Vous êtes sur la page 1sur 8

LES FARCES ET MORALITÉS DE MIRBEAU 

UNE MODERNITÉ EN TROMPE-L’ŒIL ?

Malgré les récentes mises en scène de Marc Paquien à la Comédie-Française ou de


Claudia Stavisky au Théâtre des Célestins1, Octave Mirbeau reste méconnu en tant que
dramaturge. Son théâtre ne manque pourtant pas d’intérêt pour examiner la question de la
modernité de l’auteur. En 2004, dans l’ouvrage intitulé Un moderne : Octave Mirbeau, Pierre
Michel se proposait justement d’interroger la modernité du théâtre mirbellien. Il y examinait
les raisons de l’intérêt tardif de l’auteur pour le théâtre et ses efforts pour prendre la « Bastille
théâtrale2 » qu’est la Comédie-Française. Il en arrivait au constat que ses grandes comédies
s’inscrivaient en partie dans la lignée du classicisme et respectait les conventions théâtrales de
l’époque, allant jusqu’à souligner un « enracinement dans la tradition de Molière3 ». Il
envisageait alors de chercher les « audaces majeures » de Mirbeau dans ses six pièces en un
acte, Vieux ménages, L’Épidémie, Les Amants, Le Portefeuille, Scrupules, Interview,
composées entre 1894 et 1904 et rassemblées cette même année dans un recueil intitulé
Farces et moralités.
Faire appel à une forme du passé – la farce connaît son apogée entre le XVe et le
XVIIe siècle – pour proposer un théâtre résolument moderne ? Le paradoxe n’est qu’apparent :
le retour à des formes dramatiques anciennes est une démarche qui n’a rien d’iconoclaste en
cette fin de XIXe siècle, qui se passionne pour les tragiques grecs, le théâtre du Siècle d’Or
espagnol ou la commedia dell’arte4. Il s’agit donc de réexaminer cette piste de la modernité
dramatique de Mirbeau en resituant ces pièces dans leur contexte des années 1890-1900 pour
questionner la singularité de la modernité des Farces et moralités.

I. Un dramaturge moderne : des farces dans l’air du temps

En premier lieu, force est de constater que le choix de revenir à la farce s’intègre
parfaitement dans le paysage dramatique de l’époque. En effet, la farce n’est en rien
marginale en 1898, lorsqu’est créé L’Épidémie, la première des pièces en un acte à avoir pour
sous-titre « farce ». L’institutionnalisation des études médiévales dans la seconde moitié du
siècle a entraîné un regain d’intérêt pour l’héritage littéraire du Moyen-Âge. La découverte de
manuscrits a contribué à un formidable essor de l’édition de farces entre les années 1870
et 1900. Le genre est alors revalorisé par les philologues, qui y voient le lien manquant entre
le mime, genre romain en vogue jusqu’à la fin de l’Empire, et la grande comédie française.
C’est dans ce contexte que se multiplient les traductions en langue moderne et les
adaptations de farces. Dès 1872, La Farce de maître Pathelin est représentée avec succès à la
Comédie-Française dans une version modernisée d’Édouard Fournier. Le Théâtre
d’Application, petite scène d’essai et d’apprentissage destinée aux élèves du Conservatoire
créée en 1888 par Charles Bodinier, ancien secrétaire général de la Comédie-Française, donne
dès sa première saison La Farce du Cuvier, retravaillée par Georges Gassies des Brulies, et
deux ans plus tard La Farce du pâté et de la tarte, du même auteur. Ces deux pièces sont
également jouées dans le salon mondain de Jane et Marcel Dieulafoy en 1900. En 1897,

