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Volume 1
Advisory Board
Bernard Palissy
Artisan des réformes entre art, science et foi
De Gruyter
Ce livre a reçu le soutien de l’Université de Vérone (Dipartimento Culture e Civiltà), de la Cera-
mica-Stiftung Basel et de l’équipe Histara de l’École Pratique des Hautes Études.
ISBN 978-3-11-058506-3
eISBN (PDF) 978-3-11-058612-1
ISSN 2627-4159
www.degruyter.com
Contenu
Chapitre I
Les « rustiques figulines » au fil des siècles 1
Les « rustiques figulines », un phénomène complexe 2
Une réception critique mitigée 6
Le « mythe Palissy », du XVIIe siècle à la réhabilitation moderne 10
Chapitre II
Bernard Palissy et la réforme du savoir 17
Sources d’une reconstitution biographique 17
Témoignages littéraires 18
Jeunesse et période saintaise (1510–1566) 20
L’engagement à la Cour (1566–1572) 26
Le refuge de Sedan (1572–1576) et les dernières années à Paris (1576–1590) 28
Mentions historiques des œuvres et commanditaires 29
Artisans et réforme du savoir 33
La critique de la théorie dans les œuvres de Palissy 42
L’expérience de l’art 45
Chapitre III
Bernard Palissy et la réforme de l’art 55
Du verre à la terre : un choix idéologique ? 55
Le rôle de Palissy dans la fondation de l’Église réformée 56
Palissy et les « images » 62
La Réforme et l’art : Karlstadt, Luther et Calvin 65
VI Contenu
Chapitre IV
Les architectures rustiques : vers la « dé-civilisation » 87
Le rustique dans l’architecture italienne et française 92
Le phénomène des grottes rustiques entre Italie et France 98
Les grottes dans les textes de Palissy 110
La grotte du connétable 111
La grotte des Tuileries 114
Les grottes palisséennes ou le processus de « dé-civilisation » 117
La recherche croissante d’illusionnisme 117
Le cas du dessin de la collection Destailleurs 123
L’apogée du naturalisme : les architectures végétales 128
Les termes en architecture : de l’Antiquité à la Renaissance 135
Les gardiens de l’antre 145
Le silence iconographique : la célébration d’un âge primitif ? 149
Chapitre V
À la recherche de la sapience dans le jardin scriptural 159
Le projet de jardin : sources d’inspiration et discontinuités 159
Contexte et programme 159
La composition du jardin 165
La rusticité en tant que vertu morale 177
Célébrer la terre 177
Lorsque la nature enseigne à l’homme 184
Le jardin, tradition et innovation 188
Le jardin de sapience 197
Les pavillons : temples ou évocations de l’origine du monde ? 197
Le jardin scriptural 201
Échos érasmiens 211
La Querelle des instruments 214
Contenu VII
Chapitre VI
« Creating Nature » 223
La table des merveilles 223
La théâtralisation du banquet 223
Le monde pour convive 230
Questions de technique et d’iconographie 235
Le moulage d’après nature, entre Florence, Padoue, Nuremberg
et Saintes 235
Le moulage d’après nature : une technique au statut controversé 240
Moulage et inventio 247
Créer pour connaître 249
Représenter l’inconnaissable 249
Palissy et les pierres : de l’art à la science 258
Palissy et la poésie scientifique 267
Art naturaliste et foi réformée 271
Au-delà de la science, le symbolisme religieux 271
Représenter le visible 279
« Deus magnus in magnis, maximus in minimis » 285
Conclusion 289
Tableaux 293
Annexes 313
I. Catalogue sélectif 313
La vaisselle 313
Les fragments de l’atelier des Tuileries 326
Les écrits 347
II. Documents et extraits 352
Bibliographie 361
Sources (avant 1789) 361
Textes critiques 365
Crédits photographiques 407
Index 409
European Identities and Transcultural
Exchange. Studies in Art History
This book is the first volume of an international scholarly series that aims to inves-
tigate the shaping and reshaping of European identities, taking into account the
migration of knowledge, ideas, ways of life, and artistic expression and technique.
This dynamic approach is based on the concept of mutual cultural exchange; it in-
cludes the interactions between local traditions and imported models, between ar-
tistic methods and crafts, and the complex processes of assimilation and resistance.
The series will probe the political, social, religious and cultural backgrounds of
works of art and the artistic self-representation of rulers, governments and religious
institutions. Such an interdisciplinary perspective is intended to take hold of the
intellectual and artistic energies stemming from cultural affinities and incompati-
bilities. Last but not least, the series aims to offer accessible exemplary and metho
dically sound interpretations of artistic forms and creative processes.
Founded on a PhD thesis supervised by the École Pratique des Hautes Études,
PSL, Paris, and the University of Verona, the present volume, Bernard Palissy. Arti-
san des réformes entre art, science et foi, by Juliette Ferdinand engages immediately
with this issue. It deals with the French Huguenot potter, hydraulic engineer and
naturalist Bernard Palissy (1510–1589) and provides a new interpretation of his
“rustic ware” in the context of the Protestant Reformation, divided by the main
fields of his activity: artistic practice; natural sciences; and religious belief. The final
part of the volume provides a catalogue of his more significant works, mainly pot-
tery decorated with images of fish, crustaceans, reptiles, frogs and plants, inspired
by the marshes of his native Saintonge and characterized by coloured lead glazes.
The book demonstrates how these creations reflect the contemporary debates pur-
sued by Reformed theologians around the representation of the sacred and the
functions of art. But it also depicts the fundamental role of Palissy’s defence of
craftsmanship and empirical knowledge vis-à-vis the theoretical culture of the uni-
versities and academies of the time.
Palissy’s writings clearly show the influence of the Swiss missionaries of Jean
Calvin preaching in the Saintonge; they also reveal affinities with Erasmus’ thought,
while the iconography of his ceramics is close to that of German artists from
X European Identities and Transcultural Exchange. Studies in Art History
Nuremberg. His whole output is a distinctive example of the migration and blend-
ing of artistic trends and ideas from France, Italy, Switzerland and Northern Eu-
rope. Palissy’s European outlook produced an original oeuvre that can be consid-
ered a translation of religious concepts into entirely new forms of artistic expression.
Although the artist never hid his Protestant beliefs, powerful patrons – such as
the Queen Mother Catherine de’ Medici and Anne de Montmorency, the Constable
of France – gave him protection and commissioned him to create gardens and grot-
toes. Juliette Ferdinand deepens our understanding of Palissy’s rustiques figulines,
which the artist himself in his Recepte véritable described as expressions of a return
to nature, a common topic in this period. The relationship between his theory and
practice becomes a key to better understanding the artist’s creative processes. The
identification of his sources and reflection on their spiritual significance, based on
a new interpretation of biblical citations, brings to light both Palissy’s religious
ideals and his personal aesthetics. While his strong personality remained a source
of fascination for later periods, his rustic pottery catered to the 16th-century culture
of collecting curiosities. The discovery of a close relationship between art, technical
expertise, spirituality and science in Palissy’s work leads to a new interpretation of
his oeuvre, one stressing the interaction between the spiritual exigencies of a re-
formed artist and his vision of a reformed French society.
On account of her close reading of the interconnections between art, science
and written theory in the time of Palissy, Juliette Ferdinand’s work can be consi
dered a substantial contribution to the study of transcultural exchange and the re-
newal of typologies and artistic features in the Early Modern period.
L’encre de ces pages a donné forme aux réflexions élaborées pendant les années
du doctorat, grâce aux échanges avec plusieurs interlocuteurs que je voudrais ici
remercier. Mes directeurs de thèse, tout d’abord, Sabine Frommel et Bernard
Aikema, en qui j’ai toujours trouvé une oreille attentive et des conseils méthodolo-
giques précieux. Amitié et reconnaissance vont également à Rosanna Gorris, grâce
à qui j’ai pu élargir mon horizon historico-artistique par des connaissances en litté-
rature française de la Renaissance et des milieux réformés.
La thèse a été enrichie par les suggestions et les remarques du jury de soute-
nance. Je tiens ainsi à remercier Hervé Brunon, Antonio Clericuzio, Philippe Morel
et Giuseppe Olmi qui, grâce à leur savoir interdisciplinaire, ont permis de complé-
ter mon raisonnement.
Je voudrais aussi remercier les professeurs, les collègues, les conservateurs de
musée et les bibliothécaires qui ont eu la gentillesse de me rencontrer pour m’orien-
ter dans les recherches. Ma pensée va en particulier à Jean-Robert Armogathe,
Thierry Crépin-Leblond, Florike Egmond, Max Engammare, Guillaume Fonkenell,
Violaine Giacomotto-Charra, Frank Lestringant, Myriam Marrache-Gouraud, Olivier
Millet, Alessandro Pastore, Laurence Tilliard, Jacqueline Vons.
J’ai dû laisser en suspens certaines invitations à développer mon propos, notam-
ment en ce qui concerne les liens entre Palissy et le paracelsisme, ses affinités avec
la pensée grecque, la dimension philosophique des microcosmes représentés dans
les rustiques, ou bien encore la notion de jeu présente dans le jardin. Ayant pris
acte de ces propositions, je les ai citées en note lorsqu’il n’était pas possible de les
approfondir au sein de cet ouvrage. Consciente de ces imperfections, je les consi-
dère comme autant de pistes qui permettront, je l’espère, de poursuivre les re-
cherches sur Bernard Palissy, son entourage et le milieu complexe qui a vu naître
son art.
En filigrane de ce livre se dessine la présence de mes proches que je remercie,
mon mari Damiano, mes enfants Adèle et Livio, mais aussi bien sûr mes parents
Chantal et Jean-Yves, supporters et correcteurs avisés.
Introduction
Je say que toute folie accoutusmee est prinse comme par loy et vertu,
mais a ce je ne m’arreste, et ne veux aucunement estre imitateur de
mes predecesseurs es choses spirituelles et temporelles, sinon en ce
qu’ils auront bien fait selon l’ordonnance de Dieu.1
mière guerre de religion – dans lequel Palissy aborde les sujets les plus variés, de
l’art à la philosophie naturelle. Traduisant une critique d’ordre moral, cette déclara-
tion est la réponse à une objection très pratique avancée par l’un des protagonistes
du dialogue à propos du choix topographique du jardin. La violente indignation en-
vers une société où il lui semble que « tout ordre soit la plus grand part perverti4 »
sous-tend de fait l’ensemble de la Recepte, et la citation citée en exergue est emblé-
matique du lien étroit entre sa conception de l’activité artistique et sa vision critique
du monde qui l’entoure.
Le choix consistant à utiliser le terme « réforme » au pluriel dans notre titre en-
tend souligner les diverses facettes de ce concept apparues lors de l’analyse de
l’œuvre palisséenne et concernant tant la composante plastique que les écrits.
Notre intérêt pour l’œuvre de Bernard Palissy remonte à la visite de l’exposition
dédiée à Giuseppe Arcimboldo au Kunsthistorisches Museum de Vienne en 2007–
2008, où les commissaires de l’exposition avaient sélectionné deux de ses céra-
miques rustiques – une aiguière conservée au Louvre (cat. I), et un plat de Österrei-
chisches Museum fur Angewandte Kunst de Vienne5 (tableau 1) –, pour illustrer le
jeu de mimésis entre « œuvre d’art » et « œuvre de nature » tant apprécié dans les
Kunst-und-Wunderkammern du XVIe siècle. Cet objet suscita en nous une certaine
perplexité et plusieurs interrogations : pourquoi ces objets remportèrent-ils un tel
succès à l’époque, bien que leur iconographie fût dédiée à des animaux rarement re-
présentés dans les œuvres d’art ? L’intention était-elle de surpasser les illustrations
scientifiques – qui fleurissaient alors dans les traités contemporains – grâce à
l’usage de la tridimensionnalité et à l’emploi virtuose de l’émail ? Ou bien encore,
s’agissant d’un auteur protestant, le choix d’un naturalisme extrême était-il inspiré
par le débat religieux autour de l’image sacrée et du rôle de l’art, soulevé par les doc-
trines protestantes ? Cette dernière question est devenue la ligne directrice de notre
réflexion, qui propose de reconsidérer les « rustiques figulines » – c’est‑à-dire la
vaisselle naturaliste –, les grottes et le jardin inventés par le céramiste à la lumière
de son adhésion déclarée au protestantisme.
Cette approche s’inscrit dans la lignée de plusieurs études publiées au cours des
dernières décennies à propos de l’impact de la Réforme dans l’art allemand et hol-
landais des XVIe et XVIIe siècles. Des analyses à caractère historico-artistique se
sont penchées sur le rôle de l’image dans le culte – par exemple, celles de Hans Bel-
ting ou David Freedberg6 – et l’influence de la Réforme sur l’art, des thèmes à l’ori-
gine d’importantes études, comme celles de Martin Warnke et Margarete Stirm sur
1 Cf. Battisti 1962 [2005], p. 43 : « A ben vedere, una delle maggiori difficoltà dell’interpreta-
zione del Rinascimento deriva dall’apparente facilità di interpretarne varie manifestazioni […]
alla luce di talune esperienze di oggi, isolandole et ipostatizzandole, e privandole così del loro
vero contenuto. Quando ciò si verifica (troppo spesso !) è perché non sappiamo più coglierne
la radice ambientale. Ecco perché gli studi più redditizi per la nostra disciplina stanno dimos-
trandosi proprio quelli che mirano a ricostruire storicamente la funzione, il significato, l’ico-
nologia di certe forme o figurazioni. » [Traduction de J. Ferdinand].
2 Les « rustiques figulines » au fil des siècl
peu provocatrice, si « avant cette époque [le XIXe siècle], il n’a jamais été considéré
comme un céramiste par d’autres que lui-même.2 » Il existe pourtant plusieurs do-
cuments, tels que des contrats ou des actes notariés, susceptibles d’attester son ac-
tivité, et des inventaires, comme celui du château de Bourgtheroulde, demeure de
Charles le Roux, datant de 1590, où l’on peut lire « Grand nombre de bassins et
vases de vaisselle de valeur, de la façon de Messire Bernard Palissy, de diverses cou-
leurs fort exquises, toute laquelle vaisselle valloit plus de cent cinquante escus.3 »
En outre, dans les documents portant sa signature, malgré les variantes on re-
marque l’insistance sur l’activité de céramiste : « Bernard Palissy dict le potier »,
« pothier », « ouvrier de terre », « architecteur et ynvanteur des grotes figulines de
Monseigneur le Connestable », « sculteur en terre », « inventeur des Rustiques Figu
lines du Roy4 ». Ces expressions témoignent bien de la prédominance de l’activité
céramique dans le processus d’autodéfinition opéré par le potier, bien avant sa
consécration en tant que philosophe naturel qui eut lieu entre 1580 et 1590, avec les
conférences tenues à Paris et la publication des Discours admirables (1580).
2 Cf. Perrin 1998, p. 53. « Lorsque l’on voit le peu de documents antérieurs au XIXe siècle et as-
sociant le nom de Bernard Palissy à une production céramique précise, on est en droit de se
demander si avant cette époque, il n’a jamais été considéré comme un céramiste par d’autres
que lui-même. »
3 Cité par Amico 1996, p. 86.
4 Ces signatures se trouvent dans les documents d’archives relatifs à l’activité et à la vie de Pa-
lissy, tous reproduits dans Amico 1996, p. 229–240.
