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Gérard GRIG
Master 1 Philosophie 24/06/2020
UE 1 Philosophie Générale Premier Semestre

Dissertation

Quelle place la philosophie de Platon accorde-t-elle à la question du sensible ?


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Gérard GRIG
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En philosophie, la question du sensible, — à la fois capacité pour un objet d’être


perçu par la sensation, et qualité de cet objet —, est celle du devenir et du multiple.
En effet, selon Platon, le sensible ruine toute certitude absolue, car il est lié au corps.
Si donc au contraire l’âme veut accéder à l’intelligible, afin de perfectionner sa vertu,
elle devrait se séparer du corps. D’ailleurs, en se tournant vers le corps, l’âme
s’expose aussi aux puissances de l’imagination, des désirs et des passions.
Néanmoins, l’âme a besoin du corps, comme le corps a besoin de l’âme. Comment,
selon Platon, parvient-on à l’Invisible au-delà du Visible, mais tout en pensant l’union
existante de l’âme et du corps ? Ainsi, contre le relativisme sophistique, Platon
énonce les raisons qu’a l’âme de se détacher du corps (I). Néanmoins, par l’Allégorie
de la Ligne, Platon montre qu’il existe une analogie entre le genre intelligible et le
genre sensible (II). Au demeurant, la cosmogonie nous aide à comprendre qu’il est
impossible d’opposer absolument l’âme et le corps, à cause de la participation
harmonieuse du sensible à l’intelligible (III).

I) Contre le relativisme sophistique, Platon énonce les raisons qu’a l’âme de


se détacher du corps.

A) Les raisons épistémiques de l’âme de se détacher du corps.

Dans le Théétète, Socrate questionne Théétète, double de Socrate


chargé de radicaliser la pensée sophistique, sur ce qu’est la science,
considérée en elle-même, et donc sur son fondement.

La première réponse que Socrate obtient est que savoir, c’est sentir


(151d-187a). Socrate fait alors l’apologie de Protagoras, car nul mieux
que lui n’a su défendre cette thèse (165d-168a).

La deuxième réponse argue que savoir, c’est juger. Une opération de


l’intelligence se substitue à l’impression des sens, mais sans avoir la
portée du raisonnement. Elle semble être la doxa, qui est un jugement
sur simple apparence. Elle est une opinion vraie (187d-201b).

Enfin, la troisième réponse identifie la science au raisonnement, à la


définition et à l’analyse à partir des sensations. La science, jugement
appuyé sur la raison (logos), serait donc une opinion vraie
accompagnée d’une définition (201d-210a).

En réalité, il n’y a que deux explications sophistiques de la science, soit


par la sensation, soit par des procédés logiques, mais en fin de compte
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toute connaissance dériverait toujours de la sensation, car l’opinion


droite est aléatoire et s’appuie sur des données sensibles.

En effet, le principe sensualiste de Protagoras postule que la science est


la sensation, en s’appuyant sur le principe d’Héraclite, qui affirme que
toute chose est dans un mouvement perpétuel.
Platon développe cette thèse du mobilisme universel lié à la sensation,
en 156e-157d du Théétète.

Ainsi, l’empirisme ionien d’Héraclite repose sur un principe


psychologique, lié à un fondement ontologique et cosmologique, dans
le système général dont il fait partie.
Selon Héraclite, le père du monde est le mouvement intérieur de flux et
de reflux du feu, qui fait du monde un mécanisme animé et vivant,
lequel change et se renouvelle toujours.
Puisque rien n’est et que tout se fait, la nature est en état de
décomposition et de recomposition permanentes. Tout phénomène
n’apparaît donc que dans son rapport avec d’autres phénomènes.

Or comme les objets de la sensation changent sans cesse, le sujet qui


les perçoit change lui-même.
L’homme aperçoit donc les objets nécessairement de son point de vue,
à partir des impressions qu’il en reçoit. D’où ce principe psychologique
de Protagoras (Théétète 152a et Cratyle 386a), celui de l’homme-
mesure : « L’homme est la mesure de toutes choses, de l’existence de
celles qui existent et de la non-existence de celles qui n’existent pas. ».
Pourtant, il semblerait que Protagoras admette une forme de généralité
de la sensation, car il ne désigne pas chaque homme.