1
La comédie Les affaires sont les affaires a été créée le 18 novembre 2009 au Vieux-Colombier et le 1er mars
2016 au Théâtre des Célestins à Lyon.
2
Pierre Michel, « Octave Mirbeau et le théâtre », in Pierre Michel (dir.), Un moderne : Octave Mirbeau,
Cazaubon, Eurédit, 2004, p. 199.
3
Ibid., p. 205.
4
Voir par exemple Sylvie Humbert-Mougin, Dionysos revisité : les tragiques grecs en France de Leconte de
Lisle à Claudel, Paris, Belin, 2003.
l’Odéon consacré une « matinée classique » au théâtre du Moyen-Âge et donne Le Cuvier,
Pathelin, Le Pont-aux-ânes. Ainsi, lorsque Mirbeau s’attelle à ses farces, il s’inscrit dans un
mouvement plus général.
Bien entendu, Mirbeau n’est pas dans une démarche de résurrection puisqu’il ne
s’attache pas à moderniser des textes anciens. Certes, il ne s’émancipe pas absolument de la
matière médiévale. On retrouve dans ses pièces le personnel dramatique farcesque : le
personnage central de L’Épidémie est le docteur Triceps, héritier explicite du médecin pédant
et charlatan de la farce ; le Commissaire du Portefeuille renoue avec les petits représentants
de l’ordre chers à la farce ; le Voleur de Scrupules évoque les deux larrons de la Farce du
pâté et de la tarte, sans parler du couple qui se déchire dans Vieux ménages. Le renoncement
à un traitement réaliste des noms au profit de noms communs ou d’une onomastique comique
renforce le parallèle. De même, Mirbeau reprend au genre médiéval sa forme condensée en
écrivant entre deux à sept scènes, avec le plus souvent deux à quatre personnages. Ses pièces
s’adaptent en cela aux exigences de la scène contemporaine et fournissent des levers de rideau
comiques au goût du jour. Cependant, contrairement à nombre de ses contemporains, il ne
s’appuie pas sur un hypotexte, mais sur une matière narrative autographe. Il dramatise ainsi
ses Dialogues tristes ou ses chroniques : ses farces parlent du monde contemporain. Serait-ce
alors dans ce parti pris qu’il se démarquerait et que soufflerait un vent de modernité ?
Là encore, d’autres dramaturges revisitent la farce de façon très similaire : pensons par
exemple à la production de Georges Courteline 5. À l’instar de Mirbeau, il fait de l’acte unique
sa forme de prédilection. Tous deux savent tirer d’une réalité observée une matière comique
d’autant plus efficace qu’elle met en lumière l’ironie de situations somme toute banales et la
mauvaise foi patentée de personnages dont les contradictions sont vite démasquées. Le
réalisme et la noirceur de leurs pièces les font s’intégrer dans l’esthétique naturaliste et, en
particulier, dans la mouvance de ce que les contemporains ont nommé la comédie « rosse »,
caractéristique du Théâtre-Libre. La cruauté de cette production dramatique repose sur la
« démystification des valeurs et des institutions de la société bourgeoise, en travaillant à
mettre en doute la prétendue respectabilité des classes dominantes 6 ». La farce est loin d’être
incompatible avec cette intention, car, comme le rappelle Marianne Bouchardon, « ses armes
privilégiées sont les procédés farcesques du grossissement et de la caricature7 ».
Bien qu’ils ne se revendiquent aucunement du naturalisme, tous deux entrent ainsi au
répertoire d’Antoine. Le metteur en scène sollicite Mirbeau dès 1887 pour qu’il lui confie une
pièce. Malgré plusieurs tentatives8, les deux hommes ne travailleront finalement ensemble
qu’autour de L’Épidémie montée au Théâtre Antoine en 1898 ; le metteur en scène ayant
retiré la pièce au bout de sept représentations9, Mirbeau, déçu, ne fera plus appel à lui. Seul Le
Portefeuille sera repris au Théâtre Antoine en 1906. Si la rencontre entre Mirbeau et Antoine
est quelque peu manquée, il n’en va pas de même avec Courteline. Il fait la connaissance du
metteur en scène en 1890. Antoine écrit dans son journal : « [J]e le détermine à faire quelque
5
Sur les parallèles entre les deux auteurs, voir Claudine Elnécavé, « Mirbeau et Courteline, destins croisés »,
Cahiers Octave Mirbeau 14, 2007, p. 150-157. Mirbeau suit la carrière de Courteline, comme en témoigne sa
demande de places à Antoine en 1900 pour Le Commissaire est bon enfant.
6
Marianne Bouchardon, « Réalisme et naturalisme », in Hélène Laplace-Claverie, Sylvain Ledda, Florence
