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Chapitre 4 : le règne du Classicisme

II est désormais traditionnel de parler d'auteurs classiques sans toutefois en définir les
caractéristiques fondamentales. En effet, la majorité des ouvrages portant sur cette période de la
pensée économique développe une démarche nominative grâce à laquelle on liste un certain
nombre d'auteurs reconnus comme tels. Si Adam Smith (considéré comme le Père Fondateur),
David Ricardo ou le Pasteur Thomas Malthus figurent systématiquement dans cette liste, par
contre des auteurs comme Jean-Baptiste Say ou comme John Stuart Mill y sont quelquefois
absents ou classés à la marge comme plus hétérodoxes. De la même façon, on peut
s'interroger pour savoir si Marx, voire Keynes, ne sont pas eux aussi les derniers des grands
auteurs classiques.
Tout ceci pose donc la question de la définition de ce qui est « classique » et d'aucuns ont
l'habitude de citer Sainte-Beuve considérant le classicisme comme la somme de ce qui est jugé
digne d'être enseigné en classe (réalisant ainsi ce que les sociologues modernes appelleraient un
arbitraire culturel!). De la même façon, on fait appel à Boileau, à son goût de la vérité et à son
rejet de ce qui est vague ou démesuré, le classicisme rejoignant ainsi le bon sens et
l'académisme en s'identifiant totalement à leurs principes. Or les classiques ne sont souvent
enseignés maintenant que dans des cours d'Histoire de la Pensée Économique ou dans des
initiations à vocation plus large ou érudites. Certains pays les ont totalement oubliés même si
leurs plus éminents libéraux appartiennent à une Association mondiale d'économistes ayant pour
logo le portrait d'Adam Smith, classique de tous les classiques !
D'autres vont assimiler le classicisme au XVIIIe siècle. Ils reprennent ainsi, avec un certain
décalage, un classement qui avait été effectué en matière d'art et de littérature. Or ces auteurs
ont, certes, écrit à partir de 1760 mais d'autres publient durant cette période sans toutefois
être considérés comme tels. L'opposition entre « classiques » et « modernes » semble alors
aisée, comme si les économistes qui leur avaient succédé avaient totalement rompu avec leurs
théories.
Certains enfin vont considérer ce courant de pensée comme constitué de « formes
consacrées» ou d'auteurs « de référence », reconnaissances collectives envers des économistes
qui ont créé la science économique. Les Classiques correspondraient ainsi à un certain idéal
scientifique et moral. Mais la reconnaissance collective actuelle semble assimiler de plus en plus
la création de la science économique à l'apparition de la pensée marginaliste, chacun recherchant
ses propres «pères fondateurs » au sein des penseurs les plus proches de ses propres analyses!
La question semble donc extrêmement délicate, mais, au total, les économistes classiques sont
soumis aux mêmes interrogations, adoptent un ensemble d'hypothèses identiques et
développent un point de vue unique. Ils se séparent néanmoins selon leur origine géographique
et leur attitude vis-à-vis de la révolution industrielle. C'est à partir de ce constat que nous
définirons le classicisme comme un courant de pensée partageant les mêmes idéaux (comprendre
la société en mutation), mettant un sens identique à leur travail (accroître le bien être des
citoyens de leur nation) et développant une démarche critique (confronter les théories aux faits
économiques).
D'un coté nous trouvons les grands classiques anglais Adam Smith, David Ricardo, Thomas
Malthus) préoccupé par les prix, le travail et les rendements et d'un autre nous trouvons en France
Jean-Baptiste Say soucieux des progrès de la productivité et des équilibres des marchés et de la
production.
Adam Smith par exemple, veut étudier les faits « qui ont perfectionné les facultés productives du
travail » (Richesse des Nations, 1776). Thomas Malthus (Essai sur le principe de population, 1798)
insiste sur les inventions et leurs conséquences sur le travail humain. David Ricardo veut
souligner le rôle des prix relatifs et leur influence sur les conditions de vie (Les principes de

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l'économie politique et de l'impôt, 1817). Mais ces préoccupations sont reléguées au second rang
derrière l'étude des mécanismes des marchés.
Jean-Baptiste Say veut par contre étudier les dimensions techniques de la productivité: « obtenir
plus de produit pour le même travail humain, c'est le comble de l'industrie » (Traité
d'économie politique, 1803).

a) 1776-1820 ou la domination de la pensée classique anglaise


Cette pensée anglaise va déterminer le cadre de la pensée classique.

