rencontre avec le monde indien n’est plus un luxe aujourd’hui. C’est devenu
une nécessité pour qui veut comprendre ce qui se passe dans le monde moderne.
Comprendre n’est rien ; mais tenter d’aller au bout de tous les corridors obscurs,
essayer d’ouvrir quelques portes : c’est-à-dire, au fond, tenter de survivre. Notre
univers de béton et de réseaux électriques n’est pas simple. Plus on veut
l’expliquer, plus il nous échappe. Vivre au-dedans, hermétiquement clos, en
suivant les impulsions mécaniques, sans chercher à transpercer ces murailles et
ces plafonds, c’est plus que de l’inconscience ; c’est s’exposer au danger d’être
perverti, tué, englouti. Nous savons aujourd’hui qu’il n’y a pas de vérités ; il n’y
a que des explosions. Partir, nous voulons partir. Mais pour où ? Tous les
chemins se ressemblent, tous sont des retours sur soi-même. Alors il faut
chercher d’autres voyages.
J.M.G. Le Clézio
J.M.G. LE CLÉZIO
Haï
*
© 1971, by Editions d’Art Albert Skira, Genève.
Droits de traduction et d’adaptation réservés pour tous pays.
*
ISBN 2-605-00112-1
Sommaire
Couverture
Présentation
Page de titre
Achevé de numériser
JE ne sais pas trop comment cela est possible, mais c’est ainsi : je suis un
Indien. Je ne le savais pas avant d’avoir rencontré les Indiens, au Mexique, au
Panama. Maintenant, je le sais. Je ne suis peut-être pas un très bon Indien. Je ne
sais pas cultiver le maïs, ni tailler une pirogue. Le peyotl, le mescal, la chicha
mastiquée n’ont pas beaucoup d’effet sur moi. Mais pour tout le reste, la façon
de marcher, de parler, d’aimer ou d’avoir peur, je peux le dire ainsi : quand j’ai
rencontré ces peuples indiens, moi qui ne croyais pas avoir spécialement de
famille, c’est comme si tout à coup j’avais connu des milliers de pères, de frères
et d’épouses. Mais comme toujours, lorsqu’un individu veut parler d’un peuple,
lorsqu’il se mêle de deviner les passions et les desseins d’une communauté qui
n’est pas la sienne, même s’il ne croit pas forcément à la science, il court de
grands risques. Ainsi ces pages écrites pour parler de gens dont la grande vertu
est d’être inaccessibles et silencieux, ne savent parler, malheureusement, que de
leur auteur.
Pourtant, il y a autre chose : au moment où s’achève ce livre, je m’aperçois
qu’il a suivi, comme cela, par hasard, à mon insu, le déroulement du cérémonial
de guérison magique : Tahu Sa, Beka, Kakwahaï. Ces trois étapes qui arrachent
l’homme indien à la maladie et à la mort, seraient-elles celles-là mêmes qui
jalonnent le sentier de toute création : Initiation, Chant, Exorcisme ? Un jour, on
saura peut-être qu’il n’y avait pas d’art, mais seulement de la médecine.
TAHU SA
Et d’où vient la beauté de ces visages aux yeux obliques, au nez délicat, aux
pommettes hautaines ? La beauté de ces corps souples, aux hanches larges, aux
épaules carrées, aux seins libres ? Est-ce la peinture noire qui les recouvre
jusqu’au visage, vêtement visible qui n’existe pas, deuxième peau, légère,
inamovible, qui ne trahit aucune des formes du corps ? Ou bien est-ce le
contraste entre ces corps et ces chevelures noirs et l’éblouissante blancheur des
colliers d’argent, l’éclat des paréos aux couleurs de feu, d’arc-en-ciel, de fleurs ?
Ces femmes sont les plus belles. On n’imagine pas de femmes plus belles. Il
semble qu’elles portent, avec leur beauté, la vérité de leur race, son ordre de
survie. La beauté brille en elles, sur leur peau, sur leurs visages, dans leur
chevelure, les signes de salut de l’espèce humaine tout entière. Illustration de la
nature même, comme le sont les oiseaux, les fleurs, les feuilles, les insectes.
Apparues sans rupture, sans déchirement, entre les autres formes vivantes sur la
terre. Apparues non pour détruire ou pour dominer, mais pour respirer, pour
manger, boire, pour nourrir, pour aimer et faire croître la vie dans leurs ventres.
Alors la beauté cesse d’être un spectacle. Elle est une activité, un mouvement,
un désir. Elle arrache sans cesse des éléments à la surface inerte de l’inconnu,
elle ouvre ses routes, ses portes, ses demeures. Il y a dans la femme indienne une
telle puissance de beauté que c’est comme un appel d’air qui embrase, qui anime
le feu. Quel est son secret ? Qu’invente-t-elle ? Son regard, ses pensées, ses
instincts sont confondus dans le dessin extérieur, ne sont jamais en avance, ni en
retard sur son propre corps.
La beauté n’est pas un miracle, ni le résultat d’un hasard. La beauté de la
femme indienne est l’effet de sa liberté. Liberté d’être ce qu’elle est, sans crainte
des interdits de la morale ou de la religion ; liberté de choisir pour son corps et
pour son esprit son travail, ses accouplements, ses enfantements. Liberté de fuir
l’homme qu’elle a cessé d’aimer, de chercher un homme qui lui plaît, de boire
les décoctions de plantes abortives ou d’empoisonner son enfant à la naissance si
elle n’en veut pas, de vivre dans la maison qui lui plaît, de posséder ce qu’elle
désire et de refuser ce qu’elle hait. Liberté de son corps, de sa nudité, des soins
qu’elle donnera à son visage. Liberté d’être sans rivale, de n’être en compétition
avec aucune autre image que la sienne. Liberté de ses excès et de ses raisons.
Image de la beauté en mouvement, agile, vivante, humaine. Beauté de l’eau,
du soleil, des lianes et des arbres. Le corps ne se dérobe pas, ne se cache pas, il
exhale toute la puissance formidable de sa vie. Les mains travaillent. Elles
savent les dessins que tracent les fils de la nahuala pour tresser les éventails, les
paniers, les corbeilles. Elles savent les dessins qui sont à l’intérieur du corps, et
qui sont écrits aussi sur les feuilles des arbres, sur la peau des daims, sur les
écailles des serpents et des poissons.
Il n’y a rien d’inventé, rien qui revienne sur soi-même. Les gestes de cette
femme, pour allumer le feu, pour moudre le maïs, pour cuisiner la chicha, pour
tailler les pierres volcaniques, pour déchirer les plantains ; gestes de l’amour,
gestes de l’allaitement : mêmes gestes de vérité et de beauté, quand les doigts
trempés de teinture noire vont tracer sûrement les lignes qui vont orner son
visage, son corps, ses bras et ses jambes. Mêmes gestes émouvants et habiles qui
vont peindre les cercles et les croix sur les effigies magiques, ou bien tisser, jour
après jour, les colliers de perles.
La beauté n’aime pas le hasard, elle ne s’occupe pas des tremblements
individuels. Elle accomplit sa science, son langage, elle est perméabilité,
douceur avec le monde. Elle ne domine pas, ne mine pas. A quoi lui servirait le
survol, ou la destruction des éléments ? La beauté ne veut pas détruire les
hommes. A quoi lui servirait d’être masquée, de porter une peau de métal, des
yeux de plexiglas ? La certitude est vivante, elle glisse et bouge au milieu du
réel, elle est la seule réalité.
Les yeux voient, et ne font rien d’autre. Les yeux ne veulent pas élucider le
mystère. Ils sont pareils à des fruits, eux aussi, ou à des fleurs. Ils ont traversé
peut-être les centaines de paravents des apparences, et rien ne les trompe plus.
Les yeux des femmes indiennes regardent, pareils à des baies noires, luisant
calmement au milieu du visage de bronze. Jamais ils ne se déchirent pour ouvrir
les portes de l’âme. L’âme est inutile maintenant, et les yeux n’ont plus besoin
d’elle pour s’exprimer !
La férocité, la voracité de nos yeux, âpres machines à enregistrer, lentilles,
verres de contact, canons des caméras qui filment, filment sans arrêt le monde
pour l’enfermer dans ses boîtes ! Yeux à déclics ! Yeux qui cherchent la
souffrance, le plaisir, l’horreur ! Mais ici, ces seuls yeux d’une jeune femme,
immobile au bord du fleuve, et qui regardent. QUI REGARDENT.
Qu’ils s’ouvrent après cela, nos yeux avides d’histoire. Le regard n’est rien
d’autre que la lecture des signes. Mais quand les signes ont cessé d’apparaître,
que faire de ses yeux ?
La grande invention des Indiens, c’est le silence. Ils en sont obsédés. Non pas
un silence passif, triste, méditatif, mais une absence de bruit, comme cela, dans
tous les actes de la vie quotidienne, qui est à la fois une défense et une attaque.
Les animaux sauvages ne font pas de bruit. Ils avancent dans la forêt sans faire
craquer une brindille, sans un souffle. Ils glissent sur leurs pattes élastiques.
Même les oiseaux sont silencieux. Ce qui étonne dans la jungle, ce qui est vite
insoutenable, c’est le silence épais, profond, menaçant, le silence qui règne
partout.
Les pouvoirs du silence, l’homme indien les connaît d’instinct. S’il se méfie
du langage, de l’expression, c’est qu’il est conscient des dangers qu’ils
comportent. Le langage parlé n’est pas seulement un moyen de communiquer
avec le monde ; en fait, il peut être une trahison, une exposition de soi-même. Le
langage est fermé. Il est le bien commun de la tribu, ou de la race. C’est un acte
qui n’est pas gratuit, qui ne peut être inconscient. Parler est la propriété des
hommes, leur affirmation d’existence. De même que les principaux actes
d’affirmation de la vie, la naissance, l’accouplement, l’enfantement, la mort, le
langage est une magie. C’est-à-dire un pacte associant l’homme et l’univers.
La langue indienne est magique. Sa grammaire, sa syntaxe sont une logique
magique. Le silence, au contraire, est naturel. Il y a chez tous les Indiens ce
sentiment, pour nous incompréhensible, mais certainement admirable, de la
culpabilité du langage. L’Indien sait quel est ce terrible privilège, il le redoute
autant qu’il en est fier. Les animaux, les choses ne parlent pas. Autrefois, ils
parlaient. Tout le monde parlait, même les pierres. Puis quelque chose a rompu
l’équilibre, une catastrophe a détruit l’ordre de la compréhension. Depuis ce
moment, l’homme ne comprend plus les animaux, il n’entend plus le langage des
pierres.
La Fête chantée
LE silence obsède les Indiens. Un jour, il viendra peut-être jusqu’à nous. Il
nous recouvrira peut-être, entrera à l’intérieur de notre corps. Il viendra et il
brisera les milliers d’ampoules électriques, de phares, de feux clignotants, de
vitrines embrasées. S’il vient, il tuera plusieurs de nos mots, il les arrachera à
leurs supports de ciment et de verre, et les anéantira. Il détruira beaucoup de nos
livres, ces livres qui ne servaient qu’à brouiller les émissions de la conscience. Il
libérera beaucoup de mots et d’images aussi, qui étaient retenus prisonniers.
Peut-être que le silence fera tout cela avec nous.
S’il vient jusqu’aux cellules de béton, s’il traverse les portes, le silence indien
éteindra aussi beaucoup de musiques. Il les brisera très facilement, il crèvera les
haut-parleurs et les tympans. Ce qu’il éteindra, sans doute, ce ne sera pas la
musique, mais la prison qu’il y a dans la musique.
Musique de cris et de bruits. Musique sans mélodie, sans harmonie. Musique,
pas pour danser, pas pour plaire, mais pour parler, gesticuler, pour appeler.