Naugrette (dir.), Le Théâtre français du XIXe siècle : histoire, textes choisis, mises en scène, Paris, L’avant-scène
théâtre, 2008, p. 389.
7
Ibid., p. 389.
8
Sur le détail des relations entre Antoine et Mirbeau, voir la notice « André Antoine » de Philippe Baron, dans
Yannick Lemarié et Pierre Michel (dir.), Dictionnaire Octave Mirbeau, Lausanne, L’Âge d’homme, 2011, p. 26-
27.
9
André Antoine, Mes souvenirs sur le Théâtre Antoine et sur l’Odéon (première direction), Paris, Grasset, 1928,
p. 131 : « Je n’ai monté L’Épidémie, d’Octave Mirbeau, que parce que le grand polémiste m’a un peu poussé
l’épée dans les reins. Il y a dans cette pièce, qui essaie d’être satirique, des grossièretés, une violence
déplaisante, qui heurtent justement le bon sens du public. En réalité, peu d’effet. »
chose, ne fût-ce qu’un acte, pour le Théâtre-Libre où j’ai la conviction que son comique
puissant serait une note bien heureuse dans la disette où nous sommes d’auteurs vraiment
gais10. » Lidoire sera cette pièce, jouée en 1891. Elle inaugure une collaboration pérenne :
Boubouroche est monté au Théâtre-Libre en 1893 ; le Théâtre Antoine voit sur ses planches
en 1899 Le Gendarme est sans pitié et Les Gaietés de l’escadron, en 1900 L’Article 330,
en 1901 Les Balances, en 1903 La Paix chez soi. Antoine est ravi de l’introduction du rire à
son répertoire : « Courteline avec son Lidoire a puissamment contribué à tuer la légende
répandue que nous étions surtout des gens ennuyeux11. »
Mirbeau s’intègre ainsi dans ce que l’on pourrait appeler la « farce rosse », dans
laquelle les dramaturges mettent en scène des personnages aux prises avec des représentants
de l’ordre, renouant avec le personnel farcesque des juges, avocats, médecins, gens de guerre
poltrons, pédants. Le recours aux personnages farcesques permet ainsi de s’attaquer aux
contemporains. Prenons l’exemple du personnage du médecin usurpateur qui, perdant toute
mesure, s’emballe face à la maladie. Chez Mirbeau, c’est le docteur Triceps, dans l’Épidémie,
qui propose une surenchère de mesures hygiénistes pour contrer une épidémie qui menace les
bourgeois : « Guerre aux microbes !… Guerre à la mort !… Vive la science !…12 » Chez
Courteline, dans Le Constipé récalcitrant, le médecin de campagne, irrité que son patient
n’aille pas au cabinet, prescrit une dernière ordonnance burlesque : « La Brulé, vous allez
faire prendre à votre homme quatre-vingt grammes d’huile de ricin, cent grammes de
magnésie anglaise mélangée à un litre de limonade Roger, une bouteille d’Hunyadi-Janos,
quatorze cachets d’aloès et dix-huit cachets de rhubarbe13 ! » Le malentendu n’est levé
qu’après la mort du malheureux, qui n’a pas résisté à une telle dose de laxatifs : il n’allait pas
aux cabinets, pour la bonne raison qu’il allait faire ses besoin sur le fumier.
Le parallèle n’avait pas échappé aux contemporains, comme en témoigne la création
concomitante de Vieux ménages et de La Peur des coups jouées lors d’une même soirée au
Théâtre d’Application en 1894 : toutes deux font la part belle au conflit conjugal centré sur
l’intimité et l’usure du quotidien. Dans les farces médiévales, la vie sexuelle du couple est
fréquemment mentionnée sous la forme des plaintes d’une jeune femme insatisfaite des
ardeurs de son vieux mari. Voilà qui est réinvesti dans ces deux pièces ; chez Courteline,
lorsqu’Aglaé se déshabille, dans la chambre conjugale, devant son mari, elle ne recueille
qu’une scène de jalousie. Le lit, même s’il trône sur scène, ne sert qu’à dormir. Dans Vieux
ménages, le mari n’épargne guère plus sa femme impotente : « grosse comme tu es, il n’y a
rien de plus malsain14. » La pièce insiste à plusieurs reprises sur l’insatisfaction sexuelle du
mari qui a « gardé toute la force… toutes les ardeurs de la jeunesse… 15 » Voilà une
thématique qui sera tout aussi centrale chez Feydeau quatorze ans plus tard, dans son cycle de
farces « Du mariage au divorce », en particulier dans Feu la mère de Madame en 1908.
En somme, revisiter la farce, ses personnages et ses thèmes privilégiés dans une
intention polémique fait de Mirbeau un dramaturge de son temps, en cela pleinement
moderne, mais guère novateur.