Le premier de ces classiques est Adam Smith (1723-1790).


Inscrit à 14 ans au Collège de Glasgow, puis à 17 ans à Oxford où il suit des enseignements de
littérature et de philosophie, Adam Smith devient professeur à Glasgow en 1751. Il soutient une
Thèse de Philosophie (The theory of moral sentiments) puis obtient une Chaire de Philosophie
morale. Il enseignera pendant une seule année un cours d'Économie Politique (1763). Ce cours
ne sera pas publié, mais un de ses étudiants des plus studieux en prendra des notes détaillées (et ce
détail montrera plus tard que le hasard ou le fait exceptionnel peut changer la nature des théories !),
notes retrouvées plus tard et publiées en 1896.
Peu satisfait des conditions matérielles de sa situation de Professeur d'Université, il part en
1664 en Europe comme tuteur d'un jeune Duc, cette fonction lui assurant une aisance
supérieure à celle qu'il avait en enseignant à plusieurs centaines d'étudiants.
Il rencontre alors les Physiocrates (dont Turgot) et publie à son retour en Angleterre en 1776
son Essai sur la nature et les causes de la richesse des nations. Cet ouvrage connaît un
immense succès et sera traduit très rapidement en de nombreuses langues.
L'œuvre d'Adam Smith est monumentale au point d'ailleurs que certains (comme Mark Blaug
in : La pensée économique, origine et développement, Economica, Paris, 1981) prétendent que
personne n'a pu lire totalement les trente-quatre chapitres composant les quatre livres de la
Richesse des nations puisque seuls dix chapitres sont habituellement édités.
La filiation de la pensée smithienne a été aussi discutée : certains ont vu dans cet ouvrage une
analyse fortement inspirée par les thèses physiocrates au point d'ailleurs de considérer Smith
comme tel. Or la publication en 1896 des notes du cours de 1763 montre que le contenu de
« La richesse des nations » était déjà déterminé bien avant donc que l'auteur ne connaisse les
disciples de Quesnay. En fait nous sommes là en présence d'une conjonction d'analyses
établies séparément comme cela s'est produit souvent, et nous le verrons dans les parties
suivantes, en économie : Menger, Walras et Jevons feront séparément les mêmes découvertes
entre 1871 et 1874, Keynes et Kalecki en feront de même vers 1936...
On peut s'interroger sur le contenu de l'œuvre de Smith sans entrer néanmoins dans les
détails. Un certain nombre de ses idées sont communes ou voisines de celles développées par
les Physiocrates :
- il existe des Lois Naturelles et le rôle de l'économiste est de les découvrir...
- l'Etat ne doit pas (ou très peu, le cas contraire) intervenir, le principe d'ordre social
étant assuré par le libéralisme.

Par contre un certain nombre de divergences avec ses prédécesseurs font l'intérêt de Smith:
- le fondement de cet ordre naturel n'est pas transcendantal mais immanent et
Smith passe d'un ordre métaphysique (le déisme) à un ordre sensuel et psychologique...
- les individus sont mus par des intérêts personnels et la confrontation de ces
derniers réalise spontanément un ordre correspondant à l'intérêt général...
- il faut abandonner la méthode d'analyse des physiocrates
(déduction/analogie/enchaînement de raisonnements) pour privilégier l'observation des
faits et en déduire des Lois économiques...

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- la valeur des choses ne vient pas de la terre ou de l'agriculture mais du travail (théorie
de la « valeur travail-commande »)...
- les préceptes de politique économique doivent être souples même s'ils sont
quelquefois entorses au libéralisme...
- Le pragmatisme doit aussi guider l'action politique.