Musique pour repousser aussi, pour tenir à distance. La musique n’est pas le
contraire du silence, mais son complément. Lorsque l’Indien fait de la musique,
il se cache, parce que la musique, il le sait, l’expose encore plus dangereusement
que le langage. Cris et bruits issus des profondeurs, tout à coup l’homme
redevient l’égal des autres créatures, qui ne parlent pas, mais bruissent. Et en
même temps, parce qu’il organise ces bruits, l’Indien s’écarte définitivement du
règne animal, il devient l’un des créateurs de l’univers.
Les Indiens ne connaissent pas les instruments de musique, ils n’en veulent
pas. L’accordéon, la flûte traversière, la harpe, ce sont des importations. Mais les
vrais instruments indiens, eux, ne sont pas musicaux : tubes de bambou
monophoniques, pipeau à deux trous, tambour, grattoir. Conques, grelots. On ne
fait pas de la musique avec ça. La mélodie n’intéresse pas les Indiens, elle les
ennuie. La mélodie est un piège, elle est narcissique. La musique indienne ne
cherche pas à être belle. Elle est seulement un bruit dans le concert des autres
voix : cris des oiseaux, cris des singes hurleurs, cris du chien, de l’agouti, du
jaguar. Par le moyen des instruments monophones, l’homme retrouve un autre
langage, plus violent, plus rapide, qui le fait entendre du règne animal, végétal,
ou démoniaque. Ce langage n’est plus discursif, mais répétitif. Il travaille à la
grande métamorphose que l’homme, au fond, ne cesse d’espérer, celle qui le
libérera de sa prison anthropomorphique. Il approche de cet instant miraculeux,
mythique, où l’ancêtre des hommes a créé le monde : étant l’instigateur de toutes
les formes d’existence, et l’inventeur de tous les langages.
En vérité, ce que l’Indien ignore, ce qu’il a jugé inutile, c’est l’art.
L’illustration du monde ne le passionne pas du tout. Une musique, mais pas une
mise en musique du monde. L’Indien sait que le monde n’est pas explicable,
qu’il n’est pas convertible. Il sait que l’univers n’est pas mélodieux, que derrière
les choses et les êtres il n’y a pas d’harmonie perceptible. La beauté, la laideur
ne sont pas apparentes. Ce qu’il voit, ce qu’il entend autour de lui n’est pas
gratuit. Plus encore, il refuse d’apercevoir une histoire, un résultat. L’Indien n’a
que faire des déroulements, des évolutions, de tout ce qui nous semble au
contraire dirigé en vue d’un accomplissement.
La musique mélodieuse, c’est d’abord la conviction de la fluidité du temps, de
la récurrence des événements, de ce qu’on appelle le « sens ». Pour l’Indien, la
musique n’a pas de sens. Elle n’a pas de durée. Elle n’a pas de commencement,
ni de fin, ni d’acmé. On y entre d’un coup, on s’en sépare d’un coup. Il n’y a pas
eu de préparatifs, de mise en état. Tout se passe comme si la musique, une
certaine musique, était déjà là, présente à l’intérieur de chaque homme et de
chaque femme, connue de tout temps, sans qu’on ait eu besoin de l’apprendre, et
que seul un signal commun suffirait à la libérer. Tout homme, toute femme est
musicien de naissance, comme il est doué de parole. L’usage des instruments
n’est pas réservé à quelques privilégiés. Il n’y a pas d’habileté nécessaire. Seuls
le roseau et la bouche suffisent. Les instruments eux-mêmes sont périssables, ils
n’ont pas d’importance. N’importe quand, n’importe où, on peut en refaire de
nouveaux. Musique omniprésente, permanente : elle habite dans les roseaux, et
les roseaux dans la forêt.
Musique de nuit. Avec la lumière du jour, va le silence. L’existence du monde,
son activité, n’ont pas besoin de musique, à peine de paroles. Mais la nuit :
irrécupérable, intenable sans magie. La musique indienne n’est pas un
divertissement, ni un soutien ; elle n’est pas faite pour oublier. Elle est une
nécessité, la seule façon de voir, d’entendre et de sentir dans l’anesthésie de la
nuit. Musique pour recréer le monde, pour lutter contre l’invisible, le dangereux.
Musique démoniaque, voix des dieux, pour tuer, envoûter, pour appeler. Cris des
crapauds, cris des chiens, comme cela, pendant des heures, sans fatigue. Cris du
singe-araignée, cris de l’agouti, cris de l’épervier. Il y a, au milieu de la forêt
obscure, une sorte de creuset de vie, un bouillonnement, un cratère. Les trois
notes soufflées à tour de rôle dans les douzaines de chalumeaux, pendant des
heures, des heures. Cri monotone, cacophonique, hésitant, mais profond, lourd,
tendu, et qui transperce le silence de la nuit. Cri sans rythme, sans expression,
pareil au déchaînement des klaxons sur la route. Un bruit organique, inlassable,
un battement de cœur, une respiration. Les tubes de roseau sont taillés à la nuit
tombante, puis distribués à l’assistance : seulement trois sortes de tubes,
seulement trois notes. Chacun a sa voix ; une voix étrangère, une voix d’animal.
Seule, cette voix ne sert pas, elle n’est qu’un sifflet. Mais soufflées ensemble, les
respirations dans les tubes de roseau s’animent, à tour de rôle, graves ensemble,
aigus ensemble. Tous les hommes soufflent. Chacun respire dans son tube. Parce
qu’ils soufflent ensemble, le bruit devient langage, musique. Il répète sans se
lasser ses paroles, ses ordres. Le monde n’est pas étranger. Il est tout à fait
proche, il entoure le lieu où se fabrique le langage. Ce jeu est le sien, sa vie. Les
rauques sifflements des respirations dans les tubes de roseau le maintiennent
cohérent, maintiennent les forces ensemble, comme une hypnose. Il faut répéter,
comme cela, sans changer de place, sans désirer, sans haïr, sans rien vouloir.
Quoi répéter ? Pas même l’assurance de la vie, ou la domination humaine ;
répéter le même triple bruit, pour que le langage ne meure pas, pour qu’il y ait
toujours le langage.
L’homme ne sait pas très bien ce qu’il invente. Il ne connaît pas les pouvoirs
de ses rites. S’il les soupçonnait, peut-être qu’il n’oserait plus faire de bruit,
peut-être que ses paroles s’éteindraient tout de suite dans sa gorge. La musique
indienne n’accomplit aucune œuvre d’intelligence. Elle est utile immédiatement.
Le langage n’a pas besoin de s’immobiliser dans la connaissance de lui-même, il
est une action commune, une cohésion, un ciment. Comment imaginer une autre
musique, maintenant ? Comment imaginer un autre poème ? Les mots ne sont
pas faits pour les individus. La naissance de la parole, quand on l’a vue ainsi,
mystérieusement révélée, dans la nuit, par les hommes penchés sur leurs tubes de
bois, on ne peut plus l’oublier. C’est elle qui porte les vrais messages, les vraies
passions. Bruit titubant, toujours le même, cri du chien, du crapaud, de l’agouti,
du paresseux, qu’on n’entend plus à force de l’entendre, bruit qui entre en vous,
qui paralyse vos pensées et vos désirs, qui détruit la peur, la souffrance, la mort.
Bruit qui fait qu’il ne peut plus y avoir de silence, jamais.
Car cette musique n’est pas un privilège. Elle est donnée à tous, elle est le
travail de tous. Tout homme est un musicien. Ces bruits, je ne peux pas cesser de
les entendre. Ils ont établi pour longtemps dans le monde cette connivence qui
maintient les pouvoirs des mots et qui préserve de l’engloutissement. N’est-ce
pas extraordinaire qu’il ait fallu seulement trois tubes de bois de longueur
différente ? Mais l’Indien a imaginé tous les instruments, toutes les musiques, et
il les a délaissés pour ces simples prolongements de sa gorge — les flûtes et la
gorge portent le même nom : chiru — parce qu’il les a reconnus comme les seuls
dignes d’entrer en compétition avec les voix animales. Au fond, ce n’était pas le
bruit qui l’intéressait dans la musique. Le bruit était une anecdote. Le bruit
pouvait même être dangereux, il pouvait vous rendre esclave. Ce qui
l’intéressait, c’était la puissance de la société des hommes, la révélation de
l’existence. La musique, alors, et la création : la démesurée, l’admirable
réversibilité des langages.
Peut-être tout cela est-il indicible réellement ? Peut-être que l’action des flûtes
commençait à cet instant où les mots n’avaient plus de force ? Pourquoi essayer
de dire les choses avec les cris du chien ou du crapaud, quand il y avait les
mots ? Mais les mots sont la prison des hommes, et il faut bien se taire
quelquefois. Les mots sont faits pour écouter plus que pour parler. L’Indien
souffle dans son tube, avec obstination, et il n’écoute pas ce que disent les autres.
Il ne dit rien avec sa voix d’homme, il ne parle à personne. Il n’affirme rien, il ne
dit pas son nom. Il est seulement une vibration, qui s’ajoute aux autres
vibrations. Quand toutes les sirènes hurlent ensemble, est-ce que ça ne fait pas
beaucoup de bruit ?
Musique, musique, et elle tue le langage. Elle fêle les murs des immeubles qui
entourent les hommes et qui sont impitoyables ; ensuite ils s’écroulent dans un
nuage de poussière, et la poussière qui flotte dans l’air est pareille au mot liberté.
La violence s’est emmagasinée dans le cerveau des hommes, pendant des
années, des siècles. Peut-être qu’on n’a jamais été vraiment libres. Alors le bruit
intolérable que font les machines électriques sous les doigts des hommes se
gonfle dans le vide, bouche les trous des abîmes, construit 300 ponts. Les mots
ne naissent plus dans les bouches, les oreilles n’entendent plus les mots. Les
ordres ont été rongés de l’intérieur, le bruit les a rendus creux. Les ordres,
autrefois, venaient de toutes parts. Ils étaient inscrits sur les panneaux, dans les
livres, sur les barrières barbelées. Mais le bruit entre dans le regard, il y verse
une coulée de fonte, et le regard ne baisse plus, ne s’éteint plus. Le bruit sort de
chaque homme et de chaque femme, il y a dans chaque ventre un haut-parleur
branché qui lâche ses ondes pareilles à des flammes.
Le bruit libère des choses inconnues. Il appuie de toutes ses forces, et les
portes, les espèces de portes blindées éclatent ouvertes. Les chambres noires sont
ouvertes. Les carapaces s’écartent, les coques se craquèlent et bâillent. Le bruit
rauque, hésitant, toujours le même, discordant, mêlé, et le rythme n’est plus un
rythme, mais un martèlement continu, acharné. Les portes s’ouvrent, s’ouvrent.
Le canal minéral relie maintenant le ventre et le monde, pour la transfusion peut-
être...
On est là, sur la plage, devant la mer, et au même instant, on est dans la plage
et dans la mer. Cela s’est fait sans mots d’aucune sorte, sans attente. On n’a rien
désiré vraiment. Cela s’est fait, c’est tout. Musique pour tuer les mots, pour aller
plus vite que les mots. Musique qui n’est pas pour comprendre, mais frénésie
dure et sur-consciente, et d’un seul coup, on voit, on entend, on sent, on connaît
le dessin de l’univers. Musique qui va en un éclair au-delà de la société. Les
histoires, les plans, les cartes, pour quoi faire ? Il n’y a plus d’individus, plus de
domination, plus de questions ni de réponses. Dialogue brisé. Le cerveau est au-
dehors. c’est cela, c’est terrible et beau, le cerveau est vivant au-dehors. Les
dessins inventés, les signes, les arabesques, les déguisements, on les voit, à
présent. Le bruit les a éclairés comme un regard, et ils apparaissent sur les galets,
sur la mer, dans la lumière solaire. C’est une explosion qui dure très longtemps,
qui n’en finit pas. Le souffle de la déflagration est pareil à un vent qui ne cesse
pas. L’étoile de flamme qui s’agrandit, écartant ses rayons vers les bords de
l’espace, ne s’efface pas ; au contraire, elle grandit sur place, à chaque seconde
plus grande, à chaque seconde plus dense, et pourtant, elle a toujours été là, elle
n’a jamais été petite : enfin, on ne connaît plus le temps à l’envers.
