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30/03/2018 Pour une philosophie du témoignage : Ricœur et Heidegger autour de l'idée d'« attestation » (Bezeugung) | Cairn.

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Pour une philosophie du témoignage : Ricœur et


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Heidegger autour de l’idée d’« attestation »


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(Bezeugung)
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par Yasuhiko Sugimura Sommaire du numéro

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religieuses

[1] Ce titre évoque


2005/4 (Tome 80) [1]
1 - « Qui » vient après le sujet  ? Situation du
bien sûr celui de

Pages : 122
l’ouvrage problème
collectif...
ISBN : 3766838385

DOI : 10.3917/etr.0804.0483

1
Éditeur : Institut protestant de ’objectif de la présente étude est de proposer un rapprochement et une

théologie
L confrontation entre la pensée de Ricœur et celle de Heidegger concernant

À propos de cette revue l’idée de l’attestation. Mais les considérations que je souhaite développer ici

Site de la revue relèvent de recherches plus approfondies liées à un intérêt philosophique plus

personnel. Il me semble nécessaire de m’expliquer sur ce point et d’introduire

ainsi mon propos.

Alertes e-mail

Sommaire des nouveaux 2


La question qui motive avec le plus de force mes recherches actuelles est celle de

numéros

la possible existence d’une nouvelle « philosophie de la religion » à l’âge

Votre e-mail « postmoderne », c’est-à-dire à l’âge où un nihilisme de plus en plus aigu met

Voir un exemple S'inscrire ➜ radicalement en question la philosophie ainsi que la religion. Dans cette

situation, la philosophie de la religion comme produit de la modernité, à savoir

l’explication rationnelle de l’essence de la religion à partir des faits religieux, me

semble impossible pour deux raisons. D’une part, la philosophie est forcée

d’abandonner son rêve transcendantal de tout expliquer en se basant sur le

fondement ultime : l’acte même de dégager l’essence des faits est mis en doute.

D’autre part, cela ne conduit pas à un retour à la foi religieuse sans médiation

philosophique. La factualité de la religion est elle-même ébranlée à un point où la

religion se distingue de moins en moins non seulement de ce qui n’est pas la

religion, mais aussi de ce qui est contre elle. On ne saurait donc trop se méfier du

« retour du religieux », sous quelque forme que ce soit. Il faut « penser la

religion » dans le sens que Derrida donne à cette formule dans son texte fort

suggestif intitulé précisément « Foi et savoir » : « Il faudrait en tout cas tenir

compte, de façon, si possible, areligieuse, voire irréligieuse, de ce que peut être

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présentement la religion et de ce qui se dit et se fait, de ce qui arrive en ce moment

même, dans le monde, dans l’histoire, en son nom. Là où la religion ne peut plus

[2] Jacques
[2]
réfléchir ni parfois assumer ou porter son nom . » Mais, et c’est ce point que je
Derrida, « Foi et

savoir. Les deux voudrais souligner, pour penser la religion nous ne pouvons plus compter que

sources...
sur une philosophie « affaiblie », incapable d’échapper à une autocritique

fondamentale.

3
Mais alors, par où commencer ? Si l’acte philosophique classique consistait à tout

recommencer à partir de zéro, notre philosophie devenue irrémédiablement

faible ne me semble pas pouvoir se situer à ce « point zéro », à savoir ce que

[3] René
[3]
Descartes a appelé « quelque chose de ferme et constant  » sur quoi se fondent
Descartes,

Meditationes de toutes choses. Mais je viens d’énoncer ce fait minimal que la philosophie et la

prima
religion sont toutes les deux mises en question de façon radicale. Cela signifie au
philosophia,...

moins que cette question profonde, éventuellement sans issue, nous touche

encore. Commençons donc par ce « point d’interrogation ». Si une telle question

est encore à l’ordre du jour, sous quelle modalité nous touche-t-elle le plus

directement ?

4
Il me semble que c’est la question « qui ? », question de la Werheit, qui échappe à

l’opposition entre Was-sein (essentia) et Daß-sein (existentia). On pourrait penser

que cette formule n’est rien d’autre qu’une forme déguisée de la « subjectivité

moderne ». J’insiste pourtant sur le fait que l’auto-position de soi de la

subjectivité moderne et l’auto-interrogation exprimée par cette formule sont

deux choses différentes. Certes la question « qui ? » n’est pas sans lien avec la

subjectivité moderne. Bien au contraire, avec une certaine lecture régressive, ou

plutôt « destructive » au sens heideggérien de ce terme, je crois pouvoir

découvrir au-dessous de la subjectivité qui se pose avec certitude une

interrogation voisine d’une « auto-affection » suivant en cela une

[4] Michel Henry,
[4]
réinterprétation originale du cogito cartésien par Michel Henry . Pour
La généalogie de

la psychanalyse, respecter les limites imposées à la présente étude, je laisse de côté ce travail qui

Paris,...
mérite d’être abordé avec beaucoup plus de précaution et d’exactitude. Mais je

voudrais dire encore un mot du contexte qui entre en ligne de compte pour ma

recherche sur la philosophie de la religion : dès que la position de soi du sujet a

été établie dans la philosophie moderne, toute approche philosophique de la

religion, en particulier de la question de Dieu, a été obligée de passer –

explicitement ou implicitement – par ce sujet de l’auto-position. L’« ordre des

raisons » chez Descartes lui impose d’abandonner la preuve « cosmologique » de

Dieu des scolastiques pour recourir uniquement à « l’idée de Dieu » que le cogito

découvre en lui-même. De son côté, Kant critique toutes les preuves

« ontologiques » de l’existence de Dieu, y compris celle de Descartes, pour

resituer notre rapport avec Dieu dans le contexte exclusivement moral, en

partant du « fait de la raison » auto-législative, sous le nom de « postulat » de la

raison pratique. Et ainsi de suite. Ne peut-on alors espérer que l’analyse

régressive de la subjectivité en direction de la question « qui ? » conduise

éventuellement au renouvellement de la question de Dieu, et finalement au

renouvellement de la tentative même de « penser la religion » ? C’est là l’horizon

plus lointain de mes recherches.

2 - L’attestation de l’ipséité : Ricœur et Heidegger

5
C’est dans cette perspective de la « stratégie de la régression » à partir de l’acquis

fondamental de la philosophie moderne que je voudrais aborder la philosophie

de Paul Ricœur. Ce qui m’intéresse en particulier, c’est sa dernière phase

intitulée « l’herméneutique du soi », qui se développe depuis Soi-même comme un

autre (1990) jusqu’à ses travaux actuels en passant par l’ouvrage monumental, La

mémoire, l’histoire, l’oubli (2000).

