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Du

même auteur :
Sa Volonté… ou la mienne ?







Souviens-Toi
Copyright © 2020 Oluwaseun Agunbiade
Tous droits réservés.

Visuel : Annie Spratt (Unsplash)
Couverture/Composition : Jean-Pierre Meyong Ndong

Dépôt légal : Décembre 2020
ISBN : 979-8-584-24152-0
1
Séparation




— Si quelqu’un s’oppose à cette union, qu’il parle maintenant ou se taise à
jamais.
Le silence habituel suivit cette déclaration du prêtre. Dans la grande salle
magnifiquement décorée, les futurs mariés se tenaient face à lui, attendant la
suite. Le prêtre était sur le point de continuer lorsque…
— Moi ! dis-je en me levant d’un bond. Je m’y oppose.
Je m’approchai des futurs mariés, la tête haute. Ma grande sœur, son futur
mari ainsi que le reste de l’assemblée se tournèrent vers moi. Elle releva son
voile et me regarda, curieuse. Il y eut un brouhaha derrière moi, j’entendais les
chuchotements des invités, mais je pris mon courage à deux mains.
— Evelyn, dis-je posément, tu ne peux pas l’épouser. Je suis amoureuse de
lui.
Le silence se fit une fois encore. Puis, presque immédiatement, ils se mirent
tous à rire. Personne ne me prenait jamais au sérieux. C’était toujours comme ça.
On se moquait de ce qu’une fillette de sept ans pouvait penser ou ressentir. Ma
déclaration fit rire tout le monde, tous sauf Evelyn. Elle continua à me fixer, l’air
un peu en colère. Puis, elle releva sa belle robe blanche, s’approcha de moi,
s’accroupit et, avec deux doigts, elle gifla ma petite joue. De nouveau le silence.
L’assemblée la regarda, ahurie.
— On va en parler tout à l’heure, dit-elle. Pour l’instant, je me marie,
alors, va te rasseoir.
Ensuite, elle se releva et se remit à sa place, face à son futur conjoint.
— Chérie, lui chuchota celui-ci, tu ne penses pas que tu as été un peu
dure ? Ce n’est qu’une petite fi…
— Non, le coupa Evelyn, elle est sérieuse.
Alors que je reprenais ma place auprès de mon ami Trent, qui essayait
toujours d’étouffer son rire, je regardai ma grande sœur avec un sourire. Oui,
personne ne me prenait jamais au sérieux, et ce parce que je n’avais que sept ans.
Tout le monde se moquait de ce que je pouvais penser,

dire ou ressentir. Tous, sauf elle, depuis toujours. Je l’aime tellement. À part
Trent, elle est la seule qui me comprenne vraiment, la seule qui cherche
réellement à savoir ce que je ressens, et pourquoi je le ressens.
Elle était sur le point de devenir la femme la plus heureuse au monde ; elle
allait épouser Derek Stone. D’ailleurs… je me demande ce qui est arrivé à son
autre prétendant. Il me semble qu’il y en avait un autre. Comment il s’appelait,
déjà ? Il était pas mal lui aussi. Mais bon, ce n’était pas Derek.
La cérémonie reprit dans le calme et, en un clin d’œil, Evelyn fut une femme
mariée. Elle était désormais Madame Evelyn Stone.
— Je ne parviens pas à croire que tu l’aies épousé malgré ce que j’ai dit !
Franchement, ça sert à quoi que le prêtre demande si quelqu’un s’oppose à
l’union si, finalement, on ne prend pas en compte l’opposition émise !
m’exclamai-je une fois que je fus seule avec elle.
— « L’opposition émise ? » s’esclaffa-t-elle. Mais enfin, quel âge as-tu ?
Où as-tu appris à parler comme ça ?
— Plaît-il ?
— « Plaît-il ? » Pourquoi tu parles comme… Ohhh, je vois ! Tu essaies de
parler comme une grande, c’est ça ?
— Tu t’éloignes du sujet, ma chère.

— Okay… Elle reprit son sérieux. Tu ne croyais tout de même pas que
j’allais annuler mon mariage à cause de ton petit discours, si ?
— Ben…
Elle me regarda et essaya de ne pas sourire. Il est vrai qu’elle s’intéressait à
ce que je ressentais, mais, à l’époque, elle aimait se moquer de ma naïveté
d’enfant.
Nous étions sur une balancelle placée près de la salle où la fête avait
commencé.
— Tu parles et agis comme si tu avais déjà vingt ans, dit Evelyn. Mais tu
n’aurais jamais dû faire ça durant la cérémonie, ce n’était pas poli, et c’était un
manque de respect.
— Je sais, désolée.
— C’est pas grave, répondit-elle en me tapotant la tête. D’ailleurs,
pourquoi ton premier amour ne peut pas être un garçon de ton âge, comme
Trent ?
— Oh non ! Beurk !
— Je confirme ! dit Trent, parlant à travers un buisson d’où il nous
espionnait.
— Dis donc, l’intimité, tu connais ? rétorquai-je.
Il sortit alors de sa cachette.

— De toute façon, tu vas tout me raconter après, répondit-il. Mais en vous


écoutant par moi-même, pour une fois, je connaîtrai la vérité, et pas ta vérité.
— Va-t’en, Trent ! ordonnai-je d’une voix ferme.
— Okay, okay, sors pas tes griffes !
— Trent… Je vais compter jusqu’à trois !
— Oh non ! Non ! Pas ça, j’ai peur…, dit-il en feignant d’être effrayé.
— Tu m’énerves !
— D’accord, j’y vais.
— C’est pas trop tôt !
— C’est pas trop tôt, m’imita-t-il.
— Dégage ! T’es relou.
Evelyn nous regardait avec un sourire attendri. Elle a toujours beaucoup aimé
Trent. Allez savoir pourquoi. Il finit par s’en aller pour jouer avec ses amis qui
l’attendaient dans la salle.
— Vous êtes tellement mignons tous les deux, dit-elle.
— Ne change pas de conversation.
— Oh non, je ne me le permettrais pas.
— Donc, qu’est-ce qu’on va faire ? demandai-je.
— Je ne vois pas de quoi tu parles. Derek est mon mari maintenant, il n’y a
rien à faire.
— T’es sérieuse ?
— Tu étais là, non ? Les mots « je vous déclare mari et femme » te
rappellent-ils quelque chose ?
— Oui, la trahison de ma grande sœur.
Evelyn se mit de nouveau à rire, faisant retentir une mélodie dont personne
ne pouvait se lasser. Je me souviens qu’à ce moment je me dis que j’aurais voulu
venir au monde plus tôt afin de passer mon adolescence avec elle. Quand je suis
née, Evelyn avait déjà quinze ans. Maman est tombée enceinte à l’âge de seize
ans et, d’après ce que j’ai entendu, papa a failli alors être littéralement tué par
grand-père. Quoi qu’il en soit, l’arrivée imprévue d’Evelyn n’a rien changé au
fait qu’elle était aimée. Cependant, ce fut tout de même une expérience
marquante qui a fait que nos parents ont attendu un bon moment et ont
mûrement réfléchi avant d’avoir leur deuxième enfant, moi.
— Comment une chose pareille a-t-elle pu arriver ? demanda-t-elle.
— C’est de ta faute, Evelyn. À force de me faire passer tellement de temps
avec « le magnifique » Derek…
— Je voulais juste que tu t’habitues à sa présence, que tu l’aimes bien,
étant donné qu’il allait être ton beau-frère pour le restant de ta vie.
— Dans ce cas, t’as réussi ton coup !
— De toute façon, il est trop grand pour toi, et il te voit comme la petite
fille que tu es, heureusement.
— Oh, mais, je vais grandir. Et, je ne sais pas si tu l’as remarqué, mais je
suis très mignonne. Du coup, quand je serai grande, je serai tellement sublime
qu’il ne me résistera pas.
Elle parut un peu déconcertée durant quelques secondes, puis elle examina
mon visage. Ce fut à ce moment que maman arriva vers nous en haletant.
— Evelyn ! appela-t-elle.
— Maman, dans ton état, tu ne peux pas te permettre de courir, répondit
celle-ci. Sois prudente.
— Oh ! de toute façon, ce petit chenapan a une semaine de retard, se
plaignit-elle en caressant son gros ventre, peut-être qu’en courant je l’aiderai à
comprendre que je veux qu’il sorte de là ! Faites-moi une place sur le banc.
— Euh… T’es sûre ? demandai-je. Je veux dire que récemment tu as pris
pas mal de poids, et ce banc n’est pas si solide…
— Hey ! Comment tu peux me dire ça !
— C’est rien, maman, dit Evelyn.
— Oh, Evelyn, ma chérie, tu comprendras quand ce sera ton tour.
— C’est pas tout de suite, répondit-elle tristement. Tu sais que Derek ne
veut pas d’enfant pour le moment.
— Ah oui. C’est la seule chose que je lui reproche.
Je ne comprenais pas pourquoi Derek ne voulait pas d’enfant. Ça me rendait
un peu triste pour Evelyn parce que je savais que c’était ce qu’elle désirait par-
dessus tout. Elle qui est si douce, gentille et affectueuse, elle est née pour être
mère, il n’y aurait pas meilleure mère qu’elle.
— Mais, à part ça, reprit ma mère, il est parfait, et tellement galant, si
beau, intelligent, drôle, et…
— Maman ! Tu es mariée ! m’exclamai-je.
— Bref, elle s’éclaircit la gorge. J’étais juste venue te demander de revenir
dans la salle, c’est toi qu’on veut voir.
— Très bien, j’arrive.
— Oh ! Eh ! ma chérie, dit maman en effleurant la blessure que j’avais sur
le front, il ne faut pas qu’on oublie ton rendez-vous chez le médecin demain. Il
doit enlever tes points de suture.
— Je te le rappellerai, répondis-je.
Elle me serra dans ses bras et déposa un baiser sur mon front avant de
repartir, toujours en haletant, mais en marchant doucement. Après moi, il avait
été difficile pour maman de retomber enceinte, elle avait même fait quelques
fausses couches. Mais ils voulaient vraiment un autre enfant, alors ils avaient
persévéré et le petit miracle était en route.
Je caressai mon pansement tout en la regardant partir. Maman, comme le
reste de ma famille, avait eu très peur le jour où j’avais été retrouvée devant le
portail de notre maison, étendue par terre, du sang sur le front et quelques
ecchymoses sur le corps. À vrai dire, c’était deux semaines avant le mariage
d’Evelyn. À cause de cela, elle avait failli tout annuler, mais on avait pu la
persuader de ne pas le faire.
Jusqu’à ce jour-là, personne ne savait comment c’était arrivé, ni qui était le
responsable, ou encore comment j’avais fait pour atterrir devant le portail de la
maison. J’avais perdu connaissance, et le jour du mariage de ma sœur, je n’avais
aucun souvenir de ce qui s’était passé, les médecins avaient nommé cela de
l’amnésie dissociative. Il semblerait qu’inconsciemment je ne souhaitais pas
m’en souvenir parce que ça m’avait traumatisée, mais je me disais que peut-être
un jour je m’en souviendrais. Je ne comprenais toujours pas pourquoi quelqu’un
voudrait faire du mal à une petite fille sans défense.
L’incident ne pouvait pas tomber plus mal. Maman était enceinte d’un petit
être qui allait rejoindre notre monde à tout moment et Evelyn se préparait à
épouser son prince. Ne voulant pas gâcher ce tableau parfait, je décidai de ne pas
passer trop de temps à me lamenter sur mon sort. Je fis de mon mieux pour ne
pas pleurer autant que je l’aurais voulu et pour sourire malgré la douleur. Ainsi,
deux jours après mon opération du côté droit de mon front, je me jurai de ne plus
jamais pleurer devant ma famille au sujet de cet incident et je tins bon. En
réalité, je pus le faire parce que la seule personne devant laquelle je laissais
couler mes larmes était Trent. À ma demande, il garda ma douleur et ma peur
secrètes. Il me surprit par sa façon de me réconforter comme l’aurait fait un
adulte.
Evelyn se leva, recula de quelques pas, puis me regarda comme elle l’avait
fait deux semaines auparavant, comme si je revenais d’entre les morts. Ses yeux
se posèrent sur mon front pendant quelques secondes et elle ne cacha pas sa
tristesse.
— Ma petite Daisy, dit-elle en me tendant les bras.
Je bondis hors de la balancelle pour lui sauter au cou et profiter de son
étreinte. Elle me serra très fort et ma gorge se noua à l’idée que c’était la
dernière fois avant plusieurs

mois que je ressentais sa chaleur. Ni elle ni moi ne voulions parler du fait qu’elle
partait très loin. Pourquoi Derek avait-il accepté ce poste à l’étranger ? J’avais
bien compris que ce n’était que pour deux ans et que c’était une bonne chose
pour sa carrière, mais j’avais besoin de ma sœur plus que jamais. Je comprenais
qu’elle commençait une nouvelle vie, mais j’avais tellement besoin d’elle !
Cependant, au-delà de mon envie de la garder pour moi, j’avais surtout envie
de la voir devenir la femme la plus heureuse au monde et si Derek la rendait
heureuse, j’étais prête à la laisser partir.
— Daisy, m’appela-t-elle de nouveau, tu sais que tu es ma sœur préférée ?
— Evelyn, répondis-je en esquissant un sourire, je suis ta seule sœur.

2
Un ami indispensable




Je m’appelle Daisy, Daisy Sherington. Je viens d’une famille aisée, mon père
est un avocat reconnu qui dirige son propre cabinet et ma mère est professeur
d’histoire dans une université prestigieuse. En plus de cela, ils possèdent
plusieurs biens immobiliers qui leur rapportent pas mal d’argent tous les mois. Je
ne connais pas le montant exact de la fortune de mes parents, mais je sais que
c’est assez pour qu’ils soient dans l’obligation de payer l’impôt sur la fortune
immobilière. Cependant, une chose dont je me suis rendu compte dès l’âge de
sept ans est que tout l’argent du monde ne peut pas protéger du malheur. Ce
dernier s’abat sans prévenir et sans discriminer. C’est la vie.
Non seulement l’argent ne permet pas de nous exempter du malheur, il ne
permet pas non plus d’effacer le mal qui a été fait.
Après l’incident qui a bouleversé mon enfance, mes parents ont dépensé sans
compter pour m’offrir tout ce dont j’avais envie. Mais les cadeaux dont ils me
couvraient presque tous les jours n’ont jamais réussi à me rendre réellement
heureuse. Ce qui me réconfortait plus que tout, c’était quand ma mère me
murmurait « Je t’aime » chaque soir, juste avant que je m’endorme. Ce qui me
mettait du baume au cœur, c’était quand mon père annulait ses réunions de la
journée pour pouvoir passer du temps avec moi. J’ai bien conscience qu’aux
yeux de la société, ce qui rend ma famille exceptionnelle c’est la fortune que
mes parents ont amassée au prix de tant d’efforts et la position sociale à laquelle
nous avons été hissés. Mais pour moi, ce qui rend ma famille belle, c’est l’amour
qui nous unit, le fait qu’on est toujours là les uns pour les autres. Si un ennemi
attaque l’un d’entre nous, c’est qu’il nous attaque tous.

* * *
Ce matin-là, je me réveillai en repensant au jour où ma sœur s’était mariée.
J’avais sept ans à l’époque et, bon sang, j’étais audacieuse !

Mais pourquoi j’ai fait ça ?
Je ne comprenais toujours pas mon attitude de ce jour-là. C’était le jour du
mariage d’Evelyn et j’avais failli tout gâcher. Pourtant, j’étais assez grande pour
savoir que ce n’était pas le moment d’agir de la sorte.
J’aime Evelyn de tout mon cœur, alors pourquoi ai-je fait quelque chose qui
aurait pu ruiner le jour le plus important de sa vie ?
Pourquoi étais-je comme ça ? Manque de maturité ? Ou peut-être était-ce à
cause de mon prénom ?
Daisy est le prénom que mon père a choisi pour moi. C’était, selon lui, grâce
à cette fleur qu’il avait réussi à séduire ma mère. Cette fleur détient son nom du
soleil et signifie œil du jour. Selon ma mère, c’était sûrement pour cela que je
pensais être un soleil, puisque, à l’époque, je cherchais toujours à être le centre
de l’attention.
Malgré tout, jamais je n’oserais faire une chose pareille aujourd’hui, devant
autant de monde en plus. Je ne sais pas ce qui m’a pris et je me demande ce que
Derek a pensé de moi à ce moment-là. Bien sûr, je n’étais pas vraiment
amoureuse de lui, c’était plus de l’admiration, parce qu’il ressemblait en tous
points au prince charmant auquel toutes les filles rêvent. Il m’intimidait un peu,
beaucoup à vrai dire, j’avais parfois un peu de mal à lui parler et même à le
regarder droit dans les yeux.
Je me souviens encore qu’à une époque je n’arrêtais pas d’essayer de séparer
Derek et Evelyn. J’inventais des histoires comme quoi Derek était un tueur à
gages, donc il fallait qu’Evelyn le quitte. Ou encore qu’il était un dealer. J’avais
toujours des histoires loufoques. Ça faisait plus rire qu’autre chose. Je n’ai
vraiment arrêté toute cette mascarade qu’à l’âge de onze ans. De toute façon, il
semblait que rien ne pourrait les séparer.
Ils allaient venir dîner à la maison pour la première fois depuis des lustres et
je me disais que peut-être Derek allait enfin comprendre que j’avais dix-sept ans
et qu’il était grand temps qu’il cesse de me traiter comme si j’en avais cinq.
— Daisy ! Descends ! Tu vas être en retard !
— J’arrive, maman ! répondis-je en m’affairant devant ma glace.
Je n’avais plus que quinze minutes pour sortir de la maison si je ne voulais
pas être en retard au lycée.
C’est toujours comme ça ! m’énervai-je en luttant avec mes cheveux.
Pourquoi je suis toujours en retard ? Et évidemment, je suis sûre que, comme
d’habitude, Trent est déjà prêt. En même temps, il faut dire qu’à part se doucher
et s’habiller, il n’a rien d’autre à faire pour être présentable.
Même si nous ne faisions pratiquement que nous chamailler, et ce, depuis
notre plus tendre enfance, Trent et moi étions inséparables. Il vivait en face de
chez nous et je n’arrive toujours pas à me souvenir laquelle de nos familles avait
emménagé dans le quartier en premier. Il est fils unique et malgré le fait que ses
parents l’aiment énormément, sa mère ne cesse de faire savoir qu’en réalité elle
voulait avoir une fille.
— Maman, tu sais où sont mes boucles d’oreilles roses ? criai-je en
descendant l’escalier.
— Je n’en sais rien, ma chérie, mais tu n’as plus le temps de les chercher.
Alors, prends ce que tu trouves.
— Non, me plaignis-je en entrant dans la cuisine, c’est ça que je veux
mettre aujourd’hui.
— Tu ne les mets pratiquement jamais et tu en as tellement d’autres.
— Tu les mettras demain. Ce n’est pas grave, répondit mon père, le nez
dans le journal.
— Mais… elles vont avec ma tenue d’aujourd’hui…
— Oh, arrête de couiner ! dit Trent qui était déjà à table en train de
manger.
Il était devenu tellement grand. J’avais parfois l’impression qu’il me
regardait de haut avec son air moqueur.
— Dis donc, c’est pas mon petit déj, ça ?
— Oui, mais comme tu es tout le temps pressée le matin, tu ne le manges
jamais, répondit ma mère.
— Alors, tu le lui as donné ?
— Tu ne le manges jamais, répéta-t-elle plus fort.
— Oui, mais quand même ! C’est une question de principe, c’est à moi.
— On ne gaspille pas la nourriture dans cette maison, jeune fille, dit mon
père, toujours en lisant son journal.
Je lâchai un soupir, puis j’allai du côté de Trent pour prendre mon portable
qui était sur la table. Il se pencha alors vers moi et me fit une bise sur la joue.
— Argh ! Beurk, Trent ! dis-je en m’essuyant. C’est dégueulasse ! Tu sais
que je déteste quand tu fais ça !
— Je sais, et c’est pour ça que j’aime le faire, dit-il tout sourire alors qu’il
continuait à dévorer mon bol de céréales.
— Tu m’énerves.
— Arrête, je sais que tu m’aimes.
— Mais, ça ne va pas, non ? Et toi, papa, tu restes là sans rien faire tandis
qu’on m’agresse ?
— Daisy, dit-il en me regardant. C’est juste une petite bise du matin. En
plus, c’est Trent.
— Et vous faites le même scénario tous les matins, ajouta ma mère.
C’est dingue, dans cette famille tout le monde est toujours du côté de Trent !
— Au fait, dis-je en m’asseyant près de l’intrus, tu étais où hier après-midi,
après les cours ?
— Chez Bénédicte, Madame, répondit-il.
— Encore elle ?
Ses allées et venues chez cette mystérieuse fille commençaient vraiment à me
taper sur les nerfs. Ils fréquentaient la même église, mais ce n’était pas pour
autant qu’ils devaient se voir en permanence.
Cinq ans plus tôt, lorsqu’il avait douze ans, Trent était devenu chrétien.
Bénédicte était nouvelle en ville et il essayait simplement de « l’aider à
s’intégrer, c’est tout ».
Le pire, c’est qu’elle est très mignonne, et c’est sincèrement l’une des
personnes les plus gentilles et souriantes qui existent.
Elle m’énerve.
— Qu’est-ce qu’il y a ? me demanda Trent.
— Rien, grognai-je.
— Je vois que tu es de mauvais poil, ce matin.
— Pas du tout.
— Qu’est-ce que t’as ?
— Rien, je te dis !
— T’es jalouse ?
— Moi ? Jalouse ? Tu as perdu la tête ?
— Ce n’est pas bien d’être jalouse, il ne faut pas nourrir de mauvaises
pensées. « Prends garde à ce que tu penses au fond de toi-même. »[1]
— Je t’ai déjà dit d’arrêter de me sortir tes versets bibliques.
— Trent ! T’es déjà là ! Cool ! se réjouit mon petit frère en nous rejoignant
avec son ami Jeff qui avait encore passé la nuit à la maison.
— Hey, Drew ! Comment tu vas ? Et toi, Jeff ?
— Très bien, répondit ce dernier.
Ils firent leur shake de gars, trop compliqué pour que je comprenne.
— Et moi, Drew, tu ne me dis pas bonjour ? demandai-je.
— Salut, dit-il sans me regarder.
Mes parents avaient prénommé mon petit frère Andrew, mais il préférait
qu’on l’appelle Drew, parce qu’il trouvait cela plus stylé. Il avait
catégoriquement refusé le surnom d’Andy qui, à mon sens, est beaucoup plus
mignon. Cependant, à chaque fois que pour le titiller l’un de nous osait l’appeler
Andy, il boudait pour le reste de la journée. Alors, nous avions fini par accepter
sa requête.
— Trent, poursuivit-il, tu as rapporté le jeu qu’on t’a demandé hier ?
— Mince ! Je ne l’ai pas sur moi ce matin et je dois aller en cours. Mais je
vous apporte ça ce soir, les gars, promis.
— Génial ! s’exclamèrent les deux chenapans.
— Quel jeu ? demandai-je, tandis que les petits se mettaient à table.
— Même si je te le disais, tu ne le connaîtrais pas, répondit Trent.
D’ailleurs, tu n’étais pas en train de faire quelque chose ?
— Ah ! Mes boucles d’oreilles !
— Tu n’as plus le temps, ma chérie, me rappela ma mère.
Je gémis en laissant ma tête reposer sur l’épaule de Trent et il m’offrit
quelques bouchées de notre petit déjeuner pour me remonter le moral.
— Franchement, dit-il, niveau boucles d’oreilles, tu peux faire mieux.
— Mais elles vont avec ma tenue, répondis-je la bouche pleine. En plus,
elles étaient super chères, il faut bien que je les porte de temps en temps.
— Bon, si c’est vraiment ça que tu veux mettre, cherche dans ta petite
boîte noire, celle que tu as dans le deuxième tiroir de ta table de chevet.
Je me redressai d’un coup et la mémoire me revint.
— Mais oui !
Je courus le plus vite possible jusqu’en haut. Elles étaient effectivement là,
j’avais oublié que je les y avais rangées exprès pour ne pas les perdre.
Je me dépêchai de les mettre, sans oublier mon collier préféré que je porte
tous les jours (enfin, presque). Je pris mon sac et ma veste et posai une petite
touche de gloss sur mes lèvres. Puis je jetai un dernier coup d’œil à mon reflet
dans la glace, relevant mes cheveux pour observer la cicatrice gravée sur mon
front.
Ouep, elle est toujours là.
Il est vrai qu’elle n’était pas grande, mais je la détestais. Elle enlaidissait mon
visage. Depuis que je l’avais, je cherchais sans cesse à me coiffer de telle
manière qu’il fût impossible de la voir. Je faisais en sorte de bien faire tomber
ma frange sur mon front et je demandais toujours qu’elle fût coupée pas trop
court. Je ne voulais pas la montrer. Je ne voulais pas la voir, même si je ne
pouvais faire autrement. Cette cicatrice me rappelait constamment que cette nuit-
là n’était pas une illusion tout droit sortie de mon imagination. L’incident avait
vraiment eu lieu, une personne avait intentionnellement tenté de mettre fin à ma
vie. C’était une réalité que je ne voulais pas accepter, une réalité qui me faisait
peur.
Je ne voulais pas m’en souvenir, parce que j’étais sûre d’une chose : dès que
je m’en serais souvenue, je n’aurais plus jamais été la même.
— Pourquoi tu ne m’as pas dit dès le début où elles étaient, Trent ?
demandai-je en redescendant.
— Parce que je t’ai trouvée particulièrement irritante ce matin.
Je lui tirai la langue, puis je le poussai hors de la maison tout en saluant mes
parents. Trent et moi allions toujours au lycée ensemble. Même si nos emplois
du temps étaient différents, nous ne sommes jamais partis ou rentrés séparément.
Il faisait un peu froid dehors et le vent soufflait. Nous marchions depuis
moins de deux minutes lorsque le vent souffla encore, relevant ma frange et
dévoilant ainsi cette cicatrice que je ne voulais pas laisser paraître. Je la caressai,
essayant discrètement de la cacher avec ma main, le temps que le vent se calme.
Ce jour-là, je me sentais particulièrement… hideuse.
— Tu es très belle, dit Trent soudainement.
Je fronçai les sourcils, un peu surprise par son affirmation sortie de nulle
part. Des fois, j’avais l’impression qu’il pouvait lire dans mes pensées.
— Pourquoi tu me dis ça ? demandai-je.
— La réplique que tu cherches est celle-ci : « Oh, Trent. Merci, c’est
tellement gentil », déclara-t-il en essayant d’imiter ma voix de façon très
dramatique.
Trent ne lit pas dans mes pensées. La vérité, c’est simplement qu’il me
connaît par cœur.
— Merci, murmurai-je.
Il s’arrêta et me prit par les épaules pour faire en sorte que je me tourne vers
lui.
— Je ne plaisante pas, Daisy. Cette cicatrice ne change rien, tu es vraiment
très belle. Tu peux porter tes cheveux relevés, ça ne changera rien.
— Merci, c’est gentil.
— Mais bon, il est tout de même évident que je suis bien plus magnifique
que tu ne le seras jamais, dit-il en reprenant sa marche.
— Waouh… Tu ne pouvais pas te taire, rétorquai-je en le rattrapant. Il
fallait à tout prix que tu en rajoutes et que tu gâches ce moment !
Il me sourit. Puis, à peu près au même moment, sans prévenir, un vélo
arrivant à toute vitesse derrière nous faillit me percuter.
— Attention ! s’exclama Trent en m’attirant contre lui.
La personne ne s’arrêta pas, elle ne se retourna même pas.
— Tu vas bien ?
— Oui, répondis-je, encore un peu sous le choc, ça va, t’inquiète.
— C’est dingue ! Elle aurait pu te blesser. Elle va voir !
— Non, c’est bon, c’est bon. Je vais bien et elle ne l’a sûrement pas fait
exprès.
— Elle te doit au moins des excuses !
— Laisse tomber, elle ne l’a pas fait exprès.
« Elle », c’était Tina, elle était dans ma classe et il était plus qu’évident
qu’elle l’avait fait exprès. Elle me détestait, comme toutes les filles de cette
classe infernale et du lycée, et ce pour la même raison : Trent. Il était devenu
tellement beau – même si, à mon avis, il l’avait toujours été – du coup, les filles
me détestaient ou me jalousaient à cause de ma relation avec lui. Il avait déjà
brisé pas mal de cœurs, sans donner de raisons particulières, et elles en
déduisaient que c’était de ma faute. Avant, c’était pire. Des fois, elles
m’enfermaient dans les toilettes ou enlevaient ma chaise juste avant que je
m’assoie, je recevais des petits mots peu sympathiques, ce genre de choses. Je
n’en avais jamais parlé à Trent, mais lorsqu’il l’avait appris… Disons qu’elles
s’étaient vite calmées. C’était la première fois depuis très longtemps qu’un tel
incident survenait, mais il y avait peu de risques que cela recommence.
Si je veux être tout à fait honnête, dire que ma situation sociale était telle
qu’elle était à cause de Trent ne serait pas totalement vrai. J’avais simplement du
mal à me faire des amis. Pourtant, mes parents m’ont dit qu’avant mes sept ans,
c’est-à-dire avant l’incident qui a bouleversé nos vies, j’étais très sociable. Mais
après ce qui s’était passé, je m’étais renfermée sur moi-même, la seule personne
que je laissais m’approcher, en dehors de ma famille, était Trent. Je savais que je
paraissais froide à presque tous mes camarades et que, pour les filles, j’étais une
princesse de glace égoïste qui pensait être meilleure que tout le monde. C’était
tellement loin de la vérité que c’en était risible.
En tout cas, je ne leur en avais jamais vraiment voulu. Et puis, peu importait
ce qu’elles faisaient. Elles perdaient leur temps parce qu’il n’était pas question
pour moi de m’éloigner de Trent. Ce n’était même pas envisageable. Peu
m’importait de n’avoir jamais eu d’amies filles ou de n’avoir jamais fait de
sortie entre copines. Tant que j’avais Trent, cela me suffisait amplement.
Mais sa relation avec Bénédicte commençait sérieusement à m’inquiéter. Ils
devenaient de plus en plus proches. Je ne voulais pas qu’il me quitte pour elle.
L’idée qu’il pourrait un jour me laisser, m’abandonner, me tourner le dos me
terrifiait. J’exprimais mal mes sentiments, mais avec Trent, je n’avais jamais
vraiment eu besoin de le faire parce qu’il me comprenait. Cependant, cette fois,
il semblait qu’il ne réalisait pas à quel point sa relation avec Bénédicte me
dérangeait. Ils partageaient quelque chose que je ne connaissais pas : Dieu.
À l’âge de douze ans, Trent avait vécu quelque chose de particulier. Il était
dans la voiture avec ses parents lorsque, tout à coup, une autre voiture sortie de
nulle part avait heurté la leur. Le conducteur était ivre.
Il avait failli mourir, et cette expérience l’avait amené à se poser une question
essentielle : qu’y a-t-il après la mort ? Il s’était rendu compte que la mort peut
frapper à tout instant, que l’on soit jeune ou vieux, qu’on le veuille ou non, on va
tous mourir un jour. Mais est-il vraiment possible qu’après la mort il ne se passe
strictement rien ? Si c’est le cas, c’est assez déprimant. Cependant, s’il y a ne
serait-ce qu’une mince possibilité, qu’une toute petite chance qu’après la mort il
y ait de nouveau la vie, pourquoi ne pas tenter le coup ? C’est durant ses
recherches qu’il avait découvert le Pari de Blaise Pascal, un mathématicien et
philosophe français qui a mis en avant le fait qu’une personne rationnelle a tout
intérêt à croire en Dieu, que Dieu existe ou non. Si Dieu n’existe pas, le croyant
et le non-croyant ne perdent rien, alors que si Dieu existe, le croyant gagne tout
et le non-croyant perd tout.
Trent voulait y croire. S’il y avait effectivement une vie après la mort, il
voulait la vivre. Ses parents étant dans le même état d’esprit, ils se rendirent à
l’église ensemble pour la première fois. C’est là que le cœur de Trent fut
profondément touché, notamment par un verset qu’il me cite souvent. C’est
apparemment Dieu qui parle : « J’ai mis devant toi la vie et la mort, la
bénédiction et la malédiction. Choisis la vie…[2] »
Il était revenu très excité par ce qu’il avait appris. Loin de se contenter de ce
qu’il avait entendu, il fit lui-même de plus amples recherches, se plongea dans la
Bible afin de découvrir la vérité. Puis, après avoir lu le passage dans lequel Dieu
dit « Mettez-moi à l’épreuve[3] », il avait fait une prière. Il reconnut ensuite avoir
peut-être mal compris ce qu’il avait lu, mais apparemment, cela n’avait pas
empêché Dieu d’exaucer sa prière. L’existence de Dieu, Son amour pour nous et
tout le reste lui paraissaient désormais comme des évidences. Il ne parlait pas de
religion parce que, d’après lui, celle-ci rend les gens hypocrites. Il parlait plutôt
d’une sorte de relation sincère et personnelle avec Dieu. Chaque personne aurait
sa relation unique avec Lui, relation qui varie selon les besoins.
Il cherchait sans cesse à me convaincre, ou du moins à m’amener à me poser
sérieusement la question.
— Si tu avais le choix entre vivre maintenant, mourir et rien, ou alors vivre
maintenant, mourir puis vivre éternellement dans la gloire et la splendeur, tu
choisirais quoi ?
Question stupide, me dis-je.
Le choix était évident, encore fallait-il réellement prouver que la vie après la
mort existe.
— D’accord, m’avait-il répondu, mais si l’enfer existait réellement, serais-
tu prête à prendre le risque ? Pourquoi ne pas vivre pleinement ta vie sur terre et
aller au paradis plutôt que vivre une vie passable, sans but réel, pour ensuite
finir… Tu vois, dans tous les cas, moi, je vivrai le paradis sur terre, et même
après.
Lorsqu’il m’en avait parlé, cela m’avait aussi fait réfléchir pendant un
moment. Mais je passai vite à autre chose, en me disant que ce n’était pas d’ici
demain que j’allais mourir. À chaque fois que nous en discutions, il avait
toujours une réponse à toutes mes questions. Une fois, je lui avais demandé
pourquoi des gens devaient aller en enfer, si Dieu nous aime, on n’a qu’à tous
aller au paradis.

— Oui, Dieu nous aime, m’avait-il répondu. D’ailleurs, c’est ce qu’Il veut,
que tout le monde, à la fin, soit avec Lui au paradis. Il veut que « tous les
hommes soient sauvés[4] ». Mais personne en lui-même n’est digne d’aller au
paradis ou de s’approcher de Dieu. Pour ça, il faudrait être sans reproches,
parfait, comme Il l’est. Or « il n’existe sur la terre personne d’assez juste pour
pratiquer le bien sans jamais se tromper [5] ». C’est pour ça que le Fils de Dieu,
qui est parfait en tout, a été envoyé pour mourir pour nous, afin qu’en passant
par Lui nous puissions avoir accès à Dieu et aller au paradis.
En gros, pas la peine de discuter avec lui sur ce sujet, il a toujours réponse à
tout.
* * *
Ma journée fut atrocement normale et ennuyeuse. Trent et moi n’avions pas
le même emploi du temps, donc, on ne se voyait que durant la pause et à la sortie
des cours. De plus, ce jour-là, il avait été retenu par un professeur, du fait de son
statut de délégué de classe. Alors, je dus l’attendre un bon moment devant le
portail où il n’y avait presque plus personne.

3
Retrouvailles




— Hé ! Daisy !
Je me retournai pour voir qui m’appelait. Ce n’était pas la voix de Trent ; la
sienne était plus grave et plus belle. C’était Kurt, un des camarades de classe de
Trent. Ça faisait quelques semaines qu’il me tournait autour et comme il était
mignon, je le laissais faire.
— Salut, répondis-je, ça va ?
— Ouais, et toi ?
— Très bien.
Il sortit de sa poche une petite fleur blanche qu’il avait cueillie en chemin et
me la tendit en m’adressant un sourire timide.

— Aww, merci, dis-je en l’acceptant avec un enthousiasme mesuré.
— Daisy, je t’ai déjà dit à quel point j’aime ton prénom ?
— Oui, répondis-je avec un sourire tandis que je faisais rouler la tige de la
fleur entre mon pouce et mon index, mais tu peux me le redire.
— Il est sublime et il te va vraiment à ravir. Sinon, euh… Dis-moi, tu ne
m’as toujours pas répondu. T’es d’accord pour qu’on se fasse un ciné un de ces
quatre ?
— Ah oui, désolée. Trent m’avait pris mon portable, je n’ai pas pu
répondre. Mais oui, j’aimerais beaucoup.
— Quoi ? Attends. Trent ? Il… Ne me dis pas que… Il sait que je t’ai
invitée ?
— Oui, il le sait, répondis-je en lâchant un soupir agacé.
— Il sait ? répéta Kurt.
— Oui, il sait, dit sèchement Trent qui arrivait derrière moi. Et pour info,
elle n’est pas intéressée.
— Si, je le suis ! m’exclamai-je.
— Non, tu ne l’es pas, Daisy. Quant à toi, Kurt, je suis très déçu.
— Pardon, s’excusa celui-ci.
— Jette cette fleur par terre, m’ordonna Trent.
— Mais…
— Jette-la, me coupa-t-il.
Je soupirai encore, mais je m’exécutai.
Ça recommence.
Il est vrai que je ne m’entendais pas avec les filles, mais avec les garçons,
tout allait bien. Hélas, à chaque fois que l’un d’eux avait le malheur de m’inviter
à sortir, voilà ce qui se passait.
— Je croyais qu’on était amis, continua Trent.
— On l’est, mon pote !
— Ne m’appelle pas comme ça. Je t’avais prévenu, non ?
— C’est… c’est pas du tout ce que tu crois. Je… je voulais juste discuter
avec elle, par rapport… par rapport aux cours.
— Les cours ?
— Ouais, fit Kurt en hochant frénétiquement la tête. C’est ça, les cours.
— D’accord, alors discute.
— Là, maintenant ?
— Ma présence te dérange ?
— Non, pas du tout. C’est juste que j’ai oublié ce que je voulais lui dire,
alors, euh… Salut !
Il s’en alla sans se retourner.
— Trent !
— Daisy.
— Il faut vraiment que tu arrêtes de faire ça.
— Tu es trop jeune pour sortir avec des garçons.
— Quoi ! D’un, j’ai dix-sept ans, de deux, ça ne te regarde absolument pas.
Tu n’es ni mon père ni mon frère ! Et pourquoi, toi, tu aurais le droit de faire je
ne sais quoi avec Bénédicte et moi rien ? C’est injuste.
— Pour la dernière fois, c’est juste une amie. Et il faut que tu arrêtes avec
ta jalousie.
— Je - ne - suis - pas - jalouse !
Il s’approcha de moi et déposa une bise sur mon front.
— Tu n’as pas à l’être, dit-il avec une douce voix, tu sais à quel point tu
comptes pour moi. Je ne suis pas ton frère, je suis bien plus que ça et, que tu le
veuilles ou non, je veillerai sur toi. Tu es trop jeune pour sortir avec des garçons.
Rentrons !
J’abandonnai, ça ne servait à rien d’insister. Il avait encore gagné. Nous
rentrâmes tous les deux chez moi, d’où il appela ses parents pour les prévenir
qu’il resterait dîner. Lui aussi voulait voir Derek.
C’était comme une chaîne, le respect et l’admiration qu’Andrew avait pour
Trent étaient les mêmes que ceux que Trent avait pour Derek. Ma mère avait
passé la journée à préparer le dîner, tout devait être parfait. Cela faisait un bon
moment qu’Evelyn n’était pas venue nous voir, notamment à cause du boulot de
Derek. Elle me manquait, mais je comprenais.
— Daisy ! Daisy ! Daisy ! m’appela-t-elle dès qu’elle eut franchi le seuil.
Je courus dans ses bras et elle me serra si fort que je crus que j’allais
m’étouffer. Mais ça me faisait tellement de bien de me sentir dans ses bras !
— Tu m’as trop manqué, chuchotai-je.
— Aww, toi aussi tu m’as manqué, dit-elle en me caressant les cheveux et
en me balançant doucement de gauche à droite.
Pendant ce temps, Derek saluait tout le monde, Trent était tellement content
de le voir qu’il aurait pu lui sauter au cou, mais il se retint et le salua comme
l’homme mûr qu’il faisait semblant d’être. Ils avaient déjà tous commencé à
discuter alors qu’Evelyn et moi étions toujours accrochées l’une à l’autre.
— Hé ho ! lança maman, est-ce que je pourrais à mon tour saluer ma fille,
Daisy ?
Ils se mirent à rire de bon cœur, puis on se dirigea tous vers le salon. Evelyn
alla directement à la cuisine pour aider ma mère, selon son habitude. Derek
s’était isolé dans un coin du couloir parce qu’il avait reçu un coup de fil. Je
n’arrivais pas à détacher mon regard de lui, il était encore plus beau que dans
mes souvenirs. Il avait l’air nerveux et chuchotait, ça devait être un appel
professionnel. Comme je suis du genre curieux, je fis semblant de chercher
quelque chose, pour entendre ce qu’il disait. J’enlevai une de mes boucles
d’oreilles et la gardai dans ma main afin de feindre, ensuite, de la ramasser dans
un coin du couloir. Lorsque je m’approchai de lui, il mit tout de suite fin à la
conversation.
— Je ne peux pas te parler pour le moment, je te rappellerai, chuchota-t-il.
Je ramassai ma boucle d’oreille au sol et me relevai. Puis il se tourna vers
moi, tout sourire.
— Est-ce que tout va bien ? demandai-je.
— Oh, oui, oui. Ce n’était rien.
Il s’approcha de moi et remit ma frange en place, car celle-ci s’était déplacée
et révélait une fois encore ma cicatrice. Or, il savait que j’avais horreur de ça.
— Merci, murmurai-je.
Il tapota gentiment ma tête de la même manière que quand j’étais petite. Vint
enfin le temps de manger. C’était si bon de se retrouver tous ensemble autour
d’un bon repas ; ça faisait longtemps !
— Alors Daisy, qu’est-ce qui s’est passé au lycée aujourd’hui ? me
demanda Evelyn après qu’elle eut posé la même question à Andrew.
— Eh bien, Kurt m’a encore demandé de sortir avec lui, répondis-je.
— Ouais, la plus grosse erreur de sa vie, rétorqua Trent.
— Arrête, Trent, dit Evelyn. Alors, tu ne lui as toujours pas répondu ?
— Non. De toute façon, je ne peux pas sortir avec lui…
— Pas avec Trent à tes côtés, plaisanta Derek.
— Justement oui ! Et j’en ai marre de lui.
— Hé ! s’exclama Trent.
— Quoi ? Je t’ai déjà dit que je n’aime pas ta façon de procéder, non ?
— C’est pour te protéger, répondit-il calmement.
— Je n’ai pas besoin de toi.
— Si.
— Non.
— Si.
— Papa !
— Daisy, Trent a raison.
— Ben voyons ! m’exclamai-je.
— Tu es trop jeune pour sortir avec des garçons, dit-il.
— J’ai dix-sept ans !
— Et alors ? Il vaut mieux attendre, peu importe le temps que ça prend.
— Attendre jusqu’à quand ? Quand j’aurai quarante ans ?
— Pourquoi pas ?
— Papa !
Je croisai les bras tandis que Trent s’esclaffait.
— Daisy, prends le temps d’attendre la bonne personne. Ta mère par
exemple n’a eu que moi dans sa vie. C’est même avec moi qu’elle a connu son
premier baiser.
Ma mère se redressa et s’éclaircit la gorge. Cela faisait un moment qu’Evelyn
et moi savions que c’était faux et je n’arrivais pas à m’imaginer que papa y crût
encore. J’en avais assez de l’entendre s’en vanter, maman aussi d’ailleurs.
— Ta mère n’acceptait pas n’importe qui, continua-t-il, elle savait se faire
respecter. C’est pour ça que…
— Bob ! le coupa maman, on peut peut-être parler d’autre chose.
— Non, non. C’est important de lui rappeler cet exemple.
Maman était vraiment à sa limite.
— S’il te plaît, arrête, implora-t-elle.
— Je connais déjà l’histoire, dis-je.
— Pas assez, apparemment, me répondit papa.
— On est tous différents, tu sais, me défendit Evelyn.
— Mais c’est bien qu’elle prenne sa mère comme modèle. Une femme
forte et épanouie qui n’a pas cédé sous la pression de ses camarades pour se
trouver un petit ami. Elle n’avait pas besoin de faire comme les autres, elle…
— Ça suffit ! Tu n’étais pas le premier ! s’exclama maman, exaspérée.
— Hein ?… Tu… Tu parles à qui ? demanda papa en fronçant les sourcils,
confus.
— Je suis désolée, chéri. Tu n’étais pas le premier. C’était Fred.
Il régna dans la pièce, à partir de ce moment-là, un silence de cathédrale. On
n’entendait que le bruit des couverts. C’était très gênant. Au bout de quelques
minutes, mon père prit enfin la parole.
— Je le savais… Je m’en doutais.
— Je suis désolée, répéta maman.
De nouveau, le silence tomba sur nous telle une chape de plomb. Chacun
gardait les yeux rivés sur son assiette. Puis, après un petit moment, Derek prit
affectueusement la main d’Evelyn et s’éclaircit la gorge pour prendre
courageusement la parole afin de briser la glace.
— Euh… Nous… nous avons une bonne nouvelle à vous annoncer. Tu leur
dis, chérie ?
— Euh… Oui. Nous allons emménager dans le quartier !
— Hein ! m’exclamai-je. C’est vrai ?
— Oui ! me répondit-elle. On va acheter la maison que les Dufendorf ont
quittée il y a deux semaines. Elle est à quinze minutes d’ici et on emménage dès
demain ! On voulait vous faire la surprise !
— Trop bien ! dit Andrew.
— Mais je croyais que Derek ne pouvait pas, s’étonna papa.
— Oui, c’est un peu loin de mon travail, expliqua Derek, mais je me
débrouillerai. Je sais à quel point ça fera plaisir à Evelyn d’être près de vous. Je
ne pouvais pas laisser passer cette occasion.
Il la regarda tendrement, toujours en lui tenant la main, et elle lui sourit avant
de l’embrasser sur la joue.
— Awww, vous êtes si mignons tous les deux, dit ma mère.
— Ça nous fera plaisir de t’avoir dans le coin, Derek ! déclara joyeusement
Trent.
— Oh, Evelyn, je suis tellement contente ! dis-je.
— Je sais ! Moi aussi !
— Imagine tout ce qu’on pourra faire ensemble maintenant ! Je pourrai
passer tout mon temps chez vous, on pourra discuter pendant des heures, se faire
des soirées. Oh ! Il faudra que tu me passes un double des clés ! On pourra
aussi…
— Euh, peut-être qu’on devrait y réfléchir encore un peu, chérie, dit Derek
en se tournant vers Evelyn et arborant un air inquiet.
Tout le monde se mit à rire, puis chacun d’entre nous les félicita pour
l’acquisition de leur nouvelle maison. Mais, une fois que la nouvelle fut digérée,
le silence se réinstalla. Le reste de la soirée fut plutôt calme. Après avoir discuté
quelque temps avec Derek, Trent se leva, salua tout le monde, puis m’embrassa
sur le front comme à son habitude, avant de s’en aller. Derek reçut encore un
coup de téléphone, sûrement de la même personne.
— Je t’ai déjà dit que je ne peux pas te parler maintenant, chuchota-t-il
dans le couloir. Je te rappellerai quand je le pourrai.
Cette fois, je n’avais pas fait exprès d’entendre. J’étais simplement venue
prendre mon chargeur que j’avais déposé sur la petite table en verre, dans le
couloir, mais il ne m’avait pas vue.
Je me demande qui le harcèle.
Maman et papa se retirèrent dans leur chambre peu après qu’Evelyn et Derek
furent partis. Ils eurent une très longue discussion. La journée avait été longue
mais intéressante. Andrew et moi étions montés nous coucher dès le départ
d’Evelyn et de Derek.