Le principe de Protagoras revient à dire que la sensation est toute la


science. S’il y a une réalité de la sensation, cette réalité est donc dans
l’apparence. La science humaine est contradictoire et la philosophie est
condamnée au scepticisme pratique, devant des apparences qui sont
dans une variation perpétuelle, dans le même individu et d’individu à
individu au sein du mouvement universel. Socrate prend l’exemple du
vent.

La réfutation par Socrate de la doctrine sensualiste de la sophistique est


épistémique, morale, juridique et politique.

- Si la science était la sensation, cela s’appliquerait à tout être doué


de sensation, même l’animal, qui serait aussi la mesure de toutes
choses. On pourrait y ajouter le rêveur et le fou.

- Si la sensation était la règle unique, nos jugements ne seraient ni


vrais, ni faux, et personne ne déciderait du faux et du vrai. Pourquoi
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Protagoras serait-il plus savant qu’un autre, et capable de


reconnaître et d’enseigner la vérité ?

- Si la science était la sensation, elle serait bornée au présent, et il ne


pourrait y avoir de science du passé. La mémoire ne fonderait
aucune certitude.

- Si la science était la sensation, comme la sensation se compose de


plus et de moins, la science varierait à chaque instant. On saurait
ou ne saurait pas quelque chose en changeant de position.

- En morale, il faudrait dire que ce qui est juste est ce qui paraît tel à
chacun. La morale, publique ou privée, ainsi que le droit, seraient
relatifs. En politique, tout individu serait juge de l’utile en général.
La législation entière dépendrait de la sensibilité individuelle.

La réfutation du sensualisme par Platon se base sur un sentiment


universel : tous les hommes pensent et tout n’est pas arbitraire. Il y a
du vrai et du faux, du juste et de l’injuste, de la sagesse et de la folie, de
la science et de l’ignorance.

En vérité, le principe de Protagoras détruit toute science. Et le principe


d’Héraclite détruit celui de Protagoras, qu’il semble fonder.

En effet, tout mouvement est de translation extérieure et d’altération


intérieure. On ne pourrait donc même pas fixer par la parole ce qui
change sans cesse de lieu tout en s’altérant. On ne pourrait pas plus
énoncer d’une sensation qu’elle existe, qu’elle n’existe pas. Ni la chose
sensible, ni l’être sentant, pas plus que leur rapport, n’auraient de
réalité fixe et énonçable. Aucune langue humaine ne pourrait plus dire
oui et non, ceci ou cela, et de cette manière, mais rien et d’autre
manière.

En ce qui concerne l’opinion droite, le Théétète s’achève sur des


apories de la base purement logique de la certitude et de la science, à
propos de la définition et de l’analyse, de sorte que la dialectique
débouche sur un paralogisme, celui de la convenance et de la
disconvenance, quand elle est sans modèle idéal.

En effet, pour dire ce qu’est l’opinion vraie, il faudrait définir la


possibilité de l’opinion fausse. À cette fin, dans le Théétète, Socrate
expose cinq arguments, mais ils aboutissent tous à une impasse ou à
une contradiction (188a-199c).

- L’argument du savoir et du non-savoir échoue à démontrer qu’il


existe un savoir partiel.
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- L’argument de l’être et du non-être tombe dans la contradiction


parce que l’opinion fausse est définie comme opinion sur le Non-
être absolu.

- L’argument de l’allodoxia se trompe, quand il définit l’opinion


fausse comme une opinion qui porte sur une autre chose que ce
que l’on croit, ce qui semble être le Non-être relatif.

- L’argument du bloc de cire ne parvient pas à expliquer l’erreur de la


perception d’une chose avec la mémoire d’une autre, et ne
concerne que l’erreur sur des individus sans leurs classes.

- L’argument du colombier, portant sur l’objet non-perceptif du


savoir, échoue à distinguer le savoir en possession, du savoir latent,
et à expliquer l’opinion fausse par un mauvais tirage au sort,
comme on le ferait dans une cage d’oiseaux.

À la fin, la dialectique, pas plus que la sensation, ne semblent expliquer


la science. Socrate indique qu’il faut rechercher plus haut des principes
indécomposables, des Idées qui échappent à la sensation et à la
dialectique de l’opinion droite.

Au demeurant, il convient de définir d’autres raisons qu’a l’âme de se


détacher du corps.

B) Les raisons psychologiques et morales de l’âme de se détacher du


corps.