5 La question de la hiérarchie instaurée par la théorie artistique vaut non seulement pour les
techniques, mais aussi pour les sujets représentés, et elle se pose en particulier avec la nais-
sance de la peinture de « genre ». Sur ce vaste sujet, voir les actes du colloque organisé par
B. Aikema et C. Corsato. Cf. Corsato 2013. Pour une réflexion générale sur la naissance des
académies en Europe, voir Pevsner 1940 [1982] ; sur les académies et l’humanisme, Deramaix
2008 ; sur les académies et la question du canon artistique, Perry 1999.
Les « rustiques figulines », un phénomène complex 3
Leon Battista Alberti (1404–1472)6 et, surtout, Giorgio Vasari (1511–1574)7. Ces vi-
sions de l’art hiérarchiques et positivistes – avant l’heure – sont parvenues presque
intactes jusqu’à nous, traversant le XIXe siècle et ses critiques qui introduisirent,
selon Philippe Morel à propos des grotesques, « une opposition très nette […] entre
l’ornement et le programme, qu’il soit d’ordre narratif ou d’ordre allégorique.8 »
S’il est indéniable que des objets comme les « rustiques figulines » ne sauraient
être décryptés selon les mêmes modalités d’interprétation qu’une peinture à l’ico-
nographie bien définie – correspondant à des sources littéraires ou à un programme
conceptuel précis –, refuser d’analyser une œuvre de manière iconologique car ap-
partenant aux « arts mineurs » reviendrait à nier toute dimension symbolique à la
majeure partie des œuvres produites durant le XVIe siècle, en France et ailleurs. Au
faible intérêt porté durant plusieurs siècles à la production artistique de Palissy
s’ajoute la difficulté de reconstituer un corpus à partir de matériaux dont l’attribu-
tion demeure pour la plupart incertaine. En ce sens, il est inutile de rappeler le ca-
ractère vain de toute tentative visant à dresser un catalogue palisséen : vu le nombre
des fragments retrouvés durant les fouilles du Louvre, un véritable catalogue com-
plet ne pourra jamais être établi.
Les études dédiées à la céramique reflètent deux démarches : d’une part une ap-
proche iconographique et contextuelle – Leonard N. Amico, Thierry Crépin-Le-
blond et Neil Kamil9, et de l’autre, une analyse plus technique, comme dans le cas
d’Isabelle Perrin, Juliette Jacqmin, Anne Bouquillon et Françoise Barbe10. Isabelle
Perrin a poussé l’analyse du matériel dans une optique de conservation pour sa
thèse de doctorat (non publiée). Sa recherche retrace le déroulement complexe des
fouilles des Tuileries et propose une analyse reposant sur le processus technique de
réalisation des objets. Parallèlement à cette thèse, plusieurs articles éclaircissent
certains aspects de la technique adoptée par le céramiste. Ils sont le fruit du pro-
gramme mis en place par le Centre de Recherche et de Restauration des Musées de
France dirigé par Françoise Barbe ; lancé dans les années 1980 sous le nom « Les
céramiques de Bernard Palissy et ses continuateurs », il a permis de définir avec une
11 Cf. Perrin 1997 et 1998 ; Bouquillon 2004 et 2010 ; Jacqmin 2005 ; Barbe 2010.
12 L’attention de l’histoire de l’art s’oriente de plus en plus vers le fonctionnement des ateliers
d’artistes. Voir à ce propos l’enquête sur les ateliers de Titien : Tagliaferro 2009.
13 Cf. Wilson 1997, p. 410–411.
14 Cf. Baxandall 1972, p. 152.
15 Cf. Freedberg 1991.
Les « rustiques figulines », un phénomène complex 5
21 Ce concept est théorisé dans l’œuvre Historische Grammatik der bildenden Künste, publication
posthume par K. M. Swoboda et O. Pächt en 1966.
22 Sur les problématiques liées à l’emploi du terme « maniérisme », voir : Miedema 1979, p. 19–
45 ; Shearman 1973 ; Braungart 2000 ; Bredekamp 2000, p. 109–129 ; Greber 2003 ; Van
Den Akker 2010 ; Falguières 2013 ; Aurenhammer 2016.
23 Le terme « iconographie » n’est évidemment pas employé ici au sens d’image renvoyant à un
texte précis. Nous choisissons cependant de l’utiliser car les animaux représentés véhiculent,
comme nous le verrons, des significations qui dépassent la simple représentation illusionniste
et impliquent donc une connaissance des textes et du contexte où les figulines virent le jour.
Une réception critique mitigée 7
céramiste. L’artiste choisit de représenter la faune, la flore et les minéraux qu’il pou-
vait observer dans sa région, un milieu marécageux et océanique : serpents, lé-
zards, poissons, crabes, écrevisses et langoustes, diverses sortes de pierres, avec
une prédilection pour les fossiles, et certaines plantes locales. Il conçut en outre des
grottes dont l’univers fait écho à sa vaisselle, des sortes de microcosmes où la main
de l’homme tend à disparaître, comme dominée par la nature. Une iconographie
que lui-même qualifie avec insistance de « rustique ».
L’ostentation et l’exclusivité de ce caractère rustique sont à l’origine de la critique
exprimée par la majeure partie des observateurs, aussi bien pour les sujets choisis
par Palissy et relevant tous du niveau hiérarchique le plus bas sur l’échelle du
monde vivant, que pour la façon extrêmement illusionniste avec laquelle il leur
donna vie. Encore au XXe siècle, les céramiques naturalistes ont suscité un senti-
ment de rejet chez certains, comme l’historien de l’art Georg Swarzenski qui en
1948, dans le Bulletin of the Museum of Fine Arts de Boston, écrit qu’il était « so in-
dependent, so opposed to convention that the taste of certain of his works is just in-
tolerable24 », ou bien encore Serge Grandjean qui déclare en 1952, dans l’ouvrage
sur Palissy et son école : « En somme, l’ensemble de l’œuvre de Bernard Palissy
procède, comme matière et comme fabrication, des tardives poteries médiévales.25 »
Ernest Dupuy, biographe de Palissy qui ne tarissait pourtant pas d’éloges à l’égard
de son génie, émit néanmoins une critique sévère sur la valeur artistique de tels ob-
jets :
Quelque originale qu’elle fût, la décoration rustique n’avait pas assez de mérite pour pré-
valoir contre le goût raffiné de l’époque, et, le premier engouement passé, le discrédit se-
rait vite venu, si Bernard Palissy n’avait pas mis beaucoup d’habileté à réduire peu à peu le
rôle de l’élément naturel, s’il n’avait pas réussi, avec la promptitude d’assimilation qui est la
marque de son génie, à relever le réalisme un peu trop mécanique de ses premières inven-
tions par les formules et les procédés d’un art quelquefois accompli26.
C’est par son exemple plus que par ses œuvres qu’il a influencé la civilisation, et qu’il mérite une
place à part parmi les hommes dont le nom a grandi l’humanité. Qu’il fût resté inconnu
et routinier dans la tuilerie de son père à pétrir ses tuiles ; qu’il n’eût jamais purifié, fa-
çonné, émaillé sa poignée de boue ; que ses groupes naïfs, ses reptiles rampants, ses lima-
çons baveux, ses grenouilles humides, ses lézard éveillés, ses herbes et ses mousses trem-
pées de pluie n’eussent jamais décoré les fonds ou les bords de ces plats, de ces aiguières,
de ces salières, ornements aussi bizarres que minutieux des tables et dressoirs du sei-
zième siècle ; certes, rien n’aurait manqué à l’art de Phidias, de Michel-Ange, à la porcelaine de
Sèvres, de la Chine, de Florence ou du Japon ; mais sa vie aurait manqué à l’admiration de
l’homme de métier28.
Cet extrait souligne l’opposition entre l’artiste et l’homme, comme si son œuvre
n’était pas à la hauteur de l’exemplarité de sa conduite. C’est du reste, comme nous
l’avons vu précédemment, le cas de la majorité des témoignages laissés sur Palissy
jusqu’au XIXe siècle : mettant l’accent sur la moralité de son comportement, ces
textes se complaisent à raconter sa fin tragique et noble et font l’éloge de sa liberté
envers les autorités. Rares sont en revanche les sources qui permettent de com-
prendre comment ses créations furent perçues par les contemporains. À cet égard,
il semble important de se pencher sur les poésies qui accompagnent les publica-
tions, soit le second poème anonyme qui conclut l’Architecture et Ordonnance de la
grotte rustique et le poème en appendice de la Recepte véritable, signé Pierre Sanxay,
pasteur à Saintes de 1570 à 157629. Ces deux textes louent les œuvres palisséennes
pour la virtuosité avec laquelle elles créent l’illusion de la nature vivante, suivant le
topos antique de la superatio de la nature par l’art qu’illustre la fameuse anecdote
rapportée par Pline à propos de Zeuxis et Parrhasius30, preuve que la valeur accor-
dée aux œuvres du potier résidait justement dans leur grand naturalisme et le type
de sujet figuré.
Malgré le revival romantique des céramiques palisséennes en France et en An-
gleterre31, au XXe siècle la « mode Palissy » était déjà passée et la vaisselle natura-
liste, quand elle ne fut pas simplement ignorée, inspira à nouveau plus de critiques
que de louanges. Anne-Marie Lecoq souligna en 1987 combien les iconographies
insolites de Palissy avaient représenté un facteur pénalisant pour la reconnaissance
de son talent, en raison de « l’impression générale de monotonie et, pour tout dire,
de mauvais goût » qu’elles dégagent, la spécialiste allant jusqu’à parler de « kitsch
Un siècle après cette publication, Voltaire laissa entendre que le titre révélait bien
le manque de sérieux de l’auteur et, niant toute contribution de sa part en matière
de géologie, énonça à son propos : « Il tint à Paris une école, où il fit afficher qu’il
rendrait l’argent à ceux qui lui prouveraient la fausseté de ses opinions. Cette es-
pèce de charlatanerie décrédita ses coquilles jusqu’au temps où elles furent remises
en honneur par un académicien célèbre.43 »
Malgré les critiques de Voltaire, le siècle des Lumières n’en réhabilita pas moins
Palissy, tout d’abord en tant que philosophe naturel, grâce à l’appréciation de scien-
tifiques comme Georges Cuvier, Geoffroy Saint-Hilaire et Georges-Louis Buffon
qui le qualifia d’« aussy grand physicien que la Nature seule puisse en former44 ».
Dans le cadre de ce regain d’intérêt, une édition critique des œuvres fut publiée
pour la première fois en 1777 par Barthélémy Faujas de SaintFond, géologue et ad-
ministrateur du Musée des sciences naturelles de Paris, et Nicolas Gobet, minéra-
logiste et auteur de l’étude critique Les Anciens minéralogistes (1779)45.
C’est au XIXe siècle qu’un véritable mythe se forgea autour de la personne du cé-
ramiste. La sensibilité romantique s’empara de sa vie pour en faire un héros de la
Patrie : sa quête opiniâtre de l’émail, sa foi hétérodoxe et sa fin héroïque attirèrent
l’attention des historiens comme des écrivains. Jules Michelet l’évoquera à propos
de la Saint-Barthélemy46 ; Honoré de Balzac voudra lui dédier un roman et confé-
rera certains traits de sa personnalité à deux de ses protagonistes, Balthazar Claës
dans La Recherche de l’absolu (1834) et David Séchard dans les Illusions perdues (1837–
1843)47. Parallèlement à ces mentions littéraires, une édition critique des œuvres du
céramiste saintongeais fut publiée en 1844 par Paul-Antoine Cap, pharmacologue
et naturaliste, qui la dédia au directeur de la Manufacture de Sèvres, Alexandre
Brongniart, afin de « réunir deux noms chers aux sciences et aux Beaux-Arts48 ».
Dans l’introduction, Cap insiste sur leur portée scientifique en se concentrant sur
les Discours admirables.
L’enthousiasme à l’égard de Palissy se renforça par la suite avec les fouilles du
Louvre réalisées entre 1855 et 1883, qui mirent au jour un grand nombre de céra-
miques, pour la plupart dans un piètre état de conservation. De telles découvertes
permirent de localiser l’atelier de l’artiste durant son engagement à la cour et de
mieux connaître sa production49. Elles s’accompagnèrent par ailleurs d’un véritable
43 Passage extrait des Singularités de la Nature (1768). Cf. Voltaire 1817, tome VI, p. 606.
44 Cf. Les Preuves de la théorie de la Terre (1772). Cf. Glénisson 1990, p. 97–98.
45 Cf. Palissy 1563–1580 [1777].
46 Cf. Michelet 1856, p. 486–487.
47 Cf. Glénisson 1990, p. 99, et Sylvos 2011.
48 Cf. Palissy 1563–1580 [1844].
49 Sur les fouilles du XIXe siècle, voir l’annexe n° 1. Cf. Dufay 1987, 1990 ; Perrin 1998, chap. II ;
et l’annexe n° 1.
12 Les « rustiques figulines » au fil des siècl
Témoignages littéraires
De précieux indices sur la célébrité acquise par Palissy au XVIe siècle proviennent
de passages des œuvres de Théodore Agrippa d’Aubigné (1552–1630), François
Grudé, sieur de La Croix du Maine (1552–1592), et Pierre de l’Estoile (1546–1611). Ce
dernier auteur est vraisemblablement celui qui connut le mieux l’artiste de Saintes.
Lettré et collectionneur, grand audiencier à la Chancellerie de France, l’Estoile non
seulement signa le privilège concédé par le roi pour la publication des Discours ad-
mirables (1580), mais mentionna aussi le nom de notre céramiste dans deux pas-
sages de ses Registres-Journaux – journal des règnes d’Henri III et Henri IV – avec
des références suggérant un fort lien d’amitié avec le céramiste6. Voilà pourquoi le
témoignage de Pierre de l’Estoile est considéré comme le plus fiable. Le premier
passage mentionnant Palissy relate un épisode survenu le 23 juin 1589 : pendant sa
réclusion à la Bastille, son intégrité religieuse aurait été saluée par un geôlier7. La
seconde mention se réfère au contraire à un don que l’artiste fit à l’Estoile peu avant
3 Documents publiés dans le Bulletin de la Société d’histoire du protestantisme français entre 1900
et 1920. Cf. Patry 1900, p. 151–155 ; 1902, p. 74–81 ; 1912, p. 193–203 ; 1920, p. 6–25. Le mérite
d’avoir retrouvé le contrat de publication de la Recepte véritable revient à Georges Musset. Cf.
Musset 1906, p. 319–321. Les documents rassemblés par Anatole de Montaiglon concernent
les paiements obtenus par Palissy pour la grotte des Tuileries. Cf. Montaiglon 1857, p. 17–29 ;
1876, p. 1–81. Nathanaël Weiss publia en premier dans le Bulletin de la Société d’histoire du pro-
testantisme français les documents réunis sur le séjour à Sedan de la famille Palissy. Voir Weiss
1896, p. 506–519 ; 1897, p. 148–157 ; 1903, p. 31–40 ; 1912, p. 389–407. Pierre Congar publia
ensuite l’acte notarié par lequel Palissy confie l’atelier de Sedan à son gendre Charlemagne
Moreau pendant son absence. Cf. Congar 1957, 1979.