Les cris des crapauds, dans la nuit. ne cessent pas. Ils montent, séparés, puis
unis, impossibles à distinguer les uns des autres, graves, aigus, faibles, puissants,
ils s’additionnent sans qu’on puisse voir les gorges d’où ils sortent ; ils gonflent
la nuit noire, la remplissent complètement, excluent tous les autres bruits. Il n’y
a plus qu’eux. Les langages, les froissements des feuilles, les gouttes d’eau, les
respirations, les bruissements des insectes, plus rien n’existe. Langage total
enfin, puisqu’il n’exprime rien, seulement un appel, un désir, la vie transformée
en bruit. Colonnes d’orgues serrées les unes contre les autres, chacune lançant
son bruit raide, hors du souffle, hors des phrases, hors du rythme du cœur ou des
mouvements des bronches. Le concert hésite, grandit, multiplie ses klaxons, ses
sirènes. La nuit est tellement pleine de cris qu’elle semble matérielle, air de
pierre, eau de pierre, odeurs de pierre. Les crapauds gonflent et dégonflent leurs
goitres, invisibles, lointains, et leurs cris jaillissent de tous les côtés à la fois.
Comme si chaque homme, chaque bête, chaque arbre portait un crapaud au fond
de soi, comme si le langage n’était fait que des cris des crapauds, comme si les
arbres étaient enveloppés dans des peaux de crapauds, les yeux et les bouches
étaient des yeux et des bouches de crapauds.
Cris insistants, cris magiques, qui démolissent la peur, qui démolissent la
mort. Les crapauds sont partout, ils se sont répandus dans le monde, dans la nuit,
seulement pour crier. Ils ne bougent pas. Ils n’apparaissent pas. Ils vivent, ils ne
meurent pas : les cris se croisent, se troublent, s’unissent, cent, trois cents, dix
mille. Combien sont-ils ? Ils ne sont que par leurs gorges qui s’enflent et se
vident, inlassablement. Ivresse glacée, qui n’est pas dans leurs corps, ni dans
leurs cerveaux, mais dans leurs voix, ivresse qui paralyse le monde de son bruit.
Les cris imitent le souffle de la respiration, mais ce n’est pas un souffle, c’est un
dédoublement de la vie. Les crapauds sont partout. Tout est devenu crapaud :
l’air, l’eau, la forêt, les feuilles des arbres, la lune, les nuages, les fleuves, les
ombres glissantes, les yeux des bêtes, et au-delà peut-être, les villes, les rues
pleines de vapeur, les coques des voitures, les visages des femmes, les éclats de
la guerre : ils sont des crapauds, assis dans les marais, et tournés les uns vers les
autres, criant sans se voir.
Ivresse de l’identité, la seule identité. Les hommes font de la musique avec
des tubes de bambou, et ils sont des crapauds. Pourquoi y a-t-il tant de bruit,
tellement de cris ? Il n’y a rien à dire, peut-être, et la nuit ne se renverse pas, elle
reste compacte, elle pèse toujours le même poids. Les cris se succèdent, on peut
entendre chaque cri, et en même temps, on n’en reconnaît aucun. Pas moyen de
les écrire. On écrit : yao, yao, oha, oha, har, raoh, wa, mais c’est comme si on
n’avait rien écrit. Les bruits montent si haut, ils ont tellement de puissance, que
les mots restent bloqués au fond de la gorge, et que les pensées se roulent en
boule. Parfois, sans raison — il n’y a jamais de raison à tout cela — les cris
retombent. Ils hésitent, s’arrêtent. Et le silence de la nuit est terrible. Puis ils
repartent, doucement, s’enflent, se divisent, cognent sur l’écran obscur,
reviennent sur eux-mêmes, rebondissent, deux par deux, quatre par quatre, vingt
par vingt. Dix mille cris, cent mille cris, ensemble, résonnant, accrus comme si
une main inconnue tournait lentement les trois boutons de l’amplificateur où
sont écrits les mots :
Ils agrandissent les cercles de la déflagration. Cris sans colère, sans haine, sans
passion, qui ne portent rien avec eux, qui ne veulent rien, qui ne parlent pas. Les
crapauds détruisent le langage des hommes, et le langage des oiseaux, des
chiens, des chauves-souris. Les crapauds inventent la musique. Ils enflent leurs
corps, ils les gonflent d’air, ils étendent leur peau sur la terre, ils enfoncent dans
le monde le regard de leurs yeux. Les cris réguliers, sans harmonie, font lever
des forêts étranges, nouvelles, au-dessus des forêts. On ne voit pas les arbres, on
ne voit pas les feuillages, mais on entend chaque cri qui étend sa ramure dans le
ciel noir.
Les crapauds ne sont plus les crapauds, ce sont les hommes qui sont les
crapauds. Avec les cris ils brisent les rêves et les désirs, ils sont simplement assis
dans les flaques d’eau, cachés dans l’ombre, invisibles, inaccessibles. Les portes
sont ouvertes, et par le bruit des flûtes ils glissent vers le lieu sans danger, sans
ennemis, sans paroles.
Musique impitoyable, triomphale. La nécessité du bruit est enfin visible, c’est
son évidence qui transperce la peur. Les cris fusent ensemble, ils se balancent
dans l’obscurité de la nuit, équilibre mystérieux, bruits du moteur, les seuls
bruits véritables de l’organisme vivant. Bruits de la communauté, qui soudent les
gorges l’une à l’autre, qui greffent les peaux. Les hommes, comme les crapauds,
n’ont pas de nom. Mais les cris qui dédoublent leur souffle sont leurs vrais noms.
Les cris tranchants parcourent l’espace et le temps, ils entrent par tous les trous
d’oreille qu’ils trouvent. Les sons puissants, acharnés, serrés ensemble, réseau
impénétrable aux balles et aux crocs. Horreur de l’ombre, du vide, du silence, et
délices des chants concassés. Les gorges rauques hurlent ainsi, pendant des
heures, sans repos, et les tubes profonds des flûtes, et les haut-parleurs des
guitares électriques, pendant des heures sans s’interrompre, sans parler à
personne, visant le ciel vide d’ennemis, imprégnant l’univers de bruit, cris
trépignant, brisant le monde en poussière, possédant les corps semblables,
femelles, cris dont les modulations accomplissent tout de suite ce que l’art
voudrait bien faire, cris de l’identité et aussi de la métamorphose : un jour, les
hommes sont assis dans les marécages, invisibles dans l’ombre des cachettes
humides, au fond des forêts, et les maisons, les villes de ciment, les routes
sillonnées d’autos, les gares, les plages, les immenses esplanades arides sont
peuplées par des animaux étranges, aux mains molles, au dos couvert de
pustules, au visage sans nez où les yeux sont pareils à deux glandes : les
crapauds.
Entre le bruit des flûtes indiennes et le langage articulé, il y a le chant. Mais
pour l’Indien, le chant est encore une autre forme de silence. C’est un langage
dénaturé, rendu incompréhensible par la distorsion des mots, le timbre,
l’intensité et la hauteur de la voix, par la syncope, le rythme, le geste vocal. De
même qu’il ignore la musique harmonique, l’Indien ne connaît pas la mélodie.
Elle ne l’intéresse pas dans le chant. Il n’a pas de goût pour cela. Ses chansons, il
ne les veut pas belles, il se moque bien de l’« air », Impossible de siffler sur ces
chants-là, ils sont tous les mêmes, ils n’ont pas de mémoire.
Psalmodie plutôt, répétition continuelle de la même phrase musicale, comme
s’il n’y avait qu’un chant possible, une seule musique. Pour l’Indien, le chant
n’est pas une distraction, ni une décoration. Comme le langage, comme les
signes de la peinture, comme le chant de l’oiseau serpentaire, du martin-pêcheur,
de l’épervier, du troglodyte, le chant de l’homme est seul et unique. Il est son
identité, son slogan, son emblème. A quoi bon varier ? A quoi bon inventer des
« airs » nouveaux ? L’Indien est délibérément étranger à cette compétition, à ce
commerce. Le chant de l’homme est venu directement des profondeurs du passé,
il a traversé le temps sans métamorphose, sans altération. Il est venu comme sont
venus les dons de la parole, les dons de la chasse, de la peinture, de la magie
curative, de la sculpture des bois, de la vannerie. Certains détails ont pu changer,
siècle après siècle. Mais c’est sans importance. Il n’existe qu’un seul chant.
Il n’existe qu’une seule voix : c’est peut-être cela, le plus mystérieux du chant
indien. Lorsque l’Indien chante, il abandonne sa voix propre et emprunte une
voix nouvelle, étrangère. Il fait cela très facilement, haussant simplement sa voix
jusqu’à la limite du possible, c’est-à-dire dans le falsetto. Le spasme de la gorge
qui produit ce ton suraigu, frêle murmure plutôt que voix, est le signe même du
chant. En deçà de ce seuil, on n’est plus dans le chant (trianbi), mais dans la
parole (phedda) ; au-delà, on est dans le cri (biavi). Hommes, femmes, enfants
chantent avec la même voix, sans qu’il soit possible de les distinguer. Le chant
n’a pas le même véhicule que la parole. Il utilise la voix brisée, la voix
méconnaissable.
Pourquoi l’Indien a-t-il choisi de chanter ainsi ? Quand on le compare aux
autres chants, le chant indien étonne tout de suite par son étrangeté, sa
différence. Le Noir antillais, l’Afro-américain, lui, chante comme les autres, à
pleine voix, avec cette sorte d’ivresse communicative, cette satisfaction, ce goût
de la puissance qui est le propre de la parole. Les mots sont mis en musique, ils
montent ou descendent, ils voyagent sur la gamme. La modulation est libre, elle
n’est étouffée par aucune honte. Chant qui chante, où les mots et les sons
peuvent être criés à tue-tête, ont le droit de résonner totalement ; le plus grave et
le plus aigu (avec quelques variantes de registre) délimitant justement les
possibilités de la voix humaine.
Le chant indien, lui, n’existe qu’en dehors de ces limites. Chant d’ultra-sons,
voudrait-on dire. Chant de chauves-souris, d’oiseaux stridents, d’oiseaux
magiques. L’Indien a définitivement rompu le lien entre le langage et le chant.
Quand il chante, l’Indien transforme sa gorge en instrument musical, une flûte,
un sifflet. Chant caricatural, grimacier (et en effet, le visage alors grimace, yeux
révulsés, lèvres tendues sous l’effort, jugulaires saillantes) ; chant de
marionnettes, chant de poupées. La voix torturée n’est plus humaine : ni
d’homme, ni de femme, mais voix de démon, de fantôme, voix d’extraterrestre.
Le chant indien aussi ne parle pas vraiment aux hommes ou aux femmes ; il est
un autre langage, qui s’adresse à d’autres oreilles, celles des hommes qu’on ne
voit pas : les dieux.
En dénaturant ainsi sa voix dans le falsetto, l’Indien évite toute nécessité
musicale. L’altitude de la voix ne lui permet pas la modulation, le timbre, les
gammes, les rythmes. La voix est si mince, si fragile, elle vole à des hauteurs
tellement inouïes, que la variation n’a plus d’importance. Le contre-ut n’est plus
une prouesse, il est un lieu commun. La beauté mélodique, la persuasion des
« airs », les thèmes musicaux, tout cela appartient au règne des hommes, à leur
goût de l’autosatisfaction. Chants délicats, délicieux et prétentieux que chantent
les hommes blancs. Chants tristes et bavards des esclaves noirs. Chants d’amour,
chants de travail, chants d’espérance, de désir, chants de guerre, chants de mort.