II. Le renoncement à la modernité scénique

Si ce n’est donc pas dans la démarche de retour au genre médiéval, peut-être serait-ce
dans le travail dramaturgique effectué à partir de la forme médiévale que Mirbeau se
10
André Antoine, Mes souvenirs sur le Théâtre-Libre, Paris, Fayard, 1921, 6 novembre 1890, p. 194.
11
Ibid., 5 octobre 1892, p. 268-269.
12
Octave Mirbeau, L’Épidémie, in Théâtre complet, Mont-de-Marsan, Eurédit, 1999, p. 538.
13
Georges Courteline, Le Constipé récalcitrant, in Œuvres, t. II, Paris, Flammarion, 1932, p. 196.
14
Octave Mirbeau, Vieux ménages, in Théâtre complet, op. cit., p. 490.
15
Ibid., p. 499.
distingue : à l’instar d’un Jarry qui crée Ubu roi en 1896, ne cherche-t-il pas à s’attaquer au
décorativisme ou au réalisme psychologique, voire à battre en brèche l’illusionnisme théâtral
comme le suggère Pierre Michel16 ? Cette deuxième piste est naturellement suggérée par les
critiques que Mirbeau assène au théâtre dans les articles qu’il écrit en tant que chroniqueur
dramatique. Sans revenir sur les analyses développées exhaustivement par Pierre Michel17, je
rappellerai que Mirbeau s’attaque à ce qu’on appelle l’industrie du théâtre, à laquelle
s’opposent les Théâtres d’art qui ouvrent leurs portes à cette époque. Selon lui, le caractère
mercantile du théâtre conduit à une baisse de la qualité des œuvres, devenues prévisibles et
répétitives. Le théâtre ne s’adresse plus à la raison, mais aux sens : il s’agit surtout
d’émoustiller des spectateurs venus voir de jolies actrices. La farce offre d’ailleurs un appui à
Mirbeau pour cette critique : dans Le Portefeuille, le commissaire et son quart d’œil parlent
théâtre et dévoilent au spectateur qu’ils y apprécient avant toute chose les actrices légèrement
vêtues. Il semble donc légitime de chercher dans son théâtre des innovations formelles ou des
provocations à l’égard des codes dramatiques.
De fait, la première scène des Amants n’est pas sans évoquer la dramaturgie de la
farce, dans laquelle l’espace dramatique repose sur la convention. Le décor n’y joue aucun
rôle, seul un praticable multifonctionnel est sur scène, par exemple une table, un étal, une
cuve. C’est donc au jeu des acteurs et au dialogue de prendre en charge l’identification du lieu
de l’action. À l’ouverture de la pièce, lorsque le Récitant se lance dans une longue description
du décor, il pourrait renouer avec cette tradition théâtrale non illusionniste. Ne commence-t-il
pas sa réplique en s’adressant directement aux spectateurs ?
Mesdames, Messieurs… ceci représente un coin, dans un parc, le soir… Le soir est
doux, silencieux, tout embaumé de parfums errants… Sur le ciel, moiré de lune, les
feuillages se découpent, comme de la dentelle noire, sur une soie mauve… Entre
des masses d’ombre, entre de molles et étranges silhouettes, voilées de brumes
argentées, au loin, dans la vague, brille une nappe de lumière… […] (Montrant le
banc – avec attendrissement.) Et voici un banc, un vieux banc, pas trop moussu,
pas trop verdi… un très vieux banc de pierre, large et lisse comme une table
d’autel…18

Mais la didascalie initiale a déjà pris soin de planter ce décor : « Le théâtre représente un
parc quelconque, au clair de lune. À droite, un banc de pierre, au pied d’un arbre, dont les
branches retombent19. » Au lieu de créer un espace scénique dans l’imagination du spectateur,
il redouble par le discours ce qui est représenté. La rupture d’illusion repose finalement sur le
contraste entre la médiocrité visible du décor et l’euphorie disproportionnée du Récitant. C’est
bien là la seule audace que se permet Mirbeau concernant l’espace.
Loin du dépouillement de la farce, ses pièces mettent en scène une débauche d’objets
liés aux intérieurs bourgeois. L’origine narrative des pièces, ainsi que le contexte naturaliste
dans lequel elles sont parfois jouées, expliquent cette abondance de détails. L’Épidémie se
situe dans une monumentale salle des délibérations à la décoration surchargée et ostentatoire,
rappelant les valeurs de la République et la noblesse de la fonction exercée : boiseries,