4 La publication des sources à caractère historico-artistique tirées du Minutier central de Paris
par Catherine Grodecki a fait ressortir deux documents, l’un concernant la dette contractée
par Palissy envers Barthélemy Prieur et l’autre, la nomination d’arbitres pour résoudre un litige
entre le potier et son gendre Charlemagne Moreau.
5 Comme l’ont démontré G. BrescBautier et R. H. Bautier : Bautier 1987.
6 Sur La Croix du Maine, voir le récent article de Magnien-Simonin 2013.
7 La version plus étendue du récit fut publiée par Henri Omont en 1900 dans les Mémoires de la
société de l’histoire de Paris et de l’Ile‑de-France. Cf. Omont 1900. Le passage est reproduit en an-
nexe.
Sources d’une reconstitution biographique 19
menaçante remontée de la Ligue catholique qui contraint le roi à fuir la capitale du-
rant la journée des Barricades le 12 mai 1588. Dans ce dernier cas, d’Aubigné enten-
dait offrir un compte rendu historique empreint d’une certaine impartialité, raison
pour laquelle l’épisode est repris sur un ton plus sobre, surtout comparé au récit du
Sancy où la chronique de la rencontre entre Palissy et le roi se pare d’accents forte-
ment polémiques14. Sublimée par le talent du poète, l’anecdote devient dès lors une
apologie du martyre où l’ordre hiérarchique établi est renversé – comme le souligna
Frank Lestringant15–, érigeant un simple potier en modèle suprême de vertu.
François Grudé, sieur de La Croix du Maine, est à l’origine de la Bibliothèque
française (1584), une entreprise encyclopédique visant à recenser tous les livres pu-
bliés connus par l’auteur afin de dépasser l’œuvre monumentale de Conrad Gessner
en incluant également les ouvrages en langue vulgaire16. Un passage consacré à
notre artiste fournit des informations succinctes sur sa vie et ses œuvres :
Bernard Palissy, natif du diocèse d’Agen en Aquitaine, inventeur des rustiques figulines,
ou poteries du Roi et de la Royne sa mère, Philosophe naturel, & homme d’un esprit mer-
veilleusement prompt et aigu. Il a écrit quelques Traités touchant l’agriculture, ou labou-
rage, imprimés l’an 1562, ou environ ; Discours admirables, la nature des eaux & fon-
taines, tant naturelles qu’artificielles, des métaux, des sels et salines, des pierres, des
terres, du feu et des émaux ; un traité de la marne, & le tout imprimé à Paris chez Martin
Le Jeune, l’an 1580. Il florit à Paris, âgé de soixante ans & plus, & fait leçons de sa science &
profession17.
Les deux premiers textes cités se concentrent sur la mort du potier, présentant Pa-
lissy comme un modèle d’intégrité et un martyr protestant ; le dernier est pour sa
part le seul à renseigner sur les publications de l’artiste et ses activités, notamment
celle de conférencier à Paris à partir du milieu des années 1570.
18 Les passages dédiés à Palissy se trouvent dans Les Tragiques, « Les feux », v. 1239–1256 ; le
Sancy (éd. La Pléiade, p. 651) ; l’Histoire universelle, tome VIII (éd. A. Thierry, p. 136–137). Cf.
Annexes.
19 L’érudit affirme en 1584 que Palissy donne des conférences à Paris, à plus de 60 ans.
20 Cf. De L’estoile 1875–1896, p. 78.
21 Cf. Amico 1996, p. 13.
22 Document daté du 30 décembre 1586 et 12 janvier 1587, conservé aux archives de la Préfecture
de Police de Paris, publié par N. Weiss en 1912 (cf. Weiss 1912) et reproduit par Amico 1996,
p. 236.
23 Voir les anecdotes sur les propriétés des figues présentes dans cette région (Discours admi-
rables, in O. C., p. 383–384) et sur les vers qui causèrent la mort de six de ses fils, présents dans
diverses régions dont l’Agenais (Discours admirables, in O. C., p. 403).
24 La Saintonge est le nom d’une ancienne province française dont la capitale était Saintes.
25 Cf. Dupuy 1902, p. 10.
26 Cf. Amico 1996, p. 16.
22 Bernard Palissy et la réforme du savoir
sur ses démêlés récurrents avec la justice et sur la publication de deux ouvrages,
l’Architecture et ordonnance de la grotte rustique et la Recepte véritable. Le premier est
le mandat d’arrêt du 15 septembre 1558 émis par le Parlement de Guyenne, dans le-
quel outre « Bernard Palissis dict le potier », vingt-deux autres personnes sont nom-
mées, toutes soupçonnées de « faict des hérésies27 ». On ignore l’issue du procès,
mais aucun document ne témoigne d’une incarcération effective, alors qu’il est at-
testé que deux des protestants accusés d’hérésie en même temps que Palissy ont
bien été incarcérés28. Quatre ans plus tard, en novembre 1562, peu après l’offensive
de Louis II de Bourbon contre les protestants de Saintes, le céramiste est bien em-
prisonné à la Conciergerie de Bordeaux, sous l’accusation de destructions icono-
clastes dans la Cathédrale Saint-Pierre, et son atelier est saccagé. Aux documents
d’archives font écho les dédicaces de ses publications qui rappellent les persécu-
tions dont il fut victime à cause de son refus de se convertir. Grâce à ses fréquenta-
tions haut-placées, « Maistre Bernard Palissier, pothier » est l’objet d’une déclara-
tion de libération provisoire, datée du 24 mars 1563 et accompagnée de « faits
justificatifs », à savoir la défense de notre céramiste et ses accusations contre neuf
de ses concitoyens qui l’avaient dénoncé29.
Les documents concernant le déroulement de sa carrière jusqu’en 1563 sont es-
sentiellement ses propres textes. Dans l’Art de Terre, texte publié dans les Discours
admirables (1580), Palissy déclare avoir débuté comme peintre sur verre, un métier
qui l’amena à se déplacer de chantier en chantier et lui permit de connaître plu-
sieurs régions, mentionnées dans ses publications. Il affirme avoir décidé de rem-
placer progressivement ce travail par celui de céramiste, un art qu’il déclare avoir
appris en autodidacte grâce à son expérience précédente dans le domaine du verre,
et à la collaboration de céramistes locaux qui avaient fondé un centre important à la
Chapelle-des-Pots, village situé à moins de dix kilomètres de Saintes. Le récit, de-
venu célèbre, de la longue recherche de la cuisson parfaite de l’émail, commence
par l’admiration de Palissy devant une coupe parfaitement blanche que lui présenta
Antoine de Pons. La beauté de l’objet, probablement une coupe provenant du centre
de l’Italie – Faenza, Urbin … – provoqua en lui le désir de découvrir son secret de
fabrication30. Le texte intitulé Art de terre, en dépit de son titre, n’entend nullement
révéler des données techniques – que le potier garde au contraire soigneusement
secrètes31 – mais répond plutôt à un objectif d’autocélébration à travers la narration
dramatique des difficultés rencontrées en vingt ans d’expérimentation, entre mi-
sère et sacrifices32. Il ressort de ce récit autobiographique que Palissy réussit seule-
ment vers le milieu des années 1550 à obtenir la qualité de céramique recherchée,
qui lui permit de gagner sa vie en fabriquant médailles et vaisselle de luxe33. Et en
effet, dans l’Architecture, c’est l’année 1556 qui s’affirme comme un tournant dans sa
carrière avec la commande, par le duc Anne de Montmorency, d’une grotte artifi-
cielle et la visite du roi Henri II qui acheta alors un bassin au prix considérable de
cinquante écus34. À cette date, sa maîtrise de l’art de terre était donc telle qu’elle sus-
cita la surprise et les louanges du roi et de l’un des hommes les plus puissants du
royaume, le connétable de Montmorency. Nous trouvons une autre confirmation
chronologique dans l’inventaire de son hôtel particulier de la rue Sainte-Avoye, daté
15–21 décembre 1556, où figurent déjà des céramiques correspondant parfaitement
aux rustiques figulines de Palissy35. Lorsqu’il commande la grotte, Anne de Mont-
morency est donc déjà un collectionneur de rustiques. L’antre était peut-être des-
tiné au parc du château d’Écouen, quoiqu’aucun document ne confirme une telle
hypothèse, et nulle trace de grotte n’a été retrouvée sur place. L’œuvre pourrait donc
avoir été conçue pour une autre demeure du mécène.
On connaît l’antre du connétable par l’Architecture et ordonnance de la grotte rus-
tique (1563), un dialogue décrivant l’œuvre alors en cours de réalisation dans l’atelier
de Saintes et qui, à en croire Palissy, attira un grand nombre de nobles visiteurs36.
Si elle fut achevée, cette grotte semble n’être jamais parvenue à destination, proba-
blement en raison de la première guerre de religion qui provoqua l’arrestation de
Palissy et son emprisonnement entre 1562 et mars 1563. À sa libération le céramiste
reprit néanmoins le chantier, comme le démontre le fait que le 1er février 1564 il re-
çut, ainsi que ses fils Pierre et Mathurin, la somme de cent livres en paiement du
mois de février par Anne de Montmorency, l’artiste bénéficiant peut-être alors d’un
salaire mensuel pour finir son œuvre37. Dans ce document, le titre employé par Pa-
lissy pour se définir est « architecteur et ynvanteur des grotes figulines de Monsei-
gneur le Connestable ». C’est la première fois qu’apparaît le qualificatif relatif à l’ar-
chitecture, que l’on trouvera une autre fois en 1574 à propos de son fils Mathurin,
« grotier et architecte des rustiques figulines du roy et de la royne sa mère38 ».
En 1563, Palissy fit également publier l’Architecture et ordonnance de la grotte rus-
tique et la Recepte véritable, chez l’imprimeur rochelais Barthélémy Berton, lui aussi
protestant39. Le contrat daté du 3 septembre 1563, entre « Maistre Bernard Palissyz,
ouvrier de terre » et « Berthélémy Berthon, maistre imprimeur », stipule que le
nombre d’exemplaires s’élève à mille cinq cents, financés par le marchand rochelais
François Barbot40. La proximité temporelle entre son emprisonnement et la publica-
tion de ses écrits incite à penser que ces derniers furent conçus pendant la réclusion,
34 Idem, p. 53–54.
35 « (…) deux bassins de terre en forme ovalle, esmailléz, avec plusieurs figures de toutes bestes
reptilles ». Document reproduit dans Amico 1996, p. 229.
36 Idem, p. 56–57.
37 Le document a été publié par Montaiglon 1876, p. 16–17.
38 Document du 5 juillet 1574. Cf. Amico p. 233.
39 Sur ce personnage, voir Droz 1960.
40 Cf. Musset 1906, p. 319–321.
Sources d’une reconstitution biographique 25
Les circonstances du départ de Palissy pour la capitale ne sont pas bien connues. La
procuration déjà citée, datée du 20 novembre 1570, qui incita Palissy à payer la dette
contractée en octobre 1567 à Paris envers François Barbot, a permis de faire remon-
ter à 1566 environ le séjour du potier dans la capitale. Nous avons en outre la certi-
tude de son engagement dans la réalisation de la grotte pour Catherine de Médicis
grâce au livre de comptes de la reine où, en 1570, figurent trois paiements à son
intention et celle de ses fils, Nicolas et Mathurin, pour « parfaire » l’œuvre céra-
mique. Ces documents indiquent que l’antre était alors déjà en partie achevé47. L’as-
pect de la grotte nous est inconnu, mais les fouilles exécutées au XIXe siècle, puis
dans les années 1980 ont mis au jour des fragments et des moules dont l’iconogra-
phie classicisante reprend le langage figuratif adopté par la reine48. Comme l’a
montré Amico en comparant des fragments de la grotte de Tuileries et des colonnes
provenant du palais des Tuileries, aujourd’hui à l’École des beaux-arts, ces décou-
vertes laissent penser qu’une fois arrivé à la Cour, le céramiste s’est adapté aux re-
quêtes personnelles de sa commanditaire et a repris l’iconographie officielle de la
souveraine concernant sa politique d’équilibre entre la paix et la guerre. Citons, par
exemple, le motif de la massue entrelacée de rubans qu’offrent des fragments palis-
séens, sur fond de faux marbre (tableau 2). La massue est un attribut de l’Hercule
gaulois, une figure bien connue, adoptée depuis François Ier et encore utilisée par
Henri III, qui était aussi appréciée de Catherine de Médicis pour son symbolisme
de paix : cet emblème signifie que la force de la parole dépasse celle des armes,
46 Cf. Discours admirables, in O. C., p. 488 : « […] certains commissaires deputez par le Roy pour
eriger la gabelle au pays de Xaintonge, lesquels m’appelerent pour figurer les isles & pays voi-
sins de tous les marez salans dudit pays. »
47 Cf. Montaiglon 1857, p. 17–29.
48 Amico a souligné les similitudes iconographiques entre certains fragments et les œuvres réa-
lisées pour la reine. Cf. Amico 1996, p. 69–81.
Sources d’une reconstitution biographique 27
49 Sur l’utilisation de l’Hercule gaulois par les Valois, voir notamment l’article de Claude La Cha-
rité, La Charité 2009.
50 Voir la lecture proposée par Amico 1996, p. 73–77.
51 Cf. Montaiglon 1857.
52 Document daté du 11 mai 1575 qui se réfère à la visite du mois de mars de la même année. Cf.
Nicard 1865, p. 83–86.
53 Cf. Bonnaffé 1874, p. 218.
54 Cf. Rodocanachi 1896, p. 503.
28 Bernard Palissy et la réforme du savoir
naires persécutions contre les protestants, s’enfuit à Sedan, alors principauté indé-
pendante et refuge pour les calvinistes55.
annoncées par des affiches qui sont évoquées par Pierre de l’Estoile61. À en croire la
liste des participants, nobles, médecins et chirurgiens – parmi lesquels Ambroise
Paré lui-même – dont les noms sont soigneusement rapportés62, elles remportèrent
un vif succès auprès des milieux scientifiques parisiens. Ces conférences sont à
l’origine de la publication, en 1580, des Discours admirables, des dialogues qui
concernent surtout la géologie et l’hydrologie ; un chapitre seulement, intitulé l’Art
de Terre, est dédié à son activité passée de céramiste. Le témoignage de François
Grudé, seigneur de La Croix Du Maine, confirme cette activité d’orateur jusqu’en
1584.
Les derniers documents de la vie de Palissy sont l’acte notarié attestant la dette
contractée par le potier envers le sculpteur Barthélemy Prieur (8 novembre 158363)
et celui relatif au différend entre Palissy et son gendre Charlemagne Moreau à pro-
pos de l’autorisation d’utiliser des moules et instruments de l’atelier pour la réalisa-
tion d’œuvres de terre (27–30 septembre 158364).