Nous connaissons bien tout cela, nous avons appris à y croire. Mais pour
l’Indien, cela n’existe pas. Les mots du langage restent suffisants pour exprimer
les désirs et les passions, et leur mise en musique est un luxe inutile. Quand
l’Indien chante, il ne le fait pas spontanément, à l’improviste, parce que cela lui
prend, parce qu’il est triste, ou qu’il est amoureux. Quand l’Indien se met à
chanter, c’est avec de très grandes précautions, avec de très grandes
appréhensions. Le chant, retenu en lui depuis des jours, des mois, jaillit
lentement, douloureusement, comme un filet de sang qui force les lèvres d’une
blessure. La voix grinçante et fragile monte à travers sa gorge avec peine, par à-
coups, voix tordue et déjetée par une sorte de crampe tétanique, elle doit forcer
son passage à travers la gorge serrée, à travers les dents, elle doit obliger au
mouvement les muscles des mâchoires et de la langue. Les mains ouvertes en
avant tremblent un peu, les jambes sont repliées, immobiles, et le buste et la tête
se balancent lentement de gauche à droite et de droite à gauche, tandis que le son
strident de la voix monte comme un frisson, signal d’alarme qui annonce que
dans le corps va se passer quelque chose de terrible, crise nerveuse, coma,
attaque d’épilepsie, ou quelque chose de ce genre.
Pourtant, rien ne se passe. Le chant continue sa percée suraiguë, sans entraîner
le corps de l’Indien dans des transes. Il pourra chanter ainsi, plusieurs heures de
suite, s’interrompant seulement de temps à autre pour se racler la gorge et
cracher, ou pour boire de l’alcool.
Mais l’Indien, c’est cela son secret, est un complexé du langage. Il redoute de
s’exprimer, de se singulariser. Sa voix est sa propriété, son âme même. Le chant,
par sa nature, expose doublement cette âme : d’abord en l’exhibant par les mots
du langage, ensuite par la tonalité (l’animalité) de la voix. Dans le monde peuplé
d’hommes, rien n’est gratuit, rien n’est neutre. Tout exprime. L’Indien rêve du
silence, désire le silence, parce qu’il connaît, mieux que nul autre sur terre, les
dangers de l’expression, les trahisons de l’âme. Chaque fois qu’il pourra, il
cherchera à s’exprimer par d’autres moyens que ceux de la langue : cris, danses,
bruit des flûtes, sifflements, gestes, dessins. Il ne s’agit pas d’introversion (« Les
Indiens sont un peuple d’introvertis », lit-on dans les livres de voyages), mais de
méfiance. L’Indien n’est pas introverti, au contraire : la société où il vit est une
société libre, dépourvue d’oppression et de censure. Il aime rire, jouer avec les
mots. Mais le don de la parole est ressenti par lui (comme nous commençons
seulement à le sentir) autant comme une liberté que comme un avertissement. Le
chant, modulateur de parole, expose au danger. Il fait que le langage cesse d’être
entendu des hommes seuls ; il peut attirer, par son bruit, l’oreille exercée des
démons. La musicalité du chant est comme un deuxième langage, parallèle,
qu’on ne maîtrise pas, dont on ignore les conséquences réelles, et qui pourrait
bien être une méthode de décryptage pour ceux que la langue, normalement,
tient à l’écart.
L’Indien sait tout cela tout de suite : avec des appeaux, herbes, sifflets, ou
simplement avec les doigts, il sait parler le langage des agoutis, des cerfs, des
pacas, des capibaras, des perdrix, des singes. Il leur parle, dans la forêt, et quand
ces animaux répondent, il va vers leurs cachettes, il les attire vers lui. Puis il les
tue.
Le chant indien, comme la musique indienne, n’est pas seulement un
prolongement du langage ; il en est aussi la défense.
Hystérie froide. Quand l’Indien chante, une sorte de folie s’empare de lui, une
ivresse qu’il ne contrôle pas vraiment, qui va presque jusqu’aux actes. La voix
étrangère qui traverse sa gorge le drogue, l’anesthésie, lui fait connaître le
surréel. Comme tous les efforts musculaires soutenus trop longtemps, la voix de
fausset provoque une crampe. Une crampe de l’expression. Elle arrache à la
mesure normale de la parole. Le son suraigu transperce l’écran du réel, fige le
corps humain et le monde dans une immobilité paroxystique, légèrement
tremblante. L’impossible, l’inaccessible sont proches. Il semble qu’un rien, alors,
puisse rompre l’équilibre entre le chanteur et l’univers, cet équilibre qui est
connaissance des forces, marchandage avec le réel. Le chant n’est pas conquête
de l’harmonie, domination sonore : il est un cri douloureux, torturé, par lequel
l’Indien échappe au monde et à lui-même. La voix ultra-sonique le transporte
dans un autre univers, où le langage n’a plus le même rôle, un univers où
l’homme ne s’adresse pas à lui-même, ni aux autres hommes, où les doutes et les
interrogations cessent de hanter. La voix est un instrument de reconnaissance,
elle traverse le mince écran de brume et dessine les contours des obstacles extra-
humains. Comment est-ce possible ? Seulement la voix, et les mots du chant,
mais l’ivresse de l’exagération les a transformés. Les a armés. Le chant devient
aiguisé, tranchant, il coupe et poinçonne, il griffe, il mord. Il n’est plus brisé par
la respiration, le souffle ne cesse de sortir de la gorge jusqu’à la limite de
l’étouffement. La tension du chant est invincible, ses mots sont collés les uns aux
autres et jaillissent continuellement, comme un cri, comme un sifflement de
vapeur, comme le grincement aigu d’une foreuse électrique en train de creuser
un trou dans le mur. La voix n’a plus la faiblesse de la parole. Elle fuse
immédiatement, sans fluctuer, sans silences. La voix est si nette et si pointue
qu’elle semble sortir directement du cerveau de l’homme, sans avoir eu à passer
par les relais des nerfs et des cordes vocales.
Voix qui n’est plus humaine, le chant est chanté par un autre homme, un autre
Indien qui habite son corps. Le chant indien n’est pas musical, selon le critère
occidental de la musique. Mais l’Indien a trouvé dans la musique et dans le chant
ce qui était plus rapide et plus vrai que l’harmonie ou la mélodie : la magie.
Sur le lieu de la fête, quand ils sont ivres de chicha, les Indiens chantent.
Hommes, femmes, chantent également, avec la même voix suraiguë. Pourtant,
ils ne chantent pas ensemble. On ne les entend pas. Assis sur le sol, par groupes
de deux, les hommes avec les hommes, les femmes avec les femmes, ils chantent
de toutes leurs forces, à voix basse. Enlacés, ils chantent leurs chants gémissants
à l’oreille de l’autre. Quelqu’un s’arrête, sans souffle ; alors l’autre approche sa
bouche de l’oreille de son compagnon, et il chante à son tour. Ainsi, sans se
lasser, pendant toute la nuit, l’étrange opéra individuel se déroule. Personne
n’écoute. Personne ne chante. La musique n’est faite pour personne. Elle ne
donne rien. Elle n’a pas de public, et pas d’acteurs. Les yeux fermés, les femmes
saoules se penchent tour à tour l’une vers l’autre, et chantent. La voix aiguë,
minuscule, transperce à peine le silence. C’est une confession, une confidence,
un secret, mais pas pour se soulager, ni pour convaincre. La voix murmurée
cherche une oreille, rien qu’une oreille, pour accomplir sa transfusion. Elle n’a
pas besoin de dominer la communauté, d’envoûter un grand nombre d’hommes.
A la rigueur, elle n’a pas besoin d’oreille du tout.
Vaincue par l’ivresse, la femme s’est allongée par terre. Elle dort. Mais sa
compagne assise à ses côtés continue de chanter. Son visage est complètement
fermé, il n’exprime rien. Ses yeux ne voient plus, ses oreilles n’entendent pas.
Seul, de sa bouche entrouverte, le filet de voix continue de jaillir, retenu,
contenu, même plus un nuage, même plus un brouillard, mais fine vapeur de
fumée de cigarette qui nimbe à peine les lèvres et les orifices des narines. Pour
qui chante-t-elle ? Personne ne peut l’entendre, personne ne comprend ses
paroles. Elle chante, ainsi, pour elle-même, en balançant son buste et sa tête, et
son visage immobile est tout plein d’une obstination implacable.
Son chant est implacable. Il n’a pas d’autre raison que lui-même, chant
extraordinairement solitaire et intérieur, à la limite du perceptible, si proche du
silence qu’il ne peut s’en distinguer. Personne n’a besoin de lui. Il n’est fait de
rien d’humain, d’aucune émotion terrestre. Il n’y a en lui, réellement, aucun
amour, aucune haine, aucune joie ni aucune tristesse. Il est abstrait. Le poème
fabriqué pièce par pièce à l’intérieur de cette femme, et que personne ne
rencontrera. Il est pareil à un dessin qu’on brûlerait au fur et à mesure qu’on le
trace sur la feuille, pareil à une œuvre qu’on déferait tout en la faisant. Il est pour
soi, pour soi uniquement. Avec les mots de son chant — car ici chaque femme,
chaque homme a son chant — elle écrit un à un les traits de son identité ; puis
elle les efface. Quand elle se taira, il ne restera rien, absolument rien.
Par le chant, les Indiens sont peut-être les seuls à avoir réalisé l’idéal zen.
L’inutilité, la témérité de la création, ils la pratiquent, ils la vivent jusqu’au bout,
c’est-à-dire jusqu’à l’absence de philosophie et de morale. Le chant indien n’a
pas d’autre but que d’être chanté, et c’est pourquoi cela n’a pas beaucoup
d’importance qu’il soit entendu. La seule preuve, la seule vérité, l’Indien sait
qu’il les trouvera en lui-même, tandis qu’il laissera le passage à la voix étrangère
qui était au fond de lui.
L’Indien n’a pas besoin d’oreille. Il sait que son chant, caricature de la parole
des hommes, n’est pas vraiment né dans sa gorge et dans ses cordes vocales. Il
est plutôt une émission de sons à l’intention des forces occultes, un langage pour
les dieux, les animaux et les plantes, un langage pour atteindre tout ce que la
parole ne peut pas atteindre. Les démons singent les hommes ; c’est pour cela
qu’on ne peut parler aux démons autrement qu’avec une voix de singe, ou de
perroquet. La grimace du chant n’est pas un plaisir pour les oreilles des hommes,
mais une tentative de communication avec l’extraterrestre. Le chant est
proprement démoniaque, puisqu’il rompt l’enchaînement logique, puisqu’il
dénature les mots des hommes, et qu’il introduit une nouvelle logique, qui est
celle du timbre, de la modulation. L’envoûtement est nécessaire. Chanter sans
chercher cette ivresse (le chant ne peut se faire à jeun, il demande le soutien de
l’alcool. Un Indien ne chantera pas s’il n’est pas saoul. Il y a un seuil à franchir
en quelque sorte, hors des limites de la raison : la permission d’entrer dans le
monde chanté) n’a pas plus de sens pour l’Indien que parler seul. Par le chant,
l’Indien ouvre ses portes aux possibilités, aux chimères, aux ectoplasmes.
Ce n’est pas l’homme qui maîtrise le chant, c’est la voix chantée qui possède
l’homme. Avec le filet suraigu sortent de sa gorge l’âme, le nom, la profondeur
de l’être. Et en même temps qu’il exhale cette stridence, l’Indien attend de
recevoir son écho, il boit en même temps qu’il expire, et le fluide de la voix
chantée, pareil à un courant électrique, est agité d’un double mouvement. L’un
va de l’intérieur vers l’extérieur, l’autre fait pénétrer les forces extérieures vers
l’interne.