4
Déjà-vu




Le week-end de cette semaine-là, Evelyn et Derek emménagèrent et je vins
aider Evelyn à déballer et ranger leurs affaires. La maison était vraiment
splendide et située dans un quartier calme et agréable. Nous étions assises sur le
sol de leur chambre, en train de trier et ranger leurs vêtements. Derek était en
voyage d’affaires et Trent chez un de ses amis. Nous étions donc seules.
Alors que nous avancions dans notre tâche, Evelyn, qui était accroupie
devant un carton, tomba sur son vieux pull-over bleu délavé, qui était bien trop
grand pour elle, soit dit en passant. Je me souvins alors qu’elle le mettait tout le
temps à un moment donné. D’ailleurs, j’étais étonnée qu’elle l’eût encore et je
me demandais d’où il venait et pourquoi elle ne s’en était pas débarrassée depuis
le temps. Lorsqu’elle tomba dessus, un sourire triste se dessina sur ses lèvres.
Elle le prit dans ses mains puis enfouit lentement son visage dedans et respira à
plein nez. Son regard devint encore plus triste, elle avait l’air déçue, comme si
l’odeur qu’elle s’attendait à sentir n’était plus là.
Je m’approchai d’elle. Cependant, j’eus l’impression qu’elle ne s’était pas
rendu compte de ma présence. Je l’appelai et lui demandai ce qui n’allait pas.
Elle se releva brusquement et répondit que ce n’était rien. Je ne cachai pas mon
incrédulité. Elle changea alors de sujet et m’annonça qu’elle avait l’intention
d’aller à l’église.
— L’église ! m’exclamai-je en me levant à mon tour.
— Oui, j’aimerais bien y aller.
— Je ne comprends pas.
— Je veux voir à quoi ça ressemble, me répondit-elle.
— Mais pourquoi ? Qu’est-ce qui te prend tout à coup ?
— Ça fait un moment que j’y pense, dit-elle en s’asseyant sur le lit. Quand
je regarde la façon dont Trent parle, sa façon d’agir, au-delà d’être heureux, il a
l’air… comblé. Comme si rien ne lui manquait. Je veux ça.
— Toi aussi tu es heureuse et tu ne manques de rien !
— Ouais…, chuchota-t-elle.
— Tu n’es pas heureuse ?
— Si, je le suis ! dit-elle en m’invitant à m’asseoir à ses côtés, ce que je
fis. Mais… pas autant que je pourrais l’être. J’ai toujours eu le sentiment que
quelque chose me manque.
— Je ne comprends pas.
— Disons que je veux me faire ma propre idée sur la chose. Alors je vais
sur place. En plus, j’ai un peu commencé à lire…
— La Bible ? Oh non… Qu’est-ce que Trent t’a fait ?
Elle rit en tapotant ma cuisse.
— Mais rien ! C’est moi qui lui ai demandé de m’en passer une. J’étais
juste curieuse, je voulais voir ce qu’il y avait dedans, comment c’était écrit. Du
coup, il m’a conseillé de lire l’Écclésiaste. Je croyais que je n’allais rien y
comprendre, mais étonnamment, ça parle de choses bien concrètes.
— C’est pas possible. Il t’a eue, Evelyn, il va t’entraîner avec lui !
— M’entraîner où ?
— Eh bien, avec lui ! Dans son truc. Il ne faut pas y aller.
— Evelyn s’allongea sur le lit en soupirant et je l’imitai. Nous regardâmes
le plafond sans rien dire pendant un moment, puis elle reprit.
— Tu sais, Daisy, il y a deux jours, je me sentais un peu triste.
— Ah bon ? dis-je en tournant ma tête vers elle alors qu’elle focalisait
toujours son regard sur le plafond. Pourquoi ?
— J’ai entendu une personne, que je croyais être une de mes plus fidèles
amies, dire du mal de moi… Quand je suis rentrée, la Bible que j’avais achetée
était ouverte, alors je me suis posée confortablement sur le canapé pour lire
quelques versets de l’Écclésiaste…
— Mais non ! Il fallait venir me voir !
— Je ne pouvais pas, tu étais au lycée. Bref, j’ai lu le verset qui dit : « Il ne
faut pas non plus prêter attention à tout ce que les gens racontent » et, plus loin,
ça dit : « Nous savons bien que souvent nous disons nous-mêmes du mal des
autres. »
— Ah ? C’est vraiment écrit comme ça ?
— Oui. Je ne pensais pas que ce livre parlait de choses aussi concrètes. Je
me suis sentie tellement mieux en lisant ces mots ! Si tu m’avais dit la même
chose, sans vouloir t’offenser, je ne pense pas que ça aurait eu le même impact
sur moi. Mais, venant d’un livre qui a été écrit il y a bien plus de deux mille ans,
c’est tout à fait autre chose.
C’est dingue, Evelyn à l’église ? Je vais tirer les oreilles de Trent, c’est de sa
faute !
J’étais certes un peu énervée contre lui, mais je m’étais dit que si cela
permettait de réconforter Evelyn quand moi ou Derek ne le pouvions pas, il n’y
avait pas de mal. Bien sûr, je ne croyais toujours pas en Dieu. Cependant, je me
disais que ceux qui avaient écrit la Bible avaient été bien inspirés.
Je sortis de chez elle peu après et aperçus Derek à quelques pas de la maison,
de nouveau au téléphone, mais il ne m’entendit pas arriver.
— Oui, je viens de rentrer, dit-il. Je vais devoir raccrocher, mais on se voit
demain.
Il se retourna et sursauta dès qu’il me vit.
— Coucou ! dis-je tout sourire.
— Daisy ! s’exclama-t-il. Tu… tu m’as fait peur ! Ça fait longtemps que tu
es là ?
— Non, pas du tout, répondis-je. C’était qui ?
— Qui ?
— Au téléphone.
— Oh ! fit-il en regardant son portable comme s’il le voyait pour la
première fois, euh… personne.
Il eut l’air déconcerté par ma présence, mais il se calma rapidement et
m’adressa un sourire charmant. Puis, il s’approcha de moi et remit ma frange en
place pour cacher ma cicatrice.
— Merci, dis-je.
— Je t’en prie. Rentre bien.
Comme d’habitude, mon cœur se remit à battre à cent à l’heure. C’était
toujours comme ça lorsque j’étais avec lui, encore plus quand on était seuls.
Quand on n’était que tous les deux, mon cœur battait si vite que j’avais
l’impression qu’il allait exploser.
Avant de rentrer chez moi, je passai d’abord chez Trent pour lui demander de
laisser ma sœur tranquille. La seule chose qu’il avait à dire, c’était : « J’ai rien
fait. »

* * *
Enfin vendredi ! Tellement hâte que cette journée pourrie se termine !
Malheureusement, elle passa si lentement qu’à la fin j’étais persuadée que
quelqu’un avait arrêté le temps. Ce jour-là, ma mère m’avait chargée de faire
quelques courses pour elle en ville avant de rentrer. Mais Trent n’avait pas pu
m’accompagner parce que…
Eh bien, parce qu’il est égoïste ! Tout simplement.
Il avait essayé de m’expliquer pourquoi il ne pouvait pas, mais je ne l’avais
pas vraiment écouté. Il allait sans aucun doute chez sa chère Bénédicte !
Peu importe, je m’en moque. Qu’il fasse ce que bon lui semble. Il n’est pas le
centre de mon monde. Je n’ai pas besoin de lui.
Pour rentrer, je préférai emprunter une petite ruelle tranquille afin d’éviter la
foule. Je n’avais pas pour habitude de prendre ce chemin, mais au moins j’étais
sûre de ne croiser personne, je n’étais pas d’humeur.
Zut ! J’arrive à l’intersection où j’hésite toujours entre la gauche et la droite.
Il me semble que c’est à droite. Ou peut-être à gauche ?
Je finis par faire un choix et il s’avéra que c’était un choix déterminant. Ce
fut ce choix qui changea tout.
Oh, mais c’est… Derek ?
À l’instant où je le vis, je me cachai. Ma curiosité eut de nouveau raison de
moi. Je voulais savoir ce qu’il faisait là. Alors je l’observai. Il était adossé à sa
voiture blanche, face à une belle femme.
Qu’est-ce qu’il fait par ici ? me demandai-je. Qui est cette femme ?
Je m’étais tout de suite dit que ce devait être son agent immobilier, qu’ils
devaient être en train de régler quelques détails concernant la maison. À ce
moment-là, il était impossible pour moi d’imaginer ce qui allait suivre.
Est-ce que je peux aller le saluer ? Je ne voudrais pas déranger.
Ils étaient en train de rire comme s’ils avaient entendu la blague la plus drôle
du monde.
Ils ont l’air très complices, dis donc. Mais… pourquoi elle lui caresse la
joue ? Elle n’est pas un peu trop familière avec lui ? Il est marié, Madame !
Cependant, Derek semblait avoir oublié ce petit détail. Il semblait avoir
oublié la bague qu’il portait à son doigt et la femme qui l’attendait à la maison,
alors il fut très réceptif aux caresses de la jeune femme. Il la prit par la taille,
l’attira à lui et, sans cérémonie, les lèvres du prince charmant d’Evelyn se
posèrent sur celles de l’ensorceleuse.
Non… Ce n’est pas possible, je rêve. Ce n’est pas leur agent immobilier,
alors ? Il sait que cette femme n’est pas Evelyn ? Il sait ?
Je détachai tout de suite mon regard de cette abomination et je courus dans le
sens opposé, pour revenir sur mes pas.
Ce n’est pas possible. Non. Je rêve ! Derek ? Non, non. Il y a forcément une
explication. Jamais Derek ne ferait une chose pareille à Evelyn. C’est quelqu’un
de bien. Il est le mari d’Evelyn. Est-ce que cette femme le manipule ? Est-ce
qu’elle le menace ? Est-ce qu’elle l’a lobotomisé ? Ou peut-être qu’il est sous
hypnose ?
Une fois éloignée de la ruelle, je ralentis et j’essayai de reprendre mon
souffle.
Est-ce que j’ai vraiment vu ce que j’ai vu ? Non. Je refuse d’y croire.
Et pourtant, je savais que c’était vrai, notamment parce que, sans qu’il me fût
possible de l’expliquer, j’eus une impression de « déjà-vu ». Ce ne fut qu’en
rentrant que je me rendis compte que j’avais laissé tomber dans la ruelle les
courses que j’avais faites pour maman.
Dès que j’eus regagné la maison, elle me sermonna pour avoir oublié de faire
ce qu’elle m’avait demandé. Je l’entendis à peine, et je ne sais même plus ce que
je lui répondis. Après cela, je montai dans ma chambre ; il fallait que je
m’allonge. J’étais toujours sous le choc.
Comment Derek peut-il faire une chose pareille à Evelyn ? À Evelyn ? La
femme qu’il embrassait n’était même pas aussi belle, non, elle n’était même pas
aussi gracieuse. Non, elle n’est rien par rapport à Evelyn ! Le pire, c’est que ça
n’avait même pas l’air de le gêner le moins du monde. Au contraire ! Il
s’amusait ! On aurait dit qu’il avait l’habitude.

5
L’ombre




— Me voilà ! s’exclama Trent en ouvrant grand ma porte.
— Qu’est-ce que tu fais là ? demandai-je d’une voix lasse, tournant
légèrement la tête vers lui, toujours allongée sur mon lit.
— Euh… C’est toi qui m’as demandé de venir.
— Ah bon ? murmurai-je.
— Oui. Tu m’as envoyé un message disant simplement « Viens ».
— Ah oui ?
— Oui, il hocha lentement la tête. J’ai supposé que c’était quelque chose
de grave, vu que tu n’as pas ajouté tes smileys habituels… Daisy, est-ce que ça
va ? me demanda-t-il en remarquant mon manque de réaction ainsi que mon
regard vide.
— Il se mit à côté de moi, tandis que je me redressais.
Il faut que je reprenne mes esprits.
Je me souvenais à peine avoir sorti mon portable, encore moins de lui avoir
écrit. J’avais dû instinctivement m’en remettre à Trent.
— Je… c’est… Euh…
— Oui ? Dis-moi. Qu’est-ce qu’il y a ?
— Derek, murmurai-je.
— Oui ?
— Je… je l’ai vu…
— Et ?
— Avec…
— Avec ?
— Une femme… Il… il la tenait… il… il l’a embrassée.
Trent resta silencieux, me regardant comme si j’étais folle.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— J’ai vu Derek embrasser une autre femme !
— Quoi ? Il se leva et se gratta le front quelques secondes. Tu… tu veux
dire… sur la bouche ?
Je hochai simplement la tête. Il se mit à marcher de long en large dans la
chambre. Après quelques minutes, il se tourna vers moi, ouvrit la bouche, puis la
referma et reprit sa marche.
— Mais…, finit-il par dire, ce n’est pas possible.
— C’est ce que j’ai pensé aussi.
— Non, je veux dire : ce n’est vraiment pas possible.
— Pourtant…
— Jamais Derek ne ferait un truc comme ça.
Il était difficile pour Trent d’imaginer son idole faire une chose pareille. Il
avait une haute estime de Derek, qui était pour lui le grand frère qu’il n’avait
jamais eu, le modèle qu’il voulait suivre.
— Tu es sûre de ce que tu as vu ? me demanda-t-il alors que ses yeux me
suppliaient de retirer mes propos.
— Eh bien, oui. J’en suis sûre. Même si c’est vrai que je les ai aperçus de
loin.
— Aha ! s’exclama-t-il comme un détective fou de joie d’avoir percé un
mystère. Tu les as vus de loin, donc, il est possible que tu te sois trompée !
— Il y a peu de chances.
— Peu de chances ?
— Hmm.
— C’est possible qu’il lui faisait simplement une bise sur la joue, non ?
— Mouais…
— Mais si, s’emballa-t-il de nouveau, ça aurait pu être une bise sur la joue
et, comme tu les as vus de loin, tu as cru que c’était autre chose alors que ce
n’était qu’une bise sur la joue ! Je te fais des bises aussi. C’est amical, il a le
droit d’avoir des amies femmes.
— Ah… oui. Une bise ? Oui… Oh, mais oui ! C’est possible !
Je me levai en essayant de positiver. Peut-être m’étais-je trompée, après tout.
Je me sentais déjà beaucoup mieux en pensant à cette éventualité.
— Non, lâchai-je en secouant la tête. Ta théorie n’explique pas pourquoi
elle lui caressait la joue ou pourquoi il la tenait par la taille.
— Elle le caressait ? Il l’a tenue ?
— Oh ! Mais c’est peut-être parce qu’elle avait trébuché ! m’exclamai-je
en me mettant à mon tour en mode Sherlock Holmes.
— Possible…, dit Trent, un peu sceptique.
— C’est sûrement ça !
— Hmm… sans aucun doute.
C’est ainsi que nous avions conclu ce chapitre. Ni Trent ni moi ne voulions
nous retrouver au milieu de ce genre d’histoire. Il ne servait à rien de tirer des
conclusions trop hâtives. Pourtant, il était évident que nos explications ne
tenaient pas la route. Plusieurs semaines passèrent et on n’en reparla plus.

* * *
— Laisse-moi !
Quelqu’un me poursuivait. Il me voulait du mal.
Oh non… il va me rattraper. J’ai peur… très peur.
J’essayais de courir le plus vite possible, mais je ne le pouvais pas. Il faisait
noir, très noir, c’étaient des ténèbres oppressantes. Il pleuvait beaucoup et je ne
voyais rien.
Où est-ce que je vais ? Peu importe. Je ne dois pas m’arrêter de courir, il va
me rattraper.
Il se rapprochait. Je ne comprenais pas pourquoi je ne pouvais pas courir plus
vite.
Je suis trop petite et… non !
Je sentis sa main sur moi.
Il m’a eue ! C’est la fin…
Il m’avait attrapée par le poignet, il allait me frapper. J’avais peur de le
regarder, de voir son regard terrifiant. Il me disait quelque chose que j’entendais
à peine, puis il me jeta violemment à terre, sur le sol caillouteux. J’avais trop
mal, j’étais déjà en pleurs. Pourtant, je savais que ce n’était que le début, je
relevai la tête, mais je ne voyais qu’une ombre géante. Il allait encore lever la
main sur moi…
— Non ! m’écriai-je en me réveillant en sursaut et en sueur.
Ces derniers temps, je revoyais dans mes rêves la nuit où je m’étais fait
agresser. À chaque fois, il y avait un nouvel élément. Pourquoi ces souvenirs me
revenaient-ils tout à coup ? Pourquoi maintenant ? C’était comme si je revivais
cette nuit-là. Or, c’était la dernière chose que je voulais. Je ne voulais pas me
souvenir.
Je me recroquevillai sur mon lit, je n’allais plus arriver à fermer l’œil. Je
voyais encore l’ombre menaçante au-dessus de moi. C’était un géant. J’avais du
mal à respirer. J’avais peur. Même dans la chambre où je savais que j’étais en
sécurité, j’avais peur. Je savais qu’il n’y avait personne dans ma chambre,
mais… j’avais peur.
Je ne peux pas rester ici !
Je me levai d’un bond, mis mon manteau, puis je descendis l’escalier quatre à
quatre. Je sortis après avoir pris le double des clés de la maison de Trent dans le
panier des clés. Je voulais aller dans le seul endroit au monde où je me sentais
réellement en sécurité.
Lorsque je fus arrivée devant la chambre de Trent, je frappai doucement,
mais, bien sûr, il ne m’entendit pas. J’ouvris doucement la porte et m’approchai
de lui pour le secouer.
— Trent, Trent, s’il te plaît, réveille-toi, dis-je.
— Hmm…
— S’il te plaît.
— Hein… J’suis réveillé, j’suis réveillé, murmura-t-il les yeux fermés.
— Trent…
Il se frotta les yeux avant de les ouvrir.
— Daisy ? Qu’est-ce que tu fais là ? dit-il en se redressant.
Il me regarda comme s’il hésitait entre croire à en ma présence devant lui ou
me considérer comme une illusion. Le fait qu’il fût déconcerté était normal, je
n’avais jamais fait irruption chez lui en pleine nuit. Je le réveillais uniquement
pendant les nuits orageuses et, dans ces cas-là, c’était seulement par téléphone.
Cependant, cette fois, je ne pouvais pas me contenter de ça, je tremblais encore.
— Je… j’ai… peur.
— Encore un cauchemar ?
Je n’avais pas besoin de répondre. Il sortit du lit et m’invita à m’y allonger.
Puis, il prit une couverture qui était dans son armoire, déposa une bise sur mon
front, avant de se diriger vers la porte pour aller dormir dans le salon.
— Trent ! Attends, l’appelai-je. Ne… ne me laisse pas toute seule.
Il se retourna vers moi et m’adressa un sourire rassurant. Ensuite, il approcha
sa chaise de bureau du lit et s’assit à mon chevet.
— Ne t’inquiète pas, me dit-il d’une douce voix et en prenant ma main. Je
suis là, Daisy. Tout va bien.
C’était tout ce que j’avais besoin d’entendre.
— Raconte-moi une histoire.
— Une histoire ? Oooh, ça fait longtemps. Voyons voir.
C’est vrai que je n’aimais pas que Trent me cite des versets pour me
reprendre sur mon comportement. Mais, une chose que j’aimais, c’était quand il
me racontait des histoires de la Bible, comme celle de David et Goliath, celle de
l’arche de Noé, celle de Joseph ou encore, ma préférée, l’histoire d’amour de
Jacob et Rébecca. Il choisit de me raconter une autre histoire d’amour avec
laquelle j’étais moins familière, celle de Ruth et Boaz. C’était une histoire
touchante d’une jeune femme forte, qui fut récompensée pour sa fidélité.
J’étais déjà quelque peu apaisée avant même que Trent se mette à la raconter.
Sa présence me rassurait réellement. Mais dans sa chambre, au-delà de sa
présence, j’avais l’impression qu’il y avait autre chose, une autre présence qui
me rassurait encore plus et c’était surtout pour elle que j’étais venue. Je m’y
sentais si bien. Cette nuit-là, je dormis comme un bébé.

* * *
— Bonjour, ma chérie ! s’exclama la mère de Trent en entrant dans la
chambre le lendemain matin, tout sourire.
— Hmm… Bonjour, chuchotai-je, toujours les yeux fermés, un peu déçue
d’avoir été extirpée d’un doux sommeil.
— Tu dors encore ? Il est plus que l’heure de se réveiller, ma belle, il est
presque 11 heures.
— Quoi ! dis-je en me redressant brusquement.
— Eh bien, tu as dû très bien dormir.
— Oh oui, très très bien. Qu’est-ce que vous avez dans ce plateau ?
demandai-je en ne cachant pas ma surprise.
— Ton petit déjeuner, ma puce.
— Tout ça ? Pour moi ? Il ne fallait pas. Ça sent super bon.
La mère de Trent m’aime beaucoup, vraiment beaucoup. Elle faisait toujours
des choses comme ça pour moi. Elle s’est toujours occupée de moi comme si
j’étais sa fille, elle aurait sûrement souhaité que je le fusse.
— Je me suis dit qu’un petit déjeuner au lit te ferait plaisir. Surtout après la
nuit que tu as passée.
— Merci !
Elle s’assit à mes côtés et posa délicatement le plateau sur mes cuisses. Elle
me regarda, toujours avec son sourire radieux, puis elle releva ma mèche pour
caresser ma cicatrice.
— Tu sais, dit-elle, ce n’est vraiment pas aussi horrible que tu sembles le
penser. Ce n’est pas qu’on ne voit pas qu’elle est là, mais ce n’est pas non plus la
peine de la cacher tout le temps.
— Je ne l’aime pas, c’est tout.
— Je comprends. Tu préfères ne pas la voir pour éviter d’y penser. Ce que
je veux dire, c’est que tu es bien plus jolie quand tu relèves cette mèche. Ne
prive pas le monde de ton magnifique visage.
— C’est gentil…
— Daisy, tout ira bien. Je suis sûre que tes cauchemars vont…
— Quoi ? Quels cauchemars ?
Oh non… Trent ! Pourquoi il lui en a parlé ?
— Pardon ! s’excusa-t-elle. Il ne faut pas en vouloir à Trent. C’est juste
qu’hier, selon lui, tu semblais bien plus troublée que les autres fois, et… Il est
juste venu me demander conseil ce matin. Il ne sait pas vraiment quoi faire.
— Hmm…
— Daisy, il s’inquiète pour toi.
Je lâchai un soupir en mettant le plateau de côté. Puis je sortis du lit pour me
mettre à la fenêtre. Il faisait beau ce samedi matin là. Pourtant, il faisait quand
même un peu froid.
— Dis-moi, reprit-elle, je n’ai jamais eu l’occasion de te raconter la
réaction de Trent quand on a appris pour ton agression.
— Non, dis-je en me tournant vers elle, intéressée. Qu’est-ce qui s’est
passé ?
— Eh bien, comme à son habitude, Trent nous espionnait. Vous étiez très
similaires à l’époque, deux petits curieux. Enfin, une fois qu’il a compris de quoi
il s’agissait, il s’est mis dans tous ses états. On ne l’avait jamais vu comme ça. Il
criait « Quoi ! Comment ça, agressée ? Où ? Pourquoi ? Est-ce qu’elle va
bien ? » Il posait une foule de questions en même temps. On a essayé de le
calmer en lui disant que tout allait bien. Mais il ne nous croyait pas. Plus le
temps passait, plus notre incertitude grandissait, moins nous parvenions à le
rassurer de manière convaincante. Quand nous sommes arrivés à l’hôpital… il a
commencé à pleurer. Je ne savais pas quoi faire, je ne l’avais vraiment jamais vu
comme ça. Il n’a pas arrêté de pleurer encore et encore. Jusqu’à ce qu’on nous
donne la permission de te voir.
— Waouh… je ne savais pas du tout. Il ne m’a jamais raconté ça.
Oh, Trent… il est chou quand même !
— Il n’a pas supporté l’idée qu’il avait failli te perdre. Tu vois ? Quand je
te dis qu’il s’inquiète pour toi, c’est vrai, alors, ne lui en veux pas.
— Je ne lui en veux pas. Dites… S’il vous plaît… Ne parlez pas à mes
parents de mes… hmm…
Si jamais maman et papa découvraient que je faisais ce genre de rêves, ils
m’enverraient tout de suite voir un psychologue. Je ne voulais surtout pas ça. Je
ne désirais pas en parler, je souhaitais simplement oublier, laisser tout ça derrière
moi. Jusque-là, ça n’avait pas posé de problème, mais tout semblait vouloir
revenir d’un coup à ma mémoire, malgré moi.
— Je ne dirai rien.
— Vraiment ? Merci !
— Mais tu devrais leur en parler. Ce sont tes parents, c’est normal pour
eux de s’inquiéter aussi.
— Je sais. J’y réfléchirai.
C’est déjà tout réfléchi.
— D’ailleurs, continua-t-elle, je les ai appelés ce matin pour les rassurer, je
leur ai dit que tu passais la journée ici.
— Okay.
Quelqu’un frappa à la porte et je savais déjà qui c’était.
— Entrez ! dit Mme Dugray.
— Hé, la feignante ! me salua Trent à peine fut-il entré, ce n’est que
maintenant que tu te réveilles ?
— Ne commence pas, Trent, dis-je.
— Commencer quoi ?
— Tu sais très bien !
— Non, je ne vois pas.
— Tu cherches juste à m’énerver !
— Et c’est drôle de voir avec quelle facilité j’y arrive ! me nargua-t-il.
Il s’approcha de moi et m’embrassa sur le front contre mon gré.
— Arrête ! m’exclamai-je.
— Grincheuse.
— Comment tu m’as appelée ?
— Tu m’as entendu.
— Au moins, moi, je ne suis pas un pleurnichard !
— Oh là là… murmura Mme Dugray.
— Quoi ? dit Trent en reculant d’un pas.
— Tu m’as très bien entendue, rétorquai-je, contente de l’avoir déconcerté
pour une fois.
— Bon, je vais redescendre, déclara Mme Dugray.
— De quoi tu parles, Daisy ? demanda Trent.
— Je pense que je vais prendre le plateau avec moi. Je vois que tu n’as pas
faim, continua Mme Dugray.
— Tu sais très bien de quoi je parle, Trent. La nuit de mon agression.
— Bon, j’y vais, chuchota Mme Dugray, qui avait maintenant atteint la
porte.
— Attends, maman. Où est-ce que tu vas comme ça ?
— Moi ? Eh bien…
— Je n’arrive pas à croire que tu lui en as parlé ! s’exclama Trent.
— Oh… ah… Tu entends ? Ton père m’appelle, désolée !
— Hé ! T’en vas pas !
Elle sortit en courant, le plateau en main. Trent me tournait le dos, clairement
embarrassé.
— Je… je ne sais pas ce qu’elle t’a dit. Mais… c’est sans doute faux.
— Trent… regarde-moi.
Il se retourna lentement, essayant de paraître impassible.
— Je vais bien, dis-je en souriant.
Il observa mon visage comme pour vérifier que je disais la vérité.
— Merci de tenir autant à moi, continuai-je. Je tiens aussi à toi. Tu
comptes vraiment beaucoup pour moi.
Il ne chercha pas à cacher sa surprise et, après quelques instants, finit par
prendre la parole.
— Pourquoi tu me dis ça ?
— Ben…
— C’est quoi ce speech ? Est-ce que tu vas mourir ? se moqua-t-il.
— Ugh ! Tu es tellement !
Il éclata de rire. Pour gâcher ce genre de moments, il n’y avait vraiment pas
meilleur que lui !
— Ce n’est pas drôle, dis-je entre les dents.
Mais il continua à se moquer de moi et, pendant les minutes qui suivirent,
nous ne fîmes que nous chamailler. La nuit d’horreur que j’avais passée me
paraissait alors comme un lointain souvenir.

6
Frustration




Il avait été décidé que ce soir-là la famille de Trent viendrait dîner chez nous.
Mes parents et ceux de Trent organisaient souvent ce genre de rencontre ; la
plupart du temps, c’était totalement improvisé. Nos maisons étant proches l’une
de l’autre, c’était pratique de se retrouver ensemble autour d’un bon repas. Je
rentrai donc chez moi avec Trent tôt dans la soirée. Lorsque nous entrâmes, les
parents de Trent étaient déjà là et parlaient avec les miens dans le salon.
— C’est génial ! dit mon père à celui de Trent. Tu es presque sûr d’avoir le
poste, alors !
— Oui, mais ne vendons pas la peau de l’ours avant de l’avoir tué,
répondit celui-ci.
— Imagine ce qui se passera quand tu auras ce poste ! s’exclama ma mère
en ignorant la réserve émise par la personne concernée. Je suis vraiment contente
pour vous deux, mais… les enfants…
— Hmm, oui, nous y avons déjà pensé, dit la mère de Trent. Mais nous
n’avons pas encore parlé des conséquences à Trent…
— Les conséquences de quoi ? demanda Trent en entrant dans le salon.
— Vous êtes déjà là ? dit Mme Dugray, un peu déconcertée.
— Les conséquences de quoi ? demanda de nouveau Trent.
— Tu as bien fermé la porte à clé j’espère, dit sa mère.
— De quoi parliez-vous ? persista-t-il.
— Ça ne te regarde pas, répondit son père. Et, je t’ai déjà dit que ce n’est
pas bien d’espionner.
— Mais je n’espionnais pas.
— Ne parle pas comme ça à ton père ! le réprimanda sa mère.
— Comment ? J’ai rien fait !
— Bon et si on commençait à déguster les apéritifs ? proposa maman.
— Bonne idée, ma chérie, ajouta papa. Drew et Jeff sont déjà dans la salle
à manger.
Jeff ? Eh bien, on dirait qu’il ne peut vraiment pas se séparer de Drew.
Peu de temps après que nous nous fûmes installés pour manger, quelqu’un
sonna à la porte. Après un âpre débat, il fut décidé que c’était à moi d’aller
ouvrir. C’était Evelyn… et Derek. Apparemment, maman les avait invités à la
dernière minute. Je sautai au cou d’Evelyn. Quant à Derek, j’avais beaucoup de
mal à le regarder. À chaque fois que je posais les yeux sur lui, je le voyais en
train d’embrasser une autre femme, une femme qui n’était pas ma sœur. Je le
voyais en train de sourire à cette femme, de lui tenir la main, sans aucun
remords. J’avais pourtant essayé de me convaincre que c’était moi qui m’étais
trompée, mais j’avais du mal à accepter cette possibilité.
J’étais mal à l’aise en sa présence, il me répugnait. Quand il me souriait,
j’avais envie de le gifler. Dès qu’il ouvrait la bouche pour parler, je grinçais des
dents. Comment un homme pouvait-il être aussi bête ? Tromper Evelyn ? Mais
quelle idée !
En plus, il est moche ! Il a un nez de cochon et une peau aussi hideuse que
celle d’un crapaud ! Pourquoi Evelyn a épousé une andouille pareille ?
Ce qui m’énervait encore plus, c’était qu’à cause de lui, quand j’étais avec
elle, mon malaise grandissait, je n’arrivais plus à parler à Evelyn normalement.
J’essayais même de l’éviter. Quand je la voyais tenir la main de son mari, j’avais
envie de crier. Je crois que Trent était à peu près dans le même état que moi
parce que, quand Derek entra dans la salle à manger, Trent ne bougea pas, il ne
se leva même pas pour l’accueillir. Alors que Derek s’approchait de lui, tout
sourire et prêt à lui serrer la main, Trent lui adressa simplement un signe de tête
en faisant semblant de ne pas avoir vu la main qui lui était tendue. Andrew et
Jeff, quant à eux, continuèrent à agir comme à leur habitude à l’égard de Derek.
Le repas se passa pourtant très bien, dans la bonne humeur. Il y eut tout de
même certaines répliques froides émises par Trent et moi, parce que nous
baissions notre garde lorsque Derek nous adressait la parole, mais ce n’était rien
de grave, alors personne n’y fit attention. Quand arriva le moment du dessert,
des brownies faits maison que tout le monde aime, maman retourna dans la
cuisine, Evelyn et moi sur ses talons, prêtes à l’aider à porter de quoi contenter
dix gourmands. Papa nous rejoignit peu de temps après.
— Chérie ! dit maman lorsqu’il entra. J’ai oublié d’acheter la chose la plus
importante !
— La crème anglaise ? répondit papa.
— Oui…, soupira-t-elle, tête baissée.
On ne mangeait jamais les brownies de maman sans crème anglaise. Papa
s’approcha d’elle pour lui murmurer quelque chose à l’oreille. Il lui demandait
sûrement de ne pas s’en faire. Puis il fouilla sur l’étagère du haut et en sortit une
boîte de crème anglaise.
— Comme je ne l’ai pas vue dans les courses que tu avais rapportées, je
suis allé l’acheter, dit-il posément.
— Oh, Bobby…, dit maman en embrassant sa joue, tu es mon roc.
Il tenta de déposer un baiser sur ses lèvres, mais il fut interrompu par les
éclaircissements de gorge d’Evelyn et les miens.
— Attention ! dis-je. Nous sommes encore là !
Papa rit en se dirigeant vers le salon, fier d’avoir accompli sa mission. Mais
juste avant de sortir, il se retourna vers Evelyn.
— Derek est vraiment quelque chose, hein ? dit-il.
— Oui papa, répondit-elle d’une voix qui me sembla manquer d’émotion.
Il est génial.
— Heureusement que c’est lui que tu as épousé !
— Oui…, murmura-t-elle. Si tu le dis.
— C’est bien, ma fille, renchérit-il avant de repartir.
— Merci.
De nouveau cette voix que je ne parvenais pas à décrypter. Evelyn sembla
pensive durant un petit moment, mais elle se reprit vite. Je ne me penchai pas
davantage sur les non-dits de leur conversation, parce qu’à ce moment-là, j’étais
concentrée sur mon attitude à l’égard de Derek. Il ne fallait pas que je laisse
tomber le masque, parce que si on me posait ne fût-ce qu’une question, je savais
que je serais incapable de me contenir.
Mais peut-être que c’est mieux que ça sorte ? Peut-être que ça lui donnera
l’occasion de s’expliquer et de prouver que je me suis trompée ?
Je décidai de ne pas tenter quoi que ce soit, ce n’était pas le moment. Trent et
moi avions déjà pris la décision de ne plus en parler. À la fin de la soirée, Trent
rentra chez lui avec ses parents, mais Evelyn et Derek restèrent, ils avaient prévu
de passer la nuit à la maison. Plus tard dans la soirée, Evelyn toqua à ma porte.
— Entre ! dis-je.
— Tu ne dors pas encore ? me demanda-t-elle en fermant la porte derrière
elle. Tant mieux, j’avais peur de te réveiller. J’ai quelque chose à te dire.
Je sentis le rythme de mon cœur accélérer alors que mon cerveau
commençait déjà à me présenter toutes sortes de confessions hallucinantes
qu’Evelyn pourrait faire.
— Je t’écoute.
Elle me regarda d’un air inquiet et triste.
Est-ce qu’elle sait pour Derek ?
Elle s’assit sur le lit, à côté de moi, puis me prit la main. Elle la tapota,
l’examina comme si elle cherchait quelque chose et finit enfin par la caresser.
Elle sait ! Elle sait !
— Daisy, tu sais que je n’aime pas quand on se dispute.
— Oui, et ?
— Je connais ton caractère et je n’ignore pas que tu es parfois très
rancunière.
— Et alors ?
— J’espère juste que tu ne m’en voudras pas trop longtemps et que tu me
pardonneras vite.
— Hein ? Je fronçai les sourcils, un peu prise de court. Te pardonner
quoi ?
Elle eut l’air surprise par ma question.
— D’aller à l’église… non ? Ce n’est pas pour ça que tu m’en veux ?
— Tu penses que je t’en veux pour… Je m’arrêtai et marquai une pause
pour ne pas rire de frustration. Evelyn, tu crois vraiment que je suis en colère
contre toi parce que tu veux aller à l’église ?
— Alors, pourquoi tu m’en veux ?
— Je n’ai rien contre toi, où est-ce que tu es allée chercher ça ?
— Arrête, Daisy ! Elle leva les yeux au ciel en secouant la tête. Je te
connais trop, tu m’en veux pour quelque chose. Ta façon d’agir envers moi a
changé, je l’ai bien vu. Et, bizarrement, c’était peu après que je t’ai dit que je
voulais aller à l’église.
— Ça n’a rien avoir avec ça !
— Alors c’est quoi ?
— Rien.
— Donc, tu m’en veux pour rien ? T’as juste envie d’être en colère contre
moi parce que ça te fait plaisir ?
— Mais non, Evelyn, comment tu peux dire ça ? Je ne suis pas en colère
contre toi, je ne t’en veux pas.
En revanche, à cet instant, j’étais tellement en colère contre Derek que j’avais
envie que la foudre s’abatte sur lui. C’était lui qui causait le malentendu entre
Evelyn et moi et il n’y avait rien que je détestais plus qu’une dispute avec elle.
— Alors, qu’est-ce qui ne va pas ? me demanda-t-elle doucement.
— Rien, c’est rien, je t’assure.
Elle sembla hésiter un moment, puis ses épaules s’affaissèrent et elle me
sourit.
— Tant mieux alors. Je ne veux pas qu’il y ait d’histoires entre nous, tu
sais que tu es ma sœur préférée.
— Je suis ta seule sœur, répondis-je tandis qu’elle me prenait dans ses
bras.
J’aurais voulu être comme elle, douce, prévenante, gentille. Mais ma
personnalité était pratiquement à l’opposé de la sienne. Je me souviens avoir
essayé quelques fois de prendre exemple sur elle et de ne pas élever la voix, peu
importait la situation. Évidemment, je n’arrivais jamais à tenir ne fût-ce qu’une
journée, surtout quand Trent était dans les parages.
Evelyn mit fin à notre étreinte puis, après s’être écartée, elle effleura mon
collier.
— Il est vraiment très beau et il te va à ravir, me complimenta-t-elle.
— Merci, je l’aime beaucoup aussi.
— Trent a très bien choisi. Il a bon goût.
Elle se leva et sortit après m’avoir souhaité bonne nuit. Je m’étais déjà
changée et avais mis mon pyjama, mais j’avais oublié d’enlever mon collier, ça
m’arrive souvent. Je me mis devant ma glace pour le contempler de nouveau.
C’est un collier en or qui brille dans le soleil, la chaîne est fine et le pendentif a
la forme d’une fleur, une marguerite[6]. Je me souviens encore de la première fois
que je l’ai vu. J’avais quatorze ans et je me promenais avec Trent quand cet objet
attira mon attention. Il était en vitrine chez un bijoutier qui venait de s’implanter
en ville.
Après ça, j’étais souvent revenue admirer ce bijou, sans Trent, quand je le
pouvais. Je l’admirais seulement de loin, car il était bien au-dessus de mes
moyens. Mes parents étaient certes riches, mais moi, je ne l’étais pas. Puis, le
jour de mon quinzième anniversaire, Trent… ah, il peut être tellement mignon
quand il le veut ! Quand il me l’offrit, je n’en crus pas mes yeux. Je n’avais pas
compris pourquoi il s’était mis à faire autant de baby-sitting tout à coup, ce
n’était tellement pas son genre, mais il n’avait rien voulu me dire. Il s’avéra qu’il
avait fait tout ça parce qu’il voulait m’acheter le collier avec son propre argent et
pas celui de ses parents.
Aujourd’hui, les seuls jours où je ne mets pas ce collier sont ceux où je suis
en colère contre lui. Des fois, je n’ai même pas besoin de lui dire que je lui en
veux, il le comprend lui-même lorsqu’il ne voit pas le collier autour de mon cou
et il se contente de demander : « Qu’est-ce que j’ai fait cette fois ? »
De toute façon, nos vraies disputes étaient rares et n’avaient, jusque-là,
jamais duré plus de deux jours.

7
L’infâme vérité




— Il faut qu’on fasse quelque chose à propos de Derek, dis-je à Trent le
lendemain après-midi.
Il était dans le salon, assis à côté de moi sur le canapé en velours, il revenait à
peine de l’église. Trent avait l’air grave, il réfléchissait sérieusement à la
question.
— La situation devient vraiment gênante, repris-je.
— Hmm…
— Je ne peux plus faire face à Evelyn.
— Je vois.
— Il faut qu’on arrive à prouver que ce que j’ai vu est vrai. Et si,
finalement, je me suis trompée, alors tant mieux ! Mais il faut qu’on fasse
quelque chose.
— Je sais pas…
— Allez ! La Bible ne dit-elle pas qu’il faut aider son prochain ?
— Oui, me répondit-il, mais elle dit aussi qu’il faut s’occuper de ses
propres affaires.
— Sérieux ? C’est un peu contradictoire, non ?
— Pas vraiment, il faut juste trouver un juste milieu, ne rien faire dans
l’excès. Mais, dans ce cas précis, je crois que tu as raison. On doit faire quelque
chose.
— C’est vrai ?
J’étais étonnée qu’il fût d’accord avec moi alors que je n’avais même pas
encore exposé tous les arguments que j’avais préparés.
— On va aller chez eux ce soir, déclara-t-il.
— Pourquoi ?
— Pour prendre son portable, répondit-il calmement.
— Euh, ça va pas un peu loin, ça ? Pourquoi est-ce que tu veux avoir son
portable ? Et tu crois vraiment que tu peux juste aller là-bas et le prendre sans
qu’il s’en rende compte ? En plus, ce serait du vol, ce qui est un péché, donc je
sais que tu ne le feras pas. On n’arrivera à rien, nous ne sommes pas détectives
et, sans preuve, Evelyn ne nous croira jamais. Alors elle passera le reste de sa vie
avec un menteur, un sale type égoïste…
Trent mit son index sur ma bouche et je m’arrêtai net.
— Qu’est-ce que je t’ai dit sur ta bouche ? me demanda-t-il en enlevant
son doigt.
— Aucune parole mauvaise ne doit en sortir, récitai-je comme un robot, il
me l’avait répété tellement de fois. Nous créons nos circonstances futures avec
nos paroles et nous devenons ce que nous confessons.
Il me tapota la tête en signe d’approbation.
— Ne t’inquiète plus, je vais m’en occuper.
Sans que je ne m’en rende compte, petit à petit, Trent devenait un homme.
Un homme fort et courageux, prêt à tout pour défendre ceux qu’il aime et ce en
quoi il croit.
— Qu’est-ce qu’il y a ? me demanda-t-il. Pourquoi tu me regardes comme
ça ?
— Pour rien. J’étais juste… perdue dans mes pensées.

* * *
Ce soir-là, nous étions allés dîner chez Evelyn. Ce fut alors que j’appris
qu’Evelyn et Trent s’étaient rendus à l’église ensemble le matin même. Bien sûr,
ils avaient pris le soin de ne pas m’en parler.
— De toute façon, elle n’a pas aimé.
— Non Daisy, tu exagères. Je n’ai pas dit que je n’ai pas aimé.
— Alors, c’est quoi le problème ? demandai-je en lui passant les oignons
que je venais de couper.
On était en train de préparer le dîner pendant que Môssieur Derek se
prélassait dans le salon devant la télé. Il ne fallait surtout pas que les mains qu’il
utilisait pour tenir d’autres femmes fussent salies par ces tâches serviles.
— Il n’y a pas de problème, me répondit Evelyn. J’ai beaucoup aimé le
message du pasteur, et les gens étaient extrêmement sympathiques. Ils m’ont
accueillie comme si je faisais partie de leur famille.
— Pourquoi tu as dit que tu n’y retournerais plus alors ?
— C’est seulement que… c’était un peu trop agité pour moi, tu me
connais.
— Elle a dit que la musique était trop forte, intervint Trent qui lavait une
casserole.
— C’était plus dans le sens… hem… comment dire ? C’est juste pas mon
style…
— C’est pas grave, Evelyn, la rassura-t-il. L’essentiel c’est que tu trouves
une église dans laquelle tu te sentes bien. Tant que le message enseigné est basé
sur la Bible, c’est le plus important. D’ailleurs, il y a une autre église pas très
loin, ils sont un peu plus calmes, je suis sûre que tu t’y plairas.
— C’est vrai ?
— Oui. La semaine prochaine, je te montrerai où elle se trouve. Ils sont
très sympas, il nous arrive même de faire des sorties ensemble.
La conversation se poursuivit jusque durant le repas. Pendant toute celle-ci,
Derek resta silencieux. Il n’était pas contre le fait qu’Evelyn y aille, mais il
n’était pas pour non plus. Quand on lui avait demandé son opinion sur la
question, il avait simplement rétorqué qu’il était content qu’Evelyn eût trouvé un
nouveau passe-temps. Evelyn s’opposa farouchement au terme qu’il avait
employé. Pour elle, c’était loin d’être un simple passe-temps.
— Comme tu veux, chérie, répondit-il calmement.
Après avoir bu plusieurs litres d’eau, Trent s’excusa en disant qu’il voulait
aller aux toilettes. Je ne savais toujours pas quelles étaient ses intentions, mais il
me demanda de lui faire confiance. Alors, je m’exécutai. Evelyn avait demandé
à Derek de laisser ses portables en haut, dans leur chambre, au moins jusqu’à la
fin du repas. Derek avait deux portables, un portable personnel et un autre pour
le travail. Lorsque Trent redescendit, il reprit sa place à côté de moi.
— Il a mis un code sur le portable, me chuchota-t-il en se penchant vers
moi. Mais ne t’inquiète pas, j’ai un autre plan.
— M’inquiéter ? répondis-je sur le même ton. Pourquoi est-ce que je
m’inquiéterais ? Je ne sais même pas ce que tu fais.
— Écoute, Daisy, je ne veux pas t’impliquer là-dedans, au cas où ça
tournerait mal…
— Qu’est-ce que vous complotez tous les deux ? demanda Derek,
suspicieux.
— Oh, ne fais pas attention à nous, répondit Trent avec un petit rire.
Le repas terminé, nous nous rendîmes dans le salon. Ça tombait bien parce
que c’était au moment où le programme préféré d’Evelyn passait à la télévision.
Son attention était complètement accaparée par ce qui s’y déroulait. Ce fut alors
que Derek monta prendre son portable de travail. Il dit qu’il attendait un appel de
son patron qui devait lui confirmer quelque chose. En attendant, il semblait
surfer simplement sur le net avec le portable. Evelyn et Derek étaient assis sur le
canapé, tandis que mon cher ami et moi étions assis sur le tapis, juste devant eux.
— Okay, Daisy, je vais avoir besoin de toi, me dit Trent.
— Hein ? Maintenant ? Pourquoi ? Où est passé ton « je ne veux pas
t’impliquer là-dedans… »
— Oublie. On passe au plan B.
Trent en avait de belles idées ! Voilà que je devais faire office de distraction !
Je me levai donc et me rendis dans la cuisine. Quand j’y fus parvenue, je criai.
Derek et Evelyn se ruèrent dans la cuisine. Je me tenais l’avant-bras en criant,
me plaignant de douleurs atroces parce que je m’étais cognée.
— Fais voir, ordonna Derek.
— Non ! Non ! Je ne veux pas !
— Il faut qu’on voie si tu saignes ! s’inquiéta Evelyn. Si c’est le cas et si
on ne fait rien, ça peut s’infecter.
— J’ai peur de regarder, dis-je comme une pleurnicharde en me félicitant
de mes talents d’actrice. J’ai un très mauvais pressentiment. Et si ma peau s’est
ouverte ? Oh non ! Oh non !
— Justement, il faut qu’on voie ! s’écria Evelyn d’une voix tremblante, ce
qui commençait à me faire culpabiliser.
— Daisy, montre ton bras, dit Derek.
— Non !
— Derek, fais quelque chose, s’il te plaît, implora Evelyn.
— Daisy, fais voir ! ordonna-t-il de nouveau.
Je secouai simplement la tête cette fois.
— Ça suffit ! s’exaspéra-t-il.
Il s’approcha donc de moi et saisit brusquement mon poignet. À ce moment,
un frisson de terreur parcourut tout mon corps.
— Doucement, Derek, dit Evelyn.
— Qu’est-ce qui se passe ici ? demanda Trent.
— Où étais-tu ? l’interrogea Evelyn. Tu n’as pas entendu Daisy crier ?
— J’ai cru entendre quelque chose, répondit-il, mais je ne savais pas si
c’était encore un de ses canulars.
Je me libérai de l’emprise de Derek en me disant que ma peur n’était pas
fondée. Ils étaient un peu sceptiques au début, mais finalement, ils passèrent
outre. Peu après, je rentrai en compagnie de Trent.
— Il n’était pas obligé de me tenir aussi fort, murmurai-je en me massant
le poignet tandis qu’on marchait.
— Qu’est-ce que tu marmonnes ? demanda Trent.
— Rien. Alors, tu as pu faire ce que tu voulais ?
— Ouep ! J’ai essayé de faire le plus vite possible. J’ai regardé les appels
récents qu’il a passés sur ce portable. Et, comme il s’est tout de suite levé quand
tu as crié, il n’a pas pris la peine de le fermer, donc il n’y avait pas besoin de
code. J’en ai profité pour recopier certains numéros qui me semblaient suspects.
Il y avait plusieurs numéros de femmes, mais je n’ai pu en enregistrer que trois.
— Et qu’est-ce que tu vas faire ? Les appeler ?
— Exact, me répondit-il sans détour.
— Tu es sérieux ? C’est ça le plan ? Demander à une inconnue « Euh…
Excusez-moi est-ce que vous avez une liaison avec Derek Stone ? »
— Je serai bien plus subtil que ça, voyons, déclara-t-il avec assurance.
— C’est une très mauvaise idée ! m’exclamai-je.
— Ah oui ? Tu en as une autre ? Tu préfères peut-être qu’on demande à
Derek : « Euh… Derek, est-ce que tu trompes ta femme ? » Tu rêves si tu crois
qu’il nous dira la vérité.
Il avait raison ; il y avait peu de chances que Derek avouât lui-même sa faute.
Il aurait eu trop à perdre. Je ne savais toujours pas comment il avait l’intention
de s’y prendre, mais Trent avait l’air de savoir ce qu’il faisait. Il m’avait aussi
expliqué qu’il était persuadé dès le départ que si Derek trompait effectivement
Evelyn, il n’aurait pas enregistré le numéro de sa maîtresse dans son portable
personnel. Evelyn avait facilement accès à ce portable, alors qu’elle ne touchait
jamais son portable de travail. Trent semblait maîtriser la situation, mais il avait
tout de même une seule inquiétude : il avait peur de ne pas avoir choisi le
numéro de la maîtresse en question.

