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L’apprentissage

CHAPITRE
en situation scolaire :
un processus
multidimensionnel
1
Marcel Crahay, Marion Dutrévis et Géry Marcoux

Sommaire

1. Les multiples facettes des apprentissages scolaires 12


2. Que conserver de la théorie piagétienne
de l’auto-organisation cognitive ? 13
3. Le développement de la mémoire de travail,
facteur clef du développement cognitif
et des apprentissages scolaires 18
4. Entre apprentissages implicites et explicites,
un indispensable va-et-vient 21
5. Connaissances, méta-connaissances, croyances
épistémiques et régulations de l’apprentissage 30
6. Croyances motivationnelles, intention d’apprendre
et régulation de l’activité d’apprentissage 36
7. Conclusion 43

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12 Chapitre 1 – L’apprentissage en situation scolaire : un processus multidimensionnel

1. Les multiples facettes des apprentissages


scolaires
Tous les apprentissages scolaires sont complexes. Il faut ici entendre l’adjectif
complexe dans son sens propre : « composé d’éléments qui entretiennent des rapports
nombreux, diversifiés, difficiles à saisir par l’esprit, et présentant souvent des aspects diffé-
rents »1. Nous affirmons donc d’entrée de jeu que toute compétence scolaire2 consiste
en un ensemble d’éléments divers (moteurs, procéduraux, conceptuels, métacognitifs
et représentationnels) qui, par suite de leur interdépendance, constituent un tout plus
ou moins cohérent. Ce sera une des thèses de ce chapitre. Nous nous efforcerons d’ar-
gumenter en faveur de la justesse de celle-ci et, notamment, de montrer que la maîtrise
des compétences scolaires, enseignées à l’école primaire et au début du secondaire,
exige au moins l’articulation de connaissances procédurales, conceptuelles et métaco-
gnitives (sans oublier certains savoir-faire moteurs). Et cela n’est pas suffisant, car tout
apprentissage scolaire mobilise des représentations ou croyances épistémiques et moti-
vationnelles qui peuvent interférer avec ou, au contraire, dynamiser et réguler le
processus cognitif de l’apprentissage. Ceci s’applique, selon nous, à tous les apprentis-
sages. Ainsi, faire en sorte qu’un élève apprenne à lire, à aimer lire en comprenant ce
qu’il lit, implique de favoriser le développement d’une série de savoirs et savoir-faire,
mais aussi de représentations concernant la lecture et, en définitive, d’un rapport posi-
tif au savoir lire. Et il en va de même en ce qui concerne l’apprentissage des mathéma-
tiques. Celles-ci supposent évidemment des changements conceptuels, mais aussi des
apprentissages procéduraux (Kilpatrick, 1992). Plus précisément, il s’agit, selon Kilpa-
trick, Swafford et Findell (2001), de considérer la compréhension des concepts et le
maniement automatisé des procédures canoniques (addition, soustraction, multiplica-
tion, division, etc.) comme deux composantes tout aussi essentielles l’une que l’autre,
ce qui revient à dépasser la controverse traditionnelle opposant l’intelligence concep-
tuelle à l’habileté procédurale. Cependant, comme nous y reviendrons plus loin, l’arti-
culation de ces deux compétences essentielles ne suffit pas à rendre l’élève capable de
résoudre tous les problèmes et moins encore à développer une pensée mathématique.
S’attachant à définir l’expertise mathématique, Kilpatrick et al. (2001) ajoutent aux
composantes de base que sont la compréhension des concepts (conceptual understan-
ding) et l’habileté procédurale (procedural fluency) trois dimensions supplémentaires :
la compétence stratégique (strategic competence), le raisonnement mathématique (adap-
tative reasoning) et l’orientation mathématique (productive disposition). La compétence
stratégique renvoie à la capacité de résoudre les problèmes mathématiques, ce qui
implique de s’en forger une représentation appropriée et de mobiliser les procédures
adéquates. L’aptitude au raisonnement mathématique implique que le sujet aille par-
delà la simple compréhension des concepts pour en tirer les implications et, le cas

1. Définition obtenue sur le site du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales.


2. Nous utilisons ici et ailleurs dans le texte le terme « compétence » dans un sens usuel, pour désigner l’état
atteint à la fin d’un apprentissage scolaire par un élève qui, grâce à cet apprentissage, a la compétence requise
pour effectuer certains actes. Cet usage ne nous affilie en aucune manière à l’approche par compétences, qui
inspire au moins à l’un de nous méfiance et critiques (Crahay, 2006a).

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Que conserver de la théorie piagétienne de l’auto-organisation cognitive ? 13

échéant, inférer de nouveaux concepts, ce qui revient à jongler de façon créative avec
les concepts mathématiques. Quant à l’orientation mathématique, elle suppose le déve-
loppement d’une disposition à mathématiser le réel (De Corte & Verschaffel, 2005 ;
Schoenfeld, 1991). Ces deux dernières dimensions supposent un rapport au savoir
mathématique ne limitant pas celui-ci à un assemblage de techniques, mais le conce-
vant comme une structure de concepts en évolution permanente, ce qui implique
l’émergence de croyances épistémiques avancées (cf. ci-dessous). Cela justifie que l’on
parle, à propos des apprentissages scolaires, d’architecture cognitive ou mieux de mon-
tages cognitifs et motivationnels.
Pour réaliser ces montages cognitifs et motivationnels, il faut miser à la fois sur des
processus développementaux endogènes et sur différentes modalités d’apprentissage.
Eu égard aux processus développementaux, nous distinguerons la maturation et l’auto-
organisation. En ce qui concerne les modalités d’apprentissage, nous considérerons le
fait que certaines connaissances émergent à partir d’apprentissages implicites alors
que d’autres résultent d’apprentissages explicites. De plus, certaines connaissances
procèdent de la compréhension alors que d’autres sont des automatismes à application
directe en liaison avec un ou plusieurs stimuli, résultant d’un grand nombre de répé-
titions. Bref, dans ce chapitre, nous essaierons de montrer que, pour réussir les mon-
tages cognitifs et motivationnels que l’école se donne pour objectif de faire acquérir par
tous les élèves, l’enseignant doit en quelque sorte jongler avec différentes modalités
d’apprentissage, tout en tenant compte de facteurs individuels liés notamment aux
processus maturationnels et d’auto-organisation. Ce sera notre seconde thèse.
Cette seconde thèse peut suggérer, de notre part, un rapport éclectique aux différentes
théories psychologiques. Il nous semble que ce n’est pas tout à fait le cas. Assurément,
nous nous défendons ici d’être les adeptes d’un seul courant psychologique. Ainsi, nous
ne nous positionnons pas en chantres du socioconstructivisme. Plus justement, nous
cherchons à identifier, dans les différentes théories psychologiques modernes, les élé-
ments qui nous paraissent empiriquement fondés pour tenter de les coordonner dans
un agencement conceptuel au sein duquel ils sont compatibles. Ainsi, tout en prenant
nos ancrages théoriques principaux dans la psychologie cognitive, ce qui nous conduit
à considérer la mémoire de travail comme le siège de l’apprentissage, nous ne renon-
çons pas à l’importance de la répétition (la fameuse loi de l’exercice formalisée par
Thorndike, 1922), ni aux concepts vygotskiens de zone proximale de développement
et de médiation sociale. Quant à l’héritage piagétien, il nous semble demander une
réflexion spécifique, par laquelle nous commencerons.

