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Modernité préhistorique 

: progressivement restituée de manière à déconcer-

techniques d’« auto- ter par sa virtuosité réaliste maints spécialistes et


amateurs du XIXe siècle.
imitation » et Ce fut autour de 1860, à la suite des travaux
temporalités à rebours des préhistoriens Paul Tournal et Jacques Boucher
de Perthes et du géologue Charles Lyell, que la
chez Max Ernst et Joan jeune discipline qu’était alors l’histoire de l’art
Miró finit par accepter, contre les dogmes bibliques,
l’existence même de l’homme fossile, dont l’iden-
Maria Stavrinaki tité d’artiste continuerait à diviser les spécialistes
jusqu’à la fin du siècle. La figure qui se dégageait
de l’indifférenciation primitive n’était pas tant
– Rémi LABRUSSE, Miró : un feu dans les ruines, Paris,
celle de tel ou tel animal – dont le sens ou la fonc-
Hazan, 2004. 328 p., fig. en n. et b. ISBN : 978-2-85025-
924-1 ; 30 €. tion restaient bien sûr à déchiffrer – que celle de
la subjectivité de ce «  premier artiste  ». Chaque
– Ralph UBL, Prähistorische Zukunft: Max Ernst und die Ungleich-
zeitigkeit des Bildes, Munich, Wilhelm Fink Verlag, 2004. 212 p., trait gravé sur une surface venait donc ajouter
64 fig. en n. et b. ISBN : 978-3-77053-911-6 ; 34,90 €. une part métaphysique à l’homme fossile, l’arra-
chant par là même à sa brutalité animale ou à son
Auto-imitation matérialisme sec et indigent 4.
Comment, se demandait Georges-Henri Luquet,
l’idée de tracer une figure sur un fond a-t-elle pu La préhistoire  : projection pariétale de la
traverser l’esprit du «  premier artiste  », auquel, modernité
par définition, faisait défaut toute référence à une Que de nombreux artistes des avant-gardes – de
quelconque tradition ancestrale ? Quel était donc Giorgio De Chirico ou Alberto Savinio à Max
le fond informe dont se détacha progressivement Ernst, de Joan Miró ou André Masson à Amédée
l’acte volontaire de peindre avec le « plaisir désin- Ozenfant – se soient tournés vers la préhis-
téressé » qui lui était inhérent ? Qu’y avait-il enfin toire, peu explorée jusqu’alors par les œuvres
avant l’imitation de la nature et des règles trans- plastiques et curieusement négligée jusqu’à
mises par ses prédécesseurs  ? À défaut de toute l’aube du XXe  siècle par la toute jeune histoire
possibilité d’imitation des autres, Luquet fondait de l’art 5, tenait surtout au fait que le processus
son « histoire raisonnée » 1 de l’homme fossile-ar- de constitution de la subjectivité semblait à ces
tiste sur l’idée de l’imitation de soi : c’est ce qu’il «  tard venus  » de l’Occident achevé  à l’excès –
inférait de l’observation d’une jeune enfant, dont jusqu’à la fossilisation. Avant la Grande Guerre
les premiers gribouillages lui semblaient répéter déjà, le combat des avant-gardes contre l’imi-
le parcours de l’humanité depuis les premières fi- tation de la nature naturée se doublait de leur
gures tracées sur les parois des cavernes 2. Il écri- lutte contre l’histoire historiciste dans laquelle
vait  ainsi dans L’art et la religion des hommes fos- Nietzsche, dans sa Seconde Intempestive, avait re-
siles (1926) : « Il ne peut être question que d’une connu l’« esprit antiquaire » du XIXe siècle. Pour
auto-imitation, c’est-à-dire de la répétition in- ces avant-gardes, les formes naturelles étaient
tentionnelle par un individu d’une activité qu’il comme des corporéités achevées et fermées sur
avait déjà exercée lui-même auparavant sans le elles-mêmes, destinées à une reconnaissance au-
faire exprès, ici de la répétition intentionnelle de tomatique (Carl Einstein évoquait souvent un
mouvements de la main qui avaient produit une « art mnémotechnique »), comme l’étaient aussi
image sans se l’être proposé » 3. Avant l’imitation, les formes de l’histoire : tantôt déjà produites et
il y aurait donc eu un accident. Qu’il ait été sus- ayant acquis une valeur normative, tantôt pré-
cité par un tracé de hasard ou inhérent à la ma- sumées auto-engendrées selon une logique im-
tière même du monde pré-humain, l’accident manente à l’histoire, semblant défiler à l’insu de
était chargé d’un potentiel de ressemblance – une leurs contemporains. Les avant-gardes interpré-
ressemblance perçue par le premier artiste, puis taient cette auto-imitation de l’histoire comme