16
Selon lui, « [r]enversements brutaux, contrastes et symétrie, crescendo et emballement final, inversion de
toutes les normes, pastiches et parodies, jeux de mots et de scène, paradoxes et paralogismes, autant de
procédés farcesques qui détruisent l’illusion théâtrale », « Introduction », Théâtre complet, op. cit., p. 474.
17
Dans Les Combats d’Octave Mirbeau, chapitre VII « Un dramaturge décapant, ou Combat pour le théâtre »,
p. 233-275 ; « Octave Mirbeau critique dramatique », in Karl Zieger, Amos Fergombé (dir.), Théâtre naturaliste,
théâtre moderne ? Éléments d'une dramaturgie naturaliste au tournant du XIXe au XXe siècle, Valenciennes,
Presses universitaires de Valenciennes, 2001, p. 235-245 ; « Octave Mirbeau et le théâtre », in Pierre Michel
(dir.), Un moderne : Octave Mirbeau. Cazaubon, Eurédit, 2004, p. 187-218.
18
Octave Mirbeau, Les Amants, in Théâtre complet, op. cit., p. 553.
19
Ibid., p. 553.
portraits des Présidents de la République, bustes, « cheminée monumentale surmontée d’un
panneau sur lequel sont peintes les armes de la ville auréolées de drapeaux tricolores 20. » La
didascalie liminaire de Scrupules décrit minutieusement l’appartement que s’apprête à
dévaliser le voleur :
Un très élégant salon Louis XVI. À droite, portant donnant sur la chambre à
coucher ; à gauche, cheminée, garnie d’une pendule Louis XVI et de deux vases
de Chine richement montés. Au fond, large fenêtre s’ouvrant sur un balcon. Au
milieu, table à rinceaux de bronze, chargée de statuettes précieuses et de bibelots
rares. Contre les murs, de chaque côté de la fenêtre à droite, un médailler en bois
de rose, à gauche un petit bureau-vitrine en acajou surmonté d’un grand vase en
porcelaine de Sèvres. Gravures anciennes dans des cadres du choix le plus pur…
Çà et là, grand canapé-gondole, fauteuils, chaises, recouvertes de soies
charmantes. 21

L’accumulation des détails dit l’opulence de l’intérieur cambriolé, ce qui, dans le contexte de
la pièce, fait naître une sourde interrogation : par quelles malhonnêtetés le propriétaire a-t-il
bâti sa fortune ? Ce décor réaliste rompt ainsi radicalement avec la farce en faisant de la scène
un espace saturé de signes.
Mirbeau n’exploite donc pas les possibilités offertes par une scène malléable, mobile et
dépouillée, qui fascine tant les réformateurs du théâtre à la même époque. Pensons aux
expériences théâtrales farcesques d’un proche de Mirbeau, Alfred Jarry. Celui-ci souligne
plaisamment leur complicité dans la « Confession d’en enfant du siècle » :
[J]e tiens des conciliabules quotidiens avec notre ami Octave Mirbeau en vue de
reproduire, cette fois, des supplices […]. Nous arrosons et bouturons des petits
bouts de bois à enfoncer dans les oneilles et des pinces à tordre les nez. 22
Les deux comédiens incarnant le couple Ubu au Théâtre de l’Œuvre jouent par la suite dans
les farces mirbelliennes : Firmin Gémier dans le rôle du Membre de l’opposition dans
l’Épidémie en 1898, puis de Jean Guenille dans Le Portefeuille en 1902 ; Louise France en
obèse capricieuse dans Vieux ménages en 1902. Mais les choix dramaturgiques opérés par
Jarry dans le réinvestissement de la farce sont bien plus radicaux et malmènent en particulier
les conventions liées à l’espace scénique. Ainsi, dans son texte théorique « De l’inutilité du
théâtre au théâtre », il se moque du décor illusionniste qui encombre la scène sans utilité pour
pallier le manque d’imagination d’un public habitué à ce que tout soit pensé pour lui :
Nous ne reviendrons pas sur la question entendue une fois pour toutes de la
stupidité du trompe-l’œil. Mentionnons que ledit trompe-l’œil fait illusion à celui
qui voit grossièrement, c’est-à-dire ne voit pas, et scandalise qui voit d’une façon
intelligente et éligente la nature, lui en présentant la caricature par celui qui ne
comprend pas. 23
Il lui oppose « [l]e décor par celui qui ne sait pas peindre » qui « approche plus du décor
abstrait, n’en donnant que la substance24 » et met ce programme en application à l’aide des
peintres Nabis Sérusier et Bonnard pour la toile de fond d’Ubu roi  : « vous verrez des portes
s’ouvrir sur des plaines de neige sous un ciel bleu, des cheminées garnies de pendules se
fendre afin de servir de portes, et des palmiers verdir au pied des lits, pour que les broutent