2. Que conserver de la théorie piagétienne


de l’auto-organisation cognitive ?
Les débats sur les méthodes d’enseignement et, plus globalement, sur les curri-
cula conçus pour orienter les apprentissages scolaires ont été et restent profondément
marqués par la théorie constructiviste de Piaget, et ceci malgré les critiques adressées

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14 Chapitre 1 – L’apprentissage en situation scolaire : un processus multidimensionnel

à cette théorie (cf. notamment Houdé, 2008b et Lehalle, 2006). Par ailleurs, la majo-
rité des psychologues sont aujourd’hui convertis au cognitivisme tandis que d’autres
– minoritaires, nous semble-t-il – se réclament des idées de Vygotski, dont ils conti-
nuent à exhumer les nombreux écrits. Pour certains, il est urgent de tourner le dos à
cette théorie obsolète alors que d’autres plaident en faveur d’épousailles entre cette
théorie et les conceptions historico-culturelles de Vygotski, Leontiev et Bruner. Avant
de décréter la mort du constructivisme piagétien ou la possibilité d’un mariage avec
l’une ou l’autre théorie concurrente, il est nécessaire de rappeler ce qu’est le noyau dur
des conceptions piagétiennes et d’examiner lesquelles peuvent ou doivent être conser-
vées au vu de l’évolution récente des recherches en psychologie du développement.
Bien sûr, de la théorie des stades, il ne reste pas grand-chose (Crahay, 2005 ; Lehalle,
2006), hormis l’idée que le développement des capacités cognitives traverse des étapes
qui se succèdent selon un ordre plus ou moins stable selon les cas (Crahay & Delhaxhe,
1983, 1989). En revanche, l’idée selon laquelle le développement intellectuel de l’en-
fant pourrait être décrit valablement par la succession de quatre grands stades (sen-
sori-moteur, préopératoire, opératoire concret et opératoire formel) n’est désormais
plus tenable3. À ce sujet, utilisant plusieurs épreuves piagétiennes classiques, Rieben,
Ribaupierre et Lautrey (1983) ont montré la forte variabilité intra-individuelle de
sujets supposés appartenir au stade opératoire concret4. Dans la foulée de ce type
d’observations, Siegler (1999), données empiriques à l’appui, argumente à l’encontre du
« modèle de l’escalier » de Piaget, où l’enfant passe soudainement d’un stade à l’autre,
en faveur d’un modèle en vagues qui se chevauchent. Selon cette métaphore, à chaque
phase de développement, dans chaque sous-domaine, l’enfant dispose de plusieurs
stratégies cognitives qui, à l’image des vagues s’approchant par va-et-vient progressifs
du rivage, sont susceptibles de se succéder rapidement, mais aussi de se chevaucher et
donc d’entrer en compétition. Avec l’expérience et selon les situations, l’enfant apprend
à choisir l’une ou l’autre façon de procéder. Cette réfutation du modèle de l’escalier
n’est pas dramatique car la notion de stades n’est pas centrale dans la théorie construc-
tiviste de Piaget.
Quelles sont, en définitive, les assertions profondément constitutives du constructi-
visme piagétien ?
Lautrey (2008) répond clairement à cette question. Il rappelle que le constructivisme
est avant tout une théorie de l’équilibration. Pour rendre compte du développement
des capacités intellectuelles des enfants, Piaget refuse les explications préformistes (ou
innéistes) et empiristes (ou environnementalistes). L’explication innéiste est que les
capacités cognitives, étant préformées, c’est-à-dire inscrites dans le patrimoine géné-
tique des individus, se mettent en place selon un agenda dicté par la maturation neuro-
nale. L’explication empiriste consiste, au contraire, à soutenir que l’organisation
cognitive provient de l’organisation de l’environnement et peut dès lors se ramener à

3. Ainsi, dans sa théorie du développement, Piaget affirmait qu’à partir du stade des opérations formelles
(12-14 ans), l’adolescent ne commettait plus d’erreur de logique. Or ce n’est pas le cas : les adolescents et les
adultes continuent à faire des erreurs perceptives systématiques dans certaines tâches de logique, pourtant
assez simples, cela comme les enfants plus jeunes.
4. Ce constat amène les auteurs à remarquer que « si hétérogénéité il y a, elle pourrait signifier qu’il existe
différentes formes de développement cognitif » (p. 178).

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Que conserver de la théorie piagétienne de l’auto-organisation cognitive ? 15

une succession d’apprentissages ou d’acquisitions. Récusant l’une et l’autre de ces


explications, Piaget soutient que le développement intellectuel procède d’une auto-
organisation des actions et des opérations mentales en vertu, principalement, de trois
mécanismes d’équilibration, ceux-ci contribuant à la fois à la cohérence interne du
système cognitif et à son adéquation à l’environnement.
1. Le premier de ces mécanismes ou formes d’équilibration met en œuvre un
processus d’assimilation des objets et/ou des informations venant de l’en-
vironnement à des schèmes pratiques et/ou conceptuels, ceux-ci étant
contraints de s’accommoder lorsque la nouveauté de ces objets et de ces
informations est trop grande pour être saisie par les schèmes existants.
2. La seconde forme d’équilibration s’opère lorsque deux sous-systèmes cogni-
tifs peuvent être mobilisés face à une même situation et conduire à des
conclusions contradictoires. L’équilibration de type 2 consiste à ajuster et,
partant, à transformer ces deux sous-systèmes de sorte à les rendre compa-
tibles.
3. Quant à la troisième forme d’équilibration, elle implique la coordination de
différents sous-systèmes cognitifs par rapport à une conception d’ensemble
ou, pour faire simple, la coordination d’idées particulières dans l’espace d’une
théorie d’ordre général5.
De manière générale, Piaget postule que la dynamique constructive du système « ne
préexiste pas dans les éléments qui s’assemblent, mais résulte de leur assemblage et des
interactions que cet assemblage engendre » (Lautrey, 2008, p. 34). Cette dynamique
concerne les structures logico-mathématiques, mais pas les acquisitions ponctuelles.
Celles-ci, qu’il s’agisse de notions ou de procédures, sont subordonnées au développe-
ment des opérations mentales (cf. sur ce point Crahay, 2009). En conséquence, les
apprentissages scolaires doivent suivre le développement cognitif.
Deux faisceaux principaux de critiques ont été adressés au constructivisme piagétien.
Le premier ensemble de critiques provient des innéistes. Il consiste à affirmer qu’il est
impossible qu’une structuration cognitive d’ordre supérieur puisse naître d’une struc-
turation cognitive d’ordre inférieur. À cet argument avancé par Fodor (1983),
Chomsky (1975) ajoute celui de la pauvreté des stimuli. Le linguiste américain note, en
effet, que les enfants sont souvent mis en présence de formulations grammaticales
incorrectes ou incomplètes et que, malgré cela, ils acquièrent la grammaire de leur
langue maternelle. Pour lui, ce phénomène n’est explicable que par l’hypothèse de
structures grammaticales préexistantes à l’immersion dans un contexte langagier quel-
conque. Plus généralement, il a été reproché à Piaget de sous-estimer les capacités
cognitives des jeunes enfants et, plus particulièrement, des bébés dans divers domaines
(cf. notamment, Baillargeon, Spelke & Wasserman, 1985). En résumé, l’idée est que les
capacités cognitives de l’homme sont, à la naissance, bien plus importantes que ce qu’a
prétendu le psychologue genevois.

5. Pour une présentation détaillée de la théorie piagétienne de l’équilibration, nous renvoyons le lecteur à
l’ouvrage clef de Piaget (1975) ou au résumé relativement complet que l’un de nous en a proposé (Crahay,
2005).