Dans le Phédon (82b-83b et 83b-d), Platon traite de la « déliaison » et


de la « purification » de la philosophie. Il y aurait une inspiration
ascétique à la racine de sa condamnation du sensible, afin de s’élever à
l’idéal.
L’âme humaine est ignorante totalement, « tout bonnement enchaînée
à l’intérieur d’un corps », contrainte de connaître par les organes du
corps, « au lieu de le faire elle-même et par elle seule ».

Également, dans le Phèdre, le mythe de l’attelage ailé confirme le


tiraillement de l’âme entre l’intelligible et le sensible.

Pourtant, l’emprisonnement est l’œuvre du désir de l’âme elle-même.


Ainsi, l’enchaînée coopère à son enchaînement. Le corps n’est pas
directement responsable de l’esclavage de l’âme, car c’est elle au
contraire qui se tourne vers le corps par ses désirs.

Il conviendra donc pour l’âme, dans la mesure du possible, de se tenir à


l’écart des plaisirs, des appétits, des peines et des craintes, comme il
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importe pour elle de se libérer des organes des sens, sources


d’illusions, quand ils ne sont pas indispensables.
Ce faisant, l’âme se ramassera en elle-même pour accéder à un autre
niveau du savoir. On ignore le mal réel que font les affections, quand on
attribue le plus de vérité et de réalité aux objets sensibles qui les
causent, parce que l’âme se conforme aux jugements du corps.
Platon dit que les affections « clouent » l’âme au corps, et que cet
esclavage continue pendant le cycle des réincarnations.

Il faudrait avoir l’avantage d’un naturel philosophe, doué de vertus, et


qui aspire droitement à apprendre, en étant courageux et tempérant.
Au surplus, la partie philosophe de l’âme est supérieure à sa partie
rationnelle, qu’elle dirige comme les autres parties, par la vertu de la
sophia (La République VI, 484a-487a, 502c-504a).
En se tournant vers le vrai et le divin, l’âme de l’homme idéal renonce
ainsi aux plaisirs et aux peines, comme à ce qui est objet d’opinion.
Parvenir à la science, c’est acquérir les idées universelles et nécessaires
du bien, du beau, du juste et de l’essence de toutes choses.

Ainsi, il y a un principe intellectuel et immortel en nous, qui est


étranger à l’enveloppe extérieure de notre organisation corporelle, et
qui aspire à rejoindre le principe universel et éternel dont il est
l’émanation.

Poussé à son ultime degré, l’affranchissement de l’âme est la mort,


séparation de l’âme immortelle et du corps. Néanmoins, le philosophe
recherche la mort uniquement en tant que triomphe de sa liberté sur
ses sens. Il ne philosophe pas pour apprendre à mourir, et
éventuellement se suicider, mais pour être en pleine possession de la
vie. S’exercer à mourir, c’est mourir au sensible pour mieux vivre
(67de). Mais Le Banquet enseigne que vivre en philosophe, c’est
également savoir renoncer à la pression du plaisir, de la souffrance et
du péril de la mort.

D’ailleurs, il y a un cercle éternel de la mort et de la vie, car les


contraires naissent des contraires. Le Livre X de La République, qui
expose le mythe d’Er le Pamphylien, le donne à penser.
Le temps n’est donc pas linéaire, comme le croit Cébès dans le Phédon.
En ce sens, la réminiscence de l’idée de l’égalité des choses prouverait
l’immortalité de l’âme. On peut en dire autant des idées du bien, du
beau et du juste. C’est pourquoi l’essence de l’âme humaine est sa
puissance intellectuelle.

Contrairement au corps, l’âme est un être simple, indissoluble et


immortel.
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Elle n’est pas semblable à l’harmonie d’une lyre qui serait comme un
corps, harmonie qui se dissiperait quand la lyre est brisée, selon le
paradigme de Simmias. En vérité, l’harmonie de la lyre est à rapprocher
davantage de l’Âme du monde intelligible, que du corps du monde
physique habité par une âme (85c-86d).

Il reste à savoir si l’âme, qui ne conserve pas dans sa forme actuelle la


mémoire de ses formes précédentes, est aussi immortelle que son
principe intellectuel, et si elle ne s’épuise pas au cours de ses
réincarnations. C’est l’objection du paradigme de l’âme-tisserand et du
corps-vêtement, que formule Cébès (86e-88b).

À l’inverse, la Théorie des Idées affirme que l’âme est de la nature des
Idées : « L’âme est plus semblable à l’invisible que le corps, et le corps
plus semblable au visible. » (78c-79d). En tant que principe constituant
la vie, l’âme exclut son contraire, qui est la mort.