* * *
Cette nuit-là, en allant me coucher, je massai encore mon poignet, Derek
m’avait vraiment fait mal, il n’avait pas maîtrisé sa force. Lorsque je fermai les
yeux, j’eus un très mauvais pressentiment. Je ne voulais pas dormir, je ne voulais
pas aller dans le monde des rêves parce que j’avais très peur de ce que j’y
rencontrerais, mais le sommeil me rattrapa tout de même.
Cette fois, je ne courais pas. Je n’étais pas poursuivie… pas encore. Cette
fois, j’étais dans une maison. Il pleuvait dehors, j’entendais la pluie tomber sur le
toit. Il faisait très noir dehors, il était tard. J’étais dans une chambre.
Ma chambre ? Non, pas vraiment…
Je savais que je ne devais pas bouger.
Quelqu’un m’a dit de rester ici. Qui ?
Je bravai l’interdit et descendis tout de même parce que je m’ennuyais. Dans
le couloir, il y avait une photo d’Evelyn sur une petite table en bois.
Où est-ce que je suis ? Chez Evelyn ? Non…
Il y avait quelqu’un en bas.
Je reconnais ce rire.
Je descendis l’escalier pour voir qui c’était.
Derek ? Alors je suis chez lui ? Qui est cette femme à la porte ? Pourquoi il
l’embrasse ? Non… non… Derek, tu oublies Evelyn ? Tu dois l’épouser dans à
peine deux semaines !
— Qui est la petite ? demanda la femme lorsqu’elle m’aperçut.
Oh non ! Elle m’a repérée !
Je courus me cacher dans la pièce la plus proche, j’atterris dans la salle de
jeux. Mais je savais qu’il allait me retrouver, il m’avait suivie du regard, il savait
où j’étais. Il avait l’air très en colère. J’entendais mon cœur battre.
Je vais me faire gronder…
Quelques instants après, Derek frappa violemment à la porte en criant mon
prénom.
— Daisy ! Daisy ! Qu’est-ce que tu fais debout à cette heure de la nuit ! Je
t’avais dit d’aller au lit !
Je voulais juste passer quelques instants de plus avec toi avant de rentrer
chez moi demain… Pourquoi tu me cries dessus ? Tu n’es pas gentil…
— Ouvre cette porte tout de suite ! Daisy ! Tu es fichue !
Fichue ? Je suis fichue ? Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Ouvre cette porte !
Non… Tu me fais peur, Derek.
J’étais si terrifiée que je n’arrivais plus à parler, je ne parvenais pas à émettre
un son. Il fallait que je m’échappe.
Mieux vaut sortir par la fenêtre.
Je me remis à courir, sous la pluie, dans la nuit noire.
Où est-ce que je vais ? Peu importe. Je ne dois pas m’arrêter de courir, il va
me rattraper.
Il se rapprochait.
Pourquoi je ne peux pas courir plus vite ? Je suis trop petite… Non !
Il attrapa mon poignet, il allait me frapper. J’avais peur de le regarder. Il me
disait quelque chose que j’entendais à peine, puis, il me jeta violemment à terre,
sur le sol caillouteux. J’avais trop mal, j’étais déjà en pleurs.
— Qu’est-ce que tu as vu ? Hein ? Qu’est-ce que tu as vu ? Réponds-moi !
Je ne répondais pas, la peur s’attaquait à ma respiration et à mes cordes
vocales, je ne faisais que pleurer, toutes les larmes de mon corps ruisselaient sur
mes petites joues. Mon silence l’énervant encore plus, il me prit par les cheveux
et tira comme si j’étais une poupée sans vie.
Ça fait mal ! Arrête…
— Petite peste ! Tu vas répondre !
Je ne dirai rien, je ne dirai rien, je te le jure ! Laisse-moi partir !
Je n’arrivais pas à ouvrir ma bouche pour le supplier, pour négocier. Il tira
encore plus fort sur mes cheveux et me jeta de nouveau par terre.
S’il te plaît, arrête… J’en peux plus. J’ai trop mal.
Il ricanait. C’était un son horrible qui me donnait la chair de poule, ce n’était
pas humain. C’était comme le rire d’une hyène contente d’avoir trouvé une proie
à dévorer.
— Tu veux que je sois méchant ? Okay !
Il s’accroupit à côté de moi et releva ma tête en tirant sur mes cheveux.
— C’est ta dernière chance, petite peste ! Réponds-moi, qu’est-ce que tu as
vu ?
Si seulement j’avais pu émettre un son, j’aurais pu lui mentir. Si seulement il
m’avait été possible de bouger mes membres, j’aurais pu me mettre à genoux
pour le supplier. Mais j’étais paralysée, j’étais pétrifiée. Il ricanait encore, de
nouveau ce rire bestial.
— Voyez-vous ça ! Daisy Sherington à court de mots ? Est-ce que je rêve ?
D’habitude il est impossible de te faire taire. Tu laisses personne en placer une
parce que tu crois que le monde tourne autour de toi !
Il me gifla. Le choc m’empêcha de sentir la douleur de la gifle tout de suite.
Mais quand je la ressentis, mes pleurs redoublèrent.
Je ne comprenais pas. L’homme qui m’agressait n’était pas Derek.
Non, Derek est gentil. Derek m’aime bien. Derek me demande toujours
comment s’est passée ma journée et il est toujours ravi de m’écouter tout lui
raconter, même les petits détails. Derek est toujours content de jouer avec moi,
de se promener avec moi. Derek est parfois même plus gentil qu’Evelyn avec
moi. Derek est mon ami. Derek…
Il me gifla de nouveau, mettant brutalement fin à mes pensées qui
continuaient à chercher une explication, à le défendre.
— Si tu crois que je vais te laisser gâcher mon mariage avec Evelyn,
grogna-t-il, tu rêves ! C’est la fille parfaite pour moi. J’ai besoin de ce fric !
S’il te plaît… Laisse-moi partir… Je ne veux pas mourir…
Il se releva et, avec un sourire démoniaque, me piétina comme s’il ne voyait
en moi non pas un être humain mais un insecte gênant. Enfin, pour le coup de
grâce, il cogna ma tête contre un caillou pointu. Je sentis le sang couler de mon
front. Je n’avais jamais autant souffert, je ne supportais plus la douleur.
Est-ce que je vais mourir ? Je n’ai pas vécu longtemps, sept ans, ce n’est pas
beaucoup…
Il s’en alla, me laissant pour morte. Seule dans la nuit noire. Je pense que
c’était ça le pire. La solitude dans la nuit. La peur qui m’envahissait.
Derek… Derek… Non… Ne me laisse pas là ! S’il te plaît.
La dernière chose que je vis avant de fermer les yeux était un chien. Un chien
blanc qui s’approcha de moi. Malgré la pluie abondante, il semblait que ses poils
restaient secs. Il s’est tenu près de moi, son regard doux pénétrant le mien, et sa
présence m’a rassurée.

8
D’où me viendra le secours ?




Je me suis souvenue de tout.
Derek… c’était toi ? Comment as-tu pu ?
Le lendemain, je m’étais réveillée en sursaut, et en sueur. J’avais du mal à
croire aux souvenirs qui me revenaient soudain. C’était trop d’un coup ! Depuis
que j’avais vu Derek dans les bras de cette femme cet après-midi-là, mes
souvenirs me revenaient. Et, lorsqu’il avait violemment pris mon poignet dans la
cuisine, la veille, j’avais eu la chair de poule. À ces deux moments, j’avais eu
une impression de déjà-vu.
Tout est clair maintenant. Je sais pourquoi j’avais tellement souhaité oublier.
C’est trop horrible. Derek… Je ne peux pas le croire.
Je me souvins alors plus clairement du jour du mariage d’Evelyn et Derek, de
la façon dont mon cœur battait comme si j’étais au bord d’une falaise. Je me
souvins de la façon dont mes mains étaient devenues moites quand ils avaient
prononcé leurs vœux. J’avais cru que le battement de mon cœur était l’excitation
que je ressentais à la vue d’Evelyn sur le point d’avoir un happy end, la fin
heureuse qu’elle méritait. J’avais cru que la sueur sur mes mains était due à mon
inconfort dans la robe choisie par maman. Mais j’étais très loin de la vérité.
Même si je n’avais plus mes souvenirs, mon corps, lui, se souvenait encore de
cette nuit horrible. Mon corps avait tenté de me prévenir tellement de fois,
chaque fois que Derek était près de moi.
Le jour de leur mariage, quand le prêtre avait déclaré :
— Si quelqu’un s’oppose à cette union, qu’il parle maintenant ou se taise
à jamais.
J’avais réagi presque immédiatement, sans vraiment comprendre pourquoi :
— Moi ! Je m’y oppose, avais-je dit en me levant d’un bond. Evelyn, tu ne
peux pas l’épouser.
Sans le savoir, j’avais essayé de la prévenir. Sans le savoir, j’avais essayé de
mettre fin au mariage, de séparer ma sœur du monstre. Mais hélas, je ne fis rien.
Je restai là, témoin du moment où Derek pénétra officiellement dans notre
famille.
Comment a-t-il pu ? Je croyais qu’il était… parfait…, qu’il était… mon ami.
Mais le fait est que le pire ennemi est le loup qui se déguise en mouton. Être
trahi est une chose, mais être trahi par une personne en qui on a mis toute sa
confiance, c’est tellement atroce qu’il est difficile de décrire la douleur profonde
qui s’installe dans le cœur.
Derek, de toutes les personnes… Je n’aurais jamais cru. Toutes ces fois où il
m’a souri, où il m’a portée, où il m’a aidée. Quand il flânait avec moi, quand il
jouait avec moi… Tout ça, c’était faux ?
Pendant tout ce temps, il souhaitait ma mort, du moins il regrettait que je ne
sois pas morte. Il devait être drôlement content en apprenant que j’étais
amnésique. C’est pour ça qu’il recouvrait toujours ma cicatrice lorsqu’elle était
découverte. Il ne le faisait pas pour moi, il ne voulait pas se souvenir de cette
nuit-là et il ne voulait pas non plus que je m’en souvienne.
Je tremblais de partout, je n’arrivais pas à me calmer.
Il faut que… que je respire… que je me calme…
— Daisy ! Daisy !
Maman ? C’est toi ? C’est elle qui a toqué à la porte à plusieurs reprises ?
Mais oui… je suis chez moi, je suis à la maison. Ici, il ne peut pas venir, il ne
peut pas me faire de mal ici, je suis en sécurité. Alors, pourquoi je suis encore en
sueur ?
— Qu’est-ce que tu fais encore en haut, Daisy ? C’est l’heure pour toi
d’aller au lycée, Trent t’attend !
Trent ! Oui, Trent ! Il faut que je le voie, il arrive toujours à me calmer, il
arrive toujours à tout arranger !
Mais, je ne parviens toujours pas à bouger, je tremble encore dans mon lit, je
n’arrive pas à émettre un son.
Trent… Viens me chercher ! Si seulement tu avais été avec moi cette nuit-là,
jamais ça ne serait arrivé. Je n’aurais pas eu aussi peur.
— Daisy… C’est moi. Est-ce que ça va ? Ouvre la porte.
Trent ? Oui, entre ! Viens, s’il te plaît. Je n’arrive pas à lui dire… Où est
passée ma voix ? Entre, Trent ! J’ai besoin de te voir !
— Daisy ? Je vais entrer…
Dès qu’il fut entré et qu’il eut posé les yeux sur moi, il accourut à mon
chevet. Je devais avoir une tête atroce.
— Daisy ! Ça va ? me demanda-t-il. Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui se
passe ?
— Hmm…
— Quoi ? Quoi ? Dis-moi ce qui se passe ! Pourquoi tu es en sueur ? Tu as
de la fièvre ?
Je secouai simplement la tête.
Je veux lui parler, il faut que j’essaie.
— Tes parents et Drew sont déjà partis. Ta mère a dit qu’elle t’a laissé un
mot pour justifier ton retard. Mais je crois qu’il vaut mieux que tu restes ici,
repose-toi. Je vais y aller.
Non ! Ne me laisse pas !
Je tins sa veste quand il fit un geste pour se relever. Il comprit alors que je ne
voulais pas qu’il s’en aille.
— Daisy… Tu m’inquiètes. Qu’est-ce qu’il y a ?
— Je… J’ai… peur.
— Un cauchemar ?
Non, Trent… c’était bien pire que ça !
Il sembla comprendre. Il me releva doucement et me prit dans ses bras, me
berçant doucement de gauche à droite. Ce n’était pas suffisant, je tremblais
encore. Il se mit alors à… prier, pour moi. Il chuchotait sa prière. C’était la
première fois qu’il faisait ça, du moins en ma présence. Je savais, comme il me
l’avait si souvent répété, qu’il priait tous les jours pour moi. Mais je ne l’avais
encore jamais entendu prier. Il m’avait toujours dit que prier n’était pas difficile,
parce que prier c’est parler à Dieu comme l’on parle à un ami, car Il est tout près
de nous.
— Seigneur, je sais que Tu es bon, commença-t-il. Tu es compatissant,
bienveillant et fidèle. Viens l’aider. Donne-lui Ta paix, donne-la en abondance…
Il continua à murmurer sa prière.
Je ne crois pas en Dieu. La vérité c’est que je n’ai jamais vraiment eu besoin
de Lui. J’ai toujours réussi à avoir tout ce que je voulais, je n’ai pas de problème
majeur. À vrai dire, j’ai tout ce dont j’ai besoin, et plus encore. Je ne m’embête
pas à me poser des questions philosophiques ou scientifiques. Je vis ma vie de
tous les jours, sans me soucier du lendemain. Si je suis malade ou blessée, je vais
chez le médecin, il me soigne, puis c’est tout. Mais, à un moment où ma terreur
est si forte que je ne peux pas arrêter de trembler, j’ai tellement peur que je ne
sais pas si je serais capable de sortir un jour de ma chambre. À un moment où la
blessure est à l’intérieur de moi, lorsque aucun médecin, aucun parent, aucun
ami ne peut m’aider, ne peut soulager ma peine, ne peut me calmer, vers qui
vais-je aller ? Cette blessure qui commence à me ronger de l’intérieur, cette
blessure qui s’enflamme, personne ne peut la soulager. J’aimerais que quelqu’un
passe un baume apaisant sur mon cœur, ou alors efface mes souvenirs, mais à qui
vais-je aller ? Vers qui vais-je me tourner ? D’où me viendra le secours ?
Malgré tout ce que j’avais pu dire avant, lorsque Trent avait commencé à
prier pour moi, même si je n’avais émis aucun son, mon cœur criait à Celui que
j’avais rejeté toute ma vie. Vers qui d’autre pouvais-je me tourner ? Si j’en
croyais ce que Trent disait, Il avait toujours été près de moi et attendait
simplement que je l’appelle. Mais, pourquoi Dieu aurait-il répondu alors que je
l’avais si souvent repoussé ? Maintenant, j’avais besoin de Lui, besoin qu’Il
m’ôtât ce fardeau… Je n’avais pas d’autre choix. Alors que Trent priait encore,
une chaleur agréable envahit mon ventre. Mes tremblements cessèrent, je
commençai alors à me sentir… légère, et calme. Je me sentis beaucoup mieux, je
ne pouvais pas le nier, quelque chose venait de se passer. Où était passée ma
peur ?
— Daisy, dit Trent en s’écartant de moi pour me regarder. Je sais que tu
vas mieux. Quand tu vas mal, appelle-Le. Mais il ne faut pas attendre d’avoir
besoin de Lui pour Le chercher.
Puis il se leva et se dirigea vers la porte, après m’avoir assuré qu’il resterait à
la maison avec moi ce jour-là. Ce ne serait pas facile, même si je recevais la
paix, jamais je n’oublierais ce qui s’était passé. Jamais je n’oublierais ce que
Derek m’avait fait. Je me rallongeai sur le lit et caressai ma cicatrice. Jamais je
ne lui pardonnerais de m’avoir brisée… Durant le reste de la journée, Trent
s’occupa si bien de moi que j’en fus presque gênée. À la fin de la journée, il
repartit chez lui, une fois que mes parents et Andrew furent rentrés. Il leur fit
comprendre qu’il fallait me laisser un peu tranquille. Du coup, je n’ai pas été
dérangée, ni par ma mère ni par Andrew, ce qui était surprenant.
Avant de partir, Trent avait laissé sa Bible sur ma table de chevet. Il avait mis
un marque-page dedans, je suppose que c’était là qu’il fallait que je regarde. Une
fois que je fus bien reposée, je l’ouvris, un endroit particulier avait été souligné,
resouligné et surligné. J’esquissai alors un sourire, j’avais bien compris que
c’était là qu’il voulait que je regarde. Il y était écrit : « C’est seulement près de
Dieu qu’il me faut chercher la tranquillité, car c’est Lui qui me donne espoir. Lui
seul est le rocher, la forteresse où je peux être sauvé. Avec Lui, pas de risque de
faiblir. Mon salut et mon honneur reposent sur Dieu. Mon rocher protecteur, mon
refuge, c’est Lui. Vous qui êtes là, fiez-vous toujours à Lui, confiez-Lui ce qui
vous préoccupe ; Dieu est pour nous un refuge. »[7]
Que je me confie à Lui ? Lui confier ce qui me préoccupait ? Pourquoi pas ?
Après tout, j’étais toute seule dans cette chambre et je n’avais rien à perdre.
Maintenant que Trent n’était plus là, j’avais peur que ma peur revienne. Mais si
je me fiais à ce que disait ce Livre… Je mis la Bible de côté et je répétai
doucement l’une des phrases qui m’avaient marquée dans ce passage : « Mon
rocher protecteur, mon refuge, c’est Dieu ». Derek ne peut plus me faire de mal,
pensai-je tandis que je disais ces paroles.
Cette nuit-là, je dormis tellement bien que je crus être dans la chambre de
Trent. Je n’avais encore jamais aussi bien dormi dans ma propre chambre. Il y
avait dans ma chambre la même présence rassurante que dans celle de Trent.

9
Pas à pas




Deux jours plus tard, je finis par aller au lycée. Je n’avais encore dit à
personne ce qui s’était passé, pas même à Trent. Mes parents croyaient que
j’étais dans cet état à cause d’une histoire de cœur. Peu importait, pour le
moment je voulais seulement qu’on me laisse tranquille. Je n’arrivais pas encore
à en parler, mais ça allait venir. Trent m’accompagnait au lycée comme
d’habitude chaque matin et me raccompagnait à la maison à la fin des cours,
mais il faisait plus attention à moi et me demandait toutes les cinq minutes si
j’allais bien. J’aimais bien quand il était comme ça. Ce jour-là, nous marchions
lentement sur le chemin du lycée lorsque, tout à coup, nous entendîmes la
sonnette d’un vélo arrivant derrière nous.
— Trent ! Trent ! appela la cycliste qui s’arrêta près de lui.
— Oh, salut Tina, dit Trent.
— Salut, dit-elle timidement. Coucou, Daisy ! Tu vas bien ? Très jolie
coupe de cheveux !
— Euh… Merci, répondis-je.
Quelle hypocrite ! Ma coupe n’avait pas changé, et il n’y avait pas si
longtemps, elle avait tenté de me renverser avec son vélo. Maintenant, elle
adoptait une nouvelle stratégie. Elle essayait d’être gentille avec moi, pour se
faire bien voir par Trent ! La pauvre, elle était la dernière personne à qui Trent
s’intéressait, pourtant elle persistait.
— Tu voulais quelque chose, Tina ? demanda Trent.
— Non, rien… juste discuter avec toi… Euh… Hé ! Tu as entendu parler
de ce type qui a posé une bombe dans un bus il y a deux semaines ?
— Nope, rétorqua-t-il.
— Ben… Ils ont réussi à l’attraper et à désamorcer la bombe avant qu’elle
n’explose, et…
— Tant mieux, dit Trent.
— Je ne croyais pas que ce genre de chose arriverait dans notre ville.
Surprenant, hein ?
— Ouais.
— Sinon…, continua-t-elle.
— Écoute Tina, Daisy et moi allons continuer notre marche, mais c’était
cool de discuter avec toi.
Il s’avança et je le suivis. Quand Trent n’est pas intéressé, il le fait clairement
savoir. Il le lui avait déjà franchement dit quand elle s’était déclarée à lui. Quand
ce genre de chose arrive, Trent préfère ne pas rester amis avec les filles en
question. Tina avait au moins le mérite d’être persévérante. Je ne lui en voulais
pas de me détester.
— Tu étais un peu froid avec elle, dis-je.
— Que ton oui soit oui et que ton non soit non, me répondit-il.
— Ce qui veut dire ?
— Simplement que si je dis non c’est non, et qu’il faut qu’au-delà de mes
paroles elle comprenne, même à travers mon attitude, que c’est toujours non.
Je m’arrêtai près d’un banc et je soupirai. Je n’avais pas envie d’aller au
lycée.
— Daisy, dit Trent, raconte-moi.
Je le regardai puis m’assis, et il se mit à côté de moi. Pour je ne sais quelle
raison, il m’était très facile de parler avec lui. Je reposai ma tête sur son épaule et
il reposa sa tête sur la mienne. Nous restâmes comme ça un moment, tandis qu’il
fredonnait doucement mon air préféré. Puis, je finis par prendre la parole. Je lui
racontai tout, tout ce dont je m’étais souvenue. Cette nuit où tout avait
commencé.
— Attends…, dit-il en se relevant, m’écartant un peu de lui pour voir mon
visage. Donc… ce que tu essaies de me dire, c’est que c’est Derek ? C’est lui qui
t’a agressée ?
— Oui.
— Waouh !
— Je sais…
Il soupira comme si l’on venait de lui ôter un poids. Il me regarda, puis il
sourit.
— C’est incroyable ! T’es incroyable ! Je suis encore tombé dans le
panneau ! Je croyais que tu en avais enfin fini avec tes canulars.
— Quoi ? Trent, mais…
— Je t’ai vraiment crue quand tu as prétendu que Derek trompait Evelyn.
Tu semblais sérieuse et, déconcerté, j’ai essayé de te rassurer, alors que pendant
tout ce temps tu te moquais de moi ! Dire que je me suis donné tellement de
mal…
— Mais enfin, c’est vrai ! Tu crois que je plaisanterais avec quelque chose
comme ça !
— Euh… Oui ! Ça te ressemble beaucoup.
— Mais…
— Mettre ça sur le dos de Derek, quand même ! Tu vas trop loin, Daisy.
— C’est la vérité, insistai-je. D’ailleurs, je ne fais plus ce genre de blagues
depuis très longtemps.
— Très longtemps ? rétorqua Trent. Bon, c’est vrai… Mais ça devait
apparemment te manquer, vu que tu as repris !
— Donc… Tu ne me crois vraiment pas ?
— Franchement ? Non. Je ne peux pas sérieusement croire que Derek
puisse… non. Quand tu parlais d’adultère, ça passait encore, mais là, tu vas
vraiment trop loin !
— Tout est vrai ! Tout est vrai ! Je te le jure !
— Ça suffit !
Il ne me croit pas du tout. Qu’est-ce que je vais faire ? Je n’avais pas du tout
prévu ça. Je n’ai pas pensé à l’éventualité que personne ne me croie. Si même
Trent ne me croit pas, qui voudra me croire ? Après tout, je n’ai aucune preuve,
à part mes souvenirs. Mais c’est naturel de ne pas croire une fille qui a été
amnésique pendant plus de dix ans.
Il se leva et reprit son chemin, sans moi.
— Trent, attends !
Il se retourna. Il fronçait les sourcils, avec un air déçu. Je m’approchai de lui,
puis je plongeai mon regard dans le sien.
— Même si personne sur terre ne me croit, dis-je avec sérieux, il faut au
moins que toi… Tu as toujours dit que tu pouvais lire en moi comme dans un
livre, non ? Des fois, tu arrives même à anticiper mes actions, tu exprimes à
haute voix ce que je pense tout bas. J’ai parfois l’impression que tu lis dans mes
pensées. Si je mentais, tu le saurais, Trent. Tu arrives toujours à le savoir. Je n’ai
jamais réussi à te mentir.
Son visage se détendit et ses épaules s’affaissèrent. Il ferma les yeux et leva
le visage au ciel en soupirant, avant de me regarder de nouveau.
— Si c’est encore un de tes canulars… Tu auras affaire à moi !
— Est-ce que tu as pu appeler les numéros que tu as pris de son portable ?
demandai-je.
— Non, je n’ai pas eu le temps.
— Appelle et je suis sûre que tu découvriras que Derek a une histoire avec
une de ces femmes, ou a eu une aventure avec une d’elles, ou encore avec ces
trois femmes, sinon plus.
— C’est absurde.
— La femme de mes souvenirs est différente de celle avec qui il était cet
après-midi-là, donc ça fait déjà deux. Ça fait dix ans qu’il trompe Evelyn !
Pourquoi il se contenterait d’une seule femme ? Après tout, il n’a aucune pudeur,
aucune morale, pas une once de compassion, de bonté ou de gentillesse. C’est un
monstre !
Ma voix commençait à trembler, tout comme le reste de mon corps.
Cependant, je ne versai pas de larmes, j’étais bien décidée à ne pas pleurer,
jamais je ne verserais une seule larme de plus à cause de ce monstre ! Trent me
prit alors dans ses bras.
— Du calme, Daisy, c’est rien, c’est rien…
– Non, ce n’est pas rien, je veux qu’il paie ! Je veux qu’il soit puni, je
déteste l’idée qu’il se promène libre depuis dix ans sans aucun remords après ce
qu’il m’a fait !
— Alors… c’est vrai ? chuchota Trent.
Il m’écarta un peu de lui pour regarder mon visage.
— C’est vrai alors… Derek…
Il fronça de nouveau les sourcils et me reprit dans ses bras. Je sentais le cœur
de Trent battre de plus en plus vite.
— Comment a-t-il pu te faire du mal ! dit-il. Il va payer, ne t’inquiète pas,
il ne restera pas impuni. On va le coincer ! Je te le promets.
Je ne sais pas pourquoi les mots de Trent me firent autant plaisir, c’était bon
de savoir qu’il me croyait, de l’avoir à mes côtés et d’entendre qu’il était prêt à
me défendre. Il me serra encore, puis me relâcha, pour me regarder de nouveau.
Il me reprit dans ses bras une dernière fois en répétant qu’il était désolé. Je lui
répondis que ce n’était pas de sa faute, mais il eut l’air de ne pas m’entendre. Il
donnait l’impression d’avoir échoué dans l’accomplissement d’une mission. Une
fois qu’il fut calme, nous reprîmes notre marche.
— Merci…, dis-je. C’est vraiment la dernière personne que j’ai envie de
voir.
— Dans ce cas, j’ai une bonne nouvelle, tu n’auras pas à le voir pendant un
bon moment.
— Ah oui ? Pourquoi ?
— Tu te souviens du coup de fil de son patron qu’il avait dit attendre ? Eh
bien, c’était pour confirmer que son patron allait effectivement l’envoyer en
voyage d’affaires pendant trois mois. Il est parti il y a deux jours.
— Mais pourquoi personne ne m’a rien dit ?
— Eh bien, vu ton état, comme tu as pu le remarquer, tout le monde a
préféré te laisser tranquille. Ils se sont sûrement dit que c’était une nouvelle qui
n’allait pas te plaire…
— Au contraire !
— Oui, au vu des circonstances, c’est une bonne nouvelle. Mais les autres
ne sont pas au courant.
— Je ne veux pas qu’ils le soient encore, dis-je. Maintenant que Derek est
parti, j’ai un peu de temps avant d’avouer tout ce qui s’est passé… Parce que,
quand je dirai tout, je sais que j’aurai beaucoup de pression sur les épaules, alors
je préfère prendre les choses pas à pas.
Trent me regarda, inquiet.
— Tu as raison, dit-il, mieux vaut attendre encore un peu.

10
C’est quoi l’amour ?




À la fin de la journée, j’allais mieux. De plus, le fait de trouver Evelyn à la
maison lorsque j’étais rentrée avait grandement ajouté à ma joie. Apparemment,
maman lui avait proposé de venir séjourner à la maison, le temps que Derek
revienne.
— À quoi bon rester seule chez toi alors que nous sommes là ? avait-elle
dit.
Evelyn avait joyeusement accepté, et moi, rien ne pouvait me faire plus
plaisir, surtout en ce moment. Maman avait préparé la chambre d’ami pour elle,
mais j’avais décidé de venir m’y incruster !
— Je peux venir aussi ? demanda Andrew.
— Tu es sérieux ? répondis-je. C’est une soirée filles !
— Mais… je dormirai par terre.
— Je ne veux pas le savoir, dis-je. Non, mais, tu n’as pas honte de
demander ce genre de chose ?
— T’es pas gentille ! rétorqua-t-il.
— Ouais, c’est ça. Va dans ta chambre, ordonnai-je
— Tu pourrais appeler ton ami Jeff, si tu ne veux vraiment pas dormir tout
seul ce soir, dit Evelyn.
— Mouais…
— Maintenant, va-t’en ! répétai-je.
— Oh, Evelyn, dit Andrew en m’ignorant, tu as entendu parler de ce type
qui a posé des bombes dans le bus, et…
— Ouais, ouais, on connaît l’histoire ! rétorquai-je en le poussant dehors.
— Hmpf ! Grincheuse ! s’écria-t-il.
Puis il s’en alla. Quel toupet, ce gamin ! Il avait oublié que j’étais son aînée !
Je me dis alors qu’un de ces jours je lui apprendrais à me respecter !
— Ah, Daisy ! Je suis trop contente ! dit Evelyn. Ça fait tellement
longtemps qu’on n’a pas dormi ensemble toutes les deux !
— Oui, je sais ! Ça m’a manqué de ne pas t’avoir rien qu’à moi !
— Awww.
Evelyn était déjà changée et portait ce que je pense pouvoir appeler son
pyjama. C’était encore le pull-over bleu délavé, mais ça faisait un moment
qu’elle ne l’avait pas mis. Je m’assis à ma table, devant le miroir, pour brosser
mes cheveux avant de me coucher. Elle s’approcha de moi et prit la brosse avant
moi.
— Tu te souviens quand je te brossais les cheveux toutes les nuits avant
que tu t’endormes ? me demanda-t-elle.
Comment aurais-je pu oublier ?
— Je ne pouvais pas m’endormir avant que tu le fasses. Ça me faisait
tellement de bien.
Elle commença à les brosser, doucement, comme avant. Je remarquai alors
que sur la manche de son pull-over apparaissaient les lettres « W&E ». Je saisis
alors sa main, pour mieux l’examiner, j’avais déjà vu ces lettres inscrites quelque
part.
— Qui a brodé ça ? demandai-je.
— Ben quoi ? Tu ne supposes pas que c’est moi ?
— Euh, tu ne sais pas broder, Evelyn ! dis-je en riant.
— Ce n’est pas drôle. J’ai vraiment fait de mon mieux pour apprendre, ce
n’est juste pas mon truc. C’est maman qui a brodé ça, un jour où elle n’avait rien
à faire.
— Oh ! Voilà ! Je sais où j’ai déjà vu ces lettres. Elles sont inscrites sur un
stylo-plume noir et or que tu n’utilises pas ni ne sors jamais, stylo que tu mets
dans un coffret prévu à cet effet.
— Waouh ! Quelle mémoire !
— Ouais, je sais, dis-je fièrement. Je m’amusais avec parfois, désolée. Ça
veut dire quoi ?
Evelyn caressa la cicatrice sur mon front avant de me répondre.
— Les lettres ? Pourquoi tu veux savoir ? Moi, ce qui m’étonne, c’est
qu’avec une mémoire pareille tu ne te souviennes toujours pas de ce qui t’est
arrivé.
— Ah… Ouais…
Elle continua à brosser mes cheveux, en fredonnant joyeusement. Je la
regardais.
Comment elle réagira quand je lui dirai ? Comme Trent ? Est-ce qu’elle sera
dévastée ? Je ne veux surtout pas lui faire de mal… C’est la dernière chose que
je veux. Evelyn… si tu savais !
— Evelyn.
— Oui ? répondit-elle en me regardant dans le miroir.
— Je… hmm…
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Je me levai, puis je m’attachai les cheveux.
— Je pense que tu les as suffisamment brossés, merci.
— Daisy, est-ce que tu vas bien ? Maman m’a dit que ces derniers temps
ça n’allait pas très fort et tu ne m’as même pas appelée. Tu peux tout me dire, tu
sais…
— Oui, je sais.
— Alors, qu’est-ce qu’il y a ? C’est Kurt ?
— Qui ça ? demandai-je.
— Kurt, tu sais, le garçon qui… En même temps, pourquoi tu te
souviendrais de lui en particulier, il y en a tellement, dit-elle en riant.
— Evelyn, est-ce que tu aimes Derek ?
Elle parut déconcertée par ma question. Elle posa la brosse qu’elle avait dans
la main sur la table et me regarda avec un air sérieux.
— Pourquoi tu me poses cette question tout à coup ?
— C’est juste une question, répondis-je.
— Pourquoi je ne l’aimerais pas ?
— Je ne sais pas… Vous ne vous êtes pas connus longtemps avant de vous
marier.
— Deux ans, c’est déjà pas mal, rétorqua-t-elle.
— Oui, mais tu étais jeune, tu n’avais que 22 ans, et maintenant, tu en as
32.
— Ce n’est pas la peine de me rappeler mon âge !
— Oh, désolée… C’est juste que je sais que maman aime papa et que papa
aime maman. Ils se le disent sans cesse. J’ai même l’impression qu’après chaque
dispute leur relation n’en devient que plus forte. Mais, je ne t’ai jamais entendue
expressément dire que tu aimes Derek. Et vous ne vous disputez jamais.
Elle s’assit sur le lit et me sourit.
— Daisy, quand tu seras plus grande, tu comprendras que chaque relation
est différente, particulière, unique. Tu ne peux pas comparer une relation à une
autre. Ce n’est pas parce qu’on ne se dispute pas qu’on ne s’aime pas. Ce n’est
pas non plus parce que je ne dis pas les choses clairement que je ne les ressens
pas. Je le montre, je ne suis pas forcement du genre à le dire.
— Mais, moi, tu me dis tout le temps que tu m’aimes.
— C’est totalement différent, répondit-elle en souriant. Toi, tu ne m’as
jamais clairement dit que tu m’aimes, pourtant, je le sais. D’un autre côté,
j’imagine que tu n’aurais aucun mal à déclarer à Trent que tu l’aimes.
— Beurk ! Pourquoi je ferais ça ?
Elle rit puis s’approcha de moi et me caressa la joue.
— Tu vois, tout le monde est différent. Je tiens énormément à Derek, sinon
je ne l’aurais jamais épousé. Et puis-je ajouter que tu es très jolie comme ça,
quand on voit tout ton visage ?
— Merci.
— Bon, et si on allait au lit ? Je suis très fatiguée, j’ai eu une longue
journée.
Elle s’affala sur le lit à deux places, puis je m’allongeai à côté d’elle et elle
me prit dans ses bras. Au bout de cinq minutes, elle était déjà presque endormie.
Évidemment qu’elle aime Derek, sinon elle ne l’aurait pas épousé. Mais si
seulement elle ne l’aimait pas, les choses seraient plus faciles. Est-ce qu’elle va
me détester après ça ?
— Evelyn ?
— Hmm…, répondit-elle faiblement.
Après un petit moment, je vis bien qu’elle était endormie. J’espérais qu’elle
ferait de beaux rêves.
— Je t’aime, Evelyn, chuchotai-je.

11
L’autre fille




Les jours passés avec Evelyn étaient formidables. Elle était joyeuse et
rafraîchissante depuis qu’elle s’épanouissait dans la nouvelle église que Trent lui
avait trouvée. Son humeur était stable. Pour je ne sais quelle raison, elle était
toujours joyeuse. J’aimais la voir comme ça, sa joie déteignait sur moi. Je sentais
qu’on était encore plus proches qu’avant. Ça allait faire plus d’un mois qu’elle
était avec nous. Je ne voulais pas que ça s’arrête, c’étaient des jours heureux.
Cependant, plus ces jours passaient, plus je sentais un nœud dans mon ventre. En
effet, ça voulait dire qu’il allait bientôt être l’heure de dénoncer Derek, parce
qu’il n’était pas question qu’il revienne et fasse comme si de rien n’était. Mais,
je repoussais toujours l’échéance au lendemain, parce que dénoncer Derek
signifiait faire beaucoup de mal à Evelyn. Est-ce que je pourrais le faire ? Trent,
quant à lui, continuait à mener son enquête de son côté, il fallait savoir
exactement combien de femmes Derek avait vues et, surtout, si possible,
recueillir leurs témoignages pour que ce ne fût pas notre parole contre celle de
Derek. Il me disait de ne plus y penser et de le laisser faire, il voulait me
décharger de cela. J’en étais ravie. Mais, depuis quelque temps, Trent avait une
attitude très étrange… Il me cachait quelque chose, je le savais. Cependant, je
n’avais absolument aucune idée de ce que cela pouvait être. Quoique, depuis un
bon moment, il passait encore plus de temps avec Bénédicte qu’il ne le faisait
avant. S’agissait-il de ça ? Il avait déjà annulé quelques-uns de nos rendez-vous
pour aller avec elle.
— Comment ça, tu ne peux pas venir ? demandai-je alors qu’il en annulait
encore un autre.
— Je suis désolé, je dois rencontrer Bénédicte à 14 heures, chez elle. Mais,
je me rattraperai !
— Mais…
Avant qu’il me fût possible de commencer ma phrase, il avait déjà raccroché.
Bénédicte… Je la déteste ! Et Trent, il croit vraiment que c’est le moment de
flirter ? Comment peut-il me laisser tomber pour cette fille ? Je croyais qu’il
devait s’occuper de moi ! Qui est la plus importante à ses yeux ? Il a clairement
fait son choix… Mais qu’est-ce qu’elle a que je n’ai pas ?
Je connaissais déjà la réponse à cette question. J’étais peut-être proche de
Trent, mais Bénédicte avait un lien avec lui que je n’aurais peut-être jamais eu.
Avec elle, il pouvait se laisser aller à parler de son sujet préféré : Dieu. Elle était
connectée avec lui au niveau spirituel. Or la vie spirituelle de Trent est une
grande part de sa vie, sinon toute sa vie.

* * *
Deux jours plus tard, au lycée, je le vis encore avec elle. Cette fois, c’en était
trop. C’était la pause, c’était souvent à ce moment-là qu’il s’éclipsait pour aller
la voir. Mais, cette fois, je le suivis. Elle l’attendait dans un coin du couloir,
lorsqu’elle le vit, ses yeux s’illuminèrent et elle lui adressa un magnifique
sourire. Elle est tellement mignonne, ça m’énerve ! Maintenant, ils riaient. Elle
lui tenait la main… puis, tout à coup, Trent la prit dans ses bras, comme il l’avait
fait avec moi ! Comment peut-il ?! Trent ne prend jamais qui que ce soit dans ses
bras, que ce soit un garçon ou une fille. D’habitude, il n’enlace personne
d’autre à part moi ! Il lui murmura quelque chose à l’oreille, puis ils s’en
allèrent. Je n’avais plus envie de suivre. En me retournant, je vis Tina qui se
tenait derrière moi. Je n’avais pas remarqué qu’elle était là.
— Alors Daisy, dit-elle en ricanant, on dirait que Trent t’a laissé tomber, il
est passé à autre chose. Mais, tu sais quoi ? Je préfère encore que ce soit avec
elle plutôt qu’avec toi.
Elle me poussa puis continua son chemin.
Trent m’a laissée ? Est-ce que c’est possible ? Peut-être qu’il en a marre de
moi. Peut-être qu’il s’est simplement lassé d’être avec moi. Pourtant, j’ai essayé
de ne pas être trop tristounette, pour ne pas l’ennuyer avec l’histoire de ma vie.
J’ai été de bonne compagnie ces derniers temps, non ?
À la fin de la journée, sans nous adresser un mot, je rentrai en sa compagnie.
Il était désormais clair que quelque chose n’allait pas. Il avait évité mon regard
durant toute la journée et n’avait pas cherché à engager la conversation avec
moi. On continuait à marcher silencieusement, mais ce silence me pesait. Je
m’arrêtai alors et il se retourna, curieux.
— Trent, si tu veux me dire quelque chose, fais-le ! lui lançai-je,
exaspérée.
— Hein ?
Il parut déconcerté et ne savait plus où se mettre. Il détourna de nouveau son
regard du mien.
— Mais, il n’y a rien à dire. Je n’ai rien à te dire… pour l’instant,
murmura-t-il.
— Arrête de me mentir !
— Je ne mens pas ! Enfin… je…
— Quoi ?
Tu es avec Bénédicte, c’est ça ? Tu me laisses tomber pour elle ? Dis-le vite,
comme ça, ce sera fait et je pourrai rentrer chez moi me morfondre.
— Daisy, dit-il, il vaut mieux que tu rentres seule. Je dois aller quelque
part…
— Ben voyons !
— Je viendrai chez toi demain.
— De toute façon, c’est ta vie. Fais ce que tu veux !
— Quoi ? Qu’est-ce que tu as ?
— Rien.
Il me regarda tristement, puis il soupira et s’en alla. J’eus un très mauvais
pressentiment.
Trent, tu n’as pas le droit de m’abandonner, surtout pas à un moment comme
celui-là. Je ne le supporterais pas.

* * *
— Daisy ? dit Evelyn, une fois que je fus rentrée seule. Où est Trent ? Il ne
t’a pas accompagnée ?
— Non…
— Pourquoi ? Vous vous êtes disputés ?
— Il… Il va chez Bénédicte.
— Oh.
Evelyn avait aussi remarqué l’attitude étrange de Trent. Je m’affalai sur le
canapé, laissant mon sac tomber à terre. Je n’arrivais pas à comprendre les
sentiments qui envahissaient mon cœur. Je voulais que Trent soit heureux et je
savais que, ces derniers temps, je l’avais beaucoup accaparé. Mais je ne voulais
pas qu’il s’éloigne de moi.
— Daisy…
— Je crois que Trent et Bénédicte…
— Ah.
— Je la déteste !
— Ne dis pas ça. C’est une très gentille fille, je l’ai déjà rencontrée.
— Comment tu peux dire ça ! Tu es de quel côté ?
Evelyn s’assit à côté de moi et me caressa les cheveux.
— J’ai toujours cru que Trent et toi étiez inséparables. Mais il faut se
rendre à l’évidence, vous vivez dans deux mondes différents, et ça, je crois qu’il
l’a récemment compris. De toute façon, il se mariera avec une chrétienne…
— Mariage ? Pourquoi tu parles de mariage ?
— Daisy, laisse-moi terminer. Ce n’est pas qu’il ne t’aime plus. C’est juste
qu’il se rapproche de cette fille, et c’est naturel qu’il soit attiré par elle. Il devient
un homme, et si finalement ce n’est pas Bénédicte, ce sera une autre. Mais je
suis sûre qu’il ne te laissera pas tomber pour autant. Il tient trop à toi pour ça.
— Je sais. Mais quand il s’éloigne, je me sens seule. Et qui a dit qu’il était
obligé de se marier avec une chrétienne ?
— Eh bien, la Bible le conseille, et c’est logique. Imagine un foyer dans
lequel le mari est chrétien et la femme ne l’est pas, ou inversement, la maison
serait divisée, les enfants seraient partagés, il n’y aurait pas de paix ni d’unité.
— Je comprends, mais… toi, maintenant tu es…
— Oui c’est vrai. Quoique, c’est différent, parce que j’ai épousé Derek
avant de le devenir.
— Je vois.
J’ai juste du mal à imaginer Trent avec une autre fille que moi. Wow !
Pourquoi j’ai pensé ça ?! Non, non, Trent peut faire ce qu’il veut. Alors,
pourquoi j’ai ce pincement au cœur ? Pourquoi ça me fait mal d’imaginer Trent
avec une autre fille ? C’est mon ami, je devrais vouloir son bonheur, et si
Bénédicte arrive à le rendre heureux, je devrais en être heureuse aussi, non ?

12
La goutte d’eau




— Il est plus que temps que je t’en parle, me dit Trent lorsqu’il vint chez
moi le lendemain.
Oh non… Je ne veux pas entendre ça.
Mon cœur commençait déjà à battre plus vite et à me faire mal.
— Je t’écoute, répondis-je calmement.
Nous étions dans le salon, c’était le week-end et personne n’était à la maison.
Andrew était chez Jeff, Evelyn encore à l’église et maman et papa à un banquet
organisé par un de leurs amis. Trent savait qu’il n’y aurait personne à cette
heure, c’était pour ça qu’il avait choisi de venir à ce moment-là.
— Ce n’est pas quelque chose de facile à dire…, reprit-il. Tu devrais
t’asseoir.
— Non.
— Je ne plaisante pas, tu devrais t’asseoir.
— Non.
— Daisy, vraiment…
— J’ai dit non ! Dis-moi juste ce que tu as à me dire. Qu’on en finisse !
— Très bien.
Il marcha quelques instants de long en large dans la pièce.
— Bon, finit-il par commencer. J’aurais vraiment préféré que les choses ne
se passent pas comme ça, mais… Il y a des choses qu’on ne peut pas contrôler.
Il s’approcha de moi, me regarda dans les yeux et me dit :
— Daisy… Je suis vraiment désolé…
— Oh, ce n’est pas vrai ! dis-je en détournant mon regard du sien. Je le
savais ! Je le savais ! Depuis le début !
— Tu sais ? dit-il, étonné.
— Mais oui ! C’était tellement évident, tout le monde l’a remarqué, même
Tina !
— Tina ? Il fronça les sourcils. Euh, t’es sûre ?
— Oui ! Elle m’en a encore parlé hier, rétorquai-je.
— Incroyable, dit-il.
— Ben non, pas tellement, quand on n’est pas discret !
— J’imagine qu’il aurait dû l’être un peu plus, répondit Trent en secouant
la tête avec désapprobation.
— Il ?
— Oui.
— Qui ça « Il » ? demandai-je.
— Eh bien, Derek.
— Derek ? Pourquoi tu parles de Derek ?
— Parce que c’est de lui dont il est question, répondit Trent, l’air de plus
en plus confus. De qui est-ce que tu parles, toi ?
— Bénédicte.
— Bénédicte ? Bénédicte ? Il répéta le prénom comme si c’était la
première fois qu’il l’entendait. Pourquoi tu parles de Bénédicte ?
— Je croyais que c’était de ça qu’il était question ! Toi et Bénédicte…
— Wow ! Wow ! Moi et Bénédicte ? Quoi ? Daisy, tu crois vraiment que
j’ai la tête à ça en ce moment ? Combien de fois est-ce que je dois te dire qu’il
n’y a strictement rien entre elle et moi ! En plus, je peux t’assurer qu’elle a
également d’autres priorités.
— Bien sûr, dis-je en roulant des yeux.
Trent s’approcha de moi et me saisit par les bras pour m’appeler à la raison.
— Comment est-ce que tu peux croire qu’avec tout ce qui est arrivé
dernièrement, avec tout ce qui t’est arrivé, je puisse m’aventurer à flirter avec je
ne sais qui ? Daisy, je n’aurai de repos qu’une fois que je saurai que le monstre
qui t’a fait du mal sera derrière les barreaux !
La voix de Trent avait commencé à trembler. Il voulait continuer, mais il
s’arrêta et me relâcha avant de me tourner le dos.
— Trent… Je croyais que… Pardon…
— Ne t’excuse pas. C’est juste que des fois j’ai l’impression que tu ne
réalises toujours pas à quel point je t…, il fit une pause et prit une grande
bouffée d’air. Depuis que tu m’as dit ce que Derek t’a fait, j’étais tellement en
colère, je ne savais pas comment contenir cette rage. Mes pensées étaient…, il fit
à nouveau une pause, plus courte cette fois. Je ne veux pas qu’on te fasse du mal,
Daisy. C’est vrai que je suis allé souvent chez Bénédicte récemment, mais c’était
parce qu’on priait ensemble pour ses soucis et les miens. Je vais déjà mieux.
Sans lui dire exactement ce qui se passe, je lui ai parlé de mon état. Elle sait ce
que c’est que d’avoir une colère qu’il est difficile de contenir, elle m’a beaucoup
aidé et encouragé.
— Je ne le savais pas.
Il se retourna et me sourit. Je m’en voulais d’avoir douté de lui.
— Ce n’est rien, dit-il. C’est loin d’être important, au regard de ce qui se
passe.
— Alors… Qu’est-ce qui se passe ? demandai-je.
— Les dérapages de Derek sont bien pires que ce qu’on croyait.
— De beaucoup ?
— Oh oui ! Tu avais raison, les trois numéros que j’ai enregistrés sont ceux
de femmes qui ont eu une aventure avec lui. Je leur ai simplement fait
comprendre qu’on soupçonnait Derek d’une agression, qu’il était possible que la
police les interroge, et elles ont été très coopératives.
— En gros, tu as utilisé mon histoire pour leur soutirer des infos, dis-je.
— Exact.
Selon les infos de Trent, Derek vivait vraiment dans la débauche, on eût dit
qu’il avait un problème avec les femmes. Il passait d’une femme à l’autre sans
cesse, mais il choisissait toujours celles qui, comme lui, ne voulaient pas
d’attache.
— Comment est-ce qu’il peut vivre comme ça ?
— Ce n’est pas tout, continua Trent. Je n’ai pas tout de suite réussi à
joindre la troisième femme. Elle était à l’hôpital parce qu’elle a été…
Il s’arrêta net, me regarda et recommença à marcher en soupirant.
— Trent, dis-moi !
— Une seconde, une seconde ! Elle a été…
— Il l’a aussi agressée ? C’est ça ?
— Non, non. Enfin… pas vraiment. Elle a été… contaminée par le virus du
SIDA.
— Q… Q… Quoi ?
— Et Derek est celui qui…
Pendant un instant, j’eus comme une absence, puis mes jambes me lâchèrent
et je faillis tomber à terre, mais Trent me retint et m’aida à m’asseoir.