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16 Chapitre 1 – L’apprentissage en situation scolaire : un processus multidimensionnel

Le second faisceau de critiques consiste à souligner la modularité de l’esprit et, en


conséquence, à s’interroger sur la distinction entre apprentissage et développement.
Fodor (1983) est un des premiers à avoir relevé que les informations entrant dans le
système cognitif sont traitées par des modules spécifiques à chaque modalité percep-
tive. Dans la foulée, divers auteurs ont argumenté en faveur de l’existence de modules
spécifiques au traitement des stimuli langagiers (Baddeley & Hitch, 1974), numériques
(Gelman & Meck, 1986, 1991), physique (Spelke, 1991) et social (Baron-Cohen, 1995).
Il va de soi que, si les apprentissages dans ces domaines relèvent de modules spéci-
fiques, il n’est plus nécessaire d’invoquer l’existence de processus généraux de structu-
ration cognitive pour en expliquer l’émergence.
Assurément, Piaget a largement sous-évalué les capacités cognitives des enfants et,
plus généralement, des bébés. On le verra à différentes reprises dans ce volume, notam-
ment dans le chapitre 6 dévolu à l’émergence du calcul (Thevenot, Barrouillet & Fayol).
Faut-il pour cela renouer avec les thèses innéistes ? Nous suivons à cet égard Lautrey
(2008) qui, lui-même, prend appui sur l’ouvrage Rethinking innateness de Elman, Bates,
Johnson, Karmiloff-Smith, Parisi et Plunkett (1996). En bref, l’idée défendue par ces
psychologues, qui explorent les apports du connexionnisme aux thèses constructi-
vistes, est de souligner l’importance de l’état initial du système cognitif, ce qui ne les
conduit pas, au contraire, à abandonner l’hypothèse d’une construction des connais-
sances par auto-organisation. Une recherche cruciale à cet égard est celle menée par
Christiansen, Allen et Seidenberg (1998, cités par Lautrey, 2008). Ceux-ci montrent
notamment que les bébés sont sensibles aux régularités statistiques dans la séquence
des phonèmes et, par cette voie, réussissent à opérer une segmentation dans le flux de
parole de leurs parents et à repérer des mots qu’ils vont prononcer, donnant ainsi à
ceux-ci l’opportunité d’une réaction en retour de validation ou de correction. Ces
auteurs concluent à la possibilité d’une construction du langage par les bébés et ceci,
malgré le caractère ambigu des stimulations langagières qui leur sont offertes.
Par ailleurs, concernant la modularité de l’esprit, Lautrey (2008), que nous suivons
également sur ce point, rappelle les travaux de Karmiloff-Smith (1998) avec les enfants
victimes du syndrome de Williams6. Ceux-ci illustrent bien l’idée qu’il existe une cer-
taine souplesse dans la façon dont les neurones se spécialisent. Elle conclut dès lors à
la modularisation progressive de l’esprit plutôt qu’à une modularité a priori dans la
mesure où il apparaît que les réseaux neuronaux les plus appropriés à certains types
de traitement (notamment, visuo-spatial) peuvent voir leurs fonctionnalités déficientes
compensées par le renforcement d’autres réseaux correspondant à une autre modalité
de traitement (notamment, le langage).
Prenant appui sur les simulations connexionnistes et sur la modélisation dynamique
du développement, Lautrey (2008) conclut que l’hypothèse d’un processus général
d’auto-organisation susceptible d’engendrer la construction de structures cognitives de
plus en plus sophistiquées et adaptées au réel est loin d’être réfutée. Un constructi-
visme renouvelé par les apports du connexionnisme constitue donc une perspective

6. Le syndrome de Williams est une anomalie du développement d’origine génétique. Les personnes
atteintes de ce syndrome présentent notamment un retard mental et des difficultés motrices, mais elles
acquièrent un niveau de langage de bonne qualité.

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Que conserver de la théorie piagétienne de l’auto-organisation cognitive ? 17

pour les recherches en psychologie du développement. Du point de vue d’une psycho-


logie des apprentissages scolaires, ceci signifie qu’il est légitime de laisser de l’espace à
l’activité autostructurante de l’élève, mais aussi de l’encourager.
Ceci implique également que, sans négliger la possibilité d’évolutions liées à la matura-
tion et d’autres relevant directement de processus éducatifs (en famille, à l’école ou
ailleurs), il faut prendre en compte des phénomènes développementaux d’ordre plus
général que les apprentissages stricto sensu. Ceci n’implique pas pour autant que les
processus développementaux doivent être conçus comme indépendants des apprentis-
sages, ce que soutenait Piaget. Le cas de l’auto-apprentissage du lexique (cf. Martinet &
Rieben, chapitre 8) est, à ce propos, éclairant. En effet, appliquant la connaissance des
lettres et de leurs sons, laquelle résulte d’un enseignement et d’un apprentissage expli-
cite (cf. ci-dessous), il arrive fréquemment que les enfants lisent incorrectement les
mots dont la graphie est inconsistante (e.g., femme). Face à ce type de situation, Share
(1995) a montré que les enfants se rendent compte que le mot prononcé ne correspond
à aucun mot familier. Mobilisant une procédure de contrôle par le lexique phonolo-
gique et le système sémantique, des enfants arrivent à produire une lecture correcte de
ces mots anomiques. La question des relations entre développement logique et maîtrise
des notions et procédures arithmétiques est également exemplaire. Comme l’un de
nous l’a montré ailleurs (Crahay, 2009), les recherches dans ce domaine attestent que
deux ordres de phénomènes – les apprentissages et le développement logique – inter-
agissent pour s’autoconforter. Plus précisément, en assumant le guidage d’apprentis-
sages spécifiques, l’école peut contribuer au développement des opérations mentales
ou structures logiques au sens où Piaget l’entendait ou de processus de traitement de
l’information. La controverse qui opposait jadis Piaget à Vygotski peut clairement être
tranchée en faveur de la thèse défendue par le second : l’enseignement peut et même
doit dans une certaine mesure précéder le développement (Vygotski, 1985). Ce n’est
pas à dire que tout est possible quel que soit le niveau de développement de l’enfant.
Comme insistent Inhelder, Sinclair et Bovet (1974, p. 295), « la nature des progrès, de
même que leur importance, sont toujours (…) fonction du niveau initial du développement
des sujets ». À ce propos, il y a unanimité parmi toutes les psychologies concernées par
les questions de l’apprentissage : il importe de tenir compte de l’état initial du sujet,
qu’il s’agisse de celui de ses capacités logiques ou de celui de ses connaissances
antérieures (pour employer le langage du cognitivisme) ou de ses prérequis (selon les
termes de Bloom, 1979) ou encore de ce que nous appellerons ses croyances motiva-
tionnelles (cf. Bandura, 2003 et Dweck & Leggett, 1988 notamment) ou ses croyances
épistémiques (Hofer, 2004a, b). Tenant compte de l’apport de Vygotski (1985) et des
théories de l’étayage de Bruner (1987), nous dirons qu’il convient que, pour être pro-
ductif, l’enseignement se situe dans la zone proximale de développement de l’élève :
selon les termes du psychologue russe, le « bon » enseignement s’insère entre le niveau
actuel de développement de l’enfant (correspondant aux catégories de tâches qu’il est
capable d’accomplir par ses propres capacités) et son niveau potentiel (ce qu’il est pos-
sible de réussir par imitation ou dans le cadre d’un guidage interactif d’un adulte ou
d’un autre enfant).

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18 Chapitre 1 – L’apprentissage en situation scolaire : un processus multidimensionnel