Cependant, la pensée de Platon ne peut éviter de recourir au


symbolisme de la mythologie, qui à la fois sépare et rapproche l’âme du
corps.

II) Néanmoins, par l’Allégorie de la Ligne, Platon montre qu’il existe une
analogie entre le genre intelligible et le genre sensible.

A) Certains objets de la sensation invitent l’esprit à l’examen.

Platon concède que tout est contradiction et changement, mais


seulement dans le monde des phénomènes et de la sensation.

En effet, dans la nature, n’y a-t-il pas aussi des lois atteignables par la
sage induction et par le calcul ? Sous les forces de la nature, n’y a-t-il
pas une force absolue qui les harmonise, et que l’on retrouve au fond
de l’âme humaine, quand la volonté s’oppose aux impressions passives
des sens ? N’y a-t-il pas une raison dans l’âme, qui domine les
sensations en les jugeant, avec le critère de ce qui est égal à soi,
identique et un ?

La raison constitue la nécessité et l’universalité de certaines notions


dans l’âme humaine, théoriques ou pratiques. Elle atteint les notions
d’essence, d’existence et de substance, auxquelles se rapporte la vérité.
La raison est celle d’un principe actif et pensant, qui est un sujet.

Pourtant, le sensible peut être l’occasion de penser l’intelligible.

Dans le Livre VII de La République (522b-525a), Platon argue que,


puisque, dans le cas de deux sensations contraires, la sensation ne suffit
pas à juger les objets, l’âme est invitée à la réflexion par ces objets.
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La comparaison entre eux des doigts de la main, qui sont en même


temps plus grands et plus petits, nous élève à l’intelligible du Grand et
du Petit, et à la contemplation de l’unité et de l’être.

De même pour les nombres, dans le cas de la musique. On se


demandera quels sont les nombres harmoniques entre eux et ceux qui
ne le sont pas, et d’où provient cette différence. Le programme de
l’éducation du Livre VII de La République prévoit même de détacher les
sciences théoriques de leur usage pratique et sensible, pour ne pas
abuser du recours à ces sciences devant les contradictions de la
sensation.

Auparavant, dans le mythe de la Caverne, Platon expose l’Allégorie de


la Ligne, au Livre VI de La République (509d-511a), avant d’y revenir au
Livre VII (533e-534a).

Pour Platon, connaître, c’est toujours connaître un objet, par le moyen


ou non des sens. Il n’y a pas d’idée de l’idée (La République V, 476e-
477b).

Comme le mode d’existence des objets détermine le mode de


connaissance, il s’agira d’ordonner des modes de connaissance, plutôt
que des degrés de connaissance.

Ainsi, par la dialectique, l’âme imite l’œil qui voit le visible. Elle saisit
l’essence des choses par analogie avec le sensible. Platon définit donc
une ligne segmentée des différentes formes de savoir et de leurs
rapports d’imitation (532a-533a).

Sur la Ligne, une première division délimite le lieu visible du Soleil et le


lieu intelligible de l’Idée du Bien. Chaque lieu est divisé à son tour en
deux segments, qui séparent chacun aussi bien des états de l’âme que
des objets.

En ce qui concerne les états de l’âme, les deux segments du visible pour
l’opinion (doxa) sont celui de la conjecture (eikasia) et celui de la
croyance-conviction (pistis). Les deux segments de l’intellection
(noèsis), sont celui de la pensée discursive des mathématiques (dianoia)
et celui de la science dialectique (epistèmè) qui en fait son auxiliaire.

En ce qui concerne les objets, les deux segments du visible pour le


devenir (genesis) sont celui des images (eikones) et celui des êtres
naturels avec les objets artificiels. Les deux segments de l’intelligible,
pour l’essence (ousia), sont celui des idéalités avec les hypothèses, et
celui les Formes intelligibles de l’anhypothétique.

Ce qui permet l’analogie de la Ligne, ce sont les relations de


proportionnalité entre les segments, mais aussi le même rapport à une
image qui a une origine, dans les différentes façons qu’a l’âme
d’appréhender des objets.
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En réalité, la Ligne elle-même est l’acte de penser en général


(dianoeisthai).

Parmi ces rapports d’imitation, nous pourrions constater qu’il y a des


sensations communes du corps, comme il y a des notions communes de
l’âme perçues dans divers sensibles (existence ou inexistence, identité
ou différence, nombre, similitude ou dissimilitude).

