la Mort ne pût desserrer.

Ils s'amenuisèrent, et se trouvèrent enfin réduits à une sorte d'alphabet, mais à un alphabet qui eût pu
servir dans l'autre monde, dans n'importe quel monde.

Par là, je me soulageai de la peur qu'on ne m'arrachât tout entier à l'univers où j'avais vécu.

Raffermi par cette prise, je le contemplais, invaincu, quand le sang avec la satisfaction, revenant dans
mes artérioles et mes veines, lentement je regrimpai le versant ouvert de la vie.

Ici se trouvent intriqués la mort, le langage et la vie ; désir d’une certaine immortalité,
d’une immortalité originale, minimale, poétique. Ancrage pour finir comme souvent dans la réalité
physiologique du corps, car Michaux est, de manière privilégiée, un poète de l’anatomique, et retour
à la vie — et pourtant, la prise se trouve dans la pensée, dans les éléments abstraits et fondamentaux
de toute parole. Sources du verbe, où s’étanche la soif de vie, Seule sécurité où elle puisse échapper
à la panique de la contingence et de la disparition inéluctable, être arraché. Or, c’est au « contact
mortel » d’une lucidité profonde à l’heure d’une mort prise en conscience, que l’essentiel surgit,
dépouillé de sa gangue (dont Michaux ne dit mot). Car là est la force et la grandeur de ce type de
poèmes : leur brièveté. Le regard qui a laissé les espoirs divertissants au seuil de sa disparition est
germe de certitude, après quête inquiète, comme le verbe fouailler le laisse entendre ; les membres
qui s’agitent, les organes qui grouillent, les pensées qui paradent et pétaradent, tout cela est la danse
chaotique d’êtres dispersés gisant autour de leur vide interne, de l’harmonie parfaite de leur silence.
Malgré les nombreux rayons de la roue, pour Lao-zi, le vide qui se trouve au centre est plus
important ; le vide est précisément le centre, ce qui ne veut pas dire que le centre soit vide, mais
qu’il n’est pas une chose, qu’il n’est (latine sensu) rien. Néant qui ronge l’être, c’est une
métaphore parmi d’autres. A quel point la philosophie est proche de la poésie, il faudra encore
longtemps pour le sentir, le voir. A quel point la poésie est d’essence mystique, il suffit d’un peu de
sincérité pour le deviner ; à quoi bon dire quoi que ce soit en dehors de la foi d’une compréhension,
d’une communication entre les hommes ? Toute parole, toute œuvre d’art implique l’antéposition
d’une valeur première, qui légitime physiquement, qui conduit humainement les gestes, qui fait
sortir l’être de la torpeur initiale dont il n’aurait pas de raison de sortir. Le verbe est centrifuge  ;
c’est parce qu’ils s’expriment que les artistes sont dans une certaine adéquation à la nature même de
la vie, parce qu’ils sont manifestation. Tout être, tout animal peut être considéré comme
l’apparence d’autre chose, puisqu’il doit son existence à l’ensemble de l’univers, mais aussi comme
la « réalité de soi-même » si l’on peut dire, en ce que la vie semble présente tout entière en chacun
des vivants, et qu’aucune vie ne retire de vie à une autre. Si un tigre dévore une proie, il absorbe sa
vie, plutôt que « mort », il y a nutrition, qui est affirmation de base du vivant. Qu’un animal en
mange un autre, ce n’est pas la preuve d’une opposition des vivants, d’une compétition, d’un

46
quelconque « struggle for life », toutes ces formules n’étant que des anthropomorphismes
irraisonnés, c’est au contraire l’indice que l’unité de toute vie existe et agit déjà à l’un des niveaux
les plus fondamentaux du monde organique : la nutrition.
Certes, tout vivant n’est pas directement uni à n’importe quel autre, mais, de proche en
proche, on voit qu’aucune vie ne peut subsister, se développer ou s’épanouir indépendamment des
autres. La solitude totale mène aux rives incertaines de la folie. Mis à part « l’utilité » évidente des
animaux domestiques, les « animaux de compagnie » sont d’une importance sidérante dans la vie de
nombreux humains, eu égard à une considération « rationnelle » des gains. A quoi bon avoir un
chat chez soi, qui ne produit rien, représente de nombreuses dépenses, détériore des objets, ne sert
strictement à rien ? Affection, présence, jeu, câlin, mouvement, inattendu, péripéties, tel caractère,
la vie quoi, le bordel. Que cela puisse être, d’un stupide point de vue cartésien, une « machine », ne
fait rien à l’affaire, du reste les jeunes Japonais nous montrent qu’on peut très bien s’attacher à un
mécanisme, pourvu qu’il reproduise ne serait-ce qu’un semblant de vie.
Car tout se joue dans l’apparence, et c’est en cela que la vie est une réalité absolue. Son
pour-soi est un indéfectible en-soi, pour reprendre un jargon consacré. Son immanence est parfaite,
intégrale. L’art, la poésie dévoile, comme la mystique ou la métaphysique savent le faire, un pan de
cette expérience, et rien n’est plus puissant que cette intuition de l’immensité de la vie. Je pense
que dans l’Alphabet de Michaux devait se trouver ce Glyphe, cet archétype, parmi les premières
lettres. La vocation à la totalité n’est pas un leurre, mais une illusion fondatrice : seuls les idéaux
irréalisables peuvent emplir l’âme humaine de la plénitude qu’elle recherche. L’impossible est la
plus haute catégorie, autour de laquelle toutes les circonvolutions, les genres, les pensées, les
galaxies, tous les détails du devenir s’organisent dans un chaos harmonieux. Si l’on essaie de
concevoir le « Bien de Platon » (comme s’il lui appartenait !), le Premier Moteur du Stagyrite, l’Un
de Plotin, l’Idée de Parfait de Descartes, la Monade de Leibniz, la substance de Spinoza, tous ces
principes suprêmes que les plus hardis créateurs posèrent dans le vide du monde, comme des
dénominations poétiques de cet Impossible, on les comprendra sans doute mieux.
Ici, variation sur thème, encore de nouveaux noms, des mots neufs, pour ne pas laisser
la facilité de l’habituel recouvrir nos yeux, voici cette tentative dans le silence du monde : Unité de
Vie, cet absolu qui se recouvre et se crée, s’élabore à travers des vocables contingents. Moment
solennel, éternité. Maintenant, maintenant (Bachelard regrettait que le Français n’ait pas de
monosyllabe pour dire l’instant) now, jetzt, nun, nunc, ces mots reportent mieux l’éclair que nous
habitons, comme l’écrit Char. A présent, expression à entendre comme on dit « être au monde ». A
présent, seule existence, seul être, pointe du devenir, réalité infime et intégrale, geôle évanescente,
absolu dérisoire… vie.

Arrivés au bord d’un gouffre, regardons un homme s’y jeter, avec l’œil grand ouvert sur
toute l’horreur d’un monde où il n’existait pas encore, avec pour tout recours un stylo, s’y jeter dans
l’extase matérielle, sans émotion, au cœur de tout ce qui est, devient, parmi tous les vivants qui
naîtront, vivront, souffriront, jouiront, mourront, disparaîtront, renaîtront, vivront… Au sein de
cette intuition totale du monde comme absolu dans les moindres circonvolutions de sa relativité,
surgit la vision d’un art total, englobant tout, d’un art qui soit Vie, vie dont tous les contradictoires
sont vie encore. Ainsi, dans ces explorations qui touchent souvent la mort (souvent est un
euphémisme, pardon) nous dégageons une nouvelle compréhension de la vie, détachée, impliquée
dans les moindres parcelles des choses, comme Freud montre comment la lutte entre l’instinct de
vie et l’instinct de mort « est le contenu essentiel de la vie. » A partir de cette idée, la littérature
30

s’ouvre sur la piste d’absolus encore insoupçonnés : matière, vie, écrire… pousser n’importe quel
mot jusqu’à ses bornes.

30 Malaise dans la civilisation, ch. VI

47
F Éclatement de Le Clézio.

« Les métaphores élémentaires et anciennes sont aussi vraies que les lois de
Newton. » Nous avançons sur les expressions de la langue « comme sur une île
formée par ce qui fut le corail », dans lesquelles « sont enfermées des intuitions
parfaites des phénomènes les plus fondamentaux ». 31

Univers premier. Ecrire. Univers second. Métamorphose ? Transcription ? L’univers de


l’écrivain ne naît pas « de l’illusion de la réalité, mais de la réalité de la fiction. »
32

A quoi riment tant de mots et d’efforts pour suivre la logique et les inflexions de sa
culture, et ces efforts plus violents pour les secouer, et soulever le voile ? Défaut de l’essai de dire
l’état extatique, on cherche sans doute trop haut, on explicite ce qu’on ferait mieux de suggérer, on
Part de trop haut, l’effectif se perd. On noircit l’espace vierge. En taisant, on dit plus. Ouvrir.
Mais cela est de trop. « Le regard est le signe essentiel de la vie. […] Cette ivresse qui s’enivre
d’elle-même n’a pas de fin ; elle n’a pas d’origine ; elle n’a pas de cours. » Ce regard qui est
devenu soi, se poursuit dans un acte « d’épuisement du monde ». Enfermé soudain dans la liberté
apparente ou réelle qui le livre au monde, ce regard lutte et va fouiller au fond du magma de la vie
et de la mort entremêlées.

Créer des systèmes ; créer des malheurs, créer des paraboles, jouer la
musique divine avec les bruits qui n’existent pas, c’est pour être mieux
vivant, c’est pour être debout sur le plateau boueux.33

L’écrivain s’attelle à dire ce qui est, or cela devient sans cesse, donc cela est toujours.
Héraclite confirme Platon. Cette confluence semble se dégager de la vision trépidante, éclatée,
violente et sereine d’un Niçois parmi beaucoup d’autres. Niçois, et blond, et homme, et tel, et non
autre ou presque, et au regard clair, tel Niçois devant l’Eternel. Tel homme comme toute chose
dans la nudité d’être homme au sein de tout ce qui devient. Gerbe intuitive des plus grands
concepts, immédiate pour l’œil qui sait attendre assez longtemps pour que « l’abîme se regarde en
lui », aussi. Gerbe liée de la vie, du toujours, et de l’homme qui dit cette couronne, qui porte le
laurier, et descend sans cesse d’un Parnasse interminable. Il vole le feu que lui offrent les dieux
qu’il invente. Comédie prométhéenne de tout homme qui se penche sur le gouffre dont il sourd, et
qui s’érige, parfois, poète. Ce Dernier n’est autre que l’humain qui regarde l’immensité de ce qui le
précède au fond de lui. Et qui le dit autant qu’il peut. Avec tout son courage. Or notre vie, pensée
jusqu’au bout, est vie, et seulement vie : l’homme est un être-pour-la-vie.
« La véritable notion humaine, celle qui finalement se
rapproche le plus de ce qu’on conçoit aussitôt de la vie, c’est
l’éternité. »34

Toutes choses, et donc aussi êtres vivants et idées, ont une « perdurabilité », elles
subsistent à travers des cycles interminables et spontanés ; il y a une évidence de l’existence et de la
permanence, et donc d’une continuité, qui relie tout, unité organique, dans la « nuit cellulaire ». Si
tout est bribe, alors tout est aussi et d’abord bribe de quelque chose. Avoir fragmenté le monde et le
moi, c’est en fait les renvoyer à plus grand, les jeter dans une inclusion sans faille. « Tout est
répercussion », la littérature autant que le reste : palimpsestes, pastiches, variations, contrepoints.
Pas d’émergence intempestive, il n’y a que de l’imprévisible, mais pas de faille, car les failles du
31 Ortega y Gasset, QP ?, X 173
32 EM 106
33 EM 249
34 EM 126

48
monde lui appartiennent de plein droit. Même les brèches dont nous parlons, même l’extase est
mondaine. La transcendance, d’où qu’on l’implore, d’où qu’elle frappe notre nuque, ne traverse pas
le monde en pèlerine intangible, mais elle élève ou enfonce sa chair dans son élan, elle plisse sa
croûte avec la majestueuse brutalité d’un magma. La grâce est la sève du monde. Le divin est son
éclat rare et terrible. Morcelé, il devient « chaque ange ». Chaque homme fraye ses voies et sécrète
sa noblesse par l’ange, le démon, qu’il se donne. Lentement, il élabore ce qui construit son essence
de l’intérieur. Immense, inhumaine responsabilité de l’homme. « Nous sommes tous coupables, et
moi plus que les autres » : morale fulgurante que seul l’esprit d’un Dostoïevsky peut assumer ; hors
de l’accusation, elle indique une totalité, une continuité sans faille dans la chair du monde humain,
et témoigne du centre adhérent à notre corps insolite et bordé d’infini. Abolition pascalienne du
privilège de l’haïssable par excellence, l’objet d’amour inévitable et tyrannique, le voile qui enrobe
les reins de l’univers en faisant le tour de nos yeux. Si chaque « moi » est pire ou meilleur que les
autres, alors ? Qui croit encore à ses mensonges d’une naïveté sidérale ? Pascal ou Stirner, même
aporie, même absurde d’un MOI qui s’érige, qui se hisse au-dessus des autres, ou en-dessous.
Quelle différence ? Ceux qui s’abaissent… Comment Pascal pouvait-il penser sincèrement une
immortalité personnelle ? quel supplice pour même souhaiter d’y croire, contre sa raison ! Se
mettre ailleurs que les autres, dans un autre plan, s’exclure de la sphère organique ? Pourquoi
aurions-nous de la charité, s’il s’agit d’aimer des « moi » qui sont, pris un à un, aussi haïssable que
soi ? Aporie. Et pas seulement des autres hommes. Le Clézio, comme d’autres mystiques, le sent
intensément, il ressent l’aberration de ces subjectivités qui s’extraient vaniteusement des choses, de
ces nuages qui, dès lors qu’ils ont une certaine forme, disent fièrement « moi, je… » Au même
temps, d’ailleurs, homme n’est pas rien, mais pas autrement que planète, branche de saule, chiot, —
il est autre, sûr, mais comme eux sont autres, c’est-à-dire différemment. Le Niçois s’est-il
« inspiré » d’un poète du mystère, autrement que par la médiation infaillible et secrète du monde,
du poète de fureur, qui jette telle sentence :
L’éternité n’est guère plus longue que la vie. 35

Où cette vie semble contenir, par l’exception incompréhensible de l’instant, ce qui ne


finit pas, où, conçue immédiatement, dans les quelques secondes qui précèdent illusoirement mon
exécution, je vivrai encore la plus longue des longueurs, dans l’infini abrupt d’une peur qui est
débordée. C’est devant l’échafaud que Zénon a terriblement raison, et tort en définitive. Mais
nulle flèche n’atteint une cible dont le centre est partout. Un connaisseur en la matière, un expert,
avouait que la mort garde toujours « un rien de nouveauté » ; même Cioran ne s’y est jamais
vraiment fait. Quand même on se croirait blasé de la vie (orgueil de la cécité), la promesse de celle
36

qu’on ignore est encore Sel. La peur est encore un appel.