En 1585, l’édit de Nemours fut promulgué, laissant aux protestants six mois pour
abjurer leur foi ou s’exiler. Quelques mois plus tard, en décembre 1586, Palissy fut
emprisonné avec trois autres réformés rue de Maretz, puis condamné au bannisse-
ment perpétuel le 30 décembre65. Le 12 janvier 1587, ils furent relâchés à la condition
de quitter leur patrie dans les 15 jours, après avoir reçu une punition corporelle, payé
une amende et vu leurs livres brûlés (10–12 janvier 158766). Le 4 juillet 1588, Palissy
fut de nouveau arrêté et condamné à mort pour hérésie67. La peine capitale ne fut ce-
pendant pas appliquée car si l’on en croit le témoignage de de L’Estoile, Palissy mou-
rut seul dans sa cellule, en décembre 1590, suite à des « mauvais traitements68 ».
Bien que catholique militant, en 1563 il manifesta une certaine ouverture en ma-
tière de religion, renouant avec son neveu huguenot Gaspard de Coligny, chef de
file des protestants français, et contribuant la même année à la rédaction de l’Édit
d’Amboise70. Au‑delà de son rôle politique, il fut un grand mécène et collection-
neur de céramique : commanditaire en 1535 d’un service de table orné d’épisodes
des Métamorphoses de Guido Durantino71, il chargea en 1542 Masséot Abaquesne72
– considéré comme le premier grand céramiste français de la Renaissance – de dé-
corer son château à Écouen. Ce dernier y réalisa des sols ornés de motifs aral-
diques, d’épisodes historiques et bibliques, dérivés peut-être de modèles de Luca
Penni. À cette époque, le duc de Montmorency était aussi en possession de plu-
sieurs « rustiques », si l’on en croit son inventaire de 1556 mentionnant cinq objets
qui correspondent à la description de telles céramiques73 : deux plats ovales décorés
de « figures de bestes reptiles », un objet en forme de rocher « servant comme fon-
taine où sont aucune bestes reptiles », une aiguière et un vase avec les mêmes mo-
tifs. Deux documents, datés du 15–21 décembre 1556 et du 10 avril 1559, décrivent,
sans mentionner cependant le nom du céramiste, des objets similaires à sa produc-
tion, c’est‑à-dire six objets en terre cuite « esmailléz, avec plusieurs figures de
toutes bestes reptilles74 ». L’inventaire posthume rédigé le 14 janvier 1568 cite en
outre cinq ouvrages de céramique « façon de Saintes75 » sans précisions iconogra-
phiques.
Il existe également des mentions d’œuvres proches de celles de Palissy dans les
inventaires de Catherine de Médicis. Le mécénat de la reine est au cœur de plu-
sieurs études récentes, qui ont démontré que la souveraine avait recours au patro-
nage comme stratégie de légitimation du pouvoir royal76. Cette politique de mécé-
nat apologétique se manifesta principalement dans le domaine de l’architecture,
avec une prédilection marquée pour les jardins. Guillaume Fonkenell a souligné le
goût de la souveraine pour ces créations vivantes, tout au long de sa vie, avec une
70 Traité de paix signé le 19 mars 1563 par Louis de Condé, chef de l’armée protestante, et Anne
de Montmorency, chef de l’armée catholique.
71 Sur Guido Durantino, céramiste actif à Urbin de 1519 à 1576, voir Mallet 1987.
72 Masséot Abaquesne (1526–1564) de Rouen fut le premier céramiste français à affirmer un
style individuel. Voir le catalogue de l’exposition « Masséot Abaquesne, l’éclat de la faïence à la
Renaissance » : Crépin-Leblond 2016 et les articles : Brejon De Lavergnée 1977 ; Duret-Ro-
bert 1979 ; Leroy 1997.
73 Cf. Mirot 1920. Document reproduit dans Amico 1996, p. 229.
74 Cf. Inventaire des collections d’Anne de Montmorency en son hôtel parisien dans la rue Sainte Avoye
[du Temple], 15–21 décembre 1556. Cf. Mirot 1918, p. 311–413.
75 Cf. Mirot 1919, p. 17–29.
76 Sur ce sujet, voir l’article de Margriet Hoogvliet : Hoogvliet 2008.
Sources d’une reconstitution biographique 31
phase d’apogée au début des années 157077. Après le décès de son époux, elle accède
en effet au pouvoir et ces commandes sont pour elle un moyen de s’approprier les
demeures royales. À Fontainebleau, entre janvier et avril 1561, une grande pergola
de bois fut construite à sa demande dans le jardin du roi, qui fut d’ailleurs rebaptisé
« Jardin de la reine ». En 1562, à Blois, elle décida de transformer les fossés au nord-
ouest du château en un jardin à son usage, donnant lieu à des travaux dans la gale-
rie des Cerfs et en dessous afin de construire une salle fraîche, une chambre et un
cabinet78. À Chenonceau également, que la reine obtient de Diane de Poitiers en
1560, la Reine commanda des aménagements de jardins. Selon l’ambassadeur d’Es-
pagne, cette « petite maison » aurait justement été acquise « pour y accomoder des
jardins et autres choses de plaisirs79 ». Catherine de Médicis y conserva le grand jar-
din surélevé de forme rectangulaire et les cultures vivrières, les mûriers pour les
vers à soie et les vignes, et les compléta à partir de 1561 par de nouveaux espaces
horticoles sur les rives gauche et droite. Un élément de la description de la demeure
royale par Jacques Androuet Du Cerceau nous interpelle car il fait écho aux œuvres
palisséennes. Il parle de : « […] fontaine dedans un Roc, de plusieurs gettons
d’eau, & à l’entour d’iceluy, une cuve de trois toyses de diametre, toujours pleine
d’eau. A l’entour d’icelle cuve une allee à fleur de terre en maniere de terrace : Et
plus hault une autre terrace, tout à l’entour, de huict a dix pieds de hault, couverte
de treilles, soustenue et fermée d’un mur, enrichie de Nichee, colonnes, figures &
sieges80 ».
Nous approfondirons dans le chapitre dédié au jardin les correspondances entre
les commandes de Catherine de Médicis et les œuvres de Palissy, mais on peut dès
maintenant souligner combien l’esthétique rustique si chère à Palissy correspon-
dait pleinement au goût de la souveraine, qui connaissait parfaitement les jardins
florentins et désirait probablement, par ces créations, rivaliser avec eux.
Revenons aux sources directes mentionnant les œuvres de Palissy, et pen-
chons-nous sur les documents relatifs au mécénat de la reine, en particulier ses
collections. Rappelons qu’à l’époque peu de femmes – Isabella d’Este, Marguerite
d’Autriche – étaient en possession d’une collection de raretés, qui restait l’apanage
des hommes81. Le cabinet de Catherine de Médicis à l’Hôtel de la Reine, à Paris,
n’a éveillé la curiosité des chercheurs que récemment, bien qu’il semble avoir été
77 Cf. Fonkenell 2014 ; sur Catherine de Médicis et les jardins, voir également Woolbridge 1986,
p. 77–83 ; Droguet 2008.
78 Cf. Fonkenell 2014, p. 118.
79 Thomas Perrenot de Chantonnay, ambassadeur espagnol à la cour de France, 23 mars 1560.
Cité par Bouley De La Meurthe 1900 et Fonkenell 2014, p. 123.
80 Androuet Du Cerceau 1576–1579, vol. II, p. 5.
81 Cf. Findlen 1999.
32 Bernard Palissy et la réforme du savoir
conçu dans l’optique de refléter son pouvoir politique, une stratégie que nous
avons déjà évoquée plus haut. Dans l’inventaire daté du 25 août 1589 figurent des
objets relevant des trois domaines habituellement présents dans les Wunderkam-
mern de l’époque : naturalia, artificialia et antiquitates. À noter le grand nombre de
coquillages, sous leur forme brute ou élaborée par l’homme – peints, sculptés, fai-
sant partie de mises en scène d’épisodes sacrés – et de « rochers », peut-être des
minéraux fossiles. Ces deux typologies d’objets étaient fréquentes dans les cabi-
nets de curiosités et s’accordent parfaitement avec l’iconographie des « rustiques
figulines ». S’y ajoutent plusieurs pièces « façon de jaspe82 », habituellement rap-
prochées de la production palisséenne, bien que le nom du céramiste ne soit pas
mentionné. Ce même inventaire de 1589 évoque explicitement l’antre et son dé-
plorable état matériel. Les officiers allèrent visiter la « grotte de poterie qui estoit
près de ladicte marbrerie » pour chercher des objets à inventorier, mais y trou-
vèrent seulement « qualques figures de terre fragiles et de peu de valeur, que
n’avons estimé estre vallables pour inventorier83 ». Un autre document semble
renvoyer à la grotte du potier saintongeais. Le premier, daté du 11 mai 1575, est le
compte rendu des ambassadeurs suisses venus à l’occasion des fêtes du mariage
et du sacre d’Henri III. En mars de cette année, ils visitèrent le jardin des Tuileries
et y observèrent plusieurs œuvres, dont une fontaine en céramique ornée d’ani-
maux « serpentes, cochleæ, testudines, lacerti, crapones, ranæ et omnis generis
animalium acquatilium84 ». La description renvoie très probablement à l’œuvre de
Palissy et soulève le problème de la réalisation effective de la grotte, une question
que nous traiterons dans la présente étude. Selon le témoignage des ambassa-
deurs, l’antre menaçait de tomber en ruine moins de dix ans après sa réalisation.
Enfin, le dernier texte mentionnant les œuvres est un document de l’enquête sur
les vols et les dommages perpétrés par les Ligueurs entre le 5 juin et décembre
1590 : « Un grand nombre de grandz bassins et vases de vaisselle de valeur, de la
façon de messire Bernard Palissy, de diverses couleurs fort exquises, toute laquelle
vaisselle valloit plus de cent cinquante escus.85 » Ce dernier document témoigne
de la renommée atteinte par la vaisselle rustique et leur auteur, mais aussi de
l’existence d’une production l’imitant déjà en 1590, provenant vraisemblablement
de son atelier.
Toute l’œuvre écrite de Palissy exprime son aspiration à être reconnu comme un
« philosophe ». Cette revendication de légitimité du savoir empirique fait du potier de
Saintes une personnalité emblématique du processus d’ouverture des modes d’acqui-
sition de la connaissance qui se développa progressivement en France, pendant la Re-
naissance, par opposition à ce que l’on appellerait aujourd’hui le « lobby du savoir »
constitué par les universitaires, ecclésiastiques et professeurs de la Sorbonne in pri-
mis, qui représentaient encore la culture scolastique. L’enseignement défendu par ces
derniers reposait sur l’étude exclusive des sources antiques, à commencer par les
Saintes Écritures et les œuvres d’Aristote, et sur l’usage du latin comme unique moyen
de transmission du savoir. Ce refus d’employer d’autres langues permettant d’accéder
aux textes originaux et de traduire les œuvres latines en langue vulgaire témoignent
de l’attitude élitiste et conservatrice qui fut remise en question par les idéaux de l’hu-
manisme européen. Les critiques émanèrent des intellectuels, souvent protestants ou
proches de l’évangélisme –pensons, par exemple, aux œuvres fondamentales de Fran-
çois Rabelais93, Marguerite de Navarre94 ou Clément Marot95 – dont les écrits furent
punis par la censure. La question de la langue, en particulier, devint un problème cen-
tral dans le débat opposant à Paris la Sorbonne et le Collège Royal96. Au XVIe siècle,
l’université parisienne avait encore le monopole de l’enseignement, divulgué par
quatre facultés, Théologie, Droit, Médecine et Arts, qui entendaient couvrir tout le
spectre des sciences et des connaissances humaines. Parallèlement, François Ier créa
en 1530 le Collège Royal, appelé par la suite Collège de France, un modèle d’école qui
se diffusa sur tout le territoire, où les cours étaient gratuits et ouverts à tous et compre-
naient de nouvelles matières comme l’hébreu, le grec et les mathématiques. Ces
écoles consentirent à la classe moyenne d’élever son niveau de culture et d’acquérir un
savoir dans certains enseignements pratiques liés aux professions, comme l’arithmé-
tique, essentielle pour le commerce97.
C’est ce contexte d’émancipation de la bourgeoisie qui permit la reconnaissance
sociale d’artisans talentueux comme Palissy qui, grâce à leur aptitude à lire et à
écrire en langue vulgaire, devinrent les protagonistes à tous égards de la formation
du savoir. L’affirmation de son ignorance du latin et du grec, répétée par le potier de
Saintes, ne constituait pas en soi l’admission d’une lacune mais la condition pour
accéder à la connaissance directe de la nature, non soumise à la lecture de traités
conceptuels. Palissy s’inscrit ainsi pleinement dans ce courant d’artistes qui,
comme Léonard de Vinci, fier d’être « sanza lettere98 », firent partie du mouvement
d’émancipation des travailleurs spécialisés qui révolutionna le statut de l’artiste au
fil des siècles suivants. Ce mouvement se manifesta dès le XVe siècle en Allemagne
et en Italie, comme en témoigne la floraison de traités, un genre jusqu’alors réservé
aux érudits et que certains artisans s’approprièrent pour diffuser leurs connais-
sances dans des domaines où la transmission se faisait encore exclusivement par
voie orale, apanage des ateliers d’artisans99. Parmi les détenteurs d’un savoir pra-
tique, les médecins jouèrent un rôle crucial dans le développement des sciences na-
turelles par leur remise en question, voir leur rejet, des autorités antiques. L’un des
précurseurs de cette relecture des textes classiques est le médecin ferrarais Nicolas
Léonicène (1428–1524) qui publia une attaque contre l’Histoire naturelle de Pline
l’Ancien coupable, selon lui, d’avoir trahi la pensée de Dioscoride et Galien100. Léo-
nicène ouvrit la voie à une critique de ces textes jusqu’alors considérés comme in-
touchables, grâce à l’étude philologique d’une part et à la comparaison avec la réa-
lité des faits de l’autre. La transmission de l’expérience personnelle dans le domaine
de la philosophie naturelle grâce aux publications écrites a été amplement analysée
par l’histoire de la science, qui a démontré le rôle déterminant des artisans dans la
naissance et l’essor des disciplines scientifiques à l’Époque moderne101.
comparer ses théories empiriques avec les opinions des lettrés. N’ayant pas pu lire
directement les auteurs classiques car il ignorait le latin, il s’appuyait sur le savoir
détenu par les doctes, connaisseurs des « Grecs et Latins111 ».
Le céramiste proposait en outre, à qui désirait vérifier ses théories, de visiter sa
collection composée exclusivement de minéraux, décrite à la fin des Discours dans
un chapitre intitulé Coppie des escrits qui sont mis au‑dessous des choses merveilleuses,
que l’auteur de ce livre a préparé, & mis en ordre en son cabinet, pour prouver toutes les
choses contenues en ce livre112. Une telle initiative prouve, à nouveau, combien l’obser-
vation directe est à la base de sa méthode et de son enseignement : avec les interlo-
cuteurs sceptiques, il n’a pas recours aux démonstrations théoriques mais à des
preuves matérielles de ce qu’il affirme et devant lesquelles, selon lui, « ceux qui les
verront en leurs formes naturelles, seront contraints confesser113 » la validité de ses
théories en matière de génération des pierres. La liste de ses auditeurs dénote la
présence dominante de personnages liés aux cercles du duc François d’Alençon114 et
de la maison de Navarre, caractérisés par une ouverture à l’égard du progrès des
sciences empiriques, ainsi que par une certaine tolérance religieuse. Ces cercles de
la noblesse témoignent de l’existence d’un milieu qui, malgré un haut rang social,
ne dédaignait pas le savoir pratique des artisans, au point de fréquenter les leçons
d’un potier.