13
Première dispute




Il y a encore quelques mois, tout allait bien. Tout à coup, les choses
semblaient aller de mal en pis. Un cauchemar, c’était ça ! Tout ça n’était qu’un
rêve, une sorte de cauchemar. Derek n’a jamais trompé Evelyn, Derek ne m’a
pas agressée et, par-dessus tout, il n’a pas le… Evelyn…
— Daisy…
— Trent, dis-moi que je suis en train de rêver.
— Je ne peux pas faire ça. Les choses sont telles qu’elles sont, on ne peut
pas tout contrôler. Il faut y faire face.
— Y faire face…, chuchotai-je. Oh, Evelyn…
— On n’est pas sûr que…
— Mais pourquoi ? Pourquoi, les choses se passent-elles comme ça ? Où
est Dieu là-dedans, hein ? m’écriai-je en me levant brusquement.
— Ne dis pas ça.
— Pourquoi ? Dieu était où quand j’ai été agressée ? Dieu était où quand
Derek a manipulé Evelyn et s’est immiscé dans nos vies ?
— Au cas où tu l’aurais oublié, répondit calmement Trent, je te rappelle
que cette nuit-là tu aurais dû mourir.
Il se leva à son tour et me regarda puis secoua la tête avec incrédulité.
— Tu aurais dû mourir, Daisy. J’ai compris ça quand je suis arrivé à
l’hôpital cette nuit-là, c’est pour ça que je n’ai pas pu retenir mes larmes, jusqu’à
ce que je te voie. Personne ne sait comment tu as fait pour atterrir devant le
portail de chez toi, toujours en vie. Et tu oses encore demander où était Dieu ?
— Je… Ce n’est pas tout à fait ce que je voulais dire…
— Quant à Derek, je te l’ai déjà dit, qu’on soit bon ou mauvais, on a tous
un libre arbitre et peu importe qui on est, Dieu ne nous l’enlève pas. On fait des
choix par nous-mêmes. Mais, malgré les dégâts que Derek a causés, je suis sûre
que tout va s’arranger.
— Non, c’est impossible… C’est trop tard… Evelyn…
— Ne dis pas ça.
Trent essayait de continuer à me rassurer. Mais rien n’y fit, comment ne pas
voir les choses en noir ? Lorsque je fus un peu plus calme, il m’expliqua en
détail comment il avait fait pour découvrir tout cela. En réalité, sa conversation
avec la troisième femme, qui était à l’hôpital, venait simplement confirmer ce
qu’il avait déjà découvert. En effet, un jour où Evelyn était venue séjourner à la
maison durant l’absence de Derek, il lui avait demandé de lui prêter les clés de
chez eux parce qu’il était persuadé d’avoir oublié un pull-over là-bas. C’était
vrai et, dans un premier temps, il ne voulait rien faire d’autre que prendre son
pull. Mais, une fois arrivé là-bas, il se rendit compte que dans le lot qu’elle lui
avait confié il y avait notamment la clé de la pièce de travail de Derek, un bureau
où personne à part lui ne peut entrer. Il en avait profité pour aller fouiner un peu.
Au début, il n’avait rien trouvé de spécial, rien que des dossiers et d’autres
paperasses. Il s’apprêtait alors à sortir, mais il n’était pas en paix, il y avait dans
ce bureau quelque chose qu’il devait trouver.
Trent continua alors à fouiller, mais en vain. Il s’assit sur la chaise de Derek
et fouilla dans chaque tiroir du bureau, rien. Cependant, il avait mal refermé le
dernier tiroir, qui était assez fragile, et au moment où il voulut partir, son pied
heurta le tiroir et celui-ci tomba à terre. Ce fut alors que Trent découvrit que ce
tiroir avait un double fond. C’était là que Derek cachait son dossier médical.
Trent était resté pendant plus d’une heure à lire et relire le dossier. Il pensait ne
pas avoir compris. En fait, cela allait faire plus de quatre ans que Derek se savait
atteint par le virus du Sida.
Alors que Trent était sur le point de continuer à raconter, quelqu’un frappa à
la porte d’entrée. Je me ressaisis, puis j’allai ouvrir. C’était Evelyn.
— Oh ! Tu es à la maison ? demanda-t-elle, surprise.
— Evelyn ! m’écriai-je en lui sautant au cou. Oh, Evelyn…
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Salut Evelyn, dit Trent qui arrivait derrière moi.
— Ah, tu es là aussi ? Vous discutiez ? J’espère que je ne vous dérange
pas. On a fini un peu plus tôt à l’église, du coup j’suis rentrée.
— Evelyn…, dis-je de nouveau.
— Mais qu’est-ce qu’il y a, Daisy ? D’ailleurs, tu peux me laisser entrer ?
ricana-t-elle.
— Laisse-la entrer, Daisy, dit Trent en m’écartant d’elle.
Evelyn ôta son manteau puis entra dans le salon en fredonnant.
— Alors, vous faisiez quoi ? demanda-t-elle.
— Evelyn, je dois te dire quelque chose, dis-je en ignorant sa question.
— Non, Daisy ! s’exclama Trent. Pas maintenant.
— Si ! Evelyn, Derek est un menteur ! Il faut que tu le quittes le plus vite
possible !
— Quoi ? Mais qu’est-ce que tu racontes ?
— Derek…, continuai-je, Derek… te trompe.
Elle me regarda les yeux grands ouverts, comme si elle ne comprenait pas les
mots qui sortaient de ma bouche.
— Je suis désolée, Evelyn, dis-je. Je l’ai vu un après-midi en train
d’embrasser une autre femme.
Trent soupira puis il se mit à côté de moi.
— C’est vrai, Evelyn, dit-il calmement. Il l’a fait à plusieurs reprises
depuis que vous êtes ensemble.
— Q… Quoi ? Derek ?
— Oui, dit Trent.
— Mais tu es sûr ? demanda-t-elle à Trent. Ce n’est pas…
— Il n’y a pas de doute, déclara-t-il.
Elle s’assit lentement sur le canapé, le regard vide, essayant de réaliser ce
qu’on venait de lui révéler.
— Evelyn, continuai-je, c’est aussi Derek qui m’a agressée cette nuit-là !
En plus, il essaie de te contaminer avec le virus du sida ! Il faut que tu le quittes
le plus vite possible !
— Daisy ! s’exclama Trent en me saisissant par le bras.
— Waouh…, dit Evelyn avec un soupir de soulagement.
Elle se leva et se mit en face de moi.
— Ce n’était pas marrant, dit-elle.
— C’est vrai, Evelyn ! m’exclamai-je en me dégageant de l’emprise de
Trent. Je te le jure !
— Bien sûr, je suppose aussi que Trent est un serial killer ! Quand est-ce
que tu vas grandir ? J’espère que tu te comporteras autrement quand Derek
rentrera la semaine prochaine.
— La semaine prochaine ! m’exclamai-je en même temps que Trent.
— Oui, il a décidé de rentrer plus tôt, parce que je lui manque trop.
— Oh non…, murmura Trent.
— Il faut que tu me croies, Evelyn !
— Ça suffit, Daisy, dit-elle.
— Derek est dangereux ! insistai-je.
— Arrête de parler de lui comme ça ! s’écria-t-elle.
Elle me regardait avec colère, visiblement peinée. Evelyn ne me crie jamais
dessus. Les larmes commençaient à me monter aux yeux…
— Ça suffit, dit-elle plus calmement avant de s’en aller.
Je l’ai regardée s’éloigner de moi sans pouvoir la retenir, ça ne servait à rien.
— Bravo ! dit Trent. T’es fière de toi ? Maintenant, il n’y a aucune chance
pour qu’elle nous croie, ou au moins qu’elle veuille nous écouter. Pourquoi il
fallait que tu lui dises ça ? On aurait pu… Je ne sais pas, lui annoncer les choses
petit à petit…
Il s’arrêta de parler lorsqu’il remarqua mes yeux remplis de larmes. Du dos
de son index, il essuya la première larme qui coula sur ma joue et me supplia de
ne pas en verser d’autres parce qu’il ne supportait pas de me voir pleurer. Je
n’avais peut-être pas eu la bonne approche, mais mes intentions étaient bonnes.
Peu après, Trent dut rentrer, au grand malheur d’Andrew. Evelyn, quant à elle,
m’ignora pendant toute la journée. Au dîner, il y eut un silence pesant.
— Qu’est-ce qui se passe encore ? murmura Andrew.
— Les filles, qu’est-ce que vous avez ? demanda maman.
— Rien, répondis-je.
— Mais si, dit Evelyn. Pourquoi tu ne raconterais pas ce que tu m’as dit
cet après-midi ?
— Oooh ! Qu’est-ce que c’est ? demanda papa.
Ça ne sert à rien de raconter ça, personne ne va me croire. Mais si j’arrive à
leur faire réaliser par eux-mêmes que Derek n’est pas quelqu’un de bien…
— Maman, tu peux me raconter comment s’est déroulée la nuit de mon
agression ? demandai-je.
Maman et papa me regardèrent, étonnés par ma question.
— Mais tu as toujours dit que tu ne voulais pas savoir, répliqua-t-elle.
— Maintenant, je le veux, rétorquai-je.
— Maintenant ? dit Andrew. Maintenant, alors qu’on est à table. C’est
sérieux ?
— Tais-toi ! ordonnai-je.
Il grommela, mais ne protesta pas. Maman prit alors une grande inspiration,
puis commença :
— C’était deux semaines avant le mariage de Derek et d’Evelyn. Tu avais
insisté pour passer la nuit chez Derek.
— Ah, donc, j’étais chez Derek !
— Oui, répondit-elle.
— Je sais ce que tu essaies de faire, affirma Evelyn, c’est ridicule.
— Continue, maman, demandai-je.
— Eh bien, je n’ai pas grand-chose à dire en réalité. Tu étais chez Derek
puis, tard dans la nuit, nous avons entendu l’aboiement d’un chien. Ce qui est
très étrange vu qu’il n’y a pas de chien dans les parages, aucun de nos voisins
n’en a. Bref, le chien aboyait tellement fort qu’il a réveillé toute la maison. Il ne
s’arrêtait pas, on ne pouvait pas dormir. Ton père, Evelyn et moi sommes
descendus, mais c’est ton père qui est sorti pour essayer de chasser le chien.
Mais quand il est sorti, il n’y avait pas de chien, la seule chose qu’il ait vue,
c’était…
— C’était toi, reprit papa alors que la voix de maman commençait à
trembler. Tu gisais inerte sur le sol mouillé. Pendant un moment, j’ai cru que
mon cœur s’était arrêté, parce que je te croyais morte. Tu connais la suite. Après,
on t’a amenée à l’hôpital, il s’en est fallu de peu. Pour je ne sais quelle raison, tu
avais fugué, tu étais tellement turbulente à l’époque, impossible de te contrôler.
Derek te cherchait partout. Quand on est allé chez lui, il était encore tout trempé,
le pauvre.
Alors, c’est ça l’histoire ridicule qu’il leur a racontée ? Et tout le monde a
gobé ça ?
— Je déteste me souvenir de cette nuit, dit maman.
— C’est vrai que c’était horrible, enchérit papa. Mais, en même temps, ça
me rappelle à quel point chacun de vous est précieux à mes yeux. Je ne sais pas
ce que je ferais si je vous perdais. Vous êtes nos trésors.
Evelyn, Andrew et moi remerciâmes papa pour ce beau compliment. Puis il
continua à raconter que personne ne savait encore comment j’avais pu arriver
seule devant le portail dans cet état, sachant que cela faisait un moment que
j’étais inconsciente. Or la maison de Derek se trouvait à plus de vingt minutes à
pied et il faisait trop noir. D’ailleurs, Evelyn était censée emménager chez Derek
après le mariage, mais celui-ci avait changé leurs plans au dernier moment et ils
durent emménager assez loin de chez nous, pour le travail de Derek. Encore un
mensonge que tout le monde avait facilement gobé. Si Derek s’était éloigné,
c’était parce qu’il ne voulait pas courir le risque de me voir tous les jours, sinon,
sinon, ça ferait longtemps que je me serais souvenue de ce qu’il avait fait. Dix
ans après, il avait sûrement jugé qu’il pouvait revenir ici sans crainte.

14
Le courage et la peur




— Evelyn…, dis-je une fois que je fus seule avec elle dans le salon.
— Daisy, laisse-moi.
Elle était assise sur le canapé, le regard un peu triste. Je savais qu’elle
n’aimait pas se disputer avec moi, mais je ne pouvais plus me taire.
— Pourquoi tu ne veux même pas écouter ce que j’ai à te dire ?
— Je n’ai pas à écouter ces sottises !
— Derek te manipule…
— Arrête.
— Il ne t’aime pas, il ne voulait que ton argent.
— Tais-toi.
— C’est un menteur, et…
— Arrête de parler comme ça du père de mon enfant ! cria-t-elle en se
levant brusquement.
— Quoi ?
Elle posa délicatement ses deux mains sur son ventre.
— Je voulais attendre que Derek revienne avant d’en parler. Je suis
enceinte de trois mois.
— Oh non… Quelle horreur ! dis-je en regardant le ventre d’Evelyn.
Les mots étaient à peine sortis de ma bouche qu’Evelyn s’approcha de moi et
m’asséna une gifle. Je tenais ma joue en la regardant, très surprise par son geste.
Les larmes d’Evelyn commencèrent à couler sur ses joues alors qu’elle me
regardait avec colère et tristesse. Elle me dit simplement qu’elle ne voulait plus
me voir et s’en alla dans sa chambre. Pourquoi les choses devaient-elles se
passer comme ça ? Pourquoi fallait-il qu’Evelyn porte l’enfant de ce monstre ?
Le pire, c’était qu’il semblait qu’elle aimait vraiment l’être qui grandissait en
elle, peut-être encore plus qu’elle m’aimait, moi. Je n’arrivais pas à croire
qu’elle m’avait giflée… Je voulais juste la protéger, ne pas la laisser entre les
mains de ce type qu’elle appelait son mari et le père de son enfant !
Ben, moi non plus je ne voulais pas la voir ! Cette nuit-là, j’allai dormir dans
ma chambre. Allongée sur mon lit, je ne pouvais pas m’empêcher de penser à la
gifle qu’Evelyn m’avait administrée, ça faisait encore mal. Mieux valait que
j’essaie de penser à autre chose, me dis-je. La première chose qui me vint alors à
l’esprit fut l’histoire que maman et papa avaient racontée au dîner. Ils avaient dit
avoir entendu l’aboiement d’un chien. Or la dernière chose dont je me souvenais
à propos de la nuit de mon agression c’était d’un chien blanc qui s’était approché
de moi. Malgré la pluie abondante, les poils du chien semblaient rester secs.
Et… si c’était ce chien qui m’avait ramenée devant la maison ? Mais d’où
venait-il ? Pourquoi avait-il disparu sans laisser de trace ? Comment avait-il fait
pour me porter ? Comment savait-il où j’étais ? Et… si c’était Dieu qui l’avait
envoyé me chercher ? Je m’endormis cette pensée en tête.

Le lendemain, avant que je ne me réveille, Evelyn était partie. Elle était bien
décidée à ne pas me voir, elle ne m’avait même pas dit au revoir. Quand je me
rendis dans la chambre d’ami, tout était comme si elle n’avait jamais été là. Elle
avait préparé toutes ses affaires le soir et elle était partie tôt le matin. Plus je
sentais qu’elle ne voulait pas me voir, moins j’avais envie de la voir aussi. De
plus, elle n’avait donné aucun signe de remords pour la gifle ! Moi qui disais
qu’elle était gentille et douce, quelle idée ! Elle était têtue comme une mule.
J’avais déjà tout raconté à Trent le soir même, au téléphone. Il avait essayé de
me calmer, de me faire comprendre que même si elle ne le savait pas, Evelyn
avait besoin de moi. De plus, Derek allait bientôt rentrer, on ne pouvait pas la
laisser seule avec lui. Je refusai de l’écouter et je lui interdis d’aller la voir. Si je
lui manquais, elle viendrait elle-même me voir ! Je ne céderais pas, parce que
c’était elle qui avait eu tort.
J’essayais donc de faire comme si de rien n’était. J’entendais des fois maman
parler au téléphone avec elle, sûrement en train de plaider ma cause, mais je les
ignorais. Moi aussi je sais être têtue, Evelyn ! Tout ça, c’est de la faute de Derek.
Si seulement vous ne vous étiez jamais croisés !…
Quatre jours plus tard, je n’avais toujours pas adressé la parole à Evelyn et il
ne semblait pas qu’elle voulût m’adresser la parole non plus. À ce moment-là, je
n’étais plus du tout en colère, je voulais juste que ça s’arrête. Et je me rendais
bien compte que Trent avait raison, Derek allait bientôt rentrer. Même si je lui en
voulais encore, c’était ma grande sœur, et je ne voulais pas qu’on lui fasse du
mal. Je parvins donc à la conclusion qu’il était plus sage d’aller lui rendre visite.
Avant d’y aller, je me mis devant mon miroir pour me coiffer. Cette fois, et pour
la première fois depuis dix ans, je relevai mes cheveux. Je n’avais plus peur que
l’on voie ma cicatrice. Je n’avais plus peur de me souvenir, je n’avais plus peur
parce que je savais que bientôt, comme Trent le dit souvent, tout allait s’arranger.
Bientôt, cette cicatrice ne serait plus que le souvenir de notre victoire sur Derek !
Et puis, il est vrai qu’en réalité elle n’était pas si horrible, elle me donnait même
un certain charme.
Je me rendis seule chez Evelyn, dans l’après-midi, avec un gâteau au
chocolat que j’avais préparé. Avec ça, je suis sûre qu’elle m’ouvrira au moins la
porte. Elle aime tellement le chocolat ! En arrivant devant chez elle, j’eus le
souffle coupé par ce que je vis.
— C’est pas vrai…, murmurai-je avec effroi.
La voiture de Derek était garée devant la maison.
Mais, comment est-ce possible ? Il était censé ne rentrer que dans trois
jours ! Oh non ! Et s’il est à l’intérieur avec Evelyn et qu’elle lui raconte tout ce
qui s’est passé, il saura que je me suis souvenue de tout. Qu’est-ce qu’il va lui
faire ? Est-ce que je dois entrer ? Appeler la police ?
Je me mis devant la porte d’entrée, ne sachant toujours pas ce que je devais
faire.
— Coucou ! dit une voix arrivant derrière moi.
Je sursautai, faisant presque tomber le gâteau que j’avais en main. Je me
retournai, et bien malheureusement, c’était lui… Derek ! Encore quelques
minutes auparavant, je disais que je n’avais plus peur… Eh bien, j’avais tort. Ma
première réaction fut de reculer d’au moins trois pas, j’avais les yeux grands
ouverts, je ne pouvais pas m’empêcher de le fixer. Il était là, devant moi, celui
qui avait tenté de me tuer, celui qui avait tenté de me briser. Il fronçait les
sourcils, l’air confus, puis il s’approcha de moi.
— Daisy ? Qu’est-ce qu’il y a ? me demanda-t-il. Qu’est-ce qui ne va pas ?
Tandis qu’il s’approchait, je reculai. Mon cœur battait de plus en plus vite.
Qu’est-ce qu’il allait me faire cette fois ? C’était comme cette nuit-là, j’avais
tellement peur que j’en perdis ma voix. Et il n’y avait personne dans les parages.
Non ! J’étais plus grande maintenant, j’étais plus forte maintenant. Je pouvais
parler, je pouvais me défendre.
— Ne… ne… t’approche pas, bégayai-je.
Il s’arrêta et me regarda, toujours confus.
— Pourquoi ? C’est comme ça que tu accueilles ton cher frère ? dit-il, tout
sourire.
Mon frère ? Tu ne l’as jamais été ! Tu as tenté de détruire ma famille !
— Je suis revenu un peu plus tôt que prévu, reprit-il. Je n’en pouvais plus
d’être éloigné de vous pendant aussi longtemps.
Menteur ! Comment peux-tu mentir et conserver un visage impassible ?
Il s’approcha encore de moi et tenta de me prendre dans ses bras, je le
repoussai instinctivement en criant. En le repoussant, je sentis les muscles de sa
poitrine et de son bras. Derek était très fort, je n’avais aucune chance.
— Mais, qu’est-ce que tu fais ? demanda-t-il.
Il devenait suspicieux, il ne comprenait pas mon comportement à son égard.
— D’ailleurs… depuis quand tu te relèves les cheveux ? m’interrogea-t-il
en fixant ma cicatrice.
Oh non ! S’il commence à comprendre maintenant, alors qu’il n’y a personne
autour… Cette fois, je ne m’en sortirais peut-être pas vivante, il fallait que je
fasse quelque chose. Courir ? Non, il me rattraperait. Crier ? Ça ne servirait à
rien, il couvrirait ma bouche, et là, il me tordrait le cou ! Faire semblant ?
— Tu as remarqué ? dis-je avec un sourire forcé. Je voulais changer un
peu, alors je les ai relevés.
— Ah oui.
— Je suis tellement contente que tu sois enfin rentré ! m’exclamai-je, alors
que chaque mot que je prononçais me donnait envie de vomir.
— Tu es contente ? Ce n’est pas l’impression que tu as donnée.
— Oh, j’ai été un peu surprise ! Après tout, on ne t’attendait que dans trois
jours.
— Hmm… Mouais. Ben alors, viens dans mes bras ! dit-il en tendant ses
bras vers moi, tout sourire.
Oh Seigneur… Non, là, je ne peux vraiment pas.
— Allez ! Fais pas ta timide ! dit-il en s’approchant de moi.
Il me prit dans ses bras en riant, croyant que j’étais embarrassée alors que
j’étais au bord des larmes tellement j’avais peur.
— Awww, pas la peine de pleurer, Daisy, dit-il en m’écartant de lui, je suis
là maintenant ! D’ailleurs, où est Evelyn ? Elle n’est pas à la maison, je la
cherchais.
— Je ne sais pas du tout.
Même si je le savais, je ne te le dirais jamais !
— Mais, repris-je, c’est elle que je suis venue voir.
— Oh ! ben… tu peux l’attendre à la maison avec moi.
— Non, non, non ! Je… euh… je suis attendue ailleurs, alors, euh… je
dois y aller.
— Ah, dommage !
— Ouais… Tu pourrais donner ce gâteau à Evelyn pour moi ? demandai-je
en lui tendant le panier.
— Pas de souci, me répondit-il.
Il entra dans la maison pour déposer le gâteau dans la cuisine. J’en profitai
pour partir le plus vite possible, mais je sentais que quelqu’un était derrière moi.
Je me retournai lentement et je le vis en train de courir après moi !
— Daisy ! Daisy ! m’appela-t-il. Arrête, je n’en ai pas fini avec toi !
Pas fini avec moi ? Oh non ! Je pris alors mon envol et je courus aussi vite
que possible, mon cœur battait tellement fort que je crus qu’il allait exploser.
Mais, en quelques secondes, il me rattrapa et me saisit par le bras droit. J’étais
totalement essoufflée, alors que lui l’était à peine.
— Mais, pourquoi tu cours ? demanda-t-il.
— Parce que… tu…
— Je n’ai pas eu le temps de dire ce que je voulais dire avant que tu partes,
me coupa-t-il.
— Quoi ?
— Je préfère simplement que tu n’exposes pas cette cicatrice, dit-il avec
sérieux, c’est mieux comme c’était avant, je ne veux pas la voir.
— Ah…
Il relâcha mon bras puis, après m’avoir regardée d’un air suspicieux, il
repartit. Il se doutait de quelque chose… Il savait que je savais. Mes
tremblements reprirent. Mais cette fois, j’allais être courageuse. C’est vrai,
j’avais peur, mais le courage ce n’est pas de ne pas avoir peur, c’est agir même
lorsque l’on a peur. Je n’hésitai donc plus, je n’attendis pas, je courus le plus vite
possible vers le commissariat de police. Ce n’était pas la porte à côté, mais je
courus comme si ma vie en avait dépendu, ce qui était le cas.
En arrivant au commissariat, j’étais extrêmement essoufflée, j’avais mal à la
poitrine et ma tête tournait, mais je m’avançai tout de même vers l’accueil.
L’homme se tenant à l’accueil, un téléphone à la main, me jeta un regard furtif,
puis se retourna, croyant sûrement que ce n’était pas important. Il y avait du
brouhaha, je voyais des gens discuter avec des policiers, personne n’avait
réellement du temps à me consacrer.
— Excusez-moi, dis-je après avoir récupéré un peu.
— Une seconde, rétorqua-t-il sans daigner me regarder.
Il continua nonchalamment à parler au téléphone, il ne me prenait pas du tout
en considération. Mais moi, je n’avais pas de temps pour ce genre de sottise.
— Excusez-moi ! dis-je plus violemment.
Il me regarda de nouveau, l’air offensé, mais, au bout de quelques secondes,
il finit par raccrocher. Puis, après avoir pris une grande inspiration, je
commençai :
— Je veux porter plainte contre mon beau-frère, dis-je.
— Votre… beau-frère ?
— Oui.
— Pour ?
— Tentative de meurtre, déclarai-je en soutenant le regard de l’homme en
face de moi.

15
Accusations




Le policier chargé de mon accueil à l’entrée du commissariat finit par me
prendre au sérieux. Il me fit attendre sur le côté. J’en profitai donc pour appeler
Trent, afin de l’informer de tout. Il ne fut pas content.
— Comment ça, Derek est revenu ! s’écria-t-il au téléphone. Il t’a
touchée ?
— Il ne s’est rien passé.
— Et comment as-tu pu aller au commissariat sans moi ?
— Ben…
— On n’avait pas dit qu’on irait ensemble ? Et tu n’avais pas abandonné
l’idée depuis ta dispute avec Evelyn ? Je croyais que tu voulais « qu’elle se
débrouille ».
— Il fallait que je le fasse…
— Mais, tu n’as aucune preuve pour soutenir ce que tu avances !
— C’est vrai…
— J’arrive, dit-il.
Il raccrocha, et j’étais déjà rassurée de savoir qu’il allait bientôt être près de
moi pendant ce moment. J’allais devoir tout raconter en détail… mais je n’avais
plus peur. Peu après, on m’appela pour que j’aille déposer ma plainte. Trent
n’étant pas encore arrivé, je dis que je préférais attendre encore un peu.
J’attendais Trent à la porte du commissariat, et peu de temps plus tard, je le vis
courir dans ma direction. Il était à bout de souffle.
— Tentative de meurtre, hein ? dit le policier chargé de notre cas, une fois
que nous fûmes dans son bureau.
— Oui, répondis-je timidement.
— C’est une accusation très grave, jeune fille.
— Je… je sais.
Je n’avais pas peur, mais ce policier m’intimidait. Je ne sais pas s’il le faisait
exprès, mais il avait une présence qui en imposait. Je supposais que c’était
normal. Après tout, c’est comme ça que les policiers arrivent à obtenir des
aveux. Nous étions assis en face de lui. C’était un homme qui avait de
l’expérience, ça se voyait. Il devait avoir dans les cinquante ans, il savait ce qu’il
faisait, c’était comme une routine pour lui. Je me demandai alors si les policiers
traitent tous les cas avec soin. Est-ce qu’ils font ça parce que c’est leur boulot ou
parce qu’ils désirent vraiment aider ? L’homme se balançait doucement d’avant
en arrière sur sa chaise tout en me fixant, essayant sûrement de discerner si je
mentais.
— Tentative de meurtre sur qui ? me demanda-t-il.
— M… Moi.
— Êtes-vous sûre que la personne essayait réellement de vous tuer ?
— Oui.
— Ce n’était pas une blague qui a mal tourné ?
— Non.
— Quand ?
— Il y a… euh… approximativement dix ans.
— Dix ans ! s’exclama-t-il.
— Approximativement, précisai-je.
Le policier se pencha en avant, mettant ses coudes sur la table et plongeant
son regard dans le mien.
— Et pourquoi vous ne déposez plainte que maintenant ? demanda-t-il,
curieux.
— Parce que ce n’est que récemment qu’elle s’est souvenue de tout,
intervint Trent en plongeant son regard plein d’assurance dans celui du policier.
— Vous êtes ?
— Un ami.
— Poursuivez.
— Elle n’avait que sept ans à l’époque de l’incident. Après le choc, elle est
devenue amnésique. Mais à la suite de certaines circonstances, elle a récemment
retrouvé la mémoire.
— Oh !
Le policier semblait avoir reçu une illumination. Il posa de nouveau les yeux
sur moi, en contemplant mon visage avec étonnement.
— Vous ne seriez pas la petite qui a été retrouvée la nuit devant le portail
de sa maison en pyjama ?
— Euh… oui, c’est ça, répondis-je, étonnée.
— Ah, je me souviens de cette affaire ! Ça a fait grand bruit dans la ville
pendant longtemps. Une petite fille agressée devant sa maison. Je peux vous
assurer qu’on s’est cassé la tête pour essayer de savoir qui ça aurait pu être et
pourquoi. Mais on n’a strictement rien trouvé et le dossier a été classé.
Il soupira, un peu déçu, puis il se tourna vers Trent et eut une autre
illumination.
— Dis donc, tu ne serais pas le petit garçon qui était avec elle ?
— Euh… ouais, ça doit être moi.
— Mais oui, c’est toi ! C’était à l’hôpital. Quand je suis entré, elle était
encore inconsciente et tu lui tenais la main, puis tu t’es tourné vers moi et tu as
dit : « Vous avez intérêt à trouver qui c’est, sinon… ». Et moi, je t’ai demandé :
« Sinon quoi ? », mais tu m’as juste lancé un regard noir, ça m’a presque fait
peur, petit. Je m’en souviens, tu m’as fait forte impression. Tu ne faisais pas
encore un mètre, mais tu te permettais déjà de menacer un agent de police.
Je mis ma main devant ma bouche pour étouffer mon rire. Trent me fulmina
du regard, me faisant signe de me taire. Le policier posa de nouveau les yeux sur
moi et son expression s’adoucit. Il se leva, s’approcha de moi et s’assit sur la
table, près de moi.
— Est-ce que tu vas bien ? me demanda-t-il d’une douce voix.
— Oui, Monsieur, merci.
— Tu peux m’appeler Morris.
— Eh bien, Morris, je vais beaucoup mieux.
— Raconte-moi tout.
Je m’exécutai. Je me sentais un peu plus à l’aise avec lui, sa contenance avait
changé. Pendant que je lui racontais les faits, son expression changeait, de
surprise en horreur, puis en compassion. Il semblait vraiment concerné par mon
cas, et cela me toucha.
— Derek ? Le beau-frère, hein ? dit-il une fois que j’eus terminé. Il marcha
de long en large dans la pièce, puis il reprit. C’est vrai qu’il avait été notre
premier suspect, mais les charges contre lui ont été rapidement abandonnées. Il
n’y avait aucune preuve, il n’avait pas de mobile et, au vu de votre caractère à
l’époque, il avait une histoire qui tenait la route. Il semblait que vous aviez
fugué. Mais, vous savez, les tueurs les plus dangereux sont ceux que l’on
soupçonne le moins. On ne se méfie pas d’eux, on les laisse entrer dans notre
vie, dans notre intimité. Si quelqu’un est un tueur, ce ne sera pas écrit sur son
front. C’est pourquoi il est très difficile de prouver que tel ou tel individu est un
meurtrier, notamment dans le cas, comme celui-ci, où il s’agit d’un homme
respecté. Alors, avez-vous des preuves de ce que vous avancez ?
— Euh…
Je me contentai de secouer la tête.
— Hmm… C’est un problème ça, déclara Morris. Vous vous rendez
compte que dans ce cas, c’est votre parole contre la sienne ?
— Oui, je sais.
— Et, objectivement, cette histoire paraît assez invraisemblable.
— Mais c’est la vérité, Morris ! intervint Trent.
— Fais gaffe, gamin ! rétorqua-t-il. Adresse-toi à moi autrement, je ne suis
pas ton pote ! Appelle-moi « Monsieur ».
— Je croyais… Vous avez dit qu’on pouvait vous appeler Morris, se
défendit Trent.
— Je parlais à la demoiselle, dit-il en me souriant.
Trent se tut et se contenta de rouler les yeux.
— Morris ? dis-je. Est-ce que vous pouvez aller l’arrêter maintenant ?
— Maintenant ?
— Je veux que vous l’arrêtiez.
— Hmm… Votre témoignage est un nouvel élément qui s’ajoute au
dossier, donc on peut rouvrir l’enquête. Et comme c’est un suspect, je peux
l’arrêter…
— Génial ! nous écriâmes-nous en chœur, Trent et moi.
— Mais je ne pourrai pas le garder longtemps, ce n’est qu’un suspect. J’ai
bien peur que sans preuve…
— Oh !
Le silence s’installa de nouveau dans la pièce.
C’est toujours la même chose, « sans preuve, sans preuve… », ma parole
contre celle de Derek n’est pas suffisante. Il arrivera encore à s’en sortir,
personne ne voudra me croire, surtout pas maintenant qu’il va être père.
— Monsieur, commença Trent. J’ai une question hypothétique à vous
poser.
— Je vous écoute.
— Si, hypothétiquement parlant, bien sûr, on découvre que quelqu’un a
une MST[8] pouvant avoir des conséquences mortelles et n’a pas informé sa
compagne de la situation, ou encore les autres femmes avec qui il a eu une
relation, est-ce que cette personne peut être arrêtée ?
Dans un premier temps, Morris parut choqué par la question, puis il se reprit
et répondit calmement.
— Bien sûr, c’est une situation semblable à l’affaire de Valentino Talluto,
qui a été condamné à vingt-quatre ans de prison. Mais là encore, il faut prouver
que la personne savait qu’elle était atteinte et a délibérément omis d’informer ses
partenaires. Hypothétiquement parlant.
Je comprenais ce que Trent essayait de faire. Si on ne pouvait pas coincer
Derek pour mon agression, il fallait le faire autrement, l’essentiel c’était qu’il fût
derrière les barreaux.
— Si, toujours dans le cadre de notre hypothèse, continua Trent, on obtient
une preuve irréfutable de la culpabilité de la personne, mais que la preuve a été
obtenue illégalement…
— Hmm, hmm… Faut voir. Comment est-ce que vous vous êtes procuré
cette preuve contre Derek ?
Trent raconta tout. Effectivement, même s’il n’était pas entré par effraction
chez Derek, il n’avait pas le droit de fouiller dans ses affaires. Mais, ce serait au
juge de décider si la preuve était acceptable ou pas. Morris fut très coopératif, il
n’agissait plus tel un policier mais en tant qu’ami. Il faisait de son mieux pour
comprendre ma situation, il avait bien senti que toute cette histoire m’avait
chamboulée et il admettait mon envie de voir Derek mis hors d’état de nuire. Il
se résolut donc à aller l’arrêter sur-le-champ. Je ne pouvais pas être plus
heureuse ! Cette sombre histoire allait bientôt être terminée, enfin, on
retrouverait tous une vie normale. J’arrivais à peine à y croire, mes tourments
allaient prendre fin. Bien sûr, Evelyn serait choquée, en colère et triste au début,
mais je resterais près d’elle, je la consolerais, elle s’en remettrait. Elle
comprendrait que c’était pour le mieux. Quant à son enfant… je ferais tout mon
possible pour l’aimer de tout mon cœur, après tout, c’était aussi l’enfant
d’Evelyn. J’espérais simplement qu’il ressemblerait plus à elle qu’à… lui.

16
Silence…




Nous prîmes la voiture de fonction de Morris pour partir en direction de la
maison d’Evelyn, elle devait être déjà rentrée. Un nœud commençait à se former
dans mon estomac. Qu’est-ce qui allait se passer ? Comment Derek réagirait-il ?
J’allais devoir l’affronter. J’allais devoir regarder le visage apeuré d’Evelyn alors
qu’elle verrait la police emmener son mari, le père de son enfant. Est-ce que
j’avais pris la bonne décision ? Est-ce qu’elle me détesterait ? Alors que je
faisais de mon mieux pour me calmer, je sentis une main chaude se poser sur la
mienne. Je levai la tête, et vis le visage rassurant de Trent, il me sourit et serra
ma main, mais ne dit rien. J’avais compris. Je n’étais pas seule, je ne serais pas
seule pour affronter cette situation.
Trent, merci. Sans toi, je ne sais pas ce que j’aurais fait, je te dois
tellement…
Nous arrivâmes enfin devant la maison d’Evelyn, mon cœur battait la
chamade.
Ô Dieu ! si vraiment tout se résout… je comprendrai que ça ne peut être que
par Toi.
Morris s’avança, il allait appuyer sur la sonnette, mais il retint son geste, se
retourna vers moi et esquissa un sourire tout aussi rassurant que celui de Trent.
— Tout va très bien se passer, Daisy, me dit-il.
Je hochai simplement la tête, je ne pouvais pas parler, mais je lui étais très
reconnaissante. Il appuya sur la sonnette et attendit. Ça y était, plus de retour en
arrière. Trent n’avait pas lâché ma main, il la serra encore et je pris une grande
inspiration. J’étais prête. On attendait encore, personne ne venait ouvrir. Morris
appuya une nouvelle fois, toujours rien. Qu’est-ce qui se passait ? Est-ce que
Derek était parti avec Evelyn ? Savait-il où j’allais ?
Morris ne sonna plus, il cogna sur la porte avec son poing.
— C’est la police. Ouvrez !
Toujours rien. Il n’y avait personne. Morris tourna la poignée et la porte
s’ouvrit.
Étrange…
Evelyn ne serait jamais sortie sans fermer la porte à clé, Derek non plus.
Morris nous laissa entrer, puis il fit de même, mais, en refermant la porte, il émit
un petit bruit d’étonnement. Nous retournant en même temps, notre souffle fut
coupé par ce que nous vîmes.
La poignée de la porte était recouverte de sang.
Non…, pensai-je en chassant une pensée horrible qui m’avait traversé
l’esprit.
Morris sortit immédiatement son arme. Il mit son index sur ses lèvres pour
nous dire de ne faire aucun bruit et il nous fit signe de l’attendre à l’entrée. Trent
n’obtempéra pas, il le suivit et me signifia d’un geste de la main de ne pas
bouger. Je le retins par la manche, il n’était pas question que je reste seule ! Il le
comprit et nous avançâmes sur la pointe des pieds. Il y avait des gouttes de sang
dans le couloir menant à la cuisine. Maintenant, j’avais vraiment peur.
Evelyn…
— Reste bien derrière moi, chuchota Trent.
Nous continuâmes à avancer silencieusement jusqu’à la cuisine. Morris se
tenait à la porte, il venait d’entrer et il rangeait son arme. En nous entendant, il
se retourna vers nous, le regard triste, puis se précipita à l’intérieur. Trent entra,
j’attendis un peu avant de le suivre, mais il me poussa hors de là et me couvrit
les yeux.
— Qu’est-ce que… Qu’est-ce qui se passe ?
— N’entre pas, répondit-il.
— Pourquoi ? demandai-je. Qu’est-ce qu’il y a, Trent ?
Il ne répondit pas.
— Trent, enlève ta main ! m’écriai-je en me dégageant de son emprise.
Je n’aurais pas dû… J’aurais préféré ne pas voir. Trent avait raison, il valait
mieux me couvrir les yeux. Il aurait dû me tenir plus longtemps, il n’aurait pas
dû me lâcher, il aurait dû… Je ne sais pas ce qu’il aurait dû faire.
— Non… non… non, chuchotai-je alors que j’étais pétrifiée sur place.
Evelyn était étendue par terre, baignant dans son propre sang, un couteau de
cuisine profondément planté dans le ventre.
— Non ! m’écriai-je. Evelyn ! Evelyn !
Je courus vers elle, alors que Morris était déjà près d’elle, vérifiant son pouls.
Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui s’est passé ?
Je voulus la prendre dans mes bras, mais Morris m’en empêcha.
— Il ne faut pas la bouger. Il ne faut pas non plus toucher le couteau.
J’avais du mal à la regarder. Un couteau était enfoncé dans son ventre,
pourtant Evelyn ne bronchait pas, elle était totalement inconsciente.
— Daisy… Tu dois être forte, me dit Morris.
— Evelyn… Je suis désolée… Pardon… Pardon, murmurai-je en
m’accroupissant près d’elle.
Morris prit son portable et appela une ambulance ainsi que des renforts. Trent
était déjà dans une autre pièce, au téléphone avec mes parents. Je ne pouvais pas
leur adresser la parole, je n’étais pas capable de leur annoncer ça.
Je remarquai qu’Evelyn portait son pull-over favori et, pour une raison que je
ne comprenais pas, cela me rendit encore plus triste. Je savais à quel point elle
aimait ce pull. Or, désormais, il était abîmé.
Pourquoi ? Pourquoi ça doit se passer comme ça ? Evelyn, ne me laisse pas !
Tiens bon !
Je ne parvenais pas à réaliser ce qui était en train d’arriver. Je préférais croire
qu’il s’agissait d’un mauvais rêve. Mais je savais bien que c’était réel.
Pardon, Evelyn, pardon. J’ai échoué, j’aurais dû mieux te protéger. Si
seulement j’avais su… Je ne t’aurais jamais laissée retourner ici ! Je t’en prie,
ne me laisse pas.
Je ne pus retenir mes larmes plus longtemps. Je me mis à pleurer comme un
enfant devant le corps inerte de ma grande sœur. Je ne voulais pas la perdre, je
ne l’aurais pas supporté. Je pleurai encore et encore, mes larmes étaient chaudes,
ma gorge tellement nouée.
Non, il faut que je sois forte, pensai-je, je dois me ressaisir.
— Mo… Morris… Pourquoi elle est aussi pâle ? demandai-je, une fois
qu’il eut raccroché.
— Euh…
— Morris ? Répondez-moi, s’il vous plaît.
— Son pouls est très faible, presque…
— Et l’ambulance ? questionnai-je.
Morris soupira et détourna son regard du mien. Trent entra de nouveau dans
la pièce et s’accroupit à mes côtés auprès d’Evelyn.
— Écoutez, les enfants, hmm… Comment dire ? Vous avez entendu parler
de cet homme qui a posé des bombes dans un bus il y a quelques semaines ? Eh
bien, on s’était débarrassé des bombes, mais l’homme s’est enfui.
— Qu’est-ce que ça a à voir avec Evelyn ? dis-je, énervée, en me levant.
— Il a causé un autre incident au centre-ville, c’est plus grave que ce qui
aurait pu se passer dans le bus. Ils ont réussi à l’intercepter, mais c’est un vrai
désastre, il y a eu des tas d’accidents, des collisions, certaines routes sont
bloquées, donc pour l’ambulance…
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Vous voulez dire… qu’il n’y a pas d’ambulance ? dit Trent avec
hésitation.
— Oui. En ce moment, l’hôpital le plus proche est submergé de blessés et
comme je vous l’ai dit, le pouls de votre sœur est très faible. Le temps d’arriver à
l’hôpital, je ne crois pas que… Je suis vraiment désolé.
— Vraiment désolé ! C’est tout ? Morris, vous devez faire quelque chose !
Je m’approchai de lui et tins sa veste, mes larmes coulaient encore.
— Je vous en supplie, Morris, faites quelque chose. C’est ma grande sœur,
c’est… ma sœur… S’il vous plaît…
Il hocha lentement la tête, mais m’expliqua qu’il ne pouvait rien me garantir,
car même si on y arrivait et que par miracle Evelyn parvenait à tenir jusque-là,
dans son état elle ne serait sûrement pas la priorité de l’équipe hospitalière qui
aurait tendance à se concentrer sur ceux qu’elle pourrait sauver.
Il s’approcha d’Evelyn, vérifia de nouveau son pouls, fit une grimace peu
rassurante, puis Trent et lui la transportèrent délicatement jusque dans sa voiture.
Trent appela une nouvelle fois mes parents pour les informer que nous nous
dirigions vers l’hôpital et qu’il leur fallait nous rejoindre là-bas. Je pouvais
entendre la voix tremblante de ma mère et celle, inquiète, de mon père. Maman
était déjà en train de pleurer. Quant à papa, il avait du mal à y croire.

17
Evelyn




Le lendemain de ma dispute avec Daisy, je me sentis affreuse. Je lui en
voulais encore d’avoir parlé aussi mal de Derek et de mon bébé, alors je ne
désirais pas la voir. Et, en même temps, notre si violente dispute m’attristait.
Trent m’appela quelques jours après, il tenta de prendre sa défense, rien
d’étonnant. Je finis par le laisser venir à la maison. Apparemment, Daisy lui
avait interdit de me voir, mais il avait décidé de braver cette interdiction pour
résoudre le malentendu. Il vint tôt le matin et, calmement, me raconta tout. Puis
il me montra le dossier médical de Derek, comme preuve de tout ce qu’il
avançait. Il est impossible d’exprimer avec les mots ce que je ressentis à ce
moment précis. Derek n’était pas celui que je croyais, Daisy avait raison. Je
m’en voulus tout de suite et je fondis en larmes devant Trent.
— É… Evelyn, ne pleure pas, dit-il, gêné de me voir dans cet état.
— C’est de ma faute, lui déclarai-je d’une voix rauque, je l’ai épousé.
— Tu ne pouvais pas savoir…
— Comment a-t-il pu faire une chose pareille à Daisy ?
Il ne répondit pas et se contenta de baisser les yeux. J’eus l’impression qu’il
essayait de se contenir. Bien sûr, il devait être rudement en colère contre Derek.
Et encore, le mot est faible, je pense que je n’étais pas près d’imaginer ce qui se
passait à l’intérieur de Trent et la douleur qu’il avait ressentie en apprenant ce
qui était arrivé. Tous ceux qui le connaissent savent qu’il ne faut pas toucher à
« son trésor »…
— Elle doit me détester…
— Mais non ! Qu’est-ce que tu racontes ! s’exclama-t-il. Elle ne veut que
ton bonheur, si tu savais à quel point elle était inquiète.
— C’est faux, répondis-je. C’est normal qu’elle m’ait en horreur. Après
tout, j’ai épousé l’homme qui lui a fait tellement de mal et, en plus, j’ai été
injuste envers elle en la giflant et en la repoussant. Comment est-ce que je
pourrais de nouveau la regarder en face ?
— Evelyn…
Je me levai du canapé après avoir essuyé mes larmes. J’avais demandé à
Trent de rentrer chez lui pour avoir un peu de temps à moi. Je pensais déjà au
dépistage que je devais faire, et ça me faisait peur. Je restai quelques heures sur
mon lit à m’apitoyer sur mon sort et à regretter le mauvais choix que j’avais fait.
Si seulement j’avais su, je n’aurais jamais, jamais épousé Derek, j’aurais pris
l’autre chemin qui s’était offert à moi à l’époque. Ma vie aurait été différente,
celle de Daisy aussi, et j’aurais été tellement plus heureuse. Mais seul Dieu
connaît le futur et sait ce qui nous attend. Tout ce qu’Il peut faire, c’est nous
prévenir du danger, mais c’est à nous qu’il appartient de faire le choix.