L’Indien chante, et c’est de la magie. Il n’y a aucune différence entre son
chant de fête (chant d’amour, exploit, mythe) et le chant psalmodié par le sorcier
au cours de la Beka. Même voix de falsetto, mêmes intonations, même absence
de mélodie et de rythme, même insignifiance expressive. Tandis qu’il appelle par
son chant les esprits qui l’aideront à combattre le malheur, le sorcier ne chante
pas différemment de la femme qui raconte l’histoire de sa vie. Pour l’Indien, il
n’y a pas de création inutile, il n’y a pas d’art pour l’art. Il n’y a que des
fonctions.
Chanter est un code, comme le langage, l’écriture des traces, la connaissance
des plantes médicinales, les pièges. L’homme qui chante, quel que soit son chant,
fait basculer quelque chose dans l’équilibre de l’univers. Sa voix est entendue
par les forces secrètes qui entourent l’homme tout le temps et qui guettent. En
contractant sa gorge, en libérant les mots, en les propulsant à haute altitude, en
contrefaisant la voix des singes, des agoutis et des oiseaux, l’homme ouvre un
passage en lui-même. L’invisible peut venir.
L’Indien a découvert que l’homme est le seul qui sache chanter. Les oiseaux
ne chantent pas ; ils crient. Les flûtes, les tambours, les conques marines ne
chantent pas : elles font du bruit. Le pouvoir de l’homme sur la nature n’est pas
seulement celui du langage, mais aussi celui du chant.
Chanter, ce n’est pas faire de la musique. C’est entrer en communication avec
le monde invisible, par le moyen d’un langage inintelligible. Force mystérieuse
qui unit les voix, ainsi, sans qu’elles aient besoin de s’entendre. Le monde rêvé,
le monde des désirs secrets, des peurs, des ivresses, de la mort : il est là, tout
proche, à peine distinct de la réalité. Pour l’atteindre, pour le voir, il suffit de ce
léger changement, qui est la création humaine. Lorsque les lois sont établies,
lorsqu’elles ont volontairement obstrué la route des extases, il faut inventer cette
transgression, cette violence.
Où l’Indien trouve-t-il la force de se trahir, de nier son privilège d’homme ?
Etrange nécessité qui demande que la société des hommes ne s’achève que par la
destruction de sa propre réalité. Les mythes, les musiques, les dessins magiques,
ce ne sont pas des luxes inutiles. La rupture avec le monde visible n’est
qu’apparente. Le chant strident des Indiens ne détruit le langage des hommes
qu’en vue de l’établissement d’un autre langage, qui est communication avec le
monde parallèle.
Discordance des voix murmurant leur chant, chacune de son côté. Elles n’ont
pas besoin du témoignage des autres voix, des autres oreilles. Elles lancent leurs
appels vers l’inconnu, vers le néant, vers le silence. Sûres d’être entendues. Elles
ne s’adressent à personne, parce qu’elles savent la perméabilité de l’univers à
leur chant. La voix oscille, monte, descend, pareille à une flamme, elle va
chercher au fond de l’espace anonyme, inconnaissable, l’évidence du dessin de
son propre visage. Il n’est plus seulement question de chanter, de faire du bruit ;
il s’agit d’un cheminement de la conscience. En forant son trou dans le rempart
qui sépare ce qui est de ce qui n’est pas, l’Indien prend pied dans le monde
irréel. Il envoie au-delà de son corps les signaux de reconnaissance ; la voix
entre dans le monde invisible, elle y jette ses grappins. Vivre, vivre ne suffit pas,
il faut aussi savoir. La création indienne est une prospective, un regard sur son
avenir.
L’histoire n’intéresse pas les Indiens. A quoi bon connaître le passé des
hommes, à quoi bon l’interroger pour connaître son avenir ? La seule histoire
qu’il connaisse, la seule qu’il juge digne d’intérêt, ce n’est pas l’anecdote, mais
l’origine, et le déroulement de l’histoire parallèle. Cette histoire n’est pas
accomplie ; elle est permanente, elle apparaît en même temps que celle des
hommes, à quelques pas de distance. Mais la grande supériorité de ce monde
parallèle, de cet univers d’ombres, c’est qu’il est invisible. Il peut voir les
hommes, tandis que les hommes, eux, ne peuvent pas le voir.
Terrible angoisse de ce qu’on n’a pas vu, de ce qu’on n’a pas touché. Les
portes restent fermées, les miroirs sans tain cachent les voyeurs impitoyables et
méthodiques. La conscience individuelle, le savoir, misérables tentatives
d’éclaircissement, présomptueuses, insignifiantes, insuffisantes. La terreur de
l’inaperçu ne nous quitte pas. C’est elle qui agit derrière chacun de nos gestes,
dans chacun de nos mots. Nous écrivons, vite, très vite, orage, vitre, ciel,
eucalyptus, fumée âcre, chair froide, froide. Et aucun de ces mots ne nous
appartient.
Les villes immenses dressent leurs monuments de béton gris, les places sont
pareilles à des lacs de ciment, les coques des voitures ont des éclats
insoutenables. Tout est sans cesse proche de la déflagration. Les raisons sont
cachées. Elle ne sont pas dans les mots du langage, puisque les mots ne sont pas
fixes : ils vivent, dérapent, glissent, se divisent comme des cellules.
Je veux dire, rien n’est sûr, nulle part. Les pensées, elles traversent des eaux
troubles, elles vont si loin qu’elles ne se souviennent plus d’où elles sont parties.
L’univers est stable, et fixe, il va de soi. Mais quand on le regarde, il se fêle et se
fendille, il ouvre ses gouffres, ses creux, ses mystères. Dans le jour même il y a
la nuit, dans la lumière, au centre du soleil on voit ceci, qui fait peur : une bizarre
tache d’ombre en train de grandir.
Comment imaginer qu’on va se sauver avec les mots ? Les mots sont
assemblés, liés l’un à l’autre comme les fibres de nahuala d’un panier. Mais on
les regarde en face, comme cela, avec deux yeux qui ne connaissent pas les
mots. Et voici que les phrases se désagrègent, elles se rompent en morceaux,
parcelles de ver, tentacules vivant encore, elles se tordent et frémissent. Les mots
fuient à toute vitesse, dans tous les sens, et rien ne peut arrêter leur fuite. On
écrit, par exemple, avec une brindille dans la poussière, n’importe quoi, un nom
par exemple,
CHUCUNAQUE
et une date,
17/6/1968
Mais les signes s’effacent tout de suite, ils se mélangent aux autres signes. Les
lettres sont des bouts de racine, des fils, des vrilles, des herbes, des carrés dans le
ciment du trottoir. Comment rester en paix, alors, et chercher avec sa voix
tranquille ? Il n’y a pas de douce harmonie. La voix n’est plus qu’un murmure de
douleur et d’appréhension, un grincement de dents, quelque chose de ce genre.
Les yeux fermés, on attend l’ivresse, qui rendra enfin le monde visible. La voix
radiographie les espaces, les formes, les corps, elle révèle les images qui s’y
étaient cachées.
Le cri s’élance, hors de la bouche de l’Indien qui chante. Il traverse le monde
aveugle et sourd, si vite et si durement que beaucoup de choses se renversent. Il
avance, absolument seul, sans rien qui le rattache à la terre, et tout à coup l’on
sait cela : il est le cri de la pensée, le chant de la pensée. Le cerveau est un oiseau
dans la cage d’os du crâne, qui jette ses piaulements stridents. Cri de joie, cri de
haine, qu’importe ? Pour la première fois l’homme parle. Il parle, non plus avec
ses muscles, non plus avec les habitudes de sa tribu, avec ses aliments. ses
désirs, ses terreurs. ses maladies d’yeux ou ses ulcères, non plus avec sa maison
et ses ustensiles, mais comme cela. nettement : il parle. Il parle avec sa
conscience. Il anime les mots, il les transforme en projectiles, il transperce
l’écran des nimbes, la barrière de l’écorce terrestre. L’explosion suraiguë
rayonne à travers les murs et les obstacles des pierres, de l’eau, de l’air, et la
pensée est tout à coup pareille au dessin de la foudre.
Que dit cette voix ? Elle parcourt les aires immenses de l’espace et du temps,
par-dessus les forêts, les mers, les marécages, par-dessus les exodes et les
guerres, jusqu’aux villes modernes. Elle n’est pas éteinte. Elle entre à l’intérieur
des moteurs, dans les culasses et les chaudières. Elle visite tous ces lieux
bétonnés, les immeubles-tours en équilibre au-dessus des plaines de macadam.
On l’entend, on l’entend encore. Elle fait encore son bruit grinçant à l’intérieur
de l’oreille, elle vibre encore dans les circuits électriques, dans les
centrifugeuses. Comment a-t-elle pu arriver jusqu’ici ? Une simple voix a-t-elle
tant de puissance ? Quand la ville ferme ses portes, les unes après les autres,
verrouillant les chambres solitaires, dans le silence, la solitude, l’abandon, peut-
être que cette voix va venir, invisiblement, pour nous sauver. Peut-être qu’en
l’entendant les hommes vont être libres... Tension de l’être qui ne cherche pas à
expliquer, ni à être belle, qui ne cherche pas à rêver. Mais qui unit l’homme qui
chante à l’au-delà, c’est-à-dire à la matière environnante.
Elle méprise le langage, parce qu’il n’est pas durable. Les mots naissent, puis
meurent. Ils sont malades souvent, ils sont agressifs et jaloux, ils mentent. Les
mots veulent tuer, ils cherchent à vaincre les hommes. Ils ont pour cela beaucoup
de griffes et de canines. Ils brillent dans la nuit, suspendus aux vitrines, ou bien
ils éclatent silencieusement en lançant leurs éclairs de néon. Ils rabâchent leurs
ordres, inlassablement, ils frappent à grands coups sur les tympans et sur les
rétines, ils enfoncent dans le cerveau mou les poinçons qui laissent des traces.
Mais quand il n’y a plus les mots, alors : silence qui enivre les grands espaces,
les déserts, les plaines, les terribles plateaux de la mer. Dépouillé de ses mots,
l’homme est un cormoran. Il plane, il étend ses ailes, et il vole longtemps,
longtemps, sans même bouger.
La vitesse du chant strident rejoint le silence. Au bout du langage, après les
mots, quand on avait épuisé tous les sens de la parole, toutes les phrases, toutes
les questions, le langage se ramassait, se condensait, se transformait en une
espèce de sagaie. Pareil au harpon lisse traversant de part en part le corps d’un
iguane, pareil à la flèche au moment où elle entre dans l’eau sans une
éclaboussure, le chant indien. Voix qui est au bout de la voix, voix multipliée,
mince rayon de lumière cohérente qui jaillit du prisme et brûle tout ce qu’elle
rencontre. La voix étrangère a concentré l’être, elle a fait converger toutes les
forces de la vie. Jamais il n’y a eu tant de vie en un seul homme, jamais tant
d’énergie. Les mots du langage ne pouvaient que retarder l’existence. Mais par
son chant extrême, l’Indien est en avance de mille ans sur lui-même, il est allé au
plus loin, au plus haut de sa vie.
Chant strident de la vie, pour lui les mots ne sont plus assez. Le cri tord les
mots, les déforme, les rend explosifs. Langues indiennes, huichol, kunkaak,
embera, waunan, kuna, guaymi, katru, teribe. Espagnol, anglais, latin. Toutes les
langues sont possibles. Ce sont des langues magiques. La logique, la
symbolique, où sont-elles ? Seuls le timbre, le ton et la hauteur ont un sens.