3. Le développement de la mémoire de travail,


facteur clef du développement cognitif
et des apprentissages scolaires
Concevant la pensée comme un processus de construction, de stockage et d’uti-
lisation d’informations et de connaissances, les approches cognitivistes recourent à une
panoplie de termes pour évoquer le fonctionnement mémoriel du cerveau : mémoire à
court terme, de travail, à long terme, mais aussi mémoire épisodique, autobiogra-
phique, procédurale, déclarative ou encore encyclopédique. Comme le remarque Rossi
(2005, p. 17), de cette série de termes ressort une opposition entre ceux qui renvoient
à un axe chronologique et ceux qui font référence à des contenus. Les qualifications à
court terme, de travail, à long terme évoquent des fonctionnements cognitifs dont la
durée de stockage varie de quelques centièmes de seconde à de nombreuses années
voire à la vie entière. Quant aux autres qualifications, elles se rapportent essentielle-
ment à la mémoire à long terme et réfèrent à différentes catégories de souvenirs et de
connaissances. L’axe chronologique est en relation directe avec le processus d’appren-
tissage dans sa dimension temporelle ; il oriente vers l’analyse des articulations entre
les différents modes de fonctionnement mémoriel.
Désormais, tous les modèles cognitivistes réservent une place de choix à la mémoire de
travail. Pour Baddeley (1986, 1992), elle correspond à l’instance qui permet de main-
tenir disponibles les informations perçues et d’activer les connaissances et les procé-
dures nécessaires à leurs traitements. Plus précisément, elle remplit notamment les
fonctions suivantes (Rossi, 2005) :
• sélectionner les informations qui doivent être traitées et les connaissances
antérieures qu’il semble opportun d’activer ;
• inhiber les traitements automatisés ;
• réguler le flux attentionnel et maintenir disponibles les informations et/ou
connaissances pertinentes et, au contraire, inhiber celles qui ne le sont pas ;
• coordonner les opérations liées à la réalisation de différentes activités.
Historiquement, c’est à Baddeley et Hitch (1974) que l’on doit la notion de mémoire de
travail. Ceux-ci l’ont élaborée à partir de celle de mémoire à court terme proposée par
Broadbent (1958) et repris par Atkinson et Shiffrin (1968). La caractéristique essen-
tielle de la mémoire à court terme est la durée de stockage qui ne dépasse pas quelques
minutes. Dans son modèle le plus récent, Baddeley (2000) introduit un buffer (ou
mémoire tampon) épisodique dont la fonction est précisément de maintenir disponible
temporairement les informations nécessaires à la réalisation de la tâche ; il est quali-
fié d’épisodique pour souligner qu’y sont stockées « des informations perçues dans
le contexte particulier où elles ont été rencontrées » (Rossi, 2005, p. 29). Par ailleurs,
Baddeley distingue – et ceci depuis son article avec Hitch (1974) – un administra-
teur central ou central executive, et deux systèmes esclaves, la boucle phonologique
et le calepin visuo-spatial. Le central executive est responsable, d’une part, du contrôle
des stratégies d’encodage des informations qui, transitant par les registres sensoriels,

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Le développement de la mémoire de travail 19

viennent de l’extérieur et, d’autre part, de la récupération en mémoire à long terme des
connaissances antérieures jugées utiles à la réalisation de la tâche, celle-ci pouvant être
de nature diverse. L’administrateur central est également responsable de la gestion de
l’attention et de la coordination des systèmes esclaves.
À la conception en composantes multiples de Baddeley (1986, 1992, 2000), Cowan
(2001) ainsi qu’Engle et Kane (2004) opposent une conception unitaire de la mémoire
de travail. Celle-ci, selon le modèle de Cowan (2001), n’est rien d’autre que les informa-
tions en état d’accessibilité en phase de réalisation d’une tâche. Dans cette conception
fonctionnelle plutôt que structurelle de la mémoire de travail, celle-ci n’est pas distincte
de la mémoire à long terme ; elle en est la partie active à un moment précis du fonction-
nement du sujet. Au sein de l’architecture des connaissances, informations et stratégies
dont dispose le sujet, un ensemble particulier est dans un état d’activation élevé consti-
tuant le focus attentionnel. L’allocation d’attention à l’un ou l’autre objet est contrôlée
par un double mécanisme : automatique ou implicite, pour une part, volontaire et donc
soumis à un contrôle exécutif, d’autre part. Dans le modèle d’Engle et Kane (2004), la
mémoire de travail est avant tout un système attentionnel ; pour l’essentiel, la mémoire
de travail renvoie, selon ces auteurs, à la capacité plus ou moins grande qu’a le sujet de
contrôler et soutenir son attention sur certains objets et ceci au détriment d’autres qui
sont écartés. Comme le résument Barrouillet et Camos (2007, p. 55), dont nous nous
inspirons largement ici :
« […] la mémoire de travail est historiquement issue des recherches sur la mémoire
à court terme. Néanmoins, cette filiation transparaît à des degrés divers dans les
différents modèles de mémoire de travail : les modèles de Baddeley et de Cowan
représentant les deux extrêmes. Ainsi, le modèle de Baddeley décrit des structures
spécifiquement et exclusivement dédiées au stockage à court terme. Au contraire,
Cowan ne fait plus aucune distinction entre mémoire à long terme et mémoire à
court terme, le contenu de ces mémoires dépendant du niveau d’activation des
informations. Une même information sera dite en mémoire à court terme si elle est
à un moment précis très activée et lorsqu’elle reprendra un niveau d’activation de
base, on dira qu’elle est en mémoire à long terme. »
Le modèle d’Engle et Kane (2004) se situe entre ces deux extrêmes, intégrant l’hypo-
thèse de structures spécifiquement dédiées au stockage à court terme tout en souli-
gnant le rôle joué par la mémoire de travail dans la gestion et le contrôle de l’attention.
Selon ces chercheurs, les capacités d’attention contrôlée sont soumises à de grandes
variations individuelles, ce qui a des incidences importantes sur les apprentissages et
sur l’exécution de tâches complexes. En définitive, comme le remarquent Barrouillet et
Camos (2007), il est légitime de considérer que la mémoire de travail n’est pas une
mémoire en tant que telle, « mais plutôt une structure ou un ensemble de processus dédiés
au contrôle et à la régulation des traitements » (p. 56). Au cœur de ces traitements, se
trouvent le focus attentionnel et son contrôle, ainsi que l’inhibition d’informations et/
ou de connaissances non pertinentes ; ces différents mécanismes contribuant au main-
tien de l’attention sur certains éléments spécifiques et, donc, à leur conservation pen-
dant un certain temps dans l’espace de traitement.
La gestion du focus attentionnel paraît plus que jamais au centre de tout processus
d’apprentissage (Sieroff, 2008). Les recherches sur la mémoire de travail en attestent ;

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20 Chapitre 1 – L’apprentissage en situation scolaire : un processus multidimensionnel

elles ont notamment montré que les mesures d’empan7 (et, plus particulièrement, d’em-
pan complexe) sont d’excellents prédicteurs des apprentissages scolaires et, plus large-
ment, des activités cognitives de haut niveau (Lépine, Barrouillet & Camos, 2005).
Rappelons, par ailleurs, que, dans une perspective vygotskienne, Bruner (1987) fait du
maintien de l’orientation une des fonctions de base de l’étayage8 que peut exercer
l’adulte pour favoriser l’apprentissage de l’enfant. De même, faisant le point sur les
recherches portant sur les effets de l’enseignement, Doyle (1978 et surtout 1986) sou-
ligne également l’importance de la gestion par l’enseignant de l’attention des élèves.
Plus généralement, le développement de la mémoire de travail est désormais considéré
comme un élément crucial du développement cognitif. Elle constitue, en effet, le siège
ou le centre exécutif des activités de pensée contrôlées, par opposition aux procédures
automatisées. Vu son importance et ses propriétés, la notion de mémoire de travail
tend à se substituer à celle d’intelligence, jugée trop floue (Barrouillet & Camos, 2007).
Il est, en tout cas, démontré que des phénomènes de mémoire de travail interviennent
dans l’apprentissage de la lecture (cf. Martinet & Rieben, chapitre 8), dans les activités
numériques (Thevenot, Barrouillet & Fayol, chapitre 6) ainsi que dans les activités de
résolution de problème (Barrouillet & Camos, 2007). Enfin, le développement cognitif
est sous-tendu par le développement des capacités de la mémoire de travail et, plus
exactement, par l’accroissement du nombre d’éléments pouvant être considérés simul-
tanément par le sujet. Comme l’avait pressenti Baldwin (1894, cité par Barrouillet &
Camos, 2007), le développement de l’enfant se caractérise notamment par un élargis-
sement de l’empan attentionnel ou par une extension des ressources attentionnelles du
sujet, une idée dont on retrouve le correspondant chez Piaget qui caractérisait notam-
ment le développement opératoire par le nombre de schèmes que le sujet réussit à
coordonner, c’est-à-dire à articuler en un même mouvement de pensée ou en succession
immédiate. Cette idée a notamment été développée par Pascal Leone (1980, cité par
Lautrey, 2006), dont la théorie distingue un répertoire de connaissances, composé de
schèmes et d’opérateurs. Parmi ceux-ci, l’opérateur M (pour mental power) a pour fonc-
tion d’activer les schèmes pertinents eu égard à la situation à traiter. L’augmentation
de sa puissance, c’est-à-dire du nombre de schèmes pouvant être activés simultané-
ment, attribuée par Pascal Leone à la maturation, est corrélative du développement
cognitif : ce nombre passe, en effet, de 1 à l’âge de 3 ans à 7 schèmes à la fin de l’ado-
lescence.
Plusieurs modèles ont été proposés pour rendre compte du développement de la
mémoire de travail. Barrouillet et Camos (2007) ont proposé un état de la question.