Mais ce qui est vraiment vivant, un des plus stupéfiants textes grecs, qui trône au bout
de l’épopée allemande de la conscience, est éternel, car ce qui est toujours doit être vivant.
Evidence absurde sise en ces éclats de pensée : au fond de la vie se trouve l’éternité. C’est là
qu’elle se retrouve, dans la vie la plus humaine, la plus obscure, la plus temporaire, celle qui marche
vers la flamme noire de son néant, issue de la plénitude d’un silence sans visage. Issue de ce monde
vide même de l’absence sur lequel s’ouvre l’extase matérielle, et qu’aurait presque pu écrire
Blanchot, s’il eût aimé la vie autant que le Niçois qu’il n’est pas directement. Issue du vide pas
même chaotique, pas même dépourvu de la moindre ride de l’être. Sans hasard, sans faille. Mais
cet impensable, cet « océan glauque » qui précède infiniment notre surgissement dans les plis
impeccables de sa chair souveraine, il existe tout autant aujourd’hui, il précède encore tout ce qui
advient dans sa matrice constellée. Elle nous précède, elle nous survit. Elle nous agite, elle nous
berce et nous allaite. Sa main nous caresse par toutes les mains du soleil, de la mère, du lait, de

35 Feuillets d’Hypnos, 110


36 DIEN 181 « Personne n’arrive, avant son dernier moment, à user totalement sa mort : elle conserve, même pour
l’agonisant-né, … »

49
l’herbe et de la vague, par les mains du silence, de l’ami et de l’amante ; et parfois une tendresse un
peu brusque froisse nos petits os avec un bruit mat qu’on n’entend plus. Elle est là, et sa profusion
nous laisse penser qu’elle nous aime. Ce monde immensément vide de moi, il est encore là quand
j’y suis ; mais nous n’avons pas même le droit de nous croire exceptions. Car nous sommes
acceptés, nous sommes offerts, dans une lente digestion. Nous sommes l’oblation, le début et la fin
de rien, l’acte gratuit de l’immuable qui mue dans les recoins de son corps ; le sacrifice du grand,
l’éclosion du presque rien ; la coalition d’un peuple de gargouilles minuscules, qui se drapent dans
une grandeur inouïe. Des sages nommèrent cette avancée de l’être le Retrait. Et voici l’homme, cet
inépuisable paradoxe, que tous les mots de la terre s’usent à dire ; et voici la femme, que tous les
mots du monde s’essaient à séduire. Quel humoriste a pu refuser à cette sphinge toute énigme ?
Demandez plutôt au peintre qui montra, avec une candeur qui scandalisa, l’origine du monde.
Interrogez Tennison, pour qui chaque chose au monde, pour peu qu’on y rêve assez profondément,
est encline à dire le grand secret, prête à se muer en un Aleph à portée de main. Et surtout, un poète
romantique ne se refait pas, les roses et les femmes. Mais un poème aussi est un monde, ainsi le
Livre, dont l’univers n’est, selon les théologiens les plus raisonnables, qu’une glose indéfinie et
médiocre. Et réciproquement, selon les théologiens les plus repentis. A la question « An Biblia a
Spirito scripta sint  ? », G. B. Shaw répondit avec un flegme provocant : « Tout livre qui mérite
d’être relu a été écrit par l’esprit. » Mise en abîme de la dignité, tout monde qui produit un animal
qui compose un tel livre a été lui aussi...
« Mystère écrasant du vivant, mystère qui mérite Dieu. Il n’y a
rien à comprendre. Il n’y a rien à offrir en système. Il n’y a
rien qui puisse faire définitivement oublier. L’acte le plus noble
que puisse accomplir l’homme, dans cette continuelle défaite,
c’est de se regarder, avec force, avec passion. Tourné vers soi,
vers ce « soi » qui est les autres, être vigilant et humble. »
37

La conscience saisie par l’immensité du réel, la pléthore des êtres et des connaissances,
soit se jette sur une multitude d’objets et de recherches où l’infini se masque par la succession des
advenir, soit prend Acte du mystère, de la vanité, de l’illusion, de tout. Alors s’ébauche un repli sur
soi désespéré et serein, une introspection dissolvante, une conversion qui démythifie, une boucle qui
enclos tout l’espace du néant. A travers soi, on verra mieux tout le reste ; au lieu de parler de tout
ce qu’on ignore savamment, du « flux du Nil » et du livre d’une époque engloutie, se regarder, se
« réciter ». Un certain nombre d’auteurs modernes reprennent et épanchent le projet de Montaigne,
son entreprise qui aura beaucoup d’exemples, et reste unique.  Disant « la forme entière de
l’humaine condition », ce qu’il porte, et ce qui le constitue. L’extase matérielle n’est pas loin d’une
telle dimension, lorsqu’elle affirme, entre bien des lieux, que l’individualité de l’écrivain « n’est
qu’une forme du collectif. » (205) Chaque ligne est œuvre commune, fragment et promesse de cette
utopie inachevée toujours, germant dans le cœur des poètes à l’ambition des plus oniriques. Car le
songe, à trop se déborder, à trop dépasser ses assises, s’épanche dans l’infini avec délices. Il peut
arriver à coïncider par l’immensité : deux substances infinies n’en font qu’une. Le livre total dont
rêve maint fou génial n’est pas à faire, il est là, il se fait sans cesse.

« Je rêve moi aussi à cette littérature totale, et plus encore à cet
art total, qui aurait réussi à recouvrir toutes les activités de la
vie. Où le monde serait enfin devenu sa propre expression,
anonyme, parfaite, immensément et magnifiquement humaine. » 38

A travers la métaphore d’un autre art, Schopenhauer exprime une idée similaire :
« L’ensemble de toutes les voix est nécessaire pour que la musique puisse exprimer tout ce qu’elle
37 EM 124
38 EM 208

50
veut exprimer ; de même que la volonté, hors du temps, et dans son unité, ne saurait trouver son
objectivation parfaite que dans l’ensemble complet de toutes les séries d’êtres qui manifestent son
essence à des degrés de netteté qui sont innombrables. » On pourrait gloser indéfiniment sur ce
39

songe enfiévré de l’écrivain où se profile la démultiplication titanesque de son œuvre. Celle donc
de son moi. Mais aussi celle du monde. Par notre propre destruction, atteinte au sommet de la
course, par l’effacement même du créateur, semblant de Rédemption. Mais celle de qui ? Question
subsidiaire. L’art enseigne précisément, parmi d’autres exigences, à s’en désintéresser. Puis se
moque de lui-même.

« Le langage est un mouvement qui tend vers son propre


anéantissement. L’art, en tant que forme paroxystique du
langage, tend à la destruction de l’art.  » 40

Le Clézio, même si l’écrivain n’est pas prophète, ni demi-dieu, semble annoncer, avec
la prudence de l’hypothèse et de l’alternative, « le début d’un nouveau chemin vers une conscience
délibérément humaine, pour ainsi dire incluse dans sa propre aventure faillible et sans vérité
intemporelle. » Annonce non péremptoire d’une « démarche en vue de la RÉVÉLATION », qui
consiste à apprendre à voir...
Écrire, non pas expliquer, mais témoigner. L’écrivant aime les « petits signes
tarabiscotés qui avancent tout seuls, presque tout seuls », et en parle ainsi : « Quelque chose de moi
vit en eux. [...] Je les sens qui tirent vers moi la force de la réalité. » L’avancée des signes dans le
monde est par elle-même témoignage, ils sont inscription au sens fort : une expérience humaine se
grave DANS la surface d’un de ses entours. Elle se recroqueville en arabesques minimes incolores,
où surnage quelque relief, sous forme de sens. Au contraire, ne faudrait-il pas dire que le relief
n’existe que dans la conscience et dans ses marques refroidies que sont toutes lettres ? Témoignage
(du) monde, le monde a ses greffiers, qui, à mesure qu’ils s’enfoncent dans la lucidité, abandonnent
la prétention de la liberté, l’illusion insécure de l’arbitraire. Je pense ici à une interprétation inédite
d’un distique des plus classiques :
Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement,
Et les mots pour le dire arrivent aisément.
Remarquant qu’il n’y a là nul sujet personnel, nulle subjectivité assignable, aucune
humanité, mais purement processus, impersonnalité de l’énonciation. Il pleut. Il pense. Il se fait
tard. Il s’énonce un sens. Une tempête se prépare. Une idée se conçoit, s’exprime. Quelle
différence tracer ? Si même un Boileau, dont la fade et ennuyeuse versification théorisante est aux
antipodes du cri de la vie, du drame extatique de l’existence qui frappe de plein fouet la conscience,
peut formuler ses vérités banalement profondes en évacuant le sujet, il faut prendre note de l’acuité
avec laquelle ce dernier est inexistant.
« Je ne dois pas parler en personne. Je dois laisser parler les
autres qui sont en moi, les autres-riens, les autres-objets. »
Effacement, et lucide. Devoir ultime ou sacrifice naturel de l’artiste ? Interprétations
du même phénomène de retrait. Du phénomène permanent de l’existence. Mais lorsque c’est une
forme « inférieure » de la volonté qui se manifeste, on n’y prête aucune attention. Seul
« l’extraordinaire » laisse deviner l’assise de l’ordinaire, mais manque ce coche, en captant le regard
— séduction. Ici s’insère l’art, et singulièrement le roman, qui montre enfin ce qui est sous les yeux
de tous.

« On ne peut pas à la fois savoir et être fort. Moi je choisis la faiblesse, la
déréliction du regard et des paroles, le doux ensevelissement, l’anéantissement
39 MVR 339 III 52
40 EM 205

51
fécond. Je cours le risque d’être contradictoire [...] Mais je sens que c’est là que
ça vit intensément, que ça grouille, que ça dilate. » 41

Suit une énumération d’une page, un inventaire à la Prévert, dirait Brassens, qui délite et
déroule en litanie le monde (ce qui est en définitive le projet global de ce livre, du moins sa trame),
des crapauds assis à « l’espace entonnoir avide », en passant par le sang épais et le bombardement
du soleil... Le monde, « tout, absolument tout est là, tout … »
Et chaque homme fut homme jusqu’au bout, et nous allons mourir dans très peu de
temps, et nous avons ce loisir d’écrire et de s’écrier, de lire et de lier entre eux les mots revêches et
terribles, faibles et ludiques. Enfants. Les hommes ne dépassent jamais leur enfance, car les arbres
ne sont que la lente explosion d’une graine. Nous sommes sperme déployé dans l’espace du monde
et dans l’aventure du temps ; ouverture d’un ovule sombre et tiède, éclosion porteuse d’éclosions
promises. Inféodés à cette perpétuité parcellaire, nous fragmentons la chair qui nous fut « donnée »
par les joies et les douleurs qui vouent les créatures à la terre.

Ne cherche pas les limites de la mer. Tu les détiens. Elles


te sont offertes au même instant que ta vie évaporée. Le
sentiment, comme tu sais, est enfant de la matière  ; il est son
regard admirablement nuancé. 42

C’est encore une leçon d’humilité, un de ces mots qui est si doucement moral qu’il est
presque matériel, il n’oublie son origine terrienne, terreuse, simple, le sol où marchent tous les
hommes, où tous tombent, où l’on enterre, que l’on creuse. Là aussi, unité, humble.
Mais n’y a-t-il pas, aux antipodes de cette proximité, petitesse du simplement un, du
doucement un, du silence de la terre, une autre unité, terriblement haute et difficile, supra humaine,
ou comme disait Baudelaire, extra-terrestre, l’unité de la Beauté ? Y a-t-il déchirement entre les
deux, dans l’homme qui doit assumer cette double postulation, ou peut-on, doit-on trouver
conciliation de ces tentations divergentes ?