Derrière ces points principaux d'analyse il y a des hypothèses extrêmement fortes :


- l'économie fonctionne de manière cohérente sur la base d'un marché libre et une «
Main Invisible », sorte de deus ex machina, assure cette cohérence...
- sur ce marché chaque marchandise a un prix naturel (valeur) et un prix de marché, ce
dernier pouvant s'éloigner du premier par le jeu de la concurrence...
- ce marché peut être perturbé si la concurrence portant sur les produits ou sur les
méthodes de fabrication est freinée...
- les moteurs de l'économie sont les motivations individuelles, les intérêts privés et le
travail personnel...
- cette économie trouve aussi sa cohérence dans la stabilité des revenus (salaires, profits et
rentes ne doivent pas évoluer de manière trop brutale)..,
- l'épargne (renonciation à la consommation) permet d'accumuler des fonds puis
d'investir et de créer des revenus ultérieurs plus élevés...
- le travail pour être efficace doit être divisé en respectant les habilités de chacun et en
décomposant les différentes tâches nécessaires à la production d'un bien...
- la richesse des nations dépend enfin tout autant des ressources naturelles (et humaines)
que de l'efficacité de leurs institutions.

En résumé Adam Smith construit un système conceptuel nouveau dont on pourrait penser en
première lecture qu'il défend les industriels et les marchands. Or les analyses de l'auteur sont
plus complexes. Il va par exemple critiquer les marchands et les « Maîtres de Forges » (les grands
sidérurgistes des dynasties familiales comme les Darby) en les traitant d'« architectes du système
mercantile détesté » (1776). Il va méconnaître les travaux de James Watt qui est pourtant son ami. Il
ignore complètement les derniers développements de la révolution industrielle comme l'acier au
coke (il connaît les Darby mais ne parle pas de leurs inventions). Il faudra attendre l'édition de
1884 de la « Richesse des nations» pour voir apparaître des références mineures aux progrès de la
mécanisation du textile.
En fait Adam Smith va idéaliser un personnage particulier qui s'oppose en effet aux commerçants
et aux « dynasties » car consacrant son énergie à accumuler du capital et non plus simplement, à
s'enrichir. Il idéalise l'industriel des débuts de la révolution industrielle, celui qui a pour
objectif d'accroître les capacités productives et d'augmenter l'efficacité de la production par la
division du travail.
Il aborde aussi des champs nouveaux de l'économie puisqu'en plus de l’étude de cette division du
travail, il étudie le fonctionnement des services publics et l'éducation, domaines qu'aucun des
économistes présentés jusqu'ici n'avait abordé réellement.

Le second de ces classiques anglais est Thomas Robert Malthus (1766-1834).


Pasteur anglican, Malthus entre très vite en opposition avec la doctrine dominante de son temps
et inspirée de Jean Bodin qui pensait que la richesse ne venait que des hommes. A l'âge de 32
ans en 1798, il publie anonymement « An essay on thé principle of population », ouvrage qui
reçut un très grand succès qui a estompé les deux textes qu'il publie ensuite après avoir été
nommé Professeur à l'Université et titulaire de la première Chaire d'Economie politique créée en
Angleterre (Principes d'économie politique du point de vue de leur application pratique, 1820, et
Définitions en économie politique et mesure de la valeur., 1823).

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Malthus est inspiré par plusieurs sentiments :
- le pessimisme de certains physiocrates comme Condorcet voyant dans l'évolution de
la population les causes de la misère, même s'ils pensaient que le progrès social et technique
corrigerait cette tendance...
- le moralisme anglais condamnant pêle-mêle l'instinct de reproduction, le vice, le malheur,
la procréation précoce, la contraception, les famines, les épidémies et les guerres...

Il écrit en une période dominée par des faits culturels et sociaux précis :
- les violences en Irlande (tensions de 1792, émeutes de 1795 après la suppression du
droit de vote des catholiques irlandais, répression victorieuse de 1798 malgré l'aide française),
- la montée du féminisme (publication en 1792 des « Revendications des droits de la
femme » par Mary Wollstonecraft),
- le début des mouvements pour l'abolition de l'esclavage (1787 en Angleterre),
- l'avènement de la littérature pessimiste (les Romans noirs de M. G. Lewis par exemple),
- la naissance du romantisme (Coleridge, Wordsworth...) et surtout
- l'admiration de la révolution française... ou la peur de sa contagion.