* * *
En début d’après-midi, je trouvai enfin la force de me lever, il me fallait aller
parler à Daisy. Avant de sortir, je mis mon pull-over bleu. Après toutes ces
années, j’aimais encore tellement la sensation de ce pull sur moi ! Je me
précipitai dans ma voiture et me dirigeai jusqu’à la maison. À mon arrivée,
maman m’apprit que Daisy n’était pas là, elle était allée chez moi, un gâteau au
chocolat en main. Elle est tellement mignonne, il n’y a pas meilleure petite sœur
au monde ! Même après ce que je lui avais fait, elle était tout de même revenue
vers moi. Je n’aurais effectivement pas pu la regarder en face. Ce fut à ce
moment que je reçus un appel de Derek, mais je ne décrochai pas, je ne désirais
ni lui parler ni le voir, je voulais qu’il sorte de ma vie !
— Je n’arrive pas à croire que tu mettes encore ce pull, Evelyn, dit papa en
entrant dans le salon.
— Laisse-moi faire ce que je veux ! m’exclamai-je.
— Parle-moi sur un autre ton, s’il te plaît.
— Non, rétorquai-je. Pourquoi crois-tu toujours tout savoir ? Ce n’est pas à
toi de décider pour moi, j’ai le droit de choisir ce que je veux pour ma vie !
— Mais de quoi parles-tu ? demanda-t-il, confus.
— C’est ce que j’aurais dû te dire à l’époque, mais c’est trop tard
maintenant, dis-je tristement.
Il me regarda, encore plus embarrassé, mais je l’ignorai. Puis je montai dans
la chambre de Daisy, je pris une feuille ainsi qu’un stylo et déversai mon cœur
sur ce papier. J’y écrivis tout ce que je savais ne pas pouvoir oser lui dire en face
pour le moment. Je restai dans la pièce pendant un bon moment. Pendant ce
temps, Derek continuait de m’appeler, mais je ne répondis pas. Il m’envoya donc
un message m’informant qu’il était de retour.
Génial… J’espère qu’il n’a pas croisé Daisy là-bas, pensai-je. Mieux vaut
que j’aille le voir, je lui dirai simplement que je le quitte, et il faut aussi que je
lui dise pour le bébé. C’est au moins une bonne chose, selon moi, qui sortira de
cette histoire. J’imagine que Daisy n’aimera jamais cet enfant et je ne lui en
voudrai pas. Mais, même si c’est aussi l’enfant de Derek, je l’aime déjà
tellement ! Mon premier enfant.
Je descendis donc et sortis sans adresser la parole à papa. Dès que j’eus pris
la décision d’aller voir Derek, je sentis un malaise en moi. Une forte pensée me
parvint : « N’y va pas ! ». Mais je fis comme si de rien n’était, ça devait être mon
imagination. Mon malaise continuait cependant d’augmenter. En voiture, le
chemin jusqu’à chez moi prend quinze minutes, mais il me fallut une heure et
demie avant d’arriver. Je ne sais pas pour quelle raison ni à quel moment, mais je
me perdis, ce qui est ridicule étant donné que le chemin n’est pas compliqué. En
arrivant devant la porte de chez moi, la pensée était si forte que c’était comme
une voix : « N’entre pas ! » C’était étrange, ça ne m’était encore jamais arrivé. Je
regardai derrière moi, mais il n’y avait personne. Encore mon imagination. Je
tournai la poignée de la porte, c’était ouvert.
— Derek ? dis-je en entrant.
— Je suis là, répondit une voix venant de la cuisine. Viens.
Je m’exécutai et je le vis, fixant un gâteau au chocolat, un couteau de cuisine
à la main. Il me répugnait. Mais même à ce moment-là, je ne pensais pas qu’il
me ferait du mal. Après tout, nous avions passés douze ans de notre vie
ensemble, en tant que mari et femme.
— Est-ce que tu as vraiment besoin d’un aussi grand couteau pour couper
ce gâteau ? demandai-je alors que j’essayais de contenir ma colère.
Il releva la tête et posa son regard sur moi. Il esquissa alors un sourire
narquois. Il n’était pas dans son état normal.
— Encore ce pull, hein ? dit-il.
— Je…
Il y avait quelque chose de bizarre, l’atmosphère était un peu tendue.
Il vaut mieux que je lui parle une autre fois.
— Je vais revenir, dis-je.
Je commençai alors à me diriger vers la porte.
— J’ai croisé Daisy, déclara-t-il.
— Ah oui ? dis-je en me retournant. Est-ce qu’elle va bien ?
— Pourquoi elle n’irait pas bien ? demanda-t-il en s’approchant de moi.
— Euh…
— Je l’ai trouvé très étrange. Tu sais quelque chose ?
— Non.
— Donc, tu ne sais pas qu’elle se relève les cheveux maintenant.
— Ah oui ? Non, je l’ignorais.
— Ne me mens pas ! cria-t-il.
Je reculai d’un pas. En douze ans, Derek n’avait encore jamais élevé la voix
contre moi.
Maintenant, je veux vraiment sortir d’ici.
Je fis quelques pas en direction de la porte, mais il m’attrapa fermement par
le bras.
— Tu ne vas nulle part, ma chérie, dit-il en ricanant.
— Lâche-moi, Derek.
— Où sont mes documents ?
— Documents ? De quoi tu parles ?
— Tu sais très bien de quoi je parle ! cria-t-il de nouveau.
— Non, je ne sais pas.
— Menteuse !
Il me gifla violemment, puis me tira et me poussa contre l’évier. La peur
commençait à me nouer l’estomac. Je savais qu’il m’avait coincée, je ne pouvais
plus sortir.
Puis, tout à coup, il fit un geste qui me surprit. Il posa délicatement son front
sur le mien. Il ne dit rien pendant quelques secondes, se contentant simplement
de prendre de grandes inspirations.
— Derek, laisse-moi partir, je…
— Tu sais, fit-il en me coupant la parole, on aurait pu avoir une belle vie
tous les deux. Tu ne m’as jamais aimé, tu mettais toujours une distance entre
nous.
Je sentis son haleine sur moi et j’eus envie de vomir. L’idée que j’avais été
intime avec un monstre comme lui me rendait malade. J’avais l’impression
d’être souillée.
— Je sais que je ne suis pas l’amour de ta vie, continua-t-il, et tu n’as
jamais eu l’intention de me faire croire le contraire. Même quand je
t’embrassais, tu pensais à autre chose… ou peut-être à un autre ?
— Derek, si tu me laisses partir, je te promets que…
— Vu que tu n’avais pas d’affection pour moi, poursuivit-il en m’ignorant,
tu ne me questionnais jamais sur mes sorties nocturnes, tu ne te disputais jamais
avec moi, tu ne me racontais jamais les détails ennuyeux et inutiles de ta journée.
C’était ce que j’aimais chez toi.
Il décolla enfin son front du mien et j’eus l’impression d’avoir retenu ma
respiration pendant tout ce temps.
— C’est tellement dommage, dit-il en secouant légèrement la tête. Je
vivais ma meilleure vie avec toi. Un véritable conte de fées. Mais, mais, mais,
mais !
Il me serra encore plus le bras, jusqu’à ce que je me torde de douleur.
— Ta satanée petite sœur, siffla-t-il entre ses dents, est venue s’en mêler.
Elle ne pouvait pas s’en empêcher.
— S’il te plaît, Derek, arrête. Je t’en prie, pose ce couteau et calme-toi,
dis-je d’une voix tremblante.
— Que je me calme ?
Il rit, puis reprit un air sérieux.
— Tu sais, n’est-ce pas ?
— Je sais quoi ? demandai-je, toujours de ma voix tremblante et aiguë.
— Je ne suis pas stupide, Evelyn. L’attitude étrange de Daisy, mon dossier
médical qui est introuvable, c’est assez clair.
— Derek… s’il te plaît, laisse-moi partir…
— Tu n’as toujours pas compris ? Tu ne vas nulle part ! Où est mon
dossier ?
— Je… je ne sais pas.
— Ça suffit !
Il planta brusquement le couteau de cuisine dans mon ventre.
Je n’avais rien vu venir. Pendant un court instant, je ne compris pas ce qui
s’était passé.
— Oh génial, grogna-t-il. Regarde ce que tu as fait ! Regarde ce que tu
m’as fait faire !
Il se précipita hors de la cuisine, ses mains et sa chemise couvertes de mon
sang. La douleur était si intense que je ne sais pas à quel moment je tombai au
sol. Mais la nouvelle douleur que je ressentis à la tête me le fit comprendre. Mes
yeux fixés au plafond se fermèrent lentement tandis que des larmes en coulaient.
Je ne pleurais pas pour moi ou à cause de ma douleur, mais pour l’être
innocent en moi qui n’aurait jamais la chance de naître.
— Mon… mon bébé, murmurai-je, alors qu’allongée au sol et baignant
dans mon sang, je sentais un grand froid envahir tout mon corps.

18
Persévérance




Daisy, Trent et Morris finirent par arriver à l’hôpital avec Evelyn. Comme
Morris l’avait prédit, il y avait foule, des hommes et des femmes en pleurs, des
enfants terrorisés, des blessés agonisant… Les parents de Daisy et d’Evelyn ainsi
qu’Andrew les attendaient déjà à l’entrée. M. et Mme Sherington, voyant leur
fille Daisy et son ami Trent arriver, accoururent vers eux en posant plusieurs
questions différentes en même temps. Morris réussit à obtenir qu’Evelyn fût
transportée à l’intérieur de l’hôpital, mais ce fut tout ce qu’il put faire pour eux,
car il dut repartir, on avait besoin de lui au centre-ville. Ceux qui la
transportèrent furent appelés ailleurs, le personnel n’était pas suffisant pour le
nombre de blessés qui entraient.
— Excusez-moi, dit Mme Sherington à une infirmière qui passait.
Cette dernière ne s’arrêta pas pour autant. À vrai dire, il semblait que
personne n’avait réellement du temps pour eux. Chacun essayait à son tour
d’interpeller une infirmière, un infirmier ou un médecin qui passait hâtivement
devant eux. Daisy regardait autour d’elle, inquiète. Un infirmier finit par
s’arrêter et vérifia rapidement l’état d’Evelyn.
— Je suis vraiment désolé, on ne peut rien faire pour elle, dit-il.
— Comment ça ! s’exclama Mme Sherington.
— Elle a perdu trop de sang, son pouls est presque inexistant.
— « Presque », ça veut dire qu’il y a encore une chance, dit M. Sherington.
Je vous en prie, essayez au moins…
— Je suis désolé, le coupa l’infirmier tout en repartant s’occuper des autres
blessés que l’on amenait encore à l’hôpital.
C’est ainsi que Mme Sherington fondit en larmes devant le corps inerte de sa
fille aînée. Elle lui prit la main et pleura toutes les larmes de son corps.
— Evelyn, Evelyn, murmurait-elle.
Quant au petit Andrew, il arrivait à peine à réaliser ce qui se passait. La
perspective de perdre à jamais sa gentille grande sœur lui faisait peur. Il fondit
aussi en larmes près de sa mère. Trent le prit dans ses bras pour le calmer, mais il
pleura encore plus.
Alors ça y est ? pensa Daisy. C’est fini ? C’est comme ça qu’Evelyn va nous
quitter ?
Elle regarda le visage figé de sa sœur. Puis, sans prévenir, elle se précipita
droit devant, ne faisant rien d’autre que demander de l’aide à tous les soignants
qu’elle croisait.
— S’il vous plaît, je vous en prie, disait-elle. C’est ma sœur…
Ses larmes continuaient à couler malgré elle. Cependant, elle poursuivit son
chemin, bousculant parfois certains patients, mais elle ne réussit pas à trouver un
médecin libre pour l’aider. Je n’ai plus beaucoup de temps, pensa-t-elle, c’est
déjà trop tard à l’heure qu’il est. Elle voyait flou à travers ses larmes et avait
l’impression que son cœur ne supporterait pas plus de douleur. Elle tendit sa
main et se saisit de la manche blanche du premier médecin qu’elle vit en face
d’elle. Celui-ci ne prit même pas le temps de la regarder, car il était déjà en train
de soigner un blessé.
— Je vous en prie, docteur, jetez au moins un coup d’œil, essayez quelque
chose, implora-t-elle.
— Je suis désolée, jeune fille, je suis très occupé, répondit celui-ci sans la
regarder, alors qu’il s’attelait sérieusement à sa tâche.
— S’il vous plaît…
Daisy tomba à genoux, avec ses deux mains sur le sol, n’ayant plus de force
pour rester debout. D’une main, elle se saisit de la jambe du médecin et
l’implora encore. Il essaya de se dégager quand il en eut fini avec le patient. Il
était déjà appelé ailleurs. Ce ne fut qu’alors qu’il baissa les yeux et regarda le
visage apeuré et inquiet de la jeune fille.
– Je vous en supplie…, aidez-la…
Le visage du praticien s’adoucit quand il regarda Daisy.
— Relève-toi, dit-il.
Elle se mit lentement debout avec son aide. Puis il lui sourit tendrement.
— Où est-elle ? demanda-t-il.
Le visage de Daisy s’illumina quand elle vit en ce médecin une lueur
d’espoir pour Evelyn. Elle lui prit la main et l’entraîna dans la direction de sa
sœur.
— Docteur Osler ! s’exclama une infirmière qu’ils croisèrent. Où est-ce
que vous allez ? On a besoin de vous au bloc opératoire !
Le médecin regarda l’infirmière puis la jeune fille qui lui tenait la main.
— Dites à Nathan de s’en occuper, répondit-il.
— Mais ce n’est qu’un interne !
— Oui, mais c’est mon interne, il est tout à fait capable.
— Mais Monsieur…
Sans attendre que l’infirmière eût terminé sa phrase, Daisy continua à
entraîner la lueur d’espoir en direction d’Evelyn. Mme Sherington pleurait
encore, et M. Sherington la prit par l’épaule, essayant de la rassurer, mais elle se
dégagea de son emprise et lui jeta un regard noir.
— Ne me touche pas, dit-elle, tout ça est de ta faute !
M. Sherington ne répondit pas et se contenta de baisser la tête, l’air triste. Il
se sentait effectivement coupable.
— La voilà, dit Daisy en ramenant le docteur Osler auprès d’Evelyn.
Il contempla le visage d’Evelyn un moment. Il semblait ailleurs, il semblait
incrédule. Durant ce temps, M. et Mme Sherington le regardèrent avec
étonnement. Mais le docteur se reprit et vérifia l’état d’Evelyn. Puis il appela
deux infirmiers à qui il donna des directives. Il agissait très vite et avec
efficacité. Les infirmiers ne discutèrent pas ses ordres. Ils poussèrent doucement
le lit d’Evelyn dans un coin plus tranquille, à la demande du médecin, puis ils
installèrent près d’Evelyn un électrocardioscope qui permettrait de suivre
l’activité électrique du cœur de celle-ci. Une fois l’appareil branché sur la
patiente, les infirmiers remarquèrent que les battements de son cœur étaient très
faibles. Or le docteur Osler faisait comme si de rien n’était et travaillait de son
mieux à fermer et désinfecter la plaie d’Evelyn. Ils s’échangèrent un regard
surpris. Il était évident qu’elle allait y passer, pourquoi donc perdre du temps à
essayer de soigner quelqu’un qui était déjà pratiquement mort alors que le
docteur aurait été très utile ailleurs ?
— Hmm…, docteur, osa un des infirmiers, cette patiente est déjà…
— Taisez-vous, ordonna le docteur Osler.
La famille d’Evelyn n’était pas très loin et guettait le visage impassible
d’Evelyn ainsi que l’écran affichant les battements de son cœur. Cependant, peu
de temps après que le médecin eut commencé son travail sur Evelyn, le cœur de
cette dernière s’arrêta…
Voir l’écran afficher simplement une ligne droite créa un choc.
Mme Sherington fondit de nouveau en larmes, non dans les bras de son mari,
mais dans ceux de Daisy. Andrew se tourna une fois encore vers Trent et cacha
son visage dans la poitrine de celui-ci. Trent commença alors à murmurer des
choses incompréhensibles, il priait. M. Sherington mit ses mains sur sa tête et
regarda le ciel, voulant empêcher ses larmes de couler. Ils parvenaient à peine à
réaliser ce qui venait de se passer. Au moins, ils auraient fait tout leur possible.
Daisy, quant à elle, était envahie par tellement d’émotions qu’elle ne savait pas si
elle pleurait de colère, de tristesse, de regret…
— Défibrillateur, demanda calmement le docteur Osler.
— Mais docteur…
— Défibrillateur, répéta-t-il.
— Ça ne sert à rien, docteur, elle…
— Défibrillateur ! cria-t-il.
Les infirmiers apportèrent rapidement le défibrillateur qu’ils avaient déjà
placé près d’Evelyn, à la demande du médecin.
— Un, deux, trois, chargez ! ordonna celui-ci.
La poitrine d’Evelyn se soulevait dès que le choc lui était administré, mais
l’écran de l’électrocardioscope affichait toujours une ligne droite. Le docteur
recommença encore et encore, rien n’y fit.
— Allez ! s’exclama-t-il.
Toujours rien. Il ne s’arrêta pas, il murmurait des choses incompréhensibles,
son visage était déformé par ce qui paraissait être de la peur, ou de la tristesse.
Derrière lui, la famille d’Evelyn cessa de pleurer pour regarder avec attention et
espoir l’écran de l’électrocardioscope.
— Chargez ! s’exclama de nouveau le docteur Osler.
— Docteur… c’est fini, dit un infirmier.
Le docteur Osler releva la tête et le regarda droit dans les yeux.
— On ne s’arrête pas. Chargez !
Ils s’exécutèrent, sans comprendre. Malgré le brouhaha autour de lui, le
docteur restait très concentré sur cette seule patiente. Les infirmiers chargèrent
encore et encore, à la demande du médecin.
Puis… Bip… Bip.
— On l’a récupérée ? dit un des infirmiers, incrédule.
— Oui, dit le docteur Osler avec un soupir de soulagement.
Il se retourna lentement vers la famille d’Evelyn, notamment vers Daisy, et
sourit. Ils sautaient déjà de joie. Il fit quelques soins supplémentaires sur Evelyn,
puis donna des instructions aux infirmiers.
— Je vous la laisse, leur dit-il, faites le nécessaire. Je vais aider ailleurs.
Il s’en alla, se fondit dans la masse des personnes, et on ne le vit plus. Daisy
le regarda partir, alors que son cœur était rempli de reconnaissance envers cet
inconnu.
Un héros, pensa-t-elle, voilà ce qu’il est.
Les infirmiers continuaient à travailler sur la plaie d’Evelyn. Une fois que la
situation fut plus stable, Daisy regarda autour d’elle et fut peinée de voir autant
de blessés et de familles en pleurs. Les médecins et les infirmiers s’affairaient, se
dépêchaient, car une seconde de perdue était peut-être une vie de perdue.
Comment peut-on faire une chose pareille ?

Le soir venu, l’hôpital était déjà un peu plus calme. À ce moment-là, ils ne
savaient pas où les infirmiers avaient emmené Evelyn. Apparemment, il fallait
vraiment travailler sur sa plaie, car c’était plus grave qu’ils ne l’avaient pensé.
Daisy s’était rendu compte qu’elle n’avait même pas eu le temps de parler à
Trent, les choses s’étaient enchaînées tellement vite ! Elle le regarda, il était assis
sur une chaise à côté d’Andrew qui avait mis sa tête sur les genoux de celui-ci et
dormait tranquillement. Trent la regarda aussi et lui sourit tendrement, et elle fit
de même. Elle était rassurée de savoir qu’il était tout près. Sa mère aussi était
assise sur une chaise et tournait le dos à son père. Daisy ne comprenait pas
pourquoi ils se disputaient à un moment comme celui-ci, mais elle n’avait pas
envie de penser à ça. Peu après, ils furent rejoints par les parents de Trent qui
étaient eux aussi très inquiets.
M. et Mme Sherington les remercièrent, sincèrement touchés de leur
présence. Ils étaient heureux d’avoir des amis aussi fidèles qu’eux. Ce fut ainsi
que les parents de Trent passèrent la nuit avec eux là-bas. Le lendemain matin,
une infirmière vint leur annoncer qu’Evelyn était désormais dans une chambre,
mais que pour l’instant ils ne pouvaient pas la voir. Mme Sherington répondit
qu’elle croyait qu’il n’y avait plus de place. Mais l’infirmière l’informa que le
docteur Osler avait insisté pour qu’Evelyn fût placée dans une chambre.
Cependant, il s’était avéré que ce n’était pas possible. Alors, il s’en était
personnellement occupé, et tant bien que mal, avait réussi à lui en trouver une.
D’ailleurs, il était revenu plus tard pour vérifier et perfectionner le travail qui se
faisait sur la plaie d’Evelyn. Dans l’après-midi, M. et Mme Dugray durent
repartir, non sans assurer la famille d’Evelyn de leur soutien. Peu après, le
docteur Osler revint auprès de la famille d’Evelyn. Après avoir observé le visage
du médecin un court instant, M. Sherington baissa les yeux.
— Bonjour Monsieur, dit poliment le docteur Osler.
— Bo… Bonjour, répondit M. Sherington.
— Comment va-t-elle ? demandèrent Mme Sherington et Daisy au même
moment.
— On pourra bientôt la voir ? questionna Andrew.
— Eh bien…
— Est-ce qu’elle est en vie ? demanda M. Sherington.
— Oui.
Ils poussèrent tous un soupir de soulagement.
— Cependant, continua le médecin, saviez-vous qu’elle était enceinte ?
— Enceinte ! s’exclama Mme Sherington.
— Oui, répondit le docteur, malheureusement, elle a perdu le bébé. Je suis
désolé.
Les parents d’Evelyn se regardèrent, confus. Ils venaient d’apprendre
qu’après tant d’années Evelyn avait enfin eu ce qu’elle désirait tellement, elle
était enfin enceinte, et maintenant, elle venait de perdre son bébé. C’était trop.
Ils s’assirent lentement. Le docteur Osler se tut un moment pour leur laisser le
temps de digérer la nouvelle, puis il continua.
— Je dois aussi vous dire qu’elle est certes en vie, mais… elle est dans le
coma, c’est dû à un traumatisme crânien.
— Un quoi ? dit Daisy, confuse. Elle n’était pas seulement blessée à
l’estomac ?
— Non. Il est possible qu’elle se soit cogné la tête en tombant.
— Quand est-ce qu’elle va se réveiller ? demanda Daisy précipitamment.
— Il est impossible de le savoir. C’est très variable d’un cas à l’autre. Elle
peut se réveiller dans quelques jours comme elle peut se réveiller dans dix ans.
Parfois, certaines personnes…
Le médecin s’arrêta net, ne voulant pas continuer sur sa lancée, de peur de
blesser la jeune fille en face de lui.
— Oui ? Continuez s’il vous plaît, dit Daisy.
— Certaines personnes ne se réveillent jamais, dit le docteur Osler. Mais je
suis certain que ce ne sera pas son cas, ajouta-t-il immédiatement.
— Elle va se réveiller, dit Trent en prenant la main de Daisy.
Elle se tourna vers lui, les yeux déjà remplis de larmes. Trent lui serra la
main et elle se sentit un peu rassurée. L’essentiel, c’était qu’Evelyn fût en vie, il
y avait encore de l’espoir.
— Elle se réveillera, ajouta le médecin qui arborait un sourire rassurant.
— Merci, dit Mme Sherington.
— Je vous en prie, c’est mon travail.
— Non…, répliqua M. Sherington, vraiment, merci.
Puis, il tendit la main vers le docteur Osler, celui-ci hésita un peu en
regardant la main tendue vers lui. Il leva la tête et regarda M. Sherington qui lui
souriait, alors il accepta sa poignée de main. Ensuite, il repartit voir d’autres
patients.
— Quel homme…, murmura Daisy.
Ils entrèrent tous dans la chambre d’Evelyn, avec l’autorisation du docteur
Osler. La jeune femme avait l’air si paisible et sereine qu’elle semblait
simplement dormir. La voir ainsi rassura tout de suite sa famille, car tous avaient
l’impression qu’elle allait se réveiller d’un moment à l’autre. Par ailleurs, les
choses semblaient moins tendues entre M. et Mme Sherington. Cependant, cela
ne dura pas très longtemps. En effet, le soir venu, Morris, l’agent de police, était
revenu à l’hôpital pour informer la famille d’Evelyn de l’avancée de l’enquête. Il
n’y avait pas de doute que Derek était le coupable dans cette affaire, ses
empreintes étaient clairement sur le couteau de cuisine utilisé pour poignarder
Evelyn. Cependant, il s’était enfui et semblait introuvable. Le chaos de ce jour-là
avait été à son avantage. Il n’y avait plus d’argent sur son compte, il pouvait
donc être n’importe où.
Lorsque Morris fut reparti, une certaine tension revint entre M. et
Mme Sherington. Ce jour-là, la famille décida de repartir chez elle, mais
M. Sherington ne rentra pas, il alla dans un hôtel où Mme Sherington s’arrangea
pour lui envoyer ses affaires, car elle ne voulait pas le voir. Daisy ne s’inquiéta
pas de la « dispute » entre ses parents, c’était le moindre de ses soucis. Le fait
que Derek se fût enfui était aussi une chose à laquelle elle ne pensa pas. Tout ce
qui l’intéressait, c’était Evelyn. Quand sa grande sœur se réveillerait-elle ?
C’était tout ce à quoi elle pensait.

19
Docteur Osler




Le lendemain, tôt le matin, Daisy se rendit toute seule à l’hôpital. Avant de
sortir, en passant devant la chambre de ses parents, elle entendit sa mère
sangloter.
Je ne comprends pas pourquoi elle l’a envoyé dans un hôtel alors qu’elle a
besoin de lui maintenant plus que jamais, pensa-t-elle. Ce n’est vraiment pas le
moment pour ça.
Elle informa rapidement sa mère qu’elle était partie. Puis, en arrivant à
l’hôpital, devant la porte de la chambre d’Evelyn, elle regarda à travers le carré
transparent qu’il y avait au milieu de la porte. Elle vit un homme en blouse
blanche, se tenant au chevet d’Evelyn. Il ne faisait rien, se contentant
simplement de contempler le visage paisible de la patiente.
Qui est-ce ?
Elle ouvrit alors la porte et l’homme se retourna dans un sursaut.
— Oh, docteur Osler, dit-elle, c’est vous ?
— Ah… oui, c’est moi.
— Qu’est-ce que vous faites là ?
— Euh… rien. Rien du tout. Je ne faisais rien.
— Vous vivez dans cet hôpital ? Vous ne rentrez jamais chez vous ?
— Bien sûr que si.
Il rit, mais il avait l’air un peu mal à l’aise. Puis il reprit.
— Je… je suis juste venu…, il regarda de nouveau Evelyn. Je suis venu
voir comment elle allait.
— Vous êtes vraiment un médecin très dévoué ! le complimenta Daisy.
Merci encore.
— Non, ne me remercie pas. D’ailleurs, pourquoi tant de formalités avec
moi ? Tu peux me tutoyer.
— Je n’oserais pas, docteur.
Il eut une expression que Daisy ne put décrypter.
— Donc, tu ne te souviens vraiment pas de moi, hein ? dit-il doucement.
— Comment ?
— Ce n’est rien.
Il sortit de la chambre après avoir vérifié quelques détails sur les appareils
branchés sur le corps d’Evelyn. Daisy s’installa sur une chaise au chevet de sa
grande sœur.
— Ce docteur est vraiment très gentil, dit-elle. Tu devrais voir tout ce qu’il
a fait pour toi. Evelyn… réveille-toi vite, s’il te plaît.
Daisy reposa sa tête sur le lit et murmura une prière à Dieu. À ce moment-là,
elle était pleinement convaincue de l’existence et de la bonté de Dieu. Autrefois,
elle se serait mise en colère contre Lui, en disant que s’Il existait vraiment Il
aurait pu éviter que tout cela arrive. Mais, une tout autre conviction avait été
déposée dans son cœur. Elle raisonnait différemment. Elle comprenait que ce
n’était pas Dieu qui avait voulu voir les choses tourner aussi mal. Il avait fait en
sorte qu’elle se souvienne petit à petit de tout ce qui était arrivé, mais si elle
avait été plus attentive, elle s’en serait souvenue beaucoup plus tôt. Puis Il avait
envoyé Derek loin d’eux pendant un moment pour leur laisser le temps
d’arranger les choses. Il avait essayé de prévenir Evelyn à travers elle et Trent,
mais celle-ci avait choisi de ne pas écouter. Daisy commença alors par Le
remercier d’avoir sauvé Evelyn malgré tout, parce qu’une chose dont elle était
sûre, c’était que Dieu avait forcément dû agir pour qu’Evelyn fût encore en vie.
Quelles étaient ses chances de tomber sur un policier aussi compréhensif que
Morris et d’arriver à temps pour trouver Evelyn ? Quelles étaient les chances de
tomber sur le seul médecin prêt à tout pour sauver Evelyn malgré le chaos ?
Quelles étaient les chances pour que le cœur d’Evelyn se remette à battre ? Elle
savait alors que si Dieu avait agi pour que sa sœur fût encore en vie, Il était aussi
capable de la réveiller. Elle resta là toute la journée et fut rejointe plus tard par le
reste de sa famille ainsi que par Trent.
Daisy demanda à avoir une semaine de congé, pour ne pas aller en cours et
rester auprès d’Evelyn. Sa mère la lui accorda. Ainsi, elle vint tous les jours, tôt
le matin, pour être au chevet de sa sœur et, à chaque fois, elle trouva le docteur
Osler dans la chambre. Il venait un peu plus tôt pour vérifier l’état d’Evelyn. Elle
aimait le voir là. À ses yeux, il était comme l’ange gardien d’Evelyn. Ils avaient
tous les deux pris l’habitude de discuter un peu ensemble et l’affection de Daisy
pour le docteur Osler grandissait chaque jour. Quand elle arrivait le matin dans la
chambre d’Evelyn, la présence du médecin la rassurait. Il passait alors près
d’une heure à discuter avec Daisy, avant de repartir voir ses autres patients. Elle
lui racontait certaines histoires sur Evelyn, il semblait très intéressé et en
demandait toujours plus. Elle était contente de les raconter et de savoir qu’il
l’écoutait avec attention.
Plus de deux semaines étaient passées depuis qu’Evelyn était à l’hôpital. À la
télévision et à la radio, on entendait encore quelques bribes d’informations sur la
suite de l’incident qui avait eu lieu au centre-ville. Mais ce que Daisy voulait
vraiment savoir, c’était si la police avait réussi à retrouver et arrêter Derek.
Après les cours, elle revenait immédiatement à l’hôpital avec Trent. Ils
s’étaient tous quasiment installés dans la chambre d’Evelyn.
— Maman, tu es déjà là, dit-elle lorsqu’elle fut entrée dans la chambre
d’Evelyn après les cours.
Sa mère ne broncha pas, elle ne l’avait pas entendue entrer. Mme Sherington
était calmement assise sur une chaise, un calepin et un crayon à papier en main.
Elle travaillait sur un nouveau manuel d’histoire. Elle regardait à travers la
fenêtre de la chambre, le regard vide.
— Grâce ? l’appela Trent.
— Maman, persista Daisy en lui touchant l’épaule.
Mme Sherington se retourna lentement, elle avait un regard triste et sa voix
était rauque, tant elle avait pleuré.
— Les enfants, dit-elle, c’était bien, les cours ?
— Maman, rétorqua Daisy, va le voir.
— De qui parles-tu ? demanda Mme Sherington, feignant l’ignorance.
— Papa.
— Tu plaisantes ? Tu ne sais pas de quoi tu parles !
— Je sais qu’il te manque terriblement.
— C’est faux, répondit Mme Sherington d’une petite voix.
Daisy soupira, sa mère ne voulait rien entendre. Trent s’assit sur une chaise
après avoir salué Evelyn, Daisy fit de même et prit place à côté de lui.
— D’ailleurs, dit Trent, qu’est-ce que M. Sherington vous a fait
exactement ?
— Ce qu’il m’a fait ?
— Oui, maman, raconte-nous.
— C’est simple… Tout ce qui est arrivé est de sa faute.
— Comment ça ? demanda Daisy.
Mme Sherington regarda Daisy et Trent puis contempla le visage d’Evelyn.
— Ce n’est pas étonnant que vous ne vous en souveniez pas. Vous étiez
encore petits à l’époque, vous aviez à peu près cinq ans, si je ne me trompe pas.
Elle soupira, elle sentait déjà sa gorge se nouer quand elle pensait à ce qu’elle
allait leur raconter.
— Comme vous le savez, Evelyn a toujours été très calme, sage et
obéissante, reprit-elle. Elle faisait tout pour nous plaire, notamment à ton père.
Puis elle est allée à la fac, ton père était un peu inquiet, parce qu’on ne pouvait
pas la surveiller. Pourtant, elle est restée très sage malgré tout. Elle ne nous a
causé aucun souci, on n’avait pas de quoi s’inquiéter. Mais, à l’âge de dix-neuf
ans, un an après son entrée à la fac, elle a rencontré son premier grand amour :
Wesley.
— Son premier amour ? dit Trent. Ce n’était pas Derek ?
— Non, répondit Mme Sherington. À vrai dire, le seul homme dont elle
soit tombée éperdument amoureuse est Wesley Osler.
— Osler ! s’exclamèrent Trent et Daisy.
— Oui.
— Osler ! s’exclama de nouveau Daisy. Tu es sûre ? Osler, comme…
comme…
— Le docteur Osler ? conclut Trent.
— Exactement.

20
Evelyn & Wesley




Wesley Osler était un beau jeune homme qui avait fière allure. Il était grand,
athlétique, gentil, amical, mais timide. La première fois qu’Evelyn Sherington le
rencontra, elle avait dix-neuf ans et il en avait vingt. Leur rencontre n’avait rien
d’extraordinaire, mais malgré les années passées depuis lors, c’était quelque
chose que ni l’un ni l’autre n’avaient réussi à oublier.
— C’était un jour d’hiver, les étudiants étaient de moins en moins motivés
pour aller en cours. La faculté était très grande, il y avait plusieurs branches :
économie, droit, médecine, etc. Evelyn, en faculté d’économie à l’époque, venait
de sécher les cours pour la toute première fois de sa vie. C’était surtout à cause
de la pression qu’avaient exercée ses amies qui voulaient à tout prix aller au
cinéma ce jour-là. Elles s’étaient donc dirigées vers la sortie de la fac, mais une
fois qu’elles y furent arrivées, ses amies s’arrêtèrent pour observer les jeunes
hommes qui jouaient au basket-ball. Evelyn leur fit comprendre qu’elle voulait
retourner en classe, elle se sentait mal à l’aise de ne pas être en cours. Ses
copines firent la sourde oreille, alors elle décida d’y aller seule, ses livres en
main. Alors qu’elle s’en allait, un des jeunes hommes qui jouaient au basket
recula pour attraper le ballon qui avait été lancé beaucoup trop loin, seulement il
la heurta. Elle faillit tomber, mais il la rattrapa vite par la taille et leurs têtes se
cognèrent.
— Aïe ! cria Evelyn en tenant sa tête sous le choc.
— Oh, pardon ! Pardon ! Pardon ! Excuse-moi ! s’exclama le jeune
homme. Est-ce que ça va ? Je t’ai fait mal ?
Il se dépêcha de ramasser les livres tombés à terre. Puis il se releva et ce fut
là qu’elle croisa les yeux de Wesley Osler pour la première fois.
— Je… je suis… v-v-v-vraiment désolé…, bégaya celui-ci, le regard fixé
sur elle.
— Ce n’est rien. Je vais bien.
Il baissa les yeux, émerveillé par la beauté de la jeune fille en face de lui. Il
avait un peu honte parce qu’il était en sueur et simplement habillé d’un jogging
et de son pull-over bleu. Toujours en regardant le sol, il s’excusa de nouveau
puis repartit avec le ballon. Evelyn esquissa un sourire en le regardant s’en aller.
Puis, presque immédiatement, son sourire s’effaça.
Je ne suis pas là pour ça, pensa-t-elle.
Après cela, ils se croisèrent à de nombreuses reprises, mais à chaque fois,
Wesley baissa les yeux. Pour une raison qui lui était inconnue, il était très
intimidé par elle et n’osait pas la regarder. Les amies d’Evelyn la taquinaient
souvent à ce sujet à chaque fois qu’elles le croisaient. Mais Evelyn semblait
rester de marbre.
Un jour, alors qu’elle descendait un des grands escaliers de la faculté, elle le
croisa de nouveau. Il était habillé simplement, selon son habitude, ce qui le
rendait différent des autres étudiants en médecine. Evelyn le remarqua avant
qu’il ne la vît, mais elle fit comme si elle ne l’avait pas vu. Il commença à
monter l’escalier et se rendit vite compte de la présence de sa belle inconnue.
Croyant ne pas avoir été remarqué par elle, il se permit de la contempler pendant
quelques secondes, il était comme envoûté. Cependant, il ne faisait plus attention
à ses pas, alors, arrivé au même niveau qu’elle, il trébucha contre une marche et
tomba sur l’escalier.
— Zut ! murmura-t-il. Quel idiot !
Il était tellement gêné, il sentait déjà son cœur battre à mille à l’heure.
Il fallait que ce soit devant elle ! pensa-t-il. Pourquoi ? Pourquoi ?
Evelyn s’était arrêtée, essayant de retenir son rire, pour lui demander s’il
allait bien. Mais elle ne put pas le faire. Elle mit simplement sa main devant sa
bouche. Wesley ramassa ses livres le plus vite possible et courut en haut des
marches sans se retourner.
Pour Wesley Osler, ce fut l’un des moments les plus embarrassants de sa vie.
Mais, pour Evelyn Sherington, ce fut le moment où Wesley s’infiltra dans son
cœur et y resta pour toujours.
Cette fois, Evelyn ne retint pas son sourire. Elle le regarda de nouveau s’en
aller et sentit aussi que son cœur battait plus vite.
Awww, il est tellement mignon ! pensa-t-elle.
À compter de ce jour, elle eut vraiment envie de le connaître. Il était si
différent des autres garçons qu’elle avait l’habitude de côtoyer ! En effet, Evelyn
avait grandi avec des personnes appartenant à une classe sociale aisée. Son père
surveillait ses fréquentations. Jusqu’au lycée, elle n’était allée que dans des
écoles privées choisies par lui-même. Elle avait réussi, avec l’appui de sa mère, à
convaincre son père de la laisser choisir son université. Les garçons de ses
anciennes écoles privées étaient toujours pleins d’orgueil, tellement arrogants
que c’en était irritant. Leur façon de se comporter avec elle lui déplaisait, ils
agissaient comme si elle ne pouvait faire autrement que de leur tomber dans les
bras. Tout ce qu’Evelyn souhaitait, c’était un homme attentionné qui la traiterait
avec délicatesse et respect.
Lorsqu’elle le croisa la fois suivante, ce fut dans un café, il était venu avec
quelques-uns de ses amis pour prendre quelque chose de chaud avant d’aller en
cours. Ses amies et elle avaient eu la même idée, mais elles étaient déjà
installées. Wesley croisa son regard et, comme à son habitude, il parut gêné
avant de baisser les yeux. Evelyn sourit. Elle avait senti le rythme de son cœur
accélérer lorsqu’elle l’avait aperçu.
— Oooh, regarde qui vient d’entrer, Evelyn, dit une de ses amies.
— Awww, il rougit, c’est mignon, dit une autre.
— C’est bon, les filles, arrêtez ! répondit-elle, non sans quelque embarras.
Wesley et ses amis prirent place derrière la table d’Evelyn, de sorte que
Wesley était juste en face d’elle, dans son champ de vision. Il garda la tête
baissée, essayant d’éviter son regard. À chaque seconde qui passait, Evelyn le
trouvait de plus en plus mignon. Elle garda les yeux fixés sur lui.
Les garçons terminèrent avant les filles, qui continuaient à discuter. Ils
sortirent et attendirent, car Wesley alla à la caisse demander une information,
mais il y avait une petite queue de clients qui attendaient. Evelyn se leva et se
dirigea vers lui, elle se mit à côté de lui sans rien dire et il tourna la tête de
l’autre côté.
Je rêve ou elle me regarde encore ? se demanda-t-il. Non. C’est sûrement
mon imagination.
— Evelyn.
— Hein ? dit-il en se tournant vers elle.
— Je m’appelle Evelyn Sherington, et toi ?
— E-ve-lyn, murmura-t-il.
— Tu t’appelles Evelyn aussi ?
— Quoi ? Non ! Non. Euh… We… Wesley. Euh… Wesley Osler.
Elle lui tendit la main en signe d’amitié et il la saisit.
— Contente de te rencontrer, Wesley, déclara-t-elle.
— Moi de même. Enfin… content de te rencontrer toi, pas content que tu
me rencontres. Non… si, je suis content que tu me rencontres parce que je
voulais vraiment… mais ce que je veux dire…
— J’ai compris, dit-elle en riant. Tu es drôle.
— Vraiment ?
C’est le plus beau jour de ma vie ! pensa-t-il.
Evelyn et Wesley apprirent à se connaître, mais il ne leur fallut pas
longtemps avant de comprendre que dès le départ ils n’étaient pas destinés à
n’être que des amis. Wesley était le jeune homme le plus attentionné qui fût.
Evelyn était son monde et il le lui faisait bien savoir. Il n’était pas très habile
avec les mots, alors il posait des actes, ce qui arrangeait Evelyn, car pour elle les
mots ne valaient rien. Il ne l’emmenait pas dans des endroits très chics, mais il
faisait de son mieux pour la traiter comme la princesse qu’elle était à ses yeux.
Evelyn ne pouvait pas être plus heureuse, Wesley était le prince dont elle avait
tant rêvé, tout ce qu’elle avait espéré.



* * *
Deux ans plus tard, Wesley demanda à Evelyn de l’épouser.
— Je me rends compte qu’il m’est désormais impossible de vivre sans toi.
Evelyn ressentait la même chose, elle ne se voyait pas avec un autre homme
que Wesley Osler. Elle accepta tout de suite sa proposition et ils convinrent de se
marier après leurs études. Le père d’Evelyn n’était toujours pas au courant de sa
relation, seule sa mère l’était. La jeune femme avait d’ailleurs demandé à cette
dernière de ne pas en faire part à M. Sherington. Mais après la proposition de
Wesley, les présentations étaient inévitables. Evelyn ne se faisait pas d’illusion,
elle savait que son père n’accepterait pas Wesley. Ce dernier était un pauvre
orphelin ayant grandi dans un des endroits les plus mal vus du pays. Elle savait
très exactement ce que son père allait lui dire : « mauvais choix ». Cependant,
elle décida de ne pas y penser.
Peut-être que s’il prend le temps de le connaître…, se dit-elle.
Elle ramena Wesley chez eux durant les vacances d’été. Son père n’était pas
là, mais en voyage d’affaires, il devait revenir un mois et demi plus tard. Sa mère
était heureuse de rencontrer enfin celui dont elle avait tant entendu parler.
Mme Sherington soutenait sa fille dans cette relation, car tout ce qu’elle voulait
c’était qu’Evelyn fût heureuse. Daisy et Trent l’accueillirent très
chaleureusement aussi, car tous ceux qui étaient des amis d’Evelyn étaient amis
de Daisy et ceux qui étaient amis de Daisy étaient amis de Trent. Daisy s’attacha
rapidement à Wesley, elle le suivait partout, il était rapidement devenu comme
un grand frère pour elle. Elle aimait se rouler en boule près de lui sur le canapé
et lui tenir la main quand ils se promenaient. Chaque soir, avant qu’elle ne
s’endorme, Wesley l’embrassait sur le front. Sans cela, elle refusait de dormir.
Un jour, Daisy avait ramassé le pull-over bleu de Wesley qui traînait dans le
salon, pour jouer avec, mais elle l’oublia sur le sol de la chambre d’Evelyn.
Mme Sherington le ramassa et voulut le rendre à Wesley, elle le chercha et le
trouva dans le salon avec sa fille aînée. Celui-ci était allongé sur le canapé, sa
tête posée sur les genoux d’Evelyn, elle lui caressait doucement les cheveux et il
lui prit une main, déposa un baiser au creux de sa paume, avant de la refermer
dans un poing, comme un secret qu’il lui demandait de garder.

Rien d’extraordinaire.
Pourtant, cette image toucha profondément le cœur de Mme Sherington. Elle
n’avait encore jamais vu Evelyn aussi heureuse. Elle les laissa sans dire un mot
et monta dans sa chambre, toujours le pull-over en main. C’est alors qu’avec un
sourire qu’elle n’arrivait pas à effacer, elle broda sur la manche droite les
initiales W&E.
Quelques jours plus tard, le père d’Evelyn rentra. Ce fut à partir de ce
moment-là que les jours heureux du couple s’achevèrent. Comme Evelyn l’avait
prédit, son père ne voulut rien entendre. Après avoir appris quelques
informations sur Wesley, il se braqua. C’était très loin d’être ce qu’il voulait pour
sa fille.
— Non, non, non et non ! s’exclama-t-il en se dirigeant vers la cuisine.
— Papa, s’il te plaît, écoute…, dit Evelyn tout en le suivant.
— Tu rigoles ? Est-ce que c’est une blague ? Tu crois que c’est pour ça
qu’on t’a envoyée là-bas ?
— Chéri, calme-toi et baisse d’un ton, dit Mme Sherington en les
rejoignant. Il va t’entendre.
— Eh bien, qu’il m’entende ! cria-t-il. Il n’est pas question que tu épouses
ce… ce…
— Ce quoi, papa ? Hein ? Pourquoi ? Parce qu’il n’est pas millionnaire ?
— Ne me fais pas passer pour un méchant. Tu sais que tout ce que je veux,
c’est ton bonheur, dit M. Sherington avec une voix plus douce.
— Alors laisse-moi l’épouser, je l’aime.
— Tais-toi ! s’exclama-t-il. Tu ne sais pas ce que tu veux. Ce garçon t’a
rempli la tête de sottises.
— C’est faux, répliqua Evelyn avec fermeté. Il me respecte et me traite
mieux que n’importe quel autre homme le ferait.
— Ah ! Et tu sais ça parce que tu as rencontré tous les hommes du
monde ?
— Pas besoin.
— Tout ce que je veux, c’est que ton avenir soit sécurisé. Or il est plus
qu’évident que ce garçon n’aboutira jamais à rien.
— Tu n’en sais rien.
— Oh si, je sais et ce n’est pas à ça que je vais donner ma fille.
— Il a énormément de potentiel, papa.
— Lui ? On parle bien du même type qui n’arrive même pas à me regarder
dans les yeux ? Ça se voit qu’il n’a pas beaucoup de motivation. Il échouera
sûrement dans ses études. Je veux dire, regarde-le, il ne sait même pas parler, il
est ridicule, il est stupide, il est…
— Ça suffit ! s’exclama Evelyn.
M. et Mme Sherington furent étonnés d’entendre Evelyn élever la voix contre
son père. C’était la toute première fois.
— Je ne te permets pas de parler de lui comme ça, continua-t-elle plus
calmement. J’ai confiance en lui, je sais qu’il deviendra quelqu’un de
remarquable. D’ailleurs, il l’est déjà et tu le saurais si tu prenais le temps de le
connaître. Il est intelligent, persévérant, généreux, gentil et poli. Il a tout pour
réussir dans la vie. Peut-être que pour le moment tu le vois comme rien, mais je
t’en prie, vois-le comme je le vois, comme l’homme extraordinaire qu’il est en
train de devenir. Donne-lui une chance, papa. S’il te plaît.
— Tu as fini ? répondit M. Sherington. C’est tellement évident que cette
relation n’ira nulle part, vous venez de deux mondes totalement différents !
D’ailleurs, qui te dit qu’il ne t’aime pas simplement pour l’argent ?
— Comment peux-tu dire ça ?
— Parce que je suis persuadé que c’est le cas.
— C’est faux ! cria Evelyn d’une voix tremblante.
— Pourquoi en es-tu si sûre ?
— Je le sais… je le sais… Les larmes d’Evelyn commençaient à couler sur
ses joues alors que sa gorge se nouait. Tu ne le connais pas… comme moi je le
connais, papa…
— Classique.
— Non… c’est vrai. J’aimerais tellement que tu comprennes. Je t’en
supplie, donne-lui une chance.
— Arrête de pleurer, dit-il doucement, puis il s’éclaircit la gorge. Evelyn,
tu ne vois pas les choses avec objectivité et, en tant que père, c’est mon devoir
de te diriger sur la bonne voie. Écoute-moi, ma chérie, tu ne veux pas être la
risée de cette famille, n’est-ce pas ? Si tu épouses ce jeune homme, tu n’auras
plus d’avenir, même au sein de cette famille…
— Chéri, intervint Mme Sherington, ne dis pas ça !
— Laisse-moi terminer !
— E… Excusez-moi, dit Wesley en entrant dans la cuisine.
— Mon amour, soupira Evelyn.
— Elle l’a appelé comment, là ? demanda M. Sherington à sa femme.
Evelyn accourut dans les bras de Wesley, en pleurs. Il la serra contre lui un
petit moment, puis l’écarta.
— Monsieur Sherington, dit-il avec tout le courage qui lui restait, je peux
vous assurer une chose. À mes côtés, votre fille ne manquera jamais de rien,
j’irai au-delà de mes limites pour m’assurer qu’elle soit traitée comme il se doit,
je…
M. Sherington leva une main pour le couper dans son élan. Il regarda une
nouvelle fois le jeune prétendant, puis il posa les yeux sur sa fille et dit :
— Mauvais choix.
Il monta dans sa chambre, suivi par sa femme qui intercéda en faveur de leur
fille toute la soirée. Lorsque les deux mots redoutés étaient sortis de la bouche de
M. Sherington, ils avaient fait bien plus de mal à Evelyn que ce à quoi elle s’était
attendue. Ce fut comme un coup de poignard porté au cœur. Elle savait que
Wesley était le bon choix. Elle savait, sans pouvoir l’expliquer, qu’il était
l’Amour de sa vie, qu’elle n’aimerait jamais un autre homme que lui. Il était son
seul amour. Cependant, comme presque toutes les jeunes filles, elle souhaitait de
tout cœur que son père approuve son choix. Elle voulait que son père accepte
l’homme qu’elle aimait.
Evelyn se réfugia dans sa chambre, ferma la porte à clé et pleura toutes les
larmes de son corps. Cette situation dura une bonne semaine, Wesley avait déjà
été chassé de la maison par son père. Il était désormais dans un hôtel. Il lui était
interdit de s’approcher d’Evelyn, sauf à vouloir que M. Sherington fît jouer ses
relations pour l’expulser de la faculté de médecine. Wesley n’en avait que faire,
mais Evelyn, sachant tout ce qu’il avait dû sacrifier pour décrocher sa place dans
cette faculté, décida de ne pas braver l’interdiction. Ce fut ainsi qu’en fin de
compte M. Sherington réussit à pousser sa fille à bout.
La relation entre Evelyn et Wesley s’arrêta là ; elle ne le revit plus. Ce fut son
père qui annonça à Wesley que leur relation était terminée. Evelyn pleura
tellement que ses yeux restèrent rouges et gonflés pendant un bon moment. Elle
n’avait pas d’appétit et perdit beaucoup de poids en peu de temps. Bien sûr, cela
faisait de la peine à son père de la voir dans un tel état, mais il était persuadé
d’avoir raison, que quelque chose de meilleur l’attendait et qu’un jour elle lui en
serait profondément reconnaissante. Avant de partir, Wesley avait laissé un
dernier cadeau à Evelyn, il l’avait remis à sa mère et celle-ci le donna
discrètement à sa fille. C’était un stylo-plume noir et or, dans un coffret conçu à
cet effet. Il avait fait graver leurs initiales dessus : W&E. C’était pour lui offrir
ce cadeau qu’il avait économisé durant des mois. Elle constata cependant que
dans le coffret il manquait un stylo, l’autre était pour lui.
Ce cadeau lui fit énormément plaisir, mais la fit pleurer encore plus. Elle
retrouva quelques semaines plus tard le pull-over bleu dans lequel elle l’avait vu
la première fois. Durant des mois elle ne s’en sépara pas et respira l’odeur de son
bien-aimé jusqu’à ce que celle-ci disparaisse.
Wesley Osler ne trouva pas de plus grand bonheur ailleurs. Alors, il ne se
maria pas. Après avoir connu une relation aussi profonde que celle qu’il avait
eue avec Evelyn, il lui était difficile de trouver une autre femme capable de le
rendre aussi heureux. Il ne trouva personne pouvant lui correspondre réellement.
C’est pourquoi, malgré ses efforts, il ne parvint pas à retomber aussi amoureux
d’une autre. Ce qu’il avait partagé avec Evelyn était fort, unique, inoubliable. Le
genre de chose qui n’arrive qu’une fois dans une vie.
Le départ de Wesley fit aussi beaucoup de peine à la petite Daisy, qui ne
pleura certes pas autant que sa grande sœur, mais bien plus bruyamment. Le petit
Trent fut présent pour la réconforter, lui disant qu’il ferait de son mieux pour être
un bien meilleur Wesley pour elle que n’importe qui d’autre si elle arrêtait de
pleurer. Il l’embrassa sur le front et sécha ses larmes.
Peu après cela, Derek entra en scène. Il était tout ce que M. Sherington
voulait pour sa fille, à savoir un avocat brillant. Ce que ce dernier ne savait pas,
c’était que Derek était endetté jusqu’au cou, mais il n’apparaissait pas comme
tel, bien au contraire. Il ne fallut pas longtemps à Derek pour entrer dans les
bonnes grâces de M. Sherington qui l’avait pris sous son aile, ce qui avait permis
au jeune homme de régler toutes ses dettes cachées. M. Sherington présenta
Derek à Evelyn et appuya la proposition de mariage de celui-ci.