7. L’empan peut être défini comme le nombre d’éléments que le sujet peut traiter simultanément. Si classi-
quement, depuis Miller (1956), on considère 7 ! 2 groupements d’informations (chunks) comme limite de
l’empan mnésique, certains auteurs (e.g., Cowan, 2001) défendent l’idée d’un empan plus restreint.
Aujourd’hui, on retrouve principalement deux catégories tâches d’empan : simples (simple rappel d’informa-
tions) et complexes (ajout de transformations sur les informations).
8. Bruner (1987) utilise ce terme pour désigner l’ensemble des interactions de soutien et de guidage mises
en œuvre par un adulte ou un autre tuteur pour aider l’enfant à résoudre seul un problème qu’il ne savait
pas résoudre au préalable. Plus précisément, le processus d’étayage consiste pour le partenaire expert « à
prendre en mains ceux des éléments de la tâche qui excèdent initialement les capacités du débutant, lui permet-
tant ainsi de concentrer ses efforts sur les seuls éléments qui demeurent dans son domaine de compétence et de
les mener à terme » (p. 263).

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Entre apprentissages implicites et explicites 21

Bien que mise en cause par Towse, Hitch et Hutton (1998, cités par Barrouillet &
Camos, 2007), il semble que l’on puisse conserver l’hypothèse de Case (1985, cité par
Barrouillet & Camos, 2007), selon laquelle les traitements deviennent, avec la matu-
ration et l’exercice, de plus en plus fluides et efficaces, ce qui nécessite moins de res-
sources et libère donc de l’espace pour le maintien d’informations9. Autrement dit, on
retiendra l’idée d’un impact de l’efficacité des traitements sur le maintien en parallèle
de diverses informations, connaissances ou schèmes. Il semble également légitime d’en
déduire une hypothèse psychopédagogique : la fréquente mise en situation impliquant
la mobilisation de traitements en parallèle de plusieurs informations est susceptible de
favoriser le développement et le renforcement de stratégies cognitives propices à la
coordination des informations, pour autant que la complexité des tâches n’excède pas
les capacités du sujet10 et que l’enseignant assure l’étayage de la démarche de l’enfant
en s’attachant à maintenir son orientation sur la tâche.

4. Entre apprentissages implicites et explicites,


un indispensable va-et-vient

4.1 La nécessaire coordination de connaissances


de types différents…
Le traitement en parallèle de plusieurs informations et, plus largement, de plu-
sieurs types de connaissances, est au cœur de la plupart sinon de tous les apprentis-
sages scolaires.
Le cas de la lecture est prototypique. Comme on le verra dans le chapitre dévolu spé-
cifiquement à cet apprentissage (Martinet & Rieben, chapitre 8), savoir lire implique la
coordination, c’est-à-dire le traitement en parallèle de différents types de connais-
sances : correspondances graphophonologiques, orthographe, morphologie, syntaxe…
Pour comprendre un texte, il faut non seulement identifier les mots successifs, mais
aussi saisir leurs organisations en phrases, puis en paragraphes, ce qui implique notam-
ment la maîtrise morphosyntaxique et la manipulation d’anaphores sans oublier la
mobilisation de capacités textuelles et d’inférences. Et, comme le montre Bianco au cha-
pitre 9, tout cela n’est pas encore suffisant, il faut en outre mobiliser des connaissances
lexicales (le vocabulaire) ainsi que des connaissances sur le contenu du texte et, tout
particulièrement dans le cas de récits, des connaissances autobiographiques, du moins
si l’on souhaite que l’élève mette en relation le texte avec son expérience propre.
L’apprentissage de l’orthographe (cf. Fayol, chapitre 10) et celui de la rédaction de
textes (cf. Allal, chapitre 11) ne sont pas en reste. Là aussi, il faut gérer la mobilisation

9. Ce modèle, qui suppose le partage de l’attention entre le traitement et le stockage à court terme, a été
affiné par Barrouillet et Camos (2007).
10. Nous faisons ici référence à la notion de zone proximale de développement de Vygotski (cf. ci-dessus).

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22 Chapitre 1 – L’apprentissage en situation scolaire : un processus multidimensionnel

concomitante de connaissances et habiletés complémentaires. Quant à l’apprentissage


des compétences numériques, il n’échappe pas à ce constat général. Le chapitre consa-
cré à la modélisation des problèmes mathématiques (cf. Van Dooren, Verschaffel,
Greer, De Bock & Crahay, chapitre 7) ainsi que celui dévolu à l’émergence du savoir
calculer et à la résolution des problèmes arithmétiques verbaux (cf. Thevenot,
Barrouillet & Fayol, chapitre 6) en fournissent divers exemples.
Il est utile d’illustrer cette idée essentielle sur la base d’une compétence, ceci afin de
montrer que le traitement en parallèle ou la coordination de connaissances complé-
mentaires est une nécessité dès le plus jeune âge ou, autrement dit, dès les tout pre-
miers apprentissages. Prenons à cette fin le dénombrement. Il s’agit d’une activité
élémentaire en ce sens qu’elle est maîtrisée assez jeune, dès 4-5 ans pour la plupart des
êtres humains. Cependant, les recherches psychologiques ont pu montrer que, dans ce
cas aussi, on est face à une capacité complexe dans le sens qu’elle exige la mobilisation
simultanée de diverses compétences spécifiques. Dénombrer, c’est énumérer la suite
des nombres tout en pointant du doigt les éléments d’une collection. Cette capacité
requiert bien évidemment la connaissance de la suite des nombres, ce qui implique un
apprentissage dont Fuson et ses collaborateurs (cf. par exemple, Fuson & Hall, 1983)
notamment ont montré qu’il s’étalait sur plusieurs années (de 2 à 5 ans) et qu’il ne se
faisait pas sans difficulté. L’énumération verbale des nombres ne suffit pas : il faut que
l’enfant coordonne cette énumération avec le pointage de chaque élément à compter,
sans en oublier aucun et sans compter deux fois le même. Cela implique une coordina-
tion verbomotrice dont les plus petits se montrent incapables, mais aussi la capacité de
discerner à tout moment du dénombrement ce qui a déjà été compté et ce qui reste à
compter. Enfin, Gelman et ses collaborateurs (Gelman, 1997 ; Gelman & Gallistel,
1978 ; Gelman & Meck, 1986, 1991) ont montré que la capacité de dénombrer correc-
tement une collection d’objets impliquait la compréhension de cinq principes11 (cf. sur
ce point le chapitre 6). Bref, le dénombrement, une habileté élémentaire implique la
coordination harmonieuse de capacités et de connaissances diverses.
Cette propriété inhérente à tous les apprentissages scolaires – c’est en tout cas l’une
de nos thèses – entraîne des difficultés dont, probablement, la majorité des enseignants
ne sont pas conscients. Plusieurs chapitres de cet ouvrage collectif illustrent ces diffi-
cultés.

4.2 … d’où découle la nécessité d’articuler diverses


modalités d’apprentissage
Il importe tout d’abord de remarquer, d’une part, que les composantes à coor-
donner sont de natures diverses et, d’autre part, que celles-ci requièrent des modalités

11. Rappelons brièvement qu’il s’agit des principes d’adéquation unique (un mot – un élément et vice-versa),
d’ordre stable de l’énumération (les mots nombres se disent toujours dans un même ordre), d’abstraction
(peu importe la couleur, la grosseur des éléments, chacun compte pour un), de cardinalité (le dernier mot
nombre prononcé désigne la quantité) et de la non-pertinence de l’ordre (peu importe la façon de compter les
éléments de la collection à condition de les compter tous une seule et une seule fois). Le lecteur trouvera
davantage de précisions sur ces principes et sur la théorie de Gelman au chapitre 6.