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6
Il ne fait aucun doute que « le plus court chemin du soi à soi est la parole de

[5] Paul Ricœur,
[5]
l’autre  » est la meilleure expression de l’attitude fondamentale qui traverse
Du texte à l’action,

Paris, Seuil, toute la philosophie herméneutique de Ricœur. Le primat du « soi » sur le « je »

1986,...
affirmé au début de Soi-même comme un autre, primat accordé à la médiation

[6] Les références
[6]
réflexive du sujet qui « se » retrouve sous la forme du pronom réflexif (SA, 11 ),
aux trois œuvres

de Ricœur le plus n’est à première vue qu’une simple confirmation de cette formule. D’autre part,

fréquemment...
si on la compare à la rupture radicale avec la subjectivité moderne déclarée par

certains penseurs contemporains, l’herméneutique du soi ricœurienne pourrait

paraître encore « conservatrice ». En soulignant le caractère « agissant et

souffrant » du soi en question, Ricœur semble en effet se situer au juste milieu

entre le « sujet exalté » cartésien et le « sujet humilié » nietzschéen (SA, 35).

7
Il faut remarquer pourtant que depuis Soi-même comme un autre est introduite, de

façon modeste mais déterminante, une notion cruciale pour la philosophie de

Ricœur : l’attestation. Certes pour Ricœur, le retour sur soi, moment de

« l’appropriation », reste la dernière étape du processus herméneutique. Et les

lecteurs de ses premiers travaux sur la « philosophie de la volonté » devinent

assez facilement que le soi en question doit concerner la volonté humaine, libre

mais faillible par sa constitution, c’est-à-dire déjà « l’homme agissant et

[7] Paul Ricœur,
[7]
souffrant  ». Cependant il s’agit encore de savoir comment les possibilités les
Le volontaire et

l’involontaire, plus profondes de mon existence, explicitées par la voie de l’interprétation,

Paris,...
peuvent être reconnues comme mes « propres » possibilités. La modalité de cette

« reconnaissance » qui devra se distinguer autant de la connaissance que de

l’intuition, n’est suffisamment clarifiée qu’avec l’idée de l’attestation. Le retour

sur soi par le détour interprétatif de l’autre « s’atteste ». Mais que veut dire

« s’attester » ? Dans la préface de Soi-même comme un autre, Ricœur l’explique de la

manière suivante :

Si l’on admet que la problématique de l’agir constitue l’unité analogique sous

laquelle se rassemblent toutes nos investigations, l’attestation peut se définir

comme l’assurance d’être soi-même agissant et souffrant. Cette assurance

demeure l’ultime recours contre tout soupçon ; même si elle est toujours en

quelque façon reçue d’un autre, elle demeure attestation de soi. C’est l’attestation

de soi qui, à tous les niveaux – linguistique, praxique, narratif, prescriptif –,

préservera la question qui ? de se laisser remplacer par la question quoi ? ou la

question pourquoi ? Inversement, au creux dépressif de l’aporie, seule la

persistance de la question qui ? en quelque sorte mise à nue par le défaut de

réponse, se révélera comme le refuge imprenable de l’attestation.

(SA, 35)

9
Dans ce passage se trouve condensé tout ce que Ricœur entend par attestation.

J’en résume rapidement les points essentiels : (1) l’attestation indique la manière

spécifique dont s’assure soi-même l’homme agissant et souffrant ; (2) cette

« assurance d’être soi-même » est considérée comme le gardien ultime de la

question qui ? ; (3) elle ne peut pourtant pas rompre avec le soupçon, dans la

mesure où elle ne cesse de tendre à « se laisser remplacer par la question quoi ? ou

la question pourquoi ? » (« dialectique de l’ipséité et de la mêmeté ») : elle ne peut

d’ailleurs pas se dispenser d’« être toujours en quelque façon reçue d’un autre »

(« dialectique de l’ipséité et de l’altérité ») ; (4) mais même « au creux dépressif de

l’aporie », l’attestation de soi laisse persister malgré tout soupçon la question

qui ? comme son « refuge imprenable ».

10
Cette explication de l’idée de l’attestation, fort intéressante sous plusieurs

aspects, me semble toutefois demander plus d’éclaircissements. L’attestation de

soi signifie finalement la permanence de la question qui ? Mais comment

comprendre le caractère « imprenable » de cette question ? Cela ne se réduit pas

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comprendre le caractère « imprenable » de cette question ? Cela ne se réduit pas

à une certitude principielle hors de tout soupçon. La question qui ? « s’atteste » en

effet au sein du soupçon inévitable issu du côté « souffrant » du sujet pratique,

[8] Paul Ricœur,
[8]
mais malgré le soupçon, dans la « protestation  » contre le soupçon. Pour
« La grâce c’est de

s’oublier », in préciser ce point, Ricœur fait appel à la conception de la « croyance », qui ne

Bulletin...
signifie pas la doxa, connaissance inférieure à l’épistème, mais plutôt la confiance,

la créance, la fidélité, etc. (SA, 33-34). Une telle série de synonymes est-elle

cependant suffisante ? « Il n’y a pas d’autre recours contre le soupçon qu’une

attestation plus fiable », déclare le philosophe (SA, 34). En quoi cette fiabilité

même consiste-t-elle ? N’y a-t-il pas moyen de dégager le noyau de l’attestation

ricœurienne de toute l’argumentation extrêmement riche et complexe de son

herméneutique du soi ?

11
C’est dans ce contexte qu’il convient de rappeler que le terme d’attestation nous

impose le rapprochement entre Ricœur et Heidegger. Plusieurs passages de Soi-

même comme un autre montrent que l’une des sources importantes de l’attestation

ricœurienne est l’idée de « Bezeugung » chez Heidegger. À la première lecture du

paragraphe 54 de Sein und Zeit, on voit aussitôt que comme Ricœur, Heidegger

établit un rapport essentiel entre l’attestation et la question qui ? : « L’attestation

doit faire comprendre un pouvoir-être-soi-même (Selbstseinkönnen) authentique.

Avec l’expression “soi-même”, nous avons répondu à la question qui ? du Dasein. »

[9] Abréviation
[9]
(SZ, 267 ).
désormais utilisée

pour les citations

de... 12
Cependant, dès qu’on replace ce rapport entre Bezeugung et Werheit dans

l’ensemble de la deuxième section de Sein und Zeit, une différence importante

entre Heidegger et Ricœur saute aux yeux. Pour Heidegger, c’est uniquement en

tant que possibilité de son impossibilité totale, à savoir pouvoir-mourir-sa-

propre-mort que le pouvoir-être-soi-même se réalise de façon authentique dans son

intégralité et son originarité. Le qui ? du Dasein s’atteste donc finalement dans

une résolution devançante (vorlaufende Entschlossenheit) de sa propre mort.