20
Octave Mirbeau, L’Épidémie, in Théâtre complet, op. cit., p. 519.
21
Octave Mirbeau, Scrupules, in Théâtre complet, op. cit., p. 615.
22
Alfred Jarry, Almanach illustre du Père Ubu de 1901, in Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, 1972,
p. 592.
23
Alfred Jarry, « De l’inutilité du théâtre au théâtre »in Œuvres complètes, t. I, op. cit., p. 406.
24
Ibid., p. 406.
de petits éléphants perchés sur des étagères25. » Jarry rompt avec la mimésis illusionniste
prédominant au XIXe siècle, dont le naturalisme constitue l’acmé, et prend un malin plaisir à
exhiber la convention et l’artifice. Dans la première version d’Ubu cocu, Ubu, en pleine
discussion avec Achras, « s’engloutit dans la trappe », mais y reste bloqué :
PÉRE UBU : Que signifie cette plaisanterie ? Vos planchers sont déplorables.
Nous allons être obligé de sévir.
ACHRAS : C’est seulement une trappe, voyez-vous bien.
LA CONSCIENCE : Monsieur Ubu est trop gros, il ne pourra jamais passer.
PÉRE UBU  : De par ma chandelle verte, il faut qu’une trappe soit ouverte ou
fermée. La beauté du théâtre à phynances gît dans le bon fonctionnement des
trappes. Celle-ci nous étrangle, nous écorche le côlon transverse et le grand
épiploon. Nous allons périr si vous ne nous tirez pas de là ! 26 

La taille démesurée d’Ubu déborde le lieu théâtral et entraîne le dysfonctionnement des


mécanismes de la scène, ruinant l’esthétique illusionniste et même le principe marionnettique
sur lequel reposait Ubu roi, la trappe. Deux scènes plus loin, Jarry s’attaque à l’unité de lieu
rendue nécessaire par des contraintes matérielles : l’impossibilité de changer de décor en
cours d’acte la conditionne. Il retourne ainsi cette contrainte en argument en faveur d’un
théâtre abstrait, renvoyant le théâtre illusionniste à ses apories. Achras entre sur scène avec le
savetier Scytotomille, qui porte son enseigne et un assortiment de chaussures sur un
éventaire :
ACHRAS : Pour ne point nuire, voyez-vous bien, à l’unité de lieu, nous n’avons pu
nous transporter jusqu’à votre échoppe. Installez-vous (il ouvre la porte du fond)
dans ce petit réduit, votre enseigne au-dessus de la porte, et mon jeune ami va
vous présenter sa requête. 27

La prise de distance par rapport aux règles classiques passe par l’exhibition de la convention.
La parole et l’emblème suffisent à transformer l’espace scénique et à créer l’espace
dramatique de l’échoppe. Là où les spectateurs du passé admettaient l’absence de décor parce
qu’il s’agissait de la convention en cours, les contemporains de Jarry, habitués au trompe-
l’œil et aux illusions naturalistes, la perçoivent comme une provocation. En commentant le
procédé, dans une monstration ludique et paradoxale de l’absence de décor, Jarry en fait un
moteur du renouvellement théâtral.
S’il n’y a pas de comparaison possible entre les choix dramaturgiques de ces deux
contemporains qui ont explicitement recours à la farce, c’est que Mirbeau s’intéresse avant
tout à la charge critique que peut transmettre le décor. Sa modernité ne repose pas sur le rejet
des codes dramatiques de son temps, car son combat a d’autres enjeux.

III. Farce et agitation : vers une postérité

En effet, dans la lignée des auteurs de comédies « rosses », Mirbeau met les procédés
farcesques au service de son projet de révélation des défaillances de la société bourgeoise. La
farce a beaucoup à offrir à un théâtre émancipateur : ses personnages types ouvrent la voie à
la caricature et la satire ; le prologue et l’invitation finale à se joindre aux comédiens peuvent
inspirer une dramaturgie privilégiant l’adresse aux spectateurs et suscitant la distanciation.
Mirbeau s’appuie en particulier sur le renversement carnavalesque au cœur de la farce,
marquée « par la logique originale des choses “à l’envers”, “au contraire”, des

