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Le XVIe
siècle retrouvé de Charles Nodier et Paul Lacroix », in MONFERRAN (Jean-
Charles), VÉDRINE (Hélène) (dir.), Le XIXe siècle, lecteur du XVIe siècle, p. 83-104
DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10176-5.p.0083
La diffusion ou la divulgation de ce document et de son contenu via Internet ou tout autre moyen de
communication ne sont pas autorisées hormis dans un cadre privé.
e
L E BAIL (Marine), « La bibliophilie aux couleurs de la Renaissance. Le XVI
siècle retrouvé de Charles Nodier et Paul Lacroix »
RÉSUMÉ – Les bibliophiles occupent une place singulière au sein du vaste
mouvement d’érudition qui s’attacha, dès le début du XIXe siècle, à l’étude de
la langue et de l’histoire du Moyen Âge et de la Renaissance. Par l’attention
portée à la matérialité des ouvrages de cette période, manuscrits ou imprimés,
des collectionneurs comme Nodier ou Lacroix contribuèrent à imposer l’idée
d’une voie d’accès possible à un XVIe siècle “authentique”, miraculeusement
préservé à travers ses vestiges documentaires.
MOTS-CLÉS – Bibliophilie, classicisme, fantaisie, histoire littéraire, langue du
e
XVI , manuscrits, Pléiade, rareté, romantisme
LA BIBLIOPHILIE AUX COULEURS
DE LA RENAISSANCE
Le xvie siècle retrouvé
de Charles Nodier et Paul Lacroix
Pour peu que l’on prenne au pied de la lettre l’image qui se trouve au
cœur du bel intitulé de cet ouvrage, la figure du lecteur évoque inévitable-
ment le double motif du livre et de la bibliothèque. Or, si le xvie siècle peut
être assimilé à un livre virtuel dont le xixe siècle s’efforcerait d’établir ou
de rétablir le texte « authentique », tout en aspirant à lui ménager une place
de choix sur les rayonnages de la mémoire collective, alors les ouvrages
tant imprimés que manuscrits produits durant cette période s’apparentent
à autant de fragments éparpillés de cette œuvre originelle. Chroniques et
récits, éditions de poètes ou de prosateurs, plaquettes et opuscules de tous
ordres, documents juridiques ou administratifs, apparaissent comme d’autant
plus précieux q u’ils confèrent à cette époque révolue tout le poids de leur
papier de c hiffon, de leur typographie maladroite ou soignée, ou encore de
leur reliure d ’origine. En matérialisant aux yeux du collectionneur ou du
savant des pans entiers de la c ulture de cette période, les ouvrages ayant
survécu à la fin de l ’Ancien Régime c ontribuent donc à faire du xvie siècle
une donnée éminemment tangible et, partant, à le rendre à la fois visible
et lisible aux yeux d ’un xixe siècle avide d’en déchiffrer les secrets.
C’est dire que le champ des pratiques bibliophiliques et l’espace des
bibliothèques d’amateurs est susceptible de fournir un cadre propice
à notre réflexion, et ce d’autant plus que l’essor de l’intérêt pour le
xvie siècle sous la Restauration s’inscrit dans un contexte bien particulier
d’expansion de l’offre en matière de livres anciens, sur un marché tem-
porairement saturé par l’arrivée de quantités considérables d’ouvrages
issus des saisies révolutionnaires1. Or, il est deux figures, évoluant dans la
1 Ce phénomène est suffisamment c onnu et documenté pour que l ’on n ’y revienne pas davantage
ici. On peut se reporter à l’article fondateur de Jean Viardot, « Les nouvelles bibliophilies »,
nous alerter sur l’alliance naturelle qui semble exister dans l’esprit du
collectionneur entre cette période historique et un certain état de la
langue et de la littérature françaises. On ne s’étonnera d ’ailleurs pas
d’y voir la figure de Rabelais particulièrement bien représentée, ainsi
que le rappelle Paul Lacroix dans le Bulletin du bibliophile de 1863 : « la
jolie collection d e[s] livres favoris » de Nodier ne c omptait en effet pas
moins de « dix éditions des œuvres partielles ou c omplètes du grand
philosophe pantagruéliste20 », estimation c onfirmée par la c onsultation
du catalogue21.