De même, la pensée dianoétique de l’intelligence est l’analogue de la


conjecture de la perception directe, parce qu’elles ont le même degré
d’imperfection dans l’appréhension de leurs objets.

La pensée dianoétique conserve les formes originaires de l’opinion, qui


sont l’affirmation et la négation, tandis que la science dialectique
procède par questions et réponses.

D’ailleurs, l’opinion intéresse la persuasion et la rhétorique. La


persuasion, conviction relative fondée sur le vraisemblable, peut
ébranler l’opinion, parce qu’elle en est l’origine, tandis que la
dialectique a un rapport de filiation avec les essences.

Cependant, une difficulté pourrait troubler l’analogie. La pensée


dianoétique semblerait s’appliquer à des Idées mathématiques, qui
seraient comme des réalités intelligibles inférieures, entre le sensible et
les Formes, mais il n’en est rien.

En effet, la dianoia ne renvoie pas à des Idées mathématiques, mais à


un état de l’âme à l’égard de l’intelligible. Il y a donc bien une analogie
entre les hypothèses de la pensée dianoétique et les images de la
conjecture.

D’autre part, dans le Phédon, Platon invoque l’analogie de l’éclipse du


soleil (99e-100a). On ne peut regarder le soleil en face, mais seulement
son image dans l’eau, de même que l’on ne peut regarder directement
les êtres intelligibles. Néanmoins, la médiation du raisonnement donne
une image plus adéquate de la réalité des êtres intelligibles, que
l’image de la perception.

D’ailleurs, l’analogie entre le Bien et le Soleil a elle-même ses limites.


L’œil attend que le soleil brille et il n’a pas le choix, tandis que l’âme a
le choix de se tourner vers la vérité ou l’ignorance.

Il reste que le mythe platonicien, quand il met en scène l’âme humaine,


montre toujours l’unité de celle-ci. Le mythe sert d’intermédiaire entre
le sensible et l’intelligible, tel le daimôn, et au moyen d’images. Utiliser
le mythe en philosophie, c’est reconnaître que l’homme pense
naturellement par images issues de l’opinion sensible.

D’ailleurs, la quête du bonheur est un eudémonisme, qui s’appuie


autant sur les biens du corps que sur ceux de l’âme.
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Dans le Cratyle (400c), le corps (sôma) est le signe (sèma) d’une belle
âme, quand l’harmonie règne entre eux et entre leurs parties, selon le
modèle de l’harmonie du monde dans son ensemble. C’est pourquoi les
réincarnations sont liées à des états de l’âme.

Il importe même, comme le recommande le Timée, de préserver le


corps des excès de l’âme (87c-88b).

La communication des plus grands parmi les Genres, permettrait peut-


être de donner un fondement à l’analogie de la Ligne.

B) Le Non-Être relatif, Forme du devenir et de la multiplicité du sensible,


participe encore de l’Être.

Le Parménide admet déjà qu’il y a une Idée de la boue ou du poil.

Dans le Sophiste, le devenir et la multiplicité du sensible ont pour


Forme un Non-être relatif, qui participe encore de l’Être, car il y a un
être du non-être, qui est l’être autre, une nature de l’Autre qui circule à
travers tous les autres.

Au demeurant, le Parménide échoue à penser l’Être et l’Un au moyen


de huit Hypothèses, qui sont en réalité deux, — positive et négative —,
que l’on peut encore diviser jusqu’à huit, et qui semblent se rapprocher
des quatre segments de la Ligne.
En réalité, la critique de Parménide aboutit à des antinomies, car elle ne
porte pas sur les Idées platoniciennes, mais sur les Idées quand on fait
abstraction de l’âme et de sa dialectique.

Cependant, dans le Sophiste, c'est la distinction du Même et de l'Autre,


qui conditionne l’élévation de l'âme à l'intelligible des Essences et des
Formes (254b-259d).
Ainsi, la dialectique accède à l’ontologie de l’Un et du Multiple, grâce à
la pensée de la Différence.

