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La lutte senegalaise

Décryptage de ce sport aussi populaire que le football au Sénégal. La lutte sénégalaise


(avec « frappe ») ne laisse personne indifférent au Sénégal. Cette lutte, dont la pratique
est séculaire dans tout le pays, s’est professionnalisée. Depuis quelques décennies dans le
pays et les galas sont devenus des rendez-vous sportifs incontournables. Abdou Wahid
Kane, sociologue du sport et enseignant à l’institut national supérieur de l’éducation
physique et du sport de Dakar, nous offre une plongée dans l’histoire de la pratique et nous
en explique les différents codes.

Par Badara Diouf

La lutte sénégalaise (avec frappe) provoque enflamme les passions de tous les Sénégalais. Tous
se rendent aux stades, tendent l’oreille à la radio ou se fixent devant leurs télévisions pour
regarder les rencontres entre les lutteurs. Un sport qui génère, depuis sa professionnalisation,
des millions de francs CFA. Abdou Wahid Kane, sociologue du sport et enseignant à l’Institut
national supérieur de l’éducation physique et du sport de Dakar, décortique pour nous la
discipline. Bienvenue dans l’arène des combattants et des codes de la lutte.

Afrik.com : Quelles sont les origines de la lutte au Sénégal ? 


Abdou Wahid Kane : Ses origines sont lointaines. Il faut savoir que ce sport était jadis pratiqué
dans les campagnes pour célébrer la fin des récoltes chez les ethnies Sérères et Diolas, qui
restent jusqu’à ce jour un vivier d’excellents lutteurs. Cette joute, à caractère folklorique,
avait pour but de mesurer la force des hommes et de désigner le champion du village.

Afrik.com : Quelles sont les règles pour les combattants ? 


Abdou Wahid Kane : Le périmètre de l’arène est délimité par un cercle de sacs de sable.
Chaque lutteur essaie de faire tomber son partenaire. Le premier qui met ses quatre appuis au
sol, qui se couche sur le dos ou qui sort du cercle en tombant, est déclaré perdant par
l’arbitre. Mais les règles d’arbitrage peuvent parfois varier.

Afrik.com : Avant l’affrontement des lutteurs, l’atmosphère est très protocolaire, avec à
tout un cérémonial et tout un rituel mystique. Pourquoi ? 
Abdou Wahid Kane : La lutte est auréolée de nombreux rituels mystiques, qui sont des chants
de bravoure censés galvaniser les lutteurs. Tout cela est suivi par des cérémonies pour conjurer
le mauvais sort avant chaque combat. Au-delà de la préparation physique des « mbeurkatt »
(mot wolof désignant les lutteurs, ndlr), le cortège des marabouts accompagnant les athlètes
dans l’arène de la compétition, viennent cristalliser des prières salvatrices censées donner la
victoire à son protégé qui arbore des gris-gris (talisman) de même que des prises de bains
rituels. Avant chaque affrontement le mbeurkatt se livre au « Baccou » qui consiste à chanter
ses prouesses en vue d’intimider l’adversaire et de séduire son public en dansant au rythme du
tam-tam. Chants, également entonnés par les griots et griottes attitrés, qu’on appelle alors
« Ndawrabine ».

Afrik.com :Depuis quand la lutte s’est professionnalisé, notamment la lutte avec


« frappe » ? 
Abdou Wahid Kane : On s’accorde à dire que depuis les années 20, donc sous l’époque
coloniale, c’est un Français propriétaire de la salle de cinéma El Malik à Dakar aurait été le
premier à organiser des combats de lutte au sein de son cinéma. Les combattants étaient
rétribués grâce aux entrées payantes. Mais c’est surtout dans les années 70 que cette lutte
s’est professionnalisée et s’est implantée dans les villes. C’est donc sur ces bases que la lutte
avec frappe va se cristalliser en donnant forme aux premières arènes de combats et la mise en
place de règlement écrit pour définir les règles régissant ce sport devenu professionnel, grâce
au Comité national de la gestion de lutte (CNG).

Afrik.com :Quelles sont les spécificités de la lutte avec « frappe » ? 


Abdou Wahid Kane : La spécificité de la lutte avec « frappe », est exclusivement pratiquée au
Sénégal. Elle permet de donner des coups de poing au visage et au corps comme à la boxe. Il
existe une fédération africaine de lutte traditionnelle qui organise des combats regroupant des
lutteurs sénégalais, nigériens, burkinabé et ivoiriens. Le Sénégal figure parmi les champions de
cette fédération, grâce à ses lutteurs professionnels.

Afrik.com : Suffit-il d’être bien bâti pour être un bon lutteur ? 


Abdou Wahid Kane : Cela suffisait jadis, mais aujourd’hui hélas ce n’est plus le cas.Car la
pratique d’autres sports de combat, comme la boxe, vient désormais se greffer à leur potentiel
physique, d’ailleurs renforcé grâce à la pratique de la musculation. Plus largement, il faut
intégrer quatre éléments dans la pratique de tout sport : les qualités athlétiques, la technique,
la tactique et le mental. Autrement dit, la force en tant que telle n’est pas suffisante.