G Octavio Paz : la poésie contre la modernité ; la vie et le temps

« L’art, c’est l’effort constant


de ceux qui veillent à fixer
dans le temps la saveur de la vie. » 43

« L’art est une volonté de forme parce qu’il est un désir de durée. » Le poète définit
44

un peu plus loin ce qu’il entend par le terme de « forme » : « temps concentré et transmué qui
oppose au temps réel non pas une fixité, mais une architecture vivante. » L’organisme reste peut-
45

être l’insurpassable modèle de la création. La métaphore de la cathédrale que Proust applique à son
œuvre, qu’on accusait de manquer de structure, est célèbre ; mais les bâtisseurs de ces merveilles

41 EM 108
42 Le rempart des brindilles.
43 Pierre Reverdy,  NEP I 45
44 AV, p. 128
45 AV, PFS, 2 Le nombre et la valeur.

52
lithiques s’inspirèrent de la forme du corps humain. Il y a plus de raison en votre corps, dit
Zarathoustra, que dans votre meilleure sagesse. Plus d’art aussi. Le soi agit et dirige le moi, il sait
46

et ne dit pas ; il crée parce qu’il veut, sans avoir besoin de discours. La prose n’est pas forme, elle
n’est qu’un contenu sans forme ni beauté, sans avenir ni sens. Elle se dissipe dans le vide et la
surdité du monde, comme le souffle d’un mourant solitaire. Le temps poétisé garde sa vie parce
qu’enclos dans le vase de la beauté ; vase fragile, enclos périssable, mais Flacon ! l’écrivain distille
une mémoire qui infuse d’autres cerveaux ; il donne ses éclats de vie les plus intimes à d’incertains
frères d’un futur absolu. Foi sans laquelle nul ne crée ; foi qui est la fleur accompagnant l’acte de
création, exultante confiance d’un monde où les êtres sont perméables à la vie, d’une vie où les
hommes sont transparents à l’être, où l’esprit souffle à travers toute matière qui dit moi
indifféremment. L’expérience poétique est « temps transmué » parce qu’elle est un hic et nunc
démultiplié, un fragment de prose, de vie qui serait devenue prose, projeté au ciel des formes
humaines — hyperbole ! Si « tout ce qui est impérissable n’est que symbole » comme l’affirme
contre Goethe le Prophète transmué, l’éternel et toutes choses d’éternité sont ces instants de vie
« concentrés et transmués », scellés dans la vie, dans une forme forte de la force du vivant : cercles,
pieds, courbes, pics et fleuves, animaux, inaltérables paraboles. Zarathoustra marche sur ses quatre
évangiles. Chaque forme poétique trouvera sans difficulté des images, savantes ou simplistes, des
théories qui la font dériver de quelque principe naturel ou théologique. Mythe, peu importe, c’est
un symptôme de la puissance de nécessité du créateur qui appose le sceau du fatum à ses œuvres. Il
suffit que cette volonté soit là, elle imprime sa force à la chose, peu importe la superficielle
justification que l’intellect se croit devoir y adjoindre. Dante est plein de références occultes, la
construction de sa Commedia regorge de Kabbale, autant que de palimpsestes antiques, mais c’est là
l’effet de l’ampleur de sa vision, de la hauteur de sa visée : il lui fallait le meilleur, la forme la plus
riche, la plus parfaite, celle qui conjugue au suprême degré de tension la noblesse hiératique et la
souplesse organique. Et quoi d’autre que ces sciences qui allèrent fouiller dans les entrailles de
l’homme et de la terre, et jetèrent dans une sublime audace leurs viscères fumants à la face du ciel ?
Quelle profondeur aura celui qui ignore la vision alchimique du monde, qui la méprise ? La poésie
ne s’en départit pas : elle vit dans l’élémental.
Par ailleurs, cette création littéraire est présentée par Octavio Paz comme insérée dans
une dialectique temporelle, où le lien entre le passé et le futur est une constante et, en même temps,
une dynamique. S’y mêlent l’humilité muette du maillon et l’impérieux appel à la postérité de la
perfection. Grandeur d’être un menu fragment d’une grande épopée. Grandeur réelle, ou noblesse,
parente de celle dite par l’auteur des Phares :

Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage


Que nous puissions donner de notre dignité
Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge
Et vient mourir au bord de votre Éternité.

Et là encore il y a prise de conscience de la totalité de l’Art, puisqu’il s’agit de peinture.


Face à la pluralité des arts et des beautés humaines, la Poésie ne se tiendrait-elle pas dans une
domination synthétique, altière ou bienveillante, comme celle de la Philosophie face à la diversité
des sciences et des savoirs humains ? La poésie semble être à charge de dire la grandeur de
l’homme, de l’homme créateur. Chaque épopée est celle de l’homme. Tous les héros sont la force
qui nous dit que nous pouvons être plus que nous ne sommes. Poésie de Théodore de Banville, qui
exalte le progrès des hommes, au risque de leur vie. Par une boutade profonde, Balzac désigne le
plus grand poète de son temps : c’est Cuvier. Certains lisent Lacan comme on écoute une musique.
Odysseus, c’est personne, c’est l’anonyme sagesse qui erre et connaît beaucoup d’hommes et de
cités, et souffre en chaque homme tous les maux des hommes. Et chacun de ceux qui, à l’aventure
46 Z I, 4

53
de vivre, adjoignent celle de le dire, est un intemporel Homère de son temps. « Chaque poète est
une pulsation dans le fleuve de la tradition, un moment de l’histoire du langage. » Le théologien et
47

le romantique qui parlent de l’éternel décrivent encore et expriment l’âme des hommes de leur
temps, l’angoisse et l’ardeur devant l’immense néant qui les oppresse. Le langage se fait, se
déroule, s’embourbe, se féconde par l'accouplement des langues, à la lisière de la technique, à la
faveur des voyages et des musiques itinérantes, dans la glèbe féconde des ports et des banlieues,
dans les écrins académiques, dans les bouches anonymes qui forment les mots à l’épreuve d’un réel
mouvant et les déforment selon les caprices de ce grand corps collectif. Dans ce flot parlé, aussitôt
surgi, aussitôt oublié, le flot immémorial de la vie quotidienne, le poète fixe un éclat, esquisse une
vague, sculpte un des mille remous indiscernables de ce fleuve bruyant.
Remarquons que c’est encore métaphore pour dire le statut du poète dans la vie, image
fort classique, mais pourquoi non ? ce qui est naturel, non plus que ce qui est humain, ne semble
pouvoir être usé. Car cela survit à travers ses destructions mêmes. En son fond, toute mort est
métamorphose. Seule la conscience de l’homme, fragile, vaniteuse, superficielle, craint la mort, son
insignifiante disparition. Elle n’est pas, elle ne veut pas être un élément, une chose parmi les autres.
Mais la conscience du poète, peut-être, en même temps qu’elle paye son tribut à cet orgueil
constitutif du Menschliches, parvient à se considérer comme partie d’un élément, d’un tout mouvant
et vivant. Et cet élément est le langage, sans doute, le langage vivant, c’est-à-dire le monde vécu de
l’intérieur. Le monde travesti par l’humain, travesti comme humanité, la réalité qui se voile dans
des mots et des perceptions. Le tout qui se scinde et se fragmente, l’éternel devenir qui se moque de
soi à travers des « avant » et des « après », des « pendant », « maintenant », et surtout le comble du
ridicule, le « jamais plus. » Pas de parole humaine qui se prenne autant au sérieux que le petit
Nevermore, pas de nain dont l’ombre soit plus grande. Il fait trembler, il est le thème sur lequel se
brodent mille plaintes et mille douleurs. Et pourtant son hymne le plus puissant fut un artifice et un
jeu patient, le jeu de patience virtuose et froid d’un Américain lucide. Fascination de Baudelaire
pour cet homme qui révéla l’artifice de l’art, et par-là de l’humain, car il en va de tout ce qu’il croit
spécifique : l’émotion, l’amour, le regret, la beauté… nos chimères les plus chères sont-elles
résistantes, consistantes ? De quelle matière, de quel grain (Stoffe) est fait le tissu de l’humain ?
S’il n’y a que lui-même à la base de lui-même, alors inéluctable absurde, unsound. Comme Stirner,
il faudra dire : « j’ai fondé ma cause sur rien. » Le but manque, mais le but est — la base.
L’homme ne fait rien sans raison, car il Fait, il agit, il produit ; là encore nous sommes esclaves de
notre langage, bernés par notre sémantique. Pas de verbe dépourvu de toute trace d’intention, du
« à-faire » tyrannique. Alors, la pensée consciente de sa présupposition, de sa structure, de son
activisme congénital et factice devient scepticisme et négation, puis nihilisme. Tout mot devient
faible et suspect. Vie — cela signifie… Le rapport du rapport, comme dit un illustre pseudonyme,
se perd dans l’abîme de son existence circulaire. Le sens immédiat est perdu quand on creuse trop
loin, aucun visage n’apparaît dans l’orbe du microscope. Le Thééthète posait déjà le problème avec
sa terrible naïveté : nous savons tous ce que veut dire « Socrate », mais que veut dire  ou
 ? D’ailleurs, le nom propre est le point limite, il est toujours aussi injustifiable que
possible, lisière du gouffre. Car il représente la substance, l’hupokeimenon, la dernière réalité, le
concret, le singulier, il doit représenter la base même de l’édifice de la représentation, et il n’est
qu’un son arbitraire. Quelle surprise douloureuse, quelle banale humiliation que d’avoir aimé
terriblement une femme, d’avoir idolâtré son prénom en litanies secrètes comme on a chéri son
corps ou son foulard, et d’entendre un jour ce nom unique invoqué en vain pour une autre, une
insignifiante insupportable qui n’a d’autre tort que de ne pas être Elle. Pour revenir à Paz, voyons
comment le statut du poétique s’oppose à « la modernité », qui est le temps abstrait donné comme
concret, qui est le leurre commun, la vie anonyme terne et indistincte. Là, tous les bœufs sont gris,
les veaux mort-nés, les mots avortés : n’allant pas plus loin que l’ustensile et l’apprêt des entours

47 AV, PFS, 2 Le nombre et la valeur.

54
mécaniques de la vie, ils restent étrangers à son essence palpitante. Origine de la pudeur : il y a des
choses qui « ne se disent pas » parce qu’elles brisent la convention tacite d’une parole informative et
naïvement utile. On ne dit pas « je t’aime » parce que ça ne sert à rien, et que c’est trop fort. On ne
dit pas que le monde existe, que nous sommes des fragments de l’univers, que nous baignons dans
la vie, que le fond de l’être est félicité. Que si on dépose la cécité stupide de la tiédeur, on brûle
d’amour pour chaque créature, on vit dans les plis d’un éternel instant, on peut vibrer d’un parfait
avenir lové dans le présent de son cœur. Que le silence est, que rien n’est à dire, sinon glose
musicale du silence. La littérature la plus dense en approche toujours, de biais, c’est son horizon
d’éblouissement, son contrepoint invisible, son assise et sa fascination.
Pour finir, et ne jamais finir : « Tous les poètes désirent être lus dans le futur, d’une
manière plus approfondie et plus généreuse que de leur temps. Ce n’est pas une soif de gloire, mais
une soif de vie. Le poète sait qu’il n’est qu’un maillon de la chaîne, un pont entre hier et
demain. » 48

H Un poète de la vie —Tagore


Un jour, je rencontrerai en moi la Vie, la joie cachée dans
ma vie...
Un jour au-dehors de moi,
je rencontrerai la joie qui réside derrière l’écran de lumière. 49

Une poésie envisagée clairement comme prolongation de celle du monde ; quand


l’homme chante, cet homme qui marche parmi les bois et les voies de la terre, cet homme fait de
boue et de la voûte immense qui berce les astres, n’est-ce pas le monde qui chante ? Quand un
homme parle, c’est sa bouche qui s’agite, ses lèvres qui dansent doucement, une langue qui caresse
un palais invisible, et pourtant nous disons « mon ami parle, écoutons-le. » Pourquoi dire que c’est
l’homme qui nous parle, quand seule sa bouche est sonore, et ne pas dire que le monde chante,
quand seul l’homme entonne un hymne antique ou nouveau ?
D’ailleurs, qui est assez sourd pour ne saisir d’autre chant que celui de son espèce
fragile et prétentieuse ? Il suffirait d’un merle pour prouver la musique du monde. Il suffirait d’un
ruisseau badin, d’une brise dans les ramées, d’un feu anodin dans ton âtre docile, pour sentir le
chant des éléments. Il suffit d’un visage d’enfant pour savoir que cette musique est aussi forme,
d’un ciel naissant où les nuages sont déchirés par l’or qui perle à sa lisière, de ton regard, ô mon
aimée, pour savoir que cette musique est aussi lumière, et que le monde nous regarde avec amour.
Quelle est cette musique, dont le rythme berce le monde ?

