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4. Vous sentez-vous mieux compris par les hommes ou par les femmes ?
10. Pensez-vous qu’il existe des époques plus aliénantes que d’autres ?
26. Pour vivre avec les autres, un philosophe peut-il se passer de la notion de
charité ?
27. Votre réflexion sur la souffrance des enfants est-elle liée à une expérience
personnelle ?
tendre
Bonheur d’une paix sans victoire
— le bonheur conjugal.
L’un de ces derniers étés, Beya, qui a été mon étudiante, est venue me voir.
Nous avons un peu marché sur les collines qui, du côté du soleil levant,
cernent mon village. Au retour, nous avons fait halte à l’ombre du clocher.
Nous tenions sans passion des propos innocents sur des sujets ordinaires. Beya
s’est assise sur un vieux mur et, tout de go, a dit, parlant plus à elle-même
qu’à moi : « Je suis heureuse. » Elle dit cela sans raison particulière — ce
n’était pas comme si elle avait eu un motif précis de joie —, et tout en ayant
ses « problèmes », qu’elle laissait de côté, qu’elle « oubliait », quitte à les
retrouver plus tard. Mais, parce qu’elle était en paix avec elle-même, en
confiance avec moi, dans la paix profonde d’un dimanche après-midi, au
milieu de la douceur et des parfums de l’été, le bonheur tout simplement
naissait, comme s’il était la production spontanée de la vie, lorsque, par
chance, rien ne s’oppose à ce que, pour un court laps de temps, on vive sans
avoir autre chose à faire que vivre.
Le bonheur est « le contentement de l’état où l’on se trouve », dit Kant,
mais « accompagné de la certitude qu’il est durable » (Doctrine de la vertu,
trad. franç., Vrin, p. 58). Autant dire que le bonheur est impossible en cette vie
: Mais Beya dit son bonheur, sans avoir pourtant aucune certitude de sa durée
et plutôt la certitude contraire. Laissons parler l’expérience : le bonheur fugitif
est possible.
Vous me direz : elle se dit heureuse, faut-il l’en croire ? Pourquoi non ? Si
vous n’admettez pas le témoignage de la conscience, quel témoignage plus
décisif lui substituer ? La clef de la sagesse paysanne de mon père — telle, du
moins, qu’il la concevait, car il fut toujours inquiet — était : « Pour être
heureux, il suffit de croire l’être. » La pensée de la chose emporte la chose
même, comme dans le Cogito de Descartes. Montaigne l’avait dit, du reste : «
Non de qui on le croid, mais qui le croid de soy, est content. Et en cella seul la
creance se donne essence et verité » (I, XIV, p. 67 V.). Il est vrai que, pour lui,
philosophes et paysans se rejoignent : « Les deux extremes, des hommes
philosophes et des hommes ruraus, concurrent en tranquillité et en bon heur »
(III, X, p. 1020 V.).
Comme je suis les deux à la fois, cela devrait être singulièrement vrai pour
moi. Et pourtant, ce ne l’est pas. « Je suis heureux » : telle est la parole que je
ne pourrai jamais dire (sauf à ajouter la parole contraire). Et entendre un être
humain se dire heureux m’étonne toujours. « N’êtes-vous pas heureux ? » :
c’est bien à moi que cette question a été posée. Par qui ? Dans quelles
circonstances ? Je n’en ai qu’un souvenir flou. Mais ce dont je me souviens
nettement, c’est de mon étonnement — étonnement que l’on ait pu me croire
heureux. Pourtant, le bonheur existe — si l’on en croit les intéressés eux-
mêmes. Il y a des individus heureux — mais toujours avec d’autres : on n’est
pas heureux seul. Il y a des familles heureuses, des villages heureux — le
mien, où les plus grands sujets de querelle portent sur l’entretien des
fontaines, l’emplacement du spectacle « Son et lumière », ou le jour à choisir
pour la fête du quartier. On parle de peuples heureux : Montaigne suppose
Sparte « fleurissante en vertu et en bon heur » (II, XII, p. 497 V.)… durant tout
le temps où l’on ne sait rien d’elle.