L’attestation ne signifie donc pas autre chose que cet événement ontico-

ontologique dans lequel le caractère « le plus propre, absolu, indépassable » du

pouvoir-mourir (der Tod als die eigenste, unbezügliche, unüberhollbare Möglichkeit

[SZ, 250]) est transmis à travers la résolution devançante au « soi- même » du

Dasein.

13
Or, la reprise de l’idée d’attestation par Ricœur s’efforce de se dissocier de façon

soigneuse et déterminée de cette idée de la résolution devançante. La lecture

rigoureuse et pénétrante de Sein und Zeit qui se retrouve au long du

développement de la philosophie de Ricœur implique toujours en effet une

certaine méfiance par rapport à ce thème. Mais l’attestation qui veut se dissocier

de ce rapport existentiellement radical à sa mort ne perd-elle pas l’originarité et

l’authenticité dont celui-ci est selon Heidegger le dernier garant ? Ne faut-il pas

dire alors que l’attestation de soi ricœurienne est destinée à être simplement

inauthentique et dérivée ? En fait, tandis que l’attestation heideggérienne fait

coïncider l’authenticité du Dasein et son « intégrité (Ganzheit) », Ricœur ose

parler d’« une attestation elle-même brisée » (SA, 368). Mais « l’assurance d’être

soi-même », sans celle d’être « intégral », est-elle vraiment digne de ce nom ? Du

point de vue de Heidegger, on pourrait naturellement se demander si cette

« brisure » de l’attestation du « cogito brisé » (SA, 22) ne reflète pas une certaine

fuite devant sa propre mort. Comment Ricœur peut-il réagir à ce doute ? Quelle

est la relation que « l’homme agissant et souffrant » peut maintenir avec la

thématique de la mort ? Ce seront les questions incontournables auxquelles il

faudra répondre pour saisir l’essentiel de l’attestation ricœurienne.

3 - « Demeurer vivant jusqu’à… » : l’attestation de

soi ricœurienne face à la mort

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a - L’« indistinction » entre l’existential et l’existentiel :

une lecture critique de Sein und Zeit dans Temps et Récit

14
Dans le troisième tome de Temps et récit (1985), Ricœur présente une lecture

systématique et critique de la deuxième section de Sein und Zeit intitulée « Le

Dasein et la temporalité ». Bien qu’elle soit orientée par la problématique propre

de cet ouvrage, à savoir « l’aporétique de la temporalité », qui consiste dans

l’incommensurabilité foncière entre le temps de l’âme et le temps du monde,

cette lecture indique clairement la réticence que Ricœur garde depuis toujours

par rapport à l’idée heideggérienne de l’attestation. Il souligne que pour bien

situer cette idée dans l’économie du Sein und Zeit, il est nécessaire de discerner

« l’interférence, au sein de l’analytique de l’être-là, entre l’existential et

l’existentiel » (TR3, 97). Tout en développant les concepts « existentiaux »,

l’analytique heideggérienne du Dasein fait appel au « témoignage de

l’existentiel » (ibid.). C’est dans cette « nécessité d’attester existentiellement ses

concepts existentiaux » (TR3, 97-98) que l’attestation de soi du Dasein revêt une

importance particulière. Car seule cette attestation existentielle assure au Dasein

l’intégralité de son pouvoir-être-soi-même, laquelle est à la fois le critère de

« l’authenticité » existentielle du Dasein et « l’originarité (Ursprünglichkeit) » de

toute l’analyse existentiale. Et ce qui prend le rôle de ce témoignage, par

excellence, c’est pour Heidegger la résolution devançante du Dasein face à sa

propre mort.

15
Il faut toutefois remarquer que cette « interférence » entre l’existential et

l’existentiel, malgré les précautions de Heidegger, tend à glisser vers leur

« indistinction » (TR3, 100) à cause de la « marque existentielle très singulière »

(TR3, 101) de l’idée de la résolution. On pourrait même se demander avec lui

« n’est-ce pas dans une analyse catégoriale très marquée par le choc en retour de

l’existentiel sur l’existential, que la mort est tenue pour la possibilité extrême,

voire le pouvoir le plus propre, inhérent à la structure du Souci ? » (TR, 101) Ainsi,

avertit Ricœur, le risque d’enlisement de l’analyse existentiale réside dans le

recours hâtif à la « conception personnelle que Heidegger se fait de

l’authenticité » (TR3, 100). Ce risque se manifeste concrètement dans

l’incommensurabilité entre les modalités du temps que Heidegger prétend

développer par dérivation, à savoir la temporalité originaire issue de l’attestation

de soi du Dasein, l’historialité (Geschichtlichkeit), l’intratemporalité, et le temps

vulgaire. Le passage du temps mortel au temps historique en particulier pose un

grave problème. Car si la temporalité la plus originaire prend sa source ultime

dans la résolution du Dasein par rapport à sa mort, comment peut-on en faire

dériver une historialité qui soit transmission (Überlieferung) ? Heidegger propose

de voir dans la résolution authentique « l’historial originaire (ursprüngliche

Geschehen) du Dasein dans lequel celui-ci se transmet (sich […] überliefert) à lui-

même » (SZ, 384). Ricœur réagit ici avec véhémence : « Est-il vrai […] qu’un

héritage se transmette de soi à soi-même ? N’est-il pas toujours reçu d’un autre ?