Un réseau d’acteurs de la réforme du savoir est évoqué par les mentions de Pa-
lissy ; il utilise peu et avec beaucoup de précaution les textes classiques, alors qu’il
se réfère volontiers à des écrits dont les auteurs sont en grande partie des praticiens,
comme lui, scientifiques et artistes écrivant en langue vulgaire et fondant leur ap-
proche de la nature sur leur expérience empirique. Dans le domaine de la chirurgie,
une discipline en pleine transformation au cours du XVIe siècle, – en particulier
sous l’impulsion des praticiens qui révolutionnent l’étude de l’anatomie115 –, Palissy
eut de nombreux interlocuteurs, le plus célèbre étant sans doute Ambroise Paré (v.
1510–1590), fils d’un artisan, devenu chirurgien du roi et auteur de traités fonda-
mentaux pour la médecine et la chirurgie moderne116. Palissy connaissait indubita-
blement les écrits d’une autre figure issue d’un milieu artisanal, le français Pierre
Palissy lui-même prévoyait des illustrations dans son traité sur les pierres125 qui
l’auraient rapproché de celui de Conrad Gessner, De omni rerum fossilium genere
(Zurich, 1565). Mais cette intention ne se concrétisa jamais, probablement en rai-
son des coûts très élevés d’une telle édition. Toujours parmi les artisans et les théo-
riciens partageant leur approche pratique avec Palissy, rappelons – comme le fit
E. Kris en son temps126 – l’orfèvre Wenzel Jamnitzer (1507–1585), auteur d’un traité
en latin sur la perspective127 et d’œuvres naturalistes qui se rapprochent beaucoup
de celles de Palissy. Nous reviendrons sur la comparaison entre ces deux artistes
dans le dernier chapitre. Paradoxalement, c’est l’expérience et le savoir acquis dans
les ateliers qui permirent à ces personnages de sortir de la logique des corporations,
en bénéficiant de relations privilégiées avec les Grands pour former une sorte d’élite
d’artisans.
Par ailleurs, une voix dissidente s’éleva aussi parmi certains professeurs univer-
sitaires qui défendirent la nécessité d’accompagner l’étude des textes par des expé-
rimentations pratiques, en particulier dans le domaine de la médecine. Tel André
Vésale (1514–1564) qui, par sa méthode d’enseignement à l’université de Padoue, ré-
volutionna l’anatomie en ayant recours à la dissection des corps128, ou bien le mé-
decin controversé Paracelse (1493–1541), qui refusa l’enseignement traditionnel de
la médecine, fondé sur le galénisme, au point d’être banni de l’université de Bâle où
il avait une chaire de professeur129. Sa leçon inaugurale fut un véritable manifeste
en ce sens : il n’hésita pas à déclarer que « L’expérience [savante] est notre maître
d’école suprême – et de mon propre travail. Ce sont donc l’expérience et la raison,
et non les autorités [Hippocrate, Galien, Avicenne] qui me guideront lorsque je
prouverai quelque chose130. »
131 Traduction de Jean Martin publiée en France en 1547, illustrée et commentée par Jean Goujon.
132 Cf. Pline L’ancien, Histoire naturelle, publiée en France pour la première fois en traduction
complète en 1562 par Antoine du Pinet à Lyon.
133 Cf. Recepte véritable, in O. C., p. 158.
134 Cf. Discours admirables, in O. C., p. 251.
135 Sur la diffusion du dialogue philosophique en France à la Renaissance, voir Benouis 1976.
Sur le dialogue à la Renaissance, voir Godard 2001.
La critique de la théorie dans les œuvres de Palissy 43
réformés136, Palissy choisit le dialogue pour exposer ses théories, mettant en scène
une sorte de duel intellectuel entre Théorique, le porte-parole des opinions fondées
sur la tradition académique, et Practique qui revendique au contraire non seule-
ment la légitimité, mais aussi la nécessité de l’observation directe des phénomènes.
Le choix même du dialogue traduit clairement la défense de l’expérience, puisque
c’est Théorique qui pose les questions et Pratique qui y répond, démontrant ainsi
qu’il est le véritable détenteur du savoir. Pour le céramiste, la Création est l’unique
autorité acceptable en tant qu’expression de Dieu, le « souverain fontenier137 ». À
partir de ses expérimentations empiriques, il désire se confronter non seulement
aux textes classiques – en particulier ceux de Vitruve et Pline l’Ancien –, mais aussi
aux théoriciens modernes, tel Jérôme Cardan (1501–1576)138, un autre champion de
la Pratique contre la Théorie, et aux autorités contemporaines en matière de philo-
sophie naturelle, comme Georgius Agricola (1494–1555)139 et Paracelse (1493–1541)140.
Dans le traité consacré aux eaux et fontaines, il s’érige en tant qu’artisan et fon-
tainier contre les erreurs techniques et les croyances erronées de ses contempo-
rains, en particulier son rival Philibert de l’Orme141. Sans faire ici une analyse ap-
profondie du traité, qui a déjà été étudié ailleurs142, soulignons que l’innovation
consiste en l’instauration d’un dialogue critique avec ces sources143, avec lesquelles
Palissy est parfois en accord, mais bien plus souvent en désaccord, comme en ce
qui concerne l’opinion exprimée par Théorique selon laquelle si l’invention est an-
tique, elle est nécessairement utile et efficace144. S’opposant au préjugé d’une vérité
incontestable qui serait détenue par les textes classiques, Palissy fait preuve d’une
grande audace en portant un regard critique sur des inventions « depuis toujours »
145 Ibidem, la réplique de Théorique : « Comment estce que tu peux mespriser une invention si
ingenieuse […] que de tous temps on a l’on en a usé. »
146 Idem, p. 274.
147 Idem, p. 285.
148 Idem, p. 282.
149 Cf. De L’Orme 1576, Epistre aux lecteurs, n. p.
150 Ibidem.
151 Cf. Discours admirables, in O. C., p. 249.
L’expérience de l’art 45
L’expérience de l’art
Palissy n’acquit pas les connaissances relatives à la pratique de la céramique par un
apprentissage dans l’atelier d’un maître potier ou par transmission filiale, comme
c’était d’ordinaire la règle dans divers secteurs de l’artisanat. Il déclare n’avoir jamais
reçu d’enseignement sur cette technique et s’être lancé tout seul, sur le tard, vers les
années 1540, apprenant le métier grâce à une méthode empirique et à ses connais-
sances techniques issues de sa profession de peintre sur verre. Même si, jusqu’à
présent, aucun document relatif à sa première activité n’a été trouvé, celle‑ci n’en
est pas moins illustrée par des références fréquentes dans la Recepte et les Discours
qui témoignent d’une connaissance approfondie tant de l’usage des couleurs pour
orner les verres que des matériaux utilisés dans cet art154.
Cette maîtrise de la propriété des matériaux naturels est d’ailleurs la raison pri-
mordiale de son choix de l’art céramique et constitue le fondement de ses recherches
en matière de philosophie naturelle. Palissy insiste sur le caractère lucratif et noble
de la profession de peintre verrier155 quand il écrit : « L’estat en est noble et les hommes
qui y besognent sont nobles : mais plusieurs sont gentilshommes pour exercer cet
art, qui voudraient être roturiers et avoir de quoi payer les subsides des princes.156 »
Une telle affirmation renvoie à la particularité du statut de verrier : à l’époque, cer-
tains verriers de noble extraction, appelés gentilshommes verriers, pouvaient tra-
vailler sans perdre leur titre grâce à des privilèges royaux – le premier témoignage
datant d’un décret de Charles VI157. Ils occupaient par conséquent une position so-
cialement enviable, qui bénéficiait à l’ensemble de la profession.
Dans les premiers statuts de la corporation des verriers de Paris, qui remonte
aux statuts de la ville de 1467 regroupant les métiers en soixante et une compagnies,
les « peintres verriers », ou « voirriers », faisaient partie de la trente-cinquième, avec
les peintres, les brodeurs et les fabricants de vêtements religieux158. Étant donné la
structure extrêmement hiérarchisée de la société de l’Ancien Régime, il est clair que
l’abandon d’une profession maîtrisée pour une activité exercée en autodidacte est
un parcours très inhabituel qui s’oppose aux codes sociaux en vigueur, selon les-
quels l’artisan devait suivre les règles de sa corporation159. En réalité, ce changement
d’orientation fut possible justement parce que le métier de potier ne relevait d’au-
cune structure corporative, comme le prouve le Livre des métiers d’Étienne Boileau :
« Comment devenir potier ? Quiconque veut estre potier de terre à Paris, estre le
peut, pour que il ait de coi, et il le faire le sache.160 » La singularité de ce choix provo-
qua l’incompréhension et l’hilarité des proches de Palissy, qui le méprisèrent lors-
qu’il se retrouva dans une condition de misère extrême car « Il luy appartient bien
de mourir de faim, par ce qu’il delaisse son mestier.161 »
Une telle affirmation nous amène à nous interroger sur le statut conféré à la
profession de potier en France. Paradoxalement, bien que la céramique soit l’art
le plus étudié par l’archéologie, les informations relatives au métier de potier à
l’Époque moderne sont relativement rares162. Les recherches existantes ont établi
que les potiers français dans la hiérarchie sociale aux XVe et XVIe siècles jouissaient
d’une faible considération. Selon l’historienne Danièle Alexandre-Bidon : « Le po-
tier, bas placé dans l’échelle sociale, fabriquait surtout des pots de faible valeur, déjà
largement concurrencés, à la fin du Moyen Âge, par bien d’autres matériaux : le
156 Cf. Idem, p. 480. Sur le statut des verriers au Moyen Âge et à la Renaissance, en particulier
dans le sudouest de la France, voir Saint-Saud 1940.
157 Décret du 24 janvier 1399, où il est établi que « Permission est donnée aux nobles de nais-
sance d’exercer le mestier de verrier sans déroger à leur ‹ noble estat › ». Sur les peintres ver-
riers Brown 1992, Leproux 1988.
158 Cf. Lespinasse 1879.
159 Sur la vie sociale des artisans français à l’Époque moderne, voir Hauser 1899 [1982].
160 Extrait de Boileau 1777, publié dans Lespinasse et Bonnardot 1879, p. 151.
161 Cf. Discours admirables, in O. C., p. 490.
162 Voir Alexandre-Bidon 1986.
L’expérience de l’art 47
bois ou l’osier depuis toujours, les métaux depuis le XVIe siècle dans toutes les
classes sociales, le verre aux Temps modernes surtout en milieu rural163. »
Il s’agissait d’une situation bien différente de celle des potiers italiens, dont cer-
tains ateliers produisaient des céramiques d’un raffinement tel qu’elles étaient
considérées comme des objets de luxe, notamment celles de la ville de Faenza –
d’où vient le terme français « faïence » – avec ses célèbres ceramiche istoriate qui
constituent un sommet dans le raffinement céramique164. En outre, le travail de po-
tier demeurait une activité occasionnelle plus qu’une véritable profession : « Même
dans les villages spécialisés surtout connus pour la Saintonge, l’artisanat céramique
reste, dans une certaine mesure, un travail d’appoint, peut-être parce que saison-
nier : la production s’arrête en hiver.165 » En effet, le potier est souvent aussi un tra-
vailleur agricole, comme en témoigne la dénomination « potier-paysan », un même
individu exerçant l’une ou l’autre des deux professions selon la saison de l’année,
une pratique très répandue à l’époque médiévale166. Cette double conception de la
« terre », à la fois médium artisanal et terrain à cultiver, est d’ailleurs très présente
dans les écrits de Palissy, comme nous le verrons à propos de la Recepte véritable.
Le double statut de potier-paysan explique la position socialement inférieure du
céramiste par rapport au verrier, une différence illustrée par les célèbres gravures
de Jost Amman dans l’œuvre encyclopédique Panoplia Omnium Liberalium Mecha-
nicarum et Sedentariarum Artium Genera Continens (1568). Ces gravures qui repré-
sentent les différents métiers et leurs coutumes sont une source précieuse pour
comprendre les modalités de travail et la structure de la société de l’époque. Si l’on
compare l’illustration du peintre sur verre (fig. 3) et celle du céramiste (fig. 4), la dif-
férence de prestige social entre les deux apparaît très clairement. Le deuxième est
placé à la fin dans la liste hiérarchique des métiers dressée par l’auteur, alors que le
premier, le « glaßmaler » se situe parmi les premières professions, juste après le
peintre. Dans les illustrations, le peintre sur verre porte un habit de gentilhomme,
dans une pièce où figurent aussi des livres, et la légende de l’image reflète l’estime
dont il jouit : « On m’appelle peintre de vitrail car je sais fondre des portraits sur des
plaques de verre. Ces portraits représentent des puissants, des femmes et des
3 Jost Amman, Peintre sur verre, Stände- 4 Jost Amman, Potier, Ständebuch,
buch, Leipzig, 1568. Leipzig, 1568.
hommes nobles avec leurs enfants. Je les ai représentés avec leurs armes et blasons
afin que l’on puisse reconnaître l’origine de leur lignée.167 »
À l’inverse, le céramiste n’était pas considéré comme un créateur mais comme
un homme « mécanique » appartenant au milieu rural ; il est représenté ainsi sur
la gravure qui le montre devant un tour, entouré d’objets d’usage quotidien ; au
fond, une fenêtre s’ouvre sur un paysage peuplé de paysans. La légende de la gra-
vure insiste sur le caractère manuel du travail et sur l’usage commun des réalisa-
tions du potier : « De mes pieds je foule l’argile mêlé à des fibres. Ensuite il me faut
en jeter une motte sur le tour et actionner ce dernier avec mes pieds afin de façon-
167 « Einen Glaßmaler heist man mich/ In die Glässer kan schmelzen ich/ Bildwerck / mach
herrliche Person/ Adelich Frauwen unde Mann/ Sampt iren Kindern abgebild/ Und ires
gschlechts Wappen und Schilt/ Daß man erkennen kan darbey/ Wann diß Geschlecht her-
kommen sey. » Cf. Amman 1568.
L’expérience de l’art 49
ner cruches, pots et carreaux de céramique. Et puis je leur ajoute glaçure et cou-
leurs et je les mets à cuire dans le feu. Corèbe fit don de cet art.168 »
En renonçant à sa première profession de peintre sur verre pour pratiquer l’art
de terre, Palissy fit un choix qui peut donc laisser perplexe. Pourquoi abandonner un
métier lucratif et bien considéré dans la hiérarchie sociale pour en entreprendre un
autre moins apprécié et dont il déclare ne rien connaître ? À la lumière de ses reven-
dications concernant l’importance de la pratique et de l’expérience, son désir d’ap-
prendre un métier en autodidacte peut constituer l’une des explications. Le céra-
miste a consacré une large part de ses écrits à son activité artistique : sa première
publication (1562) intitulée Architecture et Ordonnance de la grotte rustique169 est
consacrée à la description de la grotte de céramique qu’il a réalisée pour le conné-
table de Montmorency et constitue à notre connaissance la plus longue description
de grotte de la Renaissance ; en 1563, dans la Recepte véritable, il expose en détail son
projet de jardin170 ; enfin, en 1580, les Discours admirables comportent un traité com-
plet sur son expérience de céramiste, intitulé De l’art de terre, de son utilité, des esmaux
et du feu.