Le Non-être est relatif, car il n’est que la partie de l’Autre opposée à


l’Être. En vérité, dans les plus grands parmi les Genres, l’Autre est un
« Genre-voyelle », qui met en communication les autres Genres.
C’est pourquoi, dans le Sophiste, l’Étranger affirme « que les Genres se
mélangent mutuellement, que l’Être et l’Autre passent à travers tous
les Genres, et réciproquement, l’un par rapport à l’autre » (259a).
Ainsi, le Repos et le Mouvement participent l’un est l’autre de l’Être,
pour qu’ils existent.
C’est pourquoi le sensible n’a pas pour Forme un Non-être absolu, mais
un Non-être relatif. Le Non-être ne s’oppose pas à l’Être en tant que
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tous les êtres participent de l’Être, car alors l’Être ne pourrait pas
découper une partie de l’Autre.

Puisque le Non-être, qui est l’Autre, se répand dans toutes les essences,
l’Être lui-même est non-être, en tant qu’il n’est pas tout ce qui est autre
que lui, mais qui participe de lui : « Ainsi donc, il y a beaucoup d’être en
ce qui concerne chaque Forme, mais il y a aussi une quantité infinie de
non-être. » (256e).

Dans l’Idée, on pourrait dire que l’infinité de l’Autre est limitée par
l’unité du Même. Chez Platon, le principe de contradiction n’a donc pas
la même valeur absolue que lui donne l’éléatisme.
Avec la dialectique, l’identité du Même ne fait pas communiquer, parce
que la différence de l’Autre ne fait pas que séparer.
L’altérité, en différenciant la Forme, la relie, tandis que le Même l’isole,
en lui donnant sa consistance. Le Même n’est pas un « Genre-voyelle »,
à cause de l’Autre qui contraint l’Être, et chaque être, à participer au
Même.

En outre, la pensée du Non-être, par l’Autre comme Genre, ne


nécessite pas une analyse de la négation. En revanche, ce n’est pas le
cas pour le non-beau, qui n’est pas une Forme (257b-258a).
Au demeurant, l’expression négative du non-beau possède autant
d’être que le beau, même s’il ne s’agit pas du même être.
Grâce au non-beau, nous comprenons que le Non-être ne s’oppose pas
à l’Être en tant que celui-ci signifie le Même ou n’importe quoi d’autre,
mais en tant qu’il ne signifie que l’Être.
Le problème du Non-être se résout donc quand nous l’abordons sous
l’angle de la signification et de l’intention.

Cependant, le non-beau est une mise en opposition, alors que le Non-


être est la mise en opposition elle-même. Le Non-être met l’Être à
distance, en prenant du recul par rapport à lui, mais il a autant
d’existence que l’Être lui-même. Le XXème siècle parlera de
« néantisation » de l’Être à cet égard.

D’autre part, dans le Sophiste, les plus grands parmi les Genres
expliquent enfin la fausseté dans l’opinion et le discours, quand l’Autre
confère de l’être à une image : « c’est réellement quelque chose qui
n’est pas réellement » (260b-264b).
Alors l’image-simulacre n’est pas réellement, mais elle existe.
Néanmoins, dans le Timée, Platon admet la vérité des images de la
divination.

Cependant, les rapports du sensible et de l’intelligible nécessitent


d’élargir l’horizon de la pensée.
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III) Au demeurant, la cosmogonie nous aide à comprendre qu’il est


impossible d’opposer absolument l’âme et le corps, à cause de la
participation harmonieuse du sensible à l’intelligible.

A) En stipulant la participation, l’idéalisme intellectualiste de Platon


soulève plusieurs objections.

Les Idées platoniciennes ne sont pas des simples directions pour la


pensée, comme les catégories d’Aristote.
Elles ont non seulement une qualité logique, mais aussi une essence
réelle. Elles sont essence, existence et intelligence. Elles réunissent le
principium cognoscendi et le principium essendi, que séparera la pensée
scolastique.
Les Idées animent et constituent les choses du monde.
Ainsi, une chose est belle par la participation (méthexis) du beau en soi,
et non par l’harmonie de ses parties, car il y a une présence de la
beauté vraie dans toutes ses parties.

En vérité, dans le Phédon, la participation explique le jugement, qui


attribue une qualité à un sujet, mais sans identifier les essences de l’Un
et du Multiple. L’attribut signifie l’immanence accidentelle d’une Forme
que le sujet reçoit. Quand on compare les doigts de la main, jamais le
Grand ne devient le Petit, et inversement, parce qu’ils sont des réalités
en soi.
On pourrait seulement dire qu’en changeant de Forme, le sujet change
de « surnom ».