25
Ibid., p. 400.
26
Alfred Jarry, Ubu cocu ou l’Archéoptéryx, in Œuvres complètes, t. I, op. cit., p. 503.
27
Ibid., p. 1198. Ce passage ne figure que dans la première version d’Ubu cocu et a été supprimé en 1897.
permutations constantes du haut et du bas28 », pour présenter un « monde à l’envers » dans
une dynamique de confrontation à l’ordre établi. Le monde que Mirbeau met sur les planches
est incontestablement renversé. Dans Le Portefeuille, Jean Guenille, l’honnête homme venu
rapporter un portefeuille trouvé, d’abord qualifié de « héros », devient une menace pour
l’ordre établi et se retrouve emprisonné pour vagabondage par le Commissaire. Dans
Scrupules, le Volé sympathise avec son gentleman Voleur, prend son parti et le sauve de
l’emprisonnement. Mais Mirbeau s’écarte de la farce dans une perspective polémique. Tout
d’abord, le contexte carnavalesque ayant disparu, le renversement n’est plus circonscrit à un
temps limité. Il s’agit d’un renversement quotidien, témoignant d’une réalité qui n’est pas
celle de la fête. L’ordre actuel est un désordre établi. Mais surtout, là où la farce propose un
renversement réparant une injustice de la vie réelle, ici, le renversement consacre la victoire
des puissants sur les faibles. Dans les farces, le représentant de la loi est une cible
traditionnelle des quolibets. Battu, moqué, vaincu, le représentant de l’ordre est
provisoirement désarmé ; or ici, le Commissaire est présenté en vainqueur tout-puissant,
odieux, contre lequel aucun recours n’est possible. Le Portefeuille se conclut ainsi sur un abus
de pouvoir malhonnête et cynique : le Commissaire envoie sa maîtresse Flora Tambour au
trou en tant que prostituée – rôle qu’elle n’avait endossé que pour l’émoustiller – et tout laisse
à croire que c’est lui qui héritera des dix mille francs trouvés… La dimension libératoire du
renversement farcesque est donc effacée au profit de l’indignation et de la dénonciation.
Mirbeau réinvestit donc la capacité de la farce à tenir un discours critique et
dénonciateur sur le réel et ouvre la voie à la farce politique du XXe siècle. C’est bien dans cette
direction qu’il faut chercher la modernité avant-gardiste et la postérité du dramaturge, que
l’on peut considérer comme un précurseur de l’emploi de la farce au service du théâtre
d’agitation. Ainsi, ses Farces et moralités sont montées dans des théâtres syndicalistes et
anarchistes ; en 1900 il joue L’Épidémie à la Maison du Peuple de Montmartre. Et lorsque
d’autres échafaudent un projet politique pour la farce, c’est à Mirbeau qu’ils sont comparés.
Martin du Gard envisage, de concert avec Copeau, une « Comédie nouvelle » dans la filiation
d’Aristophane et Beaumarchais, comme un théâtre participant aux débats contemporains.
Copeau commente Hollé-ira, que Martin du Gard compose pour ce nouveau répertoire : « Je
sens Mirbeau tout près29 ». En Allemagne, l’agit-prop des années 1920 et 1930 revendiquera
l’héritage de Hans Sachs et du jeu de carnaval30. Brecht, avant de se réclamer de la « farce
historique » en 1941, avec sa Résistible ascension d’Arturo Ui, écrit en 1919 une série de
pièces en un acte relevant de la farce, dont La Noce chez les petits bourgeois. Il s’agit de ce
qu’il nomme, dans ses notes pour L’Opéra de quat’sous, l’Umfunktionierung, à savoir la
subversion d’une forme théâtrale divertissante dans un but de critique sociale.
Mais surtout, Mirbeau a l’intuition singulière et novatrice d’associer à la farce la
moralité. Ces pièces d’édification morale et religieuse contemporaines des farces se prêtent
elles aussi à l’agitation, car elles mettent en scène, sous forme allégorique, le difficile choix
entre le Bien et le Mal lors d’un voyage et n’hésitent pas à critiquer les abus : le clergé qui
s’adonne à la simonie, la noblesse qui multiplie les impôts, les marchands qui trompent le
client. Dans les pièces de Mirbeau, nombre des effets farcesques sont modères par des
procédés qui évoquent la moralité. Ainsi, l’allégorisation des personnages, stylisés en Mari,
Femme, Amant, Voleur, Volé, Maire, a des répercussions sur l’action : les farces
mirbelliennes sont relativement statiques, les conflits ne débouchent pas sur une action, mais
28
Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la
Renaissance, Paris, Gallimard, 1978, p. 19.
29
Lettre de Jacques Copeau à Roger Martin du Gard, 5 août 1919, in Jacques Copeau, Roger Martin du Gard,
Correspondance, t. 1, Paris, Gallimard, 1972, p. 314.
30
Florent Gabaude, « Le théâtre ouvrier et Hans Sachs : une réception paradoxale », in Dominique Herbet,
Culture ouvrière, Arbeiterkultur : mutations d’une réalité complexe en Allemagne du XIX e au XXIe siècle,
Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2011, p. 252.
sur une joute oratoire. Ce choix de la typification fait du discours mirbellien un discours a
valeur générale, renonçant à la caricature et la satire de travers particuliers. Il renoue en cela
avec la condamnation des sept vices que pratique la moralité : la luxure du magistrat et de
l’Amant, l’orgueil de l’Interviewer et du Commissaire, l’avarice des riches sont pointés du
doigt. Inversement, les procédés de la farce tempèrent l’édification morale et religieuse au
cœur des moralités. La visée de Mirbeau n’est pas édifiant, mais dénonciatrice : il se contente,
par une maïeutique habile, de montrer les contradictions de la société et de stimuler l’esprit
critique des spectateurs. Il subvertit ainsi le didactisme explicite du genre médiéval. La
finalité des moralités mirbelliennes est en tout point antithétique à celle du genre convoqué ;
subversion de l’ordre social au lieu de transmission des valeurs de la classe dominante. C’est
dans cette association que la postérité mirbellienne est toute trouvée : le Mystère-Bouffe de
Maïakovski, écrit dans l’euphorie de la Révolution, adopte précisément cette dynamique entre
théâtre religieux et profane afin de révéler les dysfonctionnements de l’ancienne société :
« Le Mystère-Bouffe, c’est notre grande Révolution condensée par le moyen du vers et de
l’action théâtrale. Le mystère, c’est ce qu’il y a de grand dans la Révolution ; le bouffe, ce
qu’il y a de comique31. » Le recours à la farce permet de dégrader les ennemis de classe, les
Purs, personnages rejetés dans le bas corporel, tant par leur costume sphériques que par leur
obsession pour la nourriture. Le mystère est présent par la reprise de motifs bibliques, tel le
thème nachique qui ouvre la pièce, ou le voyage des Impurs les conduisant à traverser l’enfer
pour arriver au Paradis, la société socialiste à venir. Le dramaturge russe allie finalement deux
héritages de la farce de la fin du XIXe siècle : le projet démystificateur de Mirbeau et les
innovations formelles élaborées par les réformateurs du théâtre, dans l’espoir de donner
naissance à un théâtre qui « transfigur[e]32 » la vie.