21
Si seulement




— Alors tu vois, Daisy, dit Mme Sherington en laissant échapper un
soupir, j’ai toutes les raisons d’en vouloir à ton père. Il a séparé Evelyn de
l’homme de sa vie.
— Quelle histoire, dit Trent.
— Le docteur Osler et Evelyn ? ajouta Daisy.
— Mais oui ! s’exclama Trent. C’est pour ça qu’il a tout tenté pour la
sauver.
— Exact, répondit Mme Sherington.
— Maman, dit Daisy après avoir contemplé le visage impassible de sa
grande sœur, je comprends que tu sois en colère contre papa. Tu avais essayé de
le convaincre de laisser Evelyn épouser l’homme qu’elle aimait. Au lieu de ça, il
l’a poussée dans les bras de l’homme qui a tenté de la tuer. Mais… tu sais très
bien qu’il ne l’a pas fait exprès. D’ailleurs, dans toute cette histoire, c’est lui qui
doit se sentir le plus mal en fin de compte, et tu le sais. Tu sais aussi à quel point
il aime Evelyn. S’il avait eu un petit soupçon par rapport à Derek, jamais il ne
l’aurait laissé s’approcher d’elle. Il doit se sentir horriblement coupable à l’heure
qu’il est.
Elle avala difficilement sa salive alors qu’elle repensait à la culpabilité qui la
rongeait depuis qu’Evelyn s’était retrouvée sur ce lit d’hôpital.
Mme Sherington repensa à ce que le docteur Osler lui avait dit le matin
même. Il lui avait présenté ses sincères excuses pour ne pas avoir été à la
hauteur.
— Si j’avais insisté davantage, avait-il dit, les yeux fixés sur le visage
d’Evelyn, si j’avais eu plus confiance en moi, si j’avais su tenir tête à Monsieur
Sherington à l’époque, Evelyn n’aurait pas eu à souffrir, tout cela ne serait
jamais arrivé.
— Wesley, avait-elle répondu en tapotant son dos, tu es la dernière
personne qui ait quoi que ce soit à se reprocher.
Voyant que sa mère ne réagissait pas, Daisy se força à dire ce qu’elle avait
sur le cœur.
— Je m’en veux aussi, tu sais.
— Comment ? Mme Sherington posa un regard confus sur sa fille.
— J’essaie de ne pas trop y penser, mais je m’en veux beaucoup. J’étais la
seule personne qui connaissait le vrai visage de Derek, mais j’ai refusé de m’en
souvenir. Si seulement j’avais fait plus d’efforts pour retrouver ma mémoire, on
aurait pu éviter ce scénario. C’est moi qui savais tout, qui connaissais la vérité,
mais pendant toutes ces années je nous ai laissés vivre dans une illusion. Quand
je m’en suis enfin souvenue, j’avais trop peur d’en parler. Puis, bien sûr, comme
je suis trop bornée, j’ai laissé une dispute stupide nous faire perdre du temps et,
du coup, à cause de moi, Evelyn…
Avant qu’elle ne poursuivît, sa mère noua ses bras autour d’elle.
— Je t’interdis de continuer, dit Mme Sherington. Pas un mot de plus. Tu
n’as pas le droit de te sentir coupable de quoi que ce soit. Tu es une victime. Elle
serra sa fille plus fort contre elle. Il t’a fait du mal, il t’a fait souffrir. Tu avais
sept ans, Daisy. Tu n’avais que sept ans.
Daisy se laissa aller et pleura sans retenue dans les bras de sa mère qui lui
répéta plusieurs fois, d’une voix douce :
— Ce n’est pas ta faute.
Mme Sherington se retint du mieux qu’elle put. Elle ne voulait pas pleurer
encore une fois devant sa fille. À ce moment-là, son mari lui manqua
terriblement. Elle comprit qu’il n’était pas juste de lui en vouloir. Derek était le
seul coupable. Pas Wesley ni Daisy, encore moins son mari.
— Merci, dit Daisy quand elle fut plus calme.
— Je t’en prie, ma puce.
Daisy ne savait pas à quel point elle avait besoin d’entendre sa mère lui dire
que ce n’était pas de sa faute. Elle était tellement focalisée sur sa culpabilité
qu’elle avait oublié qu’elle était une victime. Elle sentit la main de Trent se poser
sur son dos et se retourna pour lui sourire.
— Papa aime Evelyn plus que tout au monde, dit-elle à sa mère.
— Elle a raison, ajouta Trent. Bob a toujours été très protecteur envers ses
enfants, jamais il ne permettrait à qui que ce soit de leur faire du mal.
— Il a besoin de toi, maman, renchérit Daisy, et tu as besoin de lui. Va le
voir.
Mme Sherington hocha la tête, toujours en retenant ses larmes, puis elle prit
ses affaires et sortit. Elle avait hâte de le voir. Elle savait que c’était un homme
bon qui ne voulait rien d’autre que le bonheur de sa famille. Mais l’entendre de
la bouche des autres la conforta dans cette idée. Elle se hâta et n’hésita pas à
cogner sur la porte de la chambre de M. Sherington. Celui-ci ouvrit la porte,
écarquilla les yeux en la voyant, c’était la dernière personne qu’il s’attendait à
voir.
— Gr… Grâce ? dit-il. Qu’est-ce que tu fais là ?
M. Sherington ne s’était pas rasé depuis un bon moment, ses yeux étaient
rouges et ses cheveux en bataille. Mme Sherington lui caressa doucement la joue
puis s’abandonna dans les bras de son mari.
— Tu m’as tellement manqué !
M. Sherington, sans dire un mot, la serra dans ses bras. Il était si heureux de
la voir. Il avait honte de lui et n’avait pas osé l’appeler. Il ne comptait plus le
nombre de fois où il avait composé son numéro. Mme Sherington releva la tête
et laissa ses larmes couler doucement sur ses joues.
— Tu es un mari formidable et un père merveilleux. Tu es mon roc.
— Non, chuchota M. Sherington. Tu es mon roc.
Il l’embrassa puis la fit entrer. Andrew était allongé sur le ventre, au sol,
tellement concentré sur son croquis qu’il n’entendit pas sa mère pénétrer dans la
pièce. Le dessin était devenu son nouveau hobby, prenant la place des jeux
vidéo, au grand malheur de Jeff, mais au grand bonheur de sa famille, heureuse
de voir que son nouveau passe-temps le rendait plus calme. Mme Sherington dut
déposer un baiser sur sa tête pour lui faire remarquer sa présence et il lui sauta au
cou. Il était bien sûr ravi de voir ses parents se réconcilier, même si cela voulait
dire qu’il ne dormirait plus à l’hôtel.
— Pendant ce temps, quelques instants après que Mme Sherington fut
partie, le docteur Osler entra dans la chambre d’Evelyn.
— Ah, vous êtes là tous les deux ? dit-il en entrant.
Trent et Daisy se contentèrent de hocher la tête. Ils le regardaient d’une tout
autre façon. Il s’approcha du lit d’Evelyn et esquissa un sourire tout en
contemplant son visage serein, puis il soupira.
— À vrai dire, j’ai eu très peur quand j’ai cru qu’on l’avait perdu, dit-il.
Sinon, vous allez bien ? demanda-t-il.
Après avoir entendu toute cette histoire, le cœur de Daisy fut peiné en voyant
le docteur. Il était si gentil avec eux, malgré tout ce qui s’était passé.
— Tout va bien, merci, répondit Trent.
Ils continuèrent de le fixer.
— Qu’y a-t-il ? demanda le docteur Osler.
— Rien ! répondirent-ils au même moment.
— Hmm, est-ce que Mme Sherington vous a dit quelque chose ?
Ils ne répondirent pas, mais détournèrent simplement leur regard du sien.
— Je vais prendre ça pour un oui, dit-il.
— Docteur Osler…, commença Daisy.
— Je t’en prie Daisy, appelle-moi Wesley, dit-il en lui souriant.
— We… Wesley, vous… je veux dire… tu… avec Evelyn…
— Oui, mais disons que ça n’a pas marché, répondit-il calmement tandis
qu’il vérifiait une fois encore l’état d’Evelyn. J’ai été muté ici il y a un an, mais
je n’ai pas cherché à la retrouver. Je me suis dit qu’il serait injuste de ma part de
faire irruption dans sa vie, de semer peut-être le trouble, alors que je savais
qu’elle était mariée à un autre. Mais en fin de compte, peut-être aurais-je dû
réapparaître devant elle, comme par magie.
Trent et Daisy hochèrent vivement la tête en même temps.
— Vous auriez dû, déclarèrent-ils.
— Hmm, si seulement je l’avais fait, peut-être que…, Wesley secoua la
tête et laissa échapper un long soupir. La vérité, c’est que j’avais un peu peur de
la revoir. Je ne savais pas comment elle allait réagir, ni comment j’allais réagir.
Quand notre histoire s’est terminée, j’ai vraiment broyé du noir, Evelyn était…
mon monde.
— Qu’est-ce que c’était ? demanda Trent. Qu’est-ce qui a fait que vous…
que tu sois tombé amoureux d’Evelyn ?
Wesley sourit à lui-même en se remémorant un de ses nombreux souvenirs
avec elle. Il s’assit sur la chaise, près du lit d’Evelyn, tandis que Daisy et Trent
s’installaient sur le canapé comme des bambins surexcités.
— Alors, dit Wesley en plissant les yeux, comment vous dire ça ? Hmm…,
il prit une petite pause. Ah ! Voilà, reprit-il en tapant dans ses mains. Vous avez
sans doute déjà vécu ça. Vous êtes sous la pluie, trempé jusqu’aux os, le temps
est moche, il y a du vent, vous commencez à vous énerver, à maudire le monde
entier, puis, tout à coup, la pluie s’arrête. Le vent se calme. Le soleil apparaît. Un
soleil doux qui vous réchauffe, comme une caresse qui chasse le mauvais
souvenir de la pluie. Vous entendez de nouveau les oiseaux chanter. Vous sentez
que votre cœur est léger et vous ne pouvez pas vous empêcher de sourire parce
que, même si c’est pour un petit moment, tout semble parfait dans le monde.
C’était ce sentiment-là que j’avais avec Evelyn tous les jours. Elle était mon
rayon de soleil.
— C’est… tellement beau, murmura Daisy.
Wesley contempla le visage d’Evelyn. Il se concentra sur elle pendant si
longtemps que Daisy et Trent finirent par avoir l’impression qu’il avait oublié
leur présence, mais il reprit la parole.
— L’une des choses que j’aimais le plus chez elle, c’était sa façon de
m’encourager, dit-il en se levant, les mains enfoncées dans les poches de sa
blouse blanche. Elle croyait dur comme fer en moi et en mes capacités. Malgré
mes manquements, elle me répétait sans cesse que j’allais devenir quelqu’un
d’extraordinaire, qui allait sauver des vies. Elle m’a soutenu dans mes moments
difficiles. Alors, même quand on n’était plus ensemble, ses encouragements sont
restés gravés en moi. Quand je voulais tout laisser tomber, je pouvais l’entendre
me rappeler que, quelque part dans le monde, plusieurs personnes attendaient
que le « docteur Osler » vienne à leur secours. Sans elle, je ne serais pas là où
j’en suis aujourd’hui. Savoir que je ne serais pas avec elle m’avait littéralement
brisé le cœur. J’étais aussi en colère contre moi-même parce que j’étais lâche. Je
n’avais pas réussi à tenir tête à votre père… À partir de là, je n’étais plus moi-
même, j’aurais pu finir très mal. Mais j’avais un très bon ami qui un jour m’a
invité à l’église et, à partir de là, ma vie a pris tout son sens.
— Alors, vous êtes chrétien maintenant ? demanda Trent avec
enthousiasme.
— Exact.
— C’est génial ! s’exclama Trent.
Wesley rit, ne comprenant pas la réaction de Trent. Il fut étonné de savoir que
celui-ci était devenu chrétien. Mais son étonnement fut encore plus grand quand
il apprit qu’Evelyn l’était aussi. Trent et Wesley partagèrent leurs expériences et
leurs avis sur certains passages de la Bible. Ils discutèrent pendant un bon
moment, car ils étaient animés par le même feu, ils étaient sur la même longueur
d’onde. Daisy les écouta avec attention, elle-même intéressée par ce qu’ils se
disaient. Mais Wesley dut repartir. Et alors qu’elle le regardait s’en aller, une
pensée traversa son esprit ; elle se demanda si Wesley avait encore des
sentiments pour Evelyn.

22
Nouveaux sentiments




Trois ans plus tard, Evelyn Sherington était encore dans le coma. Elle ne
s’était toujours pas réveillée, mais jour après jour sa famille et ses amis ne
cessaient de l’entourer. Ils n’avaient pas perdu espoir pour autant, car elle
ressemblait toujours à une princesse endormie. Sur la demande de sa famille,
Wesley avait fait tester le sang d’Evelyn afin de découvrir si elle était oui ou non
atteinte du virus du SIDA. Bien heureusement, au grand bonheur de tous, il
s’était avéré qu’elle était séronégative. Wesley était toujours présent, durant ces
trois ans, il était là tous les jours, matin et soir, il était là même durant ses jours
de congé. La famille d’Evelyn était désormais habituée à sa présence, il y avait
une bonne entente entre eux et ils s’attachèrent petit à petit au charmant docteur,
à tel point qu’ils le considéraient comme faisant partie de la famille, un peu
comme Trent. Wesley Osler et M. Sherington étaient devenus tellement proches
que Mme Sherington en était presque jalouse. Ces deux hommes avaient bien
plus de choses en commun qu’il n’y paraissait de prime abord, que ce fût dans
leur façon de se comporter ou celle de penser.
M. Sherington avait depuis longtemps présenté ses plus sincères excuses à
Wesley pour son attitude envers celui-ci quinze ans plus tôt. Wesley lui fit
comprendre qu’il n’avait jamais vraiment été en colère contre lui, car, en vérité,
M. Sherington avait raison, lui-même ne s’était pas estimé digne d’Evelyn. Il
n’aurait pas pu lui offrir la vie qu’elle méritait. M. Sherington l’assura du
contraire, il aurait dû écouter sa fille et ne pas regarder à la situation de Wesley à
l’époque, mais croire au potentiel qui était en lui. Quant à Derek Stone, il n’avait
toujours pas été retrouvé, il s’était fait très discret, mais la police le cherchait
encore. Il semblait qu’il vivait en ermite. Morris prenait cette affaire très à cœur
et faisait tout son possible pour clore le dossier. Il désirait être celui qui
coincerait Derek.


* * *
— Quand est-ce que tu vas comprendre ? dit Daisy, un jour où ils étaient
tous dans la chambre d’Evelyn. Je veux que tu me laisses tranquille, Trent !
Il s’était emparé du portable de Daisy et avait essayé de lire ses messages.
Elle s’était tout de suite mise dans tous ses états, au grand bonheur de Trent. Il la
taquina encore un peu avant de finalement le lui rendre.
— Voyons, ma belle, dit-il, tu sais bien que…
— Je ne suis pas ta belle ! le coupa Daisy.
— Pas encore, se moqua Trent.
— Mais qu’est-ce que tu racontes ? Pourquoi tu aimes tellement
m’embêter ?
— Parce que tes réactions m’amusent, dit-il en ricanant.
— Vous êtes marrants tous les deux, déclara Wesley en riant.
— Et encore, tu ne les as pas vus le matin au petit déj », renchérit
M. Sherington sur le même ton.
— Bon, ça suffit tous les deux, dit Mme Sherington. Vous ne devriez pas
être à la fac à l’heure qu’il est ?
Daisy et Trent grommelèrent un peu, mais finirent par sortir après avoir salué
Evelyn. Ils avaient choisi d’aller dans une faculté pas loin de là, Daisy voulait
rester près de sa sœur et Trent près de Daisy. Il avait décidé de s’inscrire en fac
de médecine. En effet, après de nombreuses discussions avec Wesley, il s’était
rendu compte que la médecine le fascinait, c’était quelque chose qui l’intéressait
beaucoup. Quant à Daisy, elle avait pris la décision de fréquenter la fac de
psychologie, pour des raisons qu’elle n’avait pas eu besoin d’expliquer. Daisy et
Trent décidèrent d’aller dans la même faculté, ils avaient beaucoup de mal à se
séparer. D’ailleurs, Daisy ne comprenait pas pourquoi, ces derniers temps, Trent
la taquinait bien plus que d’habitude. Mais, une chose qu’elle ne savait pas,
c’était qu’il était très heureux, heureux de ce que la vision qui avait été déposée
dans son cœur bien longtemps auparavant allait bientôt se réaliser. Il sentait que
c’était très proche, alors il était envahi de plusieurs émotions différentes. Pendant
qu’ils marchaient côte à côte, Trent regarda Daisy, lui sourit, puis la poussa
gentiment avec l’épaule.
— Ça suffit ! s’exclama celle-ci. Il faut vraiment que tu arrêtes. Et
pourquoi tu souris ?
— Oh, pour rien, répondit-il alors que son sourire s’agrandissait.
Cela faisait trois ans maintenant que Trent avait senti que petit à petit le cœur
de Daisy était en train de s’ouvrir. Ils avaient pris tous les deux l’habitude de
parler de Dieu, de lire la Bible pendant au moins une heure, ça passait tellement
vite. Elle lui posait une foule de questions. Certaines fois, il n’avait pas la
réponse, alors il cherchait de son côté et revenait la voir. Il était surpris de ce que
parfois c’était elle qui l’édifiait par ce qu’elle disait et ce qu’elle avait découvert.
Elle était désormais remplie de bien plus de connaissance que la plupart des
jeunes gens qui allaient à l’église. À la base, Daisy avait une conduite peu
critiquable. Contrairement à ses camarades, elle ne disait du mal de personne en
particulier. Il était possible qu’une personne l’énerve, mais ce n’était pas pour
autant qu’elle ne reconnaissait pas les vertus de celle-ci. Trent avait déjà eu
l’occasion d’apprendre de Daisy à de nombreuses reprises, notamment les fois
où elle était maltraitée par ses camarades de classe. Elle avait simplement enduré
et n’avait rien dit. Elle avait été humiliée et brutalisée parfois, mais à aucun
moment elle n’avait retenu quelque chose contre les filles qui l’avaient
malmenée. Elle avait un cœur tendre et aimait facilement.
Elle avait déjà les traits essentiels du chrétien. Trent était vraiment très
heureux de pouvoir enfin avoir cette connexion avec elle. Il aimait aller à
l’église, discuter avec ses amis, mais la personne avec laquelle il voulait par-
dessus tout avoir cette connexion, c’était celle qui avait depuis longtemps
emprisonné son cœur. Alors qu’il avait quatorze ans, Dieu lui avait fait une
promesse, qui avait d’ailleurs été confirmée à de nombreuses reprises. Cette
promesse avait été accompagnée d’un verset biblique : « ne réveillez pas l’amour
avant qu’elle le veuille »[9]. Il savait qu’il devait s’armer de patience. En effet, ce
ne fut que six ans plus tard qu’il vit enfin cette promesse se réaliser. Daisy
n’avait toujours pas accepté d’aller à l’église. Elle hésitait encore un peu, car elle
ne savait pas ce qu’elle allait y trouver malgré tout ce que Trent lui racontait.
Elle se disait surtout que si être chrétien c’est avant tout avoir une relation
personnelle avec Dieu, pourquoi aller à l’église ? Trent avait dû lui expliquer
qu’un chrétien solitaire ne peut pas survivre et que nous avons tous besoin les
uns des autres. Ainsi, ce n’était que le jour d’avant, où Trent avait senti qu’il
devait réitérer son invitation, que sans aucune raison particulière elle accepta de
se rendre avec lui à l’église dans la semaine. Quelque chose était en train de se
réveiller en elle.
Quand ils arrivèrent devant la faculté, Daisy trébucha à cause d’un caillou,
mais s’accrocha à la veste de Trent. Il prit sa main et elle se redressa.
— Fais attention, dit-il doucement.
— Merci, répondit-elle.
Elle voulut retirer sa main pour se remettre à marcher, mais il ne la lâcha pas.
— Euh… Trent ? Ma main, s’il te plaît.
Il ne répondit pas, tint sa main plus fort et continua sa route. Daisy était un
peu confuse, ne comprenant pas pourquoi il continuait à la tenir. Ce fut alors
qu’elle sentit que la main de Trent était moite et tremblait un peu, il semblait
nerveux. Serait-ce possible ? se demanda-t-elle. Non, il me taquine encore, il
essaie de m’embêter. Mais elle ne croyait pas elle-même en cette pensée, parce
que quelque chose était différent, elle l’avait senti. Daisy savait quand Trent la
taquinait et quand il était sérieux. Or là, il avait l’air très sérieux. Elle se sentit à
son tour un peu nerveuse. Elle marchait légèrement derrière lui, ce n’était pas la
première fois que Trent lui tenait la main. Alors, pourquoi cette fois-ci semblait-
elle si différente, pourquoi le rythme de son cœur accélérait-il ? Trent, toujours
silencieux, amena Daisy à sa salle de cours et, avant de s’en aller, il se pencha en
avant pour l’embrasser sur le front, mais il s’arrêta, regarda Daisy, puis déposa
un baiser sur sa joue.
— Je reviens te chercher en fin de journée, dit-il.
Il s’en alla, laissant Daisy figée sur place. C’était tellement inattendu pour
elle, son cœur ne s’était toujours pas calmé, au contraire. Ses battements étaient
si forts qu’ils résonnaient dans ses oreilles, elle espérait que Trent n’avait rien
entendu. Qu’est-ce qui se passe ? se demanda-t-elle. Daisy s’adossa au mur et se
laissa envahir par une toute nouvelle émotion, ne sachant pas exactement ce que
c’était. Elle n’arrivait pas à effacer le sourire qui s’était dessiné sur ses lèvres.
Elle effleura sa joue tout en soupirant amoureusement. Tout à coup, elle avait
hâte d’être en fin de journée pour revoir Trent, il lui manquait déjà. Elle soupira
de nouveau avant d’entrer dans la classe. Ce jour-là, elle avait seulement trois
heures de cours, mais pour elle, ces heures paraissaient être une éternité.

23
Presque parfait




Daisy n’avait toujours pas d’amis à la fac. En effet, ayant choisi une faculté
proche, elle y avait retrouvé les mêmes filles qu’au lycée. Ces dernières avaient
vite répandu des rumeurs à son sujet, lui fixant ainsi pour les quelques années à
venir une « belle » réputation. Comme d’habitude, cela ne la dérangeait pas. Tant
que j’ai Trent avec moi, je n’ai besoin de personne d’autre, pensait-elle. À cause
de sa grâce et de sa beauté, sa popularité auprès des garçons était restée la même.
Mais aucun n’osait vraiment s’approcher d’elle, certains avaient été avertis par
Trent, d’autres étaient simplement intimidés par elle. De toute façon, elle n’était
pas intéressée. Elle avait beaucoup de choses en tête. L’une des premières était
sa nouvelle relation avec Trent, à travers laquelle son intérêt pour Dieu
grandissait chaque jour depuis ces trois dernières années. Récemment, elle avait
senti qu’elle s’était encore rapprochée de Trent, ils étaient bien plus proches
qu’avant. Leurs longues discussions lui avaient fait réaliser beaucoup de choses,
et au-delà de cela, le zèle de Trent était quelque chose qui l’avait influencée. Elle
voulait la même chose. Désormais, c’était comme si Daisy voyait les choses plus
clairement et qu’un voile avait été déchiré. La parole à laquelle elle s’accrochait
ces deniers temps était la suivante : « Si tu crois, tu verras la gloire de Dieu. »
Elle était prête à voir cette gloire-là à travers le réveil d’Evelyn. Daisy avait
une conviction profonde : Evelyn va bientôt se réveiller. Chaque nuit, avant de
s’endormir, c’était en ce sens-là qu’elle priait, et avec cette parole-là. Elle ne
pouvait pas expliquer comment elle le savait, mais elle le savait ; Evelyn va
bientôt se réveiller. La deuxième chose qu’elle avait en tête était tout
simplement Trent. Il était devenu un homme, un homme particulièrement
remarquable. Daisy et Trent avaient quasiment grandi ensemble, c’est pourquoi
elle ne remarqua les changements de stature de Trent que bien plus tard. Ces
derniers temps, elle était un peu plus consciente de la beauté de celui-ci. Elle
sentait que quelque chose était en train de changer dans leur relation, elle ne
savait pas encore quoi en penser. Ce jour-là, le professeur avait laissé ses élèves
partir un peu plus tôt, donc elle attendit Trent devant la salle.
— Hé ! Daisy, dit une voix arrivant derrière elle.
Elle se retourna, tout sourire.
— Ah ! tu es déjà là, Tre…
Elle ne finit pas sa phrase, et son sourire s’effaça, car en se retournant elle vit
que ce n’était pas Trent. C’était un jeune homme qui avait à peu près la même
stature que lui, mais ce n’était pas celui qu’elle attendait.
— Oh, désolée, je t’ai pris pour quelqu’un d’autre, s’excusa-t-elle.
— Tu attendais Trent ?
— Est-ce qu’on se connaît ? demanda Daisy.
— Mais enfin, c’est moi, Kurt.
— Kurt ?
— Mais oui, tu ne te souviens pas ? Je… je t’avais demandé de sortir avec
moi au lycée… à de nombreuses reprises d’ailleurs.
— Ah bon ? Kurt, hein ?
Elle réfléchit un moment. En effet, malgré les avertissements de Trent, elle
avait eu beaucoup de demandes.
— Kurt… Oh ! Je vois, un des amis de Trent !
— Hmm… Ouais, dit-il en soupirant, un peu déçu qu’elle se souvienne de
lui comme ça.
— Je me souviens vaguement. Alors, tu attends quelqu’un ?
— Non, pas du tout, je passais par-là par hasard et c’est sur toi que je
tombe ! Le destin ?
— Je ne crois pas, ricana-t-elle.
— Ça pourrait l’être…
— Nope ! Il y a peu de chance. Sinon, tu as grandi, dit Daisy, essayant de
changer de sujet, et ta voix est plus grave.
— Et toi alors ! Tu es… tu es… superbe ! Tellement plus belle qu’avant, et
je ne pensais pas que c’était possible.
— Ah, ça y est, je me souviens de toi, le beau parleur !
Il rit et elle se contenta de sourire. Elle n’était pas très intéressée par leur
conversation, elle guettait toujours l’arrivée de Trent. D’ailleurs, depuis que
celui-ci avait pris Kurt la main dans le sac au lycée, ce dernier ne s’était plus
approché de Daisy. Ce qui ne l’avait pas empêché de la contempler de loin. Il
était très content d’être dans la même faculté qu’elle, il pensait même retenter sa
chance. Après tout, ils n’étaient plus au lycée et il n’avait plus peur de Trent.
— Alors, continua Kurt, comment va ta sœur ?
— Son état est plutôt stable, ce qui est une bonne nouvelle. Merci de t’en
soucier.
— C’est normal, tout ce qui te concerne m’intéresse.
Elle sourit, un peu gênée. Comment faire pour qu’il me laisse tranquille ? se
demanda-t-elle.
— Waouh…, tu as un sourire magnifique, continua-t-il.
Elle ne répondit toujours pas, mais son sourire gêné s’agrandit.
— Daisy…
— Écoute, Kurt…
— Laisse-moi finir.
— Non vraiment…
— S’il te plaît, implora-t-il.
Elle eut pitié de lui et hocha la tête.
— Je sais ce que tu veux dire, continua-t-il, tu n’es pas intéressée. Pour le
moment, tu as beaucoup de choses en tête et je comprends. Mais, j’aimerais
simplement qu’on soit amis, rien que ça me suffirait amplement. J’ai regretté de
ne pas avoir eu un quelconque contact avec toi au lycée. Alors…
— Dans ce cas, ça me va très bien.
— Génial !
Il en profita pour la prendre brusquement dans ses bras, elle ne s’y attendait
pas. D’ailleurs, elle garda ses bras bien figés le long de son corps.
— Qu’est-ce que tu fais ? dit Trent entre ses dents, en arrivant derrière eux.
Daisy repoussa Kurt, et celui-ci dut faire face au regard noir de Trent.
— Kurt, dit ce dernier, de nouveau entre ses dents.
— Trent, comment vas-tu ? On ne faisait que conclure un pacte d’amitié
et…
— Je te donne trois secondes pour disparaître de ma vue, rétorqua Trent.
— Hmpf ! Je n’ai pas peur de toi.
— 1… 2…
Avant que Trent n’en arrive à 2, Kurt s’était déjà retourné et s’en était allé.
Pourtant, il savait que Trent ne pourrait jamais le frapper, du seul fait qu’il était
chrétien, et il était vrai qu’il n’avait pas peur de lui. Il s’agissait plus d’une
crainte révérencielle.
— Il disait la vérité, tu sais, dit Daisy.
— Ce n’est pas une raison, répondit Trent. Tu ne devrais pas laisser
n’importe qui te prendre dans les bras comme ça.
— Qu’est-ce qu’il y a ? ricana-t-elle. Tu es jaloux ?
Trent la regarda avec un air sérieux et dit simplement :
— Oui.
Daisy détourna son regard du sien. Elle ne s’attendait pas à une réponse aussi
franche et directe.
— Allons-y ! dit Trent.
Elle le suivit silencieusement, se repassant en boucle la scène qui avait eu
lieu, la simple réponse de Trent à la question qu’elle avait posée la fit sourire et
le rythme de son cœur accéléra de nouveau. Il n’y avait plus de doute, quelque
chose était en train de changer, ou peut-être que ça avait toujours été là ? Une
fois rentrée chez elle, Daisy s’affala sur son lit, caressa le collier sur son cou et
un sourire se dessina encore sur ses lèvres. Evelyn, pensa-t-elle, tu ne devineras
jamais ce qui s’est passé ! Réveille-toi vite ! Elle se releva et se dirigea vers son
bureau, elle ouvrit le tiroir et en sortit une enveloppe rose.
Le lendemain de l’agression d’Evelyn, lorsqu’ils étaient tous rentrés, Daisy
avait remarqué cette enveloppe rose qui avait été posée sur son bureau. Evelyn
lui avait écrit une lettre juste avant de rentrer chez elle voir Derek. Elle s’était
demandé pourquoi, parce que ce n’était pas le genre d’Evelyn d’écrire des
lettres. C’était comme si elle avait su ce qui allait lui arriver. Cependant, Daisy
ne l’avait jamais ouverte, elle n’avait pas eu le courage, car pour elle, l’ouvrir,
c’était comme accepter le fait qu’Evelyn ne se réveillerait jamais.
Elle avait souvent sorti l’enveloppe simplement pour la regarder, s’imaginant
ce qu’Evelyn avait pu écrire. Quel était son état au moment où elle écrivait ? À
quoi pensait-elle ? Comment avait-elle pris la nouvelle ? Daisy savait qu’au
moment où elle avait écrit, Evelyn connaissait la vérité sur Derek. Trent lui avait
expliqué qu’il était allé voir Evelyn avec les preuves dont il disposait. Ce que tu
as écrit dans cette lettre, tu me le diras toi-même le jour où tu te réveilleras,
Evelyn, pensa Daisy. Elle faisait de son mieux pour être forte, mais la vérité,
c’était que la voix et la présence de sa grande sœur lui manquaient énormément.
Elle voulait lui parler, l’entendre rire, revoir toutes ses expressions. Daisy avait
eu des moments de faiblesse où elle avait failli lire la lettre, car elle désirait
tellement entendre Evelyn, même si c’était à travers des mots écrits. Après avoir
contemplé l’enveloppe, elle la remit dans le tiroir.
— Bientôt, chuchota-t-elle.
À l’heure du dîner, Andrew vint toquer à sa porte, puis il ouvrit et l’informa
qu’il était l’heure de descendre. Elle le fixa un moment, puis sourit.
— Quoi ? demanda celui-ci.
— Rien. Tu as beaucoup grandi, c’est tout.
— Ce n’est que maintenant que tu le remarques ?
— Non, mais je ne m’étais pas rendu compte que tu m’avais déjà dépassée.
Le temps passe vite.
— Ouais…
Andrew lui sourit et ils descendirent ensemble. Il avait effectivement grandi.
À l’âge de treize ans, il dépassait déjà sa sœur qui en avait vingt. Son père aimait
à penser que c’était parce qu’il jouait au basket. La voix d’Andrew avait aussi
commencé à muer et il devenait de plus en plus musclé. Ce n’était plus le petit
garçon qu’Evelyn avait laissé. D’ailleurs, Andrew espérait également qu’elle se
réveillerait bientôt parce qu’il avait peur de l’oublier. Il n’avait pas autant de
souvenirs d’Evelyn que Daisy, il avait peur d’oublier la voix et les manières de
sa sœur aînée et il ne le voulait pas.
— Ah, salut Jeff, dit Daisy en s’installant à table.
— Bonsoir, répondit poliment celui-ci.
Andrew et Jeff ne se séparaient jamais, ils étaient tous habitués à avoir Jeff à
la maison, il dormait là au minimum trois fois par semaine. Les deux garçons
étaient devenus inséparables depuis le jour où Andrew avait défendu Jeff lorsque
celui-ci était victime d’harcèlement scolaire. Il était le seul enfant de couleur
dans leur petite école privée et avait eu beaucoup de mal à s’intégrer avant qu’il
ne rencontre Andrew, grâce à qui il a pris confiance en lui. Jeff avait aussi
grandi, mais pas de la même manière qu’Andrew. Jeff était un peu moins musclé
et sa voix n’avait pas du tout mué. De plus, il était bien plus turbulent
qu’Andrew. Malgré ses airs polis à table ou quand les parents d’Andrew étaient
dans les parages, on savait bien que ce n’était pas un ange.
— Trent n’est pas là, ce soir ? demanda Jeff.
— Il dîne chez lui, répondit Daisy. Il viendra sûrement tout à l’heure.
À la fin du dîner, ils se retirèrent dans le salon et, presque immédiatement, on
sonna à la porte et c’était Trent.
— Salut les gars ! dit Trent qui, à peine arrivé, fut accueilli par Andrew et
Jeff.
Dès que Daisy entendit sa voix, même sans l’avoir vu, son cœur se remit à
battre plus vite. Ce fut encore pire lorsqu’il entra dans le salon et qu’elle vit son
visage. Mais ce n’était encore rien par rapport à ce qui arriva lorsque le regard de
Trent se posa sur elle. Elle avait peur que son cœur ne puisse pas contenir toute
cette émotion. Trent lui sourit, et là…
Qu’est-ce qui m’arrive ? se demanda-t-elle une fois qu’elle fut dans le
couloir, en panique. Il faut que je me calme, c’est juste Trent, c’est rien, c’est
rien…
— Daisy ?
— Ah, Trent, dit-elle en se retournant.
— Est-ce que ça va ?
— Oui, tout va bien.
— Alors, viens, j’ai apporté un film que tu vas aimer !
Il la prit par la main et l’emmena au salon. Ce soir-là, durant tout le film,
Trent garda la main de Daisy dans la sienne. Il ne la lâcha pas, au grand bonheur
du frère et des parents de celle-ci, notamment M. Sherington qui adressa un
hochement d’approbation à sa fille lorsqu’elle croisa son regard.
Tout semblait parfait. Pourtant, le lendemain après-midi, avant que quoi que
ce soit eût commencé, c’était déjà la fin.

24
Amour et haine




— Imbécile ! s’exclama Daisy.
— Comment oses-tu…, dit Trent.
— Il n’y a que la vérité qui blesse.
— Tu n’es pas bien placée pour m’appeler comme ça.
— Quoi ! Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Très chère Daisy, tu n’es pas la fille la plus futée que je connaisse !
— Retire ce que tu viens de dire, fit-elle.
— Même pas en rêve ! Je vais même te dire plus. Je n’ai encore jamais
rencontré de fille aussi insolente que toi, tu…
Daisy ne le laissa pas terminer sa phrase, elle s’approcha de lui et le gifla de
toutes ses forces. Les larmes lui étaient déjà montées aux yeux. Elle arracha le
collier qu’elle portait autour du cou et le jeta violemment sur lui.
— Je te déteste, dit-elle entre ses dents.
Puis elle s’en alla.
— « Déteste ? » murmura Trent en la regardant partir.

* * *
Quelques heures auparavant, Trent avait accompagné Daisy à sa salle de
cours, lui disant qu’il reviendrait la chercher en fin de journée. Après la fin du
cours, elle l’avait attendu patiemment pendant plus de vingt minutes, mais il
n’était pas venu. Elle s’était alors dirigée vers le bâtiment où se trouvait la salle
de cours de Trent et alla le chercher. En arrivant dans le couloir, tout près de la
salle de cours, elle l’entendit. Il était en train de discuter avec deux jeunes
hommes, deux de ses connaissances, membres de son église. C’est pour ça qu’il
m’a laissée poireauter ? pensa-t-elle. Il aurait pu m’envoyer un message au
moins. Daisy se retourna, peinée, Trent n’avait même pas remarqué sa présence.
Elle avait toujours cru être plus importante que n’importe quel ami qu’il avait.
Elle changea brusquement d’avis et décida de revenir sur ses pas, elle voulait
entendre ce qu’ils se disaient. Elle se rapprocha silencieusement d’eux par-
derrière.
— Tout ça pour dire qu’à notre avis tu devrais arrêter de la voir, dit un des
jeunes hommes. Ce ne serait pas raisonnable de ta part de continuer.
— Oui, ça donne une très mauvaise image, ajouta l’autre. Cette Daisy te
tire vers le bas. Ce n’est pas bon qu’on te voie te pavaner avec cette païenne.
— Tu devrais avoir honte, Trent ! reprit le premier. On t’a carrément vu lui
tenir la main ! Mieux vaut couper tout lien avec elle. De toute façon, tu avais
bien dit que ça ne changerait rien pour toi si tu ne la voyais plus, non ? Et puis,
franchement, tu n’as pas besoin d’elle, tu ne peux pas te mélanger avec son
genre.
— Exactement, continua le second. Puis, il faut se l’avouer, sans vouloir
être grossier, c’est une allumeu… Enfin je veux dire, une joueuse. Un coup c’est
un tel, un coup c’est l’autre. Elle les drague, ensuite elle fait comme si elle
n’était pas intéressée !
Daisy écarquilla les yeux, très étonnée par ce qu’elle entendait. Elle n’avait
encore jamais été aussi offensée de toute sa vie. Durant tout ce temps, Trent resta
silencieux, il n’émit aucun son. Elle s’en alla, ne voulant pas en entendre plus.
Le silence de Trent lui poignardait le cœur, car le fait qu’il ne dise rien signifiait
qu’il était d’accord. En effet, « qui ne dit mot consent ». Or, Trent n’était pas du
genre à se taire s’il n’était pas d’accord avec quelque chose. Il n’était pas du
genre à rester de marbre si quelqu’un disait du mal d’elle, du moins c’était ce
qu’elle croyait. Elle se sentit trahie et insultée.
Pourquoi il n’a rien dit ? se demanda-t-elle. Il les a laissés m’insulter… Il ne
les a pas arrêtés… Il est resté là sans rien dire… Pourquoi ? C’est vrai qu’il
n’hésiterait pas à me laisser ?
Daisy prit l’ascenseur pour descendre et se diriger vers la sortie. Elle croisa
d’autres amies de Trent, qui étaient aussi des membres de la communauté
chrétienne, trois jeunes filles. À vrai dire, elles venaient de laisser les deux
jeunes hommes continuer de discuter avec Trent, car elles avaient rendez-vous
ailleurs. Elles regardèrent Daisy de haut en bas, d’un air hautain, et se mirent à
murmurer. Elles parlèrent assez fort pour qu’elle entende.
— Ils sont encore en train de discuter en haut, dit l’une d’elles. C’est vrai
que Trent devrait avoir honte, ils sont beaucoup trop proches.
— Oui, surtout connaissant sa position à l’église, rétorqua une autre.
— Oh, mais Brian a dit que Trent était prêt à la laisser tomber sans hésiter,
ajouta une troisième. De toute façon, il est beaucoup mieux avec Bénédicte.
Daisy n’attendit pas d’être arrivée au rez-de-chaussée pour se précipiter hors
de l’ascenseur, elle les entendit encore jusqu’à la fermeture des portes. Quoi !
Comment osent-elles ? pensa-t-elle. Ce n’était pas son jour. Le silence de Trent
face aux insultes dirigées contre elle, ajouté à ce qu’elle venait d’entendre, mit
Daisy dans un état sans précédent. Elle rentra chez elle plus bouleversée que
jamais. Plus de trente minutes plus tard, Trent toqua à la fenêtre de Daisy.
Remplie de rage, elle n’avait pas versé une seule larme.
— Qu’est-ce que tu fais là ? grogna-t-elle.
— Je vais bien, et toi ? répondit-il en entrant.
— Je ne veux pas te voir.
— Je m’en doutais. Justement, je viens pour m’excuser de ne pas être venu
tout à l’heure. J’avais complètement oublié, j’aurais dû te téléphoner ou
t’envoyer un message, désolé.
— Je m’en fiche ! Sors !
Elle se retourna pour s’en aller, mais Trent la retint par le bras.
— Ne me touche pas ! s’exclama-t-elle en se dégageant de son emprise.
Elle se dirigea vers le salon. Ses parents et Andrew les entendaient déjà de
loin et leur avaient laissé la place.
— Mais qu’est-ce que tu as ? demanda Trent. Je viendrai te chercher
demain sans faute.
— Ça n’a rien avoir avec ça ! Je t’ai entendu parler avec tes amis.
— Quoi ? Oh… hem… Tu as entendu quoi exactement ?…
— Ce que je ne devais pas entendre.
— Je peux t’expliquer, dit posément Trent.
— Je ne veux pas le savoir ! Sors de chez moi !
— Certaines choses ont été sorties de leur contexte.
— Bien sûr !
— Je t’assure que je n’ai rien fait, rétorqua Trent.
— Sans blague.
— C’est vrai.
Daisy sentait la rage bouillonner en elle et elle n’avait pas l’intention de la
contenir. Ce fut ainsi qu’elle commença à libérer des paroles qu’elle allait
regretter la minute suivante. Et, pour la plupart, c’étaient des choses qu’elle ne
pensait même pas. Mais elle voulait lui faire mal. Plus il était calme, plus ça
l’énervait. Elle voulait lui faire mal comme il lui avait fait mal.
— Tu sais Trent, reprit-elle. Tu n’es vraiment qu’un imbécile !
— Arrête, tu ne penses pas ce que tu dis.
— Oh si ! Tu es lâche, insensible, insupportable…
— Tais-toi ! s’exclama-t-il, énervé à son tour.
— Je ne veux plus te voir !
— Daisy…
— Imbécile !
Le cœur de Daisy battait plus vite alors qu’elle sentait sa rage se déverser.
Elle sentait aussi une grande tristesse venant se mélanger à cette rage, mais elle
décida de la contenir.
— Comment oses-tu…, dit Trent.
— Il n’y a que la vérité qui blesse.
— Tu n’es pas bien placée pour m’appeler comme ça.
— Quoi ! Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Très chère Daisy, tu n’es pas la fille la plus futée que je connaisse !
Trent fut à son tour emporté dans le feu du moment, disant des choses qu’il
regrettait à la seconde même qu’elles sortaient de sa bouche.
— Retire ce que tu viens de dire, fit-elle.
— Même pas en rêve ! Je vais même te dire plus. Je n’ai encore jamais
rencontré de fille aussi insolente que toi…
Daisy ne le laissa pas terminer sa phrase, elle s’approcha de lui et le gifla.
Les larmes lui étaient déjà montées aux yeux, mais elle les retenait du mieux
qu’elle le pouvait. Elle arracha le collier qu’elle portait au cou et le jeta
violemment sur lui.
— Je te déteste, dit-elle entre ses dents.
Puis elle s’en alla dans sa chambre.
— « Déteste ? » murmura Trent en la regardant partir.
Il rentra chez lui en laissant le collier par terre.
Trent et Daisy ne s’étaient encore jamais disputés ainsi. Ce fut terrifiant, pour
les parents de cette dernière et pour son frère, de les entendre se quereller de la
sorte. Cela ne leur ressemblait pas. Ce qui était encore plus étonnant, c’était que
Trent eût élevé sa voix sur Daisy, son trésor. Celle-ci monta dans sa chambre et
pleura amèrement sur son oreiller. Son cœur était en mille morceaux, elle ne
savait pas qu’elle pouvait avoir aussi mal. La voix de Trent résonnait encore
dans ses oreilles : « insolente ».
— Trent…, murmurait-elle entre ses pleurs, imbécile… Je te déteste…
Depuis leur plus tendre enfance, leurs disputes n’avaient jamais duré plus de
deux jours. Mais cette fois, c’était différent. Une semaine plus tard, ils ne se
parlaient toujours pas. Pourtant, cette dispute aurait pu être comme n’importe
quelle autre, mais à partir du moment où les insultes avaient commencé à fuser,
Trent et Daisy étaient conscients qu’il n’y avait pas de retour en arrière possible.
Et malgré tout, aucun d’eux n’avait battu en retraite. Les choses n’allaient pas se
résoudre aussi facilement que les autres fois. Bien sûr, cette semaine-là, Daisy
n’alla pas à l’église ; à vrai dire, elle avait décidé que de toute sa vie elle ne
mettrait pas les pieds dans une église.
Ce sont les gens les plus hypocrites que je connaisse ! se dit-elle.
Durant ses longues discussions avec Trent, ils avaient parlé du fait que les
chrétiens étaient des gens remplis d’amour. Cependant, ce n’était pas ce qui avait
été manifesté. Ce fut ainsi qu’elle cessa de prier. Par ailleurs, Trent n’était plus
venu chez les Sherington depuis leur dispute, alors ils ne se croisaient qu’à la
fac. Mais même là, ils agissaient comme s’ils étaient des étrangers l’un pour
l’autre.