O monde, nous sommes tes lèvres et l’ardeur de tes lèvres ! écoute ton chant à travers
nos syllabes colorées ! Notre esprit n’est que ton souffle, qui bruisse à travers nos os, dents
innombrables ; ta langue agile et imprévue est notre cœur qui déverse la danse de son sang dans
toutes les veines de notre âme. Nous ne sommes rien d’autre que cela, et tout ce que nous sommes
de surcroît, c’est cela encore. Tout l’humain qu’on croit apposé à l’humble nature, superposé,
s’imposant, c’est encore nature et toujours. Tout le divin qu’on élève au-dessus de nos chairs et de
nos terres, au-dessus de notre esprit même, n’est hors de rien — s’il est vraiment Grand, ne
contient-il pas tout ce qui est petit ? Et qu’est-ce qui vivrait hors de la vie ? Qu’y aurait-il
d’aimable hors de l’amour et de l’élément du désir ? Quelle parole surgirait dans le vide impensable
du sens ?

48 AV, PFS, 2 Le nombre et la valeur.


49 CdF, XXI

55
J’aime ma vie parce que j’adore la lumière du ciel enclose en moi 50

Qui, quel improbable Qui, saurait tirer du néant la conscience, le corps qui a
l’inconséquence de dire « moi » ? Certains poèmes sont presque directement confrontés à cette
« question », qui pour le poète est plus un état de stupeur douce où se mêlent une douleur profonde
et une joie insolite, où se mêlent des sensations qui, à vrai dire, n’ont pas encore vraiment de nom.
Le poète nomme et démêle l’écheveau de sa propre destinée par la force de mots pris aussi près que
possible de la source du réel. Saisis au vol, ils gardent assez de la vitalité du monde pour nous en
parler, pour divertir le singe du mental enclos dans la ménagerie froide du cerveau. Donner à voir
du vaste monde, à sentir, à goûter, toucher avec tout son corps verbal, avec la surface entière de son
expérience. Parmi les mille aventures humaines de nos vies d’homme, prenons d’abord celle de la
naissance, que Rabindranath, fils heureux, invoque souvent, à laquelle il consacre toutes les pièces
de La jeune lune, vues pour ainsi dire du point de vue de l’infans. S’y dévoile l’éclosion des
paroles les plus simples, primitivement humaines, tout ce qui est à la lisière du dire, de ce que l'on
reconnaît comme « humain ». Avant cela, il y a la surprise d’être. Dans certains poèmes de
l’Offrande lyrique, on observe le même procédé, par lequel le poète se place au centre de
l’apparaître pour mieux saisir son étrangeté.

Je n’ai pas eu conscience du moment où, d’abord, j’ai franchi le seuil de


cette vie.
Quel fut le pouvoir qui m’a fait éclore à ce vaste mystère, comme une fleur
s’ouvre à minuit dans la forêt ? 51

S’excluant de la métaphore attendue, de la floraison en plein lumière, Tagore la place,


avec tact, dans l’obscurité : l’aube viendra plus tard. Sans soleil, la couleur d’une fleur reste sans
pourquoi. Mais la concordance est naturelle, latente mais inévitable. La fleur ne s’adapte pas au
monde, bien que l’on puisse avoir cette impression, c’est un effet de perspective, c’est l’intelligence
qui regarde le cours du devenir à l’envers. Comme la conscience est postérieure, toujours venue
après, elle s’étonne de son existence au sein du monde, de son accord avec lui (fût-il désaccord, il y
a point de contact encore dans l’accroc). La Stimmung du premier éveil dépend sans doute de la
52

disposition corporelle et affective du sujet, mais quel bonheur que d’entendre la confession d’un
homme inséré dans le monde avec délices et calme !
Lorsqu’au matin mes yeux se sont ouverts à la lumière, j’ai aussitôt senti
que je n’étais pas un étranger sur cette terre…
L’ignorance de l’origine, la discrétion infinie de l’éclosion, le mystère de l’arrivée au
sein du mystère, tout cela n’entrave aucunement l’adhésion à ce qui est, à ce dont nous venons, à ce
vers quoi nous allons. D’ailleurs, ne pouvons-nous pas essayer de comprendre notre condition sans
ces métaphores de mobilité ? C’est sans doute la manière la plus spontanée, la plus immédiate de
dire l’apparition de la conscience, d’une mémoire, d’une sensation d’individualité. Cela reste un
fait primitif, si l’on veut, mais nous sommes victimes de la manière dont les choses se passent dans
la vie ordinaire, lorsque, par exemple, nous entrons dans un lieu que nous ignorons. Être là signifie
avoir été ailleurs, venir de. Impossible de penser l’origine absolue, du moins de la saisir autrement
qu’au travers de tout ce qui n’est pas originel. Dérivation continuelle du centre. Pour saisir le Pur
début, nous entassons les mots et les images sur la place du Vide où fut la merveille, et nous le
cachons plus encore. Mais une poésie épurée comme celle de Tagore évite les amoncellements,
refuse les facilités des grandes abstractions et la difficile fuite dans une incertitude factice. Il a
50 CdF, LIII
51 OL 95
52 En face de cette aveu de joie, ce cri d’adéquation, on trouve l’exact opposé dans les mots de nombreux
écrivains, par exemple ceux-ci de René Char : « L'homme est un étranger pour l'aurore » dans Le Poème pulvérisé,
titre qui, du reste ne se trouverait pas chez Tagore.

56
aussitôt senti que « sous la forme de [sa] mère, l’inconnaissable sans forme et sans nom
[l]’embrassait. » Plus exactement, les grands noms de la religion et de la métaphysique ne sont
jamais loin de la plume de Tagore, mais ils sont toujours mêlés aux objets les plus humbles, aux
beautés évidentes, aux grandeurs simples. Le regard peut s’envoler dans les volutes nacrées des
nuages ; le corps est assis sous la fraîcheur du manguier — mais où vit le chant ?
Comment serions-nous, insolite hapax, poètes perdus dans un monde sans voix ni
beauté ? Ou bien notre beauté n’est autre chose que la qualité foncière de l’être, saisie avec assez de
clarté, saisie sous une certaine incise, avec l’écoute de l’écho de soi dans l’immensité de son
pourtour illusoire. Ou bien notre voix n’est pas nôtre, et l’homme n’existe point, et il est agi, parlé,
chanté — puisqu’il est beau. Nous sommes le devenir dans son innocence, la création dans sa liberté
joyeuse, et dans sa fascinante nécessité ; les souhaits des poètes sont des édits du monde, leurs
métaphores sont des actes et des mensonges plus vrais que les faits, qui n’ont pas appris à mentir —
telle est l’infériorité de l’univers, telle est la force de l’homme. Il veut que cela soit vrai, et cela le
devient, parce qu’il a la force de ce mensonge, l’audace de cette création. Ainsi le surhumain, ainsi
le poète, ainsi l’homme lucide de son chant et de son humanité.
Que ma chanson soit simple comme l’éveil du matin,
comme la rosée tombant des feuilles goutte à goutte,
simple comme les couleurs des nuages et des ondées nocturnes. 53

Aubade au chant, pur désir de pureté, qui coïncide à son appel. Devant une voix nue qui
prise ainsi sa nudité, nos proses sont lourdes et toujours de trop. Hormis le chant, la parole est
paraphrase.
Le monde me parle en images,
mon âme lui répond par des chants. 54

Écoute le Logos avant de le dire. Ne sachant pas écouter, il ne savent pas non plus
parler. Statut du poète : Réponse. Pas de blâme, pas de mérite, mais réponse à « l’être » saisi
55

comme beauté. À l’être dans son mouvement et sa conscience, dans toute la richesse de son
imagination, de ses erreurs possibles — réponse à la vie. Le savant y répond en le scrutant comme
descriptible et calculable ; le peintre comme lumière et couleurs, sculpteur comme forme et
mouvance figée, économiste comme monnaie, amoureux comme elle, musicien comme sons,
paysan comme terre et saisons, fou comme pouvoir et cruauté ; homme comme humain… Voilà la
glose moderne du ., appliqué à la vie, bien sûr. Et voici l’arrêt de la glose, la
confession ultime ou plutôt intime.
La vie se dévêt aux yeux de l’homme qui la regarde avec assez d’intensité, elle se
décharge de son poids ; il faut aussi savoir en détourner les yeux, s’écarter, être léger. Comme un
moraliste paradoxal conseillait de laisser parfois dormir sa vertu, sans doute convient-il de laisser la
vie suivre son « cours » sans la brusquer par notre volonté de connaître pour la mieux comprendre,
au détour.

53 La traversée, LXIX
54 Lucioles.
55 Héraclite, fr 4 .

57
I Statut de l’art chez Baudelaire et Wallace Stevens.

Reality is a cliché from which we escape by metaphor.

Le regard peut s’envoler dans les volutes nacrées des nuages ; le corps est assis sous la
fraîcheur du manguier — mais où vit le chant ?
La réponse est sans doute trop simple pour être dite par une autre bouche que celle du
poète. C’est là sa plus belle prérogative, sa magie vaticinante, sa force. Il dirait que c’est dans le
cœur. Il désignerait la subjectivité, avec un mot que chacun comprend sans l’analyser.
Évidemment, le philosophe hausse son sourcil broussailleux, il se méfie de tout ce qui est compris
trop vite, de tout ce que les autres pensent. Mais à quoi bon poursuivre la fièvre de cet orgueil, cette
défense contre ce qui se dit avec l’humilité d’un mensonge d’enfant ? Pourquoi suspecter l’être
lorsqu’il s’avance sur les voies d’une parole pleine de sourires et de mélancolie, d’une parole qui
s’efface de notre regard pour mieux nous montrer la terre. C’est la force propre de la poésie telle
que l’entend Stevens :

Yet I am the necessary angel of earth,


Since, in my sight, you see the earth again,

Cleared of its stiff and stubborn, man-locked set,

Il s’agit de « l’ange de la réalité, » qui apparaît dans l’embrasure de la porte —


56

métaphore du poème ? Il dépouille le monde de ce qui l’occulte, car il est lui-même débarrassé de
ses ailes cendreuses, de sa « tepid aureole » et de ses étoiles. Ce nouvel ange est la poésie
consciente d’elle-même, au sens le plus originel, lucide. Pour mieux comprendre ces vers que
l’auteur considérait comme centraux dans son œuvre, puisqu’ils sont le point de départ de ses essais,
il faut savoir que l’opposition yet s’appose à ces vers :

I am one of you, and being one of you


Is being and knowing what I am and know.

Adéquation énigmatique d’un être (re)venu de l’au-delà, racheté par la beauté terrestre,
rendu au monde, et d’êtres simples et emblèmes de la Terre, countrymen. Volonté de boucle et de
complétude, la poésie savante et presque maniériste de Stevens entend se rattacher au concret, à la
puissance du banal, et tel lien, et c’est par une antique allégorie chargée d’un numen revisité,
désacralisé quoique magnifié, qu’il a choisi d’opérer la jonction. Pouvoir déjà désigné, avec un
enthousiasme presque prophétique par Blake, exprimé à présent sans emphase par l’auteur de Ideas
of Order comme suit : Anything is beautiful if you say it is. Mais ce qui nous concerne le plus ici,
57

c’est l’identification de cet ange symbolique aux hommes auxquels il s’adresse. Fin de partie,
l’envoyé retire ses ailes et dit aux témoins de siècles d’émerveillement imaginaire, de points
56 CP 496, Angel surrounded by paysans.
57 CP 211. Il dit ailleurs (Like decorations in a nigger cemetery, VIII, 151) :

Out of the spirit of the holy temples


Empty and grandiose, let us make hymns
And sing them in secrecy, like lovers do.

Il y a édification d’une sacralité à côté du religieux et à partir de sa force propre, restituée à la poésie. Un peu à la
manière de Rilke, le divin est devenu une saveur de l’intime et du secret.