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Modernité préhistorique

une accumulation automatique des événements, structure volontairement zigzaguée, montre une
une répétition implacable du même, une mortifi- forte empreinte phénoménologique et se propose
cation des vivants par la survivance même qu’ils de lire cette œuvre en explorant les ressources
procuraient aux morts. La guerre industrielle foisonnantes de l’histoire intellectuelle de l’entre-
était venue accentuer cette vision négative  : la deux-guerres, au croisement de la littérature et de
fin irrévocable de l’historia magistra vitae se réper- l’ethnologie 9. La lecture croisée de ces livres per-
cutait symétriquement sur le futur, le transfor- met de dégager quelques axes importants sur les-
mant en un champ de ruines 6. C’est alors que les quels s’est articulée la temporalité préhistorique
artistes forgèrent diverses techniques pour sortir dans les avant-gardes.
de cette impasse temporelle ; l’une d’elles fut de
se projeter rétrospectivement dans le temps de la Après-guerre : homéopathie et monadologie
préhistoire. Les deux auteurs nous invitent à comprendre
Ce champ de recherche, dont il n’est pos- qu’à la sortie de la guerre, la récusation de la
sible ici que d’ébaucher les grandes lignes, a com- double imitatio de la réalité et de l’histoire pre-
mencé à être défriché voici quelques années déjà nait des formes différentes chez Ernst et Miró  :
par des historiens de l’art travaillant sur les rap- une technique homéopathique chez Ernst, «  se
ports entre l’art du dernier quart du XIXe  siècle servant du monde ambiant pour miner le monde
et la thématique ou l’iconographie préhisto- ambiant  » comme il l’écrira plus tard 10  ; une
riques 7. Plus récemment, deux autres ouvrages, technique monadologique chez Miró, qui s’at-
publiés tous deux en 2004, se sont intéressés aux tache à saisir la gravité existentielle que possé-
«  usages  » de la préhistoire par deux artistes de dait le moindre détail de son monde intime.
la mouvance du surréalisme parisien  : celui de En 1919, Ernst-le-dadaïste décidait de réagir
Ralph Ubl, Prähistorische Zukunft: Max Ernst und à l’inertie de l’histoire par les moyens de la re-
die Ungleichzeitigkeit des Bildes, et celui de Rémi productibilité technique  : des images issues des
Labrusse, Miró : un feu dans les ruines. Si ces deux catalogues d’articles scolaires, des clichés typo-
livres, pour lesquels la  préhistoire ne consti- graphiques défectueux récupérés dans une im-
tue pas l’unique levier conceptuel, partagent le primerie, ou encore des photographies issues de
même intérêt pour les conceptions du temps telles la presse illustrée. L’absurdité involontaire qui
qu’elles se jouent et se déjouent dans la pensée émanait de l’esprit taxinomique et cumulatif de
et les œuvres des deux artistes, ils diffèrent sen- ces catalogues, démontrant ainsi leur parenté pa-
siblement par leur méthode et leur style. L’objet radoxale avec l’historicisme du XIXe  siècle 11, le
même d’Ubl  –  les stratégies formelles et narra- conduisait à explorer une technique hallucina-
tives d’Ernst dans ses années dadaïstes et surréa- toire, dont les images successives couvraient un
listes – légitime sa méthode, fondée sur la psycha- fond neutre, peuplé d’images standardisées (re-
nalyse. Car aucun artiste surréaliste n’a fait aussi présentant la flore, la faune, etc. ; fig. 1). Dans la
systématiquement de sa propre légende un pa- série de ses « sur-peintures » [Übermalungen/over-
limpseste psychanalytique qu’Ernst, qui s’y consa- paintings] de 1919-1920, la succession temporelle
cra tout au long de sa vie. La «  stratification  », des hallucina-
déclinée par l’artiste sur plusieurs registres, fut as- tions se tra-
surément l’objet théorique le plus puissant de son duisait spa-
art. Si Ubl est marqué par les travaux de Rosalind tialement par
Krauss sur l’informe et l’inconscient optique, per- la stratifica-
turbateurs de la vision immédiate et univoque du tion des cou-
modernisme 8, il échappe à la rigidité qui guette leurs apposées
1. Max Ernst,
la lecture structuraliste et psychanalytique d’Ernst sur telle ou Katharina on-
par l’historienne américaine et s’applique à déve- telle partie des dulata, 1920,
lopper plus librement les implications temporelles images initiales. Édimbourg,
National
et théoriques du dispositif formel de cette œuvre. Le « malin plai- Galleries of
Quant à Labrusse, sa monographie de Miró, d’une sir  » 12 qu’Ernst Scotland.