Mais l’être-pour-la-mort, semble-t-il, exclut tout ce qui est transférable de l’un à

l’autre ». (TR3, 112)

16
C’est une critique forte et saisissante. Mais alors, pourquoi Ricœur lui-même

n’abandonne-t-il pas simplement l’idée de l’attestation pour éviter ces

difficultés ? Si en revanche l’herméneutique du soi de Ricœur accueille cette idée

comme son « mot de passe » (SA, 335), cela doit signifier qu’elle veut garder

« l’interférence » entre le discours philosophique que Heidegger pourrait

qualifier d’existential et l’attestation dans le Dasein de son pouvoir-être-soi-

même le plus profond. Dans ce cas, ne devrait-on pas dire pourtant que

l’attestation de soi chez Ricœur perd tout rapport avec la question de la mort ?

l ê i l i ibl l h i ff
https://www.cairn.info/revue-etudes-theologiques-et-religieuses-2005-4-page-483.htm 5/13
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Cela ne peut pas être vrai. Il est impossible que « l’homme agissant et souffrant »

ne soit pas touché par la mort au sein même de sa propre attestation. Quelle peut

être alors la question de la mort pour Ricœur, et quel rapport peut-il établir entre

cette question et la problématique de l’attestation de soi, en empruntant une

autre voie que celle de la résolution ? Sur ce sujet, c’est dans ses travaux tout

récents développés dans La mémoire, l’histoire, l’oubli que Ricœur parvient

finalement à une réflexion éclairante et déterminante. Passons donc au « débat

avec Heidegger » (MHO, 450) qu’il y développe.

b - « Une lecture alternative du pouvoir-mourir » : un

débat avec Heidegger

17
Cette confrontation avec Heidegger, qui constitue un des sommets de la

troisième partie de La mémoire, l’histoire, l’oubli, intitulée « La condition

historique », poursuit un but bien précis : elle prépare « un dialogue peut-être

inattendu entre le philosophe et l’historien au sujet de la mort » (MHO, 466). Or,

la lecture critique que je viens de mentionner montre bien que Ricœur trouve

Heidegger incapable de produire un tel dialogue : comme en témoigne l’échec de

la dérivation de l’historialité à partir de la temporalité fondamentale, le recours

exclusif à l’attestation de la « résolution » comme devancement barre la voie qui y

mène. Mais il ne s’agit pas ici seulement, comme le proposait autrefois Ricœur

lui-même, de substituer à « la voie courte » et trop profonde de Heidegger « la

[10] Paul Ricœur, [10]


voie longue » et ouverte aux dialogues avec les sciences humaines . Car le
Le conflit des

interprétations, dialogue en question doit s’organiser précisément « au sujet de la mort ». Le

Paris,...
philosophe ne peut donc pas ignorer la question de la mort sous le prétexte

d’éviter les inconvénients issus de la résolution heideggérienne. Il est au

contraire obligé de proposer « une lecture alternative du pouvoir-mourir ». C’est

pourquoi Ricœur s’impose à lui-même le « débat » avec Heidegger avant de

chercher un dialogue possible avec l’historiographie. Il est vrai que le terme

même de l’attestation n’y apparaît pas très souvent. Mais si une autre lecture du

pouvoir-mourir se dégage vraiment de ce débat, elle pourra contribuer à

comprendre ce qui distingue définitivement les attestations ricœurienne et

heideggérienne.

18
Or, ce qui est à remarquer en particulier dans ce contexte, c’est un substitut

existentiel que Ricœur propose modestement à la résolution heideggérienne :

« le vœu de demeurer vivant jusqu’à… ». Il se demande en effet : « La jubilation

fomentée par le vœu – que j’assume – de demeurer vivant jusqu’à… et non pour la

mort ne fait-elle pas ressortir par contraste le côté existentiel, partial et

inéluctablement partiel de la résolution heideggérienne face au mourir ? »

(MHO, 466) Veut-il alors débarrasser de l’attestation existentielle du Dasein toute

référence à la mort ?

19
Certes, en reprenant sa lecture de la deuxième section de Sein und Zeit, Ricœur se

décide à dissocier deux problématiques capitales qu’il considère comme

malheureusement fusionnées par Heidegger, à savoir la totalité (le pouvoir-être-

tout du Dasein) et la mortalité (l’être-pour-la-mort). Il soupçonne même que

l’ajout du « tout » reflète déjà l’obturation du « pouvoir-être » par « l’être-pour-la-

mort ». Ainsi suggère-t-il la nécessité d’« explorer les ressources de l’expérience

du pouvoir-être en deçà de sa capture par l’être-pour-la-mort » (MHO, 465).

20
Mais l’expression « demeurer vivant jusqu’à… » me semble exiger d’être lue de

manière beaucoup plus précise. Elle s’oppose évidemment à la « capture » du

Dasein comme pouvoir-être par l’être-pour-la-mort, mais elle ne préconise pas

pour cela au Dasein une simple ignorance de sa propre mortalité. L’éclipse du

mot « mort » dans cette formule peut être comprise plutôt comme marque de la

fidélité au caractère fondamental de la mort qu’ignore la résolution

https://www.cairn.info/revue-etudes-theologiques-et-religieuses-2005-4-page-483.htm 6/13
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heideggérienne, à savoir l’« interruption à la fois inéluctable et aléatoire du

pouvoir-être le plus originaire » (MHO, 467). La volonté de demeurer vivant

jusqu’à… atteste donc son « ipséité » dans un être-pour-la-mort-interruptive. Cela

ne signifie ni la fuite quotidienne devant la mort, ni « l’évasion » levinasienne

quasiment désespérée face à la mort incarnant la violence de l’être même.

J’oserais même dire que Ricœur s’approprie à sa façon le lien heideggérien entre

le pouvoir-être le plus originaire du Dasein et sa mortalité. Il va sans dire que

l’originarité du pouvoir-être-soi-même ne peut plus être mesurée selon

« l’intégralité » garantie par la résolution authentique : le caractère interruptif de

la mort dépasse la résolution la plus parfaite. D’où le caractère essentiellement

« brisé » et toujours « inachevé » de l’attestation ricœurienne. Mais ce qui est ici

en question n’est pas la simple vision de la mort, mais le rapport entre le

pouvoir-être du Dasein et sa mortalité. Si pour Ricœur la mort interrompt notre

pouvoir-être, c’est parce que celui-ci porte en lui une épaisseur qui résiste au fait

d’être précipité par avance dans une résolution. Cet entre-temps, tout en

s’exposant toujours à la menace de la mort qu’on ne peut pas anticiper, ne cesse

de témoigner humblement de nos possibles jusqu’à… C’est là l’essentiel de

l’attestation de l’ipséité de l’homme ricœurien. La « demeure » du « demeurer

vivant jusqu’à… », c’est l’entre-temps pour l’homme à la fois « capable » et

« mortel », temps où se superpose « un long travail sur soi » et l’« acceptation de

l’avoir-à-mourir » : « C’est seulement au terme d’un long travail sur soi, dit

Ricœur, que la nécessité toute factuelle de mourir peut se convertir, non certes

en pouvoir-mourir, mais en acceptation de l’avoir à mourir. Il s’agit là d’un

“devancement” d’un genre unique, fruit de la sagesse. » (MHO, 467)