Langue des aras.
KAKWAHAÏ
Corps exorcisé
HAINE de la peinture ! Ces effigies glacées, sans relief, sans mouvement,
sans odeur, sans chaleur, ces monceaux de cadavres de femmes nues, de fruits et
de fleurs, de visages, de paysages, à quoi servent-ils ? Que veulent-ils ? Ils ne
sont là que pour témoigner de l’impuissance de l’individu, de son désir de
dominer, et de sa peur de la mort. Ils ne servent qu’à entretenir l’abominable
illusion de l’inégalité créative des hommes. Ils répètent avec acharnement, avec
haine, ce mot odieux et ridicule, le génie.
On interroge les tableaux, et l’on sait tout à coup ce qu’ils sont. Ils ne sont que
des panneaux de verre, transparents, irréels, sur quoi l’œil cherche en vain à
s’accommoder. Les tableaux lustrés pendent aux murs. Ils sont fixés à leurs
crochets « x », ils ne bougent pas. Mais sur eux, il n’y a rien, rien. Les plaques
de couleur fondent et disparaissent, les dessins au charbon s’envolent dans le
vent. Les toiles crevées montrent leurs entrailles vides. Sous la peau craquelée,
usée, des tableaux, il n’y avait rien ; figures de la réalité en trompe-l’œil, elles
n’étaient que des peaux mortes.
Un jour, on voit la main d’un Indien en train de tracer ses signes, comme cela,
sans hésiter, sans travailler, naturellement, et l’on sait qu’elle est occupée à
découvrir le secret des formes. La main avance tranquillement le long de la
plaque de balsa blanc, et ce n’est pas la main de l’art, ni du génie. Elle trace ses
petits signes réguliers, écriture qu’on ne lit pas, mais qu’on voit, et qui vous relie
aussitôt aux mystères de la création. Derrière cette main, au bout de ce bras en
mouvement, il n’y a personne vraiment. Un homme, n’importe quel homme,
sans doute, dont le nom, l’âge, l’histoire n’ont pas d’importance. La main
n’hésite pas. Elle ne cherche pas à s’exprimer, elle ne cherche pas à convaincre,
ni à inquiéter. Non, elle est là seulement, appuyée sur son travail, recomposant
indéfiniment le même dessin. Elle sait bien qu’il n’y a pas d’autre dessin, qu’il
ne peut pas y avoir d’autre dessin. Avec la même certitude qu’il possède les mots
du langage, les voix des démons, les pouvoirs des plantes, les langages de la
chasse et de la pêche, avec la même certitude que sa vie, inséparable, insécable :
l’homme indien possède les lignes et les couleurs qu’il faut.
Double lien qui l’unit au monde : l’Indien commande aux formes, il les plie à
son désir, il les ordonne ; et aussi il n’invente que ce que le monde lui commande
d’inventer.
L’Indien ordonne le monde. Il ne voit qu’à travers les représentations
traditionnelles, et le monde ne peut se dessiner qu’en suivant ces lois. A quoi bon
le réalisme ? L’Indien n’est pas du tout préoccupé par le problème de la réalité,
cette réalité qui, au contraire, nous étouffe. Il n’y a pas de réalité. Il y a le monde
vivant, comestible, jouissable, violent, ce monde cruel et rapide auquel l’homme
appartient, et qui n’a pas besoin d’être inventé. Puis il y a l’autre monde, le
monde parallèle, présent dans la vie, mais à peine dédoublé, semblable à ces
ombres légères que fait naître la lumière de la lune.
Ce deuxième monde est dangereux, trouble, néfaste. Il est l’arrêt dans la
conscience, l’instant de glaciation, de doute, d’inquiétude. Nul n’est exempt de
sa connaissance, à chaque seconde il peut se manifester. Il cherche sans cesse à
détruire, déséquilibrer, à tuer.
Alors la main de l’Indien doit se défendre en gravant ses petits signaux, les
uns à côté des autres, qui ne s’adressent pas aux arbres, aux oiseaux ou aux
hommes, mais aux autres arbres, oiseaux et hommes, ceux qui guettent dans la
vie et peuvent trancher n’importe quel acte en son milieu, si bon leur semble,
pour faire entrer dans la chaleur du corps le terrible froid mortel.
Peinture magique, inlassablement répétée, siècle après siècle, homme après
homme. Elle ne cherche pas à affirmer, ni à contraindre. Elle est parallèle au
temps. Elle glisse sur ses rails continus, sans heurt, sans drame, en suivant les
impulsions de la vie réelle. Rien n’est plus contraire à l’Indien que le désir
d’affirmation de soi. Rien n’est plus futile à ses yeux que la signature d’un nom.
Il sait bien qu’au-delà des noms, l’histoire humaine continue selon son
mouvement, selon son désir.
De même que l’Indien commande au monde par ses signaux dessinés sur les
morceaux de bois et sur les calebasses, de même il est assujetti par les formes
que le monde exhibe devant lui : les taches des feuilles, les dessins des écorces,
les ocelles des papillons, les mouchetures des peaux des bêtes, les masques des
daims et des porcs sauvages, les cheminements des fleuves, les lueurs des
éclairs, le soleil, l’arc-en-ciel, les traces et les ombres ne sont pas soumis à
l’homme. Ce sont eux au contraire qui imposent leurs dessins et leurs couleurs,
qui dictent leurs ordres. Dessins rituels, dessins magiques que tressent les fibres
de la nahuala, dessins toujours identiques : dessin du crabe, dessin du cerf,
dessin de l’œil du vautour, dessin de l’escargot et de l’iguane. Bien avant que la
main de la femme ait appris à nouer les fibres végétales, ils étaient là, ils vivaient
sur les peaux et sur les coquilles.
A quoi bon recomposer l’image du monde, ses lignes, ses surfaces et ses
profondeurs, puisqu’ils sont là ? Futilité, incongruité de la recréation de
l’univers ! L’Indien n’est pas séparé du monde, il ne veut pas de la rupture entre
les règnes. L’homme est vivant sur la terre, à l’égal des fourmis et des plantes, il
ne s’est pas exilé de son territoire. Les forces magiques ne sont pas le privilège
de la seule espèce humaine. Les jaguars et les pécaris, les iguanes, les crapauds,
les singes, les oiseaux et les insectes sont soumis aux mêmes lois. L’homme a
peut-être dominé la création par ses techniques agricoles et par ses ruses de
chasse, mais il est regardé par les forces surnaturelles comme les autres êtres. Il
n’y a pas d’animaux, ni de plantes ; il n’y a que des hommes, plus ou moins
masqués.
Signes indiens tracés, qui ne sont pas l’archéologie de la peinture, mais son
avenir, son seul avenir. Ici, l’homme n’a pas triomphé. Sa pensée est un acte
naturel, enlacé aux autres forces naturelles. Sa pensée ne lui donne droit à
aucune victoire définitive, à aucune certitude.
Etrange alphabet des signaux qui protègent. Sans fatigue, génération après
génération, la main indienne les éparpille autour d’elle, comme des semences,
futures palissades qui croîtront autour du corps et proclameront que cette aire est
humaine. Signes qui ne veulent pas défier le temps ou l’espace, signes qui ne
veulent pas appréhender l’univers pour l’enfermer dans quelque prison : mais
marques incisées dans la terre, cicatrices, messages minuscules, ainsi jetés,
distraitement, pour que les autres règnes vivants les lisent et les comprennent.
Alphabet des lectures inconnues. Le monde n’est pas muet, n’est pas aveugle.
Il a des yeux pour voir, des oreilles pour entendre, des mains pour palper. Il a des
voix pour parler, des voix qui chantent les noms et les verbes. C’est cela que
veulent dire les dessins indiens, et qu’il faudrait que nous sachions un jour, parce
que c’est sans doute la seule vérité imaginable : le monde est, tout entier, sans
exception, INTELLIGENT.
Rien de plus étranger aux peuples indiens que l’idée du tableau. La surface
plane n’appelle pas la peinture. Peindre pour peindre, puis exhiber cette peinture,
comme si elle était vraiment achevée, comme si elle était une « œuvre ». — En
quelque sorte dissocier la peinture du monde, accepter la rupture entre l’œuvre
peinte et le monde qui n’est pas peint. — Inventer la frontière artificielle entre
l’art et la réalité. — Voilà qui n’intéresse pas spécialement les Indiens. Voilà qui
peut les faire sourire.
La peinture indienne n’est pas une œuvre. Elle n’est qu’un outil, comme le
chant, la musique des chiru, comme le langage. Elle n’est à la recherche d’aucun
absolu. Elle a atteint d’emblée cet absolu, et c’est pourquoi elle ne change pas,
elle ne se détruit ni ne se réinvente. Signes marqués éternellement dans le bois et
sur la peau, elle transmet son ordre, pareil au message chromosomique. Peinture
héréditaire, qui ne cherche pas à affirmer la supériorité d’un individu sur tout le
reste de la tribu. Hommes, femmes, enfants, tous sont peintres, tous « artistes ».
Pour cela, il n’est pas besoin d’une faculté supranaturelle, ni d’une émotivité
exaspérée. Il n’est pas besoin d’un « don ». Ces mots-là, l’Occidental obsédé de
culture et de prouesses techniques les a inventés pour justifier son immaturité. Il
lui fallait des héros n’importe où, jusque dans l’écriture et les signes. Des héros !
Sinistres religions de l’art, avides de martyres et d’holocaustes. Les prophètes
sont venus, puis ont disparu, oubliés. Et chaque fois, il a fallu que l’homme
réinvente tout le cheminement du langage, pour lui seul, égoïstement, et qu’il
meure de solitude sur son rocher nu où plus personne ne pouvait l’entendre.
Des sons nouveaux, des formes nouvelles : la compétition obligatoire a fait
des artistes ces soudards et ces aventuriers, qui ne voulaient vivre que pour la
gloire, dans l’espoir de la survie de leur nom. Où sont-ils, leurs noms,
maintenant ? Que sont-ils devenus ?
La peinture indienne est un outil. Pas besoin de la surface plane, de ce carré de
toile ou de papier blanc pour s’exprimer. La peinture occidentale a créé ce
panneau, parce qu’elle n’avait plus d’autre support. Tout le reste a suivi : la
composition, la perspective, l’équilibre. Tout a été contaminé par cette surface
plane. Le regard avide l’interrogeait, lui posait des questions : il fallait bien
qu’elle réponde. Peinture d’accusés, d’inculpés. Peinture qui bravait les regards,
qui se défendait. Elle bavardait, pleine d’intelligence et de suffisance.
Aujourd’hui seulement, elle parvient à se libérer de l’esclavage de la toile et
du papier, elle reprend contact avec les objets et les corps. Mais sur ces formes
nouvelles pèsent encore l’héritage de l’esclavage, les intentions, le réalisme, la
signature, l’exhibition, l’argent. Ce sont encore des « oeuvres ».
Qu’elles disparaissent enfin, ces œuvres individuelles ! Elles n’ont rien à nous
apprendre. Les formes qu’elles nous montrent, ainsi, en trois dimensions, ne
nous libèrent pas. Elles nous enchaînent davantage.
Les formes sont des propriétés privées. Elles appartiennent à quelques
hommes, qui dirigent les désirs. Les formes sont des mots qui se glissent
subrepticement dans notre esprit, et nous paralysent.