Afrik.com : L’écurie Mbolo à Pikine (banlieue de Dakar) est le temple formateur des plus
grands lutteurs du Sénégal. Pourquoi ? 
Abdou Wahid Kane : Pikine est un cas sociologique bien à part, car c’est une zone à forte
urbanisation depuis des années. Elle a connu l’arrivée d’une forte population issue des
campagnes. Et ce sont les personnes rurales qui ont importé la pratique de la lutte à la ville,
donc Dakar et sa banlieue. Ainsi, l’école de lutte de Mbolo, créée dans les années 70, a formé
les plus illustres lutteurs, tels que Mor Fadam ou Manga II. Vers la fin des années 90, ces
lutteurs seront déchus par le jeune Tyson.

Afrik.com : Justement pouvez vous nous en dire plus sur Tyson et son écurie Bull Falé ? 
Abdou Wahid Kane : Mohamed Tyson alias Tyson a été la star par excellence de la lutte
sénégalaise entre 1995 à 2002. A lui seul, ce phénomène a fait mordre la poussière aux plus
vaillants et redoutables lutteurs de l’histoire de ce sport. Non seulement c’est un colosse de
plus de 1m98 et plus de 130 kg de muscle, mais il figure également parmi des lutteurs qui ont
insufflé un nouveau courant dans la lutte sénégalaise avec l’écurie Bull Falé (terme wolof
voulant dire Témérité, Rébellion, ndlr) de Pikine, dont il est le chef de file. C’est une manière
d’être, de s’habiller, une affirmation de soi. Le Tyson sénégalais écoute de la musique rap,
roule dans de gros véhicule 4/4 et porte le pseudo d’un des plus célèbres boxeurs américains
(Mike Tyson, ex-champion du monde de la catégorie poids lourd, ndlr). Ce sportif est
également intéressant, car s’il est très religieux (il affiche son appartenance à la confrérie
musulmane Tidjane) et incarne à la fois le rêve américain. Le succès grâce au sport, donc la
réussite sociale et la notoriété nationale. Tyson est un exemple pour beaucoup de jeunes
sénégalais qui s’identifient à lui. Il symbolise la tradition et le modernisme dans lequel nous
vivons.

Afrik.com : Les cachets des lutteurs atteindraient des millions de Fcfa ? Est-ce un mythe ou
une réalité ? 
Abdou Wahid Kane : C’est une réalité, car les télévisions, les sponsors et les promoteurs sont
prêts à payer ces sommes aux sportifs. L’ensemble de ces éléments combinés fait qu’il est
possible de payer des cachets de 30 à 50 millions de Fcfa pour les grands lutteurs dans la
catégorie des poids lourds. Certains disent que les sommes versées sont bien au-dessus de
celles annoncées par les promoteurs pour des raisons fiscales.

Afrik.com : Le 14 mai dernier un gala de trois grands combats était organisé. On parlait
d’une enveloppe de 80 à 200 000 millions Fcfa pour rétribuer les lutteurs. 
Abdou Wahid Kane : C’est très plausible, comme je vous le disais précédemment. La lutte
suscite un tel engouement que tout le monde veut voir son nom, son logo, son spot publicitaire
être mis en image. Et il faut ajouter le nombre des entrées payantes, qui peuvent être de
l’ordre de 5 000, 10 000, voir de 25 0000 à 30 000 places comme dans l’enceinte du stade
Léopold Sédar Senghor pour le cas du gala du 14 mai dernier. Gala qui regroupait trois grands
combats de poids lourd et super lourd. Chaque lutteur était une tête d’affiche à lui seul.
Évènement rarement organisé vu la dimension des lutteurs (Yékini, Bombardier, Mustapha
Gueye...) présents dans l’arène.

Afrik.com : La lutte actuelle est un sport ou business ? 


Abdou Wahid Kane : C’est le mariage des deux que l’on voit actuellement dans l’arène et en
dehors de l’arène. Les sportifs ont des préparateurs physiques attitrés, et chaque lutteur a un
manager, un avocat pour le conseiller. La carrière des lutteurs professionnels est assez brève.
Ils essaient donc de ramasser le maximum de gain tant qu’ils le peuvent et de veiller au mieux
à leurs intérêts.

Afrik.com : S’il y a une histoire de business, le phénomène du dopage doit être une
réalité ? 
Abdou Wahid Kane : En principe le problème du dopage n’est pas censé exister, mais lorsque
l’on remarque, en peu de temps, les changements morphologiques de certains lutteurs, on
peut émettre des doutes sur l’absence de dopage. De plus conjugué aux manques de contrôle
des lutteurs, le problème du dopage n’est pas à exclure.

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