21
Ce devancement sans résolution vers sa propre mort, cette acceptation

tâtonnante et essentiellement inachevée de l’avoir à mourir, me semble

déterminer l’ipséité de l’homme ricœurien qui se cherche « soi-même comme un

autre ». L’idée de l’ipséité ouverte par sa constitution à l’altérité ne signifie pas

qu’elle est insuffisamment radicale par rapport à l’ipséité heideggérienne,

limitée rigoureusement par sa propre mortalité. Ricœur n’ignore pas la finitude

foncière de l’homme agissant et souffrant. La préposition « jusqu’à » du

« demeurer vivant jusqu’à… » colore sa vie par la « tristesse du fini », thème qui

[11] Paul Ricœur [11]


fascine Ricœur depuis sa première philosophie de la volonté . L’ipséité
Le volontaire et

ricœurienne ne se dissocie jamais de cette finitude. Elle s’atteste dans

[12] En ce sens, on [12]


l’interminable consentement à celle-ci . Le pouvoir-être qui s’atteste ainsi ne
pourrait dire que

la problématique s’épuise pas pour autant dans le pouvoir-mourir, bien qu’il appartienne au

du...
processus de « l’acceptation de l’avoir à mourir ». Il atteste plutôt ce qui reste

« possible » dans la finitude fondamentale de notre condition mortelle. En quoi

consiste cette possibilité ? C’est finalement la possibilité profonde de « vivre »,

pourrait-on dire. Ce n’est pas faux, mais un peu trop simpliste. Je voudrais

insister sur le fait que Ricœur ne s’oppose pas à Heidegger comme une

philosophie de la vie s’oppose à une philosophie de la mort. Il importe de

poursuivre cette possibilité encore dans la ligne de la thématique de la mort.

C’est par rapport à cette problématique que Ricœur ouvre en effet une

perspective inconcevable pour Heidegger, perspective dans laquelle deviendra

possible « un dialogue inattendu entre le philosophe et l’historien au sujet de la

mort ». Pour ma part, j’aborderais ce problème sous l’angle de la mémoire, plus

précisément le travail du « se souvenir ».

4 - Travail du souvenir comme travail du deuil :

vers une philosophie du témoignage

22
Répétons la question qui subsiste : dans l’attestation ricœurienne du pouvoir-

être-soi-même qui se confond avec « l’acceptation de l’avoir à mourir » sans se

ramener au « pouvoir-mourir » avec résolution, de quel « pouvoir-être » s’agit-il ?

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ramener au « pouvoir mourir » avec résolution, de quel « pouvoir être » s agit il ?

On doit chercher la réponse à cette question dans la suite du « débat avec

Heidegger », car la portée de l’attestation reprise par Ricœur ne devient explicite

qu’à travers la réappropriation systématique qu’il y propose de la deuxième

section de Sein und Zeit. Or, à l’attestation du pouvoir-être-soi-même

[13] Martin [13]
authentique, Heidegger associe immédiatement le thème du Gewissen . Cette
Heidegger, Sein

und Zeit, op. cit., § « conscience morale » rappelle au Dasein son « être-en-dette (Schuldigsein) », dette

55-60
originaire qui, en deçà de la distinction morale entre le bien et le mal, ne signifie

que la Nichtigkeit de son propre fond. Le devancement heideggérien qui ouvre la

dimension de « l’avenir (Zukunft) » n’est donc pas autre chose que l’assomption

de notre « être-été (Gewesenheit) » marqué par cette notion de dette. La résolution

indique précisément cet « instant (Augenblick) » où le devancement du Dasein

vers sa « futurité » et le retour à sa passéité s’avère être une seule et même chose.

C’est ainsi que dans l’appel de la conscience, le Dasein s’atteste lui-même en

s’appelant lui-même. C’est là ce que Heidegger nomme la temporalité

(Zeitlichkeit) : « Re-venant à soi de manière à-venant, la résolution se transporte

dans la situation. L’être-été jaillit de l’avenir de telle manière que l’avenir « été »

(mieux encore « étant-été ») dé-laisse de soi le présent. Or ce phénomène

unitaire en tant que avenir étant-été-présentifiant, nous l’appelons la

temporalité. » (SZ, 326) Le pouvoir-être-soi-même authentique du Dasein

s’atteste ainsi sous la forme de l’auto-temporalisation (sich zeitigen) de la

temporalité originaire.

23
S’il en est ainsi, la critique que Ricœur adresse à l’idée de résolution ne peut pas

ne pas retentir sur sa façon de reconsidérer la temporalité heideggérienne elle-

même. Le remaniement de la notion de « dette » me semble mériter d’être

mentionné tout d’abord. Tout en acceptant avec admiration le lien qu’établit

Heidegger entre la dette et la passéité, Ricœur ne cache pas son

mécontentement sur un point essentiel : il reproche à Heidegger d’avoir identifié

hâtivement la passéité avec « l’être-été » : alors que « je suis été (Ich bin gewesen) »

est tenu par l’auteur de Sein und Zeit pour modalité authentique de la passéité, le

caractère « révolu (vergessen) » du passé est réduit au statut simplement

inauthentique, étant considéré comme prisonnier du régime de l’être-sous-la-

main (Vorhandenheit). Car la résolution heideggérienne ordonne au Dasein

d’« assumer (übernehmen) » et « répéter (wiederholen) » sa passéité caractérisée

exclusivement comme « tel qu’il était déjà chaque fois (wie es je schon war) »

(SZ,326). C’est pourtant là que Ricœur commence à réagir : « Heidegger n’a-t-il

pas trop vite rabattu le caractère d’absence du passé révolu sur l’indisponibilité

du maniable ? » (MHO, 492). On peut se demander en effet si le Dasein ne peut

assumer le fait d’être « tel qu’il était déjà chaque fois » que lorsqu’il ne l’est plus.

Ne doit-on pas alors considérer la perte exprimée par la formule « ne plus »

comme un moment constitutif de la passéité elle-même ? Dans cette perspective,

la Vergessenheit représente, loin d’être simplement inauthentique, le caractère

essentiellement non répétable du passé. Le passé s’est perdu pour toujours. C’est

dans la connexion avec cette « perte originaire » que la dette originaire

heideggérienne doit être radicalement refondue.