58
d’orgues célestes, de lumières colorées au travers de ténèbres sacrées, de paroles retranchées en
langues d’ailleurs : I am one of you. L’inspiration du poète, le sacré qui « unit les âmes » comme
dit Goethe, ne touche les hommes que parce que cette voix provient des tréfonds d’un homme.
C’est la otra voz dont parle Octavio Paz, elle est autre que celles de sa modernité contingente, mais
ne vient pas d’un inconnu, si ce n’est nous-mêmes. L’ange est la métaphore de l’homme qui est
« un de vous », plus que lui-même. Et c’est pourquoi il chante, c’est que ses mots sont les nôtres, et
nous sont, de manière incompréhensible, plus familiers que ceux que nous prononçons, mais qui ne
nous appartiennent pas. Voix familière, voix de Soi, qui parle enfin, à nous uniques et isolés, aussi
bien qu’à tout homme, et ressentant cela, nous la recevons avec respect. C’est là qu’émerge une
unité simple et douce, aux confluents de ma voix la plus intime, mais qu’une pudeur profonde me
voile au fil des jours, et de cette voix la plus humaine, vague et délicieusement floue, qui submerge
les rives de notre cœur étroit. L’ange nécessaire n’est que l’image consolatrice d’une humanité
collective qui parle du monde avec les mots et le silence de l’amour. C’est par sa vue d’aigle et de
vierge que nous voyons la terre comme nous, individus fermés, fixes, têtus (stiff & stubborn), ne
pourrions jamais la voir. C’est la terre de tous les yeux, de toutes les caresses, les goûts de tous les
fruits de la terre, — du moins de quelques uns, mais cela suffit amplement pour donner l’impression
du tout. Nous avions évoqué ces paroles de Baudelaire, nous les donnons ici en leur lieu et place :
58

Pourquoi le spectacle de la mer est-il si infiniment et si éternellement


agréable ?
Parce que la mer offre à la fois l’idée de l’immensité et du mouvement. Six
ou sept lieues représentent pour l’homme le rayon de l’infini. Voilà un
infini diminutif. Qu’importe s’il suffit à suggérer l’idée de l’infini total  ?
Nous voyons là une sorte de principe de raison suffisante poétique. C’est de cela dont
nous parlons ici, un absolu pour-soi. Cela suffit. Horace aussi disait : satis est mihi. En bon
disciple d’Épicure, l’estomac a besoin de fort peu ; l’âme aussi, il ne lui faut que le sentiment de
l’infini. La nôtre du moins, et nous savons ne pas être les seuls. Mais nous n’avons pas besoin d’un
infini en soi, d’un absolu réel, car tant qu’ils ne vivent pas dans notre conscience actuelle, ils ne sont
rien pour nous. La vue de la mer, pour les hommes libres qui la chérissent, suffit à ce qu’ils y
« contemplent leur âme », à leur donner « la plus haute idée de beauté qui soit offerte à l’homme sur
son habitacle transitoire. » (ibid.) Il suffit d’un long regard d’amour et d’intensité pour que naisse
une incoercible sensation d’éternité en notre âme émue. L’horizon des flots pour que s’y épanche
une impérieuse liberté, une immensité mouvante et totale pour nous. En fin de compte, grâce à ce
que notre finitude est extrême, nous n’avons pas besoin de grand chose pour avoir l’intuition d’un
absolu. Comment l’insecte ne serait-il impressionné par ces géants que nous sommes ? Qui ne
ressent pas une émotion proche de la majesté divine devant la vue d’une chaîne de hautes
montagnes nimbées de la splendeur du levant ? How many a glorious day…
Et de même pour la vie, nous pouvons par peu de grandeur en ressentir l’infinité
diminutive et suffisante. Par la sympathie profonde avec ceux que nous aimons. Par l’aperçu d’une
vie qui soudain nous frappe par sa beauté, sa douleur, son charme inexplicable. En entrant dans
celle d’un héros de roman ou de film. Par l’éclat d’un poème où une beauté inattendue nous révèle
un recoin méconnu de notre âme. À cet égard, il semble exister une corrélation entre l’opacité d’un
secret, la difficulté de son élucidation, et la sensation d’agrandissement, la joie, la dilatation que
nous ressentons par une telle découverte. Plus l’esprit a dû descendre pour exhumer une parcelle de
vie, plus il semble savourer le contraste de son apparition, sa fraîcheur au sein de la mort apparente.
Eurydice est le symbole d’une vie perdue et presque retrouvée qui, pour son Orphée, est d’une
valeur infinie. Nul besoin d’aller chercher des arguments complexes en faveur du primat de la vie
et de son caractère d’absolu, dans l’art comme dans le reste, elle est ce à quoi on tient plus qu’à tout,
prunelle, âme et conscience — du moins la vie en tant qu’unité, que valeur au sens que lui donne
Camus. Car mourir pour des idées est encore choix d’une manière de vivre, jusqu’au bout, par le
58 Mon cœur mis à nu, 45

59
truchement d’idées. Car ces idées par lesquelles on vit plus intensément que sans elles deviennent
partie intégrante de notre vie. Une foi religieuse, une méthode philosophique, un désir de
connaissance, une propension à la séduction, une passion pour la musique, tout ce à quoi enfin
chacun consacre ses heures, ses peines, ses pensées, cela est aussi naturel que culturel, comme dirait
Merleau-Ponty, dans une unité indissoluble, et c’est de ce tissu que sont constituées nos vies. Le
mental est au moins aussi présent, souvent plus pressant que la réalité physique extérieure. Cette
connexion riche, hétérogène, instable, c’est notre vie.
Et l’art s’attache à ces évolutions, ou bien il ne fait rien de bien intéressant. Eudora
Welty explique ainsi le thème central de ses romans et nouvelles (A Curtain of Green, The Robber
Bridegroom…) : l’exploration des profondeurs secrètes de l’âme et les mouvements à peine
perceptible du moi intérieur, « the mysteries rushing unsubmissively through life by the minute. » 59

Rendre compte du spontané, de l’indomptable et de l’indiscernable ! on comprend aisément qu’il


soit passionnant de se lancer dans se défi impossible, la plume à la main, ou de le suivre avec
l’avidité d’un œil qui s’ignore et se cherche. Notre vie, de ce point de vue, serait le milieu à travers
lequel nos mystères se jetteraient hors de notre obscurité, au fil du temps. Nos profondeurs se ruent
dans celles du monde, qui, par la nature de l’espace, paraissent surface. Ce mouvement, qui
d’ailleurs est lié à sa contrepartie, dans la respiration ininterrompue des psychismes et de ces corps
qui se disent « nous », est une des manières de dire l’essence du vivre. Manifestation, déployée sur
fond d’intégration constante ; échange entre un focus personnel et une immensité dispersante.
Un artiste peut rendre, selon son prisme propre, le flot double et indéfini de toutes les
matières et des formes mouvantes qui s’agrègent à notre vide central, semen individui,
incompréhensible et nul peut-être, mais subjectivement réel, réel indéfectiblement. Un artiste donne
à voir un angle de son propre espace vivant, selon la disposition essentielle : celle de la lisière
fuyante de ce qui semble lui et de ce qui semble autre. Ainsi Rubens, premier des Phares, tel que
l’invoque Baudelaire, exprimerait à la fois le charnel et le vital, dans une ambiguïté difficile et
voluptueuse
Oreiller de chair fraîche où l’on ne peut aimer,
Mais où la vie afflue et s’agite sans cesse,
Comme l’air dans le ciel et la mer dans la mer.
Or, ces images sont très significatives quant à la manière que la vie a de s’exprimer :
malgré l’homogénéité des éléments, il y a mouvement, agitation, turbulence du même dans le
même ; l’altérité est inassignable, et pourtant les afflux, la caresse du vent sur ta joue, un courant
chaud qui surprend délicieusement le nageur dans un lagon, sont indices de cette différentiation
indéfinie. Charles suggère ici, à travers l’œil d’un peintre, le plus riant de sa galerie avec Léonard
de Vinci, l’analogie entière, dernière (car ce poème est eschatologique, non loin de la théodicée
esthétique) : c’est dans la vie que s’agite notre vie.
Ne trouverait-on pas en cette métaphore d’une simplicité vertigineuse la (dis)solution de
toutes nos interrogations perplexes sur la vie ? Flot de soi en soi, comme la mer dans la mer :
l’élément est simple et un, et pourtant cela n’empêche point son mouvement. Mystère et clarté
conciliés, « comme l’air dans le ciel », pas d’opposition, pas de rupture, différence par l’élan,
individuation par les variations de la vitesse, les caprices de la direction… Les Phares, situés dans
le visibles disent et symbolisent la somme immense de ces péripéties d’ombres, des mouvances
stupéfiantes des hommes nuages, dont certains jettent des rayons, d’autres des ombres, dans un
concert improvisé où tout est beauté pour l’œil dont la main arracha les écailles lourdes. L’accord
au monde n’est pas une question de théorie, mais de courage, — de Force.
Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes,
Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te Deum,
Sont un écho redit par mille labyrinthes  ;
C’est pour les cœurs mortels un divin opium !
59 The Eye of the Story, 1978

60
Toutes les scories de la vie sont encore vie, tous les élans de la vie qui nous charment
ou nous impressionnent sont encore parcelles de mort sans doute ; mais cette distinction n’est qu’un
effet de la peur. Préjugé, regard sans esthétique sur le monde. « Notre mort » ne serait-elle pas une
belle œuvre si nous avons la force d’y être sincère et doux, comme à toute création, alliant dans
l’incroyable de l’acte réussi, maîtrise et spontanéité ? En tout cas, pour revenir à la vision du poète
des Fleurs du mal, petite légende des siècles de la peinture, on saisit comment cette énumération qui
va d’un bout à l’autre des enfers, de Rembrand, « où la prière en pleurs s’exhale des ordures »
jusqu’au « lac de sang hanté de mauvais anges », Delacroix, amène inexorablement vers Dieu, plus
sûrement que les fragiles litanies enchomiastiques des bienfaits d’un créateur bonhomme. Car
« c’est un cri répété par mille sentinelles », qui a pour lui la force du nombre et la violence du
désespoir, qui ne risque plus, après l’épreuve de la cruauté et du crime, de tous les aspects
« sombres » et insupportables de la vie, l’hypothèque d’une « bonne conscience ». Ces fleurs
maladives résisteront à tout, sauf peut-être la Grâce de la Beauté, où elles iront s’abîmer, « un soir
fait de rose et de bleu mystique », car elles sont pleines de la puissance des profondeurs. Chez
Rubens, la vie afflue comme la mer dans la mer, chez les damnés de tout sacerdoce, elle fuse
comme les larmes dans la pluie.
Or il y a appel, ce thrène interminable est le vide plaintif avide d’une oreille absolue qui
ait la bonté d’entendre ses plaintes sans fin. D’ailleurs, la joie aussi veut un confesseur, et une
bonne aventure sans ami à qui la narrer perd beaucoup de son agrément. Cioran le dit très bien, et
sans détour : « Le cri n’a de sens que dans un univers créé. S’il n’y a pas de créateur, à quoi rime
d’attirer l’attention sur soi ? » Et il est presque notoire que Baudelaire est plus religieux encore
60

dans l’Enfer « où [son] cœur se plaît », « insatiablement avide / de l’obscur et de l’incertain » que
61

dans les Paradis, les « célestes rivages » où il bâtit de grands sarcophages. En tout cas, il crée par le
62

cri un reflet calme et flegmatique des cris les plus barbares et les plus raffinés (antonymes frères du
reste pour lui). Et c’est pourquoi il ne peut faire l’économie d’un dieu, qui séduise comme le diable
et soit débordant d’infini à travers des formes dérisoires et, si possible, grotesques, comme le
Seigneur tel qu’il peut le rêver à partir des volutes obscures des églises très-baroques et très-
catholiques.
Mais ce Focus imaginarius de l’art, tel que le lance notre poète, est clairement fondé sur
son pouvoir créateur, interprétatif, pour parler exactement, car l’un ne va pas sans l’autre. C’est ce
qui apparaît dans de nombreux passages de son Art poétique épars, ainsi dans Alchimie de la
douleur :
L’un t’éclaire avec son ardeur,
L’autre en toi met son deuil, Nature !
Ce qui dit à l’un : Sépulture  !
Dit à l’autre  : Vie et splendeur !
Le point central est donc le tempérament, la tonalité affective de l’homme, qui, comme
Nietzsche aime à le souligner, est bien plus poète qu’il ne veut le croire, ô modestie…
Or, Baudelaire parle surtout de la mort et se complaît à l’image des cadavres, il regarde
« le suaire des nuages », il a « Le goût du Néant », mais je crois qu’il suffit d’y voir d’un peu plus
63

près pour sentir que son Royaume des ombres est plein de vie. Pensez par exemple au poème La
charogne. C’est la création d’un « objet poétique » au sens que donne à cette expression la critique
des années cinquante, objet plus vivant, par le grouillement et la beauté troubles qui l’animent.
On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague,
Vivait en se multipliant…
Par la mort, observe Jean-Pierre Richard, les puissances de vie contenues dans le corps
60 DIEN 204. Il écrit ailleurs : « Heureux Job ! qui n’avais pas à commenter tes cris ! » 131
61 Horreur sympathique (94)
62 Alchimie de la douleur
63 Poème précédant Alchimie de la douleur (92)

61
sont libérées et rendues à une exultation de foisonnement, d’où la beauté émane avec une force
nouvelle : « Dans le cadavre, la vie retrouve sa pleine liberté » Il analyse assez longuement ce
64

« lyrisme de la putréfaction » et montre comment il nous « peint une vie superlative et déchaînée. »
Plus loin, ce critique étudie avec autant d’acuité les diverses métamorphoses de la matière poétique
de Baudelaire, comment, de la corruption à la fraîcheur, du vertige à l’intensité, les axes de sa
création se lacent dans une quête tous azimuts de profondeur. Celle-ci tient sans doute de Poe
certains de ses traits, comme sa dynamique fuyante et multiforme, inquiétante foncièrement, par sa
puissance même hors de l'homme et en lui. Et cette profondeur est l’espoir de toutes les ivresses, le
ferment de toutes les transgressions, l’appel le plus poignant de la beauté — qui a une double
nature : tantôt l’idole de pierre, inhumaine et céleste, tantôt la tentatrice sombre et viscérale, qui
séduit autant par une nausée invincible que par un pouvoir impérieux d’évocation. Et la poésie qui
se dégage à tous les degrés de ce Parnasse inversé se colore de tous les stades de l’œuvre, dans les
replis fumants de l’Athanor intérieur de ce Midas qui n’est pas toujours apostat. Le réel mort est
une matière brute qui, « par la grâce de la relation humaine, » débouche sur une nature vivante puis,
par la magie de l’architecture du verbe, « engendre une surnature, une vie puissamment irréelle. »
(159) Car la peur de la nature, si forte chez ce parisien invétéré, citadin jusqu’au vice, ne peut
étouffer une fascination effrénée pour la vie. Et cette fascination prend parfois la forme d’une
traque, qui ne ménage ni ses efforts ni sa vie, pour la débusquer dans les recoins les plus obscurs, les
plus morts selon l’apparence, les plus « mauvais ». Mais aussi les plus inattendus, ainsi dans la
perception « du peuple des métaux, » sur lequel règne un Satan qui est la figure chrétienne des
divinités chthoniennes les plus primitives.
Ce monde rayonnant de métal et de pierre
Me ravit en extase……
 Or, dans ses méditations sur le métal, lorsque le poète rêve « à sa substance intérieure,
il imagine en lui le minerai fondu, la pâte à peine refroidie, la vie originelle. » (101) Ainsi, derrière
son goût avéré pour la froideur draconique des pierres et de ce qui semble le plus éloigné de ce que
les bourgeois nomment « la vie », il y a insertion d’un feu secret, mystère de la matière, que l’œil du
poète poursuit avec volupté.
Regardons encore comment sont unis le dégoût de la vie et le désir de l’ivresse, ainsi
dans SEMPER EADEM, nous trouvons ces vers, qui louent le mensonge de supporter la vie :
«D'où vous vient, disiez-vous, cette tristesse étrange,
Montant comme la mer sur le roc noir et nu?»
- Quand notre cœur a fait une fois sa vendange,
Vivre est un mal. C'est un secret de tous connu,

Une douleur très-simple et non mystérieuse,


Et, comme votre joie, éclatante pour tous.
Cessez donc de chercher, ô belle curieuse!
Et, bien que votre voix soit douce, taisez-vous!