Beauté, extraordinaire beauté des objets manufacturés, verres étincelants,
aciers étincelants, lampes étincelantes ! Couleurs irréelles, couleurs
magiques. — Mais, dans leurs laboratoires secrets, des hommes porteurs de
lunettes d’écaille étudient les couleurs, les formes, les bruits, les odeurs, les
contacts, pour nous enchaîner davantage. Les seuils de la perception sont les
frontières de l’empire marchand :
Les dessins, il ne les détache pas du réel. Dans la peinture indienne, le support
a autant d’importance que le dessin lui-même. Troncs de balsa équarris, formes
de feuille, de poisson, de croix. Lianes tressées, paniers, tissus, écorces d’hévéa,
flèches, bâtons magiques, calebasses, colliers, fleurs. Ces formes parlent déjà. Le
dessin se pose sur elles comme une décalcomanie, il enracine sa fourrure, il
étend les cellules de sa peau, ses écailles, il dresse ses plumes. Ce qu’il y a dans
le bois est aussi puissant que la silhouette qu’il porte au-dehors. Aussi, l’art
indien n’est-il pas le secret de quelques artistes. Il est un langage, que chacun
possède, et que chacun exprime. Il est un travail légendaire, le seul vrai travail.
L’homme taille, coupe, tranche, sculpte ; la femme peint, et trace les signes.
Multitude des mots de ce langage. Les mots des bois durs, lourds, serrés,
l’« œil du bois » qui noircit avec le temps. Les mots des bois légers, aériens,
féminins, à la blancheur irréelle. Les mots des paniers tressés jour après jour, où
chaque fibre répond à chaque fibre, où la trame du tissu végétal n’est pas
seulement pour les yeux et pour les mains, mais parle, parle ! Les mots des tissus
cousus pièce à pièce, labyrinthes de questions et de réponses sans cesse
s’entrechoquant. Les mots des colliers de perles, à la trame croisée, puis
dissociée, les mots des colliers de dents, des colliers de coquillages, des
plastrons de pièces d’argent, des pendentifs, des bagues et des bracelets, des
couronnes : ils parlent, tous, ils sont le langage des poignets, des cous, des
poitrines, des oreilles et des fronts. Les mots des éventails, des nattes de
caoutchouc, des pirogues, des poteries, des metate, des moulins à canne, des
passoires à chicha et de leur support en forme de poisson. Quel est le secret de ce
langage ? Que veulent dire au monde ces objets, ainsi, sans repos, avec leurs
phrases toujours identiques, avec leurs signes inamovibles ? Ils disent ce qu’ils
doivent dire, puis ils meurent d’usure, et d’autres objets les remplacent, nés par
simple monogénie.
Dessins anonymes, écriture sans signature, venus ainsi d’un bout du temps, et
allant vers l’autre bout du temps.
Le premier et le dernier support de la peinture, c’est la peau. Les écorces, les
toiles, les plaques de balsa, les flancs des jarres, les calebasses, les paniers
tressés, on peut les peindre, les sculpter, les couvrir d’écriture. Mais ils ne sont
que des prolongements de la peau humaine, ils n’appartiennent jamais tout à fait
au corps des hommes. Ce sont des offrandes qu’on distribue comme ça, au
hasard, et que le temps et l’espace vont disperser très facilement. Pour lutter,
pour se défendre, ils seront comme des pièges disséminés autour du corps. Mais
le corps lui-même. Mais la PEAU : la seule vraie toile, la seule vraie surface
vierge, celle qu’on ne perdra pas, celle qui est faite de vie, qui est la vie. Les
Indiens n’exhibent pas l’art. En peignant leur peau, en faisant de leurs corps des
œuvres d’art, ils ont atteint le règne de la signification totale. Ils vivent dans
l’art, ils sont confondus avec la peinture. L’art, la magie, enfin vivants.
Peau peinte, ornée d’écritures, et voici qu’il n’y a plus d’imaginaire, plus de
rêve. Chaque homme, chaque femme est un tableau. La peau est vivante. Chaude
surface élastique, qui contient les organes, le sang, le souffle, sac qui enferme
tous les secrets, toutes les pensées, toutes les énergies. Statue animée que chacun
sculpte pour soi, sans le vouloir, et qui le représente exactement aux yeux des
autres.
A quoi bon créer des images du corps humain, à quoi bon essayer d’en
découper les contours, quand il y a la réalité, la vérité, le corps lui-même ?
Comment préférer l’ombre à l’objet, ou le modelé à l’original ? Les animaux, les
plantes, les démons, on peut les peindre, puisqu’ils sont au-dehors. Mais soi ?
Mais son visage, ses membres, son ventre, son sexe, son dos, ses reins, ses
épaules ? La vérité du corps humain est intransmissible, elle n’est pas étrangère,
elle ne peut pas être épiée du dehors. Au centre du corps est le feu ardent de
l’existence, dont le rayonnement illumine doucement l’enveloppe de la peau. Les
pensées, les élans, les désirs, tout cela qui frappe et trouble, qui lance ses appels,
qui vibre et frissonne, tout cela arrive jusqu’à l’armure de la peau, et se met à
tracer ses sarabandes de signes, les dessins bleutés de la vie, les cheminements
des gouttes de sueur, les cicatrices, rides, vergetures, la respiration et les petits
nuages d’odeurs.
L’Indien peint son corps, parce que c’est la plus grande expérience de
conscience jamais imaginée par l’homme. Il sait qu’il est vivant, il le sait. La
peau est le spectacle de sa vie, offert aux yeux des autres, et en même temps la
protection du corps contre les agressions et les inquisitions du monde extérieur.
Les habits peuvent préserver du froid, ou du soleil. Les armures de caoutchouc et
de bois peuvent préserver des flèches. Mais ils ne préservent pas du regard des
autres, de tous les autres qui sont étrangers au corps. Misérables haillons qui
laissent le corps sans défense, qui le livrent même, puisque au-dessous, la peau
nue, sans dessins, sans conscience, est anesthésiée. La peau blême des peuples
habillés est sans méfiance ; les balles des fusils et les dards des yeux y percent
vite leurs petits trous sanglants.
L’Indien peint sa peau, et il cesse d’être nu. Sa peau devient toute pareille à un
miroir, qui ne renvoie aux yeux des ennemis que leur propre image. Et par
chacun des dessins écrits, au même moment la peau se met à voir, miracle, elle
se couvre de milliers d’yeux !
En peignant leur peau, les peuples indiens sont parmi ceux qui ont vécu le
plus loin l’aventure de la conscience. Chaque partie du corps est consciente
d’elle-même, chaque carré de peau s’est pour ainsi dire regardé, et reconnu. Les
tatouages, les scarifications n’accomplissent pas le même prodige. Ces rites ne
sont pratiqués qu’une seule fois, ils sont troublés par la douleur. Ils proclament
l’identification plutôt que la conscience. Mais par la peinture dont ils couvrent
leur peau, les Indiens ont atteint la conscience, seulement la conscience. La
peinture, cela ne dure pas, cela s’efface. Il faut la recommencer, continuellement.
Chaque semaine, l’expérience est à refaire. En s’effaçant avec le temps, avec
l’eau de la pluie et l’eau des fleuves, la peinture corporelle oblige à reconnaître à
chaque fois ce miracle de la peau, membrane transparente où passent les signes
de la vie intérieure, fragile, tendre pellicule qui demande qu’on veille sur elle,
qu’on la protège, qu’on la cache, qu’on défende ses secrets.
L’agent du miracle est un autre miracle lui-même. C’est le suc d’un fruit, le
fruit de la conscience réellement (kiparra, genippa americana) qui, au moment
de l’acte de peindre, ne marque pas. Il lui faut plusieurs heures de chaleur
humaine pour virer au bleu-noir. Cette encre invisible n’est pas naturelle.
L’Indien ne manquait pas d’autres colorants, sèves noires, suc de feuilles qui
auraient pu peindre sa peau immédiatement, sans retard. Pourquoi a-t-il choisi
cette teinture aveugle, transparente, qui ne dessine rien sous ses doigts, qui
rejette son effet dans l’avenir ? Pourquoi a-t-il voulu ce délai, cet anonymat ?
Mais cette encre n’est pas un ornement, elle est un signe de la magie. Peindre
son corps, peindre son visage, ce n’est pas un divertissement, c’est un rite de la
conscience, puisque en fin de compte ce n’est pas la main de l’homme qui
déguise la peau, mais bien la peau elle-même qui réagit et invente seule ses
propres dessins.
Art admirable, art vivant que celui de la peau ! Lentement, heure après heure,
pendant le sommeil, apparaissent les contours de l’écriture. Les boucles, les
triangles, les croix, les figures humaines, les silhouettes de tortue, de crapaud,
d’iguane, le soleil, les camouflages du serpent ou du jaguar : les yeux.
Lentement, heure après heure, la surface tiède et souple se peuple. Elle
grandit. Emblèmes de la pensée qui agit au fond du corps, ils surgissent comme à
travers une brume, hésitants, ivres, nés d’une main invisible qui les écrirait du
dedans. Tout à coup la peau cesse d’être le point d’arrêt des forces extérieures,
des forces de la matière, des arbres, des fleuves, des êtres vivants. Les animaux
profonds se tordent et rugissent, et les marques de leurs pelages font scintiller
d’étranges éclairs noirs. Tout à coup la peau est devenue transparente, surface
d’eau métallique, comme elle n’avait jamais été : ici commence l’autre paysage,
le nouveau monde.
L’Indien peint sa peau pour qu’elle soit la peau de la conscience. Il la regarde.
Il étudie chacun de ses détails, il se penche sur elle, il la comprend, il l’aime. La
peau des Indiens n’est pas une simple enveloppe. Elle est surtout une surface
pour peindre, pour dessiner, pour écrire. La peau doit être préparée comme une
toile, continuellement objet de soins en vue de l’acte de la peinture. L’Indien
passe une grande partie de son temps à ces attentions qui vont faire de sa peau le
support de ses rêves. Il l’épile avec minutie, il la lave, la polit, la ponce, il la
débarrasse de toutes ses excroissances, de tous ses boutons, ses parasites. Puis il
la baigne long-126 temps de parfums, la masse de suc de plantes, l’assouplit, la
tanne. La peau n’est plus cette surface rugueuse, velue, virile, qui s’est heurtée
avec le temps, la lumière et les intempéries ; elle devient cette toile lisse et
neutre, idéale, où pourront se développer sans peine les volutes de l’écriture
magique, sans rupture, sans heurt.
Alors, minutieusement, il trempe le morceau de bois dans la calebasse pleine
de suc magique, et il trace les signes invisibles qui n’apparaîtront que le
lendemain, après le sommeil. Sur son visage, il trace les deux lignes qui
prolongeront ses lèvres, les rangées de ses dents. Avec les doigts de sa main, il
enduit tout son corps de liquide gluant, incolore, qui pénètre tout de suite les
pores de la peau et recouvre d’odeur. Puis, quand les heures ont passé, quand le
tableau est achevé, quel émerveillement ! Hommes, femmes, enfants, revêtus de
cuir noir-bleu, aux reflets profonds pareils à ceux des carrosseries de voitures,
jungle de lignes emmêlées où les taches claires de la peau sont des ocelles.
Le visage est coupé en deux, et la ligne transversale qui passe au-dessous des
yeux est la fenêtre de cette armure. Couleur noire, brutale, qui n’est pas un
ornement, mais qui arrête la lumière terrible du soleil. Sur les joues, sur le front,
au centre du menton, sur les ailes du nez, quelques signes écarlates marqués avec
le jus du piment. Dessins identiques à ceux qui peuplent les objets, paniers,
cylindres de balsa, poupées magiques, calebasses de chicha rituelle. Les hommes
et les femmes sont des objets, eux aussi. Ils ont inventé le dessin, comme cela,
avec la pensée, puis ils se sont cachés au milieu du dessin, et ils sont hors
d’atteinte.
Que veulent-ils dire, ces signes rouges et noirs ? L’Indien a répandu son
écriture au-dehors et sur lui-même, car ces signes sont les signes de son espèce.