Cependant, il y a des attributs essentiels, et non pas accidentels, dans la


participation mutuelle des Formes entre elles, qui fonde celle des
choses sensibles aux essences.
Dans cette première participation qui conditionne l’autre, des Formes
appartiennent à d’autres Formes, mais tout en s’en distinguant. En
effet, il y a un lien indissoluble entre la Forme du froid et la Forme de la
neige, l’une étant l’essence de l’autre, comme entre la Forme du chaud
et la Forme du feu, mais elles sont distinctes, car si la neige n’est pas le
contraire du feu, le Froid et le Chaud s’excluent mutuellement.

En revanche, dans le Livre VI de La République, les choses sensibles sont


plutôt les images des Idées, qui ont une hiérarchie, que des choses qui
tirent leur existence de ce à quoi elles participent.

D’ailleurs, la participation présente une difficulté. Les choses


participent-elles aux essences entièrement ? L’exemple du voile,
recouvrant plusieurs hommes, montre que chacun partage une certaine
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partie du voile. Mais alors, par analogie avec l’exemple, il faudrait


admettre la coexistence de l’Un et du Multiple, même en subordonnant
le second au premier (Parménide, 131a sqq.).

Pour résoudre cette difficulté, on pourrait dire que la Forme rend


semblables des choses distinctes, en assurant leur unité, mais il faudrait
ensuite chercher une unité entre les choses et leur synthèse, et
entamer une régression à l’infini, comme dans l’argument du troisième
homme (132ab).

De son côté, la solution qui fait de la Forme un objet de pensée,


n’existant que dans l’âme, débouche sur une aporie à cause de la
participation elle-même, une chose ne pouvant être à la fois pensée et
non-pensée (132bc).

Quant à l’échappatoire qui fait de l’Idée un modèle dans la nature,


ayant des copies, elle retombe dans la régression à l’infini (132c sqq.).

Au surplus, on pourrait objecter que les Formes connues, où qu’elles


soient, deviennent pour nous, et ne sont donc plus en soi et pour soi,
sinon elles seraient inconnaissables (133a-c).

Arrivé en ce point, on se contentera de remarquer que dans le cas de la


participation des choses sensibles aux Formes intelligibles, l’unité du
particulier va de pair avec l’universalité (l’Homme est un et absolument
universel), alors qu’avec la participation des Formes entre elles, celles-
ci restent toujours des classes universelles, et ne sont jamais
particulières, au contraire des individus qui participent à elles.
Cela amènera Aristote à poser le problème de l’auto-participation de la
Forme, à savoir la participation d’une Forme à elle-même. La Forme de
l’un est la classe de l’unité, mais en tant que Forme elle est une, et donc
elle participe à elle-même.

L’explication de la participation des choses sensibles, multiples et


changeantes, à des unités séparées nécessite un autre moyen.

B) Le mythe de la création du monde dans le Timée, par le Démiurge,


explique la participation harmonieuse du sensible à l’intelligible.

Le modèle cosmologique du Timée permet à Platon de penser la


participation du sensible à l’intelligible, par laquelle le sensible devient
un objet de connaissance et de discours, ainsi qu’un but et un motif de
l’action, pour l’homme comme pour la Cité.
Dans le cadre d’un mythe vraisemblable, un discours sur ce qui est
éternel participe donc à ce sur quoi il porte, et dont il est l’image fidèle.
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Gérard GRIG
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UE 1 Philosophie Générale Premier Semestre

Dans la partie cosmogonique du Timée, Platon définit trois causalités :


celle d’un modèle idéal, celle d’un Démiurge et celle d’un matériau
(khôra) qui est à la fois la matière et le réceptacle des choses sensibles.

Le Démiurge, fabricant de l’univers, commence par la mise en ordre du


matériau, agité de mouvements composés et transitoires, auquel il
applique un modèle en partie mathématique, et qu’il dote d’une Âme
qui sera cause des mouvements ordonnés du monde vivant.
Puis il termine avec la nature de l’homme, qui est un microcosme.
Pour Socrate, le problème n’est donc plus la ressemblance de l’image à
un modèle, mais la fabrication d’une image à partir de ce modèle.

Ainsi, le Démiurge crée le monde et le ciel à partir d’un modèle et d’une


cause qui reste identique, et sur lequel il fixe ses regards, car seul ce qui
est toujours, sans jamais devenir, peut faire l’objet d’une explication
rationnelle (27a-28a).
Le modèle du Démiurge étant inengendré et incorruptible, identique et
éternel, le monde sensible, qui en est une image que la perception
appréhende, est donc beau.