Dans ce dernier écrit, Palissy insiste sur la différence entre un travail manuel dé-
pourvu de réflexion ou, au contraire, mené avec un esprit analytique qu’il appelle
« philosophie ». Notons que ce terme est ambigu dans son lexique car il l’utilise
aussi bien à propos des philosophes qu’il attaque en tant que représentants de la tra-
dition théorique, que d’une manière extrêmement positive quand il fait allusion au
savoir issu de la connaissance pratique, comme lorsqu’il revendique sa qualité de
« philosophe naturel ». Cette duplicité illustre bien la situation de l’époque, qui voit
le conflit entre détenteurs du savoir traditionnel, livresque d’une part, et aspirations
à se détacher de l’enseignement théorique de l’autre. La notion d’expérimentation
personnelle et les difficultés rencontrées durant le processus créatif se situent au
cœur de son évaluation de l’art : en effet, la célébrité de Palissy, le véritable mythe
qui s’est créé autour de lui est lié certes aux objets en tant que tels mais surtout au
récit de leur genèse, narrée dans l’Art de Terre comme une exténuante quête de
l’émail, empreinte de mysticisme et de références bibliques.
168 « Der Hafner. Den Leymen tritt ich mit meim Fuß. Mit Har gemischt / darnach ich muß Ein
klumpen werffen auff die Scheiben Die muß ich mit den Füssen treiben/ Mach Krüg / Häffen /
Kachel vn Scherbe Thu sie denn glassurn und ferben/ Darnach brenn ich sie in dem Feuwer/
Corebus gab die Kunst zu steuwer. » Cf. Amman 1568. Pline l’Ancien mentionne Corèbe
l’Athénien et lui attribue l’invention de la poterie dans Histoire naturelle, livre VII, LVII, 7.
169 Cf. Architecture et ordonnance de la grotte rustique de Monseigneur le Duc de Montmorancy, Pair
et Connestable de France, La Rochelle, Barthélémy Berton, 1563.
170 Cf. Recepte véritable, par laquelle tous les hommes de la France pourront apprendre à multiplier et
augmenter leurs thrésors, La Rochelle, Barthélémy Berton, 1563.
50 Bernard Palissy et la réforme du savoir
Quand j’auray employé mille rames de papier pour t’escrire tous les accidens qui me sont
survenuz en cherchant ledit art, tu te dois asseurer que quelque bon esprit que tu ayes
qu’il t’adviendra encores un millier de fautes, lesquelles ne se peuvent apprendre par
lettres : & quand tu les aurois mesme par escrit, tu n’en croiras rien jusques à ce que la
pratique t’en aye donné un millier d’aflictions175.
Cette considération vaut pour la majeure partie de la théorie de l’art de l’époque qui
tend à redimensionner les véritables proportions du travail manuel et à augmenter
la part revêtue par l’intellect dans l’optique, justement, de revendiquer un statut li-
béral pour l’artiste. Nous le voyons dans les traités de la Renaissance, d’Alberti à Va-
sari179 pour ne citer qu’eux, où la dignité et la valeur de l’artiste sont liées à sa capa-
cité d’élaborer mentalement l’œuvre, contrairement à la simple copie opérée par les
« mécaniques ». Ils déterminent la formation d’une théorie de l’art fondée sur des
critères d’évaluation des œuvres qui demeureront valables pour toute la critique d’art
occidentale jusqu’à nos jours. Ces critères, ou qualités, dont Vasari dresse la liste
dans le Prologue de la troisième partie des Vies, sont au nombre de cinq : « règle,
ordre, proportion, dessin, style180 ». La règle concerne l’architecture, et consiste à
« mesurer les monuments antiques en conservant leurs plans dans les œuvres mo-
dernes181 » ; l’ordre, à ne pas mélanger divers ordres dans un édifice ; la mesure, à
représenter les corps avec exactitude et harmonie ; le dessin désigne l’« imitation,
dans toutes les figures sculptées ou peintes, de ce qu’il y avait de plus beau dans la
nature », conformément à ce que voit l’œil ; enfin, le style réside dans l’assemblage
des meilleurs sujets afin d’obtenir la plus belle composition182.
De tels critères, qui servirent à Vasari pour juger de la valeur de l’œuvre et pour
revendiquer le statut d’arts libéraux pour la peinture, la sculpture et l’architecture,
sont bien éloignés des arguments invoqués par Palissy pour définir son acte créa-
teur. La comparaison est légitime car comme les peintres, le céramiste considère
que sa profession est le fruit de l’intellect ; nous pourrions donc nous attendre à un
raisonnement semblable à celui de Vasari pour revendiquer un statut plus valori-
sant. Au contraire, Palissy ne prône pas l’usage du dessin en tant que critère déter-
minant et semble plutôt le reléguer à un rôle secondaire, voire le rejeter, comme
nous le verrons plus loin. Il s’estime en revanche « ynventeur » et « philosophe »
non pas parce qu’il dessine, élabore théoriquement, mais parce que son art est le
fruit d’un savoir reposant sur l’expérience pratique. C’est l’aptitude même à connaître
les matières et leurs réactions, et donc à déduire une méthode, une technique per-
mettant de les maîtriser qui constitue pour lui la véritable valeur de l’art. En ce sens,
il s’écarte également de la vision proposée par Léonard de Vinci, pourtant proche de
Palissy sur plusieurs aspects, notamment l’intérêt pour la représentation et la com-
préhension des phénomènes naturels. Dans ses écrits sur la peinture tirés du Co-
dex Urbinas Latinus 1270, le génie toscan affirme l’importance de la pratique comme
composante indispensable de la philosophie naturelle et de l’art. En effet, à la ques-
tion de savoir si « la peinture est une science ou non183 », il répond que « les sciences
qui ne sont pas nées de l’expérience, mère de toute certitude, sont vaines et emplies
d’erreurs184. » Toutefois, s’il célèbre l’importance de l’expérience, à l’inverse de Pa-
lissy il n’exalte pas la fatigue physique du créateur et semble la mépriser ; à propos
de la sculpture, il écrivit : « La sculpture n’est pas une science, mais c’est un art très
mécanique, car elle génère sueur et fatigue physique à son opérateur185. » Dans les
ouvrages de Léonard de Vinci, comme dans ceux d’autres artistes de l’époque, nous
retrouvons ce même dénigrement associé au terme « mécanique » dans les diction-
naires cités au début de ce chapitre. Le mépris de Palissy envers le travail méca-
nique ne concerne sa dimension physique, qui est au contraire exaltée, mais le
manque d’engagement intellectuel, de réflexion personnelle.
S’il décrit si longuement la recherche de l’émail, c’est parce qu’elle reflète son as-
piration à acquérir des connaissances et une maîtrise des matières de manière auto-
didacte, guidé par l’expérience seule. Cette ambition est toutefois toujours marquée
par la foi profonde de Palissy, qui voit dans son talent et son succès la manifestation
de la Providence. Ses expérimentations, les souffrances provoquées par les innom-
brables difficultés qu’il doit affronter sont nécessaires afin de dévoiler le talent que
Dieu a eu la générosité de lui octroyer. À la fin de la Dédicace au lecteur de la Recepte
Palissy écrit : « Ils trouveront que nul homme ne m’a apprins de savoir faire la be-
songne susdite. Si dunque il a pleu à Dieu de me distribuer de ses dons en l’art
de terre, qui voudra nier qu’il ne soit aussi puissant de me donner d’entendre
quelquechose en l’art militaire, lequel est plus apprins par nature, ou sens naturel,
que non pas par pratique ?186 ».
[…] il y a vint & cinq ans passé qu’il me fut monstré une coupe de terre, tournée & esmail-
lée d’une telle beauté que deslors j’entray en dispute avec ma propre pensée, en me reme-
morant plusieurs propos, qu’aucun m’avoyent tenus en se moquant de moy, lors que je
peindois les images. Or voyant que l’on commençoit à les delaisser au pays de mon habitation,
aussi que la vitrerie n’avoit pas grand requeste, je vay penser que si j’avois trouvé l’invention
de faire des esmaux que je pourois faire des vaisseaux de terre & autre chose de belle or-
donnance, par ce que Dieu m’avoit donné d’entendre quelque chose de la pourtraiture, &
deslors sans avoir esgard que je n’avois nulle connoissance des terres argileuses, je me
mis à chercher les esmaux, comme un homme qui taste en tenebres1.
adoptée par Dupuy, est cependant contredite par d’autres études plus récentes qui
démontrent une demande constante de vitraux dans la région de Palissy dans les
années 1540, dont certaines grandes commandes6. La même constatation est faite
dans la dernière édition des Œuvres complètes, où l’on souligne que les années 1540
coïncident avec une période riche en chantiers de vitraux :
Palissy invoque comme motif de son changement de pratique […] le fait que la vitrerie est
en baisse, et l’on explique parfois cette baisse par les guerres de Religion. Disons que cet
argument est absurde : le protestantisme n’a pas en 1545 une importance si considérable,
et n’a pas atteint sa phase iconoclaste […]. Au contraire le milieu du siècle voit la réalisation
des grands vitraux religieux célèbres du XVIe (vitraux de Beauvais : 1525) et aussi de la vi-
trerie civile (les vitraux d’Écouen : 1545)7.
Le fait que l’activité sur vitrail n’ait pas faibli à cette époque est d’ailleurs confirmé par
Palissy lui-même dans un autre passage. À plusieurs reprises dans le récit de l’Art de
Terre, il explique que chaque fois que les ressources économiques lui manquaient
pour ses expériences de poterie il reprenait le travail de « peinture et vitrerie8 », qui
lui garantissaient un revenu certain. Nous sommes donc face à une véritable contra-
diction dans le texte même de l’artiste : s’il avait la certitude de trouver du travail dans
ce domaine, pourquoi affirmer que les commandes de vitraux diminuaient ?
Il est légitime de se demander si ce passage n’est pas à interpréter d’une autre
manière, c’est‑à-dire du point de vue non pas du nombre effectif de commandes
mais d’un milieu hostile à l’art sacré avec lequel Palissy aurait alors entretenu
d’étroits contacts. Dans cette optique, il faut se rapprocher du contexte religieux
spécifique de la Saintonge dans les années 1540, où le céramiste s’impliqua en pre-
mière ligne.
6 Henri Zerner écrit à ce propos : « Je suis frappé du nombre de verrières qui sont datées des an-
nées 1544 ou 1545 alors que les chronogrammes sont relativement rares. […] ces dates consignées
avec un soin inaccoutumé n’exprimentelles pas le sentiment d’un moment privilégié, histo-
rique ? » Cf. Zerner 1996, p. 263.
7 Cf. O. C., p. 12–13.
8 Idem, p. 488.
9 Voir en particulier Vaux De Foltier 1978 ; Garrisson-Estèbe 1980 ; Vray 1997 et 2004.
Le rôle de Palissy dans la fondation de l’Église réformée 57
par ses détracteurs10) qui paraissent dès le XVIe siècle, s’ajoute la version du « com-
mencement de l’Église réformée » que Bernard Palissy lui-même nous livre dans la
Recepte véritable11. Il est intéressant de comparer ce texte avec les études plus récentes
sur l’engagement des artisans saintongeais dans la diffusion des idées nouvelles, un
phénomène constituant le contexte d’élaboration des œuvres palisséennes12.
À l’époque où Palissy résidait à Saintes, entre la fin des années 1540 et 1566 en-
viron, la ville faisait partie du duché de Guienne, qui comprenait trois provinces :
l’Aunis, dont le chef-lieu était La Rochelle ; la Saintonge, dont le chef-lieu était
Saintes ; et l’Angoumois, dont le centre était Angoulême. Au niveau administratif,
ces provinces étaient soumises à deux autorités : d’une part le Lieutenant-général –
qui, entre 1558 et 1565, était Charles de Coucis (1491–1565), un catholique modéré
qui tenta d’appliquer la politique de conciliation de Michel de l’Hospital (1505–1573)
–, et de l’autre deux parlements, Bordeaux et Paris, alors que chaque province avait
un gouverneur sans grand pouvoir, qui s’adressait souvent directement à la cour
sans passer par de Coucis13. À Saintes, le gouvernement était partagé entre Antoine
de Pons, seigneur de Pons et comte de Marennes, figure clé dans la carrière de Pa-
lissy – son protecteur et ami14 –, qui avait pouvoir sur la côte, et Louis d’Estissac,
chevalier de l’ordre du roi, gouverneur de la Rochelle & du pays d’Aulnis, qui contrô-
lait l’intérieur du territoire. La complexité de l’organisation politique et la parcelli-
sation du pouvoir mettait à rude épreuve l’application des décrets émanant de la
cour et des parlements, et fut un facteur propice au développement d’idées subver-
sives et de révoltes populaires, à commencer par celle des « pitaux », nom donné
aux paysans qui se rebellèrent contre l’impôt sur le sel entre 1542 et 154815. Au ni-
veau économique la Saintonge était une région prospère, « la contrée de France la
mieux accommodée de tout ce qui peut être souhaité pour l’aise et commodité de
cette vie » selon Théodore de Bèze16. Elle était favorisée par sa situation géogra-
10 Voir à ce sujet l’Épître au Roy de l’Institution chrétienne, où Calvin condamne une telle appel-
lation : « Premierement, en ce qu’ils l’appellent nouvelle, ils font moult grande injure à Dieu,
duquel la sacrée Parole ne meritoit point d’estre notée de nouvelleté. »
11 Nous pensons au célèbre passage de la Recepte véritable, in O. C., p. 207–221.
12 Pour les études les plus à jour, voir les synthèses de Vray 1997 ; Ducluzeau 2001 ; Seguin
2005.
13 Cf. Ducluzeau 2001, p. 9–20.
14 Cf. Discours admirables, in O. C., p. 248.
15 En 1542 François 1er avait étendu l’impôt sur le sel à la Saintonge et à l’Aunis, alors que
jusqu’alors ces provinces en payaient seulement un quart. Les révoltes sanguinaires qui firent
écho à cette décision atteignirent leur apogée en 1548 et suscitèrent une répression féroce de
la part d’Anne de Montmorency, chef militaire du roi Henri II. Sur ce sujet, voir Massiou 1846,
vol. 4, p. 6–16.
16 Cf. Bèze 1580, vol. I, livre II, p. 101.
58 Bernard Palissy et la réforme de l’art
phique de façade sur l’Atlantique, qui lui permettait une intense activité commer-
ciale reposant sur le sel et le commerce maritime, et s’inscrivait dans un marché in-
ternational, en particulier avec les pays nordiques : les Flandres, l’Allemagne,
l’Angleterre et les pays baltes. Entre 1540 et 1570, malgré les graves difficultés géné-
rées par les révoltes, les régions de Bordeaux et La Rochelle connurent une prospé-
rité exceptionnelle, notamment dans les îles, centres dynamiques où la pêche joua
un rôle déterminant dans le développement économique. La Rochelle « devient
l’entrepôt de la morue et ses marchands, de grands banquiers.17 » Le caractère euro-
péen du commerce de cette partie de la France joua un rôle clé dans la diffusion des
idées réformées provenant d’Allemagne et de Suisse : les rencontres entre mar-
chands, artisans et marins encourageaient plus ou moins directement les échanges
d’informations, diffusant rapidement les nouvelles sur la réforme luthérienne18.