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Entre apprentissages implicites et explicites 23

d’apprentissage différentes. Revenons à nouveau à ce sujet sur l’exemple du dénombre-


ment. Cette capacité requiert d’abord la connaissance de la chaîne verbale numérique,
ce qui implique un apprentissage par répétition et un bon degré d’automatisation :
l’enfant doit réussir à dire la comptine verbale sans erreur et sans hésitation ; autre-
ment dit, un haut degré de fluence est bien venu. Comme rappelé ci-dessus, elle
requiert également la coordination verbomotrice entre le geste de pointage des élé-
ments à compter et l’énumération des mots nombres. Comme pour la comptine ver-
bale, l’apprentissage de cette procédure ne peut se faire sans une importante activité
de répétition c’est-à-dire un processus de sur apprentissage (cf. Péladeau, Gagné &
Forget, chapitre 2). En revanche, les principes de Gelman relèvent de processus rele-
vant de ce qu’on nomme la compréhension (conceptual understanding, selon Kilpatrick
et al., 2001). Ainsi, alors même qu’il leur arrive de compter deux fois le même objet, les
enfants dénoncent ce type d’erreurs lorsqu’elles sont commises par un compagnon ou
par un expérimentateur car ils savent, sans qu’on le leur ait enseigné, que cela ne se
peut pas. De même, dans le cas du principe « cardinal », sans qu’on le leur enseigne
explicitement, tous les enfants finissent par comprendre que le dernier mot nombre
prononcé désigne la quantité ou le cardinal de la collection. Et c’est aussi de façon
apparemment spontanée que les enfants réussissent à maîtriser le principe de la non-
pertinence de l’ordre, qui correspond à la compréhension par l’enfant que l’ordre dans
lequel les objets d’une collection sont comptés n’a pas d’importance. On s’accordera
avec les psychologues pour reconnaître que l’émergence de ces principes n’émane pas
du même processus que la maîtrise de la comptine verbale ou celle de la coordination
entre le comptage et le pointage.
En ce qui concerne l’apprentissage de la chaîne verbale numérique et celui de la coor-
dination verbomotrice entre le pointage des éléments à compter et l’énumération des
mots nombres, on reconnaîtra la forme d’apprentissage nommé par Houdé (2008a)
l’automatisation par la pratique. En ce qui concerne la maîtrise progressive des prin-
cipes identifiés par Gelman, deux hypothèses au moins peuvent être formulées pour
expliquer l’émergence de ces principes. Ainsi, dans une perspective innéiste, Gelman
(1997) postule l’existence de capacités préformées permettant d’acquérir des pro-
cédures telles que celles impliquées dans le dénombrement. À l’opposé, les cons-
tructivistes voient dans l’émergence de ces principes le fruit d’un processus
d’auto-organisation (cf. ci-dessus). Ainsi, le principe de la non-pertinence de l’ordre
résulterait de la construction et de la mobilisation d’un schème logique, celui de la
réciprocité, dont Piaget et Szeminska (1941) ont fait l’analyse dans leur ouvrage sur le
nombre. On peut, en effet, supposer que tous les enfants ont l’occasion d’observer des
individus comptant des collections d’objets dans des ordres différents. De cette expé-
rience quotidienne, il est possible d’abstraire le principe de la non-pertinence de l’ordre,
ce qui revient à expliciter une procédure observée chez d’autres ou exécutées par soi-
même. Dans les termes de Piaget (1974a, b), il s’agit de passer d’une réussite en actes à
une conceptualisation. Karmiloff-Smith (1992) parle à ce propos de redescription
représentationnelle. Ce processus, qui correspond globalement à la prise de conscience
(Piaget, 1974a) et, plus précisément encore, à l’abstraction réfléchissante (Piaget, 1975),
implique à la fois un changement de buts et un déplacement de l’attention. En effet, il
s’agit, d’une part, de passer d’une orientation vers la réussite à une orientation vers la
compréhension et, d’autre part, de cibler l’attention sur le déroulement de la procédure

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24 Chapitre 1 – L’apprentissage en situation scolaire : un processus multidimensionnel

elle-même plutôt que sur ses effets. Pour que le déplacement de l’attention soit possible,
il importe que la mobilisation des procédures soit inhibée, ce qui est en soi une gageure
avec les enfants les plus jeunes, et qu’une tentative d’explicitation, c’est-à-dire de ver-
balisation, soit entreprise. Comme le soutiennent Cèbe (2000) ainsi que Cèbe, Pelgrims
et Martinet (2009), la médiation sociale et langagière de l’enseignant est capitale à cet
égard, tout particulièrement avec les élèves les moins performants qui, pour beaucoup,
viennent de familles où le langage est peu utilisé à des fins de description.
La compréhension progressive du principe alphabétique (cf. Martinet & Rieben, cha-
pitre 8) procède peut-être d’un processus analogue. Dans les langues alphabétiques,
les enfants doivent en effet mettre le système d’écriture en relation avec la langue
orale (Ferreiro, 2000). La compréhension de ce principe, crucial en ce qui concerne
l’apprentissage de la lecture, passe par la distinction entre le dessin et l’écriture, ce qui
renvoie à un principe de distinction pictogramme/lettre. Vers 4-5 ans, l’enfant arrive
au constat qu’un seul caractère ne peut signifier quelque chose et, donc, qu’il en faut
plusieurs pour dire quelque chose ; il applique donc ce que Ferreiro (2000) mais
aussi Kamii et Manning (1999) appellent un principe de quantité minimale. Ce principe
est ensuite complété par un principe de variété interne (pour constituer un mot, une
séquence de lettres ne peut comporter trop de répétition de la même lettre) et par un
principe d’invariance (une même lettre traduit le même son et vice-versa). C’est ce
principe d’invariance qui se manifeste lorsque l’enfant, en plein apprentissage de la
lecture, exprime sa surprise voire son incompréhension face aux mots à graphie
inconsistante. Bref, dans l’apprentissage de la lecture comme dans celui du dénom-
brement, des processus d’automatisation par la pratique et d’autres relevant de la
conceptualisation (ou de redescription représentationnelle) sont à l’œuvre.
Il convient, par ailleurs, de noter que l’opposition entre innéisme et constructivisme
n’est probablement pas irréductible et, partant, que l’explication suggérée par Gelman
(1997) n’est pas incompatible avec celle supposant un processus de prise de conscience.
En effet, comme le souligne Houdé (2008a) à propos du développement des connais-
sances physiques, même s’il existe, chez le bébé, des cognitions précoces innées, leur
affinement requiert des apprentissages dont nous postulons pour notre part qu’ils
passent non seulement par l’automatisation grâce à la répétition, mais aussi par la
conceptualisation, celle-ci pouvant être favorisée par la médiation langagière inhérente
à certaines interactions sociales. De façon évidente en tout cas, le fonctionnement
cognitif implique des processus implicites et des traitements explicites. Le passage de
l’un à l’autre peut se faire dans le sens de la conceptualisation, c’est-à-dire de l’implicite
vers l’explicite et, pour notre part, nous adopterons l’explication de Karmiloff-Smith
(1992) en termes de redescription représentationnelle ou dans le sens de l’explicite
vers l’implicite et nous parlerons alors de procéduralisation.
Les bénéfices de l’explicitation sont indéniables. Ainsi, dans le cas de la lecture comme
de l’écriture, l’émergence du principe alphabétique ouvre des perspectives, dès lors
qu’il est réinvesti dans l’activité de décodage et d’écriture. Il y a à cela une première
raison. Comme toute règle, le principe alphabétique est génératif : un individu qui a
conceptualisé ce principe peut, dès qu’il a acquis le code alphabétique, proposer des
transcriptions de la quasi-totalité des mots qu’il entend en produisant une orthographe
phonologique : chapo, marène, poulin. De surcroît, il permet l’auto-apprentissage : la