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ÉPOQUE CONTEMPORAINE

avouait prendre à éliminer de sa mémoire la com- catalane  –  son paysage, ses gens et son art pri-
position première s’exprimait aussi dans le collage mitif  –  et la ferme familiale de Montroing) et
de clichés typographiques et dans ses photomon- sa quête d’un recueillement mystique, s’accro-
tages, où il s’appliquait à camoufler l’hétérogénéi- chant aux infimes détails de son champ visuel,
té matérielle pour faire surgir une hétérogénéité aux « petites choses » de la vie. Primitivisme et
visuelle et conceptuelle. Selon Ubl, l’artiste da- mysticisme du réel convergeaient au sein d’une
daïste pratiquait une «  imitation mortifère  » de quête de sobriété, aux accents souvent « virils »,
la nature : il ne se limitait pas au montage de ses que le jeune artiste opposait au rythme de la
images avec des « restes » mécaniques, mais allait grande ville et à la légèreté des -ismes ; aussi, pri-
jusqu’à enraciner ces derniers dans les tréfonds de mitivisme et mysticisme avaient-ils en commun
la nature même. Ernst choisissait de cultiver le jeu leur indépendance de toute forme synthétique
de l’imitation mécanique avec la préhistoire au préconçue. La lecture de l’ouvrage de Labrusse
moyen de machines dysfonctionnelles sortant des nous conduit à la conclusion que dans l’œuvre
entrailles de la terre ou encore de ready-made tels de Miró de ces années-là s’imposaient deux tem-
que des motifs de tapis ou des diagrammes, dont poralités : d’abord la lenteur, la longue gestation
la forme évoquait de manière troublante celle des de l’œuvre, puis le temps à rebours, qui l’obli-
strates et des coupes terrestres. En somme, la « ré- geait à se concentrer sur tel brin d’herbe, tel
pétition » de l’imitation reproductible et celle de bout de grillage, telle lézarde du mur. On peut
l’histoire avaient contaminé la nature elle-même : conclure que la technique de désapprentissage
telle fut la vision cauchemardesque  –  parce que de son expérience immédiate reposait sur l’atta-
sans issue – d’un artiste sortant tout juste de l’ex- chement de l’artiste à la traduction plastique des
périence du front. détails. Cet oubli de la vision synthétique prééta-
Quant à Miró, son refus d’une histoire et blie au profit d’une vision microscopique inédite
d’un art standardisés s’énonçait au contraire par répétait le parcours du « primitif » – mais à l’en-
le thème du retour aux origines, entier et sa- vers, comme il incombe à la subjectivité.
lutaire, qui se concentrait dans La ferme (1921-
1922, National Gallery of Art, Washington  ; Préhistoire et enfance  : dispositifs formels
fig. 2), œuvre fondatrice à bien d’égards. Si la d’une analogie
stratégie dadaïste d’Ernst relevait de la répétition Les chemins d’Ernst et de Miró se croisèrent
et du « retour du même », la stratégie monado- lorsque le premier chercha à ranimer dans ses
logique-réaliste de Miró relevait du fantasme du œuvres son imitation et sa mémoire «  fossili-
retour aux origines. Labrusse souligne les liens sées » et que le second répondit à sa quête inas-
entre le retour de Miró, après un premier sé- souvie du primitif par sa volonté d’«  assassiner
jour parisien, à son bercail ontologique (la terre la peinture  » 13. Cet échange croisé du négatif
et du positif fut aussi celui de l’enfance et de la
préhistoire. Ernst tissa les liens entre l’échelle
« macro » de la préhistoire et l’échelle « micro »
de l’enfance sur la trame de la «  scène origi-
nelle » freudienne qui lui fut révélée en 1925 par
ses frottages, tandis que Miró, de 1923 à 1930,
chercha « le choc préliminaire, primitif » 14 en ra-
dicalisant sa lutte contre « la forme préconçue »,
désormais étendue à la peinture elle-même.
Si Ernst-le-dadaïste travaillait l’identité cau-
chemardesque de la fossilisation de l’art, de la
2. Joan Miró, La nature, de l’histoire et de la technique, Ernst-le-
Ferme, 1921- surréaliste s’appliquait à remettre en marche le
1922, Washing-
ton, National cycle de la vie, au moyen toutefois d’une imitation
Gallery of Art. qu’Ubl qualifie de « spectrale », car elle portait les

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Modernité préhistorique

traces des «  ravages  » 3. Max Ernst,


Les confidences,
du cubisme et de Dada. dans Histoire
Dans son Histoire na- naturelle, Paris,
turelle (1925), telle 1926, pl. 17.

feuille, tel bout de cuir


4. Joan Miró,
ou telle corde frottée Pastorale, 1924,
contre le papier étaient Montroig.
à l’origine des restes,
des ruines, des fossiles ;
mais ils y devenaient
aussi l’index et la fi-
gure originelle d’une
image nouvelle et d’une nouvelle histoire (fig. 3). tactilité, ce sens primordial dont, selon Herder,
Le frottage chez Ernst participait de la longue tra- «  la vision n’est qu’une formule abrégée  » 18. Le
dition de l’« art de la tache » (revisitée par la disci- frottage que pratiquait Ernst était une technique
pline de la préhistoire avec l’hypothèse du premier enfantine mais aussi, comme le remarque Ubl,
«  dessin évocateur  ») et de la théorie freudienne une technique savante de fouilles préhistoriques.
de la «  scène originelle  ». Ernst liait la naissance Miró, quant à lui, basculait ses toiles à l’hori-
de son idée du frottage – alors qu’il contemplait le zontale, suscitant les accidents informes et guet-
plancher d’une chambre d’hôtel – à sa vision hal- tant leurs suggestions. Cette technique tactile,
lucinée de la « scène originelle », provoquée par la qui trouva son apogée dans les collages de 1928-
contemplation d’une surface en bois bon marché, 1929, allait toutefois de pair avec l’élémentarisme
où son père apparaissait dans son double rôle de formel de son art, cette « première ligne » tracée
peintre académique et de géniteur. Dans les deux sur les fonds de couleur et que maints commenta-
cas, « la matière reculait », faisant place à la forma- teurs ont rapporté à l’« enfance de l’art » 19. La lec-
tion d’une image où se décelait « la cause première ture de Labrusse, en énonçant un « double régime
de l’obsession  » 15. Le Tiefenzeit [temps reculés] de de visibilité » qui, chez Miró, provoque une ten-
l’artiste et celui de la nature coïncidaient au sein de sion créatrice entre la puissance suggestive de la
l’image. Quant à Miró, qui avait porté en lui du- matière et les formes obsessionnelles issues de la
rant neuf mois La ferme, il décrivait ses premiers ta- subjectivité, s’éloigne des deux traditions hermé-
bleaux « hallucinants », peints en 1923, comme des neutiques de l’œuvre de l’artiste : d’une part l’oni-
œuvres « à l’état d’embryon, répulsives et incom- risme, qui met l’accent sur une peinture translu-
préhensibles comme des fœtus » 16. Ces « fœtus » se cide lacérée par des lignes minimales, et d’autre
transformaient un an plus tard en êtres inconnus, part le matérialisme initié par Krauss qui, dans
exigeant des noms nouveaux : « mes dernières X », sa tentative de réhabilitation de l’« informe » ba-
écrivait-il à Michel Leiris, ne voulant parler ni de taillien contre l’onirisme du surréalisme ortho-
« toile », ni de « peinture » (fig. 4) 17. Le travail de doxe, soulignait surtout les différentes techniques
Miró entrait en résonance, comme l’écrit Labrusse, de rabaissement du médium de la peinture 20.
avec « la poésie […], la psychanalyse et l’anthropo-
logie », conférant « à l’activité imaginative et plas- Asynchronies  :  la «  loi de participation  »
tique des enfants une puissance de fascination sin- appliquée au temps
gulière, quoique vague, en communication directe La stratégie de l’ambivalence formelle, jouant sur
et grave avec un chaos originel obscur dont la civi- la confusion des règnes et la métaphore iconique,
lisation occidentale aurait méthodiquement – mais était assurément une leçon que les deux artistes
vainement – voulu occulter la besogne toujours avaient retenue du cubisme. Mais si le travail
menaçante » (LABRUSSE, 2004, p. 67). conceptuel de Picasso avait consisté à rendre ma-
Plus précisément, Ernst et Miró se ren- nifeste l’absence de tout signe « motivé » et à af-
contraient sur le terrain des atavismes formels firmer l’infini des signes arbitraires, il s’agissait
et techniques, de la «  tache  » accidentelle à la pour Ernst et pour Miró d’affirmer la possibilité