24
Or, pour entamer cette tâche, il vaut mieux revenir aux « choses mêmes » : quel

est le « phénomène » qui fait apparaître la dette originaire qui est en même

temps la perte pour toujours, phénomène qui incarne la passéité même transie

par l’aporie de la « présence de l’absence » ? En un sens, on peut considérer toute

la discussion de La mémoire, l’histoire, l’oubli comme une tentative pour répondre à

cette question – et la mémoire est pour Ricœur ce phénomène par excellence de

la passéité. L’acte de se souvenir n’est pas en réalité une simple répétition de ce

qui s’est passé ; il consiste dans la reconnaissance de ce qui était avant comme ce

qui n’est plus ou, inversement, de ce qui n’est plus comme ce qui était avant. Il

faut donc dire que le Dasein résolu qui rompt avec toutes les modalités de la

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Vergessenheit ne porte aucun souvenir en lui. C’est probablement la raison pour

laquelle « aucune place n’est faite par Heidegger à la mémoire ni à son fleuron,

l’acte de reconnaissance, auquel Bergson a su accorder toute l’attention qu’il

[14] Concernant le [14]
mérite » (MHO, 492) .
rapport essentiel

entre

l’attestation... 25
Mais cet acte de reconnaissance, clairement distinct de la Wiederholung

heideggérienne, que veut-il dire positivement ? Il va sans dire que l’acte de se

souvenir s’enregistre dans la grammaire de l’attestation de l’homme agissant et

souffrant : « Le je peux me souvenir, dit Ricœur, s’inscrit lui aussi dans le registre

du pouvoir-faire de l’homme capable. Comme les autres capacités, elle relève de

ce mode de certitude qui mérite le nom d’attestation, laquelle est à la fois

irréfutable en termes de preuve cognitive et soumise au soupçon en vertu de son

caractère de croyance. » (MHO, 510) Mais ce qui retient surtout mon attention

dans cette nouvelle modalité de l’attestation, c’est qu’elle est mise en relation

explicite avec l’acceptation de la perte. En effet, la phénoménologie de la

mémoire à laquelle est consacrée la première partie de cet ouvrage ne cesse de

souligner les deux points suivants : (1) l’acte de se souvenir n’est pas une simple

connaissance sur le temps mais un travail laborieux qui demande du temps ; (2)

ce travail du souvenir ne s’effectue qu’à travers « le travail du deuil », comme le

précise Ricœur dans une belle formule récapitulative de sa lecture de Freud : « Le

travail du deuil est le coût du travail du souvenir ; mais le travail du souvenir est

le bénéfice du travail du deuil. » (MHO, 88)

26
Or, j’ai constaté plus haut que Ricœur proposait comme substitut existentiel de

la résolution le vœu de « demeurer vivant jusqu’à… ». Si l’attestation de soi

heideggérienne s’avère finalement comme l’auto-temporalisation de la

temporalité déterminée par le Dasein authentiquement résolu, l’attestation

ricœurienne doit donc être considérée comme temporalité de cette « demeure »

déterminée par « l’acceptation de l’avoir-à-mourir » de l’homme agissant et

souffrant. Cette acceptation de la mort, comme je l’ai déjà fait remarquer,

nécessite « un long travail sur soi ». Doit-on dire alors que le travail du deuil

constitutif du « pouvoir-se-souvenir » réside en dernière analyse dans le deuil de

soi-même par devancement ? Oui, peut-être. Mais il convient d’ajouter aussitôt

que le deuil de sa propre vie est une tâche contradictoire, dans la mesure où seul

celui qui demeure vivant est capable de faire le deuil. Le deuil de soi-même est

toujours renvoyé au deuil de l’autre : il ne s’anticipe qu’« à l’horizon de ce deuil de

l’autre » (MHO, 468). Si le « travail sur soi » porté par l’acte de mémoire est long,

c’est seulement parce qu’il doit être tout d’abord concerné par la perte de l’autre.

L’homme de souvenir chez Ricœur est ainsi conduit à s’exposer à toutes les

figures de la mortalité de l’autre, en contraste avec le Dasein résolu heideggérien

qui s’arrache décidément à cette problématique. Ainsi la temporalité comme

demeure du « demeurer vivant jusqu’à… » s’atteste-t-elle de manière

irrémédiablement « brisée », mais par le fait même « ouverte ». C’est précisément

à partir de là que, à la différence de Heidegger qui est condamné à échouer dans

la dérivation du temps historique à partir de la temporalité originaire du Dasein,

Ricœur s’avance vers un dialogue possible avec l’historiographie. La sensibilité

de ceux qui « demeurent vivant » aux morts constitue en effet la condition de

possibilité de cette discipline, qui consiste, selon Michel de Certeau, à donner

[15] Michel de [15]
aux morts une « sépulture scripturaire  ». Le renvoi incessant de notre propre
Certeau, L’écriture

de l’histoire, mort aux « morts », passage imposé dans l’attestation brisée selon Ricœur,

Paris,...
permet donc au philosophe de se mettre en rapport avec l’historien, autrement

que par la dérivation.

27
Mais la perte originaire n’est qu’une moitié de la dette originaire. Il faut encore

se demander en quel sens la perte « endette » ceux qui demeurent (sur)vivants

pour exiger d’eux un travail spécifique, c’est-à-dire le travail du souvenir en tant

que travail du deuil. À cet égard, Emmanuel Levinas invoquerait aussitôt

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q g , q

[16] Emmanuel [16]
« l’événement extraordinaire et quotidien de ma responsabilité  », où la
Levinas,

Autrement qu’être mortalité d’autrui incarnée par son visage m’appelle du fond absolument passif

ou au-delà de
de mon ipséité. Dans ce contexte tout déterminé par « l’intrigue de l’Infini », le
l’essence,...

moi, réduit à l’accusatif de « me voici » en deçà de tout mon « pouvoir-être », ne

serait qu’un « otage » d’autrui. Ricœur tient en revanche à garder le lien entre

l’être-en-dette et le pouvoir-être. Si la perte endette ceux qui demeurent

(sur)vivants, c’est précisément parce qu’elle témoigne du fait de « l’avoir-été ». Le

phénomène de la mémoire, et finalement l’attestation de l’homme capable de se

souvenir sont commandés par cette dialectique aporétique de la « présence de

l’absence ». C’est dans ce sens que doit être lue cette phrase de Jankélévitch que

Ricœur place en exergue de La mémoire, l’histoire, l’oubli : « Celui qui a été ne peut

plus désormais ne pas avoir été : désormais ce fait mystérieux et profondément

[17] Vladimir [17]
obscur d’avoir été est son viatique pour l’éternité . »
Jankélévitch,