En d'autres termes Thomas Malthus est d'abord homme de « bon sens » et penseur
réactionnaire (au sens initial du terme) avant d'être pessimiste ! Sa théorie est simple au point
d'ailleurs que bien souvent les présentations qui en sont faites sont simplistes.
Il y a contradiction entre d'une part le principe de production et d'utilisation des ressources
naturelles et d'autre part, le principe de population et de recherche de meilleures conditions de
vie, Les ressources naturelles et la production évoluent en suivant une progression arithmétique de
raison 2 alors que la population suit une progression géométrique de raison 2. La population
double tous les 25 ans selon Malthus (1-2-4-8-16...) alors que les produits et les ressources ne
s'accroissent que de 2 durant cette période (1-3-5-7-9...). Ces calculs reposent sur l'hypothèse qu'une
population croit de 3% par an.
Ainsi un décalage pourra être observé dès la troisième période source de crises et de misère.
Pour réduire ce déséquilibre les solutions proposées par Malthus sont radicales :
- ne plus aider les pauvres à subsister pour les empêcher de procréer (Malthus s'oppose
résolument aux Poor laws anglaises lois d'assistance aux démunis qui les mettaient à la charge
des paroisses) et...
- ne permettre la procréation qu'aux familles ayant les ressources nécessaires à l'éducation
future de ses enfants.

Le pasteur complétera son analyse par une théorie de la sous consommation : si l'épargne
s'accroît sans que s'accroisse parallèlement la demande de biens consommés, alors
l'investissement se réduira et une partie des revenus ne seront pas consommés. Là encore les
solutions proposées sont simples : accroissement du commerce extérieur et embauche des
sans emploi par une politique de grands travaux afin d'accroître la consommation intérieure
qu'il appelle « demande effective », concept repris par J.M. Keynes en 1936.
Comme tout économiste professant des idées simples, Malthus s'est fait un groupe d'amis
convaincus et une foule d'ennemis résolus.
Ses polémiques sont célèbres : avec David Ricardo sur l'explication à donner de la crise et de la
récession ou avec Jean-Baptiste Say sur l'interprétation sa Loi. Les critiques furent vives.
Certaines émanèrent d'auteurs optimistes pensant que les progrès de l'agriculture
compenseraient la croissance de la population. D'autres pensaient que la fécondité allait
décroître avec l'augmentation de la richesse et des pouvoirs d'achat (Simonde de Sismondi,
Karl Marx...)

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Ses erreurs dénoncées par exemple par Godwin ou Senior sont nombreuses au point d'ailleurs
qu'un calcul récent cité par M. Btaug (op. cit.) montre qu'une population naissant en l'an
10000 avant notre ère et s'accroissant au taux de 1% l'an (contre 3% pour Malthus) formerait
actuellement une sphère de corps humains de plusieurs milliers d'années-lumière et dont la
surface progresserait à une vitesse supérieure à celle de la lumière ! En fait Malthus ne
disposait d'aucune donnée statistique pour infirmer ou démontrer sa théorie dans la mesure
ou les premiers recensements ont été effectués en Angleterre qu'en 1801 et 1811 bien après
la première édition des Principes...
Bien plus, Thomas Malthus a petit à petit reconnu la validité de ces critiques lors des six
rééditions de son ouvrage au point de le vider totalement de sa substance et de ne nous
laisser qu'une idée vague sur la population reprise néanmoins assez souvent au sein des
politiques économiques (le malthusianisme restant une pratique courante à ce niveau).
Le bilan semble irrévocable et globalement négatif et pourtant Malthus nous a laissé plusieurs
éléments fondamentaux.
Le premier est l'idée que l'étude de la population est élément de l'analyse économique et le
recours aux lois démographique ne peut être évité. Le second apport de Malthus est la notion
de demande effective qui sera au cœur de la révolution keynésienne des années trente. Le
dernier apport est la notion de rendement décroissant notion reprise par David Ricardo.