L’art n’existe plus. L’art, cet étranger, où est-il maintenant ? Il n’y a plus que les
emblèmes de la peau, les taches, les cercles, les raies qui sont les signes de
reconnaissance des hommes. Comme le jaguar porte sa pensée dans les dessins
de son pelage, comme l’agouti, le pécari, comme l’iguane porte les raies de son
mystère, au-dehors, cercles jaunes et noirs de sa vie et de son âme enfin visibles,
comme chaque feuille d’un même arbre est identique, et différente de chaque
feuille étrangère, comme chaque X du serpent Bothrops atrox, chaque cri de
chaque oiseau, chaque odeur, chaque saveur, l’Indien a décidé de porter la peau
de sa pensée.
La magie n’est pas interne. Ce qu’elle révèle, avant tout, c’est
La main qui sculpte les statues magiques debout sur leurs bâtons. Elle a
traversé le temps, elle aussi, très simplement, pour arracher au morceau de bois
les copeaux qui cachaient la statue. Emouvante, terrible ressemblance des
poupées indiennes, debout sur leurs jambes écartées, les mains serrées sur le
corps, la tête droite portant le masque immuable. Visage hiératique des poupées,
où chaque détail creusé dans le bois de fer est un signe de reconnaissance.
Visages irréels aussi, aux yeux enfoncés, au nez rectiligne, visages arrachés au
rêve, et qui sont venus vivre à l’intérieur du tronc des arbres, jusqu’à ce que la
main de l’homme les libère. Faces sans sourire, aux orbites sombres, au nez
tranchant, au menton lourd où ne s’ouvre jamais la bouche. Face des dieux
pareils aux hommes. Les statues debout n’attendent pas, ne jugent pas.
Silencieux monuments de bois qui sont les secrets, enfin visibles, de la maladie,
de la douleur, de la mort.
La main de l’Indien n’invente pas ces statues. La lame du couteau râcle le bois
noir, jour après jour, avec obstination, avec précision. Elle refait le travail de la
création de l’homme, geste que le père des hommes a fait autrefois, pareillement,
quand il a répandu ses copeaux de bois sur la plage de Pizarro.
La lame mince du couteau passe et repasse sur le bois, elle fait naître les
détails, tous les signes minuscules qui parlent de la science du corps de
l’homme : creux des tempes, visière des arcades sourcilières, lobes des oreilles,
clavicules, omoplates, genoux, orteils aux phalanges recourbées. Pourtant ces
statues proclament quelque chose de beaucoup plus important que le réalisme :
impassibles, orgueilleuses, elles exposent sur leur corps ces marques et ces creux
qui sont la conscience humaine.
Statues fragiles et hautaines, elles ont traversé le temps sans bouger, dans leurs
armures de bois noir. Elles sont alignées, comme cela, centurions magiques dont
le regard scrute le paysage plein de menace. Et pourtant, aucune n’est semblable
à une autre. Il y a autant de poupées qu’il y a de maléfices, et les dieux sont
innombrables. Homme-crapaud, homme-caïman, homme debout sur sa tête,
signe à tête d’homme, homme-vampire, homme à quatre visages, femme double,
femme à pénis, femme aux pieds retournés. Tout est possible, puisque la magie
détruit le corps et le livre aux fantasmes.
Mais ces poupées ne sont pas étrangères. Elles sont la continuation des
hommes, leur progéniture. L’art indien, art de la peau : peau du bois également,
polie, poncée, usée, lissée jusqu’à ce qu’apparaisse la couleur de la conscience,
l’encre noire défensive. La sculpture s’achève sur cette métamorphose, quand le
bois rugueux et couleur de boue devient, à force d’être frotté sur la peau de
l’homme, cette enveloppe vivante, et mate, et chaude ; cette peau. L’homme et
son image ensuite ne seront jamais plus séparés ; ils resteront indissociables,
mêmes figures hiératiques et muettes offrant au temps, au mal, à la mort, les
armures de leurs peaux semblables, noires, métalliques, triomphales.
Ce que veulent nous apprendre les formes et les voix indiennes : elles ont
quelque chose à nous dire, et nous devrions bien l’entendre. Elles veulent nous
montrer quelque chose, comme cela, calmement, en étant elles-mêmes, sans
désir de convaincre ou conquérir. Elles veulent nous dire quelque chose, et nous
devrions bien l’écouter.
Peinture vivante, peinture de la pensée sur la peau, signes alphabétiques qui
libèrent l’homme des contraintes et des peurs, qui proclament le règne de
l’universelle intelligence. Peinture de la conscience. Musique sans musique, voix
qui chantent pour percer le plafond du mystère, pour unir l’homme aux autres
hommes que sont les objets, les plantes et les animaux. Dessins, voix, cris de
flûte de la matière, et il n’y a plus d’étranger.
Beauté vivante, beauté qui existe d’elle-même, sans avoir à être reconnue,
exhibée, vendue ; du plus profond du temps elle arrive, naturelle, pareille au
langage, sans qu’il soit besoin d’en changer une parcelle. Puis, de l’autre côté du
temps elle va, au centre de l’avenir même, inaltérable beauté qui est la seule
liberté humaine.
Assez de l’art, assez des expressions individuelles ! Mais : être unis, et savoir
lire ensemble.
Les prouesses de la science, les prouesses du langage, les prouesses des
conquérants : fausses victoires, sans doute, puisqu’elles ne savent qu’asservir
ceux qui les accomplissent. Les héros ne sont pas triomphants, ils sont victimes
de leurs propres mots.
Mais ceux qui ne sont pas des héros, les Indiens : ils vivent, ainsi, chacun de
son côté, ils n’inventent rien. Ils ne veulent pas conquérir le monde, ils ne
veulent pas persuader les foules. Ils ne veulent pas dominer avec leurs mots,
avec leurs voix. Instinctivement, l’homme indien élimine tout ce qui le sépare,
tout ce qui le rendrait supérieur. Il n’a que faire de l’analyse, de l’histoire, de la
mission. Il est d’emblée à l’intérieur du monde, au centre de la vie. Pas besoin de
livres assurément, ni de tableaux : tout homme est un livre, est un tableau. La
perfection, la logique, les idées nouvelles, qu’est-ce que cela ? L’Indien porte sur
sa peau, et autour de lui, dans les signes quotidiens, l’expression de la beauté, la
liberté.
C’est cela que disent les Indiens, et nous ne voulons pas les entendre : TOUT
LE MONDE EST INTELLIGENT.
Masse ouverte, puis refermée. Un instant, comme un éclair, sont apparus les
vérités, les signes de l’intelligence, le savoir, le calme du savoir. Il y a eu cette
ouverture dans le mur de la forêt, vite, si vite que cela était peut-être un rêve. Les
villes aux murs infranchissables ont entrebâillé un instant cette porte cochère, et
on a vu, une seconde, au fond, ce paysage de lumière. Mais cela a disparu. A
travers le fourmillement des lettres et des signes, au centre de ce tourbillon de
lumière, de bruit, de couleurs, de mouvements, il y a eu cet arrêt, cet œil qui
regardait. Puis les lianes, les épines, les fils électriques, les tubulures, tout cela
de nouveau pullule, obscurcit, détruit. Les signes, que veulent-ils dire ? Ils
traversent la nuit comme des vols de lucioles, ils crient, ils aboient dans le noir.
La peur va recommencer, peut-être.
Prisons, prisons étouffantes des forêts, des collines, des fleuves. Prisons qui
enserrent les hommes et les asphyxient. Odeurs puissantes, lourdes, que les
fleurs empoisonnées distillent sans cesse. Odeurs fétides, odeurs pourries. La
lenteur écrase les hommes, elle fait bouger son mur invisible. Masse inhumaine
qui avance sur place, pareille au mur de la mer, dont chaque vague est une lame
de rasoir. Les feuilles inconnues, les arbres inconnus, les insectes inconnus. Les
murailles d’insectes marchent sur la terre, tout le temps. Le monde ne veut pas
des hommes, il n’a rien à faire de leurs expressions. Les signaux magiques
clignotent au milieu des clairières et des carrefours, les feux jaunes, les flèches,
les cercles, les triangles. Et la force de ce qui n’est pas humain les vide tout à
coup.
Signes, signes haïssables que créent les hommes pour se tromper entre eux.
Jamais on n’aura de repos. Jamais on ne se fatiguera de les haïr, de les effacer.
Yeux fardés, yeux émouvants et enfantins, dont les pupilles dilatées regardent les
yeux de l’hypnotiseur. Ils voudraient bien résister, ils voudraient bien rester eux-
mêmes. Mais le balancement du pendule est plus fort, et les yeux succombent.
Prison invincible des éléments : le ciel est hermétique, il est tout à fait
hermétique. L’eau est plus dure que l’acier, la terre garde ses secrets à des
kilomètres de profondeur. Les hommes, c’est cela qu’ils n’oublieront jamais,
glissent comme des gouttes sur toutes les carapaces de tôle. Ils voudraient bien
aller plus loin, ils voudraient bien ronger les parois comme des gouttes d’acide,
mais cela ne se peut pas : ils ne sont que des gouttes d’eau.
Prison du temps, prison de l’espace. La masse anonyme avance, recouvre. Elle
passe par-dessus les châteaux forts, par-dessus les villes, les routes et les
aéroports. Elle arrive, lentement, elle recouvre. Elle monte le long du corps
vertical, jusqu’au visage. Puis elle se gonfle encore un peu, et il n’y a plus de
visage.
Les hommes font de grands efforts pour respirer, pour parler. Avec leurs mains
fébriles, ils incisent leurs traces dans la terre glaise, dans les bâtons de bois dur,
dans les feuilles des aloès, dans les pierres. Mais le monde ne veut pas de leurs
traces. Sans cesse, il les efface, calmement, efficacement, comme avec des
essuie-glaces. Il ne garde rien : ni les dessins des pneus des camions, ni les
dessins des calandres des voitures, ni les dessins des tissus de nylon. Prison
indifférente et froide, milliers de kilomètres carrés de désert, de forêt, d’océan.
Sur les claviers des machines à écrire et des téléscripteurs, les mots avancent, les
uns derrière les autres, en faisant leurs petites détonations. Tous les hommes
travaillent avec acharnement, pour s’exprimer, pour lancer leurs formules
magiques, pour écrire leurs messages de fourmis.
Mots magiques, dessins magiques qui étaient l’énergie de la vie. Ils luttaient
contre l’empire de la soumission, ils écartaient les franges de poils prédateurs.
Les lettres naissaient, puis s’échappaient, et rejoignaient la forêt. Dans les villes,
des hommes sans nom, sans visage, qui ressemblaient aux démons, avaient attiré
les mots, les musiques et les dessins vers eux, pour asservir les autres hommes.
Du haut de leurs tours de contrôle en plexiglas, ils regardent le flot des hommes
et des voitures qui coule dans les rainures. Ils savent tout. Ils ont, pour épier, des
quantités de micros cachés, de caméras, et de magnétophones. Ils sont là. Ils sont
dans les murs de la prison, ils ont décidé d’être derrière les portes, les verrous et
les judas qu’il y a partout dans l’air, dans l’eau et sur la terre. Ceux qu’ils
capturent dans leurs pièges de beauté, ils ne les lâchent plus. Qui va essayer de
les détruire ? Qui va prendre un charbon, une craie, un couteau, une brindille,
n’importe quoi, pour tracer sur les objets les drôles de signes cabalistiques, les
drôles de mots insignifiants et tendres, qui libèrent ? Qui va peindre son corps et
son visage, pour maintenir encore un peu les murs de la prison, pour empêcher le
plafond de descendre, pour que tout soit innocent, pour que tout le monde parle à
nouveau à tout le monde ?
*
La société FeniXX diffuse cette édition numérique en vertu d’une licence confiée par la
Sofia ‒ Société Française des Intérêts des Auteurs de l’Écrit ‒ dans le cadre de la loi n°
2012-287 du 1er mars 2012.