25
Obstination




— Bonjour Wesley, dit Daisy en entrant dans la chambre d’Evelyn un
après-midi après ses cours.
— Salut, Daisy, comment tu vas ? Bonne journée ?
— Oui, tout était parfait.
— Vraiment ?
— Oui, dit-elle en fredonnant. Parfait.
Elle s’assit au chevet d’Evelyn, la salua et l’embrassa. Wesley soupira et
sourit.
— Daisy, ce n’est pas la peine de faire semblant… Je sais.
— De quoi tu parles ? dit-elle en feignant d’être confuse.
— Ton père m’a tout raconté.
— Papa ? Quel bavard…
Wesley vint s’asseoir près d’elle et lui tint la main.
— Il te manque, déclara-t-il.
— Non.
— Ce n’était pas une question, mais une affirmation.
— Tu ne sais pas ce qui se passe dans ma tête, répondit-elle.
— Eh bien, non. Mais j’imagine. À l’heure actuelle, tu ne dois plus être en
colère, mais simplement triste et maussade. Tu te sens sûrement seule…
— Wesley, tu n’as pas autre chose à faire ? dit-elle en retirant sa main.
— Oh, j’ai encore une bonne dizaine de minutes à t’accorder.
— Ben, je n’en veux pas, répondit-elle sèchement.
— Très bien… Bon.
Il se leva, prit les quelques documents qu’il avait posés sur la table et se
dirigea vers la porte.
— Attends, Wesley ! s’exclama Daisy en se levant. Pardon. Je ne devrais
pas m’en prendre à toi. C’est juste que…
Elle s’arrêta et Wesley revint près d’elle, avec un sourire. Il lui tapota la tête
et elle se rassit.
— C’est rien, Daisy, je comprends.
À ce moment-là, une infirmière entra dans la chambre.
— Ah, vous êtes là, docteur Osler, dit-elle en entrant. J’étais sûre de vous
trouver ici. Vous habitez vraiment dans cette chambre, maintenant.
— Un peu, j’avoue, ricana-t-il. Qu’est-ce qui se passe ?
— Le docteur Hungerford veut que vous jetiez un œil à ces résultats.
Wesley prit les documents que l’infirmière lui tendit. Puis il la regarda et lui
murmura quelque chose à l’oreille. Elle fronça les sourcils, semblant un peu
confuse. Ensuite, elle posa les yeux sur Daisy.
— Vous êtes très impertinente, mademoiselle, dit-elle.
— Excusez-moi ? s’exclama Daisy, étonnée.
— Bonne journée, docteur Osler, dit l’infirmière en l’ignorant, puis elle
sortit.
Daisy était bouche bée.
— Tu as entendu ?
— Hmm, il hocha la tête.
— Pourquoi elle me dit ça ?
— Quoi ? Ça t’a blessée ?
— Pas vraiment, je ne la connais pas.
— Et si je t’avais dit la même chose ? demanda Wesley.
— Je n’aurais pas apprécié !
— Oui, mais je suis sûre qu’au bout d’une journée maximum, tu m’aurais
pardonné.
— Mouais.
— Et Trent ?
— Je sais où tu veux en venir, Wesley ! Arrête.
— Pourquoi ? C’est évident que si ce qu’il t’a dit t’a autant affectée,
offensée et blessée, c’est parce que tu tiens beaucoup à lui. Finalement, la
profondeur de ta blessure reflète simplement la profondeur de ton affection pour
lui.
Daisy écarquilla les yeux, surpris du raisonnement de Wesley. Depuis quand
il est devenu psychologue ? se dit-elle.
— Je rentre chez moi, annonça-t-elle en se relevant.
— Daisy…
— J’ai dit que je ne voulais pas en parler.
— Okay, je suis désolé. Mais ce n’est pas la peine de rentrer, je m’en vais.
Reste avec ta sœur.
Wesley se dirigea de nouveau vers la porte, mais avant de s’en aller, il se
retourna.
— Daisy, si jamais tu as besoin de moi, je suis là.
— Merci, répondit-elle.
À peine fut-il parti que Daisy cacha son visage dans ses bras, sur le lit
d’Evelyn, et pleura de nouveau alors qu’elle revoyait Trent lui lancer un regard
noir. Une semaine était passée depuis, et Daisy avait eu le temps de reconstruire
la scène et de l’exagérer. Elle avait encore très mal. Et ce jour-là, en pleurant,
elle se demanda si Trent ressentait la même chose. Daisy sortit de l’hôpital plus
tard que d’habitude, et en rentrant elle rencontra ses parents et Andrew à la
porte.
— Daisy ! s’écria sa mère. Tu étais où ? Ça fait des heures qu’on
t’appelle !
— J’étais à l’hôpital. Qu’est-ce qui se passe ? Vous allez où comme ça ?
Ils étaient habillés de manière élégante et chacun avait un cadeau en main.
Personne ne répondit à la question de Daisy.
— Va t’habiller, dit M. Sherington. Tu as dix minutes.
— On va où ? demanda-t-elle.
— Tu verras bien, rétorqua Mme Sherington. Je t’ai acheté une robe, je l’ai
mise sur ton lit, dépêche-toi.
— Dites-moi au moins où on va !
— On sort, dit son père.
— Pour aller où ? redemanda-t-elle.
— Quelle importance ? rétorqua sa mère.
— Je veux savoir ! On va où ?
— Chez Trent ! s’exclama Andrew, exaspéré.
— Quoi !
Daisy recula d’un pas, surprise.
— Comment pouvez-vous me faire ça ? reprit-elle.
— Ce n’est pas ce que tu crois, dit sa mère.
— Ah ouais ? C’est quoi tous ces cadeaux ? C’est pour qui ? Trent ? Vous
essayez de vous faire pardonner de quelque chose ? C’est lui qui devrait être ici
en train de s’excuser.
— On est d’accord avec toi, chérie, dit son père. C’est toi qui as raison
dans cette histoire et nous sommes de ton côté. Mais, ça n’a rien à voir avec ça,
ils nous ont invités ce soir pour…
— Je n’y vais pas, déclara Daisy.
— Ils ont quelque chose à nous annoncer, ajouta Andrew.
— Je m’en fiche ! Je vais dans ma chambre.
— Attends, Daisy ! s’exclama sa mère alors que la jeune femme s’en allait.
C’est vraiment important.
— Je ne veux pas le savoir !
Elle claqua sa porte et s’enferma à clé.
Pourquoi il ne m’a pas lui-même appelée ? se demanda-t-elle en s’asseyant
sur son lit. Il n’a pas saisi l’occasion pour me parler. Il n’a même pas cherché à
me voir… je suis juste en face. Ça fait une semaine que je ne l’ai pas vu, une
semaine qu’on ne s’est pas du tout parlé… Je ne lui manque pas ?
À la seule idée que cela pouvait être vrai, la gorge de Daisy se noua une fois
encore. Était-il possible que Trent ne pense pas à elle et que leur dispute ne
l’affecte pas le moins du monde ?
Eh bien, se dit-elle en se reprenant, je m’en moque, qu’il fasse sa vie, et moi
je ferai la mienne de mon côté ! Je n’ai pas besoin de lui.
Le lendemain, les parents de Daisy et son frère essayèrent de lui raconter ce
qui s’était passé, mais elle leur fit clairement comprendre qu’elle ne voulait pas
entendre parler de ça. Elle leur fit comprendre qu’elle ne voulait pas entendre
quoi que ce soit ayant un rapport avec Trent. Plus les jours passaient, plus le
gouffre entre les deux anciens amis se creusait.
Lorsqu’elle était allée à la fac ce jour-là, le lendemain de la soirée chez les
Dugray, elle croisa Trent dans le couloir. On aurait dit qu’il était plus heureux
que jamais, il discutait avec certains de ses amis, dont Bénédicte, et il avait un
sourire jusqu’aux oreilles. Il s’amuse bien, dis donc, pensa Daisy. Et,
étrangement, cela lui fit de la peine. Trent ne tourna même pas la tête vers elle
lorsqu’elle passa derrière lui. La tête un peu baissée, elle ne faisait pas très
attention, alors elle heurta quelqu’un.
— Oh, excusez-moi ! dit-elle en relevant la tête. Ah, Kurt, c’est toi.
— Salut ! Comment vas-tu ?
— Très bien, et toi ?
— Tu vas vraiment bien ? demanda-t-il de nouveau.
Elle ne répondit pas et se contenta de soupirer.
— J’ai appris que Trent et toi… Hem…
— Ouais.
— J’imagine que tu ne veux pas vraiment en parler, hein ?
— Exactement, rétorqua Daisy.
— Comme tu veux, dit-il. Mais, ne t’inquiète pas, tout va probablement
s’arranger.
— Je n’en suis pas si sûre.
— Eh bien moi si, un jeune homme ayant toute sa tête ne peut pas rester
fâcher avec toi très longtemps.
— Aww…
Kurt lui sourit et elle en fit de même. Il est sympa, pensa-t-elle. C’est
dommage que je n’aie jamais vraiment pris le temps de le connaître. En même
temps, presque toute ma vie tournait autour de Trent. Kurt insista pour escorter
Daisy jusqu’à sa salle de cours. Quand ils y furent arrivés, il hésita un peu avant
de reprendre la parole.
— Dis-moi… Est-ce que… hem…
— Oui ?
— J’aimerais bien… hem… Comment dire ?…
— Vas-y, Kurt ! dit-elle en riant.
— Bon, Okay… Il y a de fortes probabilités pour que tu refuses, mais… ça
te dirait de prendre un café avec moi tout à l’heure ? demanda-t-il.
— Euh…
En effet, par réflexe, elle allait refuser l’offre de Kurt. Mais, elle se rappela
Trent tout sourire avec ses amis. Pourquoi continuer à m’apitoyer sur mon sort ?
se demanda-t-elle. C’est ridicule, surtout que lui, de son côté, est passé à autre
chose.
— Tu sais quoi ? dit-elle. Ce serait avec grand plaisir !
— C-c-c’est vrai ?
— Oui. Viens me chercher après les cours.
— Parfait ! s’exclama Kurt, étonné mais ravi.
En fin d’après-midi, il quitta son cours dix minutes plus tôt pour aller
attendre Daisy devant sa salle de cours. Malgré le fait qu’elle savait qu’il serait
là, elle fut déçue en le voyant, mais elle lui sourit tendrement. Daisy ne réalisait
pas vraiment l’effet qu’elle avait sur Kurt. Ce simple sourire fit battre le cœur du
jeune homme de manière incontrôlable.
— On va où ? demanda-t-elle posément.
— Où tu voudras…, soupira-t-il, l’air envoûté.
Daisy passa le reste de son après-midi en compagnie de Kurt, au grand
bonheur de celui-ci, mais son esprit était ailleurs. Trois semaines plus tard, Trent
et Daisy en étaient au même point et depuis lors, elle passait ses après-midi avec
Kurt ; ils passaient beaucoup de temps ensemble. Alors qu’elle apprenait à
connaître ce dernier, elle l’appréciait de plus en plus. Cependant, Trent était
toujours le premier qu’elle avait en tête. Elle était toujours en colère contre lui,
mais en même temps, tout ce qu’elle voulait réellement, c’était que Trent lui
adresse la parole. Elle était prête à se contenter de peu, un regard, un sourire…
Elle voulait de nouveau entendre sa voix. Elle voulait qu’il lui dise qu’il était
désolé et qu’elle lui manquait, qu’il était triste sans elle. Mais plus les jours
passaient, plus elle avait mal, car il semblait que Trent n’était pas du tout affecté
par leur séparation prolongée.

26
Nouvelle amitié




— Laisse-moi tranquille ! s’exclama Kurt.
— Pas avant que tu m’expliques ce que tu fais avec Daisy ! répliqua Trent.
Ce dernier avait traîné Kurt dans un coin tranquille pour lui parler. Il était
16 heures, et ils auraient dû tous les deux être en cours à ce moment-là. Kurt
avait pourtant résisté, mais Trent était physiquement bien plus fort que lui.
— Ce que je fais avec Daisy ne te regarde pas… Enfin, ça ne te regarde
plus, rétorqua Kurt avec un sourire narquois.
— Laisse-la tranquille, grogna Trent.
— Tu n’as pas d’ordres à me donner, dit Kurt avec fermeté.
— Fais gaffe. Je ne plaisante pas avec ça.
— Tu me menaces ?
Kurt se mit à rire, puis poussa Trent de côté.
— Laisse tomber, mon pote ! T’as laissé ça traîner trop longtemps. Elle t’a
déjà oublié.
— N’importe quoi.
— Oh, tu ne me crois pas ?
Trent ne répondit pas et Kurt rit de nouveau. Voir Trent désarmé et misérable
lui donna de l’assurance, et il se sentit supérieur.
— D’ailleurs, reprit-il, on va au cinéma cet après-midi, j’aimerais bien
t’inviter, mais bon… Je ne voudrais pas gâcher l’ambiance. Maintenant, excuse-
moi, mais je suis en retard.
Sur ce, Kurt s’en alla, laissant Trent figé sur place. Les mots de Kurt
résonnèrent dans la tête de Trent : « Elle t’a déjà oublié », et il pensa une fois
encore à ce que Daisy lui avait dit trois semaines plus tôt : « je te déteste ». Il lui
fallut un petit moment avant de se reprendre.
Ce jour-là, Daisy Sherington sécha ses deux premières heures de cours pour
passer du temps avec sa sœur Evelyn, à l’hôpital. Daisy n’en pouvait plus
d’attendre, elle voulait qu’Evelyn se réveille sur le champ. Elle avait envie
qu’Evelyn la réconforte. Evelyn savait toujours ce qu’il fallait dire. Daisy arriva
donc en retard à la fac.
Parvenue dans le long couloir, elle croisa Trent. Elle fut surprise de le voir,
car à ce moment il devait normalement être en cours avec Kurt, étant donné
qu’ils avaient les mêmes horaires. Il n’y avait presque personne dans le couloir.
Ils marchaient l’un en face de l’autre, mais à aucun moment leurs regards ne se
croisèrent. Il passa devant elle comme s’il ne l’avait pas vue et elle fit de même.
Cependant, elle se retourna, espérant qu’à son tour Trent se retournerait pour la
regarder. Elle fixa son dos alors qu’il s’éloignait d’elle. Allez… retourne toi !
pensa-t-elle, juste un peu… un petit regard… Elle continua à le fixer jusqu’à le
perdre de vue, espérant jusqu’à la dernière seconde qu’il se retournerait, mais il
n’en fit rien. Le cœur de Daisy se brisa de nouveau.
Trent se dépêcha d’arriver au bout du couloir, il se trouva un coin désert.
Puis, s’adossant au mur, il se laissa tomber au sol et grimaça, car le nœud qui
s’était formé dans sa gorge lui fit très mal. Daisy lui manquait terriblement. Il
n’en pouvait plus. La voir avec Kurt tous les jours le mettait hors de lui, ça lui
faisait affreusement mal. On aurait aussi bien fait de piétiner son cœur, ça aurait
été mieux que de souffrir ainsi. Penser à la simple possibilité qu’elle l’eût déjà
oublié lui poignardait le cœur. À chaque fois qu’il la voyait, tout ce qu’il
entendait c’était elle en train de lui dire qu’elle le détestait. Il voulait lui parler,
revenir vers elle, mais comment ? Comment lui dire ? Comment agir ?
De son côté, Daisy alla aux toilettes pour se rafraîchir un peu. Elle se regarda
dans la glace, puis se mouilla légèrement le visage.
Ressaisis-toi ! se dit-elle.
Puis elle entendit quelqu’un en train de vomir. Quelques secondes plus tard,
la personne sortit, et c’était Tina. Elle fut un peu surprise de voir Daisy, croyant
sans aucun doute qu’elle était seule, mais elle se reprit et fit comme si de rien
n’était. Elle se lava les mains.
— Est-ce que tout va bien, Tina ? demanda Daisy, inquiète.
— En quoi ça te regarde ? répondit sèchement Tina.
Alors qu’elle se lavait les mains, Daisy constata que Tina avait des marques
bleu-violet sur l’index et le majeur de sa main droite. Daisy comprit, il n’y avait
pas mille explications, Tina se faisait vomir. Avant de sortir, Daisy se retourna
tout de même vers elle.
— Tu sais, dit-elle, tu n’as vraiment pas besoin de ça, Tina.
Personnellement, je t’ai toujours trouvée très belle. Tu es parfaite comme tu es.
Daisy sortit en laissant Tina bouleversée. Celle-ci ne s’attendait pas à ce que
Daisy la complimente, car elle n’avait jamais été gentille avec elle. Tina se
regarda dans la glace. Elle resta là un bon moment et se répéta les mots de Daisy
à de nombreuses reprises : « tu es parfaite ».
La journée de Trent fut péniblement longue. En sortant de sa salle de cours, il
croisa Bénédicte qui l’attendait. Elle était en fac de psychologie, comme Daisy,
mais dans une autre classe. Trent roula des yeux et soupira en la voyant, parce
qu’il savait exactement ce qu’elle allait lui dire. Bénédicte s’avança et se mit en
face de lui.
— Je te trouve ridicule, déclara-t-elle.
— Change de refrain, on dirait un perroquet.
— En plus, tu deviens très désagréable !
— Hmm…
— Ça suffit maintenant, dit Bénédicte tandis qu’ils marchaient vers la
sortie. Cette histoire a duré trop longtemps, tu dois y mettre fin. Abaisse-toi et va
parler à Daisy.
— Pourquoi moi ? s’exclama Trent.
— Pourquoi pas toi ?
— Qu’est-ce que je suis censé lui dire ? murmura Trent.
— Quoi ?
— Rien.
— Écoute, continua Bénédicte, je comprends, c’est votre première grande
dispute. Du coup, aucun de vous ne sait comment réagir, quand y mettre fin ou
comment y mettre fin. Mais là, n’importe qui saurait que c’est le moment.
— Tu ne sais pas de quoi tu parles. C’est compliqué, rétorqua Trent.
— Qu’est-ce qui est compliqué ? Tu souffres, et je suis sûre qu’elle souffre
tout autant que toi. Cette histoire t’affecte beaucoup trop, Trent. Tu as été
suspendu de tes fonctions à l’église !
— Je n’ai pas été suspendu !
— Appelle ça comme tu veux. Tu n’arrives à te concentrer sur rien.
— Je vais bien, affirma-t-il.
Ils étaient arrivés à la sortie, et leurs routes devaient se séparer à ce moment.
Cela faisait un bon bout de temps que Bénédicte essayait de convaincre Trent de
se réconcilier avec Daisy. Elle ne supportait pas de le voir dans cet état
maussade. Il n’était plus le même depuis leur dispute.
— Je trouve que tu devrais au moins lui dire pour…
— Bénédicte, la coupa Trent. Arrête.
— Elle est en droit de savoir.
— Je ne veux pas que tu lui dises !
— C’est égoïste de ta part de ne rien lui dire.
Trent ne répondit pas. Il se retourna et s’en alla. Bénédicte le regarda partir.
Même sa démarche est différente, pensa-t-elle en le regardant traîner des
pieds.

* * *
Le lendemain, Daisy était dans un état pire que d’habitude. En sortant de sa
salle, elle aperçut Bénédicte et fut étonnée de voir cette dernière s’approcher
d’elle.
— Salut ! dit Bénédicte amicalement.
Daisy se retourna, croyant que Bénédicte parlait à quelqu’un d’autre, mais il
n’y avait personne derrière elle.
— Euh… Salut, dit-elle, un peu confuse.
Bénédicte lui sourit. Qu’est-ce qu’elle me veut ? se demanda Daisy.
— Est-ce que je peux discuter un peu avec toi, Daisy ?
— Hmm… Discuter de quoi ?
— Trent.
Daisy était un peu hésitante au début, mais elle finit par accepter de parler
avec Bénédicte. Elle appela donc Kurt pour annuler leur rendez-vous. C’était un
peu étrange pour elle, car c’était la première fois qu’elles s’adressaient la parole.
Elles se rendirent dans un parc, après s’être acheté quelques casse-croûte, et elles
se posèrent tranquillement sur un banc.
— C’est bizarre que ce soit la première fois qu’on se parle, tu ne trouves
pas ? dit Bénédicte.
— Non, pas vraiment.
— Ouais, t’as raison. On n’avait pas forcément de raison de s’adresser la
parole. Sachant en plus que tu ne m’aimes pas beaucoup.
— Quoi ! s’exclama Daisy. Hmm… comment…
— Rassure-toi, Trent ne m’a rien dit, je le sais, c’est tout. Mais ce n’est pas
grave. Moi, je t’aime bien.
Daisy s’éclaircit la gorge, un peu gênée. Bénédicte n’était pas plus belle que
Daisy, mais elle avait un certain charme, elle était toujours souriante.
— Bref, reprit-elle. Je voulais te parler de Trent et de ce qui s’est passé.
— Ah, il t’a raconté…
— Ouais… Tu n’aurais jamais dû subir ça, dit Bénédicte avec compassion.
— Oui, surtout venant de personnes soi-disant chrétiennes.
— Hmm… Tu sais, personne n’est parfait. Ce n’est pas parce qu’on est
chrétien qu’on devient parfait. L’église est comme un hôpital ; or ceux qui ne
sont pas malades n’ont pas besoin de docteur. Nous avons tous des
imperfections, des choses à corriger. Donc, ne t’attends pas à trouver des gens
parfaits dans une église, ce sont des personnes qui essaient d’être meilleures
chaque jour. Je suis sûre qu’ils se sont reproché leur attitude.
— Mouais… De toute façon, je ne suis pas en colère contre eux.
— Tant mieux. Mais pour Trent c’est la même chose, Daisy. Il n’est pas
parfait, malgré ce qu’on pourrait penser. La preuve en est qu’à cause de son
immense orgueil, il n’est toujours pas venu te voir trois semaines après votre
dispute. Pourtant, il souffre énormément, mais il ne l’admettra jamais.
— Il souffre ? demanda Daisy.
— Oh oui !
— Beaucoup ?
— Oui, énormément.
— Mais pourquoi il n’a rien dit… ce jour-là ?
— Il faut que tu saches que Trent est sous pression à l’église. On attend
beaucoup de lui. Le pasteur lui a confié énormément de responsabilités parce
qu’il sait que Trent est quelqu’un de fiable.
— Qu’est-ce que ça a à voir avec moi ?
— Eh bien, répondit Bénédicte, comme il est un peu sous le feu des
projecteurs, certaines personnes le prennent pour modèle, d’autres l’admirent,
d’autres le respectent. Puis il y a ceux qui sont jaloux de lui, qui auraient voulu
être à sa place. Ils bondissent sur n’importe quelle occasion pour le faire mal
voir et le déstabiliser. Jusqu’ici, ils n’avaient rien contre lui…
— Et puis je suis apparue, termina Daisy.
— Tu avais toujours été là. Vous ne faisiez rien de mal. En fait, ce n’était
pas la première fois que des personnes faisaient des remarques sur toi et Trent,
mais c’était toujours des filles. Comme elles le voient comme Monsieur parfait,
elles n’appréciaient pas spécialement qu’il passe autant de temps avec toi. À
chaque fois, il les faisait taire, leur demandant de s’occuper de leurs affaires. Sa
façon de te défendre avec tellement de ferveur en a fait rêver plus d’une. En fait,
le jour où tu les as surpris, le pasteur venait d’attribuer un poste à Trent, un poste
que les deux autres gars voulaient depuis un bon moment. Le pasteur savait dans
quelle position cela allait mettre Trent. Je pense qu’il essayait de les tester tous
les trois. Les deux gars sont des responsables supérieurs à qui Trent doit le
respect. Le pasteur venait à peine de lui parler de la soumission. C’est pour ça
que ce jour-là, alors qu’ils lui parlaient, il avait décidé de ne pas leur répondre.
Mais je t’assure qu’à l’intérieur il bouillonnait. Pourtant, il n’a pas dit un seul
mot. Quand ils ont eu fini, il est sorti très vite de la salle. Mais tout de suite
après, il est revenu sur ses pas pour leur dire leurs quatre vérités et te défendre,
comme à son habitude. Je suppose que tu n’as pas assisté à cette scène-là, tu es
partie plus tôt.
— Oh… Donc, il a quand même…
— Oui. Il a risqué gros en répondant comme il l’a fait. La semaine
suivante, il a annoncé au pasteur qu’il souhaitait se dessaisir de ses
responsabilités pendant un moment, le temps que sa situation se stabilise et
qu’on ne puisse plus rien lui reprocher.
— Waouh… Mais ils ont aussi dit que Trent voulait me laisser tomber. Ça
aussi, c’est faux ? demanda Daisy.
— Eh bien, oui et non. La phrase a été sortie de son contexte. Ce qu’il
avait réellement dit, c’était que si Dieu le lui demandait, il n’hésiterait pas à tout
laisser pour Le suivre. Et, il avait dit ça après une prédication du pasteur qui
avait parlé de la consécration.
— Oh ! Donc, Trent…
— Ouais. Alors, tu vois qu’il n’a vraiment rien fait de mal. Tu n’as pas de
quoi être en colère contre lui.
— J’avoue. Il aurait pu me le dire.
Daisy était soulagée. Apprendre qu’en réalité Trent l’avait défendue remplit
son cœur de joie. Elle se sentit à nouveau aimée par lui. C’était une sensation
agréable, qui lui avait beaucoup manqué. Mais cela ne dura que quelques
secondes, car elle se souvint de leur dispute. Elle était fermement décidée à ne
pas faire le premier pas. Pourquoi serait-ce à elle de le faire ? Certes, elle avait
tiré de mauvaises conclusions par rapport à ce qui s’était passé, mais, d’un autre
côté, Trent n’avait pas à lui dire qu’elle était insolente. Les torts étaient partagés.
— Donc, tout s’arrange ? demanda Bénédicte.
— Nope, répondit Daisy. Loin de là, il faut encore qu’il vienne me voir,
parce que ce n’est pas moi qui irai lui parler.
— Daisy… C’est ridicule.
— Non, si je lui manque vraiment, si je compte réellement pour lui, il
viendra me voir.
— C’est ridicule, mais je suppose que vous avez votre façon de faire.
Daisy regarda Bénédicte et lui sourit.
— Merci, dit-elle. Tu es gentille.
— Ce n’est rien, répondit Bénédicte, un peu gênée. Je n’aime pas les
disputes.
— Je n’arrive pas à croire que tu prennes le temps de m’expliquer tout ça
pour que je me réconcilie avec lui. Alors, tu ne voulais vraiment pas Trent pour
toi seule ?
Bénédicte écarquilla ses yeux, étonnée par l’affirmation de Daisy.
— Trent ? Tu croyais que… Oh non, pas du tout, les garçons ne
m’intéressent pas.
— Ah ouais ? Surprenant… T’inquiète, je ne juge pas.
— Non ! Je veux dire pour le moment… Pour le moment, je ne me soucie
pas de ça. J’ai d’autres priorités.

27
Premier pas




Daisy et Bénédicte passèrent tout le reste de l’après-midi ensemble à discuter.
Daisy comprenait alors pourquoi Trent passait du temps avec Bénédicte. Elle
était très sympathique et il était facile de lui parler. Elles se racontèrent d’abord
des anecdotes respectives sur Trent. Bien sûr, Daisy en avait beaucoup plus que
Bénédicte, mais celles de Bénédicte étaient intéressantes aussi. Les deux jeunes
filles apprirent à se connaître. À vrai dire, Bénédicte savait déjà beaucoup de
choses sur Daisy parce que c’était le sujet préféré de Trent. De son côté, Daisy
constata que Bénédicte était très mûre pour son âge, mais c’était parce qu’elle
avait vécu des tas de choses. Bénédicte raconta à Daisy l’histoire de sa rencontre
avec Dieu.
Elle avait grandi dans une petite ville. Son père était l’homme le plus
respecté et le plus influent de la ville. Cependant, presque tous les soirs, il battait
sa femme, la mère de Bénédicte. Elle était horrifiée en voyant son père brutaliser
sa mère et ce qui était encore plus étonnant, c’était que sa mère ne se défendait
pas. Un jour, lorsqu’elle avait neuf ans, le père de Bénédicte avait essayé de
porter la main sur elle et, pour la première fois, sa mère se révolta contre son
mari. Elle le poussa violemment, il trébucha et tomba à terre. Lorsqu’il se releva,
il battit sa femme comme il ne l’avait encore jamais fait. À partir de là, à chaque
fois que les choses dégénéraient, la mère de Bénédicte s’assurait que celle-ci
était dans sa chambre et elle lui disait : « Reste ici. » Puis elle fermait la porte à
clé et n’ouvrait qu’une fois que les choses se calmaient. La violence dans le
foyer était tout ce que Bénédicte avait toujours connu, mais elle savait que ce
n’était pas normal.
Sa mère et elle vivaient un véritable enfer. Elles n’en voyaient pas le bout. Il
semblait qu’il n’y avait rien de joyeux, ou de bon, au bout de leur chemin.
Malgré le soleil, Bénédicte avait l’impression que tout était noir autour d’elle.
Elle voyait la famille parfaite de ses amies et les jalousait. Elle avait essayé de
trouver de l’aide, mais personne ne l’écoutait. Personne ne voulait la croire.
Quand elle devint adolescente, elle entendit parler de Jésus. À vrai dire, elle
avait simplement lu un prospectus que quelqu’un distribuait dans la rue. Il y était
écrit : « Jésus t’aime ». Si c’est vrai, pourquoi suis-je dans cette situation ? se
dit-elle. Elle jeta le feuillet et continua sa route. Puis, un jour, son père rentra
ivre et se mit à crier. La mère de Bénédicte vint la voir et lui dit : « Va te
cacher ! ». Cette fois-ci, Bénédicte refusa. Sa mère n’eut pas le temps d’en dire
plus, car son père la tira en arrière par les cheveux, puis s’approcha de
Bénédicte. Mais avant qu’il eût le temps de frapper celle-ci, sa mère s’interposa
entre eux. Elle prit Bénédicte dans ses bras pour la protéger des coups de son
père. C’en était trop. Ce soir-là, Bénédicte pleura plus qu’à son habitude.
Elle se souvint du prospectus qui disait que Jésus l’aimait. Puis, elle se dit
que si elle ne demandait jamais rien à Dieu, elle ne pouvait pas Lui reprocher de
ne pas l’aider. S’Il m’aime vraiment, Il m’écoutera, pensa-t-elle. Ce fut alors
qu’elle pria pour la première fois de sa vie. « Seigneur, dit-elle, si tu nous sors de
cette situation, je te consacrerai toute ma vie. » Deux jours plus tard, sa prière
avait été exaucée. Son père fut arrêté par la police et elle ne le revit plus jamais.
C’était un miracle. Le chef de police de la ville avait été remplacé par quelqu’un
qui ne connaissait pas spécialement son père. Et, par le plus grand des
« hasards », le père de Bénédicte entra ivre au commissariat de police et
commença à avouer toutes ses fautes au nouveau chef. Il n’arrivait pas à se taire,
sa langue était déliée. Au-delà de sa mauvaise conduite à l’égard de sa femme, il
avoua aussi toutes les affaires louches dans lesquelles il était impliqué et donna
lui-même des preuves de sa culpabilité. Ce fut peu après cet épisode que
Bénédicte et sa mère emménagèrent dans la ville et qu’elle rencontra Trent. Le
seul modèle masculin que Bénédicte eût jamais connu était son père. Alors, elle
avait besoin de faire un travail sur elle-même avant d’envisager d’entrer dans
une quelconque relation.
Cette histoire toucha profondément le cœur de Daisy. Elle se remit alors à
réfléchir sur Dieu, et Sa façon d’agir. En effet, depuis sa dispute avec Trent, elle
avait abandonné tout lien avec Lui, croyant que cela ne servait à rien de Le
connaître. Mais, l’histoire de Bénédicte la fit réfléchir de nouveau. Elle comprit
alors ce que Trent avait pris l’habitude de lui répéter depuis l’agression
d’Evelyn : « les voies de Dieu sont impénétrables ». Il est impossible de
comprendre comment Dieu agit, car les pensées de Dieu n’ont rien à voir avec
les pensées de l’homme. Les voies de Dieu dépassent l’entendement humain.
Alors, on ne peut faire autrement que de Lui faire confiance, en croyant
fermement que tout finira par s’arranger.
Le lendemain, Bénédicte invita Daisy à une séance de shopping. Celle-ci
accepta avec grand plaisir, c’était sa première sortie entre filles. Elle avait
toujours dit que tant qu’elle avait Trent cela lui suffirait, mais c’était quand
même bon d’avoir une amie. C’était une toute nouvelle expérience pour Daisy,
car on ne parle pas à une fille comme on parle à un garçon, et on ne parle pas à
une amie comme on parle à sa sœur. Elle était contente de ses sorties avec
Bénédicte, elle négligeait ainsi quelqu’un d’autre.
— Comment ça, non ! s’étonna Kurt lorsque Daisy refusa de nouveau une
de ses invitations.
— J’ai quand même le droit de refuser, non ?
— Oui… oui, bien sûr, répondit-il plus calmement.
— Je suis désolée… Tu sais, peut-être qu’on devrait arrêter de se voir, je…
— Non ! s’exclama-t-il de nouveau. Non, non, c’est bon.
Ils étaient assis dans un café, près de la faculté, ils venaient de terminer les
cours.
— Mais tu sais que je ne peux pas payer de retour tes sentiments pour moi,
déclara Daisy. Alors, ce n’était peut-être pas une bonne idée de passer autant de
temps ensemble.
— Daisy, s’il te plaît… Je veux continuer à te voir.
— Kurt, je ne crois pas que…
— Ne dis pas ça ! s’écria-t-il en frappant la table.
Daisy sursauta, surprise.
— Pardon… pardon…, dit-il plus calmement, en prenant sa main. C’est
juste que… Daisy… Je… je t’aime.
— Oh non…, murmura-t-elle en retirant sa main. Euh… Je dois y aller,
Kurt.
— Attends… S’il te plaît… Je n’aurais pas dû dire ça, reste encore un peu.
— Non, dit-elle en se levant. Je dois vraiment y aller, merci pour le café.
— Zut ! chuchota Kurt en la regardant partir.
Daisy raconta immédiatement ce qui s’était passé à Bénédicte, et cette
dernière lui conseilla de prendre ses distances avec Kurt. Elle suivit le conseil de
Bénédicte avec plaisir. Cependant, Kurt ne prit pas la chose aussi bien qu’elle
l’avait espéré. Il la supplia et l’implora, mais elle resta ferme dans sa décision,
lui disant que c’était pour son bien. Il ne voulait toujours pas la lâcher. Des fois,
en rentrant chez elle, elle avait l’impression d’être suivie et cela commençait à
lui faire un peu peur. Néanmoins, elle décida de ne pas y faire attention, croyant
que ça finirait bien par s’arrêter. Par ailleurs, Bénédicte ne cessait de la conjurer
d’aller parler à Trent. Elle insistait de plus en plus chaque jour. À la maison, il
n’en était pas de même, car elle avait mis les choses au clair avec ses parents et
Andrew, elle ne voulait pas entendre parler de Trent. La différence était que
Bénédicte ne l’écoutait pas et continuait d’insister. Un mois était passé depuis
leur dispute, et pour l’un comme pour l’autre, il semblait que c’était une éternité.
Ça faisait un petit moment que Daisy ne croisait plus Trent. D’ailleurs, elle
faisait toujours exprès de passer ses après-midi dehors afin de ne rentrer chez
elle que le soir, pour éviter toute discussion avec ses parents et ceux de Trent.
Un soir, Andrew prit Daisy pour modèle afin d’exercer ses talents d’artiste.
Elle fut honorée d’être la première personne qu’il choisit de dessiner.
Jusqu’alors, il s’était contenté de se perfectionner sur les objets, les oiseaux, les
personnages de films d’animation, etc. Le dessin était devenu une passion
inattendue pour lui, cela le calmait et lui permettait de réfléchir en toute sérénité.
Lorsqu’il dessinait, il s’immergeait dans son monde, un monde simple, sans
bruit, sans stress, sans douleur. Les problèmes de la réalité disparaissaient et tout
ce qui existait était le contact de son crayon sur le papier. Ce fut grâce à ce
passe-temps qu’il découvrit par hasard qu’il avait réussi, à sa façon, à faire face
aux épreuves que sa famille traversait.
Daisy s’endormit sur le canapé et il choisit de la représenter ainsi, car c’était
seulement dans son sommeil qu’elle n’avait pas une expression maussade.
— J’ai fini ! s’exclama-t-il, faisant sursauter sa sœur. Oh, désolé.
— Hmm… Pas grave. J’ai dormi ? Il fallait me réveiller.
— Pas besoin, c’était mieux comme ça, répondit-il en lui tendant son
œuvre, sans se lever du sol.
Daisy écarquilla les yeux en voyant le rendu.
— Eh bien ! Tu m’as rendue beaucoup plus belle que je ne le suis.
— De rien.
— T’es censé dire : « Mais non, tu es même plus belle que ça. »
Il se contenta de lâcher un petit rire moqueur. Daisy caressa le collier
qu’Andrew avait représenté autour de son cou, mais ne fit pas de commentaire.
Elle commençait à peine à s’habituer à l’absence du collier et le voir représenté
sur le dessin de son frère noua sa gorge, alors elle choisit de ne plus le regarder.
— Tiens, dit-elle en lui tendant son carnet de croquis. C’est vraiment pas
mal, bravo.
— Merci, répondit-il, un peu surpris que Daisy ne fît pas de remarque sur
le petit clin d’œil qu’il avait inclus.
— Dis-moi, lui demanda-t-elle pour changer de sujet, c’est normal qu’on
ne voie plus Jeff dans les parages, ces derniers temps ?
— Oh… Euh… Ouais. C’est normal.
— Pourquoi ? Qu’est-ce qui se passe ?
— Rien, répondit Andrew.
— Vous vous êtes disputés ?
— Mouais… Un peu.
— Un peu ?
— On s’est battus.
— Hein ? s’exclama Daisy.
Elle se leva et se plaça à côté de son frère. Elle lui caressa un peu les cheveux
et reprit.
— Raconte, dit-elle, qu’est-ce qui s’est passé ?
Il hésita un peu, mais finit par parler.
— Eh bien… Disons qu’il n’était pas… ce que je croyais qu’il était.
— Comment ça ? Si ça se trouve, c’est juste un malentendu.
— Non, pas du tout, rétorqua Andrew, les sourcils froncés. En fait, il n’a
pas vraiment apprécié ce que tu avais dit à Trent… Euh… Du coup, à son tour, il
a posté certaines choses sur toi sur Facebook, que je n’ai pas spécialement
appréciées non plus.
— Quel genre de choses ?
— Il t’a traitée de noms pas très sympathiques.
— Attends… C’est pour ça que tu t’es battu avec lui ?
— Ouais.
— Drew…
Daisy prit son petit frère dans ses bras, touchée par cette preuve d’amour.
— C’est très gentil de ta part, Drew. Mais, je ne veux pas être une source
de dispute…
— Daisy, il n’est plus question que je sois ami avec lui alors qu’il n’a
même pas voulu s’excuser. Alors, laisse tomber.
Elle mit fin à l’étreinte pour le regarder dans les yeux. Elle y vit un sérieux et
une maturité qui la surprirent. Il n’était plus le petit chenapan turbulent auquel sa
famille et elle étaient habitués. Il était en voie de devenir un jeune homme
responsable, indépendant et…
— Oh, mince ! s’exclama-t-elle en couvrant sa bouche d’une main.
— Quoi ? Qu’est-ce qui se passe ?
— Ton concours de dessin !
— Ah, soupira Andrew avec soulagement. Tu m’as fait peur.
— Mince, mince, mince ! continua Daisy en se levant.
— Calme-toi, dit-il en se levant à son tour.
— On a raté ça… C’était quand déjà ?
— Il y a deux semaines. Non, je ne t’en veux pas d’avoir oublié, continua
Andrew sans lui donner le temps de répondre. Oui, je me suis amusé et rassure-
toi, ce n’était vraiment rien de spécial. En plus, le prix, c’était juste un porte-clés
bidon.
— T’as gagné ?
— Bien sûr, quelle question !
Ils entendirent au loin leur mère appeler Andrew depuis la cuisine.
— Une seconde, maman, j’arrive, répondit-il. Arrête de faire cette tête,
Daisy, c’était vraiment rien.
— Oui, mais quand même.
— Je ne suis pas bête, je sais bien que les choses sont tendues et
compliquées en ce moment. Il y a de fortes chances pour que ça reste comme ça
jusqu’à ce qu’Evelyn se réveille. Alors, on doit tous faire des compromis et des
sacrifices et si pour moi ça veut dire aller à un petit concours de dessin seul, très
franchement, je peux vivre avec.
— Waouh, Daisy secoua doucement la tête ayant du mal à croire à ce
qu’elle entendait. Dis donc, Drew, tu… tu as vraiment grandi.
— Je sais, dit-il avec un sourire en coin.
Elle le poussa en riant et il lui rendit la pareille. La famille d’Andrew avait
toujours su qu’il était physiquement robuste. La théorie de Daisy était que sa
force venait du fait qu’il avait passé un peu trop de temps dans le ventre de leur
mère. Leurs parents décidèrent alors de lui donner un nom qui signifie « force ».
Ils se décidèrent pour Andrew, qui signifie « fort », « courageux » et « guerrier ».
La force physique d’Andrew n’était donc pas une surprise, les médecins et les
infirmiers l’avaient déjà remarquée depuis sa naissance. Cependant, Daisy ne
s’attendait vraiment pas à ce qu’en plus de sa force physique son petit frère
manifeste une telle force de caractère aussi tôt dans sa vie.
Andrew s’éloigna pour rejoindre leur mère qui le rappelait, mais juste avant
de s’en aller, il revint sur ses pas, se mit devant Daisy et l’embrassa tendrement
sur le front.
— Tu devrais vraiment aller le voir, dit-il avant de repartir.
— Peut-être que je devrais…, chuchota Daisy.
Trent lui manquait chaque jour un peu plus. Elle commençait réellement à
songer à aller le voir. À quoi bon continuer de souffrir ? se demanda-t-elle.
Ça fait trop longtemps et je n’en peux plus.
Le lendemain matin, au réveil, Daisy prit la lettre d’Evelyn dans son tiroir, et
sans plus de cérémonie, elle l’ouvrit enfin. Elle ressentit, sans pouvoir expliquer
pourquoi, qu’elle devait le faire. C’était la première chose à laquelle elle avait
pensé au réveil. Elle crut entendre une petite voix lui soupirer : « Ouvre-la ! » De
plus, elle voulait vraiment quelque chose de réconfortant, elle voulait sa grande
sœur, elle en avait marre d’attendre. Dès les premiers mots, un sourire se dessina
sur ses lèvres, mais en même temps sa gorge se noua.


« Chère Daisy,

Je veux commencer par m’excuser pour ce que je t’ai dit la dernière fois
qu’on s’est vues, je m’excuse aussi pour la gifle. C’était un peu trop. Je peux
t’assurer que même sans savoir ce que je sais maintenant, je m’en suis tout de
suite voulu. Je déteste les disputes, je déteste surtout me disputer avec toi. J’ai
vraiment honte, c’est pour ça que je t’écris cette lettre, parce que je ne sais pas
si je pourrais te dire tout ça en face. Qui aurait cru que Derek… Pardonne-moi,
Daisy, j’espère vraiment que tu ne me détestes pas. Jamais, jamais, je ne l’aurais
épousé si je l’avais soupçonné un seul instant.

D’ailleurs, je vais aller le voir maintenant pour lui annoncer que tout est fini.
C’est pour le mieux, de toute façon je n’avais jamais vraiment été heureuse avec
lui, peut-être parce que je m’accroche encore au passé. Ce qui me fait peur
maintenant, c’est le dépistage, mais ce qui me rassure, c’est de savoir que tu
seras à mes côtés.

Oh, et avant que je n’oublie, je sais que tu as dit à Trent de ne pas venir me
voir, alors ne lui en veux pas. La vérité, c’est qu’il préférerait te voir heureuse,
même si pour ça tu dois lui en vouloir pendant quelque temps. C’est pour ça
qu’il a choisi de venir me voir contre ton gré. Mais il ne supporterait pas que tu
sois fâché contre lui, il t’aime bien plus que tu ne l’imagines. De toute façon, il
ne saurait pas comment s’y prendre si tu étais réellement fâchée contre lui. Tu
sais, même s’il ne l’admettra jamais, ce n’est pas évident pour lui parce qu’il est
un peu maladroit. Alors, pardonne-lui simplement, et passe à autre chose.
J’espère que tout finira bientôt par s’arranger.
À ma sœur préférée, je t’aime
Evelyn. »

— Je suis ta seule sœur, chuchota Daisy d’une petite voix. Je t’aime aussi.
Elle essuya ses larmes puis bondit hors de son lit. Daisy avait un sourire
jusqu’aux oreilles.
Oh, Evelyn, pensa-t-elle, tu as toujours les mots qu’il faut ! J’aurais dû
ouvrir cette lettre plus tôt. Maladroit, bien sûr ! C’est pour ça qu’il m’évite.
Daisy n’avait jamais pensé à l’éventualité que Trent pût être maladroit. À
vrai dire, personne n’y avait réellement pensé. Il paraissait toujours tellement
confiant, sûr de lui. Si c’était à cause de la maladresse, Daisy était prête à lui
pardonner de ne pas être venu la voir. Les choses lui semblaient tellement claires
maintenant. Elle repensa à la fois où Trent lui avait pris la main devant la fac. La
main du jeune homme était moite et il tremblait un peu, il était nerveux…
maladroit. Leur relation était en train de changer, il essayait de paraître confiant
alors qu’en réalité il était tout aussi nerveux qu’elle. Il essayait de paraître fort,
alors qu’en réalité il était tout aussi faible qu’elle. Il essayait de paraître
impassible, alors qu’en réalité il était tout aussi blessé qu’elle.
S’il est juste maladroit, ce n’est pas grave, se dit-elle, pour cette situation,
moi je ne le suis pas, alors je serai confiante dans sa maladresse.
Toujours en pyjama, Daisy descendit les escaliers à grande vitesse et courut
pieds nus jusqu’à la fenêtre de Trent. Elle avait terriblement envie de le voir.
Lorsqu’elle monta à l’échelle, elle frappa à la fenêtre, mais il ne répondit pas.
Ses rideaux étaient fermés, donc elle ne voyait pas à l’intérieur. Peut-être qu’il
dort encore, pensa-t-elle, c’est vrai qu’il a un sommeil profond. Elle descendit au
bas de l’échelle et alla toquer à la porte d’entrée, mais personne ne répondit.
Étrange…, se dit-elle, Mme Dugray devrait déjà être réveillée. Elle toqua de
nouveau, toujours rien. Qu’est-ce qui se passe ? se demanda-t-elle alors qu’elle
commençait à s’inquiéter. Elle tourna la poignée de la porte et celle-ci s’ouvrit.
— C’est moi, chuchota-t-elle alors qu’elle entrait.
Personne ne répondit, tout était silencieux. Daisy poussa la porte du salon et,
entrant dans la pièce, elle écarquilla les yeux. Il n’y avait plus rien. Tout était
vide.