En effet, le Démiurge étant bon, donc dépourvu de jalousie, « […]


souhaita que toutes choses devinssent le plus possible semblables à
lui. » (29c-30a). D’ailleurs, dans Euthyphron, la critique philosophique
de Platon avait déjà séparé le divin de toute théologie insensée qui se
constitue en morale.

Le Démiurge a créé le meilleur des mondes possibles, dont le corps est


indestructible, contrairement au corps humain, en appliquant le
modèle de l’ensemble des vivants intelligibles à l’ensemble unique des
créatures visibles.
Il a engendré un monde vivant, qu’il a doué d’une Âme universelle
pourvue d’un Intellect, en mélangeant le Divisible et l’Indivisible, le
Même et l’Autre.

Le Démiurge fabrique donc les Cercles du Même et de l’Autre, qu’il


croise en khi, et qui tourneront en sens inverse. Il dispose les sept
astres sur le Cercle de l’Autre. Il fabrique le nombre du temps pour faire
tourner les astres sur le Cercle de l’Autre (37c-39e).
Comme pour l’Âme du monde, le Démiurge a mis l’intellect dans l’âme
humaine composées de parties, et l’âme dans le corps, par le
truchement des démiurges secondaires, qui sont les Astres-Dieux.

C’est pourquoi l’âme assure la continuité entre le Sensible et


l’Intelligible, auquel elle doit son essence, en leur servant
d’intermédiaire, pour la continuité et la perpétuité du devenir sensible,
au moyen de sa partie démonique et immortelle.
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Le Timée explique alors la perception sensible par un mouvement


transmis à l’âme par la physiologie du corps humain (43b-44a).
Ce mouvement est provoqué par le heurt de particules émises par un
objet, qui met à son tour en mouvement des particules du corps. Ces
dernières ont une forme géométrique, une taille, une vitesse et un
nombre. Le mouvement est transmis aux trois espèces de l’âme, mais
seule l’espèce rationnelle reconnaît la sensation comme une sorte de
réminiscence.
C’est pourquoi la sensation déclenche la connaissance de Formes
intelligibles.

Dans le matériau, le Démiurge associe les quatre éléments (feu, eau,


air, terre) à quatre polyèdres réguliers (tétraèdre, octaèdre, icosaèdre
et cube), dont les atomes de base sont des triangles rectangles.

Le matériau est un Illimité, un apeiron qui ressemble à l’attribut divin


d’une res extensa. Mais il est préférable de le considérer comme une
fiction utile à un raisonnement.
L’action du Démiurge sur le matériau garantit la ressemblance du
sensible aux Formes, alors que la résistance du matériau explique leur
dissemblance d’avec les Formes. Cette résistance est la causalité de la
nécessité (anagkè).

La mise en ordre du Démiurge dans l’univers est donc partielle et


transitoire. Par la suite, il la délègue à l’Âme du monde. Il y a identité
entre le mouvement circulaire incorporel, toujours identique à soi, que
l’âme humaine impose à son corps, et celui de l’Âme universelle sur le
corps du monde.

Dans l’évolution de la pensée de Platon, il existe une hiérarchie entre l’intelligible et


le sensible, ou l’entre l’âme et le corps, et non une opposition entre eux. Le dualisme
intellectualiste de Platon est donc nuancé. S’il se détache du sensible, au moyen des
mathématiques et de la dialectique, il reconnaît que le sensible, outre qu’il
conditionne le bonheur, donne à penser à l’âme. Ainsi font aussi l’interrogation,
l’amour et l’éducation scientifique, qui sont des préludes pour le philosophe.
D’ailleurs, au Livre VII de La République, Socrate déclare que la dialectique a une vue
synoptique (537c). La dialectique est une marche ascendante pour aller encore plus
haut, en faisant un groupement des choses qui ont une parenté, au moyen de la
réminiscence. Mais, après avoir rassemblé une multiplicité sous une idée, une
dialectique descendante divise cette idée, afin de lui trouver des espèces. Par cette
division, elle spécifie l’autre d’un être dans l’infinité du non-être, afin que l’âme ne
s’égare pas dans cette infinité des différences individuelles, qui sans cela serait
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inintelligible. Cependant, la mythologie livre la clé de l’intelligibilité du monde


sensible, en donnant, elle aussi, à penser à l’âme humaine.

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