David Ricardo (1772-1823), troisième auteur classique que nous examinerons ici, est
l'ami de Thomas Malthus.
Ayant reçu une éducation religieuse Israélite rigoureuse, il travaille dès l'âge de quatorze ans
à la City de Londres avec son père. Ayant épousé la fille d'un quaker, il officie dans une banque
avant de se mettre à son compte à 21 ans. Converti au protestantisme, il se spécialise sur les
valeurs d'Etat et va amasser rapidement une très grande fortune. A 42 ans, il se retire des
affaires, convertit sa fortune en valeurs foncières et siège au Parlement au sein de l'opposition
libérale. Il meurt à 51 ans en 1823.
Son œuvre principale est « Des principes de l'économie politique de l'impôt » publiée une
première fois en 1817, œuvre ayant eu des éditions successives dont en particulier la
troisième en 1823 représente la version la plus avancée des théories de l'auteur.
On a coutume de dire que David Ricardo ne sera-plus le moraliste qu'était Adam Smith, ni le
doux rêveur réactionnaire qu'est Thomas Malthus ou l'optimiste béat qu'était Jean Baptiste
Say. II sera l'apologiste des financiers et des industriels, le conseiller des gouvernements et
le défenseur des intérêts anglais.
Il se veut aussi critique, comme en témoigne sa préface où il remet en cause
successivement Turgot, Stuart, Smith, Sismondi, Malthus et enfin, Smith (« En
combattant les idées reçues, j'ai cru devoir examiner certains passages des ouvrages
d'Adam Smith qui ne s'accordent pas avec ma façon de voir... » Principes..., édition
française Flammarion, page 20).
On peut ainsi s'interroger sur les faits qui ont poussé Ricardo à construire des raisonnements
différents de tous ces auteurs et en particulier de Malthus (écrivant en 1798) et de Smith
(1776). Plus de 40 années séparent en effet l'œuvre de Smith des écrits de Ricardo (et 18 de
Malthus) et ce quasi demi-siècle a connu une série d'évolutions importantes.
Le premier fait, le plus fondamental d'ailleurs, est le quasi-achèvement de la révolution
industrielle: nous avons vu plus haut par exemple que 1800 consacrait la diffusion de la
fabrication des machines à vapeur en Europe. De même, les principales économies se sont
structurées de manière plus efficace. En témoignent en France la création de la Banque de
France, du corps préfectoral et d'une nouvelle organisation des administrations (1800), des
Chambres de Commerces (1802) ou la publication du Code Civil (1804) fondé sur une
société d'inspiration patriarcale et défendant les propriétaires,