Taisez-vous, ignorante! âme toujours ravie!


Bouche au rire enfantin! Plus encor que la Vie,
La Mort nous tient souvent par des liens subtils.

Laissez, laissez mon cœur s'enivrer d'un mensonge,


Plonger dans vos beaux yeux comme dans un beau songe,
Et sommeiller longtemps à l'ombre de vos cils!

64 P&P 134

62
Si la mort nous tient en vie, si la vie ne s’accepte que par l’illusion, qui est bien sûr l’art,
et si le poète qui énonce cela vit encore, la toute-puissance de la vie est prouvée, puisque tout s’y
trouve inféodé ! C’est ainsi qu’elle est absolue : despote sublime qui n’impose rien, que tous
servent même en la maudissant, pour laquelle nous mentons et nous mourrons.
Certes, d’autres aspects de son imaginaire paraissent plus opposés encore. Il affirme
chercher « le vide, et le noir, et le nu ! », tout en saisissant l’impossibilité du néant auquel son cœur
aspire ; or ce Gouffre, est-ce autre chose qu’une image assez forte pour signifier le décalage effarant
qui sépare la contingence de notre existence de l’absolu qu’on ne peut ni définir ni écarter ? Un tel
poète est de ceux, assez nombreux, qui ne peuvent se débarrasser ni du diable ni du dieu. Dans
Obsession, il invectives toutes les manifestations de l’être qui l’effraient : bois, Océan, métaphores
de la cathédrale et de l’esprit… Face à ces absurdes excroissances au sein du néant qu’on voudrait
voir disparaître, (paradoxe extrême et classique, de Calderón à Cioran) l’homme blessé préfère le
repos éternel du non-être, et souhaite l’absence de sa naissance. Mais cela est encore littérature,
poésie, débordement et retournement dialectique d’une vie débordante qui prend le luxe de se nier ;
c’est encore l’affirmation de la toute-puissance qui ne s’épargne pas. Et qui passe son intemporelle
indifférence à se jouer d’elle-même dans les méandres d’une contingence bigarrée. Ainsi
Baudelaire ne peut-il repousser le monde qui le dégoûte, car la Reine des facultés le poursuit
jusqu’au fond du gouffre, et toute tentation de mort qui se poursuit et se développe dans des vers
comptés ou de la prose mesurée, reste poésie et ostentation, sans quoi il n’y aurait eu que suicide et
silence !
Mais les ténèbres sont elles-mêmes des toiles
Où vivent, jaillissant de mon esprit,
Des êtres disparus aux regards familiers.
Cela prouve, autant que poète peut prouver ! l’impossibilité de l’épochè, de la réduction
cosmologique. Et sans écarter la force de la vie, au contraire, l’apparition des disparus suggère
l’unité ancestrale des êtres par-delà le voile de la mort. Retrouver au fond de la Nuit sans étoile que
cherche l’âme éperdue de vide, un « regard familier » comme celui de la nature des
Correspondances, n’est-ce pas laisser éclater les bornes factices d’une vie illusoirement cernée par
la mort ?
La survie de l’âme n’est peut-être qu’un métaphore poétique, mais elle n’a pas besoin
d’être autre chose. Quel besoin d’ontologie, de « vérité », nous pousserait à souhaiter que l’on
« survive » à cette « mort » dont on ne sait rien ? Et si le rêve cessait ? Les mythes du Gorgias sont
à cet égard d’une audace notable.
L’infini déborde l’âme de ce poète, et son Spleen n’est que l’envers psychologique
d’une soif d’absolu elle-même absolue. Rien ne saurait l’étancher, et là est sa grandeur propre…

Je ne vois qu’infini par toutes les fenêtres,


Et mon esprit, toujours du vertige hanté,
Jalouse du néant l’insensibilité.

Mais cela ne s’oppose qu’à une conception classique et discriminatoire de la vie, et non
à l’idée que j’essaie d’en élaborer, qui inclut tout ce qui est, si immense que notre esprit ne peut la
concevoir sans un choc, qui sera pour l’un extase, angoisse pour l’autre — mais toujours indice de
cet instant où la vie de l’individu est submergée par l’évidence absurde : ce qui se nomme absolu.
Unie à une autre, une seule, aussi finie et seule que la nôtre, notre chair ressent l’ivresse
d’une unité des corps où se pressent celle de tous, extase matérielle aussi primitive que large, où la
conscience s’abîme dans la nuit avec la confiance de toute joie. Cette correspondance des sons, des
sourires et des chairs laisse penser qu’il y a encore unité entre l’union des corps et l’unification des
esprits. La compréhension, aussi modeste et sobre soit-elle, obéit à des lois similaires : elle désigne
que nos pensées sont de la même pâte intelligible, concept osé par Plotin, comme nos corps sont

63
pétris de la seule et triomphante, homogène et multiple Matière — unité factuelle, infrangible,
despotique, éternelle, mystique du monde ! Quel support plus stable, quel fleuve plus large, quel
unité plus immédiate que celle des atomes ? L’organique peut être une exception dans l’univers, il
reste composé des mêmes illusions : le carbone de nos os est celui même des arbres et du charbon,
« notre » hydrogène, notre azote sont celui de l’eau, celui de l’air ; de la contemplation de cette
transformation complète et incessante se dégage la solidarité des « choses », c’est-à-dire la
dissolution de leurs limites artificielles (man-locked set), la vanité de toute notion d’appartenance.

Pour finir, ces paroles de Wallace Stevens, qui ne paraissent pas absurdes au côté de
notre poète : «  After one has abandoned a belief in God, poetry is that essence which takes its place
as life’s redemption. »
Le sujet de la poésie n’est pas une collection d’objets concrets, statiques, étendus dans
l’espace, « but the life that is lived in the scene that it composes ; and so reality is not that external
scene but the life th65t is lived in it ».

Within the actual, the warm, the near,


So great a unity, that it is bliss,
Ties u66 to those we love.

Conclusions
Jeu & sincérité, la vie mise en jeu dans l’écrit.
Il ne faut parler que lorsqu’on n’a pas le droit
de se taire, et ne parler que de ce que l’on a
surmonté — tout le reste est bavardage,
“littérature”, manque de discipline. 1

Marcel Arland : « Qu’un homme livre l’essentiel de lui-même, ou qu’il se taise ! » Il


affirme que, par l’écriture, il a trouvé « avec le monde une fraternité. » Dire de sa propre mort,
c’est « un peu de ciel qui s’entrouvre », dans une vision que ne garantit nulle foi établie, revient à
exempter l’exception que nous risquerions de nous croire de la peine qu’elle se donne pour exister.
Le matérialisme, tel que celui d’Epicure, est désespérément moral : il abolit la peur de la mort, qui
pour l’homme est toute la mort ; ainsi la suprématie de la vie est posée, implicitement. L’horizon
en est levé, l’écart ne se creuse plus entre un maintenant chéri et un néant futur abhorré. Les deux
sont aussi vides, chaque instant est le même. La matière du corps de Diderot ira embrasser celle de
Sophie. Le matérialisme affirme une unité des vivants aussi forte et plus mystique que la plupart
des rationalismes.

Pourquoi respecter des conventions ? Parce qu’on accepte les principes qui les
engendrent, et parce qu’on croit que leur lien est nécessaire. Mais de nouvelles vues sur ces mêmes
65
66 Sermon n°8
NA 76
CP 317, t
1

64
principes, ou la tentative de nouveaux principes, cela amène directement à de nouvelles formes.
Celles que nous suivons aujourd’hui presque en tremblant, celles que garantit le seul poids aveugle
du passé, furent lentement créées, lentement sacralisées. Ceux qui défendent une religion avec la
tradition comme caution dérisoire, oublient qu’elle a dû lutter, renverser et phagocyter des traditions
antérieures, qui ne se défendaient pas autrement, qui méprisèrent cette nouvelle-venue. Ridicule
cécité du présent, du mien, du moi. Et les choses avancent par cette mascarade.
Pas d’histoire sans illusion. Pas de politique sans mensonge. Pas de vie sans
destruction. Car pourquoi y a-t-il illusion ? Ce n’est que la temporalité, et la multiplicité des points
de vue, qui peut montrer en un temps la fausseté de ce qui était pris pour vrai. Si la vérité est
révélation, elle est historique ; elle suppose l’erreur, elle la pose avant elle. Et pourquoi y a-t-il
mensonge ? C’est l’illusion considérée dans le domaine humain, social, son conflit avec elle-même
dès lors que plusieurs consciences incarnées sont en contact. C’est la constitution d’une intériorité
qui se scinde du bloc du monde, de l’homme qui se détache d’une humanité indistincte. C’est la
complexité croissante des liens conscients au sein d’une unité psychique qui ne peut plus tout
montrer de soi, qui ne peut être saisie d’un seul regard : dès lors, beaucoup de choses deviennent
cachées. Il y a occultation par complexification. La découverte des replis et des Abschattungen
invisibles de l’autre, cela apparaît comme une trahison, pour peu qu’on ait à en souffrir. Si l’autre
ne répond pas à l’image qu’on s’en était fait, on lui en veut de nous avoir fait voir les limites de
notre pouvoir de pénétration psychologique. Par ailleurs, un homme sans secret, une femme sans
mystère, un enfant sans virtualité indiscernable, cela ne nous intéresse pas. Pris par cette double
exigence, nous nous exposons sans cesse à la désillusion par crainte de l’ennui. C’est la vie
proprement humaine qui nous demande d’écrire pour aplanir ce contraste douloureux, ou encore
pour tendre encore l’écart entre l’attrait de l’inconnu et le confort de ce qu’on croit être.
Tout cela tend à dévoiler l’illusion de la séparation entre les êtres, de l’apparence
unilatérale de tout ce qui se présente, de l’aspect « objectif » de tout être, qui nous semble dès lors
posé hors de nous. Mais nous ignorons ce qu’est Nous. Où sont les limites de moi.
A quoi bon ces mots que nul presque ne lira ? Pourquoi écrire encore sur l’écrit ? Et
pourquoi lire quoi que ce soit ? A quoi bon passer des examens, travailler, lire et écrire, quand on
va mourir ? Moi, qui vais mourir, j’écris pour quelques hommes, qui vont mourir. Je leur parle de
vie, sans savoir qui je suis, ni à qui je parle. Des êtres qui ne savent ce qu’ils sont vont s’informer
d’un être qu’ils ignorent. Ceux qui n’ont jamais entendu parler de cette illusion qui est dite moi ne
me connaîtront guère moins que ceux qui ont cru l’approcher. Ambition encore de vouloir être
aimé, connu, de vouloir être ailleurs qu’en soi. Ambition vitale. Et pourtant, comment tracer à la
vie des limites, quelles absurdes frontières décréter ? Ma vie est aussi éparse en vous qui avez
quelque trace de moi que je suis empli des éclats de vous tous ; nous sommes les uns dans les autres.
Il y a plus encore que Contingence, dans les relations entre les hommes, il y a Inclusion. Si le
symptôme est ce qui touche la surface, plongeant des racines dans l’interne des êtres, nous sommes
constitués des symptômes de tous les hommes qui passent et passèrent à notre contact. La vie est
sentie dans la friction de toutes nos surfaces, elle est le déploiement de toutes les surfaces et le
réseau de tous les liens qui s’opèrent entre elles. Si l’intériorité pure est compacte, elle reste
inconsciente. Nous ne percevons que le différencié. Or la littérature est cette œuvre interminable
de différentiation progressive et personnelle de notre vie psychique. La philosophie, à cet égard,
serait la prise en compte, la problématisation, la mise en système, la représentation médiate de ce
processus.
Ce que l’entendement nomme Obscurité, c’est l’épaisseur même du monde. Et la vie
est obscure parce qu’elle déborde toujours n’importe quel vivant ; toute conscience, incarnée, se
sentira toujours encerclée par ces flots où elle surnage. La vie la précède dans le temps, comme
milieu d’insertion, comme espace de communication, comme relation indissoluble même dans la
folie ou dans le sommeil. Le corps est l’hypothèque mouvante et singulière que la vie a posé sur la
moindre conscience, et sur la plus abstraite. Car par lui, la pensée est d’emblée insérée dans la

65
totalité submergeante du monde, dans le flot insaisissable du temps. Le repos y est un arrêt, la
droite la correction d’une courbe, l’objet une approximation. La première souffrance est peut-être
le déchirement d’une chose qui aspire d’une soif compulsive à une clarté inexistante, et qui se sent
exister dans cet écart brusque, dans le surgissement impalpable de son exigence au sein de ce qui
n’y répond jamais entièrement. Le problème initial, dirons-nous, est que la conscience aussi est vie,
et qu’elle ressent pourtant le monde et « la vie » comme hétérogène, étranger, souvent hostile. La
conscience serait ce fragment de la vie indivise qui sent sa foncière fragilité, qui est menacé par tout
ce qui la met au monde. De là sans doute les mythes où des dieux dévorent leurs enfants : on sent
l’horreur surprenante d’un être qui détruit sa créature, d’une chair qui résorbe ses excroissances —
ou plutôt, l’angoisse humaine consiste à percevoir comme horreur ce processus naturel, ce
mouvement qui est la nature même. Toute activité humaine, ainsi que toute signification qui — non
pas s’y attache mais qui — s’en dégage, semble se jouer au-dessus de cet abîme.