Dans la Recepte, Palissy n’évoque pas précisément ce milieu culturel, mais décrit
avec insistance les mauvaises pratiques et l’absentéisme du clergé de Saintes, condi-
tions propices aux critiques envers l’Église romaine19.
La ville constituait un terrain particulièrement réceptif aux critiques du pouvoir,
et avait d’ailleurs déjà été le théâtre d’une vive contestation de l’autorité ecclésias-
tique. En 1527 et en 1532, le palais épiscopal assiégé avait été le siège de violences
iconoclastes, auxquelles s’ajouta l’agression de l’évêque d’origine florentine Giulio
Soderini20. La pensée calviniste se diffusa dans la ville après le séjour de Jean Cal-
vin dans la cité voisine d’Angoulême entre 1533 et 1534, c’est‑à-dire justement à
l’époque où Palissy déménagea en Saintonge. Angoulême était alors sous l’aile de la
sœur de François Ier, Marguerite de Navarre (1492–1549), qui entretenait d’étroites
relations avec le cercle évangélique de Meaux, guidé par l’évêque Guillaume Briçon-
net (1445–1514)21. À la cour de Nérac, ville située à quelques kilomètres d’Agen –
d’où provenait Palissy –, la docte reine s’entoura d’érudits, de poètes et d’artistes,
dont Clément Marot (1497–1544), François Rabelais (1483 ou 1494–1553), Étienne
Dolet (1509–1546), Maurice Scève (1505–1564) et Louise Labé (1524–1566), tous ap-
partenant au courant évangélique22.
Saintes une Église « dressée ». Ce terme désigne une communauté structurée avec
un consistoire, c’est‑à-dire un conseil formé de laïcs qui nommaient les pasteurs,
afin d’officialiser l’Église « plantée » préexistante, à savoir un groupe de croyants
qui se regroupaient pour prier et lire ensemble des passages de la Bible en langue
vernaculaire. Palissy décrit Hamelin en disant qu’il apporta des bibles et « autres
livres imprimez en son Imprimerie : car il s’estoit despetré et fait Imprimeur.29 »
L’imprimerie Hamelin avait en effet publié en 1552 la bible traduite par Pierre-Robert
Olivétan (1506–1536)30 et plusieurs œuvres théologiques, notamment des commen-
taires de Calvin sur le Nouveau Testament, et l’édition de 1554 de son Institution de la
religion chrétienne31. L’affirmation de Palissy nous amène à penser qu’il a pu lire une
bonne partie des écrits de Calvin en vertu de son rapport privilégié avec l’imprimeur
pendant au moins onze années32. Selon Ernest Dupuy, parmi les textes sacrés que
Palissy pouvait avoir lu – comme les éditions de la Bible en langue française de
Jacques Lefèvre d’Étaples33, ou celle de Sébastien Castellion34 – c’est de la Bible de
Pierre-Robert Olivétan35 que les nombreuses citations bibliques employées par le
potier sont les plus proches.
De manière significative, l’artiste décrit longuement l’activité et le destin tra-
gique d’Hamelin, qu’il tenta de sauver :
Deslors qu’il fut amené és prisons de Xaintes, je pris la hardiesse (combien que les jours
fussent périlleux en ce temps‑là) d’aller remontrer à six des principaux Juges et Magistrats
de ceste ville de Saintes, qu’ils avoyent emprisonné un Prophète, ou Ange de Dieu, envoyé
pour annoncer sa Parole, et jugement de condamnation aux hommes sur le dernier
temps, leur asseurant, qu’il avoit onze ans, que je cognossois ledit Philebert Hamelin
d’une si saincte vie, qu’il me sembloit que les autres hommes estoyent diables au regard
de luy36.
Pour défendre l’envoyé de Calvin, le potier affirme ne pas avoir hésité à risquer sa
propre vie en allant chez les magistrats pour les convaincre de l’innocence du pré-
dicateur. Cette attitude imprudente témoigne de ses relations avec de puissants pro-
29 Cf. Recepte véritable, in O. C., p. 213. « Depestré » semble ici signifier qu’il ait renoncé à sa
charge de prêtre. Sur Hamelin, voir Sauvin 1957 et Kamil 2005, p. 107–112.
30 En 1535, Olivétan publia la première édition protestante en français à partir des textes originaux.
31 Cf. Sauvin 1957, p. 17.
32 Cf. Recepte véritable, in O. C., p. 213. Sur Hamelin, voir Sauvin 1957.
33 Lefèvre d’Étaples publia la première traduction de la Bible en français à partir du texte de la
Vulgate, le Nouveau Testament en 1523, l’Ancien en 1528.
34 La Bible nouvellement translatée, avec la suite de l’histoire depuis le temps d’Esdras jusqu’aux Mac-
cabées : et [sic] depuis les Maccabées jusqu’à Christ. Item avec des annotacions sur les passages diffi-
ciles. À Bâle, pour Jehan Hervage, l’an M. D.LV.
35 Première traduction du texte biblique à partir des textes originaux en 1535.
36 Cf. Recepte véritable, in O. C., p. 214.
Le rôle de Palissy dans la fondation de l’Église réformée 61
Quelques temps auparavant la prise dudit Philebert, il y a eust en ceste Ville un certain
artisan, pauvre et indigent à merveilles, lequel avoit un si grand désir de l’avancement de
l’Évangile, qu’il le demonstra quelque jour a un autre artisan aussi pauvre que luy, et
d’aussi peu de savoir, car tous deux n’en savoyent guere : toutefois le premier remontra a
l’autre que s’il vouloyt s’employer a faire quelque forme d’exhortation, ce seroit la cause
d’un grand fruit […] et il assembla un Dimanche au matin neuf ou dix personnes […] et il
leur lisoit les passages ou authoritez […] or toutes ces choses furent faites par le bon
exemple, conseil et doctrine de maistre Philebert Hamelin. Voilà le commencement de
l’Église reformée de la ville de Xaintes40.
Aujourd’hui, les spécialistes s’accordent pour voir dans l’expression « artisan pauvre
et indigent à merveilles » un autoportrait de Palissy41. L’hypothèse se voit confirmée
par la comparaison entre les deux extraits cités : dans le premier, l’auteur défend
Hamelin avec insistance et dans le second, il affirme que les débuts de l’Église réfor-
mée sont le fruit de l’enseignement de ce même prédicateur, ce qui nous amène à
penser que le rapport entre les deux hommes était directement lié au destin de cette
église. En outre, le succès remporté à Saintes par la Réforme est attesté par des té-
moignages contemporains, comme la lettre que Claude de La Boissière, successeur
d’Hamelin, adresse en 1561 à Jean Calvin et dans laquelle il affirme qu’il y a plus de
trente-huit pasteurs en Saintonge42, ou bien encore le fait qu’en mars de cette même
année, les deux correspondants aient tenu un synode à Saintes43. Les citations bi-
bliques récurrentes qui ponctuent ses écrits et dénotent une bonne connaissance
37 Pierre Guoy, seigneur de la Besse, fut un partisan de la Réforme. Cf. Recepte véritable, in O. C.,
p 136.
38 Pierre Lamoureux, médecin de Saintes, fut pendu en 1574 pour avoir voulu faciliter la prise de
sa ville par les protestants. Idem.
39 Cf. Architecture, in O. C., p. 54–57.
40 Idem, p. 215.
41 Cf. Céard 1987 ; Lestringant 1992 [2010] b, p. 125.
42 Lettre publiée dans Crottet 1841, p. 57.
43 Cf. Massiou 1837, p. 72.
62 Bernard Palissy et la réforme de l’art
des Écritures reflètent le rôle actif assumé par l’artiste44. L’extrait susmentionné
souligne par ailleurs le rôle des artisans dans le développement de la Réforme,
puisque selon le témoignage de Palissy, les protagonistes laïcs des premières prédi-
cations, c’est‑à-dire ceux qui donnèrent l’impulsion à la « nouvelle religion », sont
justement deux artisans, peu cultivés mais désireux de diffuser l’Évangile. On
connaît les noms des premiers réformés de Saintes, grâce à un jugement de la Cour
de Bordeaux du 15 septembre 155845, où les coupables appartiennent clairement à la
catégorie des artisans au sens large : potiers, mais aussi toutes les professions né-
cessitant un savoir-faire manuel. L’engagement de l’artiste dans la Réforme lui
coûta plusieurs arrestations, dont il se sauva grâce à son talent d’artiste46 : en 1563,
il fut condamné à la peine capitale pour son hétérodoxie et dut vraisemblablement
sa libération à l’intervention directe de la reine et d’Anne de Montmorency. Dans ce
cas comme pendant toute sa vie, l’habileté de l’artiste et sa renommée liée à ses cé-
ramiques furent essentielles non seulement pour sa carrière mais aussi pour sa vie.
44 Nous verrons de façon plus détaillée dans les chapitres suivants l’usage que l’artiste fait de la
Bible dans son œuvre écrite.
45 Le premier document attestant l’incarcération di Palissy fut publié pour la première fois par
H. Patry : Patry 1902. Voir Annexes.
46 Palissy fut arrêté en 1558, en 1562, et définitivement en 1586.
47 Cf. Discours admirables, in O. C., p. 486.
48 Idem, p. 79.
49 Cf. Huguet 1977, p. 88.
Palissy et les « images » 63
s’appliquait aux illustrations accompagnant les textes, par exemple dans les traités
de philosophie naturelle ou d’architecture. C’est le cas de plusieurs publications de
référence pour le céramiste : dans l’introduction à l’édition française du Songe de Po-
liphile, que Palissy cite au début de la Recepte50, Jean Martin parle de « pourtraire et
tailler les histoires51 » ; Pierre Belon, que le céramiste connaissait certainement,
adopte le même titre pour son traité sur les poissons Nature et diversité des poissons
avec leurs porttraicts representez au plus pres du naturel52. Plus précisément, le mot
« pourtraire » désigne souvent l’art graphique et non pictural, on le voit dans ce pas-
sage où peinture et portrait sont distincts : « Il n’y a peintre, ny portrayant, qui de son
pinceau sceust faire traicts, ou lignes si deliées et subtiles.53 » Dans cet extrait, le
« portrayant » semble bien désigner le dessinateur, différencié du peintre qui utilise
des couleurs. Si le talent de dessinateur de Palissy n’est pas à remettre en question, il
est alors légitime de supposer que l’ironie s’appliquait au sujet même de ses réalisa-
tions, les « images », un terme qui nécessite d’être explicité.
Quel type d’image pouvait provoquer l’hilarité de l’entourage de Palissy ? De
nombreux mots servent à mentionner les iconographies présentes dans les œuvres
d’art qu’il réalise ou observe : « images », « figures », « peintures », « pourtraits »,
« histoires ». Le terme « image » est rarement employé par Palissy, et sans aucune
précision sur le thème représenté, comme si c’était sous-entendu. Dans l’Art de
Terre, par exemple, il l’utilise pour évoquer son activité de peintre sur verre dans les
églises de la Saintonge : « Lorsque je peindois les images.54 » Le mot « image » avait
à l’époque une pluralité de significations : le sens le plus commun était celui de
statue, le « faiseur d’image » ou « imager » désignant le sculpteur55 ; mais le mot
image était aussi employé dans un sens plus proche du nôtre, c’est‑à-dire une repré-
sentation figurative bidimensionnelle56. Dans le débat sur la fonction cultuelle de
l’art, il désignait les représentations sacrées, peintes ou sculptées, refusées par les
calvinistes. C’est le cas dans un autre passage de Palissy, la dédicace de l’Architec-
ture, où il écrit à propos de l’accusation d’iconoclasme dont il fut l’objet : « […] cer-
tains riches citoyens de la ville de Xaintes, lesquels ils accusent d’avoir rompu leurs
images en esperance d’avoir de l’argent pour la reparation d’icelles.57 » Examinons
maintenant l’usage qui en est fait dans le texte fondateur de la Réforme en France,
50 Idem, p. 91.
51 Édition de 1546, Double du privilège, [f ° I V°]. Cf. Colonna 1546 [1994], p. 3.
52 Cf. Belon 1555.
53 Cf. Architecture, in O. C., p. 79.
54 Idem, p. 486.
55 Palissy parle à leur sujet de « tailleurs d’image », et d’« images » à propos de santons (p. 474).
56 Voir Huguet 1977, p. 550–551.
57 Cf. Architecture, in O. C., p. 58.
64 Bernard Palissy et la réforme de l’art
Dans la même enquête de 1538, un autre étudiant parle des positions de Maître Ni-
colle par rapport aux images : « Et quant aux images il disait... que c’était bien faire
58 Publiée pour la première fois à Bâle en latin en 1536, traduite en français en 1541 ; Calvin pu-
blia une dernière version latine à Genève en 1559, traduite en français en 1560.
59 Cf. Calvin 1560 [1957], Livre I, chap. XI.
60 Cf. Patry 1920, p. 21–25.
61 Manuscrit de 102 feuillets, copie du XVIIe siècle. Conservé dans les Archives départementales
du LotetGaronne. Cité par Boismorand 1998, p. 35.
La Réforme et l’art : Karlstadt, Luther et Calvin 65
et mal faire de mettre des images, car il y avait de pauvres gens faibles qui adoraient
ces idoles. »62
Dans ces deux témoignages, de la même époque et de la même région, le terme
« image » est synonyme de représentation de sujet sacré à des fins de culte. De tels
documents conduisent à deux observations : dans le milieu fréquenté par Palissy, le
terme « image » désignait les représentations figurées dévotionnelles, et le milieu
qu’il fréquentait leur était alors clairement hostile. Les images moquées par les
connaissances de Palissy sont donc très probablement des représentations de Dieu
et des saints, sujets fréquents dans les vitraux, un art qui fleurit justement dans les
églises gothiques. Or quand Palissy parle de son activité de peintre sur verre, il ne
mentionne jamais les travaux pour des vitraux civils, mais seulement pour les
églises, par exemple dans les Discours : « J’ay veu du temps que les vitriers avoyent
grand vogue, à cause qu’ils faisoyent des figures és vitreaux des temples.63 »
À la lumière de ces considérations, nous estimons très plausible que l’abandon
de l’art du vitrail par Palissy soit lié à la diffusion des idées réformées en Saintonge,
en raison non pas d’une baisse des commandes non prouvée par les faits, mais plu-
tôt d’un facteur culturel concernant le refus de représenter les images sacrées, ins-
piré par la doctrine de Calvin à partir des années 1530. Palissy ne renonça pas à exer-
cer son activité artistique, mais l’adapta aux préceptes de la « nouvelle religion ».
Quelle était donc la teneur du débat sur l’art sacré qui bouleversa l’Europe pendant
la Renaissance, et quelle était la position de Calvin avec laquelle Palissy et les autres
artistes français protestants durent composer ?