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Le second est d'ordre social. Si 1776 avait vu la création du premier syndicat en Grande
Bretagne, 1791 avait vu en France l'adoption de la Loi d'Allarde supprimant les privilèges
et les corporations et de la Loi Le Chapelier interdisant les grèves et les coalitions ouvrières.
L'année 1795 voit l'interdiction des réunions en Angleterre. Des émeutes se déclenchent
jusqu'en 1800, début des guerres napoléoniennes. Les années 1811 et 1812 voient la
renaissance des mouvements anti-machinisme avec le mouvement luddite en Angleterre.
Le troisième ensemble de faits est de nature politico-économique. Durant cette période, les
alliances se font et se défont, aboutissant à un remodelage du partage du monde. La France
perd ses possessions américaines, voit sa puissance s'effondrée sur mer, perd certains
territoires (comme l'Egypte rendue Turquie en 1800) mais domine désormais l'Europe au
moins jusqu'en 1815 avec la défaite de Waterloo. L'Angleterre affiche sa puissance
maritime, conquiert de nouveaux territoires (le Cap par exemple pour assurer la route des
Indes), s'associe avec la Russie, la Prusse et l'Autriche et dominera le monde après le
Congrès de Vienne de 1815.
Le quatrième ensemble de faits est d'ordre idéologique: cette période correspond à la
domination des idées libérales, que ce soit en politique ou en économie, idées s'opposant
alors aux théories défendues par les conservateurs et celles prônées par les révolutionnaires.
Elle correspond aussi à la domination de 1'idée de nation comme en témoignent les guerres
qui de mercenaires deviennent patriotiques avec l'engagement de la totalité de la nation et
le déclin du principe de commandement attribué aux nobles. Le triomphe de la conscience
nationale allemande, les soulèvements nationaux en Espagne (1807-1814), le soulèvement
de la Prusse en 1812, la renaissance de la Confédération Suisse (1814), la victoire
autrichienne de 1815 face aux français ou les insurrections serbes (1813, 1815) en sont les
expressions les plus marquantes.
Le dernier ensemble est d'ordre économique. Jean-Jacques Rousseau avait dit en 1762 dans
Du contrat social (formule reprise de son Projet de Constitution pour la Corse) : « Nous
approchons de l'état de crise et du siècle des révolutions » et ces paroles prémonitoires vont se
vérifier en économie. En effet depuis le début des conflits napoléoniens, la plupart des pays
concernés avaient transformé leur économie en économie de guerre. Ces transformations
avaient ravivé la contradiction existant entre le monde agricole et le monde industriel : si Adam
Smith écrivait dans une période où régnait un certain équilibre entre ces deux mondes, David
Ricardo se retrouve confronté à une réelle situation de tensions qui débouchera sur une grave crise
économique après 1816. Les dépenses publiques ont gonflé depuis 1793, le cours forcé des
monnaies (obligation d'accepter les billets et les pièces comme moyen de paiement
indépendamment du stock d'or détenu par la Banque Centrale du pays) a été établi en Grande-
Bretagne en 1797 et l'or disparaissant (Loi de Gresham), les prix agricoles augmentent au point de
remettre en cause la consommation des ouvriers et les fournitures des industries.
En d'autres termes, Ricardo se trouve face à une situation pouvant faire douter de la
capacité du nouveau système économique à trouver de manière spontanée son équilibre et
sa cohérence. Adam Smith en 1776 pensait que « la main invisible » suffisait à réguler des
marchés face à une production de plus en plus efficace et un travail de plus en plus divisé.
Thomas Malthus, plus pessimiste et en 1798, insistait sur la contradiction pouvant apparaître
entre cette production et la population: les rendements étant décroissants au sein de l'agriculture
et de l'industrie. David Ricardo, pressé par les faits, adoptera de manière centrale cette hypothèse
de décroissance des rendements, en déduira un ensemble de théories et proposera une série de
politiques économiques.
Le premier élément nouveau introduit par David Ricardo concerne la théorie de la valeur:
reprenant en la modifiant l'approche d'Adam Smith, il affirme que cette valeur relève des
quantités de travail contenues dans chaque marchandise, théorie qui sera systématisée
ensuite par Marx. Mais recherchant sans réussite un étalon invariable de mesure de cette