L’irréversible et la

nostalgie,... 28
Quel est alors cet « avoir-été » pour Ricœur ? Cela ne peut pas signifier autre

chose que « l’avoir-été-vivant » des morts. En essayant de remanier l’idée

heideggérienne de la répétition vers un possible dialogue avec l’historiographie,

il écrit : « Une méditation sur la répétition autorise un pas de plus, à l’enseigne

de l’idée que les morts d’autrefois ont été des vivants et que l’histoire, d’une

certaine façon, s’approche de leur avoir-été-vivant. Les morts d’aujourd’hui sont

les vivants d’hier, agissant et souffrants. » (MHO, 495) Les morts affectent ceux

qui demeurent (sur)vivants, non pas par leur simple absence, mais par l’absence

présente de leur avoir-été-vivant. C’est à ce niveau-là que le détour inévitable des

morts dans mon devancement vers la mort signifie en même temps « l’appel » à

mon pouvoir-être venant des possibilités des vivants d’autrefois. Car bien qu’il

[18] Vladimir [18]
s’agisse de l’« hapax  » qui « ne peut plus ne pas avoir été », le fait d’avoir été
Jankélévitch,

Philosophie vivant est constitué par les possibilités, et il est toujours ouvert en tant que

première, Paris,...
possibilités à la relecture. Il est évident que toutes ces possibilités n’ont pas été

réalisées. Dans « l’histoire des vaincus » en particulier, il y a des possibilités

refoulées et éventuellement avortées qui participent comme telles à l’hapax de

l’avoir-été-vivant. C’est dans cette « transmission » spécifique des possibilités des

vivants du passé, leur « possibilités enfouies » en particulier, que les vivants du

[19] Dans cette [19]


présent attestent leur pouvoir-être de « demeurer vivant jusqu’à…  ».
insistance sur les

possibilités

enfouies,... 29
On en arrive maintenant à la thèse conclusive de la présente étude. L’attestation

de soi brisée selon Ricœur s’est ainsi avérée se confondre avec l’acte de

[20] Je pense que [20]


témoigner du témoignage des morts ou même des mortels . Je voudrais dire
ce n’est pas

nécessairement par là que l’alliance entre l’attestation et le témoignage détermine une des

les « morts »,...
possibilités les plus originales et prometteuses de l’herméneutique du soi

ricœurienne. Si l’homme agissant et souffrant est destiné au travail interminable

de se souvenir, c’est parce qu’il est, contrairement à ce que prétend l’idée de dette

« ontologisée » par Heidegger, en dette à l’égard des autres : c’est en répondant

aux autres au niveau de leur pouvoir-être « témoigné », autrement dit en

devenant témoin des témoins, qu’il atteste son propre pouvoir-être, fût-il de

façon toujours inachevée et même fragmentaire. Cette manière d’« être témoin

des témoins » – réitérons la même suspicion répétée à travers toute cette étude –

est-elle une simple trahison du finitisme radical de « l’être-là » heideggérien ? Je

ne le pense pas. Il convient de dire que, dans la transmission du témoignage à

celui qui en témoigne, il ne s’agit pas des témoignages glorieux qui délivrent

d’emblée celui-ci de sa finitude mortelle ; il s’agit plutôt des témoignages

humbles qui nous touchent par leur faiblesse, plus précisément par l’unicité de

leur exposition à toute sorte de faiblesses enchevêtrées les unes avec les autres

[21] Ici, je ne [21]
(mortalité, violence, refoulement, oubli, etc. ). Ces témoignages vulnérables
saurais trop

souligner que de leur pouvoir-être vulnérable mais demeurant transmissible, apprennent à

l’idée
l’homme agissant et souffrant sans doute son « avoir-à-mourir », mais par le fait
ricœurienne...

même son « pouvoir demeurer vivant jusqu’à (sa mort) ».

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30
Il est évident que cet apprentissage n’a rien à voir avec l’augmentation de la

connaissance, soit naturelle, soit surnaturelle. Il est en plus à souligner qu’elle ne

se confond même pas avec un simple élargissement de l’horizon. Lorsqu’on dit

que l’homme agissant et souffrant s’atteste « soi-même comme un autre », tout

dépend du sens de ce « comme », âme de toute philosophie herméneutique

(hermeneutisches Als relève du vocabulaire de Sein und Zeit). Dans Soi-même comme

un autre, Ricœur précise ce point en disant que « au “comme”, nous voudrions

attacher la signification forte, non pas seulement d’une comparaison – soi-

même semblable à un autre –, mais bien d’une implication : soi-même en tant

qu’autre » (SA, 14). Son article intitulé « La marque du passé » (1998), une des

dernières élaborations en vue de La mémoire, l’histoire, l’oubli, apporte un

complément définitif à cet égard : Ricœur y veut déplacer délibérément le

« comme » du côté de l’analogie vers celui du témoignage. Il avoue même que la

dialectique entre le même, l’autre et l’analogue dans Temps et Récit III est encore

déterminée par le recours à l’analogie, « faute d’être passée au crible du

[22] Paul Ricœur, [22]


témoignage  ». S’attester soi-même « comme » un autre ne signifie donc pas
« La marque du

passé », in Revue s’approprier l’autre par l’extension analogique, mais plutôt s’approfondir dans la

de
question qui ? – plus précisément la question « qui puis-je être ? » – par la
Métaphysique...

transmission testimoniale. C’est dans cette coïncidence profonde entre

« l’herméneutique du soi » et « l’herméneutique du témoignage » que la question

qui ? demeure vivante, de manière modeste et fragile, mais avec une assurance

imprenable.

31
Je sais bien qu’il reste beaucoup de choses à clarifier. Il me sera nécessaire avant

tout de reconstituer l’idée de témoignage même à partir des références assez

disparates sur ce sujet dans le dernier développement de la philosophie de

Ricœur. Mais ce qui est essentiel sera de savoir dans quelle procédure et selon

quel critère la transmission testimoniale se reconnaît comme telle. En attendant

que les réflexions actuelles du philosophe sur la « reconnaissance » apportent

éventuellement des éclaircissements sur ce problème crucial, je m’arrête pour

[23] Sur la [23]
l’heure au seuil de la philosophie du témoignage .
clarification de la

transmission

testimoniale...

Notes

[*] Yasuhiko SUGIMURA est professeur de philosophie à l’Université de Kyoto. Cette

conférence a été donnée le 19 janvier 2004 en présence de Paul Ricœur, à la Faculté de

théologie protestante de Paris, dans le cadre d’une journée du Fonds Ricœur.

[1] Ce titre évoque bien sûr celui de l’ouvrage collectif dirigé par Jean-Luc NANCY : Après le

sujet qui vient, Cahiers Confrontation, n° 20, Paris, Aubier, 1989.