Somme toute, Mirbeau est doublement moderne : d’une part, il est de son temps en ce
qu’il investit un genre à la mode ; d’autre part, il donne un nouvel élan à la farce en l’alliant à
la moralité et contribue à la transmettre à la postérité. Ne pourrait-on pas appliquer à Mirbeau
la formule de Copeau à propos du Testament du père Leleu, farce de Roger Martin du Gard :
« C’est neuf, et c’est classique...33 » ? Mirbeau reste classique par son ancrage dans un
réalisme, comme en témoigne son exigence d’un théâtre « vrai ». Ses farces reposent encore
sur une dramaturgie aristotélicienne et ne sont pas le lieu d’une libération du burlesque dans
une liesse carnavalesque ou de l’extravagance d’un monde totalement cul par-dessus tête.
Cependant, il y a bien du neuf dans ces Farces et moralités, qui proposent une critique
incisive de la société que saura faire fructifier le XXe siècle.
Sarah BRUN
Université de Rouen

31
« Libretto de Mystère-Bouffe pour le programme du spectacle en l’honneur du troisième Congrès du
Komintern, 1921 », in Vladimir Maïakovski, Œuvres complètes, Giz. Hud. Literatury, Moscou, t. 2, 1956,
p. 359.
32
Vladimir Maïakovski, Le mistère-bouffe, in Théâtre, Paris, Grasset, 1989, p. 130.
33
Jacques Copeau, Roger Martin du Gard, Correspondance, t. 1, op. cit., p. 111.

Vous aimerez peut-être aussi