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valeur, il proposera l'or sans en être totalement convaincu.
Le second élément est la théorie de la rente : abandonnant les idées de son ami Malthus, il
insistera sur les différences de rendement des terres et sur le fait que c'est la terre la moins
fertile qui déterminera le prix des produits agricoles, prix créant ainsi une « rente
différentielle » pour les agriculteurs vendant les produits des terres plus fertiles.
Le troisième est sa théorie des autres revenus. Le salaire est : déterminé par le prix des
produits agricoles et correspond à la subsistance des ouvriers. Il s'oppose au profit qui est
soumis en permanence à des tensions le conduisant « naturellement à baisser », idée reprise
aussi plus tard par Karl Marx (la loi de baisse tendancielle des taux de profit).
Le quatrième élément est sa conception de l'emploi. Lors de la rédaction du chapitre XXXI de
la troisième édition de Principes..., Ricardo affirme que le machinisme est créateur de
chômage car la croissance de la production renchérit le prix du travail et pousse ainsi les
producteurs à remplacer les hommes par des machines. Cette mise en tension de l'emploi et des
technique sera reprise ensuite par de nombreux auteurs théorisant ainsi et que l'on a coutume
d'appeler l'«effet Ricardo ».
Le dernier élément est de loin le plus connu. Vivant dans une économie anglaise accroissant
son pouvoir sur l'ensemble du monde il fût soucieux de développer une théorie du commerce
international (la théorie des avantages comparatifs) démontrant que chaque pays a intérêt à
commercer sur le plan international en se spécialisant dans la production des biens pour lesquels
il a le plus grand avantage relatif (les meilleures conditions relatives de production) Ainsi,
chaque nation va se spécialiser dans la production et la commercialisation des produits pour
lesquels elle est relativement plus efficace. Il y a toujours gain à l'échange et cette théorie
dominera la pensée économique jusqu'à la fin du XIXe siècle.
Un point est étrangement absent dans les écrits de cet auteur, il s'agit de la crise économique.
Confronté à celle de 1816, il affirmera que ces tensions naissent d'éléments exceptionnels qui
ne sont pas le résultat du fonctionnement du système économique. La crise est donc un
phénomène exogène (un « choc extérieur ») et n'est en aucun cas le résultat d'une
surproduction agricole ou industrielle.
Le bilan semble fortement positif et Ricardo nous a laissé plusieurs éléments
fondamentaux s'ajoutant à ceux des physiocrates et des premiers classiques.
Le premier est la théorie de la valeur fondée uniquement par les conditions de production des
biens et non leurs conditions d'échange. Ricardo affirme ainsi la primauté du point de vue
de la production et cette affirmation sera un des débats qui traverseront les économistes à
partir de la fin du XIXe siècle. Le second apport de Ricardo est sa théorie des revenus qui sera
elle aussi au cœur de la révolution marxiste. Le dernier apport est sa théorie du commerce
extérieur qui insiste aussi sur l'importance des conditions de production déterminant les
spécialisations, les coûts comparatifs et les gains à l'échange.
Ses recommandations de politique économique, sur le plan monétaire en particulier mais
apparemment moins pertinentes, ont laissé moins de traces.
Interrogé par le pouvoir sur la réorganisation de la Banque d'Angleterre en 1809 et 1810,
Ricardo prend la tête des Bullionistes et publie une série d'articles dans le Morning Chronicle
pour défendre l'idée selon laquelle cette Banque avait trop émis de monnaie sous forme de
papier (monnaie fiduciaire) ce qui avait provoqué l'inflation. Théorisant cette approche au sein
d'un ouvrage publié en 1811, Ricardo inspirera le rapport du Bullion Comittee et l'Acte de
Peel (1816): nationalisation de la banque centrale anglaise, mise sur pieds d'une politique
monétaire, politique fondée sur la garantie réelle et totale (en or) des billets mis en circulation.
Cet avis s'opposait alors à celui des Directeurs de cette banque et aux analyses des anti-
bullionistes comme Tooke qui n'auront que plus tard le plaisir de voir leurs thèses confirmées
par les faits.

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C'est dans le domaine de la production et du commerce que les écrits de Ricardo ont laissé le
plus de traces.
Comme le note Pierre Dockès dans l'introduction à l'édition française des Principes... (op.
cit.), Ricardo manifestait de la haine vis à vis des propriétaires fonciers et du mépris pour le
monde ouvrier. En fait il défendait de manière inconsciente la classe bourgeoise manufacturière et
la nation anglaise. Il apparaît ainsi comme le chantre du libéralisme anglais soutenant une
puissance économique qui va faire de ce pays l'Usine du monde.
Ainsi défend-il un système fiscal lié à la répartition des revenus : l'impôt sur la rente doit tenir
compte des différences de fertilité des terres, l'impôt sur les prix doit tenir compte des
conditions de production et celui sur les bénéfices ne doit concerner que les fabrications de
produits de luxe. En fait Ricardo souhaite un système d'imposition taxant essentiellement les
propriétaires fonciers, épargnant les industriels et reposant sur la différence entre les revenus
monétaires de chacun et les dépenses effectuées pour acheter les biens qu'il consomme
habituellement.
De plus, sa politique économique repose sur le libre échange et sur la spécialisation
internationale des pays, point que nous avons déjà examiné.

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