À quoi tient que ceux qui pourraient être heureux ne le soient pas : une telle
question mérite à peine une réponse. Ce qui s’oppose au bonheur est le
malheur. On n’est pas heureux si le malheur est là : un motif d’extrême
affliction, un maudit coup du sort, ou la misère, le dénuement, la famine, la
guerre et la désolation, la maladie (le sida…), etc. Un tel n’est pas heureux
parce qu’il n’a pas d’argent, un autre parce qu’il entre en salle d’opération,
etc.
Mais, si je veux m’éclairer sur moi-même, je dois plutôt répondre à la
question : pourquoi, ayant les moyens d’être heureux — « tout ce qu’il faut »
pour l’être —, ne peut-on pas l’être ? pourquoi n’en a-t-on pas la capacité ?
Pourquoi certains sont-ils constitutivement incapables de bonheur ? J’en vois
trois raisons : l’avidité, l’insatisfaction de soi-même, la conscience.
Une jeune femme n’est pas contente de son mari. Il n’a pas d’ambition. Il
n’est que sous-chef de gare à Beaumont-la-Tourbe, alors qu’il pourrait, s’il se
secouait un peu, être promu, qui sait ?, à Pont-l’Évêque. Une autre, qui va en
visite chez de riches amis, qui mènent grand train, se sent humiliée : le maître
de maison est bel homme, brillant, on lui prête des aventures, qui sait si…
Telle est l’avidité. Elle me paraît plus laide chez la femme, plus ridicule chez
l’homme : car je ne puis considérer que comme des ridicules ceux qui, ayant
la rosette, veulent le cordon, etc.
L’insatisfaction de soi-même est négative ou positive. Elle est quelque
chose de négatif lorsqu’elle est justifiée par telle incapacité, ou manque, ou
déficience, ou maladresse tout à fait réelle. Tel se voudrait auteur qui ne
parvient à rien dont il soit satisfait, et accumule notes préparatoires,
brouillons, projets dont aucun ne voit jamais le jour. D’un autre, vous ne
pouvez recevoir une lettre qui ne soit hachée de repentirs, barbouillée de
blanc. Un autre n’ose rien avancer qu’en tremblant, déjà prêt à rendre les
armes et à vous donner raison pour peu que vous lui donniez tort. Et pourtant,
l’insatisfaction de ceux qui se savent médiocres est pour beaucoup dans leur
médiocrité même : c’est parce qu’ils ne se font pas confiance que cette
confiance, en définitive, ils ne la méritent pas.
L’insatisfaction positive est celle du créateur. Alors, la suite des retouches,
ratures, esquisses, brouillons, etc., forme une série non pas divergente mais
convergente, comme on dit en mathématiques : on tend vers un état de
l’œuvre où l’insatisfaction féconde fait place au sentiment d’achèvement sans
qu’il y ait matière à rectifications indéfinies. Chez moi, l’insatisfaction
positive est quelque chose de différent : n’étant pas un artiste, je ne connais
guère la suite des tentatives qui précède l’œuvre achevée. Il s’agit d’autre
chose. Lorsque j’ai achevé un travail de quelque importance, par exemple
mon Héraclite, ce qui domine est moins la satisfaction de ce que j’ai fait que
la déception de n’avoir plus rien à faire. Je ne m’estime moi-même que dans
la mesure où je continue à agir et à créer ; je me méprise dans le cas contraire.
Cela signifie que je me méprise la plupart du temps ; mais, lorsque je suis actif
intellectuellement, je ne me méprise plus, je connais même un certain
bonheur.