Ce conflit paradoxal constitue la toile de fond première de nos scènes, nos tragédies, nos
comédies, nos divertissements. Mais ces derniers sont d’une omniprésence supra-morale : il ne
s’agit pas seulement du théâtre, de la chasse et de tous nos « amusements » reconnus tels ; la
religion et la philosophie divertissent encore. Tant qu’elles ne sont pas l’éclatante, la bouleversante,
l’intolérable et titanesque irruption de cette prise de conscience, que nous sommes vie au sein de la
vie, tant qu’elles ne sont pas la brûlure d’un 23 novembre 1654, de mon aujourd’hui, de ton
aujourd’hui, lecteur, insensé… tant qu’il n’y a pas feu feu FEU joie pleurs de joie, tant que Cela
qui ne peut être dit n’est pas, tant que l’on tourne ailleurs qu’en ce point, malgré toute science et
toute sagesse, il y a divertissement, car il y a affaiblissement et occultation de la plus simple et seule
vérité du monde. Il y a bavardage, incessant remplissage d'une unique absence, d’un seul vide, d’un
tout qui se prend pour rien, et de ce fait, il y a verbeuse agitation d’un néant qui s’ignore.
J’ai parlé de certaines choses, cela est contingent, car ce ne sont que des choses, des
objets que l’on appelle « sujets » ; peu importe le sujet de conversation, le sujet d’un livre, d’un
tableau, d’une œuvre : il est toujours mauvais, il est toujours insignifiant. Le thème en lui-même est
forcément hors de propos ; je ne dis pas simplement médiocre, comme on dit aisément que
l’intrigue du Rouge et le Noir est banale, etc. Comme Flaubert voulait faire « un roman sur rien »,
comme le titre d’une symphonie est d’une pauvreté infinie par rapport à la musique, et ainsi de
suite. Non, je crois devoir dire que les hommes ne disent jamais que des platitudes et n’écrivent que
des inepties, aussi brillantes soient-elles. Car elles parlent de quelque chose, c’est-à-dire de
n’importe quoi. Contingence et vanité — on pouvait parler d’autre cause, en dire chose autre, n’en
dire rien. Tant qu’on parle, on ne dit rien. Paraphrase, citation, déformation, « universel
reportage » que fustige Mallarmé avec sa morgue de poète absolu. Goethe a presque dit : « tout ce
qui est dit mérite de périr. » Un jour, nul ne s’en souviendra, d’ailleurs. Et nous dirons : seul
mérite d’être dit ce qui ne peut périr. C’est-à-dire la vie. Qui est précisément ce qui ne peut être
dit, qui est ce qui dit, à la rigueur, ce qui se dit.

Pensée du poète pour autant qu’il regarde au-delà de lui-même avec un regard en
perdition sublime : Si jamais je suis grand un jour, c’est d’avoir compris que je ne suis rien.
D’avoir vu dans ce rien une brèche d’où l’on ne voit que le tout. Et de l’avoir dit. A mon sens, la
littérature ne fait rien d’autre que d’amener les hommes aussi près que possible du gouffre. C’est
pourquoi la mort et le sexe sont si présents : c’est l’abolition la plus commune, la plus flagrante et
comme inéluctable, de la personnalité, et de son naïf mensonge. Nous sommes mus par le désir
d’abolir l’illusion qui nous attache à nous-mêmes — dans le corps de l’autre, par son âme et son
amour, par tout alcool, par cette chair, par ces livres, par toute ivresse, enfin. Il est l’heure ! Voilà
ce que dit le poète. Que dirait-il d’autre ? L’homme n’a besoin de poètes que parce qu’il oublie de
s’enivrer. Et il n’a besoin de sages que parce qu’il emploie trop rarement les meilleurs moyens de
le faire. Morosité de la vie livrée à sa propre absence : misère de l’homme sans Vin. Relatif en

66
général, absolu parfois. Mais tout désigne et désire cet absolu. Si le relatif est un pros ti, c’est par
rapport à cet absolu. Course indistincte, déviée, aveugle ou pensée, furieuse ou prudente, vers ce
Non-dit, dont le nom commun est « absolu », qui n’est autre que le mouvement du fini vers autre
chose que soi-même. L’être conscient ne paraît pas se supporter comme tel, toujours il se modifie,
tend vers quelque état, abolition de son présent dans un faire ou un devenir, et même la conservation
de son être n’y échappe pas. Vouloir se conserver est encore vouloir quelque chose, de même que,
comme se conclut la Généalogie de la morale, vouloir le néant.
Dans chaque roman ou presque, dans chaque épopée, chaque tragédie, les héros
meurent. Quel goût, quel plaisir insensé nous pousse à suivre les douloureux événements qui
mènent à ce qu’on ne supporte pas « dans la vie réelle » ? Comment peut-on aimer la peinture, fut-
elle aimable, de ce qui nous horrifie ? Toutes ces morts nous troublent si peu ; on dira qu’elles nous
renforcent, nous aident à affronter cette fatale issue ? Encore une fois, une apparence véridique
nous abuse. Dans la représentation de la mort, ce qui nous fascine avec un trouble si impérieux, il
me semble que c’est moins la mort qu’une brèche dans l’opacité de la vie, une percée plus avant
dans son mystère. Voir, ne serait-ce que voir, voir que la vie se poursuit partout autour du cadavre.
Terreur de la subjectivité close, exultation de l’individualité non-exclusive. Ce personnage dont
nous avons passionnément suivi la vie et ses tribulations, ce personnage que nous sommes devenu
dans la mesure des forces de notre imagination, ce personnage est mort tout comme il est né, et le
monde ne s’émeut pas de notre émoi, il ne s’écroule pas de cet incident, il ne tremble pas, il ne
vacille même pas. Après les hurlements, les fuites, les soubresauts, la défense, la blessure, le duel,
la trahison, la suspension du souffle, l’écoulement du souffle, le caprice du destin, la fatalité des
hasards, l’arme qui s’enraye, la passerelle qui tombe, alors — le vaste silence de la nature. Toutes
les péripéties sont autour, elles ratent le propos ipso facto.
L’art peut recentrer, divertir du divertissement. Surprise de la beauté, ou parfois d’une
laideur frappante et, peut-être, belle, encore s’agit-il de lacérer l’opaque qui voile la vie au vivant, et
que son éclat jaillisse enfin sa joie inaltérable sur la scène d’un œil inlassable. Que ce monde perde
son naturel factice et revête enfin sa troublante nudité que l’art, avec tant de simple confection,
s’entend à lui restituer. Que l’homme cesse de se paraître normal et banalement évident, faussement
certain, péremptoirement sûr de ce qu’il est comme de ce qu’il doit faire. Non, il n’est pas évident
qu’il faille travailler pour gagner de l’argent, qu’il faille payer pour manger, manger pour digérer,
dormir pour se délester de sa conscience, veiller pour se soulager du vague vertigineux de nos rêves,
qu’il faille vivre enfin. Car, dites-moi, qui vit ? Ne demandez pas même pourquoi ; car là est
l’évidence brute, l’évidence malgré tout, d’un vouloir-vivre de puissance, qui conserve les êtres en
général, et parfois les détruit, s’ils trouvent « davantage d’avantages » dans la mort, ou si comme
l’écrit Spinoza avec humour, un homme pense se mieux porter au bout d’une corde… Donc on vit,
on veut vivre, et on en meurt. Le Tathagatta ne dit pas autre chose. Mais ce «  on » qui prétend
vivre, et qui fait comme s’il savait pourquoi, il ignore même ce qu’il est. — Mais sans doute le
pourquoi est plus fort que le quoi, intentionnalité oblige. Coercition de l’action, du But.
Suprématie de la visée ; le sujet est comme accessoire. Il est lui-même plus ustensile que tous les
objets dont il use. Il est, dirait l’autre, ustensilité transcendantale, et fait au reste du monde ce qui
est fait de lui. Le sujet est un objet comme les autres qui manie ceux-ci pour s’en différencier.
Logique du pouvoir. Fuite en avant de ce vide qui se constitue dans l’interstice des choses comme
un foyer de forces incrustées et liées par telle érosion de l’être. Des canaux se dessinent à la surface
du devenir ; c’est la genèse des fleuves qui sont et ne sont pas. Le corps qui ne se dissout pas
lorsqu’il se plonge dans les flots, humide et fier, s’intronise sujet. Il agit parce qu’il est agi, il
emploie et manipule sans remords toute chose parce qu’il est lui-même la proie d’une action plus
vaste et incontestable : l’homme est esclave de la finalité. C’est illusion encore que cet
asservissement ; plus profondément, nous sommes vagues de l’océan de la vie. Métaphore, quoi
d’autre pour dire cette condition ? Pourquoi refuser la valeur de l’image pour dire le destin d’un
songe ?

67
Or, la liberté réelle n’existe que dans la sensation de l’unité de la vie, car sinon, c’est
entraves et frontières, limites de toutes parts, c’est menace, faiblesse, mortalité… Et quel mortel est
libre ? Quel être fini n’est pas esclave ? Les hommes se croient libres ou non selon certains critères
qui ont leur validité dans leur étroit domaine de fiction, dans la portée de leur mystification. Mais
qu’ils essayent de prolonger leur vie, qu’ils repoussent chagrins et maladies, qu’ils ne meurent pas
s’ils veulent ! Quelle liberté hors l’absolu ?

Tout ce qui se détache de la vie intérieure est fictif, là est le superficiel. Mais le fictif,
l’artificiel, le mal, l’ignorance, la mort, le négatif — tout cela est encore inclus dans la beauté du
devenir, tout cela est vie encore. Nul blâme, nulle infériorité. Au plus éloignement. Oubli du
brasier. C’est pourquoi philosophie et art, je n’y vois rien autre que conversion. Regard porté sur le
monde infini, sur l’inépuisable beauté de soi ; puis effacement du regard, devenir soi-même beauté.
Dans la liberté apparente de l’écrire, si l’homme n’est pas un dieu (mais quel est cet « être » qui
prétendrait imposer sa négation ?), faisons-le à notre image, à l’image de notre vie. Peut-être que
quelqu’Un s’est dit : faisons un animal à notre image qui nous fera à la sienne. La roue de la vie
s’est mise en mouvance. Mais enfin,
Qu’est-ce qui est vivant ?

Das Leben suchst du, suchst, und es quilt und glänzt


Ein göttlich Feuer tief aus der Erde dir…

Tu cherches la vie, tu la cherches et il coule et brille


Un feu divin vers toi des profondeurs de la terre 2

Les limites de l’individuel sont bien difficiles à tracer, que ce soit vers “l’intérieur” ou
vers “l’extérieur”. L’histoire de la psychologie revient à une découverte progressive et surprise de
notre multiplicité psychique. En fin de compte, le développement des sciences humaines tend à
noyer l’être singulier dans le jeu complexe des composantes sociales, économiques et culturelles.
Par exemple, la phénoménologie de Sartre rejette jusqu’à l’ego dans la transcendance du monde :
“la conscience n’est que le dehors d’elle-même”. Ainsi l’approfondissement du savoir prend la
forme d’une dissolution inéluctable de l’identité personnelle. Ainsi, peut-être verrons-nous un jour
un philosophe aussi révolutionnaire que celui dont il reprendrait la formule, affirmer : J’ai dû abolir
l’individu pour faire une place à la vie.
Le gai savoir aura-t-il comme base, comme axiome fluide et fuyant de reconnaître
l’illusion foncière de cette existence personnelle et de tous les oripeaux dont elle s’affuble, de tous
les masques auxquels elle recourt pour se donner le change ? Elle dira en riant : Une illusion qui
s’illusionne en permanence, qui essaie de croire à sa réalité, n’est-ce pas une comédie tragique ?
Pourtant c’est ce qu’a été votre existence jusqu’à présent, avant que vous n’ayez eu le
courage de boire au breuvage de cette science, de regarder le miroir qui vous a toujours effrayé, et
de le briser dans un éclat de rire, par jeu, supérieurs à toutes vos images, et jouant en elles, vous
jouant de vous-mêmes, comme les dieux d’Héraclite, vivant de la mort des hommes, et mourant de
la vie des dieux. Cette image vous fait peur, et pourtant c’est l’homme qui l’a forgée, comme toutes
ses peurs et tous ses espoirs. Cette inexistence de ce que vous vouliez appeler « votre » vie, avec le
sceau aveuglant de l’évidence, qui vous empêchait de voir qu’elle ne vous appartenait aucunement,
c’est la coupe que vous vouliez détourner de vos lèvres dans la solitude de tout jardin à chacune de
vos heures sombres.
Le raisonneur commente : Et c’est pourtant un compte rendu qui n’est pas aussi faux

2 Empedokles, G. 146, cité par Jung, Symbolen der Wandlung, p.661

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qu’on voudrait le croire de notre situation. “Vois-tu ces prisonniers, eh bien ils nous ressemblent...”
Mais qu’est-ce qui essaie ainsi de se duper ?
Et qu’est-ce qui essaierait, douloureusement, désespérément, de se détromper, de
regarder en face cette mascarade humaine ?
Est-ce la même... “instance”, “chose” qui réalise ces deux opérations opposées ?
Comment nommer, d’ailleurs, ce primum quid de la vie consciente, cet « objet transcendantal = X »
du psychisme, dont aucun aspect ne peut être pris au sérieux comme égal à une indiscutable réalité ?
L’individuum est sans doute “l’écueil contre lequel viennent échouer toutes les définitions” ; mais 3

rien n’assure même a priori l’existence de cet individuum.