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Entre apprentissages implicites et explicites 25

pratique du recodage permet de mémoriser la forme orthographique des mots (le


lexique orthographique), même lorsqu’elle comporte des lettres muettes (cf. Fayol,
chapitre 10).
Il est probable que les apprentissages par explicitation ne soient pas possibles à tout
âge. C’est notamment ce que suggère l’étude de Martinot et Gombert (1996) à propos
de la lecture. Ces chercheurs ont, en effet, montré que la capacité d’analyser phonéti-
quement des mots est très difficilement mobilisable chez des enfants pré-lecteurs de
mois de cinq ans, voire impossible avec certains, alors qu’elle est mobilisée aisément
par les enfants de plus de 5 ans, toujours pré-lecteurs. Toujours selon ces auteurs, l’en-
fant de moins de cinq ans dispose, en mémoire à long terme, d’organisations phonolo-
giques qui lui permettent de contrôler certaines manipulations linguistiques, mais elles
ne sont pas encore disponibles pour une gestion intentionnelle de ces manipulations.
Ce n’est que vers 5 ans que les enfants deviennent capables de contrôler délibérément
ces organisations phonologiques dans des manipulations méta-phonologiques véri-
tables (Gombert, 1999). Une autre étude citée par Gombert, Bonjour et Marec-Breton
(2004) a permis de mettre en évidence que l’analyse morphologique consciente est un
processus complexe que moins de 50 % d’élèves de CE2 sont capables de réussir.
Par ailleurs, on sait aujourd’hui que tous les traitements explicites sont coûteux en ce
sens qu’ils requièrent d’importantes ressources attentionnelles, ce qui peut avoir pour
conséquence de créer une surcharge cognitive lorsque les sujets sont contraints de
gérer de cette façon plusieurs informations ou plusieurs facettes d’un problème. Ainsi,
si pour respecter le principe d’adéquation unique, l’enfant doit s’appliquer en perma-
nence à discerner consciemment ce qui a été compté de ce qui reste à compter, il risque
de mobiliser toutes ces ressources attentionnelles sur cette facette du dénombrement
et est susceptible de commettre des erreurs sur d’autres facettes. À l’inverse des trai-
tements explicites, les processus automatisés ont, outre la vitesse d’exécution, comme
principal avantage de mobiliser peu de ressources attentionnelles. Ce bénéfice, qui se
paie par une quasi-absence de contrôle intentionnel, a une valeur adaptative indis-
cutable. Cette valeur, unanimement reconnue par les psychologues cognitivistes, reste
discutée voire fortement contestée par de nombreux enseignants attribuant à l’auto-
matisation les vices de l’apprentissage par cœur. Or, pour ne prendre qu’un exemple,
on n’imagine pas un élève réussir à comprendre un texte un tant soit peu long s’il lui
faut réaliser de façon explicite et contrôlée toutes les composantes de cette activité
complexe ; sa lecture se déroulerait de façon excessivement lente et il est probable que,
confronté à une surcharge cognitive, il n’arriverait pas à fixer son attention sur la
signification. Bref, comme le rappelle Perruchet (2008, p. 30), « loin d’être la face sombre
de l’activité cognitive, les automatismes sont nécessaires à toute activité complexe ». Il
appartient à l’école de construire des automatismes et ceci, comme on pourra le lire
tout au long de ce manuel, dans tous les domaines : lecture et même compréhension de
textes, écriture, arithmétique, résolution de problème.
L’absence de contrôle attentionnel caractéristique de tout automatisme peut paraître
rédhibitoire à certains enseignants dans la mesure où ils peuvent imaginer que la
construction d’automatismes aboutisse à l’application aveugle des procédures ensei-
gnées ce qui peut déboucher sur des réponses aberrantes (voir à ce sujet le cha-
pitre 7). Il importe, en fait, de nuancer l’ensemble des propriétés que l’on attribue aux

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26 Chapitre 1 – L’apprentissage en situation scolaire : un processus multidimensionnel

automatismes : absence de contrôle, irrépressibilité, vitesse d’exécution et absence de


coût cognitif. Comme le souligne Perruchet (2008, p. 28), « chacun des traits précédents
ne se manifeste pas en tout ou rien, mais évolue plutôt sur un continuum ». En consé-
quence, il convient de relativiser l’absence de contrôle et l’impossibilité d’interrompre
ou d’ajuster une procédure automatisée une fois démarrée. L’enjeu sur le plan éducatif
consiste à former des automatismes qui restent suffisamment flexibles pour permettre
un minimum de contrôle attentionnel et la possibilité de les interrompre lorsqu’ils
débouchent sur une impasse ; cette dernière possibilité est à mettre en relation avec le
développement des capacités d’inhibition chez l’enfant. D’une manière plus générale,
une piste consiste sans doute à placer l’effectuation des automatismes sous un contrôle
métacognitif ; nous y reviendrons plus loin.

4.3 Processus implicites et traitements intentionnels


La difficulté de la plupart des apprentissages scolaires – sinon de tous – pro-
vient de ce qu’ils se situent à l’interface de processus implicites et de connaissances
explicitées et réfléchies. Comme le soutiennent Gombert et al. (2004) à propos de
l’apprentissage de la lecture, la gestion des apprentissages scolaires implique que les
apprentissages implicites et explicites soient différenciés et coordonnés.
Qu’il s’agisse de la lecture, de l’écriture, du calcul et probablement de la majorité des
compétences humaines, l’apprentissage commence avant tout enseignement formel.
Dans le cas de la lecture, il commence dès les premiers contacts avec l’écrit dans la rue,
en famille ou encore à l’école maternelle. D’emblée se met en place un travail d’investi-
gation, émaillé d’hypothèses sur les traces écrites, ce qui va engendrer les premières
représentations (ou conceptions ou encore croyances) de l’enfant à propos du code
écrit. Ainsi, vers 3 ans, les enfants considèrent qu’écrire, c’est tracer des configurations
distinctes du dessin : ils n’ont pas encore conceptualisé le principe de distinction picto-
gramme/lettre (Ferreiro, 2000). Gombert et Fayol (1992) parlent d’une conception
grapho-motrice, à laquelle va succéder une conception grapho-sémantique (plus il y a
de choses à dire, plus il y a de choses à écrire), puis une conception grapho-phonolo-
gique (l’écrit traduit du son et les mêmes signes renvoient aux mêmes sons) (cf. à ce
propos, Martinet & Rieben, chapitre 8). Ce qui importe ici, c’est que les enfants
construisent des croyances spontanées, qui sont de fait des connaissances conscientes,
à propos des outils culturels (l’écrit et les nombres, notamment) qui peuplent leur envi-
ronnement. Parallèlement, du fait de leur intérêt pour ces outils culturels et de leur
fréquentation régulière, des processus d’apprentissage implicite12 vont s’amorcer du
fait même de la régularité inhérente aux systèmes d’écriture et de comptage. L’enfant
commence implicitement à acquérir des connaissances sur les caractéristiques structu-
rales des codes. En ce qui concerne l’écrit, il « sait » implicitement qu’il est impossible
de trouver deux consonnes identiques en début ou en fin de mot (Pacton, Perruchet,
Fayol & Cleeremans, 2001). En ce qui concerne le comptage, les enfants infèrent

12. Par apprentissage implicite, il faut entendre tout processus par lequel les comportements s’adaptent
progressivement aux caractéristiques des situations sans que l’individu recoure intentionnellement à une
connaissance explicite.