28
Ce n’était qu’un au revoir




C’était comme si personne n’avait jamais habité la maison. Elle en resta
bouche bée et traîna des pieds jusqu’au milieu de la pièce. Oh non !…, pensa-t-
elle, oh non ! Monsieur Dugray… Monsieur Dugray a enfin eu ce poste… Elle se
remémora tout ce qui s’était passé. Le soir où ses parents et Andrew s’étaient
habillés élégamment pour aller chez les Dugray en leur apportant des cadeaux.
Elle comprit pourquoi on avait tellement insisté pour qu’elle aille voir Trent.
Daisy se laissa tomber au sol. Quand est-ce que ça va s’arrêter ? se dit-elle. J’en
ai marre d’avoir mal !
— Trent ! cria-t-elle.
Elle sanglota un peu puis cria de nouveau, avec un peu moins de force.
— Trent !
Daisy entendit alors un bruit venant du couloir, comme si quelque chose de
lourd était tombé par terre.
— Daisy ! s’écria une voix dans le couloir.
Ce fut alors que Trent apparut dans le salon en haletant, il était essoufflé.
— Tre… Trent ? dit Daisy, incrédule.
Elle se releva doucement, gardant les yeux fixés sur lui. Elle avait peur qu’en
les détournant il ne disparaisse à nouveau.
— Pourquoi tu cries ? s’exclama-t-il. Tu t’es fait mal ? Qu’est-ce qui se
passe ?
— Trent…tu… Tu es là !
Daisy ne se retint pas, elle courut vers lui et lui sauta au cou, elle sanglota
dans ses bras et, entre ses pleurs, murmura quelques mots.
— Trent ! Je… j’ai cru… que je ne te reverrais plus jamais !
Sans dire un mot, Trent la serra contre lui, son cœur battait déjà la chamade,
il sentit à plein nez le parfum de Daisy qui lui avait tellement manqué. Puis, une
fois que Daisy fut plus calme, ils s’assirent par terre. Elle le regarda de nouveau
et lui sourit, elle était tellement contente. Elle s’agrippa à son bras et posa
délicatement sa tête sur l’épaule de Trent. Celui-ci n’arrivait pas à effacer le
sourire qui s’était dessiné sur ses lèvres.
— Alors ? commença Daisy. Qu’est-ce que tu fais là ?
— Eh bien, je devais récupérer un dernier truc pour maman avant de
fermer la porte de la maison pour de bon.
— Oh… Donc ça y est, dit Daisy en relâchant le bras de Trent. Elle
s’écarta un peu de lui. Tu t’en vas vraiment…
— Tu veux que je parte ? demanda Trent.
— Comment tu peux me poser cette question ?
— Ben… Je croyais que tu me détestais.
— Arrête, tu sais bien que c’est faux.
— Ah oui ?
Trent émit un soupir de soulagement.
— Je suis content d’entendre ça, reprit-il. Daisy… Je… écoute… je suis
vraiment désolé pour…
— C’est bon, Trent. N’en parlons plus.
Daisy regarda Trent tristement et sa gorge se noua.
— Je ne veux pas que tu partes, déclara-t-elle.
— Ah oui ? Très bien. Alors, je vais rester.
— C’est vrai ? s’exclama-t-elle.
Trent ne répondit pas et se contenta de sourire. Les épaules de Daisy
s’affaissèrent.
— Oh… Tu te moques de moi, dit-elle, déçue.
— Non, non. Je ne plaisante pas. J’ai déjà un appartement en ville.
— Ah bon ?
Daisy resta bouché bée. Trent se releva et aida Daisy à faire de même.
— Mais pourquoi tu restes ? demanda-t-elle.
— À ton avis ? répondit Trent en l’embrassant sur la joue.
Ils passèrent près d’une heure dans la maison, revisitant chaque pièce ainsi
que les souvenirs qui y étaient attachés, ceux de leur enfance et de l’adolescence.
Daisy était triste de s’en séparer, mais la joie de retrouver Trent était si grande
que perdre la maison ne l’affectait pas autant qu’elle l’eût cru.
Ils finirent par en sortir et Trent ferma la porte à clé pour de bon. Il remarqua
que Daisy était pieds nus, alors il la porta jusqu’à chez elle et elle se sentit
comme une princesse dans les bras de son prince. Andrew fut celui qui ouvrit la
porte. Il venait à peine de se réveiller, mais en les voyant ainsi, son visage
s’illumina et il courut dans la maison pour appeler leurs parents. Trent déposa
Daisy à terre et ils entrèrent dans le salon. Lorsque M. Sherington arriva, il prit
Trent dans ses bras et Mme Sherington fit de même, il n’avait pas manqué qu’à
Daisy. Daisy n’eut plus l’occasion de lui parler à partir de là, ses parents et
Andrew l’avaient accaparé. Elle resta pourtant calme, parce que c’était un
samedi matin et elle se dit qu’ils passeraient sûrement l’après-midi ensemble.
De toute façon, c’est pour moi qu’il est resté, se dit-elle.
À cette seule pensée, une chaleur agréable envahit son cœur, Trent avait
décidé de rester pour elle, parce qu’il tenait à elle, Daisy ne pouvait pas être plus
heureuse. Ils passèrent l’après-midi ensemble. Ça faisait tellement longtemps !
Mais entre eux rien n’avait changé.

* * *
— Enceinte ? s’exclama Daisy alors qu’ils étaient dans la voiture de Trent,
se dirigeant vers le centre-ville.
— Ouais, depuis quatre mois maintenant, répondit Trent.
— Waouh… Mme Dugray. Elle devait être drôlement contente.
— Oh oui ! Il fallait la voir.
— Donc, c’était ça la bonne nouvelle ? C’était pour ça que maman, papa et
Drew étaient venus chez toi avec des cadeaux ?
— Ouais. Elle était très triste de ne pas pouvoir te voir avant de partir. Elle
voulait vraiment partager ça avec toi.
— Oh non… J’aurais voulu la voir aussi.
— Tu la verras. D’ailleurs, continua Trent, c’est une fille.
— Une fille ! s’écria Daisy.
— Ouais, ce qu’elle a toujours voulu.
— Aww, ta mère t’aime aussi, Trent.
— Je sais ! ricana-t-il.
Vers 14 heures, Trent insista pour emmener Daisy au restaurant et ils
continuèrent à discuter. Ils avaient beaucoup de choses à se raconter. Il fut
surpris d’apprendre que Daisy et Bénédicte étaient devenues amies. Daisy lui
raconta aussi ce qui s’était passé avec Kurt et comment, ces derniers temps, elle
sentait que quelqu’un la suivait. Trent se révolta, il avait toujours senti que Kurt
n’était pas très fiable.
— Calme-toi, dit Daisy. Ce n’est rien, il finira bien par s’arrêter.
— Comment ça ? On ne sait pas de quoi les gens sont capables, tu le sais
bien !
— Oui, mais…
— Je vais aller le voir. Tout de suite.
Trent commença à se lever de table.
— Attends, Trent !
— Non, j’y vais maintenant.
Daisy se leva à son tour et prit Trent par la main.
— Daisy, laisse-moi.
— Mais…
Trent se dégagea de son emprise et continua sa route. Daisy le rattrapa et se
mit devant lui.
— Trent !
— Daisy, pousse-toi. Pourquoi tu essaies de m’arrêter ?
— On n’a pas encore payé !
— Ah…, dit-il un peu embarrassé.
Il revint sur ses pas et paya l’addition. Puis il sortit du restaurant, fermement
décidé à aller chez Kurt. Daisy ne réussit pas à l’en dissuader. Elle lui dit alors
qu’elle n’irait pas avec lui, car ça la gênerait de voir Kurt dans ces circonstances.
Trent lui répondit qu’elle pourrait l’attendre à la porte, qu’il ne serait pas long,
alors elle accepta. Arrivé devant la maison de Kurt, Trent sonna, et ce fut Kurt
qui répondit. Il fut très étonné de le voir là. Daisy attendit à la porte, comme
convenu. Elle s’ennuya un peu et préféra se promener dans les alentours. C’était
un quartier assez calme, il n’y avait pas grand monde.
Alors qu’elle marchait le long du petit parc, près de la maison de Kurt, elle
sentit que quelqu’un la suivait. Elle se retourna brusquement, mais il n’y avait
personne. Sûrement mon imagination, pensa-t-elle. Elle continua sa route,
prenant garde à ne pas s’éloigner de la maison de Kurt. Cependant, elle était mal
à l’aise, et son cœur battait plus vite, car elle était sûre que quelqu’un la suivait.
Elle se retourna de nouveau, il n’y avait personne, elle commençait à avoir peur.
Alors, ce n’était pas Kurt ? se dit-elle. Ou est-ce que je deviens folle ?
Qu’est-ce qui se passe ?
Elle prit alors ses jambes à son cou et courut jusqu’à la porte de la maison de
Kurt. Durant sa course, elle entendit effectivement quelqu’un courir après elle,
mais elle avait trop peur pour se retourner. Elle était presque parvenue à la porte,
mais avant qu’elle pût attraper la poignée, quelqu’un l’agrippa par-derrière.
Oh non !
La personne mit tout de suite sa main sur la bouche de Daisy.
— Ne fais pas de bruit, chuchota son agresseur.
Elle fut envahie d’une grande peur, elle était pétrifiée. Pourquoi moi ? se
demanda-t-elle. De son autre main, son agresseur montra à Daisy le pistolet qu’il
tenait puis le cacha de nouveau, faisant comprendre à la jeune femme qu’elle
avait intérêt à être coopérative. L’individu enleva sa main de la bouche de Daisy
et la fit se retourner doucement.
C’est alors qu’elle fit face à Derek !
— Oh non…, murmura-t-elle d’une voix aiguë.
— Oh oui, dit-il, un sourire narquois sur les lèvres. Je t’ai manqué ?
Il était barbu et avait beaucoup maigri, mais c’était bien lui, le pire
cauchemar de Daisy Sherington.
— Tu ne pensais pas être débarrassée de moi, quand même ? reprit-il. Je
n’en ai pas fini avec toi. Avance !
Il la poussa en avant et elle avança, tremblante. Daisy se retourna un instant
et regarda en direction de la porte de la maison, regrettant de ne pas être entrée
avec Trent. Mais Derek la poussa encore. Puis, il la retint.
— Attends, reprit-il. Sors ton téléphone.
Elle ne dit pas un mot et obéit, elle avait bien trop peur pour parler.
— Maintenant, continua Derek, envoie un message à ton cher Trent, lui
disant que tu vas bien et que tu es simplement rentrée chez toi.
Daisy secoua légèrement la tête.
— Attention…, la menaça Derek en montrant furtivement le pistolet qu’il
avait dans la poche de sa veste noire.
Elle écrivit le message, mais Derek l’effaça, lui demandant d’être la plus
naturelle possible. Elle dut l’écrire plus de cinq fois avant que Derek ne le
valide. Puis il confisqua son portable. C’est fini, pensa Daisy, je vais mourir…
Trent ne viendra pas à mon aide…, personne ne viendra… Derek traîna Daisy
jusqu’à sa voiture, avec laquelle il les avait suivis.
Pendant ce temps, Trent argumentait encore avec Kurt.
— Sors de chez moi ! s’exclama ce dernier.
— Pas avant que tu me promettes de laisser Daisy tranquille, répondit
Trent.
— Combien de fois est-ce que je dois le répéter ? Ce n’était pas moi ! Je ne
la suis pas !
— Ne te ridiculise pas plus que ça, Kurt.
— Tu es sourd ? C’est - pas - moi !
— Tu ne sais pas avec qui tu joues, mon pote, déclara Trent. Si je te vois à
nouveau rôder autour d’elle, je t’assure que tu auras affaire à moi, je ne te
laisserai pas t’en sortir facilement, crois-moi.
— Okay, Okay ! J’ai compris.
Trent finit par sortir vers 16 h 20 et fut surpris de ne pas voir Daisy au bas de
la porte. Il prit son portable et vit qu’elle lui avait laissé un message.
— Rentrée chez elle ? chuchota-t-il. Sans moi ?
Il réfléchit un instant puis haussa les épaules. Il se dit qu’elle devait sûrement
s’ennuyer. Je la retrouverai là-bas, pensa-t-il. En montant dans sa voiture, Trent
eut un très mauvais pressentiment. Il y avait quelque chose de bizarre. Il
connaissait assez Daisy pour savoir qu’elle ne serait jamais rentrée sans lui. Elle
n’aimait pas rentrer seule. Pourquoi l’aurait-elle laissé là sans plus d’explications
que ça ? Surtout maintenant qu’ils venaient de se réconcilier. Trent n’avait
toujours pas démarré, il continuait de gamberger et son malaise augmentait, il
n’était pas en paix. Il lut à nouveau le message de Daisy : « Trent, j’en ai marre
d’attendre… je vais rentrer, on se voit tout à l’heure, salut ! » Quelque chose ne
tourne pas rond, pensa-t-il. Trent composa le numéro d’Andrew et lui demanda
si Daisy était rentrée. Andrew ne put pas répondre, car il était en ville avec
quelques amis. Il appela ensuite M. et Mme Sherington, mais ils n’étaient pas
non plus chez eux. Trent démarra et partit en direction de la maison de Daisy.

29
Cauchemar




Au même moment, Derek était arrivé à destination. Daisy regarda par la
fenêtre de la voiture, ils étaient un peu sortis de la ville, ils étaient près d’un lac.
— Sors ! grogna Derek en ouvrant la portière du côté de Daisy.
Elle sortit, toujours sans émettre un son, mais le visage déformé par la peur.
Durant tout le trajet, son cœur n’avait pas arrêté de battre si fort qu’elle
n’entendait presque rien. Elle se demandait simplement quand il allait la tuer.
Est-ce que c’est maintenant ? se demanda-t-elle. Est-ce que ça va faire mal ?
Derek la tira par le poignet vers une vieille cabane en bois abandonnée située
près du lac, à quelques pas de l’endroit où il avait laissé sa voiture. La cabane
était isolée, mais Daisy la reconnaissait. C’était la cabane du Vieux Grincheux,
c’est ainsi que les enfants appelaient un petit vieillard que presque tout le monde
connaissait. Il habitait dans cette cabane avec son chien un peu plus de huit ans
auparavant. Il était très à part, ne parlait à personne et se contentait de murmurer
des propos incompréhensibles. Il venait de temps en temps en ville pour faire
quelques courses afin de survivre. Quelquefois, les enfants le suivaient jusqu’à
sa cabane pour le chambrer, se moquer de lui et le provoquer. Mais cela faisait
huit ans qu’il était mort et on avait déjà oublié son existence. Elle ne savait pas
que la cabane était encore là.
— Entre, ordonna Derek en la poussant à l’intérieur.
À ce moment-là, les larmes de Daisy coulaient déjà sur ses joues tant elle
avait peur. Ce fut alors qu’un autre sourire narquois se dessina sur les lèvres de
Derek. Il semblait qu’il prenait plaisir à la voir ainsi. Il se délectait de la voir
souffrir. Dans la pièce, il y avait une odeur de pourri et de rat mort, tout était très
sale et poussiéreux. Elle ne pouvait pas supporter l’atmosphère de cet endroit.

* * *
— Rien, personne…, dit Trent en arrivant chez Daisy.
Il avait toqué à de nombreuses reprises, mais personne n’avait répondu. Il
était 17 heures. Elle n’est pas là, pensa-t-il. Alors, où est-ce qu’elle est ?
Pourquoi elle m’a dit qu’elle allait rentrer ? Qu’est-ce qui se passe ? Il s’assit au
bas de la porte et s’adossa à celle-ci. Il regarda son portable, mais elle ne lui
avait pas envoyé de message. Alors il l’appela.

* * *
— Regarde, ricana Derek en montrant le portable à Daisy. Ton cher Trent
appelle déjà. Mieux vaut laisser ça sonner, on ne voudrait pas qu’il nous dérange,
n’est-ce pas ?
Daisy fixa son portable alors qu’elle voyait la photo et le nom de Trent
affichés. Trent… au secours ! Aide-moi !
— Pourquoi elle ne répond pas…, marmonna Trent.
Il appela encore et encore, au moins dix fois de suite. À la onzième, l’appel
fut coupé.
— Bizarre, murmura Trent.
En réalité, Derek, en ayant eu assez d’entendre la sonnerie, avait jeté
violemment le portable à terre. Il s’approcha alors de Daisy et la saisit par les
deux bras. Elle émit un son aigu et se pétrifia. Qu’est-ce ce qu’il veut ? se
demanda-t-elle, de plus en plus apeurée à chaque seconde qui passait.
— Je vais enfin pouvoir faire ce que je veux de toi ! s’exclama Derek.
— S’il te plaît…, dit Daisy d’une petite voix.
— Tais-toi ! s’exclama-t-il encore.
Puis il la gifla violemment d’un revers de sa main gauche à laquelle il portait
encore son alliance. Elle tomba à terre et sa lèvre se mit instantanément à
saigner.

* * *
Trent se leva d’un bond. Son malaise était devenu insupportable, il était sûr
que quelque chose n’allait pas. Il commença à tourner en rond. Où est Daisy ? se
demanda-t-il à nouveau. Où est-ce que je dois la chercher ?

* * *
— Tina ! Arrête de traîner derrière, on ne t’attendra plus.
Tina Morgane était aussi en ville avec deux de ses amies. Elles allaient au
cinéma, et Tina venait de les rejoindre, mais elle était un peu ailleurs.
— À quoi tu penses ? demanda l’une d’elles.
— Je… je crois avoir aperçu quelque chose, répondit Tina.
— Comment ça ?
— Non…, je sais ce que j’ai vu, déclara Tina. En arrivant en ville, j’ai
aperçu Daisy en compagnie d’un homme barbu bien plus âgé qu’elle.
— Hmpf ! Ça ne me surprend pas, c’est bien son genre ! commenta une de
ses amies.
— Non, non. Il semblait qu’il la tirait contre son gré quelque part, c’était
du côté de la cabane du Vieux Grincheux… Vous croyez qu’elle a des
problèmes ?
— Et même si c’était le cas, en quoi ça nous concerne ? On n’est pas la
police. Qu’elle se débrouille !
— C’est clair ! Elle nous gonfle avec ses grands airs !
— Mouais, dit Tina. Vous avez raison…
Tina Morgane n’avait jamais aimé Daisy Sherington. Elle l’avait toujours
méprisée, ce n’était pas demain la veille qu’elle allait se mettre à l’aider. De plus,
la nuit précédente, elle avait oublié de charger son portable, donc elle n’avait
plus du tout de batterie. Tina continua sa route, oubliant assez vite ce qu’elle
avait vu.


* * *
— Tout ce qui m’est arrivé est de ta faute ! cria Derek.
Étendue par terre, sa main sur sa lèvre endolorie, Daisy pleura de plus belle à
haute voix.
— Oui, c’est ça, pleure ! s’exclama Derek.
Il s’approcha encore d’elle et la releva pour la gifler une seconde fois. De
nouveau par terre, elle se colla au mur et se roula en boule, elle tremblait.
— Ah, ça fait du bien ! se réjouit-il. Durant ces trois dernières années, tu es
la seule chose à laquelle j’ai pensé, chère Daisy. Comment me venger ?
Comment te faire souffrir ? À cause de toi, j’ai été un fugitif détesté par tous. Si
tu avais été une sage, gentille fille à l’époque, et que tu étais restée dans la
chambre comme je te l’avais gentiment demandé… rien de tout ça ne serait
arrivé !
Derek sortit son pistolet et le pointa sur elle.
— Relève-toi, dit-il sèchement.
Toujours tremblotante, Daisy s’exécuta. Elle se relevait péniblement, car il
semblait que ses jambes n’arrivaient pas à la porter. Ses genoux étaient faibles.
— Oh, ne t’inquiète pas, dit Derek. Je ne vais pas te tuer tout de suite.
Surtout pas avec ça, sinon tu ne sentiras rien. Rappelle-toi, mon but est que tu
souffres.
* * *
Durant ce temps, Trent se trouvait une nouvelle fois en ville. Il sortit de sa
voiture et commença à chercher Daisy dans les magasins de vêtements et de
chaussures, mais toujours rien. Il avait appelé Bénédicte, mais elle l’assura
qu’elle n’avait pas parlé à Daisy. Il avait demandé à Andrew de la chercher
aussi, mais maintenant, il ne savait vraiment plus quoi faire.

* * *
— Tu vas brûler vivante, dit Derek en plongeant ses yeux dans les yeux
apeurés de sa victime. Je vais te laisser brûler ici, comme tu as brûlé tous mes
rêves !
Il avait fini son long discours qui avait duré une bonne vingtaine de minutes.
Il s’apitoyait sur son sort, rappelant presque à chaque phrase que tout était de la
faute de Daisy. Celle-ci l’entendait à peine ; tout ce qu’elle percevait, c’était les
battements de son cœur. Elle n’était pas intéressée par ce qu’il avait à dire. Elle
pensait à Trent, à Evelyn, à Andrew et à ses parents. Je ne les reverrai plus
jamais, se dit-elle.
Derek avait fermement attaché les pieds et les mains de Daisy avec des
cordes qu’il avait emportées. Il avait aussi mis du ruban adhésif armé sur sa
bouche pour l’empêcher de parler ou de crier.
— Je vais te laisser ici un petit moment, le temps d’aller chercher le
pétrole dans la voiture. J’ai oublié de le prendre, tu le crois ça ? Il ricana de
nouveau en sortant lentement de la cabane.
Daisy était maintenant sûre qu’elle allait mourir.
Au moins, je me suis réconciliée avec Trent, pensa-t-elle. Mais… Je… je ne
veux pas mourir ! Comment je pourrais m’en sortir ? Personne ne sait où je suis,
personne ne pourra venir à mon aide.
Elle leva la tête et à ce moment se souvint d’un psaume qu’elle avait lu avec
Trent trois mois plus tôt. « Je lève mes yeux vers les montagnes. D’où me
viendra le secours ? Le secours me vient de l’Éternel, qui a fait les cieux et la
terre. Il ne permettra point que ton pied chancelle ; Celui qui te garde ne
sommeillera point… » Elle ne se souvenait pas de tout. Elle se força un peu et
les autres parties qui l’avaient marquée lui revinrent alors en mémoire :
« L’Éternel est celui qui te garde… L’Éternel est ton ombre à ta main droite…
L’Éternel te gardera de tout mal. »[10]

Daisy Sherington ferma les yeux, toujours en pleurs. Cela faisait un moment
qu’elle ne s’était pas adressée à Dieu. Elle ne savait pas si elle en était encore
digne, elle ne pensait pas l’être. Trent avait raison, la plupart des personnes
attendent d’avoir des problèmes avant de se tourner vers Dieu. Et elle en faisait
partie, elle s’était tournée vers Lui pour qu’Il sauve Evelyn, puis pour qu’il la
réveille. Ensuite, elle l’avait abandonné. Maintenant, elle se tournait vers Lui
juste parce qu’elle avait de nouveau besoin de Lui. Il ne m’écoutera pas…,
pensa-t-elle. Alors, à quoi bon demander ? Mais… Si c’est vrai qu’Il est fidèle
malgré tout ce qu’on peut faire, et si c’est vrai qu’en Lui demandant pardon, Il
oublie nos fautes…
Daisy commença à prier avec un cœur tout ce qu’il y a de plus sincère. Elle
commença par demander pardon d’avoir tourné le dos à Dieu, puis elle présenta
sa requête. « S’il Te plaît, aide-moi… Depuis ma jeunesse on m’a fait beaucoup
de mal… mais jusqu’ici, Tu m’as gardée, Tu m’a toujours gardée. Alors, ne
m’abandonne pas maintenant. Je sais que Tu es bon, et Tu as plus de mille
manières de me sauver. Ne me laisse pas entre les mains de cet homme, ne me
laisse pas mourir… »


* * *
Alors que Daisy continuait à prier dans son cœur, un grand malaise envahit
Tina dans la salle de cinéma. Elle commença tout à coup à avoir des maux
d’estomac. Elle pensa, sans savoir pourquoi, à Daisy Sherington. Tina se
remémora notamment sa conversation avec Daisy dans les toilettes quelque
temps auparavant. Daisy lui avait dit qu’elle était parfaite. À partir de ce jour-là,
elle s’était répété cette phrase jour et nuit et avait ainsi arrêté de se faire vomir.
Elle avait une meilleure image d’elle-même. Elle tourna légèrement la tête et
regarda quelques instants les marques bleu-violet sur les doigts de ses deux
amies.
– Je lui dois au moins ça, murmura Tina.
Mais, presque immédiatement, une autre pensée traversa son esprit, lui
rappelant à quel point elle détestait Daisy et pourquoi elle la détestait.
Cependant, cela ne dura pas longtemps.
Peu importe, se dit Tina, il faut que je l’aide, on ne sait jamais, elle est peut-
être réellement en danger. Mais… je n’ai plus du tout de batterie.
Ce fut alors que son portable vibra dans sa poche. Elle l’en sortit et constata
qu’il lui restait encore dix pour cent de batterie.
Comment est-ce possible ? se demanda-t-elle, il était éteint…
Elle ne se posa pas plus de questions et sortit vite de la salle pour passer un
coup de fil avant de ne plus avoir de batterie. Elle appela Trent dès qu’elle sortit.
Trent était encore dans un magasin de chaussures, il sentit son portable vibrer
et s’en saisit immédiatement. Lorsqu’il vit que c’était Tina, il roula les yeux et ne
répondit pas.
Qu’est-ce qu’elle me veut ? se demanda-t-il. Ce n’est vraiment pas le
moment.
Elle l’appela une seconde fois, il décida de nouveau de ne pas répondre,
n’ayant pas la tête à parler à qui que ce soit à part Daisy. Cependant, Trent était
spirituellement assez mûr pour distinguer la voix du Saint-Esprit, il reçut la
conviction qu’il devait répondre. Alors, il décrocha sans ronchonner.
— Allô ? dit-il.
— Trent ?
— Oui, Tina. Qu’est-ce que tu veux ? C’est urgent ?
— Hem… je ne sais pas… C’est Daisy…
— Daisy ? s’exclama Trent. Qu’est-ce qu’elle a ? Tu sais quelque chose ?
Tu l’as vue ?
— Calme-toi Trent. Oui, je l’ai vu. Elle était avec un homme…
— Un homme ? Comment ça ? Où ça ?
— Arrête de me couper, Trent ! Je n’ai pas beaucoup de temps.
— Okay, pardon…
— Il semblait qu’il la tirait contre son gré dans la cabane du vieux
Grincheux.
— Quoi ! C’est pas possible…
— C’est ce que j’ai vu. Je dois te laisser. Je te souhaite bonne chance.
— Ah, très bien… Tina, merci. Vraiment, merci beaucoup.
Il raccrocha, et immédiatement Tina sentit une paix l’envahir, comme si un
fardeau venait de lui être ôté des épaules. Elle avait fait sa part. Elle retourna
dans la salle de cinéma, le sourire aux lèvres, pleinement consciente d’avoir fait
une bonne action.
Trent se trouvait à cinq minutes en voiture de la cabane. Il ne perdit pas une
seconde. À ce moment même, Derek avait déjà déversé le pétrole dans la cabane,
il était maintenant parvenu à la porte. Pendant tout ce temps, Daisy ne broncha
pas, elle ne se laissa pas perturber par l’odeur de pétrole, elle fermait toujours les
yeux et continuait à prier.
— Eh bien, tu es toute calme ? dit Derek. Ce n’est pas très délectable pour
moi si tu ne t’agites pas.
Daisy ne broncha toujours pas.
— Très bien, continua-t-il, ça me sera toujours agréable. Je vais
commencer le feu à partir de la porte, comme ça, tu auras le temps de le voir
venir !
Il sortit un paquet d’allumettes de sa poche, toujours avec un sourire
narquois. Il alluma une allumette et la jeta au sol. Ça y est… pensa Daisy en
ouvrant les yeux, alors que le feu commençait à se propager. Derek sortit de la
maison et ferma la porte. La cabane était déjà très vieille et fragile. Le feu
embrasa le sol, les murs et tous les endroits aspergés de pétrole.
— Derek ! s’exclama Trent en sortant de sa voiture.
Ce dernier ne l’entendit pas, ils étaient trop loin l’un de l’autre. Mais Trent le
reconnut tout de suite. Il se mit à courir vers la cabane aussi vite que ses jambes
pouvaient le lui permettre, il vit la fumée et accéléra encore. En courant, il sortit
son portable et composa le numéro personnel de Morris, l’agent de police.
— Allô, dit Trent, essoufflé.
— C’est « Allô Monsieur », répondit Morris.
— Morris, ce n’est pas le moment ! Derek est revenu ! Venez le plus vite
possible à la cabane du Vieux Grincheux !
Morris raccrocha et se mit aussitôt en route. Il attendait ce moment depuis
longtemps, il était prêt. Lorsque Trent parvint enfin devant la cabane, Derek
n’était plus là, il y avait quelques personnes qui, s’amusant près du lac, avaient
senti la fumée et s’étaient déjà amassées devant, se demandant comment la
cabane avait pu prendre feu.
— Daisy ! s’écria Trent.
Mais elle ne répondit pas. Elle était sur le point de s’évanouir, il y avait trop
de fumée et elle ne pouvait plus respirer. Le ruban adhésif armé sur sa bouche
rendait les choses pires. Sans hésiter un instant, Trent courut vers le lac et y
plongea. Les quelques personnes qui étaient là pensaient qu’il était devenu fou.
Puis il en ressortit complètement trempé et se dirigea le plus vite possible vers la
cabane.
— S’il vous plaît, supplia-t-il, haletant, appelez les pompiers et une
ambulance.
— Mais qu’est-ce que vous faites ? s’écria une jeune femme.
— N’entrez pas, c’est dangereux ! s’exclama un vieil homme.
— Il n’y a sûrement personne là-dedans, déclara un autre spectateur.
Sans prendre en compte ce qu’ils lui disaient, Trent leur répéta d’appeler de
l’aide. Puis il enleva sa veste et ouvrit la porte de la cabane à l’aide de celle-ci.
Les flammes qui jaillirent vers l’extérieur le firent reculer de quelques pas, mais
il ne se déroba pas pour autant et fonça dans la cabane tête baissée.
Mon trésor est là-dedans, se dit-il, alors, peu importe ce que ça me coûtera…

30
Preux chevalier




J’en peux plus, pensa Daisy alors qu’elle gisait à terre et suffoquait.
Elle essayait de garder les yeux ouverts, mais elle ne voyait rien. Dans un
dernier effort, elle essaya de prier de nouveau, mais n’y parvint pas, son corps la
lâchait. Alors, elle ferma les yeux et ne résista plus.
— Daisy ! Daisy !
Trent ? C’est toi ?
Elle entendait faiblement la voix de son bien-aimé l’appeler. Elle rouvrit les
yeux et, au milieu de la fumée grise, aperçut son visage. Je dois être en train de
rêver, se dit-elle.
— Daisy, ne dors pas ! ordonna Trent.
Il arracha l’adhésif de la bouche de Daisy et elle sursauta. Elle était
désormais sûre de ne pas rêver.
— Trent…, dit-elle d’une faible voix. Trent ! Tu es venu !
Il se dépêcha de la détacher et elle lui sauta au cou, mais il l’écarta.
— Ce n’est pas le moment des embrassades, Daisy ! Il faut qu’on sorte
d’ici !
Il mit sa veste sur le nez et la bouche de Daisy pour éviter qu’elle respire
encore plus de fumée. Elle prit de grandes inspirations et allait déjà mieux. Puis
il la porta, et alors qu’ils avançaient vers la sortie, une poutre enflammée tomba
devant eux. Trent recula et déposa Daisy à terre.
— C’est pas vrai, murmura-t-il.
Il demanda à Daisy si elle pouvait marcher et elle répondit positivement. Ils
arrivèrent alors à contourner la poutre et se rapprochèrent prudemment de la
sortie. À chaque pas, ils entendaient un grincement, comme si la cabane allait
s’écrouler, ils essayèrent donc d’être aussi vigilants que possible. Mais une autre
poutre chancela, cette fois-ci juste devant la porte, celle-ci était plus longue, plus
lourde que l’autre. Un autre mouvement et elle s’effondrerait, bloquant ainsi la
sortie. Trent s’arrêta et se tourna vers Daisy.
— Avance, dit-il.
— Quoi ?
— Dépêche-toi, avant qu’elle tombe et bloque la sortie !
— Oui, mais on y va ensemble, affirma Daisy.
— Toi d’abord, ordonna Trent.
— Non.
La poutre glissa encore, presque sur le point de tomber. Trent prit Daisy dans
ses bras.
— Je t’aime, chuchota-t-il.
Puis, avant qu’elle eût le temps de réagir, il la poussa dehors. Elle cria,
surprise, mais elle n’avait pas encore touché le sol qu’un des spectateurs la
rattrapa et la tira loin de la cabane, pour l’éloigner des flammes. Daisy reprit ses
esprits et se retourna.
— Trent ! cria-t-elle.
Elle ne le vit pas. Tout ce qu’elle voyait, c’était des flammes et une poutre
bloquant l’entrée de la cabane. Le mouvement brusque de Daisy avait fait
tomber la poutre devant la porte, emprisonnant ainsi Trent dans la cabane
enflammée.
— Non ! Trent ! cria-t-elle de nouveau.
Elle se précipita instinctivement vers la cabane. Mais on la retint, il fallut
deux hommes pour l’empêcher d’y retourner.
— Trent ! s’écria-t-elle encore. Laissez-moi !
Daisy ne cessait de crier et de s’agiter.
— Laissez-moi ! Je vous en prie… Trent… Non…
Ce fut alors qu’elle entendit la sirène de plusieurs voitures de police. Juste
derrière eux, il y avait l’ambulance et les pompiers. Morris sortit de l’une des
voitures et lorsqu’il aperçut Daisy, il se précipita vers elle.
— Morris ! s’exclama-t-elle en le voyant.
— Est-ce que tu vas bien ? demanda-t-il.
— Pas moi… Trent ! Trent !
— Quoi ? Il est encore dans la cabane ?
— Oui ! Faites quelque chose !
Morris se retourna et s’adressa aux pompiers.
— Dépêchez-vous, les gars ! cria-t-il.
Ceux-ci accélérèrent et il leur vint en aide. Les autres policiers étaient allés
parcourir les environs à la recherche de Derek et les ambulanciers se
rapprochèrent de Daisy pour s’occuper d’elle. Cependant, elle les fit s’éloigner,
ne voulant pas qu’on la touche. Elle guettait avec espérance la cabane et les
pompiers. Tout va bien, tout va bien, se répétait-elle. Les quelques personnes
amassées devant la cabane s’étaient éloignées à cause de la chaleur. Morris fut le
premier à entrer, suivi par quelques pompiers après que la poutre eut été
dégagée. Les autres pompiers, restés dehors, essayèrent de réduire le feu. Un
silence s’installa alors que chacun fixait la cabane enflammée. Quelques
secondes plus tard, Morris et les quelques pompiers sortirent après avoir chargé
Trent sur leurs épaules. Il était inconscient et avait une blessure à la tête, une
autre poutre lui étant tombée dessus. Les ambulanciers se dirigèrent rapidement
vers lui avec un brancard et le déposèrent prudemment dessus.
— Oh non…, s’écria Daisy en courant vers lui.
On vérifia son pouls et on mit tout de suite sur lui un masque à oxygène pour
lui permettre de mieux respirer. Il était vivant.
— Il s’en est fallu de peu, dit un ambulancier en poussant un soupir de
soulagement.
Daisy émit aussi un soupir de soulagement. Elle n’aurait pas pu supporter
qu’il arrive quelque chose à Trent. Elle se laissa soigner à son tour, monta dans
l’ambulance avec lui et lui tint la main.
— Tout va bien se passer, murmura-t-elle.
Morris était déjà parti rejoindre ses collègues, qui cherchaient encore Derek.
Celui-ci était resté dans les parages pour être sûr que Daisy ne s’en sortirait pas.
Lorsque Trent était entré dans la cabane, il en avait été heureux, croyant qu’il
pourrait faire d’une pierre deux coups. Mais il s’enfuit dès qu’il entendit les
sirènes des voitures de police.

* * *
— Il sera sur pied dans très peu de temps, déclara Wesley.
— Merci, répondit Daisy.
Trent était encore allongé sur le lit d’hôpital. Il était 20 heures et il était
toujours inconscient. Daisy et ses parents ainsi qu’Andrew étaient autour de lui.
On avait déjà prévenu ses parents, qui étaient en route pour venir le voir.
— En revanche, continua Wesley, il a besoin de se reposer, il a respiré trop
de fumée. Alors, je vais vous demander de bien vouloir le laisser.
Tout le monde sortit, sauf Daisy. Elle ne broncha pas.
— Daisy…
— S’il te plaît, Wesley. Je ne ferai pas de bruit.
— Hmm… Très bien.
Wesley sortit à son tour. Puis Daisy s’assit au chevet de Trent.
— Tu as l’air si calme, chuchota-t-elle.
Elle posa sa tête sur le lit et pensa aux événements de la journée. De toute sa
jeune vie, elle n’avait jamais connu de journée plus folle. Elle avait eu tellement
peur, tout s’était passé si vite, mais Trent avait été très courageux.
Trent…, pensa-t-elle, est-ce qu’il était sérieux quand il m’a dit…
Le seul fait d’y penser faisait battre son cœur plus vite. Elle n’était pas prête
à y penser ni à en parler, elle était encore bouleversée. Elle repensa à la façon
dont elle avait été sauvée et en remercia Dieu. Certes, concrètement, c’était Trent
qui l’avait sortie de là, mais elle savait que c’était par la grâce de Dieu. Elle
savait qu’en réalité c’était Lui qui l’avait secourue en donnant à Trent le courage
d’entrer dans la cabane en feu.
Sans Toi, je ne serais plus là, merci. Merci de ne pas m’avoir abandonnée au
moment où j’avais le plus besoin de Toi, et ce même si je ne le mérite pas.
Daisy repensa aussi à Derek, et elle frissonna malgré elle.
J’espère qu’il sera enfin mis derrière les barreaux !
Elle finit par s’endormir malgré elle. Vers 3 heures du matin, Trent se réveilla
enfin, mais avec un horrible mal de tête. Il ouvrit les yeux et prit le temps d’être
conscient de son environnement. Ensuite, il vit Daisy, tranquillement assoupie à
son chevet.
— Oh… Gloire à Dieu, chuchota-t-il. Tu vas bien.
Il caressa les cheveux de la jeune femme, puis referma les yeux. Daisy se
réveilla à son tour, après avoir senti comme un frisson, mais elle vit Trent
toujours endormi.
— Trent ? dit-elle.
— Je dors, répondit celui-ci, les yeux fermés.
— Trent !
— Shhh… Tu vas me réveiller.
Elle sourit et le poussa du doigt, le faisant ainsi tressaillir, mais il rouvrit les
yeux. Il la regarda, le sourire aux lèvres, et lui caressa la joue.
— Daisy, dit-il, tu m’embêtes.
Elle le regarda avec tendresse et lui prit la main.
— Trent… Merci.
Le sourire de Trent s’agrandit, mais il détourna les yeux, un peu gêné, et lui
répondit que c’était normal. Puis il fit de nouveau semblant de dormir. Il n’était
pas prêt à parler de ce qu’il avait avoué à Daisy.
Ce n’était pas le bon moment, se dit-il.
Il espérait qu’elle n’aborderait pas le sujet, et elle ne le fit pas. Les parents de
Trent étaient arrivés dans la nuit, Wesley les avait déjà rassurés par téléphone. Ils
avaient jeté un coup d’œil dans la chambre de Trent. Voyant Daisy endormie à
son chevet, ils ne les dérangèrent pas.

31
Après la pluie




Le lendemain, alors que tout le monde se trouvait de nouveau dans la
chambre de Trent et pendant que Daisy lui faisait manger son déjeuner, Morris,
une main dans le plâtre, vint au rapport avec, à ses côtés, un coéquipier.
— Donc, ça y est ! s’exclama M. Sherington.
— Oui, répondit Morris. Nous l’avons attrapé.
— Ce ne fut pas chose facile, intervint le coéquipier. Il a tenté de se
suicider avec son arme, Morris a dû se battre avec lui.
— Oh, mais ce n’était rien, affirma Morris. Vous auriez dû voir sa tête
après que j’en ai eu fini avec lui !
— Mais il n’a rien eu…, dit le coéquipier.
— Tais-toi !
Tout le monde rit de bon cœur, puis on remercia chaleureusement les deux
agents de police, mais en particulier Morris. Il leur assura que Derek ne serait
plus jamais un problème. Puis il ajouta qu’il aurait droit à un bon traitement
médical, afin de le faire vivre le plus longtemps possible, car il serait sans aucun
doute condamné à la réclusion à perpétuité.
— Au fait, petit, dit Morris juste avant de sortir, tu as très bien agi.
— Merci Monsieur, répondit Trent.
— Appelle-moi Morris.
Puis il sortit, pleinement satisfait d’avoir accompli sa mission.
Encore un dossier de clos, se dit-il, j’espère que ce sera pour de bon, cette
fois.
— Hey, Daisy, dit Andrew, je ne sais pas si c’est le moment, mais j’ai
quelque chose pour toi.
Il sortit de sa poche un collier en or et le lui tendit.
— Oh, Drew ! s’exclama Daisy. Je croyais l’avoir perdu !
— Ben, je l’ai récupéré. Votre dispute a duré un peu plus longtemps que je
le croyais, mais je savais que ça finirait par s’arranger.
Elle lui sauta au cou et le remercia. Trent le remercia aussi, en le
complimentant sur sa nouvelle maturité. Andrew aida Daisy à mettre son collier
et elle se promit de ne plus jamais le perdre. Deux jours plus tard, Trent était déjà
sur pied, il sortit de l’hôpital plus tôt qu’on ne le lui avait conseillé. Il n’aimait
pas rester dans un lit d’hôpital. La semaine suivante, Daisy Sherington se rendit
à l’église pour la première fois et, à vrai dire, elle avait hâte d’y aller. Ce qu’elle
y trouva brisa tous ses préjugés et dépassa son imagination. La façon dont elle
fut accueillie la toucha et elle se laissa porter par l’atmosphère agréable qui y
régnait. Trent resta avec elle, car il n’était toujours pas rétabli dans ses fonctions
à l’église. Ce dimanche-là, lorsque le pasteur demanda qui voulait donner sa vie
au Seigneur, Daisy fut la première à se placer devant. C’était ce qu’elle désirait
plus que tout à ce moment-là. Quelques semaines plus tard, Andrew la suivit,
ainsi que ses parents.
Daisy avait vécu trop de choses pour nier ou ignorer l’existence de Dieu. Elle
ne se souvenait plus de ce qui l’avait fait douter auparavant. Elle se souvint alors
du verset qui dit : « L’insensé dit en son cœur : “Il n’y a point de Dieu !” »
Je devais être insensée, se dit-elle.

L’existence de Dieu lui apparaissait désormais comme une évidence dont elle
ne comprenait pas comment on pouvait l’ignorer. Daisy Sherington grandit dans
cette église et elle s’employa à devenir une chrétienne fervente et affermie.
* * *
Un an plus tard, le pasteur lui avait déjà confié quelques responsabilités. Par
ailleurs, deux mois après l’incident, Trent avait refait sa déclaration à Daisy,
estimant que c’était le bon moment. Il semblait que oui, car elle lui avoua aussi
ses sentiments. Ainsi, ça allait faire plus de dix mois qu’ils étaient en couple. Le
jour du trente-sixième anniversaire d’Evelyn, toute sa famille, ainsi que les
parents de Trent et de Rebecca, la nouvelle petite sœur de celui-ci, se
retrouvèrent dans sa chambre avec des cadeaux. Trent et Daisy arrivèrent un peu
en retard.
— Vas-y, dit Trent, je te rejoins.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Daisy.
— Rien, ce n’est rien, j’arrive.
— D’accord.
Elle le laissa à quelques pas de la chambre d’Evelyn. Trent Dugray
commença à tourner en rond. Puis il s’arrêta et sortit de la poche de sa veste une
petite boîte noire.
Il l’ouvrit et dévoila une magnifique bague de fiançailles en or. Elle était ornée
en son centre d’un diamant brillant. Il prit de grandes inspirations.
— Daisy, épouse-moi, dit-il au mur. Non, non… C’est nul… Veux-tu
m’épouser ? Non ! Trop cliché… Euh… Daisy, je t’aime, et…
Il s’arrêta et laissa échapper un très long soupir.
Je n’y arriverai pas.
— Je…, je ne vois pas ma vie sans toi à mes côtés…, alors, veux-tu
partager le reste de ta vie avec moi ?
— Oui, je le veux ! s’exclama une voix aiguë derrière lui.
Il sursauta et se retourna lentement.
— Oh ! C’est vous, doc ! dit Trent. Vous m’avez fait peur…
Wesley rit, fier de son imitation de Daisy.
— Ce n’est pas drôle.
— De mon point de vue, ça l’était, répondit Wesley. Alors, c’est le grand
saut ?
— Ouais… mais je ne sais pas comment…
— Trent, je peux t’assurer que ce n’est pas ce que tu dis qui importe. Tu
pourrais même ne rien dire que ça lui ferait toujours autant plaisir.
— Tu penses ?
— Je le sais.
Trent, soulagé, soupira et remit la boîte noire dans sa poche, après avoir
remercié Wesley de son soutien. Ils entrèrent tous les deux dans la chambre et
firent comme si de rien n’était. Ils saluèrent Evelyn puis, une fois que tout le
monde fut installé, ils lui chantèrent « joyeux anniversaire ». Soudain, ils
s’arrêtèrent en plein milieu du chant. En effet, Evelyn avait gémi. Ils en eurent le
souffle coupé. Personne n’osait dire un mot de plus, c’était à peine croyable. Elle
gémit encore et fronça les sourcils, puis, plus rien. Le silence régna un bon
moment, car tout le monde, penché en avant, s’attendait à quelque chose de plus.
Mais il n’y eut rien de plus. Ils se regardèrent les uns les autres, ébahis, et
M. Sherington dit « Bientôt ». Sourire aux lèvres, ils hochèrent la tête. Ils furent
tous très heureux d’avoir pu assister à cela. Ils continuèrent donc la « fête » tout
en faisant attention à elle, pour ne rien manquer. Le soir venu, ils étaient tous
repartis. Il ne restait plus que Wesley, assis au chevet d’Evelyn.
— Il faut vraiment que tu te réveilles, dit-il.
Wesley contempla le visage paisible d’Evelyn un moment, puis il prit sa
main.
— Même après toutes ces années, tu es toujours aussi belle… Tu sais,
parfois, ceux qui sont dans le coma entendent tout ce qui se passe autour d’eux.
J’espère que c’est ton cas, comme ça, tu sauras que tout s’est arrangé. Tu n’as
plus à avoir peur de revenir. Derek est derrière les barreaux, Daisy qui donne sa
vie, Trent qui va demander la main de Daisy, et puis…
Puis, il y a moi…
Il reposa sa tête sur le lit, essayant de retenir ses larmes. Il ne comptait plus le
nombre de fois où il avait prié pour elle. Il avait compris que quinze ans plus tôt
ils n’auraient pas dû être ensemble, il n’était pas assez mûr à l’époque. Puis il
avait mis son passé derrière lui, mais ce passé l’avait rattrapé lorsque, quatre ans
plus tôt, une jeune fille avait saisi sa blouse dans cet hôpital. Il s’était demandé si
c’était un hasard qu’Evelyn fût revenue dans sa vie. Était-ce un hasard si, de son
côté Evelyn était également devenue une chrétienne fervente ? Un hasard, non.
Malgré le fait que ces quatre dernières années elle avait été dans le coma, il était
tout de même de nouveau tombé éperdument amoureux d’elle. Evelyn était son
âme sœur, il en était sûr. Il était convaincu qu’ils étaient deux êtres faits l’un
pour l’autre, destinés, dès le départ, à se rencontrer, à s’aimer et à s’unir pour la
vie.
Ce soir-là, il pria encore.
Seigneur, rends-la-moi ! Je t’en prie, rends-la-moi maintenant. Je ne peux
pas me permettre de la perdre de nouveau…
— Evelyn…, dit-il d’une voix tremblante, tu me manques…
Il sentit alors une faible pression sur sa main et sursauta légèrement. Il
contempla d’abord la main d’Evelyn dans la sienne, ensuite il se tourna
doucement vers elle. Son cœur fit un bond quand il vit bouger les paupières de sa
belle endormie. Sous ses paupières, il vit ses yeux aller de gauche à droite,
comme si elle cherchait quelque chose. Puis, sous son regard ébahi, elle ouvrit
lentement les yeux et tourna la tête vers son amant d’autrefois. Et, pour la
première fois depuis quinze ans, Wesley put plonger ses yeux dans le doux
regard d’Evelyn Sherington. Il resta bouche bée, tandis qu’elle le fixait, il
n’arrivait pas à détourner ses yeux des siens.
Tout disparut autour de lui. Les murs, les meubles, même les sons tels que le
bruit de la machine, les infirmières bavardes dans le couloir. Il avait l’impression
qu’ils étaient seuls au monde. À cet instant, il ne pensait à rien d’autre qu’aux
yeux scintillants posés sur lui.
Ses yeux.
Ils étaient aussi beaux que dans ses souvenirs. Elle posa sur lui le même
regard attendri qui l’avait séduit plusieurs années auparavant.
Les yeux d’Evelyn plongèrent profondément dans ceux de son amoureux
d’antan, avant de se promener sur le reste de son visage, redécouvrant chaque
recoin petit à petit.
Une larme tomba sur son oreiller, puis une autre et une autre encore. Wesley
sécha maladroitement les larmes de sa belle en les tapotant doucement avec les
manches de sa blouse. Il y avait tellement de choses qu’il voulait lui dire,
tellement de mots doux qu’il avait souhaité lui murmurer, tellement d’histoires
qu’il avait prévu de lui raconter. Mais alors qu’elle pouvait enfin entendre sa
voix, aucun mot ne sortait de sa bouche. C’était comme si son cerveau était
devenu mou, donc incapable de fonctionner.
Ils restèrent silencieux quelques instants, se disant plus de choses avec leurs
regards qu’ils n’auraient pu le faire avec les mots. Puis, sans détacher ses yeux
d’Evelyn, Wesley guida sa main vers lui et déposa un doux baiser au creux de sa
paume.
— Mon amour…, soupira-t-elle enfin.

[1]
Proverbes 4 :23
[2]
Deutéronome 30:19
[3]
Malachie 3:10
[4]
1 Timothée 2:4
[5]
Écclésiaste 7:20
[6]
Daisy est le mot anglais pour marguerite.
[7]
Psaumes 62 :6-9
[8]
Maladie sexuellement transmissible.
[9]
Cantique des cantiques 3:5
[10]
Psaumes 121

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