Le cas de Paul Lacroix semble à première vue bien différent puisque,
contrairement à son éminent devancier à l ’Arsenal, il prétend faire passer
la portée documentaire de ses livres avant leur rareté, leur ancienneté, ou
leur luxe typographique. Il s’en explique dès l’avant-propos du catalogue
de sa bibliothèque établi en 1839 en dissipant les malentendus qui pour-
raient subsister sur la nature de cette vente, essentiellement composée
d’usuels sur l ’histoire de France. Assumant de préférer « un bon ouvrage
dans un mauvais état » à « un ouvrage médiocre et moins utile, que
recommanderaient en vain ses mérites exceptionnels de condition et de
reliure22 », le bibliophile Jacob semble donc faire bien peu honneur à son
nom en récusant la pertinence de critères chers aux amateurs tels que
le caractère recherché de l ’édition, la qualité de la reliure, la finesse des
illustrations, etc. En revanche, ce catalogue témoigne incontestablement
d’un « rapport compulsif au document » qui, si l’on en croit Magali
Charreire, engage Paul Lacroix dans une pratique historique située
« à la jonction de l’antiquaire, du savant et de l’homme de lettres23 »
trouvant dans la source écrite, q u’elle soit manuscrite ou imprimée, la
garantie d ’un contact direct avec le passé. Sa bibliothèque apparaît ainsi
20 Paul Lacroix [le bibliophile Jacob], « Rabelais et son livre jugés par Charles Nodier »,
Bulletin du bibliophile et du bibliothécaire, Paris, Techener, Leclerc et Giraud-Badin, 1863,
p. 531.
21 On dénombre précisément, d’après la Description raisonnée, 11 exemplaires des œuvres de
Rabelais, numérotés de 858 à 868 et publiés entre le xvie et le xixe siècle, ce qui montre
que Nodier se tenait au courant de l’actualité éditoriale liée à cet auteur. Les éditions
contemporaines restant néanmoins très largement minoritaires au sein de sa collection,
ce qui mérite d ’être souligné.
22 Paul Lacroix, Catalogue des livres et des manuscrits, la plupart relatifs à l’histoire de France,
composant la bibliothèque du bibliophile Jacob […], Paris, Techener, 1839, p. iv.
23 Magali Charreire, L’Histoire en médaillons romantiques. Paul Lacroix, le bibliophile Jacob,
Christian Amalvi dir., thèse de doctorat en histoire moderne soutenue à Montpellier III
Paul-Valéry le 6 décembre 2013, p. 31.
24 Ibid., p. 32.
25 Paul Lacroix, Catalogue des livres et des manuscrits…, op. cit., p. vi.
26 Ibid., p. 231.
’est donc bien « avec l ’aide des c ontemporains » que Paul Lacroix entend
C
rédiger une histoire « rédigée pour ainsi dire naïvement, à la manière
des vieux chroniqueurs, [ses] maîtres33 », en reprenant si nécessaire les
« paroles textuelles34 » des auteurs du temps, quitte à ne pas les distinguer
explicitement de son propre propos. Le bibliophile Jacob « translate [ainsi]
au xixe siècle la méthode de la chronique et des chroniqueurs qu’il a lus
et surtout compilés », entassant dans un rêve de synthèse organique « les
noms de rues, les étymologies, les costumes, les faits, les références, les
catalogues, les chapitres, les critiques, en un musée de papier35 ».
Cette « histoire anecdotique », cette « histoire d’intérieur », cette
« histoire de tous les jours36 » à laquelle Paul Lacroix aspire, implique
29 Seuls les quatre premiers tomes, c oncernant le règne de Louis XII, furent en effet publiés.
En cause, un incendie qui ravagea l’imprimerie de la rue du Pot de fer et consuma tous
les manuscrits composant la matière de la suite.
30 Paul Lacroix, « Avertissement », Histoire du seizième siècle en France, d ’après les originaux,
manuscrits et imprimés, Paris, L. Mame, 1834-1835, p. viij.
31 Ibid., p. xij.
32 Ibid., p. viij-ix.
33 Ibid., p. ix.
34 Ibid., p. xij.
35 Magali Charreire, op. cit., p. 29-30.
36 Paul Lacroix, brouillon de lettre à Adolphe Granier de Cassagnac, Paris, 19 octobre
1834. Arsenal, ms-13427 (22), f. 333-334, lettre publiée dans un récent numéro de la
Si, on l’a vu, Charles Nodier et Paul Lacroix insistent sur le carac-
tère supposément inaltéré des textes qu’ils exhument grâce à leur fré-
quentation assidue des livres anciens, le sens qu’ils donnent à ce geste
sélectif, tout comme les partis pris méthodologiques qui le sous-tendent,
s’inscrivent pleinement dans un horizon à la fois critique et polémique
caractéristique de ce premier xixe siècle en quête de nouveaux outils
pour penser sa propre pratique littéraire. En effet, choisir le siècle de
Rabelais et Montaigne, plutôt que celui de Racine et Molière, c omme
48 Les Souspirs d’Olivier de Magny : réimpression textuelle de l ’édition de Paris, 1557, éd. de Prosper
Blanchemain, Turin, J. Gay et fils, 1870, exemplaire imprimé nominativement pour le
bibliophile Jacob. Collection personnelle.