62 Idem, p. 36.
63 Cf. Discours admirables, in O. C. p. 347.
66 Bernard Palissy et la réforme de l’art
1563) dicta de rigoureux préceptes sur la représentation des épisodes sacrés, qui
eurent un impact considérable sur l’évolution du langage artistique des territoires
demeurés fidèles à l’Église romaine64. Du côté protestant, l’art sacré devint l’objet
du refus de certains réformateurs : si Martin Luther (1483–1546) manifesta une cer-
taine tolérance à l’égard de l’usage d’images religieuses, Andreas Bodenstein von
Karlstadt (1486–1541), Ulrich Zwingli (1484–1531) et Jean Calvin (1509–1564) s’y op-
posèrent de façon radicale. Le débat souleva en effet des problèmes fondamentaux
concernant les pratiques dévotionnelles : non seulement l’interprétation de la Bible
quant au rôle conféré à l’art, mais aussi le statut des bonnes œuvres, le rapport de
l’Église avec le luxe, le risque d’idolâtrie, la superstition, le culte des saints et des
reliques.
Bien entendu, les critiques envers l’art sacré existaient bien avant la réforme
protestante ; elles font partie de l’histoire du christianisme et proviennent pour la
plupart de problèmes d’exégèse des textes sacrés. Il existe tout d’abord une confu-
sion d’ordre terminologique, car la Bible utilise de manière interchangeable les
termes « idole » et « image », ce qui aboutit à une identification des deux. Cette am-
biguïté incita à associer image et idolâtrie, avec les risques que cela comporte et qui
consistent, en particulier, à confondre la représentation de la divinité avec la divi-
nité elle-même, d’où l’adoration de la matérialité de l’objet au lieu de l’Esprit saint.
À un deuxième niveau, la lecture de la Bible pose un problème dogmatique sur
un passage clé du Décalogue :
Tu ne te feras point d’image taillée, ni de représentation quelconque des choses qui sont
en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre, et qui sont dans les eaux plus bas que
la terre.
Tu ne te prosterneras pas devant d’autres dieux que moi, et tu ne les serviras point ; car
moi, l’Éternel, ton Dieu, je suis un Dieu jaloux, qui punit l’iniquité des pères sur les en-
fants jusqu’à la troisième et la quatrième génération de ceux qui me haïssent. (Exode,
20.4 ; 20.5)
Ces versets se trouvent en deuxième position des Dix Commandements. Dans l’in-
terprétation catholique, mais aussi luthérienne et zwinglienne, l’interdiction fait
partie du premier commandement, c’est‑à-dire de la condamnation du polythéisme65.
Pour Calvin et Karlstadt en revanche, elle constitue un commandement à part en-
tière, le second, ce qui lui confère un poids considérable. Le débat sur l’image sa-
crée et l’art, même dans l’interprétation plus modérée de Luther, marqua un tour-
nant déterminant dans l’histoire de l’art européen. En effet, rejeter l’art sacré
revenait à rejeter la majeure partie de la production artistique de l’époque car au
XVIe siècle, les épisodes tirés de la Bible et la représentation des personnages sacrés
demeuraient les sujets les plus demandés par les commanditaires, qu’il s’agisse des
ordres religieux ou des laïcs. Mais, surtout, nier l’aptitude de l’image à transmettre
le message biblique et à susciter la piété dans le cœur des chrétiens par sa beauté et
son pouvoir communicatif signifiait remettre en question la fonction même de l’art
et une histoire millénaire66. Si le courant luthérien engendra une réflexion à l’ori-
gine d’un langage artistique en accord avec les préceptes réformés, les positions
radicales de Karlstadt, Zwingli et Calvin causèrent en revanche de violents épisodes
d’iconoclasme en Allemagne, Suisse, aux Pays-Bas et en France à partir des années
1520 – avec un apogée pour la France durant la première guerre de religion de
156267.
Ces épisodes radicaux marquèrent si fortement les esprits qu’aujourd’hui en-
core, le protestantisme est souvent considéré comme une religion hostile à l’art. Ce-
pendant, si la volonté de transformer radicalement l’Église, de revenir à une reli-
gion des origines, jugée pure car plus proche des enseignements de l’Évangile, se
traduisait pour les premiers réformateurs par le rejet des représentations de la divi-
nité et, pour le peuple, par des destructions massives d’œuvres d’art religieux (pein-
tures, sculptures, mais aussi objets liturgiques, orgues ou parures sacerdotales), les
excès perpétrés ne reflétaient pas la diversité des positions des réformateurs, en
particulier de Luther et de Calvin.
66 Pour une réflexion sur le rôle de l’image dans la dévotion, son pouvoir et la violence qu’elle a
provoquée dans l’histoire du christianisme, voir l’excellent ouvrage de Freedberg 1990.
67 Sur l’iconoclasme en Allemagne, voir en particulier Warnke 1973 ; Christensen 1979 ; Du-
peux 2001 ; Recht 2002.
68 Sur Gabriel Zwilling (1487–1558), réformateur proche de Luther, voir Pallas 1912 ; Metz
1998.
69 Libelle publié le 27 janvier 1522, trois jours après le décret du Conseil de la ville qui imposait
l’élimination des images présentes dans les églises de Wittenberg.
70 Sur la pensée de Grégoire le Grand, voir Cremascoli 2001.
68 Bernard Palissy et la réforme de l’art
tion provoqua une méfiance à l’égard de toute production artistique, même profane,
au point d’aboutir à l’interdiction complète de créer des images. Luther, alors en exil
au château de Wartburg, réagit vivement à ces événements ; il rentra à Wittenberg en
mars 1522 pour empêcher le mouvement radical de s’étendre. À cette occasion, il tint
huit prédications qui eurent un grand impact, les Sermons de l’Invocavit s’adressant
en particulier à Karlstadt71. Dans cette dernière œuvre, Luther exposa sa condamna-
tion de l’iconoclasme et son opinion sur l’usage des images sacrées : il affirma que la
lutte devait viser non pas les images extérieures mais les idoles intérieures régnant
« dans les cœurs » des croyants, afin de les détruire de manière spirituelle et non
matérielle. En accord avec la doctrine sur la justification par la seule foi – sola fide, il
affirma que le danger résidait non pas tant dans le fait d’adorer des images mais dans
la prétention d’obtenir le salut par leur culte. Il condamna donc le comportement des
fidèles convaincus de pouvoir accéder au règne céleste grâce aux indulgences et aux
bonnes œuvres plutôt que par la foi. En revanche, les Saintes Écritures n’interdi-
saient pas, selon lui, les images sacrées si leur usage était légitime :
Car si nous considérons le premier commandement et l’esprit général dudit texte, ce que
veut dire Moïse, c’est que nous devons adorer uniquement un seul Dieu et aucune image
[…]. C’est pourquoi, on doit dire aux iconoclastes : ‹ Ce qui est interdit ici, c’est l’adoration
des images et non leur fabrication. Je peux bien avoir des images ou en faire, mais je ne
dois pas les adorer ›72.
Luther défend aussi l’utilité des images comme aide-mémoire, un usage « naturel »,
c’est‑à-dire faisant partie intégrante de la nature humaine. Se forger des images
mentales ne constituait donc pas pour lui un péché, contrairement aux affirmations
de Karlstadt :
Il est certain que Dieu veut que ses œuvres soient lues et entendues, en particulier la Pas-
sion du Christ. Mais si je les écoute et que j’y réfléchis, il me sera impossible ne pas m’en
faire des images dans le cœur ; […] si ce n’est donc pas un péché mais, au contraire, une
bonne chose que j’aie dans le cœur l’image du Christ, pourquoi l’avoir dans les yeux de-
vraitil être un péché73 ?
rait les images comme des adiaphores (du grec ἀδιάφορα, « choses indifférentes »)
sans rapport avec la foi, en 1534 il souligne au contraire leur utilité à propos de celles
gravées dans la Bible germanique :
Il vaudrait mieux peindre sur les murs comment Dieu créa le monde, comment Noé
construisit l’Arche, et les autres belles histoires plutôt que de peindre n’importe quel sujet
profane et dissolu ; plaise à Dieu que je puisse convaincre les seigneurs et les riches de
faire peindre la Bible entière à l’intérieur comme à l’extérieur des maisons75 !
75 Ibidem.
76 Cf. Michalski 1993, p. 56–57.
77 Sur cet aspect de la carrière de Lucas Cranach l’Ancien, voir Koerner 2008 ; Noble 2009 ;
Schlie 2010 ; Ozment 2011.
78 Les Tischreden rassemblent des conversations recueillies par les secrétaires de Luther et pu-
bliées en 1556, traitant de questions théologiques, mais aussi de problèmes plus généraux sur
la société. Voir l’édition italienne de L. Perini : Luther 1969.
70 Bernard Palissy et la réforme de l’art
que Dürer affirmait : ‹ J’aime les images aussi simples que possible. › Et ajouta qu’il
voulait faire son sermon de cette même manière simple afin que tous puissent le
comprendre. »79
Le parallèle entre l’art et l’écriture évoqué par cette citation est fondamental dans
la religion réformée. Pour les premiers protestants, les Saintes Écritures sont le
fondement de la foi : chaque croyant devait être en mesure de lire la Bible de ma-
nière autonome, pour éviter tout besoin d’intermédiaire entre lui-même et Dieu. Ils
s’opposaient à la forte hiérarchie catholique qui n’offrait pas aux fidèles illettrés la
possibilité de lire les textes sacrés justement parce qu’ils étaient en latin, une langue
inconnue du peuple. Pour Luther, l’image devait donc permettre aux analphabètes
de prendre connaissance de la Bible, afin de mieux comprendre le sens des prêches.
Elle servait à initier les enfants et les simples à la religion, d’où le large usage qu’il
en fit dans ses éditions de la Bible, sans parler des feuillets de propagande antica-
tholiques qui déployaient une véritable stratégie visuelle80. La recommandation
d’orner les maisons de peintures représentant les épisodes sacrés plutôt que pro-
fanes correspondait aussi à la volonté d’utiliser l’art à des fins religieuses, une posi-
tion qui contraste complètement avec celle de Calvin, comme nous le verrons. Pour
Luther, les images ne sont donc ni à imposer ni à condamner, car ce qui compte
n’est pas l’objet en soi mais l’usage qui en est fait.
Dans la conception luthérienne, les images étaient appréciées exclusivement
pour leur potentiel didactique : toujours soumises aux Écritures, elles sont des an-
cillae theologiae, servantes de la théologie, puisqu’elles servent à renforcer la force de
persuasion du Verbe. En effet, les images d’origine luthérienne s’accompagnent
presque toujours de versets bibliques. Il s’agit autant d’images d’écritures que d’écri-
tures d’images ; nous entendons par-là que les caractéristiques sensorielles des
images, qui constituent leur essence, n’étaient pas prises en considération par le ré-
formateur, qui voyait en elles exclusivement un véhicule de contenus religieux com-
plétant les textes81. La notion d’art, ainsi que la liberté thématique et esthétique qui
commence à être revendiquée par les artistes au cours du XVIe siècle, semblent
totalement absentes de sa conception : pour lui, l’art sert seulement à illustrer le
Verbe, il l’accompagne et y est subordonné.
La position de Jean Calvin se distingue nettement de celle de Luther, mais s’avère
trop souvent réduite à une méfiance drastique envers l’art, en particulier parce que
les écrits calvinistes, successifs à Calvin, ont défendu des positions en réalité plus
sévères que celles du réformateur, en tout cas moins nuancées. Quelle était la posi-
82 Concernant l’« Affaire des placards », voir l’étude de Gabrielle Berthoud sur le principal prota-
goniste de l’affichage polémique, Antoine Marcourt : Berthoud 1973.
83 Première édition le 4 juin 1535 par Pierre de Wingle, à Serrières, et seconde la même année, à
Neufchâtel sous le titre La Bible Qui est toute la Saincte scripture, avec une préface de Jean Cal-
vin.
84 Voici les éditions en français de l’Institution entre 1541 et 1560 : Jean Calvin, Institution de la re-
ligion chrestienne : en laquelle est comprinse une somme de pieté, et quasi tout ce qui est necessaire a
congnoistre en la doctrine de salut, Genève, Michel Du Bois, 1541 ; Jean Calvin, Institution de la
religion chrestienne : composée en latin par Jehan Calvin, et translatée en francoys par luymesme : en
laquelle est comprise une somme de toute la chrestienté, Genève, Jean Girard, 1545 ; Jean Calvin,
Institution de la religion chrestienne : composée en latin par Jean Calvin, et translatée en françoys
par luymesme, et puis de nouveau reveuë et augmentée : en laquelle est comprinse une somme de toute
la chrestienté, Genève, Jean Girard, 1551 ; Jean Calvin, Institution de la religion chrestienne : com-
posée en latin par Jean Calvin, et translatée en françoys par luymesme, et encores de nouveau reveuë
et augmentée : en laquelle est comprinse une somme de toute la chrestienté, Genève, Jean Girard,
1553 ; Jean Calvin, Institution de la religion chrestienne : composée en latin par Jean Calvin, et trans-
latée en françoys par luymesme, et encores de nouveau reveuë et augmentée : en laquelle est comprinse
une somme de toute la chrestienté, Genève, Philibert Hamelin, 1554 ; Jean Calvin, Institution de
la religion chrestienne, Genève, Jean Crespin, 1560.
72 Bernard Palissy et la réforme de l’art
s’eslever si haut que d’attribuer l’honneur de Dieu à leurs idoles89 ». Citant égale-
ment saint Paul, il affirme que la légitimité de l’art signifie avant tout le respect de
l’interdit du Décalogue concernant la représentation de la divinité :
Voilà aussi comme S. Paul argue : ‹ Puisque nous sommes la lignée de Dieu, il ne faut
point penser que la divinité ressemble à or, ou argent ou pierre taillée, ou quelque autre
artifice d’homme › (Actes 17,29). Dont nous pouvons conclurre que toutes statues qu’on
taille, ou images qu’on paint pour figurer Dieu, luy desplaysent précisément, comme op-
probres de sa majesté90.
Dieu n’est pas représentable car l’image, par sa nature physique, matérielle et donc
imparfaite, ne peut en aucun cas évoquer l’essence spirituelle de la divinité. Nous
trouvons ce concept clairement exprimé dans le Catéchisme de Genève où, à la ques-
tion du catéchumène : « Veut‑il du tout defendre de faire aucune image ? », le maître
répond : « Non : mais il defend de faire aucune image, ou pour figurer Dieu, ou pour
adorer. » Puis : « Pourquoy est‑ce qu’il n’est point licite de representer Dieu visible-
ment ? Pource qu’il n’y a nulle convenance entre luy qui est Esprit eternel, incompre-
hensible : et une matiere corporelle, morte, corruptible et visible.91 » Cet argument
est développé par le réformateur dans une accusation directe contre les images uti-
lisées par l’Église catholique, qu’il considérait comme la source de tous les vices par
leur caractère obscène. Calvin se réfère en particulier à l’indécence des représenta-
tions des saints et de la Vierge :
Chacun voit quels deguisemens monstrueux ils font à Dieu. Quant est des peintures, ou
autres remebrances qu’ils dedient aux saincts : que sontce, sinon patrons de pompe disso-
lue, & mesme d’infameté ? […] les putains seront plus modestement accoustrées en leurs
bordeaux, que ne sont point les images des Vierges aux temples des Papistes : l’ornement
des Martyrs n’est de rien plus convenable92.