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Entre apprentissages implicites et explicites 27

progressivement la syntaxe du système décimal, ce qui leur permet de prolonger la


rengaine dès lors qu’on leur fournit le mot de la dizaine. Ils acquièrent également ce que
Paour (1999) appelle des connaissances factuelles, c’est-à-dire des connaissances sur le
monde dans un format déclaratif (« si c’est plus haut, alors il y en a plus », etc.). De ces
processus, il découle que les enfants disposent, avant tout enseignement disciplinaire
formel de connaissances conscientes et d’habiletés implicites. Celles-ci constituent un
socle de compétences sur lequel il conviendrait – pensons-nous – que les enseignants
s’appuient pour l’enseignement du calcul, de la lecture, de l’écriture, etc.
L’enseignement formel du code écrit ou des algorithmes de calcul va installer des sys-
tèmes de contrôle et, plus précisément, des connaissances conscientes et systématisées
que l’enfant pourra mobiliser de façon intentionnelle lorsque c’est utile. Parallèlement,
comme l’écrivent Gombert et al. (2004), « l’enseignement a également pour effet d’accé-
lérer les apprentissages implicites en conduisant l’enfant à multiplier, varier et répéter la
manipulation de l’écrit » (p. 188). Bref, toujours selon ces auteurs, l’enseignement de la
lecture (mais, on peut dire de même pour le calcul et les nombres) a pour conséquence
une augmentation considérable des contacts avec l’écrit et, donc, des possibilités des
apprentissages implicites à son propos. Rappelant que « le moteur de l’apprentissage
implicite est de nature fréquentielle » (p. 187), Gombert et al. (2004) soulignent que plus
l’enseignement formel de la lecture est intense, plus les élèves auront l’occasion de
réaliser des apprentissages implicites. Bref, les apprentissages implicites ne dispa-
raissent pas avec le début de l’enseignement formel ; au contraire, ils sont amplifiés par
cet enseignement et même vivifiés par les apprentissages explicites qui en sont l’objec-
tif premier. Entre apprentissages implicites et explicites s’installerait une dynamique
dialectique que Gombert et al. (2004) détaillent, concernant la lecture (et l’ortho-
graphe), comme suit :
« À chaque niveau d’expertise de la lecture (y inclus le niveau débutant), ce qui est
automatique dans les traitements est la manifestation comportementale du niveau
actuel des connaissances implicites. Les régularités internes et contextuelles que le
système cognitif de l’apprenant perçoit sur les mots écrits affectent progressivement
l’organisation de ses connaissances implicites. De ce fait, les réponses automatique-
ment activées par la perception des mots écrits évoluent progressivement dans la
direction de la lecture experte.
En parallèle, l’apprentissage explicite (conscient) de la lecture (et de l’orthographe)
et les hypothèses que l’élève élabore, construisent progressivement un ensemble de
connaissances explicites que le lecteur peut utiliser intentionnellement pour com-
pléter ou contrôler le produit des traitements automatiques » (pp. 187-188).
Pour Gombert et al. (2004), les connaissances explicites ne deviennent pas automati-
ques elles-mêmes. Cette affirmation ne fait pas consensus. En tout cas, l’école s’efforce
d’automatiser – au moins dans une certaine mesure – certaines connaissances expli-
cites. Ainsi, l’enseignement de la lecture consiste-t-il, dans sa phase initiale, à indiquer
à l’élève les unités qu’il doit traiter, à comprendre les règles qu’il doit appliquer et à
exercer ces règles afin d’en rendre l’application aussi fluente que possible. De même,
dans le cas de l’apprentissage de l’arithmétique, les enseignants expliquent les algo-
rithmes de calcul afin de leur proposer des exercices dont le but est d’en favoriser
l’automatisation. Peut-être, ces automatismes construits par procéduralisation n’ont-ils

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28 Chapitre 1 – L’apprentissage en situation scolaire : un processus multidimensionnel

pas le même degré d’automaticité que ceux résultants d’apprentissage implicite. La


question mérite, pensons-nous, d’être soulevée même si l’on se souvient que, selon la
théorie de Logan (cité par Perruchet, 2008), l’automatisation d’une procédure se tra-
duit par une transformation qualitative de celle-ci. Contrairement à l’hypothèse défen-
due par Shiffrin & Schneider ou par Anderson (cf. Perruchet, 2008) selon laquelle
l’automatisation revient à un estompage du contrôle intentionnel et à l’accroissement
de la vitesse d’exécution, Logan soutient que celle-ci consiste à passer de l’effectuation
d’un algorithme à la récupération immédiate d’opérations concaténées en mémoire
à long terme. Quoi qu’il en soit de cette problématique, on retiendra que c’est des
connaissances réfléchies, fruit des apprentissages explicites, que peut venir le contrôle
intentionnel nécessaire à la mise en œuvre efficace des montages cognitifs complexes
qu’exigent la lecture, l’écriture, le calcul et la résolution de problèmes.
Enfin, il convient de se rappeler que les différents apprentissages réalisés de façon
implicite et explicite doivent être coordonnés par le sujet. De cette coordination résulte
l’expertise vraie. Dans la mesure où les apprentissages scolaires impliquent des mon-
tages complexes de multiples composantes, chacune d’entre elles étant adaptée et
consolidée, il convient sans doute de concevoir l’enseignement selon un processus spi-
ralaire (Bruner, 1960 ; Crahay, 2007), alternant des phases d’enseignement au cours
desquelles le focus est placé spécifiquement sur une cible spécifique – une procédure
particulière ou un concept déterminé – et des phases au cours desquelles l’objectif est
la coordination de composantes travaillées séparément. Ainsi, en lecture, on peut ima-
giner des moments spécifiquement dévolus au travail de la conscience phonémique,
d’autres ciblés sur l’identification de mots et d’autres encore impliquant la coordina-
tion de toutes les sous-composantes de l’acte lexique à des fins de compréhension d’un
petit texte. Concernant l’arithmétique, on peut envisager l’alternance de moments
d’entraînement des algorithmes de calcul et d’autres dévolus à la résolution de pro-
blèmes complexes.

4.4 Stratégies en compétition et importance de l’inhibition


Il arrive fréquemment que, face à une situation, l’individu se trouve face à plu-
sieurs modalités de réponse possibles : automatismes issus d’apprentissages implicites,
connaissances factuelles (Paour, 1999) venant d’interactions avec les adultes ou
d’autres enfants, procédures et connaissances conceptuelles acquises par enseigne-
ment formel (et, donc, apprentissage explicite). L’individu et, dans notre cas, l’élève
dispose donc de plusieurs modes de traitement de la situation. Ainsi, à propos de la
résolution d’opérations arithmétiques, les élèves qui débutent l’enseignement primaire
disposent de différentes stratégies qui entrent en compétition : ils peuvent deviner,
compter unité par unité avec les doigt en répartissant un opérant sur chaque main (par
exemple, 2 sur la main droite et 4 sur la gauche pour 2 + 4), recompter le tout après
(c’est-à-dire 6), compter à partir du plus grand des deux opérants (à partir de 4 dans
l’exemple 2 + 4), ou encore récupérer directement le résultat en mémoire. Comme on
le verra notamment avec Van Dooren, Verschaffel, Greer, De Bock et Crahay (cha-
pitre 7), ce n’est pas toujours le traitement optimal qui accède en priorité à la mémoire

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Entre apprentissages implicites et explicites 29

de travail. En conséquence, pour mobiliser le traitement le plus élaboré, il faut que


le sujet bloque ou inhibe le traitement spontané, l’inhibition étant une fonction exé-
cutive (cf. ci-dessus à propos de la mémoire de travail) qui contrôle l’exécution des
actions.
Houdé (2004, 2006, 2008a) parle de contrôle par inhibition ou désautomatisation
puisqu’il s’agit d’apprendre à inhiber les automatismes acquis, et ceci pour permettre
la mise en place d’une ou d’autres stratégie(s) cognitive(s). Ce chercheur précise qu’il
arrive qu’en cas d’erreur, « ce qui fait défaut à l’enfant ou à l’adulte peut aussi ne pas
être la notion elle-même, mais l’incapacité d’inhiber une autre notion ou stratégie déclen-
chée par un élément trompeur de la situation et qui, subrepticement, entre en compéti-
tion dans le cerveau » (2008a, p. 18). