Vous êtes sur la page 1sur 494

Collection

VIVRE SOUS L'ANCIEN RÉGIME

Cette nouvelle collection consacrée aux villes de France


sous l'Ancien Régime propose une exploration au cœur
des sociétés urbaines : la vie familière mais aussi l'analyse
éthologique des comportements; les travaux et les jours,
mais encore les structures, démographie, sociologie,
économie; les élites et le peuple, les beaux quartiers, les
faubourgs; la vie associative et culturelle et, dans une
période historique qui flirte avec le sacré, les croyances,
les superstitions, parfois les fureurs fanatiques.
Chaque cité a une identité, une distinction, une cohérence,
en un mot un tempérament irréductible à tout autre. Ses
caractères originaux s'inscrivent dans sa géographie, son
urbanisme, son architecture ; surtout dans l'idiosyncrasie de
ceux qui vivent dans ses murs, à l'ombre de ses clochers,
dans le tumulte de son agora, au rythme de ses prospérités
et de ses crises, alanguis parfois par l'indolence ou stimulés
par les passions, l'appât du gain et du plaisir, la ferveur reli-
gieuse ou la fièvre de l'intolérance.
Préoccupation première donc: les hommes. Derrière les
boutiques, les fenêtres des immeubles, les façades presti-
gieuses des capitoles et des beffrois consulaires, ce sont
des femmes et des hommes qui vivent, travaillent, se
réjouissent et souffrent, prient et meurent. Mais la civilisa-
tion urbaine est le lieu privilégié du mouvement, des évolu-
tions, des progrès; là se concentrent aussi les mécontente-
ments et parfois les fureurs.
Manifestations triviales et scurriles ou abysses des psycho-
logies citadines, c'est le spectacle de la ville, avec ses
traits universels et ses idiotismes, que ces monographies
érudites des spécialistes, mais sans tomber dans le péché
des esquisses futiles qui titillent le palais sans satisfaire
l'appétit.

Guy CHAUSSINAND-NOGARET.
COLLECTION DIRIGÉE PAR GUY CHAUSSINAND-NOGARET

DANS LA MÊME COLLECTION

Françoise Bayard, Vivre à Lyon sous VAncien Régime


François-Xavier Emmanuelli, Vivre à Marseille sous
l'Ancien Régime

À PARAÎTRE

Paul Butel, Vivre à Bordeaux sous l'Ancien Régime


VIVRE À LILLE
SOUS L'ANCIEN RÉGIME
D u MÊME AUTEUR

Mines, manufactures et ouvriers du Valenciennois au XVIIjC siècle.


Contribution à l'histoire du Travail dans l'ancienne France,
New York, Arno Press, 1977.
Le Pouvoir dans la ville au XVIIjCsiècle. Pratiques politiques, nota-
bilité et éthique sociale de part et d'autre de la frontière franco-
belge, Editions de l'Ecole des Hautes Études en sciences
sociales, 1990.
Histoire de Valenciennes (H. Platelle dir.), Lille, Presses Universi-
taires de Lille, 1982.
L'Économie française aux xvjC, xvif et XVIIjC siècles (avec Fran-
çoise Bayard), Ophrys, 1991.
La France et les Français au XVIIjC siècle (1715-1788). Économie
et culture (avec René Grevet), Ophrys, 1994.
Fénelon, évêque et pasteur en son temps (1695-1715), (études réu-
nies et publiées en collaboration avec Gilles Deregnaucourt),
Publications du Centre d'histoire de la Région du Nord, 1996.
Philippe Guignet

VIVRE À LILLE
SOUS L'ANCIEN RÉGIME

Préface d'Alain Lottin

PERRIN
@ Librairie Académique Perrin, 1999.
ISBN 2.262.01130.3
Préface

A Lille, comme dans toute la France, la « nouvelle histoi-


re » a marqué la recherche et considérablement élargi le
champ des curiosités et des connaissances. Comme ailleurs,
vers les années 1960, ce fut d'abord l'histoire démogra-
phique, économique, sociale et culturelle qui en bénéficia.
. histoire des mentalités, des comportements, de la vie reli-
gieuse et des croyances fut à son tour touchée par le souffle
novateur. Enfin, les recherches sur la vie matérielle, les
objets quotidiens, les gestes connurent un bel essor. Et tout
naturellement l'histoire politique, diplomatique, militaire et
es institutions fut « revisitée » et profondément trans-
formée.
Des progrès considérables ont incontestablement été
accomplis grâce au travail minutieux, patient, considérable
(trop parfois) de celles et ceux qui y ont consacré leurs
orces et leurs talents pendant de nombreuses années de
eur vie, en rédigeant des thèses ou des livres originaux.
Mais il faut souligner le rôle initiateur et fécond tenu par les
séminaires rassemblant professeurs, chercheurs, étudiants.
eux-ci, comme à Paris ou dans d'autres villes universi-
taires, permirent des recherches concertées et des débats sti-
ants. Depuis quarante ans, animés simultanément ou
successivement à l'Université Charles-de-Gaulle-Lille III
P^r Louis Trénard, Pierre Deyon, Alain Lottin, Robert
uchembled, Lucien Bély, Philippe Guignet, Charles
Engrand, Dominique Rosselle, René Grevet, Gilles Dere-
gnaucourt et bien d'autres, ces séminaires ont été les creu-
se ts dans lesquels se sont esquissées ou élaborées la plupart
es recherches en histoire moderne. Et bien entendu le
j^eme mouvement a touché la période contemporaine, sous
impulsion notamment de Jean Bouvier, Marcel Gillet,
Yves-Marie Hilaire et beaucoup d'autres, ainsi que l'his-
toire antique et médiévale. Des centaines de mémoires de
maîtrise ou de DES, des dizaines de thèses ont été élaborés.
L'afflux massif des étudiants entre 1985 et 1995 a eu un effet
multiplicateur certes difficile à dominer, mais qui permit
d'ouvrir d'importants chantiers.
Lille a été et reste un grand atelier d'élaboration de l'his-
toire et de surcroît a essaimé à Arras, Boulogne-sur-Mer,
Cambrai et Valenciennes où se sont développés des centres
de recherches prometteurs et déjà féconds. Le champ histo-
rique lillois a été profondément labouré, les moissons ont
été abondantes et elles ne sont pas achevées.
Rédiger une synthèse sur Vivre à Lille sous l'Ancien
Régime qui privilégie la vie matérielle, comme le souhaitent
les auteurs de la collection, constituait un énorme défi à rele-
ver, vu la masse d'archives et de travaux à assimiler et à
dominer. Philippe Guignet l'a accepté, réussi, et brillam-
ment, nul n'en doutait. Au cœur de toutes les recherches
depuis sa maîtrise, il a été un des acteurs majeurs du déve-
loppement de la recherche historique dans cette région, et
maintenant une figure de proue. La plus grande difficulté de
cette entreprise, comme il le fait observer à juste titre, fut de
concilier le thématique et le chronologique. Entre le Lille de
Charles Quint et celui assiégé par les Autrichiens en 1792, il
y a trois siècles d'écart. Entre l'« évêque des fous » du début
du xvie siècle et la déesse « Raison » de la Révolution fran-
çaise, il paraît y avoir un abîme... C'est tout l'art de l'auteur
d'avoir su dégager les continuités et les mutations. Et elles
sont probablement plus difficiles à déceler dans le domaine
de la vie matérielle où les sources et les approches sont très
diverses et l'impression de permanence plus grande et sans
doute trompeuse.
Philippe Guignet nous livre un opus où le petit peuple est
constamment présent même si les élites occupent le devant
de la scène. Le chœur y tient autant de place que les solistes.
En bref, voilà un livre qui compte et fera désormais réfé-
rence, car c'est celui d'un remarquable historien qui y a mis
non seulement tout son talent, mais aussi son cœur.
P r o f e s s e u r A l a i n LOTTIN,
Président honoraire de l'université Charles-de-Gaulle-Lille III,
Président de l'Université d'Artois.
Introduction

S il est un domaine de recherche qui depuis moins de


deux décennies a suscité un renouvellement des approches
historiques, c'est bien celui de la culture matérielle.
Annick Pardailhé-Galabrun et Daniel Roche ont même
provoqué par leurs beaux travaux un courant de curiosité
qui s'apparente à un engouement. Sur le vieux tronc de
l'histoire sociale s'est donc greffé, tel un surgeon vigou-
reux, un ensemble de recherches nouvelles. Celles-ci
visent, en reprenant le message de l'École des Annales, à
«donner une histoire à ce qui ne paraissait pas en avoir :
vie matérielle et comportements biologiques, histoire de
alimentation, histoire de la consommation alimentaire et
vestimentaire, histoire des cultures » (D. Roche). Il y a
certes beau temps que des histoires de la vie quotidienne
peuplent de leurs collections les étagères de nos biblio-
thèques. Mais cette fois l'orientation est différente. Il s'agit
d'aboutir à une reconstitution du vécu quotidien, en évi-
ant les approches trop énumératives et a fortiori trop
impressionnistes et anecdotiques.
n lançant la collection « vivre à... sous l'Ancien Régi-
me », nul doute que Guy Chaussinand-Nogaret n'ait eu le
dessein de faire prendre à bras-le-corps par les auteurs les
problématiques de l'histoire des cultures matérielles sans
pour autant souhaiter qu'ils s'y enferment. La tâche à
laquelle il nous invite est exaltante et ardue : dans chaque
grande ville étudiée, l'objectif est de composer un essai
Histoire sociale totale qui intègre certes les questionne-
il n,ents de « l'histoire des choses banales » (D. Roche). Mais
est tout autant de faire toute la place nécessaire aux
comportements démographiques, au jeu des hiérarchies
sociales, au poids des structures comme des conjonctures
économiques, à la force vitale des convictions religieuses,
à la capacité du politique à orienter les destins personnels
et collectifs.
Pour faire surgir ce Lille vu et vécu par ses habitants, le
journal de Pierre-Ignace Chavatte si bien étudié dès 1967
dans sa première thèse par Alain Lottin est une référence
sûre pour le second XVIIe siècle. Et nous remercions notre
collègue d'avoir accepté de préfacer ce livre qui, en plu-
sieurs chapitres, doit beaucoup à ses travaux. Pour élargir
le champ d'observation, nous n'avons pas hésité à
reprendre certains cheminements empruntés dans notre
thèse de doctorat d'État sur Le Pouvoir dans la ville au
xviif siècle (publiée en 1990) où nous scrutons les pra-
tiques politiques, la notabilité et l'éthique sociale de part
et d'autre de la frontière franco-belge. Tout en mobilisant
de surcroît certaines des recherches menées personnelle-
ment depuis la publication de ce livre, nous avons naturel-
lement mis à contribution l'abondante collection de
mémoires (diplômes d'études supérieures puis maîtrises)
soutenus dans le département d'histoire de l'université de
Lille depuis un demi-siècle. Le lecteur trouvera dans la
bibliographie la mention explicite des travaux utilisés. Cer-
tains de ces mémoires, notamment ceux sur la culture
matérielle à Lille, ont été préparés sous la direction du
signataire depuis cinq ans qu'il a repris le flambeau de la
direction des recherches d'histoire urbaine. Il m'est
agréable en la circonstance de rendre hommage à la lignée
des professeurs d'histoire moderne qui depuis les années
1950 ont proposé à leurs étudiants des thèmes de
recherche sur Lille, Alain Lottin naturellement mais aussi
le regretté Louis Trénard et Pierre Deyon.
Notre tâche a été tout autant facilitée par une bibliogra-
phie ancienne dont on mesure immédiatement la richesse
en échenillant les sept cent quarante-sept références de la
recension établie par Max Bruchet en 1926. La majeure
partie de ces contributions ne sont pas d'un apport décisif,
mais rares sont celles qui se révèlent sans intérêt. Le fait
est que Lille sut faire éclore au xixe siècle une ample pha-
lange d'érudits et même d'authentiques historiens qui ont
compté, de V. Derode à M. Vanhaeck, en passant par
J. Houdoy, L. Hautcœur, L.-F. Quarré-Reybourbon,
L. Lefebvre, E. Van Hende et tant d'autres. Le premier
XXe siècle n'a pas été avare de belles vocations d'histo-
riens ; on songe notamment à Alexandre de Saint-Léger,
Paul Parent, Paul Thomas, Paul Denis du Péage, Albert
Croquez ou Maurice Braure. Depuis la guerre, alors que
la naissance en 1964 de l'Association pour la renaissance
du Lille ancien révélait une sensibilité patrimoniale nou-
velle des milieux cultivés lillois, les travaux universitaires
de Pierre Pierrard, Alain Lottin et Louis Trénard ont
beaucoup enrichi notre connaissance du passé lillois. Il
n'apparaît donc pas superflu non seulement d'actualiser la
recherche historique sur Lille sous l'Ancien Régime en
s'efforçant d'y introduire une partie significative des don-
nées nouvelles des dernières décennies, mais encore de
procéder à un changement de la focale d'observation aux
fins d'une approche plus intime de la cité.
L'historien de Lille a la chance de disposer de sources
assez exceptionnelles. Il se doit de fréquenter les Archives
générales du royaume à Bruxelles où plusieurs séries, et au
premier chef les Papiers d'État et d'Audience, ainsi que le
fonds du Conseil privé espagnol, ne manqueront pas de lui
être d'un précieux concours. Il porte plus régulièrement ses
pas vers les Archives départementales du Nord afin d'y
explorer les grandes séries (B., Chambre des comptes ;
C., Intendance ; E., tabellion ; G., clergé séculier ; H., clergé
régulier...). Il n'y dédaignera pas davantage les amples fonds
des Archives hospitalières de Lille qui y sont déposés. La
bibliothèque municipale est la providence des historiens de
Lille. Outre une belle collection de manuscrits, ils y trouvent
le trésor de presque tout ce qui a été écrit sur Lille depuis le
début du xixe siècle.
Les Archives municipales de Lille constituent bien sûr
une mine inépuisable d'informations. Les documents sont
distribués en deux grands ensembles : les registres classés
dans un inventaire général et les 1 297 cartons, remplis de
plus de 18 000 dossiers répertoriés dans une section dite
des « Affaires générales ». Au sein de ces sources quelques
sous-séries se détachent. Citons simplement à titre
d'exemple, parmi les registres, les résolutions du Magistrat,
les ordonnances et bans de police, les comptes de la ville,
les sentences de la justice échevinale, les registres corpora-
tifs, les rôles d'imposition, les registres aux bourgeois
depuis 1291, les dénombrements de 1677, 1688, 1694 et
1740.
Ces gisements documentaires ont bien sûr été dûment
prospectés par les générations successives de chercheurs.
Plusieurs chantiers demeurent cependant amplement
ouverts. Un maillon faible dans cet ensemble de sources
correspond assurément aux archives notariales. Le tabel-
lion de Lille et de la châtellenie ne recèle pas de docu-
ments antérieurs à l'extrême fin du xvie siècle. Ces sources
ne prennent une certaine ampleur qu'après le milieu du
XVIIe siècle. C'est ainsi qu'Alain Lottin, pour la période
allant de 1580 et 1688, a retrouvé seulement 136 testaments
(dont 22 pour le xvie siècle), les uns dans les liasses du
tabellion, les autres en copies inscrites en tête des exécu-
tions testamentaires rendues devant les échevins. Les lec-
teurs ne s'étonneront pas de la moindre fréquence des
allusions aux réalités sociales du xvie siècle, tant les sources
éclairant les fonctionnements de la société et ses hiérar-
chies sont d'une médiocre densité.
A contrario, Lille peut se prévaloir de quelques journaux
et livres mémoriaux à ce jour inégalement étudiés, ainsi que
de récits de voyage offrant d'intéressants aperçus sur cer-
tains aspects de la vie lilloise. Si la chronique de
P.-I. Chavatte fait aujourd'hui partie des sources cano-
niques de l'histoire socioculturelle du second XVIIe siècle, tel
n'est pas encore le cas des « Chroniques générales des
choses mémorables » qui, écrites par un autre sayetteur,
Mahieu Manteau, précèdent l'œuvre propre de Chavatte.
La bibliothèque municipale recèle aussi dans ses collections
un « recueil de plusieurs choses mémorables » (ms. 727)
écrit à partir de 1575 par Toussaint Carette, un prêtre chape-
lain de l'église collégiale de Saint-Pierre de Lille. Un autre
manuscrit (ms. 582) évoque les événements jugés marquants
des années 1592 à 1622, et est l'œuvre de Monnoyer qui se
présente comme le fils d'« un maître d'école, mathématicien
et astrologien ». La chronique de Louis Bocquet (ms. 89)
intitulée « Bref Description des choses plus remarquées
advenues tant en la ville de Lille qu'ailleurs depuis l'an
1500 » demeure à vrai dire assez brève et sèche, mais ne peut
être dédaignée. De la même manière, les quatre volumes de
l'histoire de la Flandre gallicane dus vers 1730 à la plume
allègre de Jacques Legroux, curé de Marcq-en-Barœul
(mss 475 et 731), sont susceptibles d'utilisations diverses.
Sur le XVIIIe siècle, quelques manuscrits et récits de
voyage sont de bonne prise. Nous pensons au premier chef
à l'authentique joyau que constitue le manuscrit 1613 de
la bibliothèque municipale de Lille. Le lecteur y découvre,
fasciné, les soixante-six aquarelles composées par Fran-
Çois-Casimir Pourchez à l'occasion des fêtes célébrées à
Lille en 1729 en l'honneur de la naissance du Dauphin. Il
convient de ne pas négliger non plus le récit de voyage du
sieur Nomis en 1714 révélé par A. Eeckman en 1896, ni les
lettres du Parisien Charles Sabliez, alors que l'importante
correspondance de Jean-Baptiste Carpentier qui, intégrée
dans la série Cumulus des Archives départementales,
couvre les années 1767 à 1788, a fait l'objet d'une première
approche historique grâce à René Robinet et à Philippe
Marchand.
Il va de soi que notre projet actuel n'a pas pour point
de fuite une étude axée principalement sur ces journaux,
niais il nous revient d'orchestrer dans un essai de synthèse
tous les apports venus de sources et d'études si diverses,
en attendant que d'autres enquêtes viennent compléter ou
corriger la fresque sur tel ou tel point. Nous avons pris le
parti d'un plan thématique en envisageant simplement
dans une quatrième partie un bilan des mutations affectant
les traditions socioculturelles au temps des Lumières. Nous
avons conscience qu'en embrassant de façon synchronique
trois siècles d'histoire urbaine, nous risquons de trop écra-
ser le t e m p s . C e r t e s , il e s t i n c o n t e s t a b l e q u ' a u x XVIe, XVIIe
et XVIIIe siècles, les esprits ont beaucoup évolué ; de la
même manière, surtout dans une ville confrontée à un
changement de domination en 1667, les modes de gouver-
nement ont été remodelés. Entre la fin de l'époque bour-
guignonne et la Révolution, les modes de vie ne sont pas
demeurés plongés dans l'immobilisme ; une véritable « ré-
solution des objets » qui échappe aux datations faciles se
fait même jour au XVIIIe siècle.
Il demeure que moins de données fondamentales de la
vie quotidienne ont changé pendant les trois siècles des
Temps modernes que depuis le début du xxe siècle. Dans
un univers qui est toujours celui de la rareté et même de
la pénurie pour le plus grand nombre, la vie humaine
demeure exposée à la souffrance et aux assauts de la
misère. Les croissances commerciales et industrielles se
font dans une économie qui reste à faible machinisme,
même si des frémissements annonciateurs des grandes
mutations du xixe siècle sont décelables dès le XVIIIe siècle.
«L'esprit des institutions» perdure dans les villes de la
France du Nord avec les infléchissements dont nous
devrons rendre compte. Pour reprendre une expression de
Lucien Febvre, « l'outillage mental » des Lillois est ainsi
fait que la foi chrétienne garde les vertus de l'évidence
pour la quasi-totalité des habitants. Toutes ces perma-
nences et la lenteur des mutations justifient une approche
synchronique qui s'accommode naturellement de notations
réintroduisant une certaine diachronie.
Vivre à Lille sous l'Ancien Régime, c'est tout d'abord
vivre dans un espace pluridimensionnel, tout en demeurant
plongé dans la culture d'une « bonne ville » d'essence
médiévale. Lille n'est pas resté à l'écart des soubresauts
tragiques de l'histoire et des affrontements guerriers, mais
il sut demeurer soudé par une culture politique unifica-
trice. En deuxième lieu, cette ville de commerce ancrée
dans le catholicisme est une cité industrieuse où deux réa-
lités à certains égards complémentaires se conjuguent :
l'inégalité sociale frappe durement la masse des humbles,
mais la solidarité n'est pas absente et sous-tend un impor-
tant dispositif hospitalo-caritatif. Dans une troisième par-
tie, le moment sera venu de scruter les modes de
consommation alimentaire, les standards de comporte-
ment, les conditions de logement et leur évolution dans
une ville où l'insalubrité demeure une donnée bien pré-
sente dans le vécu quotidien. Le temps des Lumières, tel
sera l'objet de la dernière partie, ne provoque pas une dés-
tabilisation générale des croyances et des façons de penser
des Lillois, mais amorce une remise en cause de la trame
socioculturelle organisant la vie personnelle et collective
des Lillois.
PREMIÈRE PARTIE

VIVRE DANS UNE « BONNE VILLE »


BIEN PEUPLÉE ET SOUDÉE
PAR UNE FORTE CULTURE POLITIQUE
Les habitants de la métropole de la Deûle avaient inscrit
dans leur univers mental qu'ils habitaient à la fois dans un
milieu délimité, bien protégé par ses murailles et un
« monde plein » où l'entassement démographique impri-
mait sa marque dans la vie quotidienne. Il ressort de
l'étude qu'une intense imprégnation des consciences par
un ensemble de valeurs communes guidait les comporte-
ments, orientait vers les choix existentiels décisifs. Il va de
soi que les niveaux observés dans la prise de conscience ne
peuvent être de même nature et de même intensité chez
les natifs et chez les nouveaux venus, parmi les élites
conditionnées de surcroît par une transmission livresque
des valeurs et chez les plus humbles tributaires de la civili-
sation de l'oral. Vivre à Lille sous l'Ancien Régime n'est
pas simplement élire domicile dans une grande ville à
l'aune des définitions du temps, mais partager une certaine
volonté de vivre ensemble confortée par un dispositif festif
et exprimée par l'attrait que conserve au siècle des
Lumières la bourgeoisie de statut.
1

Les espaces de la ville

Le visiteur cheminant vers Lille découvre une ville


d'Ancien Régime solidement emmuraillée, véritable fleur
de pierre plantée au milieu du plat pays, enlacée par un
réseau de canaux anastomosés. Installé dans un creux en
pays argileux et de faible pente, Lille jusqu'au Second
Empire est entouré de tous côtés par des zones basses,
volontiers marécageuses. Les Lillois faisaient donc aisé-
ment la différence entre la ville et la campagne. Comme
l'espace enclos dans le carcan des fortifications demeurait
à taille humaine, la cité était un territoire connu, reconnu
et parcouru par une population résidente n'ignorant pas
la réputation flatteuse dont jouissait leur ville, même si
l'entassement démographique et l'inconfort de l'habitat
privé imposaient leurs contraintes au mode de vie.

UNE VILLE FORTE DANS UN PLAT PAYS À LA PROSPÉRITÉ


SOUVENT VANTÉE

Une ville de dimensions restreintes, agrandie au xvif siècle,


cernée de faubourgs longtemps agrestes

C'est une ville de superficie restreinte qu'on traverse


encore aisément à pied. Le plan dressé par le géographe
Jacques de Deventer dans les années 1560 fait découvrir
une ville de forme ovale qui, étirée selon un axe nord-
nord-ouest — sud-sud-est, n'a pas évolué dans sa configu-
ration depuis le début du XIVE siècle. La cité ne couvre
encore qu'une modeste superficie de 91 hectares. Certes,
depuis la naissance de la ville au milieu du xie siècle, Lille
a connu au Moyen Âge des agrandissements successifs.
Rapidement, le deuxième centre, le forum dont l'épicentre
correspond à l'actuelle place du Général-de-Gaulle, fut
intégré. La ville des marchands s'associa donc au castrum
comtal et canonial. Au XIIe siècle, les deux paroisses de
l'antique village de Fins, Saint-Maurice et Saint-Sauveur,
furent englobées dans l'enceinte. Dès la fin du XIIIe siècle,
ce fut au tour de la paroisse de Sainte-Catherine au fau-
bourg de Weppes de voir ses 11 hectares intégrés dans l'es-
pace intra-muros.
Assurément, le reflux de plus de moitié de la population
lilloise entre le milieu du XIVe siècle et le milieu du siècle
suivant n'incitait guère à élargir le carcan des murailles.
Mais la forte reprise démographique du second XVe siècle
et l'essor continu du « beau temps » de Charles Quint
durent s'accommoder d'un territoire urbain stabilisé. On
comprend que, dès 1539, la Loi ait représenté à l'empereur
les raisons plaidant pour un agrandissement : « Depuis
vingt ans, le peuple de la ville est tellement accru et multi-
plié qu'il a été besoing y appliquer à demeures et rési-
dences tous les héritages vides et non amaisonnés, même
abattre les grandes maisons pour, en ce lieu, faire plusieurs
habitations. » Le premier projet conçu en 1541 demeura
lettre morte. C'est donc une ville étouffant dans ses murs
que Deventer représente à la veille des troubles politico-
religieux des dernières décennies du xvie siècle. Même les
places sont mal dégagées, à l'instar de la Grand-Place. Un
des seuls tableaux que nous possédions pour le premier
xvie siècle fait découvrir en face de la Halle échevinale
ces déambulations permanentes d'hommes chapeautés, de
femmes sévèrement vêtues, d'enfants espiègles et de
jeunes s'affairant dans un espace où se dressent la chapelle
Notre-Dame-des-Ardents, les petites maisons qui l'entou-
rent, le Pilori et la fontaine au Change. Le XVIIe siècle se
chargea de désencombrer le vieux forum en démolissant
ces constructions, tout en embellissant la place centrale sur
un de ses côtés d'une Bourse édifiée par Julien Destrez de
1652 à 1653.
Le second xvie siècle laissa pour l'essentiel le territoire
intra-muros en l'état, même si en 1577 les Lillois obtien-
nent l'autorisation de détruire au nord-est de la ville la
puissante forteresse que constituait depuis le xive siècle le
château de Courtrai. Au temps des archiducs Albert et Isa-
belle, coup sur coup, deux agrandissements permirent à la
ville de se donner quelques aises. En 1603-1605 au sud-
ouest, du côté du faubourg Notre-Dame, on s'employa à
faire disparaître le rentrant que faisait la fortification entre
la porte de la Barre et la porte Saint-Sauveur. 17 hectares
furent ainsi annexés ; les pères jésuites se hâtèrent d'y
aménager leur collège. En 1617-1623, vers le nord-est, une
autre extension de plus vaste ampleur (34 hectares) fut
mise en œuvre entre le rivage de la basse Deûle et la porte
de Fives tout en annexant le site de l'ancien château de
Courtrai. Les faubourgs de Courtrai et des Reignaux
furent ainsi intégrés dans l'espace nouvellement flanqué de
bastions.
Il va de soi toutefois que c'est à Louis XIV, à Louvois
et à Vauban que Lille doit de s'être doté du seul territoire
additionnel qui soit vraiment significatif aux Temps
modernes. Le Grand Roi porta alors le territoire urbain
intra-muros de 142 à 206 hectares et voua 205 autres hec-
tares à l'aménagement du puissant système de défense exé-
cuté par Vauban. Il faut ensuite attendre le Second Empire
pour qu'en 1858, Lille annexe Esquermes, Wazemmes,
Moulins-Lille, Fives et le faubourg Saint-Maurice. On a, à
vrai dire, beaucoup écrit sur l'agrandissement de 1670. Le
nouveau Lille qu'est le quartier Saint-André, au plan géo-
métrique et aux riches hôtels particuliers, fait figure de
beau quartier. Dans ce « Saint-Germain lillois », deux rues
méridiennes, la rue Royale et la rue Neuve-Saint-Pierre
convergent et sont coupées de quatre transversales (rue
Princesse, rue Dauphine, rue d'Anjou et rue Française).
Cette vaste opération d'urbanisation volontaire eut pour
pendant la construction en moins de trois ans (1668-1670)
de « la perle des citadelles ». Cette petite ville militaire de
forme pentagonale régulière est de bien imposantes
dimensions. Accrochée au flanc nord-ouest de la ville, elle
est séparée du tissu urbain par un périmètre de fossés de
plus de 40 mètres de largeur et une spacieuse esplanade
appelée rapidement à devenir un lieu de promenade prisé
par les Lillois. Dans une ville qui manquait particulière-
ment de jardins publics, cet espace de délassement flanqué
d'un café nommé la Redoute et d'un manège fut une des
heureuses retombées sur la vie quotidienne des Lillois des
transformations urbanistiques du Grand Roi.
Cet immense chantier fut un des plus importants de ceux
ouverts dans les villes françaises du XVIIe siècle. La
construction du nouveau Lille ne porta que très imparfai-
tement remède à l'entassement des populations (plus de
300 habitants à l'hectare). Les nouveaux quartiers, par leur
caractère résidentiel et le recrutement assez aisé de leur
population résidente, n'étaient pas de nature à attirer des
milieux populaires toujours voués aux logements exigus et
aux caves peu salubres du vieux Lille du temps (cf. cha-
pitre 9).
L'expansion spatiale de Lille, nous l'avons vu, fut
ensuite bloquée pendant près de deux siècles. Cette situa-
tion incite à porter nos regards sur la banlieue et les fau-
bourgs de la cité. Les terres enclavées dans la banlieue de
Lille étaient par définition placées sous la juridiction du
Magistrat et avaient les mêmes coutumes, franchises et pri-
vilèges que la ville intra-muros. En 1670, lorsque l'agran-
dissement fut entériné à Saint-Germain par un traité
conclu avec le Magistrat le 23 avril, Messieurs obtinrent
une extension de la banlieue depuis l'extrémité du fau-
bourg de La Madeleine jusqu'à la borne du faubourg de la
Barre. Cette banlieue de Lille au sens strict du terme
frappe donc l'observateur par sa superficie restreinte : avec
la citadelle, elle n'excède pas 206 hectares. C'est pourquoi
les faubourgs de la ville se situent pour une bonne part
hors des limites de la banlieue.
Cet ensemble de faubourgs qui ourlent l'espace urbain
mérite de nous retenir quelque peu. Lors des sièges, ils
furent, naturellement, systématiquement voués aux dévas-
tations. Sur le plan religieux, leur intégration dans le
réseau paroissial n'est pas des plus simples. Quatre fau-
bourgs dépendent de paroisses lilloises : le faubourg de la
Barre est sous l'autorité spirituelle de la paroisse de
Sainte-Catherine, une partie du faubourg de Saint-André
est dans l'orbe de la paroisse du même nom, alors que les
espaces agrestes du faubourg Saint-Maurice, qui se placent
sous la tutelle du curé de la vieille paroisse centrale,
demeurent eux aussi hors les murs jusqu'à l'agrandisse-
ment du Second Empire, comme c'est du reste le cas du
faubourg de Fives. Les autres faubourgs échappent à la
tutelle du clergé urbain. Les faubourgs des Malades et de
Notre-Dame dépendent de la paroisse de Wazemmes, tan-
dis que l'autre partie du faubourg Saint-André dépend de
Lambersart et le faubourg de Courtrai de La Madeleine.
Ces faubourgs encore à la fin du XVIIe siècle sont très
peu peuplés : 551 personnes y élisent domicile, dont 316
dans le seul faubourg de Courtrai. Avec l'installation d'une
paix durable, l'heure d'une première expansion démogra-
phique est venue. Le village d'Esquermes compte en 1726,
selon l'ingénieur Masse, 120 feux ; en 1790, on en
dénombre 263 et la population atteint 1 226 âmes. Rien
surtout n'égale l'alacrité démographique de Wazemmes.
Ce village se compose de trois faubourgs (le faubourg des
Malades ou faubourg de Paris à l'est, le faubourg Notre-
Dame, cœur de la paroisse avec l'église et non loin la rési-
dence de l'évêque de Tournai, le faubourg de la Barre à
l'ouest). Certes, comme le notait déjà au début du siècle
son historiographe, l'abbé A. Salembier, «le sort de
Wazemmes ne se sépare pas de celui de Lille depuis les
temps les plus reculés ». Il n'en reste pas moins vrai que
sur le plan politique, juridique et religieux Lille ne put
étendre sa juridiction vers le sud en direction de
Wazemmes. La partie de Wazemmes relevant de la « ban-
lieue » lilloise (c'est la terre de la ville) ne couvre que 100
des 389 bonniers d'un village partagé par ailleurs entre
trois juridictions, celles de la châtellenie, du Tournaisis et
de l'Empire (c'est le Billau, une terre franche d'Empire).
Après 1740, alors que l'essor démographique de Lille est
des plus ralentis, bourgeonne à la frange méridionale de la
ville un véritable village-champignon. La croissance avait
été poussive jusque-là (38 familles en 1505, 40 en 1549, 73
à la fin du XVIIe siècle sans compter il est vrai la « terre de
la ville »). Au XVIIIe siècle, l'essor s'amorce dès les pre-
mières décennies (environ 1 600 habitants en 1726) avant
de connaître une accélération impétueuse (au moins
2 250 âmes en 1770, 4 355 en 1790).
Il faut taxer d'exagération le voyageur non identifié qui
venant de Lens croit opportun d'écrire dans une lettre
d'août 1781 récemment acquise par la bibliothèque muni-
cipale de Lille, qu'« en approchant de la ville, il y a une
telle quantité de moulins à vent pour les grains ou les
huiles qu'à peine peut-on la voir à une certaine distance
lorsqu'ils tournent tous ». Il est attesté que les abords méri-
dionaux de la ville, ainsi du reste que le faubourg de Fives
a l'est, se sont hérissés d'une forêt de moulins à vent qui
atteignent le chiffre de 120 en 1694 et celui de 277 en 1804.
Cela dit, toutes les descriptions ou les représentations que
nous avons des abords de Lille, même celles de la fin du
XVIIIe siècle (à commencer par le tableau de François Wat-
teau invitant à contempler Lille des hauteurs du Dieu de
Marcq), ne laissent planer aucune incertitude. Lille
demeure une ville aux abords peu peuplés et voués aux
activités agricoles. Toutefois, au sud de la cité de la Deûle,
avec l'essor de Wazemmes, la campagne est en voie d'ur-
banisation à la veille de la Révolution.
Si l'on se situe au XVIIe siècle, c'est dans toutes les direc-
tions que s'expose aux regards une campagne aux allures
partiellement bocagères, entrecoupée de chemins et de
cours d'eau. Il suffit d'analyser les miniatures des Albums
e Croy réalisées au tout début du XVIIe siècle pour obser-
ver les maisons des faubourgs, dont plusieurs tavernes à
enseigne pendante alignées le long des axes conduisant à
a ville et compartimentant la marqueterie des champs
entretenus avec un soin vigilant. Les registres de l'impôt
du centième du début du XVIIe siècle corroborent la vision
. s abords de la ville intra-muros proposée par cette riche
iconographie. Les îlots d'occupation plus ou moins dense,
ainsi que les lignes continues d'habitations, sont clairement
IdentIfIés. Ces espaces de contiguïté entre ville et cam-
pagne accueillent, outre quelques métiers textiles et des
auberges souvent accompagnées de bourloires 1, des acti-
vités peu prisées en ville (tanneries, poteries, fourneries).
y" extrémité des faubourgs, alors que quelques maisons
de plaisance sont signalées, les jardins, les prés, les terres
labourables s'adjugent une place croissante.
En dépit des agrandissements du XVIIe siècle que nous
venons de rappeler succinctement, une telle répartition
spatiale du peuplement et des activités perdure au moins
jusqu'au milieu du XVIIIe siècle. Ce qui frappe jusqu'alors
e visiteur qui dirige ses pas vers Lille, c'est la massivité de
a ville qui se profile à l'horizon et, partant, le contraste

*bourfS" boules plates sont appelées « bourles » et les aires de jeux des
entre l'espace densément peuplé intra-muros et les espaces
à l'habitat encore clairsemé qui enveloppent la cité. A
mesure qu'il se rapproche de la ville, le voyageur distingue
de mieux en mieux au-dessus des remparts les toits élevés
des maisons et surtout, les surplombant, les clochers des
églises et des chapelles, les tours, les tourelles et les bef-
frois des grands monuments civils.
Il est clair que l'allure extérieure générale de la ville a
évolué au cours des Temps modernes. Jusqu'à la fin du
xvie siècle, les vieilles fortifications sont encore debout
avec leurs tours à machicoulis construites à intervalles
réguliers. Les portes anciennes (il y en a huit à cette
époque) sont de véritables forteresses ouvrant une ouver-
ture point trop spacieuse entre deux tours massives. Au-
dessus des arcs des portes, le nouveau venu peut découvrir
des sculptures reproduisant soit les armes de Flandre ou
de Bourgogne, soit des sujets de piété. Cette symbolique
politique et religieuse fait clairement référence aux deux
assises idéologiques majeures de la « bonne ville » : la fidé-
lité aux princes naturels, successeurs des comtes de
Flandre, et l'allégeance à la foi romaine.
Après le premier agrandissement du début du
xviie siècle, les fortifications furent bâties selon le nouveau
système des bastions. Trois bastions sortirent alors de
terre. À la faveur du deuxième agrandissement, les portes
des Reignaux et de Courtrai furent supprimées et avancées
jusqu'aux nouvelles portes de La Madeleine et de Saint-
Maurice (les actuelles portes de Gand et de Roubaix).
Furent alors édifiés les bastions des Carmes, des Carmé-
lites, des Riches Claires, de Saint-Maurice et du Becquerel.
Le troisième agrandissement du XVIIe siècle fit disparaître
ce qui subsistait des anciens remparts garnis de tours au
nord-ouest de la ville. Ces nouvelles fortifications se sou-
dèrent à celles de la citadelle et à un réseau bastionné
complété par Vauban. Ce paysage où l'eau est omnipré-
sente à l'évidence a toujours suscité l'intérêt de Vauban
qui en 1699 écrit encore : «Depuis Haubourdin et
Esquermes, en tirant vers Lomme et Lambersart, ce pays
est plat, très coupé de fossés et de haies [...] C'est un pays
gras, fertile et très bourbeux pendant les hivers et même
les printemps, notamment près de la citadelle où il est
presque inaccessible en tout temps, tant il est bas et coupé
de fossés pleins d'eau. »

Une ville humide et son fleuve nourricier

Vivre à Lille, c'est vivre dans un milieu humide sur un


sol alluvial, argilo-sableux, assez peu stable, où la nappe
phréatique est à fleur de terre. Pour y édifier des maisons,
les habitants ne peuvent songer à établir des fondations
profondes. Dès qu'un bâtiment d'une certaine ampleur y
est construit, le recours à la construction sur pilotis s'im-
Pose. Tel fut le cas du palais Rihour, édifié à l'initiative de
Philippe le Bon de 1453 à 1463. La relative instabilité d'un
sol spongieux explique du reste que la plupart des maisons
n'excèdent pas deux étages.
Le climat flamand entretient sans excès cette humidité.
Des observations météorologiques conduites de 1757 à
1790 par le docteur Boucher dévoilent un climat tempéré
a dominante océanique qui n'est évidemment pas très dif-
férent de celui rencontré aujourd'hui. Le nombre moyen
des jours de pluie ou de neige (173 jours par an) est assez
comparable à celui des années 1945-1973. Il pleut en gros
J111 jour sur deux. Le docteur Boucher note que le prin-
temps est ordinairement «froid, nébuleux et venteux et
[que] les premières chaleurs ne se font pas sentir avant les
quinze derniers jours de cette saison ». Son confrère dans
art d'Esculape, Antoine-François-Joseph Desmilleville,
ratifie cette opinion et la complète : « L'été est d'une cha-
leur supportable... Pendant l'automne, le temps est assez
serein et doux, jusqu'à la fin de novembre. Quant à l'hiver,
1 est généralement plus humide et pluvieux que sec. »
Les précipitations sont assez bien réparties dans l'année,
jïïeme si l'automne est plus souvent arrosé que le prin-
emps. Le total pluviométrique établit il est vrai une hié-
rarchie mensuelle plus dénivelée. Certes, le pluviomètre
emeure à l'époque un instrument imprécis puisqu'on
perd une certaine quantité d'eau par évaporation faute de
relevés. La source, même approximative, fait apparaître
es totaux pluviométriques élevés pendant les mois d'été
r f - ^ et 60 millimètres de pluie en moyenne par mois)
et 1a fin de l'automne (56 millimètres en novembre), ainsi
que des minima en mars-avril-mai (entre 34 et 46 milli-
mètres).
L'examen des températures moyennes à Lille prend plus
de relief à la faveur d'une comparaison avec Paris. La tem-
pérature moyenne annuelle (10,3 °C) est un peu inférieure
à celle de Paris (11,1 °C). Les écarts de température en
hiver demeurent toutefois faibles ; ils se creusent davan-
tage pendant l'été à la faveur d'une durée d'ensoleillement
supérieure dans la région parisienne (en 1757-1790, l'écart
thermique entre Lille et Paris est de 1,1 °C en juin, 1,4 °C
en juillet, 1,7 °C en août). La fâcheuse réputation du climat
lillois vient du reste de ce médiocre ensoleillement des
mois d'été. Sans doute est-elle exagérée, ne serait-ce que
parce que les graves accidents climatiques sont assez rares.
Ceux qui se sont produits sont demeurés célèbres par
l'écho qu'en donnent les chroniques, à l'instar de la trombe
du 13 février 1781 qui parcourt la ville en arrachant le toit
de près de 1 500 maisons.
Le caractère changeant des conditions climatiques d'un
jour à l'autre est toutefois une réalité naturellement bien
perçue dès l'Ancien Régime, comme l'est la nébulosité des
ciels : « Il est rare, confirme le médecin A.-F.-J. Desmille-
ville, que nous ayons un ciel pur et ouvert pendant plu-
sieurs semaines. » La variabilité à moyen terme du climat
est une donnée fondamentale qui émerge du matériau sta-
tistique rassemblé par Boucher et exploité il y a peu par
J.-Y. Grenier. En fait, l'emprise du climat sur les condi-
tions de vie et l'équilibre général des approvisionnements
vitaux était bien plus contraignante qu'en cette fin du
xxe siècle.
Un climat humide comme celui de la Flandre wallonne
était-il vecteur d'une pathologie particulière ? Les avis à
ce sujet sont contrastés. Robert de Hesseln est convaincu
qu'à Lille « les eaux de rivière, même de source et de
pluie » sont de nature à engendrer plusieurs maladies chro-
niques connues « sous les noms caractéristiques de bouffis-
sures, d'hydropsies, de maux d'estomac, d'indigestions, de
diarrhées, d'affections scorbutiques, scrofuleuses ». Le
médecin Desmilleville est beaucoup plus nuancé : « les
naturels du pays » ont à ses yeux bien plus à craindre des
« longues sécheresses » et des longues et fortes gelées qui
font naître « les maladies les plus aiguës et les plus mali-
gnes », et de citer le grand hiver de 1709 et la sécheresse
de 1750... Il est vrai que, habitant une ville installée sur
un fonds marécageux, les Lillois avaient appris à vivre à
proximité des canaux, en familiarité avec la Deûle et ses
petits affluents lillois : l'Arbonnoise (appelée aussi Four-
chon ou rivière d'Esquermes), la Rivièrette, qui, née au
sud de la cité, se déverse en ville dans le canal des Hiber-
nois, et surtout le Becquerel, dit un peu pompeusement
« la chaude rivière » (elle gelait rarement), dont les eaux
claires entraient dans la ville sous la lunette de la porte de
Fives.
Il convient en effet de souligner d'emblée que la Deûle
est beaucoup plus présente dans la vie lilloise de l'Ancien
Régime que dans celle d'aujourd'hui. Au xxe siècle, la
Deûle est excentrée par rapport à la cité, qu'elle contourne
par le nord-ouest. Ce tracé entièrement artificiel fut réalisé
tronçon par tronçon à compter de 1750 et du creusement
du canal de l'Esplanade qui eut au moins le mérite de
mettre en relation directe la haute Deûle et la basse Deûle.
Auparavant, entre la haute Deûle et la basse Deûle existait
une rupture de charge exigeant un transbordement par
charrois des marchandises. Ce fut du reste un des facteurs
d'attraction et de fixation de l'urbanisation dans le site de
Lille puisque la basse Deûle, via la Lys, conduit à Gand, à
gruges et à Anvers. En ce sens, G. Sivery est tout à fait
fondé à mettre en valeur Lille comme « point de départ de
la navigation de l'Escaut ». Jusqu'au XVIIIe siècle, l'impor-
tance du trafic remontant par la basse Deûle jusqu'au ter-
minus de la navigation fluviale prédominait sur les
échanges vers l'amont par la haute Deûle.
Entre la haute et la basse Deûle, la moyenne Deûle, qui
dessinait une grande courbe, se divisait en de multiples
canaux à ciel ouvert qui, faute de profondeur, n'étaient pas
navigables sinon par de simples barques. Au vrai, une par-
tie du flot de la haute Deûle afflue au sud-ouest à la porte
de la Barre et pourvoit en eaux les fossés de l'enceinte
enveloppant la ville par le truchement d'un réseau
compliqué et sinueux de ruisseaux dont la reconstitution
est un morceau de bravoure de la bonne érudition locale.
Est-ce à dire que vivre à Lille, c'est aussi vivre dans « la
v yenise du Nord » ? L'expression est trop galvaudée pour
etre reprise sans nuance, mais elle a la capacité de souli-
gner le poids des activités fluviales dans une ville qui est
beaucoup plus dépendante qu'aujourd'hui de la Deûle
pour sa fourniture en eau, son approvisionnement alimen-
taire, ainsi que la circulation des hommes.
Les eaux de la Deûle sont d'un apport indispensable à
maintes activités, en particulier aux brasseries, aux teintu-
reries, aux blanchisseries de linge et de fil. Ces eaux, à
mesure qu'elles progressaient dans l'espace urbain, deve-
naient rapidement rien moins que limpides. La lenteur du
courant et la faible profondeur des chenaux de la Deûle
ne pouvaient qu'aggraver encore une pollution entretenue
par le déversement d'ordures et de déchets organiques
comme par l'évacuation incontrôlée des effluents des
fabriques d'amidon et des ateliers de laine.
La voie d'eau contribue à faciliter les déplacements des
hommes. Pour aller de Lille à Douai, le moyen le plus
commode est de se servir de la barque qui, tirée par des
chevaux, quitte tous les jours Lille à huit heures du matin,
suit le cours de la haute Deûle jusqu'à Don où elle pénètre
dans le canal de jonction à la Scarpe. Le coût du voyage
est relativement modique (25 sous par tête). Le Magistrat
de Lille se plaît à faire valoir que les barques qui descen-
dent et remontent le cours de la haute Deûle sont « assez
grandes, divisées en plusieurs places avec des banquettes
sur une partie du tillac » et « l'on y est fort commodé-
ment » ! On ne peut certes parler d'un système de trans-
port par bateau comparable en densité au réseau de
transport en vigueur aux Provinces-Unies ; il y a néan-
moins quelques analogies.
Plus encore que pour les déplacements des hommes, la
Deûle est un moyen de transport décisif pour les produits
pondéreux et plus particulièrement les grains. Le transport
par voie d'eau était assurément bien moins coûteux que le
transport par voie de terre. Une comparaison établie par
Vauban en 1706 fait même apparaître, de façon un peu
excessive, un coût vingt-cinq fois inférieur du transport par
voie d'eau. Le creusement d'un canal entre la Scarpe et la
basse Deûle entre 1686 et 1693 permit aux grains artésiens
de gagner bien plus aisément la métropole lilloise. Le
réseau des communications fluviales de la France du Nord
fut heureusement complété par l'aménagement d'un canal
entre Aire et Saint-Omer. À partir de l'achèvement du
canal de Neufossé, en 1771, la jonction de Lille à Dun-
kerque par la Deûle, puis par la Lys, enfin par l'Aa était
pleinement assurée. Elle l'était même de Dunkerque à la
Scarpe puisque nous venons de voir qu'avec le canal de
l'Esplanade avait disparu en 1750 la rupture de charge
existant à Lille entre la haute et la basse Deûle. L'âpreté
des rivalités entre les bélandriers de Dunkerque, les bate-
liers d'Aire et ceux de Lille éclaire l'ampleur de l'enjeu
économique que constitue la maîtrise du réseau de
communications fluviales dans une région qui fait figure
de riche bassin alimentaire. Le mémoire de l'intendant
Dugué de Bagnols est de ce point de vue très explicite :
« La Lys et la Deûle apportent [à Lille] des bleds, des foins
excellents, des briques et facilitent son commerce avec
e Artois et la Flandre espagnole. La Scarpe lui apporte des
bleds, du bois, des foins, de la houille, de la tourbe et lui
donne le moyen d'entretenir son commerce avec la ville
de Douai, la châtellenie de Bouchain, le Hainaut, le Tour-
saisis et l'Artois. »

au sein d'un bassin alimentaire et dans un carrefour


des échanges

Lille est la « chef-ville » d'un petit pays, qui fait figure à


fois d'espace géographique et d'entité juridique d'ori-
êlrie féodale. Cette châtellenie de Lille, qui forme avec
celles de Douai et d'Orchies la Flandre wallonne, a une
superficie d'environ 728 kilomètres carrés. Les géographes
Olit de longue date décrit les cinq quartiers de la châtelle-
Ille qui comporte deux plateaux argileux (le pays de
Veppes et le Ferrain), un solide plateau crayeux en posi-
10? anticlinale constitué par le Mélantois et le Carembaut,
enfin une cuvette synclinale remplie de sable et d'argiles,
la Pévèle.
La fertilité de cette contrée fait figure de lieu commun
ans les écrits du temps comme dans les travaux des histo-
riens. Alain Derville, pour l'époque bourguignonne, fait
®jat de rendements en blé (entre 17 et 20 hectolitres à
hectare) que l'on peut considérer comme particulière-
ent élevés à l'époque. Les travaux de Hugues Neveux lui
n permis de dresser un tableau des activités agricoles au
milieu du xvie siècle. Les labours occupent alors 79,7 % du
sol, les manoirs et jardins 12,3 %, les prés 3 % et les bois
5 %. L'importance du bétail est déjà un trait significatif de
la mise en valeur, surtout dans le pays de Weppes et le
Ferrain.
À l'époque française, il n'est pas de visiteur, ou d'admi-
nistrateur ou de militaire de haut rang qui ne tarisse
d'éloges sur la richesse agricole de la Flandre wallonne.
Un visiteur de 1781 a à ce propos quelques phrases lapi-
daires : « La châtellenie de Lille est un pays superbe pour
la culture et la richesse. Les plaines sont très grandes mais
diversifiées de manière à n'être point tristes. On y cultive
du tabac, du lin, du chanvre, des pavots, des trèfles et
toutes sortes de grains. » Il rejoint pleinement Vauban qui
en 1705 note à propos de la Flandre française : «Les
conquêtes du roi lui ont acquis de très bons pays riches
et fertiles, où les terres sont bien cultivées et d'un grand
rapport. » Dès l'aube du XVIIIe siècle, Vauban s'extasie sur
l'heureuse diversité des productions : la terre « douce et
facile à travailler porte des blés de toute espèce abondam-
ment, rendant ordinairement huit, dix, douze à quinze
pour un ; elle porte aussi du grand trèfle, qui leur tient lieu
de foin..., beaucoup de colzas dont ils font un grand trafic
pour les huiles qu'ils en tirent, de la garance, du houblon
et beaucoup de ce gros orge dont on fait la bière qu'ils
appellent sucrion, du lin, quelque chanvre, des pois et des
fèves et tout ce qu'on lui veut faire porter. C'est encore le
pays du monde le plus abondant en fourrages et en bon
laitage. »
Ces observations ont été ratifiées par le chantre de
l'agronomie anglaise Arthur Young qui, en 1787, dans un
passage célèbre de ses Voyages en France, oppose une agri-
culture flamande très avancée à une agriculture française
plus routinière et surtout fidèle à « l'opprobre de la ja-
chère ». Il ne faut cependant jamais perdre de vue que les
performances de l'agriculture flamande sont avant tout le
fruit d'un long héritage de siècles de travail opiniâtre
assumés par une paysannerie vouée à une agriculture
intensive à la chinoise. C'est au premier chef l'utilisation
de toutes sortes d'engrais organiques et minéraux qui ont
progressivement enrichi le sol. Les tonneaux de gadoue
que leur fournissent les fosses d'aisances, les tourteaux
constitués par les résidus du pressage des oléagineux joints
au procédé du chaulage propulsent les rendements vers
des sommets. Des assolements complexes faisant place aux
légumineuses ou à des cultures industrielles comme le
colza ont eu raison de la jachère. La disparition de la
jachère, qui paraît effective dès le milieu du XVIIe siècle,
est la clé du succès de la paysannerie. Encore convient-il
de comprendre que les densités démographiques sont
telles que la région lilloise n'est pas auto-suffisante. Ce qui
confère à Lille une forte situation, c'est aussi le réseau des
communications au cœur duquel il s'inscrit.
La région est innervée par un réseau de chemins mis en
place dès la fin du Moyen Âge, même s'il va de soi que la
viabilité de ces routes s'est améliorée au XVIIIe siècle quand
les chaussées revêtues se sont multipliées, assurant le
maintien des liaisons routières en toute saison. Lille voit
converger vers ses portes monumentales une dizaine de
chemins clairement tracés et scrupuleusement reportés sur
les plans de la ville. Au début du XVIIIe siècle, la route
d'Armentières par Lomme débouche au pont de Canteleu
aux abords immédiats de la citadelle ; celle de La Bassée
par Loos et Esquermes accède aux rues de la ville par la
porte de Notre-Dame ; celles venant d'Arras par Watti-
gnies, de Douai par Thumesnil, de Valenciennes par
Lezennes se rejoignent à la porte des Malades. L'impor-
tante route de Tournai que rejoint à Hellemmes le chemin
venant d'Audenarde par Flers trouve son débouché à la
porte de Fives. La route de Roubaix via Mons-en-Barœul
aboutit à la porte de Saint-Maurice, celle de Menin à la
porte de La Madeleine, celle d'Ypres à la porte de Saint-
André.
Il n'est pas aisé de circonscrire exactement le champ
relationnel des Lillois. Une étude conduite par R. Vande-
wiele sur les années 1477-1519 à partir de la comptabilité
urbaine et des échanges de nouvelles a le mérite de mon-
trer à l'aube des Temps modernes une ville solidement
plantée dans un espace flamand. L'intensité des relations
dessine une hiérarchie bien ordonnée ; c'est avec Douai
que les échanges d'informations sont les plus fréquentes,
puis viennent Gand et plus loin encore Bruges. Les autres
villes comme Valenciennes sont assurément connectées à
la toile informationnelle où les élites lilloises inscrivent
leur action, mais elles n'y jouent pas un rôle significatif. Il
est patent surtout que dans le premier XVIIe siècle Lille
n'entretient pas de rapports réguliers avec Paris et plus
largement les villes du royaume de France. Lille a depuis
longtemps, et en tout cas dès le début des Temps
modernes, des relations commerciales suivies avec le gre-
nier à blé artésien et le sud de la Flandre wallonne. Le
rattachement à la France n'a pas bouleversé ces orienta-
tions, tout en renforçant assurément les échanges de Lille
avec le Sud.
À l'époque française, si nous nous en tenons au
commerce des grains, il apparaît une assez nette prépondé-
rance des liaisons par voie de terre en direction du sud et
de l'est. Dans les années 1733-1791, les produits fiscaux
des portes tournées du côté de la France fournissent
57,5 % des recettes totales, la porte des Malades s'adju-
geant à elle seule 35,3 % du trafic des grains. Les quatre
portes tournées vers la frontière (Saint-André, La Made-
leine, Saint-Maurice et Fives) ne voient donc transiter
qu'une part minoritaire de ce négoce, bien que la porte de
Fives, débouché, nous venons de le voir, des routes d'Au-
denarde et de Tournai, ne fasse pas trop pâle figure.
Le réseau des transports autorise également les déplace-
ments des hommes. Les déplacements habituels des Lillois
demeurent difficiles à saisir faute de sources. Il va de soi
que, pour la plupart, les déplacements étaient restreints
puisqu'il y a coïncidence entre le lieu de résidence et le
lieu de travail. Le problème des déplacements ne concerne
donc qu'une minorité de Lillois. Les hommes de peu, en
particulier les ouvriers du textile, les travailleurs de la
construction et ceux qui se consacrent aux métiers de l'éco-
nomie vestimentaire, se déplacent le plus souvent à pied
en faisant les étapes nécessaires dans quelque modeste
auberge ou à la belle étoile. Les moins démunis, qu'il
s'agisse de marchands, d'ecclésiastiques, d'officiers, de
nobles ou de simples bourgeois, peuvent être conduits,
faute de chevaux ou de carrosses, à s'enquérir de moyens
de transports collectifs.
Sans doute ne faut-il pas imaginer des voyages rapides
encore à la fin du règne de Louis XV. Par exemple, pour
se rendre à Cambrai, le Lillois doit quitter la ville à six
heures du matin de mi-mars à octobre avant d'atteindre
Douai à midi et Cambrai le soir. Pendant les mois d'hiver,
le périple est encore plus difficultueux ; le voyageur persé-
vérant n'atteint la capitale archiépiscopale que le lende-
main soir. Est-il nécessaire d'ajouter que pour gagner Paris
le Lillois doit s'armer davantage encore de patience ? Pen-
dant le printemps et l'été, la voiture arrive le lendemain
soir ; en hiver, elle n'atteint au but de son parcours que le
troisième jour. Le coût du trajet ne ménage guère les
deniers du voyageur. Il en coûte 55 livres pour se rendre
dans la capitale ; il est vrai que le voyageur est nourri et
logé en cours de route.
Se déplacer jusqu'à Valenciennes, distante de 50 kilo-
mètres, exige moins d'abnégation. La voiture accomplit le
trajet dans la journée. Toutefois, la liaison n'est assurée
que trois fois par semaine moyennant 5 livres par tête. La
même périodicité est observée du moins pendant neuf
mois sur la ligne Lille-Saint-Omer ; pendant les deux mois
d'hiver, elle n'est même plus assurée que deux fois par
semaine. En fin de compte, la ligne isochrone des déplace-
ments possibles en une demi-journée ne va pas au-delà
d'Armentières à l'ouest et d'Orchies au sud-est.
Le récit haut en couleur que donne en 1714 le sieur
Nomis de son voyage de Tournai à Lille en dit long sur
l'inconfort de ces voitures appelées « karabats » qu'« on
pouvait appeler moitié coche, moitié fourgon ». « Imagi-
nez-vous que nous étions vingt-sept dans un long, mais
étroit chariot. Le centre du karabat est le meilleur poste
pour ceux qui ont le malheur d'être réduits à s'en servir,
disons plutôt que c'est le moins mauvais. » Et de décrire
l'entassement des voyageurs agglutinés sur des bancs trop
étroits, ses mésaventures lorsque, secoué sans ménage-
ment, il ne peut empêcher ses éperons d'entailler les
jambes de ses voisins, alors qu'une femme au fond de la
voiture est à ce point ballottée qu'à trois reprises elle se
retrouve si échevelée que « sa tête avait tout l'air de celle
de Méduse ».
La notice du Dictionnaire de J.-J. Expilly fait état de
voitures publiques contenant dans les années 1760 six, huit
et même ordinairement dix personnes, et considérées alors
comme bonnes et convenablement closes contre les intem-
péries. On les décrit flanquées sur le devant et sur le der-
rière de grands paniers en osier couverts de toile cirée pour
abriter les marchandises les plus précieuses, tandis que les
paquets de volume plus modeste sont placés dans des
coffres pratiqués sous les banquettes.
Par ailleurs, les chaises de louage bien appropriées aux
courtes distances ne manquent pas. On est fondé à penser
que les fiacres évitent les incommodités des lourdes dili-
gences surchargées. Le témoignage du Parisien Charles
Sabliez est de ce point de vue décisif. « On compte, écrit-
il en mai 1731, 200 carrosses bourgeois et plus de 80 car-
rosses de remise, car je n'ose les appeler fiacres. Ils sont
grands et propres et ont de grandes glaces. » À la fin du
règne de Louis XV, la situation n'a pas changé puisque
le Guide des étrangers à Lille fait encore état en 1772 de
« 80 fiacres au service du public, outre plusieurs carrosses
de remise ».
Desservi par un réseau en étoile de routes, Lille l'est
aussi assez tôt par les messageries postales. La création
d'une poste aux lettres pour tous est effective en janvier
1617. Malheureusement la documentation fait le plus sou-
vent défaut pour mesurer le volume des correspondances
échangées. Dans le meilleur des cas, on ne peut tirer profit
que du montant des taxes perçues par les bureaux. Les
premières sources disponibles sont les comptes de la
Ferme générale des postes pour l'exercice 1745. Au temps
de Fontenoy, les recettes postales enregistrées à Lille cor-
respondent à 44,5 % des sommes recueillies dans l'en-
semble des bureaux de Flandre wallonne, de Flandre
intérieure et de Flandre maritime. Lille pèse 3,4 fois plus
dans les échanges postaux que la ville parlementaire et uni-
versitaire de Douai, 2,1 fois plus que le port de Dun-
kerque. Le chef-lieu de l'intendance du Hainaut,
Valenciennes, collecte 2,6 fois moins de recettes postales
que Lille. La hiérarchie postale révélée par les flux postaux
évolue par la suite en faveur de la capitale de la Flandre
wallonne. Lille est par conséquent un pôle d'activités pos-
tales hégémonique qui reflète son pouvoir de commande-
ment économique et politique. On comprend alors que,
dès l'époque de la Régence, le sieur Nomis ait pu parler
de Lille comme du « Paris des Pays-Bas ».
LES PAYSAGES URBAINS D'UNE BELLE VILLE MARQUÉE PAR LE
FAIT MILITAIRE ET LA PUISSANCE DE L'ÉGLISE

Le paysage urbain de Lille est-il beau ? Les critères de la


beauté peuvent évoluer au cours des siècles. L'esthétique
urbaine classique commandée par la raison exalte la symé-
trie et la rectitude des voies. On se souvient de la formule
de l'historien Lavedan : « De belles constructions, de l'eau,
de l'air, de la verdure, tels sont les quatre termes de la
définition de la ville idéale de l'époque classique. » À
l'aune de ces critères, Lille peut-il prétendre à l'excel-
lence ?

Une belle ville en dépit du retard de ses équipements


publics civils ?

Le Parisien Charles Sabliez ne doute pas un instant de


la beauté de Lille qui à ses yeux supporte à maints égards
la comparaison avec la capitale : « Lille peut consoler de
Paris et à comparer Lille géométriquement avec un quar-
tier de Paris de la même grandeur, à choisir, je ne sais si
Lille ne l'emportera point : il n'y a pas de ces grands palais
à la vérité, mais les rues y sont grandes et larges [...] les
boulevards sont aussi beaux que ceux de Paris [...] La cita-
delle est une des plus fortes de la Flandre. » Le voyageur
anonyme de 1781 dont nous avons déjà requis le témoi-
gnage ne tarit pas davantage d'éloges sur Lille, « une des
plus belles villes de France ». Et de préciser : « Les rues
sont droites, larges ; les bâtiments en sont beaux, mais il
n'y a pas un édifice remarquable. Il y a une jolie place vers
le milieu de la ville. Il y a de jolies allées autour de l'espla-
nade qui font les promenades de la ville. La citadelle est
parfaitement belle et très forte, ainsi que la ville ; les forti-
fications
V sont entretenues comme une tabatière. »
A l'évidence, ces voyageurs ont surtout fréquenté le
« nouveau Lille » de Vauban au nord-ouest de la cité.
Leurs témoignages font référence à des topoï dont la
convergence est fascinante. La largeur et la rectitude des
rues, le parfait ordonnancement de la citadelle les ont
favorablement impressionnés ; l'aménagement sinon de
grands jardins publics (Lille en est alors dépourvu), du
moins de belles promenades correspond à la sensibilité
d'élites soucieuses de goûter aux douceurs agrestes dans
un cadre urbain.
Bien d'autres textes vont dans le même sens. On ne
s'étonnera pas de l'enthousiasme de Vauban dont l'affec-
tion pour Lille est connue de longue date : « Lille est très
bien bâtie par le dedans... Elle est très bien percée... Les
rues sont belles et nettes, partout bien pavées, de même
que les chaussées de ses avenues dont les pavés se conti-
nuent jusqu'à Douai, Tournai, Seclin, Menin, Ypres,
Bergues et Dunkerque. »
L'historiographe tournaisien J.-A. Poutrain affirme que
Tournai est « plus agréable, mieux percée et d'un plus
beau jour » qu'aucune des autres villes de la région ; il
prend soin de faire une exception pour Lille « devenue
depuis cent ans la perle des Pays-Bas français » et d'évo-
quer les rues « larges et belles », leurs « croisures égale-
ment diversifiées et bien prises », l'entrée « spacieuse et
agréable » des portes, les places « bien situées, amples et
commodes ».
Assurément l'historien est tenté de faire la part des
choses. Les anciennes paroisses de Lille ne sont pas dotées
en majorité de rues droites et larges. L'urbanisation de
Lille ne s'est pas faite au hasard, mais il est clair qu'elle
s'est développée sans plan directeur. Les rues dépassant
5 mètres de largeur ne sont pas la règle générale. Il est
cependant vrai que comparées aux rues d'autres villes
comme Rouen qui sont étroites, mal percées et tortueuses,
les rues de Lille paraissent sur les plans suivre un tracé
moins tourmenté. C'est au sein même des pâtés de mai-
sons, à l'abri des regards des passants que s'incruste le lacis
des ruelles et des cours à la population souffreteuse. Les
récits de voyage et les guides sont peu sensibles à ce vécu
populaire, même si le Guide des étrangers publié en 1772
a le mérite d'ajouter que les maisons ont « toujours [il
serait plus exact de dire souvent] une ou plusieurs caves
peu profondes, dans lesquelles loge une quantité prodi-
gieuse de peuple... »

Peut-on dire que Lille ne compte pas d'édifices remar-


quables ? Dans la ville de cette fin du xxe siècle ne subsiste
aucun grand bâtiment civil complet antérieur au
xviie siècle. Du palais Rihour initial du temps des ducs de
Bourgogne avec ses quatre ailes entourant une vaste cour
d'honneur, n'ont échappé aux malheurs des temps, puis à
l'incendie de 1916, que la chapelle à deux niveaux du
XVe siècle et l'escalier d'honneur. Par ailleurs, il faut bien
admettre que Lille n'a jamais pu se targuer de posséder les
halles, les fastueuses maisons de ville ou de corporations
dont s'enorgueillissent les grandes villes flamandes et bra-
bançonnes.
On peut facilement faire le tour des constructions nou-
velles du xvie siècle que les contemporains du traité de
paix de Vervins (1598) pouvaient côtoyer. Il n'en est que
trois qui aient une réelle importance. Les Nouvelles Bou-
cheries édifiées en 1550 en bordure du Grand Marché dont
subsistent deux dessins ne suscitent guère l'admiration des
historiens de l'art qui, à l'instar de P. Parent et de
J.-J. Duthoy, identifient une construction hybride associant
des éléments empruntés au gothique tardif et quelques
traits moins archaïques témoignant d'un certain souci de
symétrie. Cet édifice démoli en 1717 fascinait-il davantage
les hommes du temps ? On peut en douter, tout autant
d'ailleurs que pour la Chambre des comptes qui, fondée en
1385, s'installe pourtant dans des bâtiments partiellement
reconstruits à partir de 1560. On chercherait en vain à Lille
un hôtel de ville qui inscrirait vigoureusement par sa pré-
sence massive dans la pierre l'autorité du corps de ville. Il
Y aurait cependant péril à sous-estimer la place qu'occupe
Maison commune dans la vie des Lillois. La Vieille
Halle échevinale construite pour partie au XIIIe siècle, pour
Partie au xve siècle était un bâtiment qui comptait dans
1univers quotidien des Lillois. Une « bretesque » du haut
^ laquelle sont lues les proclamations à la population
sépare du reste la partie du XVe siècle de la partie plus
ancienne. Il n'est pas indifférent que l'hôtel de ville se soit
doté depuis 1442 d'une tour de forme d'ailleurs assez
curieuse puisqu'elle juxtapose au vrai deux beffrois édifiés
un sur l'autre. Sur une grosse boule correspondant à la
chambre de l'horloge installée dès les années 1380, s'élance
en effet un deuxième beffroi affectant la silhouette d'une
Poire allongée à la base percée d'auvents. Dans ce
deuxième beffroi, le guet de la ville trouve le point d'ob-
servation nécessaire à l'accomplissement de sa mission ;
par ailleurs, derrière les auvents sont suspendues les
cloches de la ville : la cloche des bans (dite « bancloque »),
la cloche du dîner ou cloche des ouvriers, enfin la cloche
des échevins. Il est clair qu'un tel emboîtement de
constructions et de cloches était de nature à compromettre
la solidité de l'ensemble. C'est pourquoi en 1601 il fallut
se résoudre à démolir la partie supérieure du beffroi et
à transférer à l'église Saint-Étienne l'horloge mais aussi
l'important carillon mis en place en 1565. Quant à la « ban-
cloque » et à la cloche des ouvriers, elles furent désormais
pendues à la tour de l'église Saint-Maurice.
Il est vrai que depuis la dernière décennie du xvie siècle,
sans sombrer dans des dépenses monumentales ostenta-
toires peu en harmonie avec son éthique du bien public, le
Magistrat avait fait adjoindre dès 1593 un nouvel édifice
appelé naturellement la Nouvelle Halle (démolie en 1860).
Cette halle édifiée sur les plans de Jehan Fayet, le maître
d'œuvre de la ville, fait encore une large place à la sur-
charge décorative conforme au goût flamand, même si les
historiens de l'art se plaisent à identifier çà et là des
emprunts à la grammaire décorative de la Renaissance.
L'essentiel ici est de bien mesurer que le pouvoir politique
local et provincial dispose, dès le début du temps
des Archiducs, de bâtiments fonctionnels. La Maison
commune désormais englobait un pâté de maisons avec à
front de rue un bâtiment de deux étages. Au fond d'une
première cour, un deuxième bâtiment à un étage abrite
au rez-de-chaussée la Grande Chambre des échevins. Au-
dessus se déploie la haute salle du conclave échevinal,
éclairée le jour par de hautes fenêtres et le soir par des
torchères de ferronnerie. Les petites échoppes et les
hobettes louées à divers artisans enveloppent ce centre du
pouvoir politique qui fait corps avec le tissu urbain.
Une telle intégration hautement symbolique de la Mai-
son commune dans l'univers minéral de l'habitat bourgeois
perdure jusqu'en 1664, lorsque le Magistrat acheta au roi
Philippe IV pour 90 000 florins le palais Rihour. Pour un
coût raisonnable, Messieurs de la Loi trouvaient enfin un
écrin davantage à la mesure du prestige dont ils jouis-
saient. L'estampe de Harrewijn réalisée en 1638 fait décou-
vrir encore en vue cavalière un Rihour proche de sa
splendeur primitive. La salle du conclave ne manque pas
de majesté et elle est rehaussée par une série de tableaux
dus à Arnould de Vuez, dans le goût de Poussin et de Le
Sueur. Dans l'antichambre du conclave, une iconographie
aux connotations politiques évidentes rappelle les racines
lointaines des privilèges urbains : les portraits des comtes
de Flandre, de Louis de Mâle au roi d'Espagne Charles II,
y trouvent un digne complément dans le tableau de
Wampe qui représente la comtesse Jeanne donnant au
Magistrat le règlement de 1235. Deux incendies en 1700
et en 1756 mirent toutefois sévèrement à mal la vieille et
prestigieuse bâtisse. Messieurs de la Loi firent alors procé-
der, non sans lenteur, à une restauration sommaire. Ce
n'est qu'en 1785 qu'ils demandent à l'académicien Couture
de préparer les plans d'un nouvel hôtel de ville. Rien ne
se fit naturellement avant 1789 et les autorités scabinales,
tournant le dos à l'« urbanisme-spectacle », renoncèrent
même à construire une de ces places royales si prisées à
l'époque dans d'autres métropoles de province.
Il est certain que l'équipement de Lille en grands bâti-
ments publics s'est amélioré aux XVIIe et XVIIIe siècles. On
a déjà dix fois décrit la construction de mars 1652 à octobre
1653 de la Bourse des marchands qui, aujourd'hui restau-
rée, fait figure de monument phare du patrimoine lillois.
Chef-d 'œuvre de l'ingénieur et architecte de la ville, Julien
Destrez, cet édifice à deux étages surmontés de combles
percés de lucarnes rassemble en un groupe cohérent et
sous un même toit vingt-quatre maisons particulières ados-
sées à une cour intérieure publique. Il est vrai qu'une
impression d'équilibre et de stabilité se dégage de ce bâti-
ment d'une puissante simplicité de construction. Les Lillois
de toutes conditions trouvaient dans ce bâtiment de pres-
tige occupant une place centrale un édifice en harmonie
avec leur sensibilité baroque et leur goût pour la polychro-
mie. Faut-il ajouter que, en 1652-1653, il était temps pour
cette grande ville flamande dont l'âme des activités était
le commerce (cf. chapitre 4) de se doter enfin d'une
construction qui se rapproche beaucoup du prototype, la
Bourse d'Anvers édifiée, elle, en 1531 ?
Après le passage sous la domination française, les nou-
veaux équipements publics eurent des destinations priori-
tairement militaires, à un moindre titre hospitalières et
tardivement socioculturelles.

Un paysage urbain imprégné par le fait militaire et plus


modestement par les équipements hospitaliers

C'était un sujet d'émerveillement et de grande considé-


ration pour un visiteur que de pouvoir faire la visite de la
citadelle et des fortifications. Dès 1714, le sieur Nomis
donne le ton : « La citadelle est complète dans toutes ses
parties. La beauté même s'y trouve meslée avec la force
[...] La citadelle de Lille est unique en France et peut-estre
dans le monde pour sa régularité et pour sa force. » Les
sept portes ne manquaient pas d'impressionner : la plus
majestueuse est sans conteste la porte de Paris, édifiée de
1685 à 1694 par Simon Voilant. Cette porte à la fois puis-
sante et fastueuse de 28 mètres de hauteur et de 27 mètres
de largeur est, selon l'expression de Charles Garnier, l'ar-
chitecte de l'Opéra de Paris, « le seul spécimen des temps
de Louis XIV conservant la porte triomphale et la porte
de guerre réunies ». Cette porte de Paris au symbolisme
politique puissant n'était évidemment pas insérée comme
aujourd'hui au cœur même de la ville. Plantée sur le glacis
des fortifications, elle donnait accès à la longue rue des
Malades par un étroit passage percé au milieu de la façade
et commandé par un pont-levis. C'est donc par un monu-
ment associant l'ordonnance classique d'une composition
d'esprit français à la décoration luxuriante flamande du
couronnement baroque que la ville de Lille annonçait de
loin sa présence aux nombreux visiteurs venant de la route
du sud.
L'époque française fut naturellement aussi le temps des
casernes. Dans le cadre tout flamand de la Grand-Place,
Thomas-Joseph Gombert élève en 1717 la Grand-Garde
pour y installer les soldats du roi chargés de veiller à la
sécurité publique. Le bâtiment austère est à l'époque agré-
menté de quelques ornements aujourd'hui disparus. Par
son classicisme, il tranche toutefois avec la Bourse voisine.
Certes, le siècle des Lumières a laissé dans l'art urbain
quelques bâtiments publics notables. Nous pensons au
grand magasin à blé bâti entre 1728 et 1733 à l'initiative
des États de Flandre wallonne afin de procurer du blé en
tout temps à bas prix. Ce vaste bâtiment fonctionnel super-
posait sept greniers et comptait, pensait-on à l'époque,
autant de fenêtres qu'il y a de jours dans l'année (il n'y en
a en fait que trois cents !). Sa présence dans le tissu urbain
ne pouvait être qu'un repère sécurisant pour le plus grand
nombre. Les années 1780 furent un autre temps fort pour
les grands chantiers. Il est inévitable de citer ici l'hôtel de
l'Intendance, même s'il ne s'agit, grâce au génie de Michel
Lequeux, que de la remise à neuf et du réaménagement
d'un hôtel particulier (hôtel de Wambrechies). Il convient
surtout de mentionner le seul grand équipement « socio-
culturel » du siècle des Lumières dont la réalisation doit
beaucoup aux incitations de l'intendant C. Esmangart, le
Grand Théâtre du même Michel Lequeux dont l'aspect
extérieur a été immortalisé dans le tableau de F. Watteau,
La Braderie de Lille. La Petite-Place avec ce bâtiment néo-
classique avait trouvé en face du rang du Beauregard et de
la Bourse une parure et une structure enfin conformes aux
attentes d'un public épris d'activités théâtrales (cf. cha-
pitre 12).
De façon plus générale, le mémoire de Sébastien Smiejc-
zak permet aujourd'hui de mieux connaître les fluctuations
de l'activité de la construction publique à Lille au
xviiie siècle. Le graphique auquel il aboutit (cf. figure 1)
révèle une tendance séculaire orientée à la hausse, avec
des phases d'accélération des travaux (1726-1735, 1748-
1757, 1764-1771, 1785-1788). En période d'intense activité
constructive, 8 à 10 % des dépenses de la ville sont affec-
tées aux bâtiments publics. La construction militaire est au
principe de la plupart des temps forts de croissance. Il est
clair qu'une situation favorable des finances locales dyna-
mise les cycles de construction, même si, c'est le cas à la
fin des années 1760, l'État royal incite quelquefois à l'ou-
verture de chantiers alors que les finances ne se portent
pas au mieux. Nous avons souligné dans Le Pouvoir dans
la ville au xvnf siècle à quel point le fardeau des dépenses
militaires avait été une cause majeure de dérangement
financier. La ville de Lille doit assurer le logement à l'état-
major et aux soldats en garnison ; de surcroît, elle pourvoit
la troupe de fournitures et de prestations diverses
(meubles, lits, chandelles, paille, chauffage, blanchissage).
Assurément la construction de la citadelle ne fut pas à la
charge des habitants. Mais tel n'est pas le cas des casernes
et des fortifications qui sont, par la force des choses, une
création continue.
De 1737 à 1789, la ville dépense en moyenne par an
63 000 florins pour les casernes et près de 9 000 florins
pour les portes. Si l'on ajoute l'entretien des fortifications,
c'est à des débours annuels de l'ordre de 150 000 florins
que l'on parvient. Pendant la même période, les comptes
de la ville révèlent que les dépenses dans le domaine mili-
taire emportent durant vingt-neuf ans plus de 30 % de
l'ensemble du budget de la construction. C'est à partir du
rattachement à la France et de la mise en œuvre de la
politique de Louvois que les casernes deviennent les
centres vitaux des grandes places de guerre. Grâce notam-
ment aux travaux de Maurice Sautai, la chronologie des
constructions à l'époque du Grand Roi est maintenant
bien établie : en 1686, les quartiers de La Madeleine sont
bâtis, suivent ceux de Saint-Maurice pour la cavalerie,
enfin ceux de Saint-André en 1692. L'apport du
XVIIIe siècle se décline sur trois plans : l'entretien des infra-
structures en place, l'agrandissement des casernes et de
nouvelles constructions. Des travaux d'envergure
commencent dans les années 1730 avec la reconstruction
des quartiers de Saint-André et surtout la construction de
casernes près de la porte des Malades. De 1754 à 1761, les
casernes de Saint-Maurice, frappées de « caducité », sont
reconstruites à neuf, ce qui déleste les finances de la ville
de 365 000 livres. Dans les années 1769-1772, avec le nou-
veau quartier de cavalerie de Saint-André, la dernière
grande caserne de l'Ancien Régime impose derechef d'im-
portants investissements qui s'élèvent à plus de
300 000 florins.
Certes, l'artillerie n'a pas trouvé dans la ville de Lille un
arsenal à la mesure de ses besoins. A rebours, les portes
qui s'égrènent le long des fortifications sont des édifices
essentiels dont le maintien en bon état, mieux la moderni-
sation, requiert l'attention constante des autorités munici-
pales. À partir du milieu du siècle, le Magistrat doit
assumer le coût de la rénovation de la plus grande partie
des ponts. Il s'en explique du reste clairement dans une
requête échevinale adressée en 1760 au maréchal de Belle-
Figure 1 — Sommes dépensées par la ville pour la construction
et l'entretien des bâtiments publics et moyennes mobiles sur neuf ans.

(D'après S. SMIEJCZAK, Aspects de la construction publique et de l'embellissement


de la ville de Lille de 1715 à 1789, Lille, mémoire de maîtrise, 1994, p. 28.)

Isle. Il rappelle la construction des ponts de la Porte-de-


Saint-André en 1751, de la Porte-de-la-Madeleine en 1756
et de la Porte-de-Fives en 1757. Les chantiers se prolon-
gent en 1764 avec le pont de la Porte-Saint-Maurice et
s'achèvent en 1780 avec le pont de la Porte-Notre-Dame.
L'ensemble de ces opérations enchaînées, qui coûte à la
communauté urbaine près de 110 000 florins, dénote une
politique consciente et persévérante d'embellissement
dont la portée n'est pas exclusivement militaire. Les impé-
ratifs de la circulation et de la sécurité du public y ont
également leur place.
Il demeure que la ville de Lille est une de celles de la
ceinture de fer où l'empreinte militaire est la plus forte.
On ne disconviendra pas que cette présence militaire, en
dépit de contreparties financières lourdes pour les finances
municipales, contribua à l'animation économique de la
cité. À la veille de la Révolution, les estimations de l'inten-
dant général Jean Milot attestent le renforcement du
potentiel de défense de la cité. Près de 13 700 hommes
auraient trouvé place à Lille. Il va de soi qu'il s'agit là
d'effectifs théoriques. J. Milot observe qu'en 1789 environ
6 000 hommes sont en fait affectés à la défense de Lille et
que, sauf naturellement en période de guerre, la garni-
son permanente atteignait rarement le chiffre de
10 000 hommes. Il est cependant certain que, selon les
époques, entre 10 et 20 % de la population résidant à Lille
étaient formés de soldats et d'officiers. Une telle propor-
tion de militaires n'était pas sans effet sur la vie quoti-
dienne de la population. Soldats et civils se côtoyaient en
permanence dans la rue, au cabaret bien sûr, mais aussi
au marché, au spectacle, parfois même à l'atelier puisque
certains soldats, pour arrondir leur solde, étaient autorisés
à travailler en ville. C'est pourquoi la coexistence entre
l'armée et la population fut au total d'une tonalité généra-
lement pacifique. La thèse récemment soutenue de Cathe-
rine Clemens-Denys souligne de surcroît qu'au XVIIIe siècle
la police militaire, spécialisée à l'origine, devint une police
au service de la ville, contribuant puissamment au maintien
de l'ordre public. L'armée dans la ville était donc bien pré-
sente. Il est vrai que l'Église, grâce à l'omniprésence de
son clergé, à la puissance aussi de ses structures, avait une
emprise bien plus grande encore sur les Lillois.

Le réseau serré des repères monumentaux religieux

En bien plus grand nombre que les édifices profanes


publics, les constructions religieuses fournissent des
repères monumentaux aux cheminements quotidiens de la
population lilloise.
Dans la première moitié du XVIIe siècle, comme le sou-
ligne le père jésuite Jean Buzelin dans sa Gallo-Flandria
sacra et profana (1625), parmi les édifices publics, ce sont
les églises qui méritent le plus d'éloges. La plus vénérable
est la collégiale Saint-Pierre de Lille ; les Lillois des Temps
modernes pouvaient vénérer à loisir la statue de Notre-
Dame de la Treille dans cet édifice gothique élevé à partir
du début du XIIIe siècle et achevé après une longue inter-
ruption entre 1468 et le début du xvie siècle. Cette collé-
giale, en dépit de dimensions qui peuvent paraître
modestes (60 mètres d'est en ouest), dominait les bâti-
ments annexes accolés sur ses flancs et écrasait l'humble
troupeau des maisons privées du cœur historique de la ville
où elle se trouvait implantée. L'édifice abritait un riche
mobilier (un jubé terminé en 1516-1517, des retables, des
statues) et surtout le monument funéraire de Louis de
Mâle, commandé en 1453 par Philippe le Bon, devenu du
reste le joyau de la chapelle de Notre-Dame-de-la-Treille.
Comme les chanoines proposaient par ailleurs à la vénéra-
tion des fidèles de nombreux et somptueux reliquaires, la
grande église lilloise méritait la notoriété dont elle jouissait
jusqu'à sa destruction à l'époque révolutionnaire.
Les églises paroissiales, au nombre de cinq, portaient les
noms de Saint-Pierre (une chapelle de la collégiale en fait
Office), Saint-Étienne, Saint-Maurice, Saint-Sauveur et
Sainte-Catherine. Ces églises sont des églises-halles à trois
vaisseaux d'égale hauteur. Une seule « hallekerke », celle
de Saint-Maurice comporte cinq vaisseaux. Les Lillois sen-
sibles au faste liturgique appréciaient de découvrir leurs
lieux de culte abondamment pourvus de tableaux, de
vitraux peints, de statues et de vases en argent. La peinture
baroque du premier XVIIe siècle enrichit l'éventail des
oeuvres destinées à soutenir la piété et le militantisme
dévot des fidèles. C'est ainsi que le maître-autel du chœur
de l'église Sainte-Catherine accueillit vers 1620 un tableau
de Rubens représentant le martyre de cette vierge sainte
refusant de sacrifier aux dieux du paganisme. Lorsque les
plus pieux, délaissant leur église paroissiale, assistaient aux
offices célébrés dans la chapelle des Capucins, voire celle
des Jésuites, leur attention ne pouvait qu'être captivée par
d'autres œuvres attribuées à Rubens ou sortant de son ate-
lier (Saint François en extase, Saint Bonaventure, etc.) ou
certaines compositions de Van Dyck (Notre-Seigneur en
Croix, le Couronnement de la Vierge ou Saint Antoine de
Padoue et le Miracle de la mule).
Il va de soi que l'essor prodigieux de la Contre-Réforme
catholique ne pouvait que laisser des témoignages durables
de sa fièvre bâtisseuse. On s'en tiendra ici à quelques
exemples. Dès le début du XVIIe siècle, la Compagnie de
Jésus met à profit la première extension du siècle pour
édifier une vaste et « nouvelle maison, école et église ».
Les travaux sont rondement menés de 1606 à 1611. De leur
côté, les Carmes déchaussés, installés en 1616, élèvent
deux églises qui sont successivement la proie des flammes.
En 1646, ils commencent à en édifier une nouvelle qui
n'est consacrée qu'en 1679. Les Grands Carmes pour leur
part s'attellent tout d'abord à la construction de leur cou-
vent dans le « Nouveau Lille » entre la rue Royale et l'Es-
planade. En 1700, ils entament l'érection d'une chapelle.
Les travaux suspendus en 1708 et repris en 1724 ne s'achè-
vent qu'en 1756. En 1784, après la destruction pour vétusté
de l'église Saint-André, la chapelle des Carmes devient
paroissiale.
Les Lillois d'aujourd'hui n'ignorent pas qu'un des édi-
fices religieux les plus audacieux de la cité (l'église est
aujourd'hui désaffectée) est l'église Sainte-Marie-Made-
leine conçue par François Voilant au lendemain de la
conquête française. Construite de 1675 à 1707, elle dresse
vers le ciel un spectaculaire dôme aux allures romaines.
Cet édifice est vraiment une belle synthèse où l'influence
française sensible dans la façade se marie harmonieuse-
ment avec une exubérance flamande se donnant libre
cours dans une décoration intérieure riche en volutes, en
guirlandes et en angelots.
La construction d'églises marqua le pas au XVIIIe siècle,
alors que l'espace lillois atteignait dans ce domaine un
seuil de saturation. Les fidèles de la paroisse Saint-Étienne
de cette fin du xxe siècle n'ignorent cependant pas que leur
église paroissiale n'est autre que la chapelle du collège des
Jésuites reconstruite après l'incendie d'octobre 1740. Cette
église achevée en 1747, à l'extérieur des plus austères,
parle peu à l'imagination, même si l'intérieur n'est pas
dépourvu d'élégance. On aura compris que l'horizon reli-
gieux familier des Lillois s'articule jusqu'à la Révolution
sur le réseau des lieux de culte légué par les siècles anté-
rieurs. Le réseau des institutions hospitalo-caritatives
structure également le vécu des Lillois ; et spécialement
celui des plus pauvres d'entre eux.
Tenons-nous-en ici à la marque de ces institutions dans
le paysage urbain. L'hôpital Saint-Jean-Baptiste à Saint-
Sauveur créé en 1214 et l'hôpital Notre-Dame dit « Com-
tesse » ont été fondés au temps de l'apogée du XIIIe siècle.
Qui ne sait que le plus important, Comtesse, doit son nom
à sa fondatrice Jeanne de Flandre à qui la charité inspira
en 1237 la fondation d'un établissement « pour le soulage-
ment des malades, des pauvres, des pèlerins et des
voyageurs » ? Un incendie en 1468 réduisit en cendres les
constructions antérieures ; les Lillois de la première
modernité furent donc conduits à côtoyer les bâtiments du
second xve siècle dont subsiste aujourd'hui la grande salle
des malades (1468). Après un nouvel incendie en 1649, il
fallut derechef rebâtir en conservant la brique comme
matériau de prédilection, si bien que l'essentiel de cette
imposante bâtisse date du milieu du XVIIe siècle. C'est éga-
lement au milieu de ce siècle que l'hospice Gantois créé
en 1462 par Jean de le Cambe, rue des Malades, fut sub-
stantiellement remanié et complété. À ce réseau médiéval
toujours vigoureux s'adjoignent de petits établissements
hospitaliers ou charitables. Le XVIIe siècle lègue aussi aux
Lillois les services d'un mont-de-piété appelé communé-
ment le Lombard. Cette austère bâtisse construite en 1626
par Wenceslas Coebergher évite à l'évidence toute magni-
ficence excessive dans une façade très compartimentée aux
longs chaînages de pierre blanche.
Il faut attendre le XVIIIe siècle pour que Lille voie sortir
de terre le bâtiment public le plus imposant de la ville avec
l'Hôpital général, construit de 1738 à 1743 sur les plans,
chose peu courante, d'un architecte parisien, Pierre Vigné
de Vigny. Par les dimensions peu communes de la façade
(140 mètres) et les bâtiments intérieurs, l'Hôpital général
inscrit dans l'art urbain une ample composition qui n'est
pas rare dans l'Europe des Lumières, mais exceptionnelle
a Lille. Il était à l'époque dressé sur un quai de pierre
endiguant les eaux de la Deûle. Ce lieu réservé à l'enfer-
mement des pauvres mendiants, des vieillards et des
enfants abandonnés bénéficiait par conséquent d'un cadre
valorisant et fit figure pendant longtemps du plus beau
fleuron de l'architecture hospitalière.
Il est clair que dans la vie quotidienne des Lillois, l'en-
semble des bâtiments publics civils et religieux trace le
milieu sécurisant d'un espace connu. C'est donc d'abord
Par rapport aux édifices importants que les habitants
situent leur domicile. Il est cependant d'autres réseaux et
surtout d'autres territoires intra-urbains en fonction des-
quels les Lillois ont modelé leurs manières de vivre.
LES CADRES SPATIAUX DE LA VIE URBAINE ET L'ASPECT
EXTÉRIEUR DE L'HABITAT PRIVÉ

Les structures spatiales internes d'une ville sécrètent du


vécu et construisent de l'identité. Entre la ville et la maison
existe toute une gamme d'espaces intermédiaires. Ces
espaces tracent un maillage de frontières invisibles que
l'étranger au milieu local ne peut découvrir que progressi-
vement, en dépendant totalement dans ce domaine de la
médiation humaine assurée par la population.
Le réseau paroissial est pour tous le maillage le moins
opaque. Ce n'est certes pas le cas des quartiers qui ne
reçoivent des délimitations encore bien confuses qu'à
l'époque française. L'urbanisme a évolué radicalement au
cours des Temps modernes. Un Lillois du premier
xvie siècle transplanté au temps de Louis XVI aurait eu
quelque peine à reconnaître l'architecture des maisons
bordant les rues de la vieille ville.

Des espaces intra-muros inégalement prégnants et


« vécus »

En dehors même des cadres institutionnalisés des


paroisses et des quartiers, les Lillois étaient guidés dans
leurs cheminements quotidiens par les indicateurs spatiaux
que leur procure la forêt des enseignes dont les rues de
leur ville sont peuplées.
Ces enseignes étaient de divers types. Certaines, sculp-
tées aux façades, font figure, selon l'heureuse expression
de V. Derode, de « notabilités du genre » : les Quatre Fils
Aymon, les Chats Bossus, le Dragon, les Trois Mortiers, le
Chevalier Vert... Les plus nombreuses sont peintes sur bois
ou sur toile, d'autres sont inscrites sur des plaques de fer
ou de cuivre. Les enseignes en bois peuvent comporter des
sujets sculptés, des statuettes ou des bustes. Par exemple,
les imprimeurs avaient reçu l'autorisation de placer une
enseigne au-dessus de la porte de leur atelier. Christophe
Beys avait pour enseigne une image de saint-Luc, Pierre
De Rache une Bible d'or, Jean-Baptiste Mortimont une
Bible d'or couronnée... alors qu'au siècle des Lumières,
Jean-Baptiste Brovellio fait parade de revendiquer pour
son atelier le patronage de la Sorbonne. Lorsqu'il s'agit
d'un artisan élisant domicile dans la maison, la profession
est ordinairement signalée par des enseignes sculptées
reprenant les attributs professionnels du métier (ciseaux,
mortiers...)
Rien n'égale la richesse thématique des enseignes des
auberges, des cabarets et des hôtels. Les enseignes peuvent
trouver leur source d'inspiration dans le règne végétal (le
Tilleul, la Rose, la Pomme d'Or, la Grappe de Raisin...)
ou dans le règne animal (le Dragon, le Cygne, le Paon,
l'Aigle, les Sept Agaches, le Renard, le Lion, lui-même
associé à toutes couleurs blancs, rouge, noir, argent, or,
etc.). Les références toponomastiques ne sont pas rares ;
les enseignes à Amsterdam, Au Petit Tournai, A Béthune,
A Bruxelles, etc., signalaient sans détour les villes avec les-
quelles Lille était le plus souvent en relation... Cette arbo-
rescence des enseignes donnait au paysage de la rue une
diversité savoureuse, non exempte de bonhomie.
Il va de soi que les enseignes de la ville, si elles fournis-
sent des repères spatiaux, ne circonscrivent pas des espaces
de vie. C'est le réseau paroissial qui exerce l'emprise psy-
chologique et morale la plus forte sur les habitants. Les
paroisses sont les lieux nodaux qui structurent le plus
intensément la pratique religieuse et l'accès aux secours
POur les démunis. Le sentiment d'appartenance à la
paroisse est donc très fort. Il suffit de relire le Journal de
P.J. Chavatte pour percevoir à quel point ce maillage
paroissial est prégnant dans la vie quotidienne. L'insertion
y est d'autant plus aisée que la superficie de chaque
paroisse est à ce point restreinte qu'un bon marcheur la
traverse à pied en moins d'un quart d'heure. Qu'on en
juge ! Une grande paroisse comme Saint-Maurice s'étend
sur 29 hectares. Les vieilles paroisses s'accommodent
d'une réelle exiguïté : Saint-Étienne a 20,8 hectares, Saint-
Sauveur 21,8 hectares, Sainte-Catherine 20 hectares !
Les historiens, il y a peu, se sont intéressés à la définition
des quartiers urbains sous l'Ancien Régime. Il apparaît
que dans les villes il n'y a pas généralement coïncidence
entre les quartiers et les paroisses. À quel territoire corres-
pond alors le quartier ? Quel sens social et culturel peut
bien avoir ce territoire pour les habitants ?
Il est établi que dans une ville comme Lille, le quartier
répond d'abord à une définition institutionnelle. Lille à
trois reprises à l'époque française a procédé à une délimi-
tation de ses quartiers. En 1686, furent circonscrits trente-
deux quartiers correspondant au ressort d'activité d'autant
de commissaires de quartier chargés « d'empêcher la men-
dicité et surtout celle des étrangers et ensuite les autres
désordres ». Ces quartiers projettent sur le tissu urbain un
quadrillage très irrégulier. En 1709, un nouveau découpage
en vingt quartiers est déterminé, il se révèle encore de
consistance territoriale inégale et paraît prendre appui
pour une bonne part sur le réseau des paroisses. Enfin en
1765, les autorités aboutissent à un quadrillage plus ration-
nel prenant en charge l'espace de la ville de façon plus
harmonieuse et régulière.
Catherine Clemens-Denys a rouvert récemment ce dos-
sier en l'éclairant par une mise en relation avec les moyens
de sécurisation développés par la société. La démonstra-
tion est assez probante. Encore à la fin du XVIIe siècle, les
trente-deux quartiers n'ont aucune cohérence spatiale ; ils
paraissent se calquer sur la vieille géographie des « pla-
ces » lilloises dont on a des traces évidentes à la fin du
xvie siècle. Les modes d'organisation de la bourgeoisie
pour l'animation des fêtes et la formation de la milice n'ont
pas encore disparu des mentalités comme des modalités de
perception de la ville par les autorités. En 1702, celles-ci
paraissent vouloir faire prévaloir une approche plus ration-
nelle et abstraite de l'espace intra-muros ; il est vrai qu'à
ce moment se met en place une police plus professionnelle.
Ce n'est qu'en 1765, avec la création des sept quartiers,
qu'une approche construite à partir de points repérés sur
une carte est mise en œuvre, faisant litière des solidarités
traditionnelles et des appartenances paroissiales dont les
découpages précédents avaient tenu compte. Les formes
de régulation sociale interne que garantissait une police de
proximité plus préventive que régressive ont fait place à
une police confiée à l'armée, d'abord soucieuse d'agir et
d'intervenir dans un lacis de rues clairement identifié.
Les paroisses sont-elles davantage que les quartiers des
espaces de vie caractérisés par des pratiques sociales
propres et une homogénéité socioprofessionnelle ? Il est
clair que la paroisse Saint-Sauveur a une forte originalité ;
c'est la paroisse populaire par excellence, alors qu'a
contrario une paroisse centrale comme Saint-Etienne a un
profil social bien plus bourgeois et un standing fiscal bien
plus aisé. Il ne faut cependant rien exagérer. Il suffit par
exemple de comparer le niveau moyen des cotes de capita-
tion en 1695 dans les diverses rues d'une même paroisse
pour repérer l'ampleur des dénivellations. Même dans une
paroisse assez homogène dans ses structures sociales
comme celle de Saint-Sauveur, les moyennes fiscales enre-
gistrent des écarts significatifs. Un écart du simple au triple
est communément observé : la rue des Étaques en 1695
atteint un plancher avec 2,1 livres par imposé ; la rue des
Robleds comme la rue de Saint-Sauveur sont à peine
mieux loties avec une moyenne de 3,3 livres, alors que la
rue de Fives est à 6,9 livres. Le fossé séparant les secteurs
aisés des zones les plus déshéritées aurait été encore plus
profond si on avait tenu compte des cours dont les habi-
tants sont soit exemptés de capitation pour indigence
notoire, soit assujettis à des cotes infimes. On serait tenté
d'écrire au sujet de Lille ce que Claude Bruneel et Luc
Delporte concluent à propos de Bruxelles en 1784 dans
une récente livraison de la Revue du Nord (nos 320-321) :
plus que le quartier ou la paroisse, c'est la rue qui est
l'unité de base la plus appropriée pour observer la réparti-
tion socioprofessionnelle dans une ville d'Ancien Régime.
Qu'est-ce qu'un quartier s'il existe comme réalité vécue,
sinon une « mosaïque de rues » typées ? De surcroît, le
paysage urbain de la paroisse ou du quartier n'a pas de
réelle spécificité. Seul le contraste entre le nouveau Lille
de Louis XIV et l'ancien tissu urbain est immédiatement
perceptible.

Un habitat d'aspect médiéval jusqu'au milieu du


xvif siècle

Il ne reste rien aujourd'hui des maisons du début des


Temps modernes avec leurs façades ornementées avec pro-
fusion, leurs toits à auvent abritant l'entrée des boutiques,
leurs pignons à redents caractéristiques de l'architecture
domestique des villes flamandes. Il est établi que les toits
a auvent furent définitivement voués à la destruction par
une ordonnance de 1634. Les « frontispices » écrasants des
maisons qui plongeaient leurs fondations dans un sol peu
stable ne prolongèrent pas leur existence au-delà du
xviie siècle. Les chercheurs s'efforcent certes de tirer profit
des albums de planches rassemblés dans le second
xixe siècle par E. Boldoduc ou des eaux-fortes d'O. Bou-
chery. Au vrai, les sources iconographiques contempo-
raines sont des plus pauvres. Dans un dossier des Archives
générales du royaume à Bruxelles, figure un dessin de 1618
évoquant une vingtaine de maisons de la rue des Malades
de part et d'autre de son intersection avec la rue du Moli-
nel. La description rapide de ces maisons donne une idée
du caractère assez disparate de demeures situées pourtant
dans une des artères majeures de la cité. On distingue
d'abord cinq habitations construites en bois de 20 à
25 pieds de largeur (6 mètres à 7,5 mètres) et d'une hau-
teur uniforme de 75 pieds (environ 22 mètres). Ce qui
frappe, c'est l'étroitesse des lucarnes surtout au rez-de-
chaussée, même si, aux étages, des fenêtres de dimensions
assez diverses laissent pénétrer moins parcimonieusement
la lumière. Les rez-de-chaussée sont du reste dissymé-
triques avec des portes d'entrée parfois coupées à mi-hau-
teur. Se présentent ensuite trois autres maisons de bois,
mieux bâties, d'aspect moins « archaïque », avec des
fenêtres plus larges que des meneaux distribuent en
compartiments. Deux maisons de pierre appartenant à des
propriétaires plus aisés prennent la suite de cette rangée
peu cohérente d'habitations surmontées d'un pignon à pas
de moineaux ; elles précèdent le couvent des Pauvres
Claires. Dix maisons de bois rappelant par leur aspect les
premières habitations évoquées terminent cet aperçu furtif
de ce que pouvait être le paysage urbain lillois à la fin du
règne de Philippe III. C'est une ville assez médiévale d'al-
lure qui surgit de cette évocation. Par paresse intellec-
tuelle, les historiens se surprennent à trouver pittoresque
ce type d'habitat ; en fait, ce paysage urbain associe de
façon peu cohérente des demeures qui se serrent et se sou-
tiennent mutuellement en trouvant leur assise sur un par-
cellaire étroit.
Les maisons de bois demeurèrent longtemps prépondé-
rantes à Lille, même si ce type de construction est
condamné par le Magistrat dès les années 1560. Les bans
politiques du 14 février 1566 et du 20 juin 1569 sont a priori
formels. Il est enjoint à « tous ceulx qui voldront faire faire
ou ediffier aucunes maisons ou édiffices nouveaulx ou
renouveller iceulx, de faire faire tant les devantures que
les costez et le derrière de leurs dictes maisons de pierres
ou briques et d'eslever les murs des dicts maisons de
pierres ou briques et d'eslever les murs des dicts costez
plus hault que les dicts édiffices de trois à quatre pieds,
lesquels murs de costez [...] devront porter par dedans sur
corbeaulx de grez ». Certes, la Loi de Lille admet encore
l'usage du bois pour « les faches des galleries, montées,
despences et telz menus et petits édiffices que l'on voldra
faire pour la commodité des autres principaux ediffices ».
Il est certain qu'en dépit des bans de 1566, 1569, renou-
velés encore en 1576, le recul des maisons de bois fut lent.
Des édifices de matériaux composites virent le jour avec
un rez-de-chaussée fait de brique et de pierre, alors que le
système de construction en bois demeure en usage pour
les étages. Il est plausible que les édifices en bois qui ne
manquaient pas de solidité demeurèrent longtemps prisés
par la population. Les façades plaquées de planches mas-
quant les panneaux de torchis, plus encore que les colom-
bages savants faits pour être vus, formaient encore le décor
familier du premier XVIIe siècle. Pourtant, le recul du bois
était d'autant plus devenu un phénomène irréversible que
le Magistrat était déterminé à opérer cette mutation. Sur
les terrains qu'il revend à la faveur de l'agrandissement de
1603-1605, l'ordonnance du 18 juillet 1606 lui réserve le
droit de surveiller la construction des édifices. Le Magis-
trat prévoyait plusieurs types de constructions. Construire
massivement en pierre et en brique gardait ses faveurs
mais, par la force des choses, il admettait deux types de
maisons à pans de bois, dits, à Lille, « à arcures ». Les unes,
« à châssis non revêtus », étaient maçonnées de brique,
mais poteaux et traverses de bois demeuraient visibles, les
autres, « à châssis revêtus », conservent certaines tech-
niques du pan de bois, mais le bois qui fournit le matériau
des baies disparaît sous la maçonnerie des trumeaux.
P. Parent a bien souligné les traits distinctifs particularisant
ces maisons : plus grande largeur des ouvertures, moindre
surface des murs, disparition des croisées en pierre ou en
grès aux fenêtres des façades.
Un des rares spécimens de l'architecture privée de cette
époque encore visible aujourd'hui est la maison édifiée en
1636 par le marchand cirier Gilles de le Boé, à l'angle de
l'actuelle place de Bettignies et de l'avenue du Peuple
Belge (correspondant à l'Ancien Rivage). Le rez-de-chaus-
sée est « à châssis revêtus » avec arcatures, un premier
étage de construction massive est couronné par une cor-
niche soutenue par d'imposantes consoles. Des traits bien
caractéristiques de la Renaissance flamande apparaissent
sans détour avec les guirlandes de fleurs surmontant les
baies, les pignons alternativement brisés ou cintrés, les
niches situées sur les trumeaux.
C'est donc une ville aux maisons majoritairement de
bois que découvre Louis XIV. Certes, les maisons de
pierre et de brique les remplacent progressivement. Est
déjà présente dans le paysage lillois la première génération
des maisons construites sur un soubassement de grès
(appelé « gresserie ») avec un ou deux étages en brique.
Les spécialistes de l'histoire de l'art ont de longue date
souligné comme élément un peu emblématique de cette
architecture flamande du XVIIe siècle la force de la structu-
ration horizontale du bâti. Le cordon larmier, cette cor-
niche en saillie à la hauteur de chaque étage, souligne ce
compartimentage horizontal. Il s'agit bien dans cette
région pluvieuse (sans excès) d'empêcher l'eau de ruisseler
sur la façade et de la salir. Il n'est pas téméraire d'imaginer
l'harmonie de ces façades où se marient le gris du soubas-
sement, le blanc de la pierre et le rouge de la brique. En
se promenant aujourd'hui dans les campagnes proches de
Lille, on découvre encore quelques-unes de ces belles
fermes cossues dites « à rouges barres » où selon une
ordonnance horizontale alterne une rangée de pierres avec
le plus souvent trois rangées de briques.
Il est manifeste que la façon dont on construit la façade
d'une maison exprime un art de vivre, une manière d'ins-
crire dans la pierre l'image que l'on veut donner de sa
demeure. Les fruits et les feuillages, les cornes d'abon-
dance ou les têtes d'angelots dont les bourgeois lillois du
premier XVIIe siècle égaient les façades des maisons les plus
récentes évoquent une certaine joie ostentatoire de vivre,
en harmonie avec les chaleureuses visions du monde du
catholicisme de la Contre-Réforme. On considère généra-
lement que les sculpteurs lillois ont emprunté l'essentiel
des thèmes décoratifs ayant nourri leur inspiration à des
modèles introduits notamment à Lille par le Bruxellois
Jacques Francquart ; en ce sens, le décor lillois se déve-
loppe sous l'influence de l'art urbain bruxellois.
La rue a fortiori ne présente pas un décor homogène.
Chaque maison préserve sa spécificité. Le concept de rangs
de maisons est étranger à la manière flamande de bâtir la
ville. La situation évolue décisivement quand la « manière
de France » progressivement imprime sa marque.

Les métamorphoses des façades et de la construction au


temps de la présence française

L'étude de la maison d'habitation a été trop longtemps


négligée par l'historiographie. Il est vrai que dans les
inventaires après décès l'aspect extérieur des maisons
n'apparaît pas. L'observation des maisons anciennes à
Lille est de ce point de vue de peu de secours. Léon
Lefebvre observe même que les dernières maisons de bois
ont disparu à Lille vers 1845.
Les archives notariales recèlent surtout des actes de
ventes et des baux qui sont généralement peu explicites
sur l'aspect extérieur des maisons. Les registres aux per-
missions de bâtir et de réparer n'existent pratiquement que
pour le xviiie siècle. Ils rassemblent les réponses du Magis-
trat à un nombre impressionnant de requêtes introduites
par des particuliers et n'ont pas vocation à accueillir des
plans ou des croquis. La série des registres intitulé « Visita-
tions des maisons », qui couvre les années 1623 à 1790,
regorge de demandes d'autorisations concernant l'aména-
gement des caves, le creusement de « puisoirs », la création
de « burguets » 1, voire la construction d'« espondis »2 en
maçonnerie. Ces registres, qui n'ont pas fait à ce jour l'ob-
jet d'un dépouillement intégral, demeurent peu diserts sur
les modes de construction des édifices principaux. Au
total, pour évoquer l'évolution des paysages urbains, l'his-
torien dispose de sources assez dispersées, mais peut heu-

1. Burguet : porte de cave en saillie, protégée par des murs latéraux.


2. Espondis : digue dressée à plomb sur le bord de la rivière.
reusement faire fond sur la somme de Paul Parent
consacrée à l'architecture civile à Lille au XVIIe siècle.
Le passage sous la domination française a transfiguré à
terme les façades de la ville. Le triomphe du goût français
n'est cependant pas immédiat. Jusqu'aux années 1730, le
particularisme flamand demeure bien présent dans un style
hybride dit « franco-lillois ». À partir du second tiers du
siècle, ce qui faisait la richesse de l'art urbain flamand
s'évanouit, alors que le matériau local, la brique, tend à
disparaître par imitation des constructions parisiennes.
Paul Parent a jugé sans aménité la construction privée lil-
loise du XVIIIe siècle : « peu d'originalité, de rares innova-
tions, à peine quelques édifices intéressants ». Il incrimine
notamment l'absence de personnalité des « clercs commis
aux ouvrages » comme Joachim Millau, François-Michel
Caby ou Verdière d'Hemme. Il met également en cause le
rôle uniformisateur de l'école d'architecture fondée à Lille
en 1762. On peut légitimement trouver excessifs les juge-
ments de valeur de Paul Parent, qu'irrite la sécheresse d'un
art classique responsable à Lille d'une sorte de régression
contrastant avec l'art « nourri et dru » du XVIIe siècle. Il est
plus utile pour notre propos de mesurer en quoi le paysage
urbain s'est métamorphosé au cours des décennies qui ont
suivi la conquête française.
Le premier aspect de cette métamorphose tient à la
sobriété croissante du décor. Les Lillois virent apparaître
des colonnes ioniques et doriques qui progressivement se
substituèrent aux cornes d'abondance, aux visages grima-
çants des monstres, aux masques grotesques... L'affirma-
tion grandissante des pilastres structurant le bâtiment du
rez-de-chaussée aux corniches eut raison de l'animation
des bâtisses par des horizontales. Cela dit, la transition ne
fut pas brutale. Typique du style « franco-lillois » est la
propension des constructeurs à installer au sommet des
trumeaux et aux couronnements des fenêtres de petites
scènes jouées par des personnages. Quelquefois, c'est le
cas au rang de Beauregard, les piliers sont couronnés par
des médaillons encadrés de têtes d'anges faisant office de
chapiteaux. Les Lillois restèrent longtemps fidèles aux tru-
meaux décorés. Mais dès les années 1730, l'uniformité et
la nudité (au moins relative) des façades sont devenues de
règle dès que l'on construit ou que l'on reconstruit des
maisons, voire des rues entières (rue de la Clef, des Oyers,
de la Grande-Chaussée, de Saint-Genois, du Sec-Arem-
bault, des Augustins...).
Les décennies suivant le rattachement à la France cor-
respondent à une cascade d'ordonnances politiques visant
à une régularisation des façades. En juin 1675, sur ordre
des échevins, tous les toits situés en saillie aux premiers
étages des maisons de la ville furent abattus et rompus.
En décembre 1692, Messieurs ordonnèrent de remplacer
« toutes les nochères coulantes du haut des maisons sur les
rues » et de canaliser désormais les eaux dans des tuyaux
de plomb fixés le long des murs. Le 7 octobre 1690, ce sont
les enseignes pendues aux maisons qui sont condamnées à
disparaître dans le mois suivant. Elles doivent être doréna-
vant attachées aux frontispices. Il est évident que la trans-
formation de l'aspect extérieur des maisons fut une œuvre
de longue haleine. Mais à terme le changement s'opéra, et
un Lillois du début des années 1660 aurait certes retrouvé
à la veille de la Révolution le réseau viaire qui lui était
familier, mais aurait surtout découvert une ville aux
façades dégagées de leurs disparités médiévales ou
baroques.
En 1733, le Magistrat ne croit pas indigne de son auto-
rité d'imposer des normes garantissant de bons matériaux
pour la construction des bâtiments. Le 12 mars 1733, la Loi
opine que « pour les façades des maisons tant dehors que
dedans », seules doivent être utilisées de bonnes pierres
« gris ban surannées, mises en rôle et bien écarissées ». Le
1er avril de la même année, la «jauge des briques, tuiles et
lattes » est même précisée.
La volonté d'imposer une harmonie des façades fait
figure de leitmotiv dans les apostilles du XVIIIe siècle, où
reviennent en permanence des formules de ce genre : « à
charge de suivre la symétrie de telle maison », « à charge
de mettre les littes et la corniche à hauteur » de la maison
du sieur propriétaire de la plus belle maison de la rue,
« à charge de suivre le coin de la rue pour la hauteur des
étages »... Il résulta de ces décisions une transformation
de l'habitat qui impressionna les observateurs. Le Parisien
Charles Sabliez dans une lettre du 26 mai 1731 note, non
sans quelque exagération : « Il n'y a pas à présent un hui-
tième de vieilles maisons et presque toutes les façades et
croisées sont au niveau, ou peu s'en faut. »
Une autre innovation de l'époque française est la
construction de « rangs », autrement dit de suites de mai-
sons bourgeoises aux façades rigoureusement identiques.
Il s'agit d'un type urbain original qui, dès 1687, connaît
deux mises en application spectaculaires avec sur la Petite-
Place le rang de Beauregard et les immeubles d'Anselme
Carpentier depuis le palais Rihour jusqu'à la Grand-Place.
Les quatorze maisons bien alignées du rang de Beauregard
ne sont pas réfractaires à tous les topoï de la manière fla-
mande, comme le montrent l'association des trois maté-
riaux (pierre, brique, grès) et la profusion décorative qui
se concentre dans la partie supérieure du rang. Elles font
place à la manière française avec l'affirmation de la verti-
calité par la suppression des cordons larmiers. Cette
volonté de constituer des ensembles cohérents de maisons
est manifeste par la suite. Par exemple, la rue de la
Grande-Chaussée, une des plus anciennes de la ville, est
reconstruite au XVIIIe siècle. Le goût français s'y affirme :
les grilles en fer forgé des balcons forment l'essentiel du
décor.
Cela dit, il ne faudrait pas imaginer une ville totalement
métamorphosée par le système des rangs. Les maisons de
la ville présentent plusieurs types de façades. On ne saurait
être plus précis que P. Parent dans la typologie des façades
aux variantes indéfiniment déclinées qui se dressent le long
des rues lilloises. Un élément commun à l'ensemble des
constructions s'affirme avec la primauté de l'élément verti-
cal au détriment des effets d'horizontalité. De puissants
pilastres montant sur la hauteur de deux ou de trois étages
compartimentent la façade. Des bandeaux de pierre y cou-
rent tout le long et s'associent aux panneaux de brique
dans des compositions variées. Dans le détail, en effet, la
diversité est de règle. Des familles de façades sont pour-
tant identifiables. Les façades des rues du nouveau Lille
(rue Royale et rue Neuve-Saint-Pierre, aujourd'hui rue
Saint-André) ont fait école : chaque vide est entouré d'un
cadre de pierres blanches qui prolonge horizontalement les
linteaux et les appuis des baies, et verticalement le mon-
tant de ces baies, afin de sertir les rectangles maçonnés de
brique. Une autre famille, particulièrement prolifique, de
façades est constituée par les façades issues de la maison
du Croissant édifiée en 1673 à l'angle de la rue de Béthune
et de la rue Neuve. Ces maisons, qui s'inspirent de divers
modèles, en particulier ceux du Porcq d'Or et des
immeubles d'A. Carpentier, présentent cette fois de larges
pilastres qui occupent toute la largeur des trumeaux.
Au XVIIIe siècle, le point final de l'évolution est atteint
quand l'usage exclusif de la pierre conduit à supprimer
toute trace de maçonnerie de briques. C'est dans les hôtels
particuliers que les tendances architecturales catalysées
par la « manière de France » ont reçu l'écho le plus large.
Un des premiers hôtels particuliers connus, celui du baron
de Woerden, s'installa rue Royale et d'emblée impres-
sionna l'observateur habitué aux parcelles plus étroites par
ses 61,5 mètres de façade. Le nouveau quartier devint le
lieu d'élection de ces hôtels qui offrent à la vue des pas-
sants un portail monumental en front de rue. Ce serait tou-
tefois généraliser hâtivement que d'imaginer des corps de
logis principaux systématiquement construits entre cour et
jardin. Quelquefois, ce fut surtout le cas entre 1671 et 1714,
l'hôtel est formé de deux bâtiments parallèles à la chaussée.
D'autres architectes, avec l'accord de leur propriétaire, ont
adopté un plan d'ensemble en U avec entrée au milieu de la
façade encadrée de deux ailes ; d'autres hôtels sont conçus
selon un plan ayant la forme d'un L ou d'un C.
En vérité, entre ce type de demeure sans souvent le
moindre décor floral et les maisons flamandes et bour-
geoises traditionnelles, il y a davantage qu'une différence
de style. Cette nouvelle architecture reflète l'acceptation
par les élites lilloises du goût français, dont le triomphe
s'affirme sans plus rencontrer de résistances. À la fin des
années 1760, l'inflexion vers le néoclassicisme est sensible
à Lille comme dans les autres métropoles de province.
Trois architectes dominent alors le marché immobilier des
bénis de la fortune : Thomas-François-Joseph Gombert
(1725-1801), Michel Lequeux (1753-1786) et François
Verly (1760-1822). Celui qui présente le plus d'originalité
est incontestablement Michel Lequeux, dont les travaux de
J.-J. Duthoy ont révélé la personnalité et la richesse de
l'inspiration. Quatre commandes privées ont permis à
Lequeux de montrer la plénitude et la souplesse d'adapta-
tion de son talent : l'hôtel d'Avelin (1777) rue Saint-
Jacques, l'hôtel Petitpas de Walle (1778) et l'hôtel de la
Garde (1780) rue de l'Hôpital-Militaire ; l'hôtel du
Chambge d'Elbecq (1781) rue Saint-Genois. Lequeux sut
éviter la monotonie en donnant à l'hôtel d'Avelin une
façade d'une extrême sobriété avec refends, balustres et
tables nues, en optant pour l'hôtel Petitpas de Walle pour
une composition palladienne donnant à l'entrée monu-
mentale des allures d'arc de triomphe. C'est à vrai dire
dans l'hôtel du Chambge qu'il pousse le parti néoclassique
à un relatif paroxysme.
De façon générale, les Lillois appréciaient-ils l'affirma-
tion dans leur décor familier de cette grammaire néoclas-
sique, le surgissement de ces corniches ornées de
triglyphes, de ces nobles colonnes cannelées, de ces por-
tiques à l'allure de temple grec ? Les textes ne permettent
guère de répondre. Les historiens de l'art ont encore un
travail en profondeur à accomplir sur les constructions de
style néoclassique. D'ores et déjà, il ne paraît pas témé-
raire d'affirmer que les prototypes les plus radicaux de l'art
nouveau ne firent pas particulièrement école même si les
vieilles façades qui se transformaient tendaient à se donner
des tournures plus solennelles et plus froides.
Ces logis aux façades d'une réelle valeur architecturale
sont encore, pour bon nombre d'entre eux du moins,
visibles dans le secteur sauvegardé de Lille qui, mis à
l'étude en 1967, a été approuvé en 1980. Ce secteur s'étend
de la Grand-Place à l'extrémité de la rue Royale et de
l'avenue du Peuple-Belge à la rue Sainte-Catherine. Il
convient toutefois de ne jamais oublier que ces maisons
n'abritaient les demeures que d'une minorité de la popula-
tion. De bien plus modestes habitations, qui au fil du temps
avaient cessé d'être construites en bois, fournissaient le
gîte de la masse des artisans et des petites gens. L'aspect
extérieur de ces logis nous demeure mal connu. P. Parent
a fait un sort à un type de maison populaire qu'il appelle
« la maison du sayetteur » avec sa haute baie vitrée qui
laisse pénétrer en abondance la lumière dans ce logement-
atelier. Il serait toutefois hasardeux de donner à ce type
de logis une extension qu'il n'eut pas nécessairement. Le
logement du populaire demeurait des plus sommaires,
dans une ville n'ayant jamais réussi à résoudre les difficul-
tés inhérentes à la densité démographique.
2
La population en expansion d'une ville
densément peuplée

La démographie de Lille aux Temps modernes a fait


l'objet de travaux inégalement denses. La qualité des
sources disponibles l'explique assurément. La série des
registres paroissiaux du xvie siècle est des plus lacunaires.
Si à Saint-Maurice, Sainte-Catherine, Saint-Étienne et
Saint-André, le premier acte de naissance est relevé res-
pectivement en 1539, 1565, 1568 et 1592, on ne dispose
d'aucun registre de décès pour six paroisses. L'enregistre-
ment conservé des mariages ne devient effectif le plus sou-
vent qu'à compter du début du XVIIe siècle, même si on
dispose de quelques actes pour Sainte-Catherine à partir
de 1572. La topographie documentaire est même désolante
pour la paroisse Saint-Sauveur, dont les registres anté-
rieurs à 1694 ont brûlé, ainsi que ceux entre 1715 et 1737.
Le bilan historiographique peut être rapidement dressé.
Le mémoire ancien, mais utile, de N. Kramer-Sense
s'aventure dans le domaine peu exploré de la démographie
lilloise antérieure au passage sous la domination française.
L'époque française a fait l'objet de divers travaux encou-
ragés par la soudaine abondance des sources. Il y a un
quart de siècle, l'enquête d'A. Lottin, « Naissances illégi-
times et filles-mères à Lille au XVIIIe siècle », se développa
parallèlement aux mémoires qu'il dirigeait avec P. Deyon
sur cinq des sept paroisses lilloises à partir des dénombre-
ments de la fin du XVIIe siècle. En 1995, nous avons relancé
les recherches sur la population lilloise et nous venons de
proposer une première synthèse sur l'évolution du
XVIIIe siècle dans la Revue du Nord (nos 320-321).
U N E VILLE DURABLEMENT EN EXPANSION AU COURS DES
T E M P S MODERNES

Lille enregistra au cours des Temps modernes une crois-


sance forte mais inégale. Les travaux des médiévistes
(Henri Platelle, Alain Derville, Gérard Sivéry) font décou-
vrir une ville d'à peine 20 000 âmes à la fin du xve siècle.
Lille est alors une ville importante, mais de second rang.
En 1678, l'archevêque de Tournai, Gilbert de Choiseul,
mesure sans détour le chemin parcouru : « Il y a un siècle
et demi, c'était une ville obscure et de peu d'étendue [...]
Depuis elle a crû en opulence, en grandeur et en popula-
tion au point de n'être surpassée que par bien peu de
cités. »

Une croissance presque ininterrompue à l'époque


espagnole

Le premier xvie siècle sur le plan démographique se


caractérise à Lille comme dans les autres villes de la région
par un essor impétueux. Pourtant les épreuves n'ont pas
épargné le peuple de la cité. A huit reprises, des flambées
de prix affligent les Lillois. Celle de 1545-1546 voit le prix
du blé atteindre son niveau record dans la première moitié
du siècle. La peste est durablement installée dans les struc-
tures du quotidien depuis le Moyen Age. Six épidémies de
peste d'inégale intensité ont été répertoriées sous Charles
Quint (1514-1515, 1519-1522, 1533-1534, 1538-1539, 1545-
1546, 1554-1557). Même si les registres paroissiaux font
défaut pour en juger, tous les indicateurs révèlent que les
assauts répétés de la mortalité dus aux crises de subsis-
tance, au « mal contagieux », voire à la conjonction de ces
deux fléaux, n'ont pas cassé l'expansion démographique.
L'essor de la production textile, le dynamisme du
commerce (cf. chapitre 4) créent un tel nombre d'emplois
que Lille bénéficie au temps de Charles Quint d'une des
phases les plus expansives de son histoire.
Pour prendre la mesure de ce bond en avant, l'historien
se réfère à une estimation, du reste assez médiocre, établie
en avril 1566. Un mémoire fait alors état de 3 890 maisons
dans les cinq paroisses intra-muros : 1 030 à Saint-Sauveur,
1 060 à Saint-Maurice, 1100 à Saint-Étienne, 400 à Sainte-
Catherine, 300 à Saint-Pierre. Les paroisses de Saint-
André et de La Madeleine, V alors hors des murs de la ville,
ne sont pas mentionnées. À la fin de cette courte liste,
un scribe anonyme a écrit que chaque maison abritait en
moyenne 10 personnes, adultes et enfants. Peut-on penser
que Lille regroupait alors près de 40 000 habitants ? Un
tel chiffre ne peut, selon nous, être entériné sans examen.
Une moyenne de 10 habitants par maison est en effet peu
crédible : à la même date à Anvers, on dénombre 7,4 per-
sonnes par maison, et un bon siècle plus tard, le dénombre-
ment lillois de 1686 fait apparaître un effectif moyen de
6,8 habitants. Il ne semble donc pas mal congruent d'esti-
mer que Lille comptait environ 27 000 à 29 000 habitants,
ce qui dénote une progression considérable de l'ordre de
la moitié depuis les premières années du siècle.
Qu'advient-il dans le demi-siècle suivant ? Le journal de
Monnoyer fait état d'une évaluation qui doit être rappe-
lée : Lille serait fort en 1617 de 32 604 habitants ; Saint-
Sauveur aurait rassemblé 7 113 âmes, Saint-Maurice
9 188 âmes, Saint-Étienne 9 709 âmes, Sainte-Catherine
4 042 âmes, Saint-Pierre 2 552 âmes. Le poids relatif des
diverses paroisses n'a pas été bouleversé par les troubles
des dernières décennies du xvie siècle. Seule la paroisse
artisanale et ouvrière de Saint-Sauveur n'a plus le poten-
tiel démographique que suggérait le nombre des maisons
cité en 1566 (26,19 % des maisons en 1566 et 21,8 % des
habitants en 1617). Quant au nombre des Lillois « recen-
sés », il a été établi, A. Lottin est fondé à le souligner, alors
qu'un « mal contagieux » commence à atteindre la ville et
sans doute à en déprimer les forces vives.
Peut-on penser néanmoins que les difficultés du dernier
tiers du xvie siècle (troubles politiques, crises de subsis-
tance, épidémies) ont fait chuter la population et que le
règne des Archiducs est porteur d'une récupération démo-
graphique ? Au vrai, nous ne sommes plus autant
convaincu que nous l'avons été de l'effondrement de la
population lilloise dans les trois dernières décennies du
xvie siècle. Les comptages réalisés dans les registres de
baptêmes conservés de Saint-Maurice dénotent en effet
une progression continue (328 par an dans les années 1580,
364 dans les années 1590, 388 dans les années 1600). Il ne
faut certes pas demander aux chiffres de baptêmes davan-
tage qu'ils ne peuvent offrir, mais il est plausible que l'im-
migration a plus que compensé les pertes enregistrées par
les malheurs de la fin du siècle.
On est fondé à penser qu'après 1617, en dépit des morta-
lités, la population lilloise a continué sa progression. Le
chiffre de 40 000 communiants relevé par A. Lottin au
milieu du XVIIe siècle laisse envisager une population de
55 000 habitants. Ce chiffre, à l'évidence excessif, a au
moins le mérite d'indiquer une ligne de pente plausible.
Il est notamment attesté que la guerre franco-espagnole
commencée en 1635 a fait refluer vers Lille une masse de
ruraux et de déracinés. Plus largement encore, la conquête
de l'Artois a mécontenté des habitants qui se sont enfuis
pour se réfugier derrière les murs de Lille. Cette immigra-
tion artésienne semble avoir perduré avec une inégale
intensité jusque dans les années 1650.
Du reste, chaque fois que les hostilités se rapprochent
de Lille, on assiste à ce mouvement de reflux en direction
de la ville. Sans doute la plupart de ces réfugiés ne sont-
ils pas destinés à faire souche sur place, mais il est clair que
sans immigration, Lille n'aurait pu faire face aux ponctions
opérées par les épidémies et au premier chef à celles qui
la ravagèrent à maintes reprises au cours des deux pre-
miers tiers du XVIIe siècle.

Un élan vital menacé par les épidémies

Jacques Dupâquier a combattu avec force arguments


l'idée selon laquelle la mortalité était le facteur détermi-
nant du niveau d'une population. Sauf à l'issue de pandé-
mies conduisant à des pertes de plus de 30 %, ce n'est pas
la mortalité, mais le mariage qui est « le rouage central du
mécanisme autorégulateur ». Autrement dit, chaque coup
de faux de la mort est suivi par une vive poussée de la
nuptialité qui a tôt fait de combler les vides créés par la
surmortalité.
Il reste que les chroniques du temps, comme les registres
paroissiaux, les délibérations municipales ou les comptes
de la Bourse commune des pauvres, sont particulièrement
attentives aux coups de boutoir de la mort. Quant à la vie
quotidienne, elle est bouleversée par l'irruption des pestes,
des « pestilences » et des « contagions ». Le mal contagieux
impose une réorganisation des usages sociaux quotidiens,
qui passe par une rétraction temporaire de la vie sociale.
Dès le premier xvie siècle, on ordonne par exemple que
les assemblées de confréries soient ajournées lorsque l'épi-
démie se déchaîne. Les noces elles-mêmes doivent se faire
« à petite compagnie » et aucune danse ne doit y être orga-
nisée. Au plus fort de la contagion, il devient même atten-
tatoire à la santé publique de « tenir écoles et assemblées
de josnes enfants ». Les relations commerciales elles-
mêmes sont frappées de paralysie ; lorsque Lille est
infecté, la mise en interdit des habitants et des marchan-
dises venues de la ville est le point ultime de la stratégie
d'isolement prophylactique, la seule au demeurant qui
témoigne d'une relative efficacité en ce temps d'impuis-
sance thérapeutique.
Du xvie siècle le temps des Archiducs a hérité d'un « lieu
de santé » des pestiférés installé sur le riez de Canteleu
entre la route d'Armentières et la boucle de la haute
Deûle. Présenté une première fois en 1519 comme lieu de
regroupement des infectés, le riez devint dès le milieu du
xvie siècle le lieu de réclusion, sinon de soins efficaces pour
les malades assistés. Au cours de la terrible peste des
années 1596-1599, une chapelle de bois y fut aménagée.
Lors des périodes de létalité pesteuse, c'est donc une vaste
prairie peuplée pour une bonne part de « hobettes » de
bois que découvre l'observateur en lieu et place des prai-
ries réservées à la dépaissance du bétail des bourgeois de
la ville.
La chronique des épidémies de peste au XVIIe siècle éta-
blie par le docteur E. Caplet donne à l'expression de « tra-
gique xviie siècle » tout son poids d'humanité blessée. En
1603-1604, l'épidémie est sévère, si mortifère même que le
Magistrat est obligé de récapituler dans un règlement en
quarante-trois articles les mesures de précaution ordinaire-
ment prises contre un tel fléau. L'assaut du « mal conta-
gieux » est encore plus redoutable en 1617 et 1618.
Les comptes de la Bourse commune des pauvres aus-
cultés par Alain Lottin révèlent le gonflement du pitoyable
cortège des orphelins : 250 sont entretenus par la Bourse
commune en 1614, 321 en 1617 et 545 en 1618.
La peste réapparaît en 1624 ; elle décime derechef la
population en 1635 et 1636. Les rues sont parsemées de
mourants que le lieu de santé du riez de Canteleu ne peut
suffire à accueillir. En 1641, c'est au tour d'une épidémie
à caractère typhique d'affliger le populaire. Une ultime
grande offensive de la peste survient à Lille en 1667. Elle
atteint la capitale de la Flandre quelques mois après la
prise de la ville par les Français. En trois mois (octobre,
novembre, décembre), elle provoque la mort de 1 842 per-
sonnes. Elle se prolonge en 1668 en emportant 2 581 autres
habitants. Elle s'achève en 1669 en ayant au total coûté la
vie à près de 6 000 personnes. La dernière grande épidémie
a été presque aussi pernicieuse que les précédentes.
Pour lutter contre te contagion, les autorités usent
depuis la fin du Moyen Age d'une panoplie peu renouve-
lée de mesures d'hygiène et de désinfection. Dès 1471 à
Lille, on prit l'habitude d'interdire la revente des meubles
des pestiférés. À partir de 1480, les maisons infectées sont
signalées à l'attention par une croix. Quant aux suspects
de peste, ils ne peuvent circuler dans les rues qu'en tenant
bien droit en leur main une verge blanche de 3 à 4 pieds
de longueur « pour servir de préservation des sains ». La
pose de barres aux maisons des pestiférés devint une
mesure classique afin d'isoler les foyers de contagion. De
véritables « fonctionnaires de la peste », dont le recrute-
ment ne devait pas être des plus aisés, avaient alors pour
fonction d'ouvrir les maisons abandonnées à cause de la
peste, de les aérer, d'y faire du feu avec du bon bois pour
les assainir... et même d'y tirer des arquebusades !
En ces temps d'héroïsme dévot, la charité poussait aussi
certains prêtres particulièrement zélés à devenir « chape-
lains des pestiférés ». Les registres aux mémoires révèlent
par exemple qu'en août 1597 Jean Pichon, que son sens
de l'oblation poussait à « entrer en infection » auprès des
pestiférés, s'engagea à leur prodiguer le Saint-Sacrement
aussi longtemps qu'il en serait besoin. Un logement situé
à proximité des malades lui était procuré. Les Jésuites ne
pouvaient pas demeurer en retrait. Le 14 mars 1617, une
scène bien digne de ce temps de ferveur se déroula dans
la salle du conclave échevinal. Le recteur du collège fit
savoir que pour le soulagement du peuple de cette ville,
les pères « principalement esmeuz de charité » sont prêts
à « commettre et faire infecter l'un d'entre eux » et même
« autant d'eux que mesdits sieurs du Magistrat trouve-
raient convenir ». Messieurs du Magistrat s'empressèrent
naturellement de faire droit à ce « désir charitable ». En
juillet 1617, la chronique de Mahieu Manteau en témoigne,
pour la première fois une messe célébrée par un Jésuite
fut dite dans une chapelle de bois sur le riez au milieu des
pestiférés. Les Jésuites savaient, il est vrai, honorer leurs
martyrs. Tel fut le cas de Michel de Lattre, coadjuteur tem-
porel des Révérends Pères qui après avoir rempli pendant
sept ans son office auprès des pestiférés tomba victime de
sa charité : « Le Frère de Lattre ne semblait plus un
homme, mais l'ange même des pauvres. » Les Jésuites
n'étaient évidemment pas seuls à rivaliser d'intrépidité
apostolique. Les Bons Fils du tiers ordre de saint François
furent aussi sollicités pour soigner les pestiférés lors de
l'épidémie de 1667-1668.
Il n'est pas en effet de meilleur révélateur des solidarités
que les comportements face aux épidémies. Il est clair que
certains représentants des élites sociales optaient en
période de crise pour la fuite. En revanche, les édiles scabi-
naux faisaient leur devoir en période de contagion. Une
ordonnance échevinale de novembre 1667 prévoit par
exemple des visites par les notables « de jour à autre » des
maisons et des familles «pour connaître si aucuns et
aucunes sont malades et en faire rapport à la chambre de
santé ». Ce courage dans l'adversité allait de pair avec un
dolorisme culpabilisant bien dans l'esprit du temps. Un
Magistrat aussi dévot ne pouvait qu'attribuer aux turpi-
tudes des humains la colère de Dieu perçue comme la
cause première des épidémies. C'est ainsi qu'encore en
octobre 1667 il fait valoir que « les grands et énormes jure-
ments et blasphèmes [...], en plus des noises, débats et
homicides ont provoqué le juste courroux de Dieu ». Il
n'est donc de salut que dans l'organisation de processions
«pour apaiser l'ire de Dieu ». Les populations parta-
geaient pleinement cette conviction, processionnant sans
relâche, se précipitant aux pieds des autels afin d'obtenir
l'intercession des saints guérisseurs, saint Roch, saint
Sébastien, saint Éloi, saint Joseph et saint Charles Borro-
Figure 2 — Les naissances à Lille de 1640 à 1789
Indice 100 : moyenne des années

(Graphique construit en agrégeant les relevés de N. Kramer-Sense,


A. Lottin, P. Guignet et E. Crepy.)

mée. Si les Lillois connurent la dernière épidémie de peste


de leur histoire en 1667-1668, ils n'en avaient pas fini avec
les années de misère. D'autres maladies que la peste tarau-
dent les organismes. Les crises de subsistance toujours
récurrentes, celle de 1693-1694 est demeurée tristement
célèbre, continuent à ployer les humains sous leur impi-
toyable emprise. Le fait est cependant que le paysage sous
la domination française correspond à l'entrée dans une
nouvelle phase d'expansion démographique.

Un essor de longue durée à l'époque française qui


s'essouffle dès les années 1740

Pour cerner le devenir de la population lilloise à partir


du second XVIIe siècle, l'historien est moins démuni à partir
du moment où du moins les registres de naissances, en
dépit de fâcheuses lacunes en 1691-1695, présentent une
meilleure continuité. La courbe représentative des bap-
têmes entre 1640 et 1789 (cf. figure 2) dévoile une orienta-
tion générale à la hausse.
À Lille, le niveau le plus élevé jamais atteint par les
naissances se situe en 1786. La moyenne des naissances des
années 1780-1789 est supérieure à 17 % à celle des années
1730-1739. Il est clair que dans cette progression il faut
faire la part des naissances hors mariage dont la fréquence
est élevée (4,5 % en 1740 ; 6 % en 1751 ; 10 % en 1775 ;
12,5 % en 1785). La démonstration a été faite que ces nais-
sances hors mariage ne sont pas en majorité le fait de
jeunes filles nées à Lille. Toutefois, aucun document fai-
sant série ne permet de distinguer parmi ces mères céliba-
taires les étrangères de passage des jeunes mères non
natives de la cité, mais domiciliées dans la ville depuis
quelques années.
Cette progression générale de la population n'a évidem-
ment pas été ininterrompue. La courbe baptismale est
naturellement hérissée de fluctuations incessantes à court
terme et paraît surtout animée par des oscillations
conjoncturelles intermédiaires entre les cycles courts et les
mouvements séculaires. Elle fait apparaître clairement un
sommet au début des années 1640, puis une lourde retom-
bée pendant trois décennies. Une phase d'expansion parti-
culièrement forte s'amorce au milieu des années 1670 et se
brise au début des années 1690. Au lendemain du grand
hiver de 1709, la courbe baptismale se redresse avec
vigueur pour culminer sous la Régence. L'arrivée des
classes creuses des années 1690 empêche toutefois cet
essor démographique de donner sa pleine amplitude à la
récupération démographique consécutive au retour à la
paix. Il demeure que la population lilloise avait repris sans
précipitation son développement quand la pause qui
s'amorce au cœur des années 1730 se transforme temporai-
rement en reflux sous l'effet de la crise de 1739-1741.
Les résultats des dénombrements du dernier quart du
XVIIe siècle et de 1740-1743 valident-ils cette périodisation
induite de l'évolution des naissances ? Le dénombrement
de 1677 recense 45 171 habitants. Il fait mention de
9 468 habitants à Saint-Maurice, de 8 855 à Saint-Sauveur,
de 8 950 à Saint-Étienne, de 5 638 à Sainte-Catherine et de
1 753 à Saint-André. Globalement, la population de Lille
s'est accrue de 38,5 % depuis 1617. Il n'est pas téméraire
de penser que ce niveau était déjà pratiquement atteint
vers 1640, il oscille autour de ce chiffre entre 1640 et le
moment où l'aménagement d'un nouveau quartier offre un
appel d'air au peuplement et stimule l'immigration.
Le dénombrement de 1686 enregistre ce bond en avant
avec 53 050 habitants (+ 17,45 %). Jamais au cours des
Temps modernes, Lille, qui compte alors 7 660 maisons,
ne bénéficia d'une telle progression. Le dénombrement
lancé en 1740 qui ne s'achève qu'en 1743 confirme que
dans le premier XVIIIe siècle, la progression de la popula-
tion lilloise n'est pas stoppée, mais qu'elle se ralentit. Le
niveau démographique du début des années 1740
(63 439 habitants résidant dans 9 233 maisons) est en
hausse de 19,58 % sur les données de 1686 et s'est élevé
presque au même rythme que le nombre des maisons
(+ 20,53 %).
Au-delà, malheureusement, les dénombrements font
défaut, même si les évaluations à l'exactitude bien dou-
teuse ne manquent pas : la plupart oscillent entre 58 000
et 66 000 habitants. Non sans fantaisie le Guide des étran-
gers fait bondir en 1772 la population à 80 000 âmes et
ajoute, saisi par une sorte d'amplification rhétorique : « On
compte ordinairement sur 100 000 hommes à nourrir
chaque jour, en comprenant les hôpitaux, les maisons reli-
gieuses, la garnison et les étrangers. » Cette relative pau-
vreté des statistiques de population antérieures à la
Révolution nous a incité à scruter de plus près les courbes
baptismales, nuptiales et mortuaires de Lille dans un
article récent de la Revue du Nord (1997). Résumons-en
succinctement les conclusions. Le recul de la mort n'est
pas un fait avéré à Lille. Or entre 1737 et 1789, la baisse
des décès est à peine marquée : l'inclinaison de la droite
des moindres carrés se situe à - 0,07. Si l'on intègre les
décès survenus dans les hôpitaux où ne meurent évidem-
ment pas que des Lillois, la situation s'assombrit avec une
courbe orientée à la hausse (+ 0,10). Le solde général natu-
rel n'est vraiment significativement excédentaire que si
l'on s'en tient aux statistiques mortuaires des paroisses.
Lille n'est assurément pas un mouroir, contrairement à ce
que l'on découvre dans d'autres villes, mais le croît naturel
dans les deux derniers tiers du XVIIIe siècle est fort
modeste. Sans solde migratoire positif, la cité aurait été
condamnée à une croissance des plus poussives.
La hausse modérée des naissances contraste en effet
avec la molle croissance des mariages. La droite régulari-
sée des mariages fait apparaître un trend singulièrement
aplati avec une inclinaison inférieure en gros de moitié à
la pente de la droite baptismale. À l'évidence, la natalité
est soutenue à la fois par la poussée de l'illégitimité et
l'installation dans la ville de couples mariés ailleurs.
En définitive, Lille, après la cassure des années 1740, a
renoué avec la croissance, quoique à un rythme ralenti. Il
faudrait beaucoup plaider pour accréditer l'idée d'un
triomphe des forces de la vie alors que les décès sont en
hausse sensible de 1770 à 1782 et que les mariages oscillent
autour d'une quasi-horizontale. Cet engourdissement
démographique commence toutefois à se dissiper dans la
dernière décennie de l'Ancien Régime. Les événements
révolutionnaires et le ressac démographique qui les accom-
pagne ne permettent guère de juger de la portée de ce
réveil.
Ces grandes séquences conjoncturelles une fois mises en
évidence, il importe de mieux cerner quelques-unes des
caractéristiques propres des structures et des comporte-
ments démographiques lillois.

LES STRUCTURES DÉMOGRAPHIQUES LILLOISES DE LA


SECONDE MODERNITÉ

Un observatoire privilégié : le dénombrement de 1686


Le dénombrement de 1686 mérite de nous retenir
quelque peu. Il nous fournit en effet des informations de
première main sur le sex-ratio, la composition par âge,
l'origine géographique et la densité du peuplement. Son
interprétation s'éclaire par une comparaison avec les trois
dénombrements contemporains de Valenciennes. Ces opé-
rations ont été conduites selon la méthode indiquée par
Vauban. Les individus sont distribués en plusieurs
colonnes « hommes, femmes, grands garçons, petits gar-
çons, grandes filles, petites filles, valets, servantes ».
Les filles passent de l'état d'enfance aux prémices de
l'adolescence à 12 ans et les garçons à 14 ans. Il n'y a de
limite d'âge supérieure à l'état de « grand garçon » et de
« grande fille » que l'abandon du célibat.
Tableau 1 — Répartition par tranche d'âge et par statut matrimonial
de la population lilloise et de la population valenciennoise
à la fin du XVIIe siècle

Le déséquilibre numérique entre les sexes est patent


dans les deux villes. Ce trait démographique spécifique-
ment urbain s'observe à Lille (118 femmes pour
100 hommes). C'est dans la catégorie des « grands gar-
çons » et des « grandes filles » que l'écart atteint la propor-
tion maximale (134 grandes filles pour 100 grands
garçons). Une fraction non négligeable des jeunes hommes
quitte par conséquent la ville avant d'y fonder un foyer.
Un plus important célibat féminin lié aussi à des possibi-
lités plus larges d'emploi pour les femmes en ville est, avec
l'humble et nombreux groupe des veuves, une autre carac-
téristique de la démographie urbaine. Le déséquilibre du
sex-ratio est plus net encore à Valenciennes (124 femmes
pour 100 hommes en 1686, 133 et 132 femmes pour
100 hommes en 1693 et en 1699). Quant à la part des actifs
requis par la domesticité, elle est du même ordre dans les
deux villes (5,8 % à Lille et 5,2 % à Valenciennes en 1686).
Ces Lillois de l'après-conquête ont une pyramide des
âges à large base caractéristique des populations jeunes.
Une rafale de mémoires de maîtrise préparés au début des
années 1970 sur ces dénombrements1 a notamment permis
de construire pour 1677 une pyramide des âges dont les
flancs réguliers et concaves révèlent des moins de 20 ans
représentant 40 % de l'effectif total et des plus de 60 ans
moins de 10 %. Les pyramides des cinq paroisses étudiées
présentent des caractères très voisins. La paroisse Saint-
1. Francine Wasseler sur Saint-André, Claude Lacroix sur Sainte-Cathe-
rine, Roselyne Hedon, Cécile Rigot-Duminy et Hugues Rigot sur Saint-
Étienne, Anne Boca, Agnès Boutry, Marie-Ange Colin sur Saint-Sauveur,
Jean-Pierre Caslety, Guy Mignien et Jean-Michel Pollet sur Saint-Maurice.
A n d r é , e n voie d e p e u p l e m e n t , est assez différente des
a u t r e s paroisses p a r la s t r u c t u r e d e sa p o p u l a t i o n : les
h o m m e s , chose rare e n milieu urbain, y sont plus n o m -
b r e u x q u e les f e m m e s , e t les j e u n e s d e m o i n s d e 20 a n s y
r a s s e m b l e n t 49 % d e la p o p u l a t i o n . O n p e u t p e n s e r avec
P. D e y o n q u e m a i n t s t r a v a i l l e u r s d u b â t i m e n t r e q u i s p a r
les n o u v e l l e s c o n s t r u c t i o n s se s o n t m ê l é s a u flux d ' i m m i -
gration et ont contribué a u rajeunissement de la p o p u -
lation.
L e d é n o m b r e m e n t d e 1686 est assez précis p o u r a u t o r i -
ser u n e é t u d e a u moins succincte des origines géogra-
p h i q u e s d e s Lillois. C ' e s t d a n s la p a r o i s s e la p l u s
d é s h é r i t é e , S a i n t - S a u v e u r , q u e les natifs d e Lille s o n t le
plus m a s s i v e m e n t présents. D a n s la p a r o i s s e S a i n t - M a u -
rice, certes 26 % des lieux d ' o r i g i n e n e s o n t p a s m e n t i o n -
n é s ; l o r s q u e l ' i n f o r m a t i o n n e f a i t p a s d é f a u t , il a p p a r a î t
q u ' u n e m o i n d r e p r o p o r t i o n des h a b i t a n t s (60 % ) est for-
m é e d e L i l l o i s d e s o u c h e . P a r m i les h o r s a i n s , 5 0 % v i e n -
n e n t d e la châtellenie. C e s o n t les natifs d u M é l a n t o i s q u i
d o m i n e n t . L e F e r r a i n , a v e c 2 4 % d e s i m m i g r a n t s , e t le p a y s
d e W e p p e s , a v e c 18,1 % , f o u r n i s s e n t d e s a p p o r t s c o m p l é -
m e n t a i r e s n o n négligeables. À S a i n t - É t i e n n e , la châtellenie
p è s e m o i n s (40,4 % ) . À l ' é v i d e n c e , les r u r a u x o n t t e n d a n c e
à s'installer d a n s la p a r o i s s e i n t r a - m u r o s la plus p r o c h e d e
l e u r p a y s d ' o r i g i n e . E t a n t s i t u é e p l u s à l ' o u e s t d a n s la ville,
il é t a i t l o g i q u e q u e S a i n t - É t i e n n e v î t l e s n a t i f s d u F e r r a i n
(36,4 % ) et d u p a y s d e W e p p e s (32,9 % ) l ' e m p o r t e r n e t t e -
m e n t s u r le M é l a n t o i s (18,3 % ) e t a f o r t i o r i s u r la P é v è l e
e t le C a r e m b a u t .
D a n s u n e p a r o i s s e p l u s riche, les m i g r a t i o n s d e p r o x i -
m i t é o n t u n e m o i n d r e p l a c e q u e d a n s les q u a r t i e r s p l u s
populaires. À Saint-Étienne, u n tiers des immigrants n e
s o n t o r i g i n a i r e s ni d e la châtellenie, ni d u r e s t e d e la
Flandre, ni d e l'Artois. L a solidarité h u m a i n e des anciens
Pays-Bas espagnols se réfracte d a n s ce s o u t i e n a u flux
m i g r a t o i r e a l i m e n t a n t la capitale d e la D e û l e . L a c o m p o s i -
tion p a r sexe de l'immigration réserve p e u de surprises :
l o r s q u e l'origine g é o g r a p h i q u e est p r o c h e , les f e m m e s f o n t
j e u é g a l a v e c les h o m m e s . A m e s u r e q u e la ville p u i s e d a n s
des réserves d é m o g r a p h i q u e s situées à b o n n e distance,
l ' é l é m e n t masculin renforce sa présence. U n angle m o r t d e
n o s connaissances n ' e s t c e p e n d a n t pas a p p e l é à se r é d u i r e
a i s é m e n t , e n c e s e n s q u e si l e s s o u r c e s p e r m e t t e n t d e c e r -
n e r a p p r o x i m a t i v e m e n t les arrivées, elles n ' a u t o r i s e n t
g u è r e à chiffrer les d é p a r t s qui, d a n s u n e p o p u l a t i o n
urbaine instable, ne devaient pas être rares. L'historien est
sur u n terrain plus sûr lorsqu'il s'efforce d ' a p p r é h e n d e r les
niveaux de fécondité.

U n e p o p u l a t i o n f é c o n d e c o n f r o n t é e a u x effets d e la
densification de l'habitat

L e s difficultés p r o p r e s à la r e c o n s t i t u t i o n des familles


s o n t é v i d e n t e s d a n s u n e ville d e p l u s d e 50 000 h a b i t a n t s
d è s le d é b u t d e l ' é p o q u e f r a n ç a i s e . L e r e c o u r s a u x s o n -
d a g e s e s t l a s e u l e v o i e p o s s i b l e . A c e j o u r , il r e s t e e n c o r e
b e a u c o u p à faire d a n s ce d o m a i n e . L ' e n q u ê t e a n c i e n n e d e
N. K r a m e r - S e n s e s u r les 3 276 m a r i a g e s des a n n é e s 1640 à
1 7 4 0 d o n t le n o m d e l ' é p o u x c o m m e n c e p a r l a l e t t r e B
p o s e c e p e n d a n t quelques solides jalons.
L e t a u x d e natalité e n 1686 c o m m e e n 1740 est d ' u n e
i m p r e s s i o n n a n t e stabilité (32,7 % e n 1 6 8 6 , 3 2 , 5 % e n 1740-
1743). L e m o u v e m e n t s a i s o n n i e r d e s n a i s s a n c e s d e m e u r e
très c o n t r a s t é j u s q u ' a u p r e m i e r xvine siècle ; ce n ' e s t q u ' à
la fin d e l ' A n c i e n R é g i m e q u e les é c a r t s i n t e r m e n s u e l s s'at-
t é n u e n t . J u s q u ' a l o r s , les m o i s d e janvier, février, m a r s e t
avril, q u i c o r r e s p o n d e n t à u n m a x i m u m d e s c o n c e p t i o n s d e
p r i n t e m p s et d e d é b u t d'été, se situent très n e t t e m e n t au-
dessus d e la m o y e n n e mensuelle. L e s naissances s o n t plus
r a r e s à la saison c h a u d e , l'été, ce q u i d é n o t e u n e baisse
nette des conceptions à l'automne avec u n m i n i m u m e n
n o v e m b r e . D ' u n a u t r e c ô t é , a v e c 13,4 % d e p r e m i e r s - n é s ,
soit e n v i r o n u n b é b é sur sept, s u r v e n a n t d a n s les h u i t p r e -
m i e r s m o i s d u m a r i a g e , les c o n c e p t i o n s p r é n u p t i a l e s attei-
g n e n t u n e f r é q u e n c e assez p r o c h e de ce qui a é t é o b s e r v é
d a n s d ' a u t r e s villes. L ' â g e m o y e n a u p r e m i e r m a r i a g e d e s
f e m m e s a v a n t 1 7 4 0 e s t d e l ' o r d r e d e 25 a n s , u n â g e à v r a i
dire similaire à la m o y e n n e française d u temps.
D e m e u r e l ' é p i n e u s e q u e s t i o n de la f é c o n d i t é des c o u p l e s
et de l'éventuelle apparition de comportements malthu-
s i e n s d a n s d e s s e c t e u r s l i m i t é s d e l a s o c i é t é lilloise. N . K r a -
m e r - S e n s e n ' a p u é t a b l i r ses calculs q u e s u r u n n o m b r e
r e s t r e i n t d e familles c o m p l è t e s (156). E l l e a b o u t i t à u n e
m o y e n n e d e 7,2 naissances p a r c o u p l e q u e la m o r t n ' a p a s
brisé a v a n t q u e la m è r e n e soit p a r v e n u e a u t e r m e d e sa
v i e f é c o n d e ( f i x é e à 45 a n s ) . S i l ' o n e n g l o b e l ' e n s e m b l e d e s
familles d o n t la d a t e d e fin d ' o b s e r v a t i o n est c o n n u e , y
c o m p r i s les u n i o n s r o m p u e s p a r la m o r t p r é m a t u r é e d e l ' u n
d e s c o n j o i n t s , l a m o y e n n e t o m b e à 5,6 e n f a n t s p a r f a m i l l e .
L ' a n a l y s e d e s i n t e r v a l l e s , d i t s « p r o t o g é n é s i q u e s », e n t r e
le m a r i a g e et la p r e m i è r e n a i s s a n c e e t d e s intervalles dits
« i n t e r g é n é s i q u e s », e n t r e l e s n a i s s a n c e s s u c c e s s i v e s e s t
utile p o u r m i e u x c o m p r e n d r e le m o d è l e d e fécondité.
L ' i n t e r v a l l e p r o t o g é n é s i q u e e s t d e 12,1 m o i s . L a d u r é e
moyenne de l'intervalle intergénésique s'établit à
24,6 mois. D e tels résultats n e c o n f è r e n t a u c u n e originalité
à l a d é m o g r a p h i e lilloise. L ' e n q u ê t e c e n t r é e , s e l o n les
n o r m e s d e la m é t h o d e F l e u r y - H e n r y s u r les familles d e
6 e n f a n t s et plus, a le m é r i t e d e d é v o i l e r u n e relative stabi-
lité des intervalles à q u e l q u e s m o i s près. P a r c o n s é q u e n t ,
s'il y a é m e r g e n c e d u m a l t h u s i a n i s m e , il n e p e u t s ' a g i r d ' u n
malthusianisme d'espacement.
P e u t - o n écarter aussi l ' h y p o t h è s e d ' u n m a l t h u s i a n i s m e
d ' a r r ê t ? L a difficulté est q u e les d o n n é e s a c t u e l l e m e n t dis-
ponibles n e sont pas assez tranchées p o u r nourrir de
f e r m e s conclusions. L ' â g e m o y e n à la d e r n i è r e naissance
a v a n t 1 7 4 0 s ' é t a b l i t e n e f f e t à 3 6 , 4 a n s . À p a r t i r d e 41 a n s ,
seul le q u a r t des f e m m e s m a r i é e s o n t e n c o r e u n enfant. D e
tels chiffres s o n t u n p e u e n d e ç à d e ceux observés d a n s des
populations ne pratiquant aucune restriction volontaire
des naissances.
Il e s t m a n i f e s t e q u ' o n n e p e u t p a r l e r d ' h y p e r f é c o n d i t é
des Lilloises. P e u t - o n p o u r a u t a n t a d m e t t r e u n e limitation
volontaire des naissances dès le premier XVIIIe siècle ? Rien
n'est moins certain. L'échantillon étudié demeure limité.
Par ailleurs et surtout, nul n'ignore que la durée de l'allai-
tement, qui correspond généralement à un arrêt de l'ovula-
tion et à une stérilité temporaire des femmes, est un
facteur possible d'explication. Dans ce domaine, tout
dépend du niveau d'intensité de la mortalité infantile et de
la propension des familles lilloises à placer leurs enfants
en nourrice à la campagne. Sur ces deux points, toute
incertitude n'est pas levée. Le caractère défectueux des
registres de sépultures jusqu'en 1737 interdit de prendre
position sur le niveau de la mortalité infantile. Le médecin
A.-F.-J. Desmilleville affirme en 1766 que « les Lilloises
nourrissent ordinairement leurs enfants ». Toutefois les
registres de sépultures des paroisses voisines de Lille déno-
tent la présence sporadique de décès d'enfants placés en
« nourrissage mercenaire ». Sous bénéfice d'inventaire plus
précis, on est fondé à considérer que la mise en nourrice
est loin, à Lille, d'être systématique et en tout cas n'atteint
pas le niveau d'intensité observé à Lyon et à Rouen.
Ce bon niveau de fécondité conjugué à un solde migra-
toire positif, en dépit d'une mortalité qui, nous l'avons vu,
tarde à refluer, entretenait des densités urbaines fortes.
L'étude de la densité par maison et par famille confirme à
quel point Lille est alors une ville surpeuplée. La densité
moyenne par maison s'établit à l'échelle des paroisses étu-
diées à 6,8 habitants : elle est un peu plus basse dans les
paroisses aisées (6,5 habitants à Saint-Maurice en 1686, 5,6
à Saint-Étienne en 1694) qu'à Saint-Sauveur (7,1 habitants,
en 1686). Comme naturellement il y a plus d'un ménage
par maison, la densité par ménage est plus faible (4,7 habi-
tants en moyenne à Lille en 1686). L'enquête minutieuse
menée sur Saint-Sauveur révèle que seuls 7 % des
ménages comptent une seule personne, 12,9 % 2 per-
sonnes, 13,6 % 3 personnes, 21,1 % 4 personnes. C'est dire
que 45 % des ménages accueillent plus de 4 personnes. Les
familles vraiment très nombreuses (8 personnes et plus)
regroupent encore 12,4 % de l'effectif total. La surpopula-
tion de Lille n'a rien d'exceptionnel pour les villes du
temps. R. Mois a trouvé des densités par maison assez
comparables à la même époque dans les villes des Pays-
Bas (Ypres : 6,6 ; Dunkerque : 8,5 ; Tournai : 6,6 ; Furnes :
5,8 ; Malines : 5,5). Lille figure simplement dans la partie
haute des densités connues.
L'échelle des densités par hectare est en harmonie avec
les données précédentes. Saint-Maurice, avec 342 habitants
à l'hectare en 1686, fait déjà figure de paroisse dense.
Saint-Étienne dépasse de justesse les 400 habitants à l'hec-
tare et, de ce point de vue, ne s'écarte guère de la suroccu-
pation humaine de Saint-Sauveur (408 habitants à
l'hectare). Cette densification de l'habitat s'aggrave assu-
rément au cours du XVIIIe siècle. Le dénombrement de 1740
fait découvrir une population étouffant dans le périmètre
restreint des vieux quartiers (424 habitants à l'hectare à
Saint-Maurice, mais 483 à Saint-Sauveur et 553 à Saint-
Étienne). La densité paraît certes s'être un peu relâchée à
Sainte-Catherine (327 habitants à l'hectare en 1686, 293
en 1740). Elle demeure celle d'une population vivant dans
des conditions spatiales aérées dans la nouvelle paroisse
de Saint-André (137 habitants en 1686, 162 en 1740). La
progression ralentie de la population dans le second
XVIIIe siècle eut du moins pour résultat de ne pas aggraver
la densification de l'habitat, qui ne reprend son ascension
que dans le premier xixe siècle.

Se marier à Lille dans le second xvnf siècle

Le mariage obéit aux saisons. L'enquête que nous avons


menée sur les dates de tous les mariages célébrés à Lille de
1740 à 1789 confirme que dans les sept paroisses la courbe
mensuelle des unions demeure conditionnée par les pres-
criptions religieuses. Deux creux en décembre et en mars
coïncident avec le temps de l'Avent puis celui du Carême
(mobile mais centré sur mars). Évidemment, on se préci-
pite aux épousailles en février et en novembre, avant les
« temps clos ». Le printemps et le début de l'été sont une
période propice aux hyménées. En revanche, les mois de
juillet, août et septembre sont marqués par une nette
dépression du nombre des mariages.
Le mémoire récemment soutenu par Nicolas Maillard
fournit des données nouvelles étayées sur deux solides son-
dages quinquennaux (1750-1754 et 1780-1784) lui ayant
procuré plus de 4 500 actes. Reprenons les principaux
acquis de cette recherche. L'âge moyen au premier
mariage est tardif et il a tendance à s'élever en passant de
27,6 ans pour les hommes et de 27,2 ans pour les femmes
en 1750-1754 à respectivement 27,8 ans et 27,6 ans en 1780-
1784. Il est notable que les hommes et les femmes travail-
lant dans le textile se marient plus jeunes que les autres
conjoints. Le fait majeur demeure l'élévation régulière de
l'âge au mariage par rapport aux estimations du premier
XVIIIe siècle. Cet âge de plus en plus tardif au mariage est
le signe irrécusable d'une insertion moins aisée pour les
jeunes dans la vie professionnelle et sociale. Lille n'est pas
exempt de difficultés dans ce domaine. On ne peut cepen-
dant parler de crise comme dans d'autres milieux urbains
de la France septentrionale ; l'étude des flux migratoires le
montre bien.
Le bassin démographique de Lille garde en effet toute
sa fécondité. Le pourcentage des « non-natifs » parmi les
nouveaux conjoints passe de 27 % en 1750-1754 à 34 % en
1780-1784, alors que, dans le même laps de temps, le
nombre des mariages a augmenté de 16 % ; Lille a par
conséquent sensiblement amélioré son attractivité. On
observera toutefois que la proportion des Lillois de souche
à la veille de la Révolution n'est certainement pas plus
élevée qu'un siècle plus tôt. Chez les forains, l'âge moyen
au mariage est encore plus élevé que chez les natifs. Il est
vrai que les mariages entre natifs et non-natifs concernent
moins de la moitié des immigrés (47 % en 1750-1754 et
43 % en 1780-1784). Une telle situation en dit d'ailleurs
long sur la difficile intégration des étrangers dans la société
lilloise. Certes, on ne relève aucune stratégie visant à frap-
per d'ostracisme les horsains, mais le choix du conjoint est
un test hautement révélateur de l'accueil réservé aux non-
natifs dans les réseaux de sociabilité informelle structurant
la vie quotidienne.
Une réflexion sur les mouvements de population se doit
de s'interroger sur la provenance des immigrants. Compte
non tenu des Pays-Bas français, un dixième des immigrés
lillois vient du royaume de France. Cette immigration est
dominée par Paris, qui fournit un artisanat spécialisé,
quelques hommes d'affaires et des administrateurs. Des
militaires venus de toute la France en proportions presque
identiques (19 % de ces migrants en 1750, 18 % en 1780)
prennent femme à Lille. La majorité des migrants français
extérieurs à la région du Nord provient de la moitié est
du pays. Les Pays-Bas autrichiens sont davantage que le
royaume de France un poumon démographique de la
métropole lilloise, bien que leur contribution ait tendance
à fléchir à mesure que l'on s'approche de la Révolution
(22 % des immigrants au milieu du siècle, 16 % en 1780-
1784). Sous l'Ancien Régime, il est important de noter que
les Belges s'établissant à Lille appartiennent à une immi-
gration essentiellement francophone. Tout au long du
second XVIIIe siècle, Tournai est parmi toutes les villes celle
qui fournit le plus grand nombre de nouveaux Lillois.
Les diverses provinces formant les Pays-Bas français
fournissent avec persévérance au moins les deux tiers des
apports migratoires. La châtellenie de Lille fait figure d'ar-
mée démographique de réserve pour la métropole. Depuis
1686, les grands équilibres ont peu changé. Hors de la châ-
tellenie de Lille, le reste de la Flandre, le Hainaut français
et le Cambrésis occupent dans la géographie migratoire
une place seconde aux effectifs stabilisés, avec 12 à 13 %
des migrants. Douai est le deuxième grand foyer urbain
d'immigrants derrière Tournai, mais loin devant Valen-
ciennes et surtout Cambrai. L'Artois et la Picardie occu-
pent également une place de choix : 15 % des migrants
en sont en moyenne originaires. L'aire matrimoniale de
recrutement de Lille englobe Arras et Saint-Omer, dont la
part augmente au cours des dernières décennies de l'An-
cien Régime.
En conséquence, structurellement l'immigration n'a pas
changé de nature depuis les années 1680. Elle demeure
d'abord régionale. Toutefois le rayon d'attraction de la cité
s'est quelque peu élargi à la mesure de l'affermissement
du pouvoir de commandement de la métropole lilloise
dans les réseaux urbains.

VIVRE DANS UNE CAPITALE PROVINCIALE HYPERTROPHIÉE


S'ENGAGEANT AVEC LENTEUR DANS LE PROCESSUS DE
MÉDICALISATION

Aujourd'hui, Lille est une métropole multipolaire.


Cependant c'est seulement au xixe siècle que le triangle
Lille-Roubaix-Tourcoing a émergé sous l'effet de la révo-
lution industrielle et usinière avec une force presque tellu-
rique. Actuellement, si la population municipale de Lille
ne dépasse pas 172 000 habitants, la vieille cité de la Deûle
rayonne sur une communauté urbaine comptant plus de
900 000 habitants. C'est à Lille que les habitants savent
trouver les structures administratives, les services rares, les
institutions hospitalières adaptées dont ils ont besoin.
Qu'en était-il au XVIIIe siècle ?
Un engagement encore timide de la cité sur la voie de la
médicalisation

Face à la maladie, les Lillois longtemps ne durent guère


compter sur les traitements mis en œuvre par un corps
médical sans grande formation sérieuse. Au XVIIe siècle, la
thérapeutique médicale demeurait assez proche de ce
qu'elle pouvait être au Moyen Âge. Les médecins du
temps avaient du reste l'art d'envelopper leur ignorance
dans un galimatias pompeux. H. Platelle, qui a relu les dos-
siers de miracles composés à Lille au XVIIe siècle, en fournit
maints exemples. Certains médecins donnent même une
allure épique au combat mené contre la maladie : « Avec
cette hydre, écrit l'un d'eux, j'ai combattu souvent et dure-
ment, mais avec le succès susdit, c'est-à-dire un succès mal-
heureux. » L'hydre dont il est question est une paralysie
d'un type singulièrement déroutant...
On acquiert au demeurant une idée tristement significa-
tive des cécités et des impasses de ce type de médecine en
ouvrant le De vita longa, un petit livre publié en 1628 par
Engelbert Lamelin sur les presses du célèbre Pierre de
Rache. Ce médecin lillois, fils d'un chirurgien de Cambrai,
dans son Epistola dedicatoria adressée au Magistrat, se dit
pénétré de la nécessité d'« amener les Lillois à éviter les
excès qui se commettent dans leur vie et abrègent leur
vie ». Lamelin, qui se prévaut en médecine d'Hippocrate
et de Galien, et en théologie du père Lessius, recommande
surtout la sobriété dont il énumère les avantages : la santé,
la vigueur des sens, la puissance de la mémoire, la force de
la raison et la diminution des passions. De telles (louables)
préoccupations concernant l'hygiène de vie des Lillois ne
devaient pas se révéler d'une efficacité redoutable contre
les fléaux sanitaires du temps, même si Lamelin complète
son traité sur la longue vie d'un opuscule sur la peste
(Tractatus de peste).
Peut-on penser que la panoplie des moyens pharmaceu-
tiques à la disposition des praticiens s'est heureusement
diversifiée au cours des deux derniers siècles de l'Ancien
Régime ? La comparaison de trois pharmacopées impri-
mées à Lille en 1654, 1694 et 1722 ne laisse présager
aucune innovation médicale. Au milieu du XVIIe siècle, les
apothicaireries regorgent de plantes dont la plupart sont
assez courantes : le poireau est prisé pour ses vertus diuré-
tiques, le mouron est présenté comme expectorant, le myo-
sotis comme remède pour les fistules... Quelques pierres,
quelques produits d'origine animale, comme la corne de
cerf ou l'huile de ver de terre, complètent les posologies
médicales. La pharmacopée de 1694 fait place dans les
médications à de nouveaux produits venus de terres loin-
taines (Egypte, Proche-Orient, voire Japon). Surtout elle
fait valoir les vertus curatives de l'orviétan, dans la fabrica-
tion duquel entrent vingt-sept substances. Dans la pharma-
copée de 1772, à côté de bien rares nouveautés, une
certaine diversification des substances animales est déce-
lable. Les dents de sanglier, le fiel de l'anguille ou les yeux
d'écrevisse, par exemple, s'insinuent dans les armoires des
apothicaires. Nous entendons bien que les placards font
aussi état de produits proposés sur les marchés à une clien-
tèle avide de remèdes miracle. L'ensemble de ces baumes
et médications demeure révélateur d'un état de choses des
plus traditionnels.
La fin de l'Ancien Régime est pourtant marquée par un
engouement du meilleur aloi pour la botanique. Certes, le
goût des Lillois pour les fleurs et les plantes n'est pas chose
nouvelle. C'est ainsi qu'on affirme que dès 1616 le jardin
du sieur Baltazar Bautre renfermait les plus belles fleurs
et les plus rares tulipes de la contrée. Il revient à un méde-
cin, Pierre Ricart, d'avoir fondé le premier jardin des
plantes sur le terrain sis entre la rue Sainte-Catherine et la
rue du Gros-Gérard. Il publia même en 1641 le catalogue
des arbustes et des fleurs qui s'y trouvaient. Le Magistrat
crut opportun en mai 1761 de supprimer le jardin bota-
nique, mais il s'attira alors une pétition protestatrice de la
part du monde médical lillois révélant que sur ce point
Messieurs de la Loi agissaient à contre-courant de l'évolu-
tion des esprits. Toutefois, l'essentiel c'est que des leçons
publiques et gratuites de botanique aient pu être dispen-
sées par Jean-Baptiste Lestiboudois, dès avril 1770, dans
une des salles de l'Académie des arts. L'œuvre de Jean-
Baptiste est poursuivie par son fils François-Joseph Lesti-
boudois qui soutient le 2 août 1777 une thèse débouchant
en 1781 sur la publication d'un solide volume au titre évo-
cateur : Botanographie belgique ou Méthode pour
connaître facilement toutes les plantes qui croissent naturel-
lement ou que l'on utilise communément dans les provinces
septentrionales de la France.
Dans le second XVIIIe siècle, on assiste incontestablement
à une prise de parole du milieu médical. Pourtant, les pro-
grès ont été loin d'être spectaculaires. L'inoculation et
l'obstétrique furent deux des domaines où les innovations
médicales pratiques se manifestèrent le plus nettement. Il
est attesté que, de façon générale, l'inoculation, venue
d'Orient, ne s'implanta en France qu'à partir de 1755. À
Lille, deux articles des Annonces, affiches et avis divers des
19 et 26 août 1761 évoquent très clairement l'inoculation.
Le Magistrat était toutefois trop ancré dans son catholi-
cisme de monolithe pour s'accommoder aisément d'une
pratique dont certains canonistes faisaient une œuvre sata-
nique : Job n'avait-il pas reçu la petite vérole du Diable ?
Messieurs du Magistrat attendirent que la faculté de théo-
logie se prononçât pour qu'une ordonnance fût imprimée
en 1772.
Dans l'art des accouchements, les moindres progrès de
la médecine peuvent avoir des effets positifs immédiate-
ment décelables. Depuis une ordonnance de juillet 1644,
une sage-femme ne peut exercer profitablement ses acti-
vités qu'après avoir obtenu la permission de la Loi. De
fortes motivations religieuses ne sont pas étrangères à
cette vigilance. Une sage-femme n'est-elle pas appelée à
ondoyer les enfants en péril de mort ? Cette législation
toujours en vigueur au XVIIIe siècle s'enrichit, comme en
bien d'autres villes, de l'organisation d'une formation pro-
fessionnelle plus rigoureuse. Il faut cependant attendre
1762 pour que des cours publics confiés à un maître chirur-
gien, le sieur Warocquier, soient ouverts à l'hôtel de ville.
Ce pédagogue expert en obstétrique développe un pro-
gramme comportant l'étude générale des accouchements,
l'examen des maladies pouvant affliger les femmes
enceintes, ainsi que la présentation de certains remèdes
susceptibles d'être administrés aux parturientes. Les dix-
neuf accoucheuses et les quatre maîtres accoucheurs
recensés à Lille en 1777 ont-ils profondément modifié leurs
pratiques à la faveur de cet enseignement destiné au moins
à faire éviter les plus grossières erreurs ? Il demeure diffi-
cile d'en juger. En tout cas, il est attesté que le sieur
Warocquier avait recours au mannequin qui, mis au point
dès 1759 par Mme du Coudray, offrait la possibilité de
multiplier les démonstrations des mécanismes de l'accou-
chement devant des auditoires subjugués.
De telles initiatives participent d'un mouvement d'éveil
de la curiosité scientifique. Pierre-Joseph Boucher (1715-
1793), qui exerça dans sa ville natale comme médecin des
pauvres et médecin des hôpitaux Comtesse et Saint-Sau-
veur, fut l'auteur de nombreux mémoires sur la chirurgie
et les épidémies : il collabora avec assiduité au Journal de
médecine. Sa promotion au Magistrat prouve qu'il avait
accédé à la notoriété publique. Bien d'autres personnalités
comme N.-J. Saladin, Pierre-Joseph Riquet ou Antoine-
François-Joseph Desmilleville prirent également part acti-
vement à l'animation de débats que la Société royale de
médecine, créée à Paris en 1767, ne cessait d'alimenter et
de relancer.
Les effets pratiques de cette ouverture à des probléma-
tiques nouvelles n'étaient pas à la mesure des espoirs à la
fin de l'Ancien Régime. De surcroît, l'emprise des stéréo-
types, le goût des détails plus ou moins fantasmatiques
sont encore manifestes sous la plume des plus doctes. C'est
ainsi que le médecin de l'hôpital militaire de Saint-Louis
écrit encore en 1766 : « Nos habitants sont d'une humeur
gaie et affable [...] Les Lillois sont assez bien faits, d'une
belle couleur et d'une stature plutôt grande que petite ; ils
ne sont pas délicats comme ceux qui habitent les provinces
méridionales de la France [...] Le sexe est grand et bien
fait [...] Les femmes sont assez fécondes. On cite un serru-
rier qui a eu de 3 femmes 82 enfants. De nos jours un
négociant en a eu 42 de 2 femmes. » A contrario, une per-
ception plus rigoureuse des effets sanitaires de l'inégalité
sociale affleure dans les « observations médicinales » des
docteurs Fissan et De Henne : « Les enfants s'élèvent bien
et on en voit peu en chartre dans les bourgs et les villages,
mais un très grand nombre dans la capitale de cette pro-
vince, surtout parmi la classe du menu peuple qui habite
les Vsouterrains. »
A la faveur d'un tel texte, on serait tenté de discuter
des conditions sanitaires comparées dans la ville et à la
campagne. Le dossier démographique n'est cependant pas
encore assez fourni pour prouver que le milieu écologique
urbain, avec ses canaux qui ne furent enterrés ou comblés
qu'au xixe siècle, était responsable de surmortalité. En tout
cas, la métropole de la Flandre wallonne, si insalubre
qu'elle fût, n'a jamais vu sa primauté contestée à l'époque.

Une région lilloise de plus en plus urbanisée

Avant de nous interroger sur le poids relatif des villes


et les rapports de taille qu'elles entretiennent entre elles, il
est de saine méthode de ne pas séparer Lille de son terreau
démographique régional. Une première pesée globale de
la population de la Flandre wallonne n'est pas envisa-
geable avant le crépuscule du Grand Siècle. L'historien
démographe dispose pour le début du siècle des dénom-
brements de feux qu'en 1720 le libraire Saugrain a patiem-
ment collationnés dans son Nouveau Dénombrement du
royaume par généralités, élections, paroisses et feux. Certes,
ce n'est pas un recensement précis et fiable. S'il est une
question qui ne risque pas de recevoir un jour une réponse
univoque, c'est bien celle de savoir à quel nombre de per-
sonnes correspond le feu moyen de l'époque. Saugrain lui-
même dans son Dictionnaire universel de la France publié
en 1726 a fait choix de multiplicateur de 4,5 lorsqu'il pro-
pose une évaluation chiffrée de la population. Risquons-
nous avec témérité sur ces sentiers pour quantifier l'ap-
proximatif en prenant pour cadre par commodité, et sans
crainte de l'anachronisme, les quatre-vingt-sept communes
de l'actuelle communauté urbaine de Lille. Il apparaît que
ce territoire comptait à la fin du Grand Règne 28 338 feux,
soit environ 127 521 habitants. En 1790, la même entité
regroupait 189 744 âmes. Il n'est donc pas illusoire de pen-
ser qu'approximativement la région lilloise a augmenté au
moins de moitié, alors que la France dans son ensemble
croissait d'à peine 30 %.
Dans le contexte démographique de la France du Nord,
l'essor de la région lilloise n'a rien d'atypique. La contrée
a progressé à l'image de la population régionale. Encore
convient-il de savoir comment cette croissance s'est répar-
tie entre les villes, les bourgs et les villages de la région
lilloise. Pour mieux observer la ventilation démographique
des communautés rurales et urbaines, il nous paraît expé-
dient de les classer selon quatre grandes strates numé-
riques. Le seuil des 6 000 habitants permet d'isoler les
villes principales des autres bourgades. Dans une seconde
catégorie, nous avons regroupé les localités situées entre
2 000 et 6 000 âmes. Il serait par ailleurs dommageable de
laisser dans l'indivision l'ensemble des localités inférieures
à 2 000 habitants. Pour distinguer les villages les plus
modestes, nous avons placé le curseur au seuil des
1 000 habitants.
Ce cadre de saisie une fois précisé, examinons le résultat
de l'opération tout en sachant la part d'aléas qu'elle
comporte. Une vue d'ensemble de la distribution du début
du XVIIIe siècle fait apparaître qu'une forte majorité (58 %)
vit dans des localités de plus de 2 000 habitants. Seul Lille
dépasse alors le seuil des 6 000 âmes et fixe à lui seul
39,8 % de la population. 22,4 % de la population résident
dans les paroisses entre 1 000 et 2 000 âmes et 19,5 % dans
les villages les plus modestes inférieurs à 1 000 habitants.
L'ampleur du fait urbain n'est pas une surprise.
Les chiffres de population fournis par les états de 1790
ne sont pas d'une précision rigoureuse. La fascination pour
les chiffres ronds ne laisse pas d'intriguer. Comme nous ne
demandons à ces sources que des ordres de grandeur, le
péché toutefois n'est que véniel. En 1790, trois villes ou
gros bourgs, Tourcoing, Roubaix et Armentières, ont fran-
chi le seuil des 6 000 habitants et rejoignent Lille dans une
tranche supérieure qui atteint cette fois 45 % de l'effectif
total. L'ascension fulgurante du « bourg » de Roubaix qui
passe de 4 500 habitants au début du XVIIIe siècle à environ
9 000 âmes au début de l'époque révolutionnaire est à
l'image des villages-champignons du quart nord-est de la
châtellenie. Quant aux quinze localités situées entre 2 000
et 6 000 habitants, elles rassemblent 21,57 % de la popula-
tion. Il est donc clair que l'urbanisation a progressé encore
au cours du XVIIIe siècle. En dépit d'une croissance ralentie
de Lille qui fait baisser sensiblement son poids relatif dans
la région 1 (les Lillois forment un peu moins du tiers du

1. Le chiffre de 1790 (Archives départementales du Nord, L 1341) n'est


cependant pas crédible (59 220 habitants). Toutefois, même avec une ville
de Lille estimée à 65 000 habitants, le pourcentage des Lillois de résidence
est en recul de 6 points sur les données statistiques de Saugrain.
t o t a l e n 1 7 9 0 ) , il d e m e u r e q u e L i l l e d o m i n e o u t r a g e u s e -
m e n t l a p y r a m i d e u r b a i n e d e la r é g i o n .

U n e é c r a s a n t e p r i m a u t é d e la v i l l e - m é t r o p o l e d a n s le
réseau urbain

L ' e x a m e n des densités révèle à quel p o i n t Lille est a u


c œ u r d ' u n e c o n t r é e s u r p e u p l é e p o u r l ' é p o q u e . E n 1790,
d a n s l e s l i m i t e s d e l ' a c t u e l l e c o m m u n a u t é u r b a i n e , la d e n -
s i t é e s t d e 2 8 0 h a b i t a n t s a u k m 2 ; 19 d e s 87 c o m m u n e s e n
1790 c o m p t e n t plus d e 2 000 h a b i t a n t s . D a n s u n e F r a n c e
excipant en 1790 d'une densité d'environ 50 â m e s au km2,
le jeune département du Nord occupe dans la hiérarchie
des densités le deuxième rang derrière la Seine avec
135 habitants au km2, le noyau le plus dense de ce départe-
ment qui se recommande par l'abondance de ses peuples
étant la région de Lille.
Lorsque l'on examine la ventilation des communes selon
les quatre grandes strates numériques précédemment indi-
quées, on est du reste immédiatement frappé par le
contraste existant entre la région lilloise et d'autres sous-
ensembles régionaux.
Tableau 2 — Répartition de la population des futurs arrondissements
de Lille, Douai, Valenciennes, Cambrai et Avesnes en 1790

1. L'actuelle communauté urbaine de Lille comporte 87 communes correspondant à 92 localités de


la fin du XVIIIe siècle. L'arrondissement de Lille rassemblait 129 communes lorsqu'il fut constitué.

L'écart peut paraître vertigineux entre la région lilloise


et l'Avesnois qui, dans le sud de l'actuel département du
Nord, semble assez bien en harmonie avec les données
moyennes observées dans l'ancienne France. Certes, le
Valenciennois, que l'on sait en plein essor, est lui aussi
solidement urbanisé, mais avec 41 % de citadins, il
demeure très en deçà des niveaux d'urbanisation de la
région lilloise.
On conçoit par conséquent que l'agencement des
réseaux et l'organisation spatiale du phénomène urbain en
Flandre wallonne ressortissent à une logique différente de
celle du Hainaut-Cambraisis et de l'Artois. Dans l'inten-
dance de Valenciennes, deux villes, Valenciennes et Cam-
brai regroupent une population d'importance presque
comparable (20 689 à Valenciennes, 17 064 à Cambrai).
Une bicéphalie encore plus manifeste est décelable lors-
qu'on imagine la pyramide urbaine de l'Artois, puisque
Saint-Omer avec 20 362 habitants et Arras avec
19 286 âmes sont au coude à coude à la fin de l'Ancien
Régime. Dans la châtellenie de Lille Douai-Orchies, Lille
est plus de trois fois plus peuplé que la deuxième ville,
Douai, six fois plus que la troisième, Tourcoing, et sept
fois plus que la quatrième, Roubaix. On est donc fondé à
parler de macrocéphalie dans une Flandre wallonne où la
ville primordiale domine de façon écrasante le réseau
urbain.
L'examen de la distribution dans l'espace des localités
supérieures à 2 000 habitants fait apparaître la singularité
de la situation de la Flandre wallonne. Dans le Hainaut,
on observe un quadrillage assez harmonieux de l'espace
par des noyaux urbains hiérarchisés qui évoque la réparti-
tion uniforme des « lieux centraux » chère au géographe
allemand Walter Christaller. La situation en Flandre wal-
lonne est à l'évidence très différente (cf. figure 3). On a
l'impression de villes les unes sur les autres, aussi peu espa-
cées que possible. On a donc bien affaire à un espace urba-
nisé en nébuleuse dont la formation résulte de la fusion
de plusieurs nappes successives d'urbanisation. Si l'on fait
toutefois abstraction des gros bourgs industriels (Tour-
coing, Roubaix, Wattrelos, Roncq...), Lille fait figure de
centre urbain majeur autour duquel gravitent à une bonne
dizaine de kilomètres une couronne de petites villes :
Comines (4 425 habitants en 1790) au nord, Armentières
(6 345 habitants en 1790) à l'ouest, Seclin, la capitale du
Mélantois (2 800 habitants) au sud, Lannoy, la plus petite
des « bonnes villes » (1500 habitants rassemblés sur
18 hectares) à l'est. La Bassée (2 300 habitants) au sud-
ouest est une ville-relais entre Lille et Béthune davantage
qu'une petite ville satellisée immédiatement par l'astre
lillois.
Figure 3 — Distribution des villes, bourgs et gros villages
dans la région lilloise au début du XVIIIe siècle
et à la fin de l'Ancien Régime
A E n d ' a u t r e s t e r m e s , la t r a m e u r b a i n e h é r i t é e d u M o y e n
A g e a v e c ses p e t i t e s villes s i t u é e s à 10-12 k i l o m è t r e s
a u t o u r d e la ville p r i n c i p a l e é t a i t b i e n h i é r a r c h i s é e e t h a r -
m o n i e u s e m e n t d i s t r i b u é e d a n s l ' e s p a c e s e l o n les n o r m e s
s o u p l e s d e s « l i e u x c e n t r a u x ». M a i s e l l e a é t é e n n o y é e p a r
le f o i s o n n e m e n t d ' u n e i n d u s t r i a l i s a t i o n t e x t i l e q u i a t r a n s -
f o r m é d e m o d e s t e s villages e n gros bourgs. C e t t e u r b a n i s a -
tion est c o m m e p l a q u é e sur la f r o n t i è r e a u n o r d e t à l'est
d e Lille. L e b o u r g e o n n e m e n t u r b a i n est e n effet p l u s
i n t e n s e a u n o r d d e Lille. C e c o n t r a s t e n o r d - s u d c o r r e s p o n d
du reste à l'opposition bien connue entre deux grands
types e u r o p é e n s d'habitat rural d o n t la limite ouest-est
p a s s e e x a c t e m e n t à Lille. Lille est, o n n e le r é p é t e r a j a m a i s
assez, a u c o n t a c t e n t r e le p o n t d e c r a i e d u M é l a n t o i s q u i
p r o l o n g e les p l a t e a u x secs a r t é s i e n s et la d é p r e s s i o n fla-
m a n d e affouillée dans des terrains argilo-sableux.
C e f a c t e u r d e localisation u n e fois r a p p e l é , l'essentiel est
de percevoir qu'au XVIIIe siècle on assiste à un renforce-
ment et à une densification du réseau urbain dont Lille est
l'épicentre. Deux chercheurs américains, Paul Hohenberg
et L. Hollen Lees, ont opposé dans leur synthèse sur les
villes européennes deux logiques de l'organisation de l'es-
pace par les villes : la logique network et celle des « lieux
centraux ». La logique network s'accommode de villes
importantes situées à peu de distance les unes des autres.
La région lilloise répondrait-elle à cette logique network ?
On serait tenté de répondre par l'affirmative, à cette forte
réserve près que dans le Brabant et en Hollande les villes
atteignent toutes un haut niveau de peuplement ce qui
n'est pas le cas ici. En fait, la région lilloise offre plutôt au
XVIIIe siècle un paysage urbain qui annonce l'urbanisation
appelée à devenir une réalité dominante dans les bassins
industriels surgis des transformations du siècle dernier.
Cette primauté de Lille ne se limite naturellement pas
au simple champ démographique. Lille est la « bonne vil-
le » principale de la Flandre wallonne. Le rôle de la cité
de la Deûle est d'autant plus déterminant qu'une solide
culture politique sous-tend les choix et les comportements
de ses « bourgeois ».
3
Une culture politique cohérente et partagée

La physionomie politique et administrative de Lille pré-


sente une gamme assez variée d'institutions. L'esprit de
ces institutions est républicain ; nous convenons aisément
qu'à aucun moment Lille n'a formé une cité-État, à
l'exemple d'une ville italienne comme Gênes. Néanmoins,
lorsque l'on observe la réalité des pouvoirs exercés, il faut
bien constater que le Magistrat de la ville s'est doté au
Moyen Âge de vrais pouvoirs régaliens (haute justice,
autonomie financière, droit de législation). Ces pouvoirs
sont en recul aux XVIIe et XVIIIe siècles ; ils sont loin cepen-
dant d'avoir disparu. Ils contribuent décisivement à sauve-
garder l'identité collective de la ville. La conquête
française s'est accommodée de ce modèle de la « bonne
ville » d'essence médiévale.

UNE « BONNE VILLE » AU PRESTIGIEUX MAGISTRAT


ET AUX FONCTIONS ADMINISTRATIVES NOTABLES

Une ville d'Ancien Régime est par excellence le siège


de pouvoirs administratifs. Richard Cantillon dans son
Essai sur la nature du commerce en général distingue trois
moteurs de la croissance urbaine : la présence de proprié-
taires fonciers rentiers du sol, celle d'agents du pouvoir,
certaines activités de production et d'échange pour satis-
faire d'autres besoins que la clientèle locale. Nous aurons
dans la deuxième partie tout le loisir de scruter les activités
des Lillois. Tenons-nous-en ici aux deux autres facteurs de
prééminence et de développement.
Un large éventail de fonctions administratives

La ville de Lille n'est pas une cité vivant prioritairement


de la rente foncière. La thèse en cours sous notre direction
de Sylvain Vigneron permettra entre autres choses de
mieux connaître le volume et les rythmes du marché fon-
cier, l'ampleur de l'implantation foncière des patrimoines
urbains. À ce jour, les relevés anciens et précis de
G. Lefebvre demeurent de bonne prise pour dresser un
tableau sommaire de la répartition des terres à la veille de
la Révolution. Dans la majorité des villages de la région
lilloise, la propriété ecclésiastique est de médiocre étendue
(11 % des terres du futur district de Lille). Cependant on
relève un « noyau de domaines ecclésiastiques » dans la
banlieue lato sensu de Lille par suite de la puissance fon-
cière de la collégiale de Saint-Pierre, ainsi que des abbayes
de Loos et de Marquette. La propriété nobiliaire pour sa
part concentre 31 % des terres de la Flandre wallonne sep-
tentrionale. Autrement dit, sans qu'on puisse parler d'hé-
gémonie, les environs de Lille se caractérisent par un poids
significatif des deux premiers ordres privilégiés. La pro-
priété bourgeoise est en deçà de 15 % dans la Pévèle, le
Mélantois et le Carembaut, comme dans le pays de
Weppes. Ce n'est que dans le Ferrain que la moyenne de
la propriété bourgeoise se redresse soudain à 27 %. Assu-
rément, la quasi-totalité de la noblesse élit domicile en
ville, même si elle a terres et résidence à la campagne. Les
milieux urbains, compte non tenu des institutions reli-
gieuses, rassemblent donc souvent la moitié des terres. Il
demeure que le bassin foncier de Lille ne paraît pas de
larges dimensions. Davantage qu'une stratégie d'acquisi-
tions foncières, les fonctions administratives et écono-
miques ont été mises en œuvre par les élites lilloises
comme activités motrices.
Dans quelle mesure peut-on dire que Lille dispose de la
panoplie administrative d'une métropole régionale ? En
fait, il ne manque à Lille, mais ces lacunes ne sont pas
de faible poids, que trois institutions : une université, un
parlement, un évêché. L'université a été fondée en 1562
par Philippe II à Douai ; Louis XIV a érigé à Tournai un
Conseil souverain transformé en parlement en 1686. Ce
parlement a été déplacé à Cambrai en 1709 puis définitive-
ment installé à Douai en 1713. Enfin, Lille demeura jus-
qu'à la Révolution un simple chef-lieu de doyenné
dépendant du siège épiscopal de Tournai. Certes, Lille est
certainement une des villes où la Contre-Réforme s'est le
plus profondément ancrée, mais dans la géographie des
pouvoirs ecclésiastiques, c'est une ville de second plan.
Il n'en reste pas moins vrai que Lille se voit conférer
une certaine prééminence par la présence dans ses murs
d'un large éventail d'institutions et il est patent que la
conquête française a renforcé notablement cet équipement
administratif. Le Moyen Âge a légué une armature que
l'époque espagnole laisse en l'état. Nul n'ignore qu'en 1385
Lille devient une capitale financière des Pays-Bas bourgui-
gnons avec l'installation de la Chambre des comptes. Elle
fut un instrument majeur des gouvernements des ducs de
Bourgogne puis des Habsbourg. Le contrôle des finances
communales, domaniales et ducales, la conservation des
archives fiscales et administratives du comté de Flandre, le
jugement en appel de nombreuses causes civiles ont du
reste sécrété un fonds d'archives qui constitue une des
pierres angulaires des Archives départementales du Nord.
Supprimée par la conquête française, la Chambre des
comptes fut remplacée en 1691 par un Bureau des finances
qui n'est cependant pas une cour souveraine. En dépit d'un
moindre prestige, ce Bureau des finances dispose d'esti-
mables attributions parmi lesquelles mention peut être
notamment faite de l'examen des comptes des recettes
générales de Flandre, du Hainaut et de l'Artois, ainsi que
de l'enregistrement des lettres d'anoblissement et de la
réception des hommages, aveux et dénombrements.
^ Le Moyen Âge a également fait de Lille le siège des
États de Flandre wallonne. Ces États apparus au xive siècle
et sauvegardés lors de la conquête française tenaient
chaque année leur assemblée à Lille afin d'octroyer les
aides et les subsides demandés par le roi. Le Magistrat de
Lille y occupait une place exceptionnelle ; en effet, ces
États n'étaient pas formés par la réunion du clergé, de la
noblesse et du tiers état. Ils comprenaient quatre
membres : les baillis des quatre principaux seigneurs haut-
justiciers (Phalempin, Cysoing, Wavrin et Comines) et les
Magistrats des trois villes, Lille, Douai et Orchies. Les
votes ayant lieu par membre et non par tête, le poids des
Magistrats était a priori déterminant dans les assemblées
plénières. En 1667, Louis XIV conserva ces États dans leur
formation traditionnelle ; il fit, il est vrai, promulguer dès
1668 un arrêt du Conseil d'État donnant la préséance aux
quatre seigneurs haut-justiciers, dont les baillis furent des
agents dévoués de Sa Majesté. Il importe cependant de
ne pas surestimer la portée pratique de l'événement. Le
Magistrat de Lille jouit d'un poids politique considérable
dans la province, au contraire des deux autres échevinages
qui n'intervenaient que lors des assemblées plénières.
Il serait hasardeux de ne voir dans ces États qu'un
simple décor institutionnel en trompe-l'œil dont les attri-
butions auraient été progressivement privées de substance.
Assurément, les États ne peuvent guère refuser l'impôt ;
ils en discutent toutefois le montant chaque année, ordinai-
rement en décembre. Par ailleurs, on ne peut nier la portée
du privilège maintenu d'une province qui ordonne par elle-
même et par ses agents le mode de recouvrement de l'im-
pôt dû au prince. L'âpreté des controverses qui se dévelop-
pent à partir du XVIIe siècle à l'initiative du clergé et de la
noblesse furieux d'être exclus en tant que corps de l'admi-
nistration des États prouve, si besoin est, à quel point ces
États demeurent un enjeu de pouvoir pour les forces
sociales dirigeantes du pays.
Plusieurs justices ordinaires exercent leurs fonctions à
Lille indépendamment de celle, dont nous reparlerons, du
corps échevinal. Certaines justices de caractère seigneurial
ont des compétences des plus restreintes. Le bailliage de
la Salle, fort ancien, a vu son importance se réduire telle
une peau de chagrin. Alors que la justice du Breucq est
purement foncière, celle du chapitre de Saint-Pierre a droit
de justice sur les terres du chapitre ainsi que sur l'enclos
de l'église. La gouvernance du souverain bailliage de Lille,
que l'on sait dotée de pouvoirs de justice et de police sur-
tout sur le plat pays, a continué jusqu'à la fin de l'Ancien
Régime à fonctionner avec régularité.
Le souci de mieux asseoir son autorité conduisit le
Grand Roi à introduire quelques innovations administra-
tives. En 1679, Lille devint la résidence d'un prévôt général
de la maréchaussée. En 1685, Louis XIV érigea un hôtel
des Monnaies qui se révéla être bientôt un des plus actifs
du royaume. En 1687, apparaît pour la première fois en
Flandre un grand maître des Eaux et Forêts. La création
de l'intendance a une tout autre portée. Le fait est que
Lille devint immédiatement le chef-lieu de l'intendance de
Flandre wallonne qui comprit, outre les châtellenies de
Lille, Douai et Orchies, le pays de Lalleu, la ville et verge
de Menin, Tournai et le Tournaisis. Après le traité de
Nimègue, l'intendant de Lille étendit son aire de juridic-
tion sur le Valenciennois et le Cambrésis. Cette organisa-
tion dura jusqu'au traité d'Utrecht qui imposa un complet
remaniement des divisions administratives. Fut alors for-
mée une nouvelle intendance de Flandres par la réunion
de ce que la couronne de France gardait de la Flandre
maritime aux châtellenies de Lille, Douai et Orchies. À
rebours, Valenciennes échappe alors à l'attraction poli-
tique de la métropole lilloise rivale pour devenir le chef-
lieu de l'intendance du Hainaut au détriment de Mau-
beuge. En 1754, le Cambrésis, Bouchain, Saint-Amand,
Mortagne et leurs dépendances passèrent de l'intendance
de Lille à celle de Valenciennes, mais l'intendant de Lille
eut la satisfaction d'intégrer dans son ressort l'Artois, alors
distrait de l'intendance d'Amiens.
La nomination à Lille de personnages d'envergure
comme Le Peletier de Souzy (1668-1683) ou Dreux-Louis
Dugué de Bagnols (1684-1708) contribua à enraciner l'ins-
titution nouvelle et à valoriser le pouvoir de commande-
ment de Lille où se fixa naturellement le gouverneur
général investi du commandement militaire dans le pays
conquis. La sédentarisation de troupes mieux disciplinées
et la présence d'un état-major à Lille donnèrent à la ville
une autorité dans l'ordre militaire qu'elle n'a pas perdue
aujourd'hui. Bien que des frictions aient pu sporadique-
ment éclater entre les commandants militaires et le Magis-
trat de la ville, notamment au sujet de la garde des portes,
les relations entre les deux pouvoirs ne furent pas au total
marquées par d'excessives tensions. Il est vrai que même
si, nous l'avons vu, la sécurité nocturne de la ville était
assurée à partir de la conquête française d'abord par les
patrouilles militaires, les pouvoirs généraux de police du
prestigieux corps de ville furent dans l'ensemble sauve-
gardés.
Un gouvernement municipal puissamment organisé

Vivre à Lille aux Temps modernes, c'est accepter d'or-


ganiser son existence sous l'égide des « bans politiques »
du Magistrat de la ville. Rien n'est plus honorable à Lille
que de devenir membre de la Loi. Ce Magistrat n'est pour-
tant pas un des plus anciens que l'on connaisse. Si l'on part
de la définition que donne Du Cange d'une commune, on
constate que celle-ci présente les caractères suivants : sca-
binatus, collegium, majoratus, sigillum (sceau), campana
(cloche), beffredus (beffroi) et jurisdictio. Si nous appli-
quons ces concepts à la ville de Lille, nous observons que
la ville est libre à titre collectif depuis au moins 1127.
Quelques-uns des caractères énumérés par Du Cange sont
identifiables dès le XIIe siècle. Néanmoins, à Lille, l'appari-
tion d'institutions urbaines confirmées par une charte
concédée par l'autorité souveraine est tardive. Certaines
villes peuvent exhiber plusieurs chartes fondamentales
antérieures à 1200 ; il faut attendre mai 1235 pour que Lille
reçoive la plus ancienne de ses chartes encore pieusement
conservée à la fin de l'Ancien Régime dans le coffre à
quatre clefs renfermant les textes fondateurs de la ville.
Les lettres de la comtesse Jeanne sont davantage un règle-
ment définissant le mode d'élection et le renouvellement
annuel des échevins qu'une charte fondatrice réglant avec
minutie les attributions de chacun. En tout cas, cette
constitution municipale, si modeste soit-elle, complétée
par des textes de 1467 et de 1478, a vécu jusqu'en janvier
1790 pendant plus de cinq siècles et demi.
Quelle était donc la composition du Magistrat de Lille ?
Les membres du Magistrat sont divisés en trois « bancs »
ou catégories hiérarchisées. Le premier « banc » est formé
du rewart et des douze échevins. Une des particularités
de la constitution municipale lilloise est l'existence d'une
direction bicéphale avec le rewart et le premier échevin
qui porte le nom de « mayeur ». Dans les ordonnances, le
nom du rewart figure en tête ; il a le premier pas dans les
deputations. Néanmoins dans les assemblées de la Loi, son
autorité est loin d'être prépondérante. Au conclave, c'est
e mayeur qui préside aux délibérations; le rewart
recueille les voix et fait connaître les résultats du vote.
C'est le mayeur et non le rewart qui ouvre les lettres adres-
sées au Magistrat et qui en donne connaissance à qui il
appartient. C'est aussi au mayeur que parviennent toutes
les requêtes.
La compétence du rewart et des échevins est presque
universelle. Il est bien connu que les échevins et le rewart
ont le privilège exclusif d'exercer la justice. Seuls échap-
pent à leur juridiction les cas royaux. Tel est donc le
groupe dirigeant du Magistrat. Pour y accéder, le bour-
geois de Lille doit remplir certaines conditions juridiques
qui ne sont pas de pure forme : exciper de son apparte-
nance à la bourgeoisie depuis au moins un an et un jour,
habiter à Lille, être marié ou veuf. De surcroît, le rewart
et le mayeur doivent être natifs de Lille et le fait est qu'ob-
tenir des dérogations à la règle de la naissance n'était pas
chose facile. Encore en 1776 une personnalité marquante
comme Jacques-François Denis du Péage qui avait eu la
malchance de naître hors de Lille dut obtenir des lettres
patentes du roi pour vaincre les résistances.
Le deuxième « banc » est formé par le conseil des douze
jurés (huit jurés et quatre voir-jurés) dont le rôle est de
« suppléer les échevins dans les actes de juridiction volon-
taire [nous dirions gracieuse] tel que l'enregistrement des
contrats ». Ils délibèrent en effet avec les échevins dans les
assemblées générales de la Loi. Par ailleurs, on ne saurait
sous-estimer leur participation directe à l'administration
active de la ville puisqu'ils siègent dans les commissions
« techniques » de la Loi.
Le troisième et dernier « banc » est constitué par les huit
hommes ou « prudhommes » qui sont désignés par les
curés des quatre plus anciennes paroisses de la ville (Saint-
Pierre, Saint-Étienne, Saint-Maurice et Saint-Sauveur).
Ces prudhommes forment une véritable administration
financière chargée de répartir l'impôt entre les contri-
buables, d'apprécier les charges de la ville et de contrôler
les paiements. Dans l'esprit des Lillois des Temps
modernes, l'idée que les prudhommes jouaient le rôle de
« tribuns représentant la communauté » n'avait pas totale-
ment disparu. Au XVIIIe siècle, cette fiction n'était toutefois
plus guère crédible, même si le mode de désignation
demeure toujours sous la coupe du clergé.
Enfin, lors du renouvellement de la Loi, étaient nommés
cinq apaiseurs et cinq gard'orphènes qui ne faisaient
cependant pas partie du Magistrat. Les apaiseurs s'effor-
çaient de mettre fin aux contestations et aux querelles
verbales survenues entre particuliers. Quant aux gard'or-
phènes, ils étaient chargés de défendre les intérêts des
mineurs et d'entendre les comptes de tutelle.
C'est dire que les membres temporaires de la Loi
(rewart, mayeur, échevins, conseillers et huit hommes) for-
maient une puissante équipe de trente-trois notables. Ils
étaient assistés par un groupe de sept officiers perma-
nents : trois conseillers pensionnaires, un procureur-syndic,
un greffier civil, un greffier criminel et un trésorier. En
1737, un règlement échevinal porta à trois le nombre des
trésoriers ; l'abondance des affaires nécessita aussi la créa-
tion d'une charge de substitut du procureur-syndic.
Peut-on aller plus loin dans l'analyse du fonctionnement
réel du Magistrat et incriminer, comme le fait en 1730 le
conseiller à la gouvernance de Courcelle, le pouvoir
occulte et sans limites des pensionnaires qui « décident,
parlent et disposent sans que [les échevins] en sachent
rien » ? L'ensemble des textes montre bien que les éche-
vins, conseillers et huit-hommes n'étaient pas de simples
fantoches. Cela dit, il est vrai qu'une institution officieuse,
le « comité », joue, au moins au XVIIIe siècle, un rôle décisif.
Ce comité regroupe le rewart, le mayeur, un ancien éche-
vin, deux conseillers, deux prudhommes et les officiers per-
manents. Sa fonction est par conséquent d'examiner les
questions importantes pour en faire un rapport à l'assem-
blée de la Loi qui seule a voix délibérative. Cela admis, il
est évident que la manière dont est présenté un dossier
oriente souvent de façon déterminante vers le type de déci-
sions souhaitée. L'assemblée de la Loi n'est cependant pas
une simple chambre d'enregistrement de décisions prises
ailleurs, d'autant plus que le rôle des échevins s'exerce
également à travers les commissions. Néanmoins, il faut
concéder que le pouvoir politique ne réside pas principale-
ment dans l'assemblée délibérative de la Loi. Le prestige
de Messieurs n'en demeure pas moins considérable jusqu'à
la veille de la rupture révolutionnaire. Nul doute qu'au
début des années 1780, on aurait pu encore écrire, comme
le faisait au milieu du XVIIe siècle le conseiller Hovyne, que
le plus « haut desseing » des bourgeois était d'« aspirer aux
Magistrats ».

Des équipes municipales en voie d'oligarchisation

Le Magistrat de Lille est « créé » et installé en théorie


chaque année en exécution de « commissions pour le
renouvellement» émanant de l'autorité souveraine. La
procédure n'a pas été modifiée au cours des Temps
modernes. Quatre commissaires sont investis de cette res-
ponsabilité. À l'époque espagnole, le premier commissaire
qui dispose d'une voix prépondérante pour le choix du
rewart et du mayeur est le gouverneur de la province ou
son représentant. Le premier lieutenant de la gouver-
nance, un gentilhomme du cru et un représentant de la
Chambre des comptes complètent généralement l'équipe
des « commissaires ». Un tel dispositif donnait une emprise
assez lâche au gouvernement de Bruxelles. A. Lottin a par
exemple souligné l'attitude du comte d'Annapes, un « diri-
gé » des Jésuites qui, gouverneur jusqu'en 1621, résista aux
pressions politiques en écartant des candidatures recom-
mandées par les Archiducs.
Avec la conquête française, la composition des quatre
commissaires évolua. Le gouverneur et l'intendant figu-
raient naturellement dans cette instance décisionnelle. A
leurs côtés, on découvre d'abord le doyen du chapitre de
Saint-Pierre, mais l'usage s'acquit de maintenir en fonc-
tions deux bons gentilshommes de la province. Le rôle de
ceux-ci était essentiellement honorifique ; seuls comptaient
le gouverneur et l'intendant. La désignation du mayeur et
du rewart appartenait généralement au gouverneur, c'était
l'intendant qui imposait sa volonté lorsqu'il s'agissait de
faire choix des autres membres de la Loi.
Le renouvellement annuel prévu le jour de la Toussaint
s'effectue avec la plus exemplaire régularité au xvie et au
xviie siècle jusqu'en 1641 quand, pour la première fois, le
corps de ville est « continué ». La règle de la création
annuelle à date fixe de la Loi urbaine perd ensuite de sa
force sans que l'espacement des créations prenne une
ampleur excessive jusqu'à la fin du XVIIe siècle. Le nombre
par décennie des renouvellements tombe ensuite à 5 dans
les années 1720 et 1730 ; il n'est même plus que de 3 dans
les années 1740. Le second XVIIIe siècle prolonge la ten-
dance à l'espacement des renouvellements.
Les familles échevinales ayant siégé dans le Magistrat de
Lille du début du xvie siècle à 1789 ont fait l'objet de larges
développements dans notre thèse Le Pouvoir dans la ville
au xviif siècle. Rappelons succinctement quelques-unes
des conclusions de cette recherche en ménageant une
comparaison avec le cas valenciennois. Au xvie siècle,
Valenciennes offre un coefficient d'ouverture lignagère
plus large que Lille. En revanche, au siècle suivant, Lille,
avec 214 familles scabinales, et Valenciennes, avec
222 familles, ont un recrutement à l'éventail aussi large-
ment déployé. Au siècle des Lumières, alors que l'effectif
des familles valenciennoises s'effondre de plus de moitié
(110 familles), Lille avec 143 familles scabinales manifeste
un resserrement moins drastique de son recrutement. Le
gouvernement municipal lillois a toujours bénéficié d'une
politique d'ouverture aux nouveaux venus. Les familles
apparues depuis moins de deux générations fournissent
encore 54 % des échevins en 1750-1774 et 52 % d'entre
eux entre 1775 et 1789. En conséquence, à la veille de la
Révolution, plus des trois quarts des lignées représentées
dans l'échevinage n'ont fait leur entrée dans les allées du
pouvoir municipal qu'au XVIIIe siècle. C'est dire à quel
point, rares sont les familles qui résistent à l'usure du
temps.
Toutefois les plus anciennes familles occupent souvent
une position significative. Il convient donc dans l'analyse
de tenir les deux bouts de la chaîne. Il est certain que Lille
a a sa tête un Magistrat où les tendances oligarchiques,
quoique réelles, demeurent d'intensité plus tempérée qu'à
Tournai, à Valenciennes ou à Cambrai. Cette dispersion
apparente du pouvoir entre de nombreuses familles ne doit
cependant pas conduire à sous-estimer la concentration du
pouvoir qui s'exerce au sein même des équipes munici-
pales. Si l'on scrute non le nombre des familles mais la
durée des fonctions assumées par chacune d'entre elles, il
apparaît qu'au cours des trois siècles, trois familles ont
dépassé les 40 ans de gouvernement municipal : ce sont les
Imbert (45 ans), les Hespel (52 ans) et les Cardon (60 ans).
Ces influents lignages échevinaux cohabitent avec une pié-
taille de familles dont la seule ambition est d'accéder au
Magistrat, même pour n'y faire qu'une courte apparition.
Cette concentration du pouvoir apparaît plus forte
encore si l'on tient compte de la pratique de l'intermariage
qui tisse un réseau de parentés et d'alliances recouvrant
des secteurs entiers de la haute société. La famille Cardon
est l'exemple emblématique de ces lignages puissamment
organisés qui fournissent en abondance chanoines, offi-
ciers de l'armée royale, conseillers secrétaires du roi, sans
compter les marguilliers, les ministres de la Bourse
commune des pauvres et a fortiori les échevins, les rewarts
et les mayeurs. Les diverses branches de ce lignage tenta-
culaire portent des rameaux nobles. À l'époque française,
les fastes scabinaux voient déferler les Cardon du Fermont,
de Garsignies, de Beauffremez et du Broncquart. De tels
lignages ne négligent aucune zone possible d'illustration
sociale. Ils ne sont toutefois pas hégémoniques au point
d'interdire à quiconque de faire une carrière honorable,
alors même que le nouveau notable ne peut se prévaloir
d'attaches familiales avec des constellations dominantes.
Nous avons signalé par exemple dans notre thèse la car-
rière exemplaire de Gabriel-Eubert Scherer de Scherbourg
qui n'est allié à aucune grande famille en place, mais qui
exerce des fonctions au Magistrat presque continûment au
cours du premier XVIIIe siècle. L'ascension de Gabriel-
Eubert est couronné par le mariage d'un de ses descen-
dants avec une Hespel, un des beaux partis proposés par
les groupes familiaux dominants.
On observe au passage le poids des familles nobles dans
les rangs du Magistrat. De 1560 à 1620, sur 35 personnes
ayant assumé les fonctions de rewart et de mayeur, 19 pou-
vaient exciper de leur appartenance au second ordre. De
1621 à 1667, ils sont 26 sur 28. Cette affirmation croissante
de la noblesse dans les emplois dirigeants a été encouragée
par Albert et Isabelle dans une lettre du 28 octobre 1614.
Le souhait de voir préférer les « gentilshommes lettrez,
rentiers et aultres bien qualifiez » est alors explicitement
exprimé auprès des « commissaires au renouvellement ».
Au xviiie siècle, la pénétration de l'ordre noble dans le
gouvernement urbain s'amplifie. Dans les dix-sept promo-
tions au Magistrat des deux premières décennies du siècle,
les échevins du second ordre forment 40,7 % de l'effectif
total. Dans les équipes scabinales de 1771, 1772, 1774,
1776,1779,.1782 et 1785, le pourcentage des nobles atteint
63,7 %. Bien sûr, il n'y a parmi eux aucun noble d'ancienne
extraction mais tous sont authentiquement nobles. Ce
modèle de recrutement de forte coloration nobiliaire est
d'autant plus digne de mention que le négociant n'est pas
à Lille persona non grata.
L'analyse des appartenances socioprofessionnelles ne
coïncident pas avec la ligne de partage entre roturiers et
nobles. Si nous considérons comme base d'analyse les
trente-sept familles nouvellement promues dans le second
XVIIIe siècle, nous remarquons trois grandes composantes :
des négociants, des hommes de loi et des nobles rentiers
ou en garnison dans la capitale de la Flandre. Les hommes
de loi ne sont pas les plus nombreux. Leur place seconde
s'explique par l'obstacle juridique s'opposant à Lille à l'en-
trée d'avocats dans le gouvernement municipal. Les
hommes du négoce forment environ 40 % des homines
novi. Ils accèdent au corps échevinal après une vie profes-
sionnelle leur ayant conféré l'expérience du négoce. Force
est de constater qu'ils ne sont pas appelés à y exercer de
fonctions dirigeantes. C'est donc un Magistrat dont,
contrairement aux poncifs, les rangs ne sont pas massive-
ment peuplés de représentants de la bourgeoisie d'affaires
qui assure la régulation globale de cette ville où le
commerce occupe pourtant une grande place.
Tous en tout cas doivent être de bonne moralité et fils
fidèle de l'Église. La route des honneurs scabinaux est en
effet interdite à qui refuserait de prêter le serment d'adhé-
sion au catholicisme. « Vous jurés par le Dieu tout-puis-
sant et sur la damnation de vos âmes que vous croyez tout
ce que croit l'Église catholique, apostolique et romaine, et
que vous tenez de la doctrine qu'elle a tenue et tient sous
l'obéissance de notre Saint-Père le Pape, détestant toute
doctrine contraire à icelle si comme de luthériens, calvi-
nistes, anabaptistes et tous autres hérétiques et sectaires,
et que tant que vous pourrez, vous vous opposerés et serés
contraires à icelles. Ainsy vous aide Dieu et tous les
Saints. » Cet accès aux honneurs scabinaux a toujours été
barré à quiconque n'a pas été admis dans la bourgeoisie
de statut.
UNE BOURGEOISIE DE STATUT PRIVILÉGIÉE, SOUDÉE PAR DES
VALEURS ET UNE MÉMOIRE COMMUNES

Vivre à Lille signifie aussi pour une minorité de la popu-


lation jouir des privilèges de la bourgeoisie de statut. Les
autres habitants sans droits particuliers étaient simplement
des « manants », sans que l'expression ait la connotation
fortement péjorative qu'on lui donne aujourd'hui.
Nous entendons bien que le terme de bourgeoisie est un
concept difficilement saisissable. La notion désigne en
effet une élite roturière, l'étage supérieur du tiers état
urbain. Une définition socioéconomique revient à définir
la bourgeoisie selon les critères de la richesse et de la
considération sociale liée à l'exercice de certaines profes-
sions. Il est tentant, comme le fait P. Jarnoux dans sa thèse
sur Rennes, de déterminer dans les registres de capitation
un seuil fiscal afin d'identifier la part de la population accé-
dant au statut et aux modes de vie bourgeois. À Lille éga-
lement, tous les contribuables capités à 15 livres et plus
peuvent être tenus pour bourgeois. H. Knop-Vandambosse
dans son mémoire a évalué entre 1730 et 1780 à 12,24 %
le poids relatif des bourgeois parmi les contribuables rotu-
riers de la cité. Cette petite minorité, du reste en expan-
sion, acquitte en moyenne 48 % de la capitation de la ville.
Ces Lillois sont à coup sûr des bourgeois au sens actuel du
terme. Ce qui nous importe ici, ce n'est pourtant pas cette
bourgeoisie de fait, mais la bourgeoisie de droit, bref la
bourgeoisie de statut.

Bourgeois de relief et bourgeois d'achat

Cette conception juridique apparue dès les origines de


la commune définit le bourgeois comme le membre d'une
communauté urbaine privilégiée. Pour cerner les dimen-
sions constitutives de ce statut et supputer l'effectif des
bourgeois, il est loisible de se reporter au savant Commen-
taire sur les coutumes de la ville de Lille et de sa châtellenie
composé au XVIIIe siècle par l'avocat François Patou (1686-
1758), tout en reprenant les travaux anciens d'Albert Cro-
quez et le précieux mémoire fortement nourri de chiffres
d'Ariette Dal.
Pour porter le titre de bourgeois de Lille, il est néces-
saire de se faire inscrire au « livre de bourgeoisie » après
prestation du serment suivant devant le Magistrat :
« Vous fianchez et jurés que vous serez bourgeois de la
ville de Lille droituriers et loyaux, et que jamais n'irez
contre l'eschevinage de la ville et sy aiderez à warder la
loy et les franchises de la ditte ville à vos sens et à vos
pooirs, et sy vienderez à tous les besoins de la ville quand
vous oyrez la banc-cloque ou escalotte sonner, soit par jour
soit par nuit et ce ferez vous bien et loyaument, si Dieu
vous aide et tous les saints. »
Ce serment est irrigué par toute l'éthique politique et
sociale du droit de bourgeoisie. La loyauté envers le gou-
vernement municipal, la défense vigilante des franchises
urbaines, la disponibilité à répondre à la voix de la ville
retentissant des volées de la bancloche, le secours de Dieu
et des saints, tout se trouve dans cet engagement marqué
de codages idéologiques médiévaux encore bien présents
au siècle des Lumières.
Encore convient-il de remplir les conditions requises
pour être admis à la bourgeoisie. La résidence assortie
d'une durée minimale n'est pas une voie d'accès à la bour-
geoisie lilloise. Inversement, note F. Patou, « un domicile
ailleurs que dans la ville pendant vingt ans et plus ne suffit
point pour perdre la bourgeoisie ». Lille au vrai admet les
bourgeois forains et les textes relatifs à l'obligation de rési-
dence sont rapidement tombés en désuétude. En fait, la
ville distingue deux modes d'accession au statut bourgeois :
par relief et par achat. C'est un principe du droit local que
de considérer comme bourgeois les enfants de tous les
bourgeois qu'ils soient « intranes » ou « forains ». Toute-
fois, quand un enfant de bourgeois convole en justes noces,
il doit « relever » sa bourgeoisie s'il veut la conserver. Il
dispose pour cela d'un délai d'un an et un jour. S'il néglige
de le faire, il conserve sa bourgeoisie « imprimée dès sa
naissance », mais ses enfants sont privés de ce statut. La
femme bourgeoise ne rend pas son mari bourgeois, alors
que les femmes de bourgeois ont la jouissance des mêmes
privilèges que leurs maris. Elles en jouissent encore pen-
dant leur viduité, mais cessent d'en bénéficier en cas de
remariage avec un non-bourgeois.
Si le relief est un droit du bénéfice duquel le requérant
ne peut être exclu, il n'en va pas de même de l'achat. Les
postulants sont tenus d'acquitter un droit d'entrée bien
plus élevé que celui des bourgeois de relief. Il faut être
« manant » dans la ville, y payer des impôts. Le livre Roi-
sin, un recueil certes dépourvu de caractère officiel qui
n'en a pas moins valeur de référence pour les autorités,
précise qu'il faut y avoir « manoir estagierement », donc y
avoir son établissement principal. Si l'appartenance à
l'ordre noble est compatible avec la bourgeoisie, les clercs
ne peuvent eux devenir bourgeois.
Le livre Roisin rédigé vers la fin du XIIIe siècle fait état
de 60 sols pour être reçu, bourgeois et cette somme est
maintenue jusqu'en 1566. À partir de la Toussaint 1566, le
droit est porté à 25 livres 10 sols, dont 15 livres parisis à la
ville de Lille et le reste à divers responsables locaux. Ce
tarif ne change pas jusqu'en février 1752. Un tableau figu-
rant dans le registre indique que désormais un « bourgeois
ordinaire », donc un bourgeois qui se fait recevoir « le jour
de cloche » (le premier vendredi du mois), doit remettre
entre les mains de l'huissier audiencier 14 florins 12 patars
(soit 29 livres et 4 sols), dont 10 florins 16 patars sont remis
au trésorier de la ville et 3 florins 16 patars au prévôt, au
rewart, au procureur-syndic, au greffier civil, au greffier
criminel et aux quatre huissiers à verges. Les versements
sont plus lourds pour un « bourgeois extraordinaire »
(21 florins 14 patars, soit 43 livres et 8 sols). Par ailleurs,
lorsqu'il s'agit d'une bourgeoisie d'achat, le nouveau venu
doit fournir pendant longtemps une caution morale qui
figure de manière lapidaire sous la forme suivante :
« Pleige le dit... sur sa maison rue... » Le fait est que la
mention de telles cautions disparaît à partir de 1722. Peu
de temps auparavant, le 1er novembre 1720, avait du reste
été supprimée la taille des bourgeois. Consistant en
2 patars 2 deniers payés chaque année, elle était d'un rap-
port des plus restreints pour les caisses municipales et
indisposait les bourgeois.
Peut-on parler d'une sélection par l'argent pour l'acces-
sion à la bourgeoisie ? On accordera volontiers à A. Cro-
quez que le maintien au même niveau des droits de 1566
à 1752 signifie une baisse réelle des coûts d'admission.
Cela dit, lorsque l'on sait que le loyer annuel d'une maison
très modeste appartenant à l'hospice Comtesse était d'une
quarantaine de florins, on mesure à quel point des droits
pouvant atteindre pour les « bourgeois extraordinaires »
un semestre de loyer font barrage à l'admission des prolé-
tariats urbains. Il demeure qu'il serait absurde d'imaginer
un « mur d'argent » s'opposant à l'admission des éléments
populaires. La bourgeoisie de statut est une bourgeoisie
qui demeure constamment ouverte.

Une bourgeoisie de statut toujours recherchée

Entre 1563 et 1789, 23 834 bourgeois furent inscrits sur


les livres de bourgeoisie pieusement conservés par le pou-
voir municipal : 12 380 le furent par relief, 11 454 par
achat. Il est certes malaisé d'évaluer avec certitude la part
de la population résidente pouvant se prévaloir de la bour-
geoisie. Tant que la taille des bourgeois fut perçue, autre-
ment dit jusqu'en 1720, il est tentant de diviser les sommes
portées en recettes par le montant de la taxe acquittée par
chaque bourgeois, même si à l'évidence le fermier perce-
vait davantage qu'il ne versait dans les coffres du Magis-
trat. Entre 1566 et 1620, le nombre des bourgeois de
l'enclos et des bourgeois forains oscille entre un plafond
d'environ 3 000 et un plancher de 1 250 à 1 300. En 1617,
dans une ville de 32 604 habitants, alors que le nombre des
bourgeois est a priori à son étiage (1 255), on peut évaluer,
à raison de 4 personnes par famille, le nombre des bour-
geois au minimum à 5 000 habitants. En 1677, alors que la
population est de 45 171 âmes, l'effectif des bourgeois est
incontestablement plus élevé (2 161), le nombre de per-
sonnes jouissant de la bourgeoisie (au moins 8 600, soit
19 % de la population) n'étant cependant pas en beaucoup
plus forte proportion qu'en 1617 (environ 15 %). Dans les
années suivantes, le poids relatif des bourgeois fléchit
derechef avant que les statistiques utilisables ne s'inter-
rompent. Autrement dit, entre 15 et 20 % de la population
bénéficie des droits particuliers afférents à la bourgeoisie.
Il ne s'agit ni d'une étroite et frileuse camarilla ni d'un
phénomène de masse. Il est intéressant d'interroger les
fluctuations à long terme du flux d'entrée et les compo-
santes de ce flux.
Rien n'est plus saisissant que de confronter l'évolution des
admissions par achat et par relief. Jusqu'au milieu du
xviie siècle, le nombre des reliefs est constamment supérieur
à celui des achats. Le second XVIIe siècle se caractérise par
un certain équilibre entre les deux contingents de nouveaux
bourgeois. Le basculement numérique en faveur de la bour-
geoisie d'achat devient irréversible à partir des années 1720.
Cette contradiction tendancielle entre des bourgeois de
relief de plus en plus négligents à se faire enregistrer et
des bourgeois d'achat de plus en plus alléchés par cette
espèce de noblesse roturière citadine ne laisse pas d'intri-
guer. On peut certes invoquer une ignorance croissante des
règles coutumières. Il est possible aussi de penser comme
A. Dal que ce manque d'intérêt des fils de bourgeois s'ex-
plique par la propension à considérer la jouissance des pri-
vilèges comme allant de soi. Ce qui n'est pas en revanche
discutable, c'est, en plein siècle des Lumières, l'attractivité
de ces privilèges défendus becs et ongles par les autorités
scabinales. Ceux qui possèdent un minimum de bien ont
intérêt à se faire reconnaître comme bourgeois de Lille.
Les privilèges financiers et matériels demeurent appré-
ciables. On conviendra qu'il reste attrayant pour un fripier
d'être exempté du « droit de vieux-ward », pour un bou-
cher de pouvoir s'installer aux grandes et petites bouche-
ries, pour un sayetteur d'être exonéré d'impôt sur les
laines... Alors que le privilège qu'ont les bourgeois de par-
ticiper directement à la gestion politique de la cité n'a
jamais concerné en fait qu'une fraction large, mais toujours
minoritaire, de la bourgeoisie, les privilèges de juridiction
ont sans doute été plus appréciés encore. F. Patou observe
que « les principaux privilèges des bourgeois consistent en
ce que leurs personnes ne peuvent être arrêtées au corps,
ni leurs biens saisis par clain, ni leurs meubles et tels
réputés trouvés ou situés dans la châtellenie saisis par
plainte à loi ». Le droit des bourgeois d'être jugés d'abord
par les échevins a aussi pour corollaire que les visites
des maisons bourgeoises sont interdites sans assistance
d'échevins. Le droit privé lillois comporte également des
privilèges attachés à la bourgeoisie, comme le « radvestis-
sement », autrement dit la possibilité pour les époux
dépourvus de progéniture de procéder à une donation
mutuelle portant sur tous leurs biens. En revanche, plu-
sieurs particularités des règles lilloises de dévolution des
biens ne sont pas propres aux bourgeois. C'est le cas de la
«fiction», qui a tant retenu A. Croquez, des biens
immeubles réputés meubles à Lille, comme de la coutume
prévoyant que les enfants succèdent à leurs parents à parts
égales, à l'exclusion des ascendants et des collatéraux et
sans privilège entre eux...
Face à cet archipel de privilèges, les obligations des
bourgeois peuvent paraître d'une ampleur limitée. Natu-
rellement ils doivent aide et assistance à la ville ; l'aide
mutuelle est même un des fondements de l'appartenance
à la communauté urbaine. Le devoir militaire et policier
de guet et de garde est une des dimensions constitutives
de cette identité bourgeoise ; il perd l'essentiel de sa force
mobilisatrice à partir de la conquête française quand la
population est désarmée et que dépérissent les usages
d'autosécurité bourgeoise. Les autres obligations, le res-
pect de la coutume et des droits de l'échevinage, le paie-
ment régulier des impôts de la ville, l'obligation catholique
valent aussi pour les non-bourgeois, bien que l'adhésion à
la culture politique de la commune soit une composante
majeure du vivre ensemble à Lille.

Un ciment de la conscience civique : l'attachement aux


mythes fondateurs et à la mémoire de la ville

La mémoire civique de la ville est nourrie par un univers


latent de conceptions qui modèlent les comportements et
orientent les initiatives. Cette planète mentale engloutie
est pétrie par une mémoire historique peu ou prou
Mythique que l'on aurait tort de prendre à la légère.
^ Le discours sur les origines des villes est le terrain privi-
legié sur lequel se manifestent le mieux les fantasmes idéo-
ogico-historiques. Les Lillois peuvent difficilement faire
valoir « l'antiquité » d'une ville sans passé romain connu1.
Des fouilles récemment conduites à l'initiative de Catherine Monnet,
archéologueh municipale de Lille, font état d'une présence humaine perma-
ente sur le site dès l'époque romaine. Rien n'indique cependant qu'une
structure urbaine existe au début de notre ère.
Certains ont toutefois l'habileté de ne pas dissocier Lille
du destin des autres communes de Flandre dont ils vantent
la continuité historique. C'est ainsi que le conseiller pen-
sionnaire Lespagnol de Grimbri fait parade de cet argu-
ment pour défendre en juillet 1765 les institutions
traditionnelles des atteintes de la réforme municipale de
Laverdy : « Il résulte de ces passages de Loyseau que les
Magistrats municipaux de la Flandre sont aussi anciens que
les villes mêmes, qu'ils sont ces Magistrats que César
trouva dans les Gaules quand il en fit la conquête et que
la Gaule Belgique, de toutes les provinces du royaume la
plus attachée à ses usages, les a conservés sans aucune
interruption jusqu'à nos jours. » On perçoit ici la justifica-
tion politique que le pouvoir municipal attend de ces réfé-
rences à un passé urbain rêvé pour les besoins de la cause.
De façon plus générale, les origines de la ville de Lille
continuent d'être enveloppées aux Temps modernes dans
les voiles fabuleux du cycle légendaire de Lydéric et de
Phinaert. La thématique de cette légende élaborée au
Moyen Âge est bien connue. Un roi mérovingien, Salvaert,
a été assassiné dans une forêt par le cruel Phinaert qui s'est
emparé de ses biens. L'épouse de Salvaert, Ermengaert,
parvient cependant à s'enfuir et à mettre au monde un
garçon près d'un arbre et d'une fontaine. L'enfant est
ensuite recueilli par un ermite qui le baptise et le nomme
Lydéric. Il le fait allaiter par une chèvre et plus tard lui
donne connaissance des circonstances de sa naissance.
Lydéric, après de multiples péripéties, se rend à la cour
de Dagobert pour demander le combat judiciaire contre
Phinaert. Le duel se déroule en juin 640 dans un lieu
proche de l'actuelle église Saint-Maurice de Lille en pré-
sence de Dagobert. Lydéric, après un furieux combat, abat
le géant Phinaert et reçoit ses biens. Nommé Grand Fores-
tier de Flandre, il épouse quelque temps plus tard la fille
de Dagobert. Telle est la trame fondamentale qui s'enrichit
au xve siècle d'une précision qui n'est pas innocente quand
on découvre au temps de Philippe le Bon que le père de
Lydéric était un seigneur de Dijon.
Il est essentiel de comprendre l'usage que la sanior pars
lilloise des Temps modernes fit de cette légende. La maî-
tresse poutre de cette construction mythique fut étayée par
les Chroniques et Annales de Flandres publiées en 1571
à Anvers par Pierre d'Oudegherst. Lydéric devient avec
Oudegherst un grand amateur de la justice et un ardent
propagateur de la foi chrétienne. Fondateur de la ville
d'Aire, plusieurs, rappelle-t-il, le font aussi fondateur de
Lille, parce que Lydéric aimait beaucoup le lieu de sa nais-
sance et de sa victoire. Dans le premier XVIIe siècle, le cha-
noine de Saint-Pierre de Lille Floris Van der Haer dans
son Histoire des châtelains de Lille (1611) fait débuter « la
principauté de Flandre » par un Lydéric, qui aurait défait
« le tyran Phinaert demeurant à Lille-lez-Buc au chasteau
basti par Jules César, où est présentement l'église Saint-
Maurice ».
En 1625, le Jésuite Jean Buzelin dans Gallo-Flandria
sacra et profana présente les faits et gestes de Lydéric
comme « une tradition presque véritable ». Désormais une
sorte de vulgate historiographique s'est imposée aux his-
toires peu ou prou officielles de Lille. L'Histoire de Lille
et de sa châtellenie publiée en 1730 par le sieur Tiroux, qui
en considération de son œuvre reçut une gratification de
Messieurs du Magistrat reproduit platement ce qu'écrit
Pierre d'Oudegherst de l'histoire de Lydéric. Le lien entre
la victoire sur Phinaert et la fondation de Lille est forte-
ment suggéré, même si Tiroux adopte des formules pru-
dentes. Comme attestation de la naissance de Lydéric, il
tait au passage état d'un petit fait significatif de la vie quo-
tidienne : « On voit encore aujourd'hui la Fontaine appe-
lée de le Saulx près de laquelle on dit que Lidéric est né. »
Cette résistance tenace des légendes n'a évidemment
rien de frivole et de fortuit. À l'arrière-plan de ces mythes
fondateurs se dessine une idéologie jalonnée de repères
consacrés par l'histoire, qui vise à conforter les privilèges
d une « bonne ville » très attachée à son autogouverne-
nient et rétive aux intrusions du pouvoir central.
C'est pourquoi les remises en cause du mythe qui affleu-
rent au XVIIIe siècle ont si peu de prise sur les esprits. Le
jésuite lillois Charles Wastelain a beau en 1761 dans sa
description de la Gaule Belgique faire clairement la part
des choses. « L'origine de Lille, écrit-il sobrement, se cache
sous des fables. On peut les lire dans les Annales d'Oude-
gherst et de Buzelin. Une charte de Bauduin V le Débon-
naire, comte de Flandre, donnée en 1066 est le monument
le plus ancien, où il soit fait mention de cette ville. » A
priori Wastelain ne fut guère écouté. Le chanoine Charles-
Antoine Le Clerc de Montlinot que l'on sait acquis aux
innovations idéologiques des Lumières fait pour sa part
scandale ; il est vrai qu'il parsemait son Histoire de Lille
publiée en 1764 de pointes anticléricales. Au passage, il
met en pièces, non sans jubilation, les constructions fabu-
leuses relatives à l'épiphanie de la ville. Cette Histoire de
Lille, pour des raisons diverses, fut mal reçue par l'opi-
nion ; elle était en tout cas en complète discordance avec
l'horizon historiographique anesthésiant des élites du cru.
Un micro-événement éditorial de l'année 1789 révèle au
demeurant la fidélité de maints Lillois à un discours aussi
peu dérangeant que possible. À cette date, en effet, les
Chroniques de Pierre d'Oudegherst furent rééditées à
Bruxelles. Dans la liste des cent vingt-trois souscripteurs
prend place le libraire lillois Jacquez pour vingt-cinq exem-
plaires. On mesure à la réaction de cet important libraire
à quel point les fables lénifiantes et valorisantes pour la
ville de Pierre d'Oudegherst demeuraient prisées par le
public cultivé.
Doit-on imaginer dans ce domaine un fossé entre la
culture populaire et celle des élites ? Il va de soi que les
milieux populaires peu familiers des travaux d'Oudegherst
et de Buzelin n'entraient pas de plain-pied dans ces mythes
fondateurs. Toutefois, par le biais des fêtes urbaines, la
mémoire de la ville, le sens chrétien et l'appartenance
affective à la communauté se superposent et fusionnent.
Quoique sans insistance excessive, les autorités ne man-
quaient pas lors des temps forts festifs de faire référence
aux légendes fondatrices de l'identité de la ville. On le voit
bien en février 1600 lors de la Joyeuse Entrée des archi-
ducs Albert et Isabelle. Des théâtres furent aménagés sur
le parcours ; or Lydéric et Phinaert prennent place aux
côtés des grands personnages ayant marqué l'histoire de
leur ville. En revanche, le phénomène des géants proces-
sionnels qui est présent à Douai avec Gayant depuis 1530
n'appartient pas à la panoplie festive de Lille sous l'Ancien
Régime. Un placard d'éphémérides intitulé Particularités
et Antiquités de la ville de Lille et imprimé en 1726 fait état
dans la procession de 1565 d'un géant et d'une géante.
Cette innovation demeura toutefois sans lendemain et il
faut attendre 1825 et les fêtes organisées à cette date pour
que deux géants d'osier représentant Lydéric et Phinaert
soient introduits dans un cortège. Par la suite s'adjoignit
une troisième figure emblématique avec Jeanne Maillotte,
la Jeanne Hachette lilloise à qui la tradition attribue le
mérite en juillet 1582 d'avoir galvanisé à la tête des archers
de Saint-Sébastien la résistance des Lillois menacés par les
Hurlus protestants de Menin. Certes, aucune chronique du
temps ne fait état d'une cabaretière du nom de Jeanne
Maillotte. Il faut, semble-t-il, attendre 1726 et les éphémé-
rides que nous venons de citer pour que soit fait mention
d'une « Maillotte, hôtesse du Jardin de l'Arc » à la tête des
confrères de Saint-Sébastien « armée d'une vieille halle-
barde ». La légende qui se broche tardivement sur l'événe-
ment est révélatrice du souci d'ancrer dans la mémoire
collective l'image d'une intrépide héroïne incarnant la
résistance du peuple catholique contre le calvinisme.
Il est donc aveuglant que ces mythes fondateurs qui
contribuent à cimenter la cohésion idéologique des
« bonnes villes » sont à forte composante religieuse. Si les
Lillois participent à des degrés nécessairement divers à une
culture des origines urbaines qui demeure pour une part
livresque, tous, bourgeois et manants, baignent dans cette
culture religieuse festive déployant une formidable capa-
cité de rassemblement des cœurs. Lille se veut une ville
sanctifiée par l'intercession de la Vierge. Les autorités reli-
gieuses et municipales de la ville ne ménagent pas leur
peine pour en convaincre les Lillois. Le culte de Notre-
Dame de la Treille connaît dans le premier XVIIe siècle une
nouvelle vigueur soutenue par l'inlassable activité du père
jésuite Jean Vincart. Celui-ci, alors que la menace d'un
conflit entre la France et l'Espagne se précise, convainc la
Loi de consacrer Lille à la Vierge. Le 28 octobre 1634, le
Pieux mayeur Jean Le Vasseur au nom de « Messieurs »
offre les clés de la ville à Notre-Dame de la Treille. Lille
devient, selon l'expression d'un thuriféraire, le Jésuite
Martin Lhermitte, en 1638, « la prunelle des yeux virgi-
naux », « un temple de la Sacrée Vierge qui preste un lieu
de franchise au bonheur ». À ce moment, la protection de
la Vierge est d'autant plus recherchée que la ville fidèle à
ses « princes naturels » est engagée dans un conflit durable
avec l'ennemi français.
UNE CULTURE POLITIQUE ATTACHÉE AUX « LIBERTÉS », QUI
CULTIVE LA FIDÉLITÉ À SES « PRINCES NATURELS » ET À LA
FOI ROMAINE

Nous venons de voir que la ville est un « corps » territo-


rial qui a sa constitution particulière et, à ce titre, dispose
de franchises et de « libertés » dont elle doit assurer la sau-
vegarde à l'égard des pouvoirs extérieurs. Force est d'ob-
server que les Lillois au cours de l'histoire ont adopté, à de
rares exceptions, un strict loyalisme à l'égard de l'autorité
souveraine et par ce truchement ont réussi à préserver
l'arche sainte de leurs prérogatives qui en les rendant plus
« privilégiés » au sens ancien du terme, les rendent aussi
plus libres.

Regi fidem servando : un loyalisme monarchique conforté


p a r une conception contractuelle du pouvoir

À la fin de l'année 1582, pour conserver la mémoire de


la fidélité de Lille à Philippe II et à l'Église, une médaille
fut frappée avec sur l'avers une effigie du roi accompagnée
de ces mots : Regi fidem servando, et sur l'envers, la ville
de Lille figurée par un lys écrasant un lion représentant les
provinces révoltées du Nord avec cette légende : Lilia in
Flandria leonem conculcavit. Cette médaille exprime deux
composantes majeures de l'esprit des institutions lilloises :
la ville a une tradition républicaine ; cet esprit républicain
qui correspond à la volonté tenace d'administrer ses
propres affaires n'est cependant pas un esprit antidynas-
tique. Un des traits dominants de ce modèle urbain d'orga-
nisation politique est en effet la reconnaissance sans
troubles de conscience d'un pouvoir princier supérieur.
Le loyalisme des Lillois à l'égard de ses « princes natu-
rels » ne s'est jamais démenti. Les élites lilloises des Temps
modernes vécurent souvent dans la nostalgie des « grandes
heures » de l'époque bourguignonne, une période au cours
de laquelle on a, à l'évidence, beaucoup travaillé et beau-
coup construit à Lille, pour le prince comme pour les parti-
culiers. Le somptueux Banquet du Faisan (1454) et les
fêtes de l'Épinette ont, il est vrai, gardé une grande puis-
sance évocatrice. Denis Clauzel, à partir de l'étude des
comptes de la ville, est conduit à des conclusions plus miti-
gées sur cette période. Le fait est pourtant que les mythes
ont la vie dure et que, dans la mémoire de la classe poli-
tique municipale, ce qui compte, c'est moins le taux de
pression fiscale douloureusement ressenti à court terme
que la confirmation et le renouvellement des franchises
communales par Marie de Bourgogne et ses successeurs.
La complaisance du pouvoir central pour les privilèges
municipaux est tangible à l'époque de Philippe le Beau
comme de l'archiduc Charles, bientôt élu empereur sous
le nom de Charles Quint. En 1497, la Loi se voit recon-
naître la possibilité d'exécuter malgré appel « toute sen-
tence concernant le fait de marchandise ». En 1514, des
lettres patentes rendent exécutoires toutes sentences en
matière de délit. La compétence échevinale n'a plus guère
à redouter des entreprises de la gouvernance à partir des
lettres patentes de 1522 qui sont du reste confirmées à
l'époque française par un arrêt du Conseil du 27 août 1706.
Cet ensemble de prérogatives conforte au début des
Temps modernes l'archipel des pouvoirs de la « b o n n e
ville ». Dans un autre ordre, l'ordonnance de 1534 par
laquelle Charles Quint vise à réserver aux Lillois la
manufacture textile va tout aussi décisivement dans le
même sens.
L'attachement des Lillois pour les Habsbourg ne s'ex-
plique donc pas simplement par une longue tradition de
loyalisme, mais a également pour fondement le respect de
la dynastie pour l'autonomie municipale et sa volonté de
garantir les moyens institutionnels de cet autogouverne-
ment. Les témoignages de l'hostilité à la France ne sont
donc pas rares dès le xvie siècle. Le traité de Cambrai
(1529) mit de jure un terme à toute suzeraineté de la
France sur la Flandre et l'Artois. La chronique affirme que
les Lillois vinrent en nombre suivre la longue lecture, à la
« bretesque » de la Halle échevinale, de toutes les clauses
de ce traité. Il n'est pas étonnant que Charles Quint, avant
d'aller châtier sa ville natale de Gand révoltée, se soit
attardé en 1540 près d'un mois dans sa fidèle ville de Lille.
L'attitude de Lille pendant les troubles religieux du der-
nier tiers du siècle tranche sur l'insubordination de villes
comme Valenciennes ou Tournai devenues un temps des
« Genève du Nord ». Certes aux lendemains de la mise à
sac d'Anvers par la soldatesque espagnole, les Lillois
signent la Pacification de Gand (8 novembre 1576). Ils
n'eurent du reste pas à se plaindre des états généraux qui
accordèrent à la ville l'autorisation de démolir le château
de Courtrai, puissante forteresse destinée autant à surveil-
ler la ville qu'à la défendre contre ses ennemis. Toutefois,
l'attitude des groupes insurrectionnels calvinistes qui
malgré la Pacification s'étaient emparés de vive force de
Gand, Bruges et même, à courte distance de Lille, d'Ypres
et de Courtrai eut tôt fait de rapprocher Lille de l'Espagne.
Le Magistrat devenu intégralement catholique depuis le
renouvellement de 1578 signa avec entrain le traité d'Arras
du 17 mai 1579 aux côtés de l'Artois, du Hainaut et des
autres membres des états de Flandre wallonne. Les pro-
vinces méridionales des Pays-Bas faisaient donc retour
dans le giron de l'Espagne afin de défendre la foi romaine
menacée. Comme les travaux d'A. Lottin le soulignent
bien, cette victoire catholique ne s'accompagne d'aucun
bain de sang, mais elle a pour corollaire « une grande
purge qui se prolonge pendant trois ans et chasse de la cité
par centaines les suspects de calvinisme ».
Les Lillois eurent donc le privilège de recevoir de Phi-
lippe II une lettre de félicitations dans laquelle le Roi Pru-
dent observait qu'il n'oublierait jamais leur zèle et leurs
services. Cette allégeance des Lillois aux Rois Catholiques
d'Espagne n'est pas celle, répétons-le, d'une ville vaincue
et soumise à la discrétion de son prince, mais l'adhésion
sans réserve à un mode de gouvernement qui apparaît à la
sanior et major pars conforme aux intérêts bien compris de
la ville. Les Pays-Bas méridionaux recueillaient les fruits
d'une domination respectueuse des libertés locales dès lors
qu'elles s'exerçaient dans l'ordre sous l'égide de familles
notables connues pour leur loyalisme et leur foi catholique
de monolithe.
En bourgeois d'une « bonne ville » arc-boutée sur ses
privilèges, les Lillois étaient tributaires d'une culture poli-
tique faisant la part belle à une conception contractuelle
de la souveraineté. Capital nous apparaît à ce propos le
rôle joué par l'échange des serments lors de l'avènement
des souverains. La chronique politique locale est scandée
par une longue série de serments. En mai 1507, Marguerite
d'Autriche donna et reçut le serment que l'on échangeait
à cette occasion. À la mort de Ferdinand d'Aragon,
Charles prêta aussi le serment d'observer les lois et fran-
chises locales, il reçut en échange les promesses du rewart.
Tout naturellement dans les lettres de commission pour le
renouvellement du Magistrat, Charles Quint se présente
désormais comme le successeur légitime des comtes de
Flandre. En août 1549, Lille déploya pour la venue du
futur Philippe II tout le faste dont une ville notable dans
l'Europe de la Renaissance était capable. Le 6 août, Phi-
lippe prêta en la collégiale Saint-Pierre le serment accou-
tumé et reçut en retour le serment de fidélité de Messieurs.
Le 6 février 1600, c'est au tour d'Albert et d'Isabelle de
faire le serment traditionnel au lendemain d'une fête
triomphale dont nous aurons, chemin faisant, l'occasion de
détailler les facettes significatives (cf. chapitre 11).
Pour comprendre à quel point la « religion du serment »
est un puissant support des prérogatives politiques de la
ville, il suffit de reproduire même partiellement le récit,
fourni par le registre aux résolutions du Magistrat, de la
réception en 1625 du comte d'Isenghien nommé gouver-
neur de la Flandre. Le comte muni de sa patente se rend
au conclave : « Là il se reposa sur une chaière enrichie de
velours cramoisy qui estoit au-devant du bureau et un
tapis. Sur le bureau, il y avoit sur ung coussin couvert de
une pièce de damas, le Missel ouvert. Auquel conclave fut
par le greffier criminel estant debout le chef nu en sa place
... 1 fait lecture publique de la dite patente. Durant laquelle
lecture tous ceulx du Magistrat restèrent en leur place.
Après quoi le gouverneur fut requis de faire serment. Il se
tint debout, la teste nue, tandis que ceux du Magistrat
estoient assis. Le procureur fit lecture du serment écrit au
livre Roisin, et après serment fait, le gouverneur alla s'as-
seoir au chief-lieu sur le banc d'eschevins où lui fut fait
présent de deux pieches de vin. »
En janvier 1665, le comte de Bruay, gouverneur de Lille,
se présenta pour recevoir au nom du nouveau roi
Charles II la promesse de fidélité de la ville. La nécessaire
antériorité du serment du représentant de Sa Majesté ne
figurait pas dans les ordres reçus par le gouverneur. Le
Magistrat refusa de se prêter à la cérémonie tant que les
usages ne seraient pas respectés. Informé de nouvelles
lettres cette fois conformes à ses exigences, il donna alors
à la cérémonie un éclat singulier. Le jour de la cérémonie,
dès six heures du matin, les serments, les compagnies bour-
geoises se rendent chez le gouverneur pour l'escorter jus-
qu'à la Grand-Place où le corps de ville les a devancés. Sur
un théâtre de 120 pieds de long, tendu de drap rouge semé
de fleurs de lys, le gouverneur se plaça sous un dais sur-
monté de l'effigie du roi à peu de distance d'une petite
table couverte de panne rouge où reposait le missel. Après
la prestation du serment par le comte, le peuple lui répon-
dit par l'acclamation rituelle « Vive le roi ! ». Le Magistrat
s'avança à son tour afin de s'engager solennellement. Le
fracas des cloches, les salves d'artillerie se mêlèrent alors
pendant une demi-heure aux cris de joie du peuple qui a
l'occasion rare, et pour une part l'illusion de n'être pas
exclu des rouages de dévolution du pouvoir. Une telle
cérémonie vise à faire communier dans un long moment
d'émotion toute une population habituellement accaparée
par les soucis quotidiens. Elle est en même temps indisso-
ciable de l'exaltation et de la limitation d'un pouvoir sou-
verain qui, pour héréditaire qu'il soit, n'en est pas moins
périodiquement investi par le peuple.
La valeur sacrée de l'engagement juré scelle le respect
des droits et des devoirs des gouvernants et des gouvernés.
Louis XIV a-t-il mesuré la signification profonde d'un tel
cérémonial se déroulant selon une liturgie réglée ? En tout
cas, il accepta de prêter l'ancien serment des comtes de
Flandre. Escorté d'une troupe nombreuse de seigneurs, il
se rendit pour assister à un Te Deum jusqu'à la collégiale
de Saint-Pierre au milieu d'une population respectueuse,
mais rétive aux acclamations. Accueilli par le prévôt du
chapitre et les chanoines en chapes, il baisa les reliques de
la sainte Croix puis devant la statue de Notre-Dame de la
Treille, prêta le serment de garder les franchises, coutumes
et usages de la ville. Le Magistrat au nom de la population
prononça alors le serment habituel de fidélité. La force
contraignante du serment prêté par le Très Chrétien fut
ultérieurement constamment invoquée par les notables qui
y voyaient le rempart par excellence de leurs libertés.
Louis XV ne se prêta jamais à la cérémonie de l'échange
nuptial des serments. Nous nous sommes interrogé dans
notre thèse sur la portée de ce geste symbolique grave.
Rappelons rapidement les faits. En mai 1744, à l'annonce
de l'arrivée imminente du roi, le Magistrat parla à
M. d'Argenson de « la demande des serments réciproques
en conformité des privilèges de la ville ». Interrogé à ce
sujet par le ministre, il lui remit un mémoire ne lui faisant
grâce d'aucun précédent historique depuis 1286. L'affaire
pouvait paraître en bonne voie quand les représentants du
pouvoir central soulevèrent des difficultés de forme équi-
valant à un refus. Les échevins selon eux devaient prêter
serment les premiers ; ainsi le voulait la dignité de la cou-
ronne... Les échevins ne pouvaient entériner une telle
innovation ; ce fut donc l'impasse. Certes, le Bien-Aimé
eut l'adresse de ne pas faire connaître publiquement son
refus, mais il n'y eut pas de prestation de serments et la
réception du roi se révéla assez fraîche.
Il est patent que l'on assiste en la circonstance à la rup-
ture de toute une symbolique du pouvoir. En éludant le
serment, Louis XV se refuse à admettre que l'engagement
de fidélité des Lillois n'est qu'« une suite de la promesse
royale ». Cela dit, l'incident n'eut pas de conséquences pra-
tiques. Le monarque avait souhaité marquer son autorité,
mais on ne peut pas dire que des décisions aient été prises
pour entamer les privilèges locaux. Le loyalisme monar-
chique des Lillois n'empêchait pas des réactions d'aigreur
en 1744 ; il n'en demeurait pas moins solide tant que les
Piliers fondamentaux de la constitution municipale res-
taient en place. C'est poser la question de la francisation
et des inflexions de la vie politique lilloise au temps du
Très Chrétien.

Une intégration sans rupture dans une culture politique et


administrative nouvelle
v
A partir de 1667, Lille et la Flandre wallonne furent
confrontées à un type de domination très différent de celui
beaucoup plus lâche qui prévalait à l'époque espagnole.
On a beaucoup écrit sur l'absolutisme français dont l'esprit
est celui de la centralisation. Deux angles d'attaque peu-
vent être du reste privilégiés. D'une part, il importe de
mesurer l'impact réel des initiatives centralisatrices de la
monarchie des lys. D'autre part, c'est un enjeu historique
essentiel que d'apprécier la manière dont les populations
des provinces récemment annexées ont vécu et reçu les
mutations induites par le passage sous la domination fran-
çaise.
Sur le premier thème, les avis des historiens ne sont pas
convergents. Pour Albert Croquez, l'intervention du pou-
voir central n'eut rien de massif ni de franchement tracas-
sier. On ne peut donc prouver la mise en œuvre
systématique d'une politique visant inexorablement à
balayer les particularismes locaux. Maurice Braure fait
valoir une thèse toute différente : dès le début du
XVIIIe siècle, « le pouvoir royal avait su se substituer aux
autorités locales tout en laissant debout la façade des insti-
tutions » et de surenchérir : « Les institutions locales
n'étaient plus qu'un décor peuplé de marionnettes dont le
pouvoir central tenait les ficelles. »
En revisitant ce dossier il y a plus de dix ans, nous fûmes
d'emblée frappé par le respect affiché à maintes reprises
par le pouvoir central à l'égard des constitutions et des
usages des provinces conquises. Nous sommes cependant
convaincu que tout discours politique a sa part d'ambiva-
lence et que l'historien doit rendre compte d'une « réalité-
mosaïque » qui fait se côtoyer le yin des libertés locales et
le yang d'un absolutisme dit centralisateur.
Il convient toujours de revenir aux données fondamen-
tales du compromis politique initial. Avant que les villes
de Douai, de Lille et de Valenciennes ne fassent dans
l'honneur leur reddition, le Grand Roi leur concéda des
capitulations d'un esprit si libéral qu'il ne peut qu'étonner
ceux ayant gardé une vision simplifiée de l'absolutisme
louis-quatorzien. La capitulation lilloise du 27 août 1667
explique que le lendemain le roi ait pu prêter sans état
d'âme le serment du comte de Flandre dont nous venons
de parler. L'article 12 précise en effet tout uniment : « Les
villes de Lille et châtellenie jouiront pleinement et entière-
ment de tous privilèges, coutumes, usages, immunités,
droits, libertés, franchises, juridictions, justice, police et
administration à eux accordés tant par les rois de France
par ci-devant que par les princes souverains de ce pays. »
L'article 52 garantit que les « bourgeois, manans, habitants
et leurs biens ne seront traitables que par Loy et échevi-
nage, ainsi que tous les prédécesseurs princes souverains
de ces Pays l'ont fait ».
Assurément, observer les stipulations de la capitulation
ne signifie pas en respecter le texte de façon presque tal-
mudique. Des coups de canif ont été portés ici et là au
contrat. L'article 22 conforte par exemple le principe du
renouvellement annuel du Magistrat; nous avons vu ce
qu'il en était advenu à moyen et à long terme. Pourtant
on serait bien en peine de recenser une série de décisions
d'autorité formant une politique délibérée et cohérente
visant à mettre en pièces les prérogatives du pouvoir muni-
cipal. En revanche, il est clair qu'au fil des années la pra-
tique administrative des intendants aboutit à un grignotage
périphérique des attributions scabinales.
Faisons à cet égard rapidement le point. Il serait aventu-
reux de penser que les équipes municipales parce qu'elles
étaient désignées par les représentants du prince se trou-
vaient de ce fait dans une position de dépendance servile.
L'intendant Le Peletier déplorait la raideur d'échine de
Messieurs du Magistrat : « Nous les choisissons à la vérité
niais il y a si peu de bons sujets en cette ville que les meil-
leurs ne sont ni raisonnables ni dociles », et Le Peletier de
reconnaître que ni lui ni le gouverneur ne se font fort de
« gouverner un corps de quarante têtes ». Autrement dit,
l'idéologie particulariste est à ce point ancrée dans les
consciences des membres des élites citadines que la marge
de manœuvre est à la limite plus illusoire que réelle. A
rebours, il est attesté que le Magistrat dut renoncer à la
libre disposition des charges des officiers permanents. Dès
1681, Louvois fit valoir que la Loi ne pouvait conférer
librement ce type d'emploi sans en référer au roi. Il fut
entendu à partir de 1683 que le Magistrat établirait pour
toute charge vacante une liste de trois noms et que le roi
ensuite nommerait qui lui agréerait après avis de l'inten-
dant. L'expérience montre que ce droit de nomination ne
rendit pas les officiers permanents moins disposés à
défendre des droits et des privilèges urbains qui au total
furent sauvegardés, quoique inégalement.
La justice était une des plus importantes attributions du
Magistrat. Celui-ci ne garda pas intégralement les préroga-
tives judiciaires dont il disposait presque sans retenue,
niais l'essentiel subsista. Le privilège de non evocando
dont se prévalaient les populations ne fut pas remis en
cause. Ce droit de « ne pouvoir être distrait de ses juges
naturels » présente un double aspect. Nul ne peut être jugé
par une juridiction étrangère à la région ; par ailleurs, les
juridictions locales doivent être exclusivement peuplées de
juges indigènes. Jusqu'à la fin de l'Ancien Régime, le pou-
voir central ne priva pas le gouvernement municipal de
l'exercice de la haute justice, mais il ne lui permit plus d'en
jouir souverainement. L'ordonnance criminelle de 1670
enregistré au Conseil souverain de Tournai le 10 avril 1679
enleva aux échevins le jugement en dernier ressort de tous
les crimes qui lui étaient déférés. La monarchie, si elle ne
demeura pas inerte dans le domaine judiciaire, fit par
conséquent preuve de mesure. Certes, l'institution en
février 1715 d'un siège consulaire à Lille pour juger des
procès commerciaux enlevait au Magistrat les prérogatives
qu'il exerçait dans ce domaine, mais cette création visait
d'abord à confier directement aux hommes du commerce
la responsabilité des litiges les concernant sans qu'on pût
parler d'une dépossession de la bourgeoisie lilloise.
On ne peut pas parler davantage de ruine des privilèges
urbains dans les autres domaines. Il est cependant clair
qu'avec la monarchie administrative à la française, la Loi
de Lille et l'ensemble de la population se trouvaient
confrontés à un pouvoir plus interventionniste que celui
auquel l'Espagne les avait habitués. Par exemple, dès 1673,
Louvois mit en œuvre le désarmement de la population et
en dépit des conseils du gouverneur, le maréchal d'Hu-
mières, les quatre serments ne furent pas rétablis avant
1685. Un autre fait, même s'il peut paraître mineur dans
sa matérialité, montre le changement intervenu. Sous les
Habsbourg, la ville avait des messagers qui distribuaient
des lettres dans tous les lieux se trouvant sur leur route,
n'hésitant pas à négocier des lettres de change et à porter
de l'argent de ville en ville. Louvois devenu maître général
des Postes en 1669 veilla à établir partout des courriers
réglés et à faire disparaître ces messagers de villes avec le
concours des intendants. Peut-on écrire qu'au moins dans
le domaine financier le pouvoir français fit preuve d'une
tutelle plus pesante ? En fait, le Magistrat de Lille bénéfi-
cia jusqu'en 1789 d'une marge de manœuvre plus grande
dans le maniement de ses finances que les pouvoirs scabi-
naux d'autres villes notables comme Douai ou Valen-
ciennes. On ne trouve nulle trace de règlement général
réformant la comptabilité. En 1699 et 1700, trois ordon-
nances signées de l'intendant et du gouverneur prétendi-
rent obliger le Magistrat à s'en tenir aux dépenses
indispensables et un programme d'économies strictes fut
imposé. Mais, en réalité, le contrôle de la gestion finan-
cière municipale demeura rien moins que tracassier. Du
reste, en 1776, l'intendant Lefèvre de Caumartin avoue au
comte de Saint-Germain : « La comptabilité de la ville de
Lille est une sorte de labyrinthe... Je n'ose me flatter
d'avoir une connaissance exacte de tous les objets relatifs à
cette administration. » On peut d'ailleurs raisonnablement
soupçonner le Magistrat d'avoir entretenu un savant
enchevêtrement des comptes afin de mieux échapper aux
investigations indiscrètes du commissaire départi...
Au total, c'est surtout dans le domaine fiscal et militaire
que l'emprise de l'État royal fut la plus tangible. L'État
français exigea de ses sujets un énorme effort contributif.
La fin du Grand Règne s'accompagna à Lille comme ail-
leurs d'un alourdissement des prélèvements fiscaux. Au
XVIIIe siècle, à partir des années 1740, on assiste même à
un tour de vis fiscal. À Lille, les impôts royaux et l'armée,
qui à l