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ÉPOQUE CONTEMPORAINE

d’un signe adamique qui, comme tel, serait impé- inhumain de la géologie et de la paléontologie
rieux et universellement reconnu. L’ambivalence qu’à travers la synchronie du comparatisme eth-
de la feuille-arbre chez Ernst, ou la métamor- nologique 22. Son manque de contours fixes et de
phose de l’œil en soleil ou en sexe féminin chez chronologies scrupuleusement établies la dotait
Miró, s’accompagnait d’une ambivalence tempo- d’une plasticité temporelle, voire d’une atempo-
relle, réfractaire à tout récit linéaire. Ubl mène ralité particulièrement précieuse dans ces temps
une analyse passionnante de la métamorphose de tensions historiques. Enfin, cette ère, pourtant
temporelle que subissent les fossiles dont se sert la plus anonyme de toutes, s’accordait bien avec
Ernst, lorsque leur «  surplus iconique latent  » la biographie, alliée précieuse des artistes de ces
devient perceptible au spectateur : un processus années-là. La théorie de récapitulation d’une part,
inversé, menant du passé au futur, de la mort à fondée sur l’hypothèse d’une analogie structurelle
l’après-vie [Nachleben], de la feuille à l’arbre, du entre l’ontogenèse et la phylogenèse, et l’éloge de
petit au grand. Labrusse souligne de même, dans l’inconscient d’autre part faisaient se rejoindre
un beau chapitre de son livre, le ré-enchante- biographie et préhistoire – une jonction souvent
ment des fossiles industriels par leur transforma- pensée en réaction contre la vision matérialiste de
tion en «  peintures-objets  » (1930-1932, 1935- l’histoire au profit d’une vision trouvant ses res-
1936 ; fig. 5), effectuant ainsi une « conjuration sorts révolutionnaires dans l’intériorité.
magique de la technique ». Cette quête d’une mémoire involontaire, ainsi
Comment briser le « bloc » de l’histoire ? Telle que la jonction de la biographie et de la préhis-
fut, en somme, la question des deux artistes. L’ère toire conditionnent l’affirmation de René Crevel :
préhistorique elle-même fonctionnait comme une « Jusqu’à la consommation des siècles, un petit ra-
paroi, un écran de projection sur lequel se recon- meau de rien du tout demeurera imprimé à même
naissait la modernité critique de l’entre-deux- les cœurs des pierres, qui, malgré tant de lieux
guerres. Plusieurs raisons rendaient cette identi- communs sur leur soi-disant dureté, n’ont point
fication possible. D’abord, le refus par ces artistes refusé en d’autres ères de se laisser marquer d’une
d’un évolutionnisme monolithique faisait écho à quasi-transparence végétale » 23. La «  quasi-trans-
l’idée d’une temporalité asynchrone qui l’avait parence végétale » qui réussit à s’imprimer sur la
emporté tout récemment dans les débats internes pierre n’était autre que la subjectivité, capable d’in-
à la discipline de la préhistoire : Émile Cartailhac verser le cours de l’histoire. Ce fut un processus à
et l’abbé Breuil avaient établi la «  coexistence rebours : non plus de l’origine à l’histoire, mais de
de traditions culturelles distinctes au cours de la l’histoire à l’origine, non plus de la collectivité au
même période », c’est-à-dire la « non-contempo- sujet, mais du sujet à la collectivité, non plus de la
ranéité » dans l’évolution des premiers hommes 21. montagne à l’insecte, mais de l’insecte à la mon-
Ensuite, la rétroprojection vers cette origine ab- tagne, comme l’écrivait encore Crevel 24. En l’ab-
solue promettait d’effacer la mémoire immé- sence de tout mythe collectif, le recours à l’incons-
diate et standardisée au profit de ce que Marcel cient et au rêve était général. Einstein soulignait
Proust et, après lui, Walter Benjamin appelaient constamment leur caractère « fatal » et « objectif »,
la « mémoire involontaire » : il fallait que les ar- afin de les soustraire à l’arbitraire de la subjectivité,
tistes renversent le processus de constitution de à ce qu’il appelait aussi l’« autisme ». Miró était par-
leur subjectivité par le désapprentissage et l’ou- tagé entre le repli sur lui-même et le désir d’un art
bli. Par défini- collectif qui serait aussi évident, disait-il, que le fait
tion dépourvue de marcher dans la rue. Selon Labrusse, cette ten-
d’annales, la sion créatrice trouvait dans chaque œuvre un apai-
préhistoire, aux sement momentané et toujours à reprendre dans le
yeux des ar- processus de l’« incarnation » picturale. Telle serait
5. Joan Miró, tistes, éliminait aussi selon l’auteur l’affinité profonde de la pein-
Peinture-objet, le temps histo- ture de Miró avec la préhistoire  : l’«  épiphanie  »
1931, Amster-
dam, Stedelijk rique autant à des origines sur les parois des cavernes de la pré-
Museum. travers le temps histoire et, chez Miró, la rencontre épiphanique de

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Modernité préhistorique

l’intériorité avec le monde, à l’instant où elle s’en « Le ‘Premier Artiste’ », dans Romantisme, 84, 1994, p. 69-78 ;
Martha Lucy, « Cormon’s Cain and the Problem of the Prehis-
différencie.
toric Body », dans Oxford Art Journal, 25/2, 2002, p. 107-126.
Cherchant à faire éclater le principe de contra-
8. Rosalind Krauss, « The Master’s Bedroom », dans Repre-
diction dans l’espace-temps de l’entre-deux- sentations, 28, 1989, p. 55-76.
guerres, ces modernes se sont donc identifiés 9. Labrusse propose une analyse condensée de l’art de Miró
aux «  premiers hommes  ». On pourrait dire dans son article «  Potlatch  », dans Joan Miró 1917-1934  : la
qu’ils convertissaient ainsi la «  loi de participa- naissance du monde, Agnès Angliviel de la Beaumelle éd., (cat.
expo., Paris, Centre Pompidou, galerie 1, 2004), Paris, 2004,
tion  » formulée par Lucien Lévy-Bruhl en un
p. 33-51.
régime de temporalité : ils ne s’interdisaient pas
10. Max Ernst, «  Notes pour une biographie  », dans Max
d’établir des liens entre ce qui demeurait séparé Ernst, Écritures, Paris, 1970, p. 33.
dans l’espace et le temps, mais établissaient, au
11. Voir Siegfried Kracauer, « La photographie », dans Sieg-
contraire, des rapports sans causalité convenue fried Kracauer, Le voyage et la danse, Paris/Saint-Denis, 1996,
entre les choses. «  Tout est une question d’op- p. 44 ; Siegfried Kracauer, L’histoire : des avant-dernières choses,
tique », écrivait Brassaï à propos de ses photogra- Paris, 2006.

phies de graffiti : « Des analogies vivantes établis- 12. Ernst, 1970, cité n. 10, p. 33.
sent des rapprochements vertigineux à travers 13. Miró n’était pas été insensible au mouvement Dada,
les âges par simple élimination du facteur temps. qu’il préférait de loin aux différents «  retours à l’ordre  »
qui lui furent contemporains. Toutefois, Labrusse relève la
À la lumière de l’ethnographie, l’antiquité de- conception différente que l’artiste se faisait de la destruc-
vient prime jeunesse, l’âge de pierre un état d’es- tion : dirigée non pas contre l’art en général, mais contre son
prit, et c’est la compréhension de l’enfance qui art. Voir Labrusse, 2004, cité n. 9.
apporte aux éclats de silex l’éclat de la vie » 25. 14. Joan Miró, Ceci est la couleur de mes rêves  : entretiens avec
Georges Raillard, Paris, 1977, p. 36.
15. Max Ernst, « Au-delà de la peinture », dans Cahiers d’art,
11/6-7, 1936, s.p.
16. Joan Miró, Écrits et entretiens, Margit Rowell éd., Paris,
1. Sur l’histoire «  raisonnée  » ou «  conjecturale  » de la
1995, p. 94.
préhistoire avant l’utilisation des «  traces matérielles  »
par la discipline, voir Wiktor Stoczkowski, «  La Préhis- 17. Miró, 1995, cité n. 16, p. 98.
toire : les origines du concept », dans Bulletin de la Société 18. Johann Gottfried Herder, La Plastique : quelques perceptions
préhistorique française, 90/1, 1993, p. 13-21. relatives à la forme et à la figure tirées du rêve plastique de Pygma-
2. Voir Georges-Henri Luquet, Les dessins d’un enfant : étude lion, Paris, 2010, p. 19 [éd. orig., Plastik: Einige Wahrnehmun-
psychologique, Paris, 1913. gen über Form und Gestalt aux Pygmalions bildendem Träume,
Riga, 1778].
3. Georges-Henri Luquet, L’art et la religion des hommes fos-
siles, Paris, 1926, p. 167. 19. Voir Georges Hugnet, « Joan Miró ou l’enfance de l’art »,
dans Cahiers d’art, 6/7-8, 1931, p. 335-340.
4. Sur le débat de la possibilité, ou non, d’un art paléo-
lithique, voir l’anthologie  établie par Nathalie Richard, 20. Voir Rosalind Krauss, Inconscient optique, Paris, 2002 ; Yve-
L’invention de la préhistoire  : une anthologie, Paris, 1992  ; Alain Bois, Rosalind Krauss, L’informe : mode d’emploi, Paris,
Marc Groenen, Pour une histoire de la préhistoire : le paléo- 1996.
lithique, Grenoble, 1994, p. 305-356 ; François Bon, Pré- 21. Bon, 2009, cité n. 4, p. 69-70. Dans son étude, Bon pro-
histoire : la fabrique de l’homme, Paris, 2009, p. 271-325. pose des analyses très intéressantes sur l’espace-temps pré-
5. Voir Ulrich Pfisterer, «  Altamira – oder: Die Anfänge historique.
von Kunst und Kunstwissenschaft », dans Vorträge aus dem 22. Sur la tension entre la diachronie historique et la syn-
Warburg-Haus, 10, 2007, p. 13-80. chronie ethnographique, voir Michèle Duchet, Le partage des
6. Sur le rétrécissement du «  champ d’expérience  » au savoirs : discours historique et discours ethnographique, Paris, 1985.
profit de l’«  horizon d’attente  » dans la modernité, voir
23. René Crevel, « Histoire naturelle, par Max Ernst », dans
Reinhart Koselleck, Le futur passé : contribution à la séman-
La nouvelle revue française, 24, 1927, p. 554.
tique des temps historiques, Paris, 1990. Sur les conséquences
de l’expérience du front [Fronterlebnis] sur la conception 24. Crevel, 1927, cité n. 23.
de l’histoire, la bibliographie est vaste, mais un bon point 25. Brassaï, « Du mur des cavernes au mur d’usine », dans
de départ est donné par Walter Benjamin, « Expérience et Minotaure, 3-4, 1933, p. 6.
pauvreté », dans Walter Benjamin, Œuvres complètes, II, Pa-
ris, 1997, p. 364-376.
7. Philippe Dagen, Le peintre, le poète, le sauvage  : les voies du Maria Stavrinaki, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
primitivisme dans l’art français, Paris, 1998  ; Philippe Dagen, maria.stavrinaki@univ-paris1.fr

PERSPECTIVE 2010/2011 - 3 ACTUALITÉ 365

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