Il y a loin, pourtant, de ce bonheur de l’intelligence au bonheur complet de
la personne. Car la conscience est là, qui est, chez moi, la pire ennemie du
bonheur. On connaît les affres du remords. Ce n’est pas à cela que je songe. Je
ne me sens ni coupable, ni responsable du sort des Palestiniens, des Irakiens
ou d’autres. Il n’est rien, me semble-t-il, que j’eusse pu faire et que je n’aie
pas fait. C’est ainsi que pas un instant je n’ai jugé la guerre du Golfe ou juste
ou nécessaire. Toutes les fois que j’en eus l’occasion, j’ai dit qu’elle n’était ni
nécessaire ni juste, et pourquoi. Mars 1991 : je parle de la guerre du Golfe.
Hier, c’était autre chose ; demain, autre chose encore. Ce qui s’oppose à mon
bonheur est ma réaction de tristesse, d’affliction et de compassion à tous les
drames humains. Le malheur des autres, mais surtout des opprimés et des
faibles, est le mien aussi. Il n’en aurait pas été de même jadis, où l’ignorance
de ce qui pouvait se passer dans le monde m’eût protégé.
Si certains sont inaptes au bonheur, on en voit maintenant les raisons. On
voit aussi le secret des heureux. Qu’ils échappent au malheur et les voilà
heureux. Le bonheur comme chance (eutychia) suffit à leur bonheur comme
satisfaction (eudaimonia). Ou encore : ils vivent leur bonheur négatif (absence
de malheur) comme un état positif. Quel est leur secret ? Simplement, ils sont
tout à la vie présente, à la richesse plénière du moment : ni l’avidité ni
l’insatisfaction ne les jette en avant d’eux-mêmes vers l’avenir, ni la pensée
des autres ne les transporte sans cesse ailleurs. Bref, le secret des heureux est
la sagesse : la simple sagesse qui conseille de ne pas gâcher le présent.
Cette sagesse, je la conçois très bien. J’en ai sous les yeux, tous les jours,
des exemples, surtout chez les natures féminines — que Montaigne devait
placer à côté des philosophes et des « hommes ruraux ». L’instinct de la vie
leur apprend que la tâche est toujours où l’on est : ici et maintenant, non dans
l’avenir ou l’ailleurs. Elles s’appliquent au présent, comme s’il n’était pas
vain que l’heure qui passe soit une heure de joie, et comme si le bonheur ne
devait pas être seulement reçu mais voulu pour que l’âme entière y trouve son
contentement. « Qui le croid de soy, est content », dit Montaigne. Oui, mais il
le croit s’il veut le croire : le bonheur ne se donne pas sans la complicité d’une
bonne volonté de bonheur.
Je ne veux pas de cette volonté. J’ai pourtant ma sagesse — non euphorique
—, et même mon bonheur. Mais un bonheur de fond, qui tient à la conscience
d’une juste orientation de ma vie, d’avoir toujours suivi et de suivre la seule
voie qui me convienne est-ce là ce qu’on appelle ordinairement « bonheur » ?
Il ne le semble pas. Le bonheur est plutôt ce qui fait que l’on ne peut dire : «
Je suis toujours à la fois heureux et malheureux. » C’est pourtant ce que je dis.
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Telles les générations des feuilles, telles aussi celles des hommes.
1 En mars et avril 1943, des résistants sont jugés par un tribunal militaire allemand et
condamnés à mort pour « espionnage ». Cependant, Mars (pseudonyme d’A. C., opérateur radio)
est condamné seulement à un an de prison, en vertu du jugement suivant : « A connu les membres
du réseau, leurs fonctions, l’organisation dans les détails ; de ce chef, tombe sous le coup de la loi
qui prescrit à tout sujet d’un territoire occupé de dénoncer toute activité anti-allemande dont il
aurait connaissance, et doit donc être puni. Toutefois, nous estimons qu’il est honorable pour un
Français de désobéir à cette loi, et que, par conséquent, la peine d’un an d’emprisonnement sera
suffisante » (cité par Rémy, Le Livre du courage et de la peur, Paris, Aux Trois Couleurs, 1946, t.
II, p. 70).
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