[2] Jacques DERRIDA, « Foi et savoir. Les deux sources de la religion aux limites de la simple

raison », in Jacques DERRIDA et Gianni VATTIMO, éd., La religion, Paris, Seuil, 1996.

[3] René DESCARTES, Meditationes de prima philosophia, C. ADAM et P. TANNERY, éd., Paris, Vrin,

t. VII, 1983.

[4] Michel HENRY, La généalogie de la psychanalyse, Paris, PUF, 1985, chap. I : Videre videor.

[5] Paul RICŒUR, Du texte à l’action, Paris, Seuil, 1986, p. 29.

[6] Les références aux trois œuvres de Ricœur le plus fréquemment citées le seront sous

forme abrégée (suivie du numéro de page) : Temps et récit III, Paris, Seuil, 1985 (TR3) ;

Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990 (SA) ; La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris,

Seuil, 2000 (MHO).

[7] Paul RICŒUR, Le volontaire et l’involontaire, Paris, Aubier, 1950 ; L’homme faillible, Paris,

Aubier, 1960.

[8] Paul Ricœur, « La grâce c’est de s’oublier », in Bulletin du CPED, n° 7, 1991, p. 13.

[9] Abréviation désormais utilisée pour les citations de Martin HEIDEGGER, Sein und Zeit,

e
bi i l éd
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e
1927,Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1984, 15 éd.

[10] Paul RICŒUR, Le conflit des interprétations, Paris, Seuil, 1969, p. 10.

[11] Paul RICŒUR Le volontaire et l’involontaire, op. cit., p. 420-421 ; L’homme faillible, op. cit., p.

155-156.

[12] En ce sens, on pourrait dire que la problématique du « vœu de demeurer vivant

jusqu’à… » se situe dans le prolongement de la difficile question du « consentement »

que Ricœur devait aborder dans la dernière partie de Le volontaire et l’involontaire.

[13] Martin HEIDEGGER, Sein und Zeit, op. cit., § 55-60.

[14] Concernant le rapport essentiel entre l’attestation et la mémoire chez Ricœur, voir

Jean GREISCH, Paul Ricœur. L’itinérance du sens, Grenoble, Jêrome Millon, 2001, chap.

XII : Témoignage et attestation.

[15] Michel DE CERTEAU, L’écriture de l’histoire, Paris, Seuil, 1975, p. 8.

[16] Emmanuel LEVINAS, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, La Haye, M.Nijhoff, p. 12.

[17] Vladimir JANKÉLÉVITCH, L’irréversible et la nostalgie, Paris, Flammarion, 1974, p. 275. Je

voudrais ajouter que cette idée de « l’avoir été » chez Jankélévitch est invoquée par

Ricœur encore une fois dans « l’épilogue » de cet ouvragre (MHO, 631). Dans cette

partie extrêmement importante dominée par la recherche « eschatologique » du

« difficile pardon », l’ « avoir-été » s’avère être en relation indissociable avec « l’avoir

commis » de l’irréparable.

[18] Vladimir JANKÉLÉVITCH, Philosophie première, Paris, PUF, 1953, chap. I à IV en particulier.

[19] Dans cette insistance sur les possibilités enfouies, surtout du côté « vaincu » de

l’histoire, il sera très intéressant de discerner une certaine affinité entre

l’herméneutique ricœurienne de la condition historique et les « Thesen » singulières

sur la philosophie de l’histoire chez Benjamin. Voir Walter BENJAMIN, Über den Begriff

der Geschichte, in Gesammelte Schriften, t. 1, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1974.

[20] Je pense que ce n’est pas nécessairement les « morts », mais aussi la mortalité des

autres personnes qui apprennent à ceux qui demeurent vivant « l’avoir-à-mourir ».

C’est ainsi dans la problématique du témoignage que se superposent la question de

l’historicité et celle de la relation avec autrui en général.

[21] Ici, je ne saurais trop souligner que l’idée ricœurienne du témoignage se situe depuis

toujours sous une influence décisive de la « métaphysique du témoignage » de son

« maître » Jean Nabert. Voir Jean NABERT, Le désir de Dieu, Paris, Aubier, 1966 (réédité

par les Éditions du Cerf en 1996), et la préface de RICŒUR à Jean NABERT, L’expérience

intérieure de la liberté et autres essais de philosophie morale, Paris, PUF, 1994, p. xxvi.

[22] Paul RICŒUR, « La marque du passé », in Revue de Métaphysique et de Morale, n° 1, 1998, p.

16.

[23] Sur la clarification de la transmission testimoniale dans les récentes réflexions de

Ricœur, voir l’étude très suggestive de Burkhard LIEBSCH, « Zeugnis und

Überlieferung. Eine Skizze », in Bernhard WALDENFELS et Iris DÄRMANN, éd, Der Anspruch

des Anderen. Perspektiven phänomenolohischer Ethik, Munich, Wilhelm Fink Verlag, 1998,

p. 317-328

Résumé

[*]
Français Qui vient après le sujet ? Par cette question, Yasuhiko SUGIMURA confronte

Ricœur et Heidegger à partir de l’hypothèse qu’une analyse régressive de la

question « qui ? » contribue au renouvellement de la question de Dieu. À la

différence de l’attestation heideggérienne (Bezeugung), qui tient au « pouvoir-

mourir », l’attestation chez Ricœur tient à un « demeurer vivant jusqu’à... »

capable de faire le deuil et aussi de se souvenir de ceux qui ont été. L’attestation

de soi de Ricœur se confond avec l’acte de témoigner du témoignage des autres

mortels.

English “Who” comes after the subject ? Through this question Yasuhiko SUGIMURA

confronts Ricœur and Heidegger, his starting-point being that a regressive

analysis of the question “Who ?” can help to the renewal of the question of God.

If the Heideggerian attestation (Bezeugung) has to do with a “having-to-die”,

Ricœur holds a “staying-alive-until...” which allows full grieving and

remembering those who are dead. Ricœur’s attestation of the self merges with

h f b i i h l ’ i
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the act of bearing witness to other mortals’ testimony.

Plan de l'article

1 - « Qui » vient après le sujet ? Situation du problème

2 - L’attestation de l’ipséité : Ricœur et Heidegger

3 - « Demeurer vivant jusqu’à… » : l’attestation de soi ricœurienne face à la mort

a - L’« indistinction » entre l’existential et l’existentiel : une lecture critique de Sein und

Zeit dans Temps et Récit

b - « Une lecture alternative du pouvoir-mourir » : un débat avec Heidegger

4 - Travail du souvenir comme travail du deuil : vers une philosophie du

témoignage

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