Cet être pré-réflexif que cherche la philosophie de Bergson ou celle de Merleau-Ponty
est un point fondamental dans cette question. Mais là encore est la naïveté du penseur qui tient
pour certain le fait qu’il y a une énigme, qu’il y a problème à résoudre — et bien sûr, il s’agira
toujours d’une épreuve à sa taille, présentée sous les dehors les plus effrayants pour impressionner
les spectateurs de cette gigantomachie intellectuelle. Depuis le Sophiste jusqu’à l’Etre et le néant et
toutes les œuvres modernes, quel penseur a fait l’économie de cette mise en scène, fort simpliste
dans le fond, aussi raffinées que puissent être les arabesques dont il orne son petit théâtre ? Cela est 4

naturel et appelle l’indulgence que de chercher des adversaires assez faibles pour être sûr d’en venir
à bout, mais assez terrifiants pour susciter les applaudissements d’un public choisi d’avance.
D’ailleurs le risque est minime, lorsqu’on mène ces joutes artificielles sur les mornes plaines du
papier et qu’on ne verse que ce sang sombre et figé... Bien plus courageux, Socrate et ses frères
sophistes qui affrontaient des hommes en chair et en toge sur les places, et ne prenaient pas même la
peine de laisser à l’improbable et sotte postérité le reportage vaniteux de leurs exploits verbaux.

Quels sens l'homme donnera-t-il donc à l'art ? Donner une conscience accrue de son
pouvoir créateur. Faire apparaître le beau et par-là naître l'enthousiasme. Abattre les cloisons qui
séparent l'individu de la vie du tout. Révéler que le pouvoir créateur en nous n'est pas différent de
celui du monde.
Nous avons voulu explorer l’art dans son rapport à l’idéal et la totalité, nous avons
échoué, — mais sur quelles rives ?
Vouloir tout embrasser, ou même suggérer… une tâche au-dessus des forces humaines ?
Sans doute, mais n’est-ce pas dans la présence, même légère, de cette démesure et de ces lointains,
que l’homme est humain ?

Réunir les contradictoires, telle serait la puissance dialectique des arts.


Spontanément mettre en présence l’opposé, en scène l’impossible, en question
l’évidence, en déroute les victoires du réel. Et créer ainsi du réel, poursuivre l’œuvre du réel,
employer les métaphores de notre langue comme elles viennent, ou les traquer ; les savourer, les
disloquer, les redisposer, — autant de moyens de déchirer le « voile des mots ». Au moins, tirer le
rideau. Démasquer la comédie du monde, et l’aimer comme elle est comédie.

All the word is a stage,


And all men and women merely players.
They have their entrances and their exits…

Qui oserait parler ainsi, sans l’art ? Ou plutôt : l’homme parle ainsi, et cela se nomme
art.
Effleurer la vie dans son essence.

3 Maine de Biran, De l’existence, Vrin – note p. 44


4 « L’orgue de barbarie » HTH II Aphorisme où Nietzsche présente le génie comme rejouant sans cesse une demi-douzaine de rengaines.

69
La vie est un absolu parce qu’elle supporte toutes les contradictions, parce qu’elle est
irréelle et qu’elle est le fondement de toute réalité. Cet absolu qu’on ne peut pas plus nier que
l’extase dont elle est la verbalisation, est indéfinissable, mais c’est lui qui gouverne toutes les
attitudes, toutes les interprétations, car chaque sens désigne autre chose que lui-même, et cet absolu
n’est autre que l’idée de la totalité des significations, des sensations et des vécus possibles. Et celle-
ci désigne une unité, que nous pressentons lorsque la vie a la bonté de s’ouvrir et de se faire don, ce
qui parfois se produit, éternellement.

70
Table des matières

INTRODUCTION................................................................................................................................ 3

De la souplesse des limites entre littéraire et philosophie...........................................................3


Positions 1 Affirmation de la vie................................................................................................8
Positions 2 présentation d’un projet........................................................................................11
Positions 3 Préambule à la tentation de l’absolu....................................................................13
Positions 4 Question du moi, de son absurde et de sa vie.........................................................16
Positions 5 Implications : vivre dans l’art................................................................................18
I...........................................................................................................................................................19

VIE ET ABSOLU CHEZ NIETZSCHE.........................................................................................19


Questions initiales.......................................................................................................................19
A Vie et valeur de la vie selon Nietzsche...............................................................................20
B Phénix : vertige du Surhumain et unité dionysiaque de la vie..........................................22
C Critiques de la vie..............................................................................................................26
D Puissance et vie, de quoi y a-t-il volonté ?.......................................................................28
E L’abandon à la vie.............................................................................................................30

II..........................................................................................................................................................34

LA LITTÉRATURE COMME UNIFICATION DE LA VIE.......................................................34


A Révolte et roman  : Proust et la recherche de l’unité........................................................34
B Écrire ou la vraie vie.........................................................................................................36
C Pureté de Paul Valéry........................................................................................................40
D Vitalité de René Char........................................................................................................42
E Grouillement créateur de Michaux....................................................................................46
F Éclatement de Le Clézio...................................................................................................49
G Octavio Paz : la poésie contre la modernité ; la vie et le temps.......................................54
H Un poète de la vie —Tagore..............................................................................................57
I Statut de l’art chez Baudelaire et Wallace Stevens..........................................................60

CONCLUSIONS...............................................................................................................................67
Jeu & sincérité, la vie mise en jeu dans l’écrit..............................................................67

BIBLIOGRAPHIE..............................................................................................................................74

71
Bibliographie

Abréviation Auteur Titre complet & Références

Aleph J. L. Borges El Aleph, 1962


Tr. Roger Caillois, coll. L’imaginaire

AQPL Pierre Macherey A quoi pense la littérature ?


PUF, 1990

AV Octavio Paz L’autre voix


Tr. J.-C. Masson Poesia y fin di siglo, 1990

Avie Jack London L’amour de la vie, The love of Life, 1907

AZ Nikos Kazantsaki Alexis Zorba

CdF Tagore La corbeille de fruits

CdM Maurice Barrès Le culte du moi, 1888-1891


Le livre de poche

Cél. Adonis Célébrations


Ihtifâ’an bil achîa’ al ghâmidat al wâdihat, Beyrouth, 1988

CFJ Kant Critique de la faculté de juger, 1791

CJECL R. Roussel Comment j’ai écrit certains de mes livres O.C.


VIII

Clara F. W. Schelling Clara

CM Nietzsche Fragments posthumes, ed. Colli-Montinari, éd.


Gruyter, 1988

Conf. J. L. Borges Conférences, folio

CP Wallace Stevens Collected Poems, faber & faber, 1955

DD Nietzsche Dithyrambes pour Dionysos

72
E Michel de Montaigne Essais, Ed. du Seuil

EA René Daumal L’évidence absurde


Gallimard, 1972

EDIC Bergson Essai sur les données immédiates de la conscience

EI Georges Bataille L’expérience intérieure


G, 1943

EL Blanchot L’espace littéraire

EM Le Clézio L’extase matérielle

EoV Jorge Semprun L’écriture ou la vie


Gallimard, 1994

ES Paul Valéry Ego scriptor


Gallimard, 1973

Esth Hegel Esthétique, Tr. S. Jankélévitch, Aubier, 1945

ETL L. Pirandello Ecrits sur le théâtre et la littérature


en part. Préf. à six personnages... Ed. Denoël Gonthier, 1968

E/R Michel Butor Essais sur le roman, Tel,

Ex Henri Michaux Exorcismes, Librairie Gallimard, 1941

Fic J. L. Borges Ficciones

F&M René Char Fureur et mystère


Poésie, Gallimard

GCB A. O. Lovejoy The Great Chain of Being


Harvard, 1933

GRGW V. Nabokov Good Readers & Good Writers

GS Nietzsche Le Gai savoir

HN Novalis Hymnes à la nuit, coll. Orphée, 1990

HR A. Camus L’homme révolté, nrf, 1951

HTH Nietzsche Humain, trop humain, Laffont, 1993

IeC Henri Michaux Idéogrammes en Chine, Fata Morgana, 1975

73
Imm Milan Kundera L’immortalité
G, 1990

Inn S. Beckett L’innommable


Ed. de minuit, 1953

JGrr Annette Tamuly Julien Green à la recherche du réel


Ed. Naaman, Québec, 1976

KG Kabir Kabir Granthavali (Doha)


tr. Charlotte Vaudeville IFI, Pondichéry, 1957

L&M Bataille La littérature et le mal

L&S Jean-Pierre Richard Littérature et sensation


Seuil, 1954

LEEH Schiller Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme

LG Nikos Kazantsaki Lettre au Gréco

LJP Rilke Lettres à un jeune poète

LP Nietzsche Le livre du philosophe, GF, 1969


Tr. Krémer-Marietti

M Erich Auerbach Mimésis, la représentation de la réalité dans la


littérature occidentale Bern, 1946. Tr. Fr. Gallimard, Tel, 1968

MdS A. Breton Manifeste du surréalisme

MdV Cesare Pavese Le métier de vivre, journal, folio

ME Jack London Martin Eden

MI André Malraux Le Musée imaginaire


Nrf, 1965

MP L. Feuerbach Manifestes philosophiques


tr. L. Althusser, puf, 1960

N&M Michel Haar Nietzsche et la métaphysique


Gallimard, 1993

NA Wallace Stevens The Necessary Angel, Knopf, 1951

Nera Panaït Istrati Nerantsoula

NEP Pierre Reverdy Notes éternelles du présent

74
NR Henri Michaux La nuit remue, Librairie Gallimard, 1931

NT Nietzsche La naissance de la tragédie, folio

N&cn E. Ionesco Notes et contre-notes


Idées Gallimard, 1966

Œ Nietzsche Œuvres, Ed. Laffont, 1993

œ&E Maurice Merleau-Ponty L’œil et l’esprit

P&F René Schaerer Philosophie et fiction


Lettera, 1978

P&M Bergson La pensée et le mouvant, puf, 1938

P&P Jean-Pierre Richard Poésie et profondeur


Seuil, 1955
PDB&M Nietzsche Par-delà bien et mal, Aubier

PDN Michel Haar Par-delà le nihilisme, puf, 1998

PJ Maupassant Préface de Pierre et Jean

PM Maurice Merleau-Ponty La prose du monde,


Gallimard, 1969

Poet Ralph Waldo Emerson The Poet, in Essays, second series, 1844

PPD Hegel Principes de la philosophie du droit, Tel.

PR Gaston Bachelard La poétique de la rêverie


puf, 1960

QL ? J.P. Sartre Qu’est-ce que la littérature ?


Gallimard, 1948

QP? Ortega y Gasset Qu’est-ce que la philosophie ?


Klincksiek, Paris, 1988

R&P F. Mauriac Le romancier et ses personnages

RRED Sjef Houppermans R. Roussel, écriture et désir


Corti, 1985

SA W. Kandinsky Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en


particulier, 1912 Ed. Denoël Gonthier, 1969, tr P. Volboudt.

SaN Thomas Wolfe The story of a novel, 1936

75
Sophia Pierre Emmanuel Sophia, Ed. du Seuil, 1973

STV M. de Unamuno Le sentiment tragique de la vie

SW Thomas Stearn Eliot The Sacred Wood


Faber & Faber, 1920

T&D A. Artaud Le théâtre et son double

TLG A. Chassang Les textes littéraires généraux


C. Senninger Hachette, 1991

TR P. Bourget Taine romancier

TdR Georges Lukacs La théorie du roman (1920)


Ed. Gonthier, 1963

V&I Maurice Merleau-Ponty Le visible et l’invisible


Gallimard, 1964

VI R. Rolland Le voyage intérieur

VLAN Simon Critchley Very Little... Almost Nothing


Routledge, 1997

VS Calderon La vida es sueño

Z Nietsche Ainsi parlait Zarathoustra


Tr. Henri Albert, Mercure de France, 1941

76

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