Or, il est un auteur qui cristallise à lui seul l’ensemble des traits
anti-classiques attribués au xvie siècle et qui, à ce titre, est perçu comme
métonymiquement représentatif de toute son époque : il s’agit bien sûr de
Rabelais, longtemps boudé et « discrédité durant les siècles classiques »
pour le caractère foisonnant et inclassable de son œuvre, mais qui fait
au xixe siècle une entrée fracassante dans le « panthéon bourgeois52 » en
vertu, notamment, de la gaieté transgressive faisant de lui le meilleur
représentant d’une veine littéraire rétive à tout esprit de sérieux53. On ne
s’étonnera donc pas de voir nos deux bibliophiles accorder à cette figure
tutélaire une place de choix aussi bien au sein de leur collection que de
leurs textes. C ’est ainsi que Nodier, dont on a déjà vu q u’il possédait de
nombreux exemplaires de l ’œuvre rabelaisienne, publiés à des époques
diverses, s’attache également à louer, dans l ’un de ses articles, la faconde
inimitable de ce déroutant « bouffon de génie54 » qui incarne à lui seul
toutes les c ontradictions de son époque :
Écrivain dans un temps de renouvellement, et par conséquent néologue, il
ne cesse de ridiculiser le néologisme. Il fait du français ou pour mieux dire
il fait le français, et il se moque des inventeurs de mots ; il possède toutes les
langues connues, et il couvre de sarcasmes les esprits ingénieux qui cherchent
à nous enrichir de tours, d ’expressions empruntées […]55.
52 Voir Bertrand Marquer, L ’Autre Siècle de Messer Gaster ? Physiologie de l’estomac dans la
littérature du xixe siècle, Paris, Hermann, 2017. Sur la réception de Rabelais au xixe siècle,
voir également Marie-Ange Fougère, Le Rire de Rabelais au xixe siècle. Histoire d ’un malen-
tendu, Dijon, Éd. universitaires de Dijon, coll. « Écritures », 2009.
53 Bertrand Marquer a notamment pu montrer c omment Rabelais devenait le véritable père
spirituel de toute une « littérature de l ’estomac » se réclamant d ’un « rire physiologique »
décomplexé qui garde, certes, un pied dans l’univers bourgeois de la blague, mais qui
se prête également à de multiples récupérations politiques et esthétiques.
54 Charles Nodier, « Rabelais. Œuvres de Rabelais », article paru dans La Quotidienne le
7 août 1823 et reproduit par Jacques-Remi Dahan dans Études sur le seizième siècle…,
op. cit., p. 151.
55 Ibid., p. 154.
61 Ibid., p. 261.
62 Jean Larat, op. cit., p. 286.
63 Charles Nodier, « Des auteurs du xvie siècle qu’il c onvient de réimprimer », art. cité,
p. 132.
64 Jean Larat, op. cit., p. 273.
65 Paul Aron, « Charles Nodier et la naissance d ’un genre littéraire : le pastiche », dans
Sociologie de la littérature : la question de l’illégitime [nouvelle édition en ligne], dir. Sylvie
Triaire, Jean-Pierre Bertrand et Benoît Denis, Montpellier, Presses universitaires de la
On pense ici, bien évidemment, à l’Histoire du roi de Bohême et de ses sept châ-
teaux dont les interminables listes, l ’hétérogénéité formelle et l ’érudition
fantaisiste ont souvent pu être rapprochées du modèle rabelaisien.
Quant à Paul Lacroix, Jacques-Remi Dahan en fait certes l’un des
héritiers putatifs de Nodier dans cette tentative de ressaisie du xvie siècle
comme principe de création poétique à part entière, mais c ’est significa-
tivement pour l’écarter. Si le bibliophile Jacob fait incontestablement de
sa familiarité avec les textes seiziémistes un élément clé de sa méthode
romanesque, et en particulier de ses romans historiques, c’est sur le
mode de la simple transposition plutôt que sur celui de la recréation. La
méthode de Paul Lacroix c onsiste en effet à associer à une voix narrative
moderne des dialogues qui, afin de favoriser l’effet de « couleur locale »,
prétendent faire parler les personnages c omme ils auraient pu le faire
dans le temps du récit. Aussi peut-on lire dans la bouche de Mariette,
domestique qui aspire à se faire épouser de Rabelais afin de pouvoir
mener joyeuse vie et qui s’adresse ici à son amant :
– Je ferai de sorte que tu n’aies faute de deniers ; mais je te prie de les dépenser
honnêtement. Baille-moi un conseil, Jeannot, et le plus décent que tu pourras
aviser […]. Vous ne répondez mie, mon gentil c ompagnon ? Certes, ce silence
témoigne de ton véritable amour, et je t’en saurai gré, mon joli briffaut ! Mais
considère c omme ledit mariage intéresse ma fortune aussi bien que la tienne ?
Vois quelle chère-lie tu feras en ma cuisine, une fois que je serai femme du
docteur Rabelais66 ?
Marine Le Bail
Université Toulouse-Jean Jaurès
PLH-ELH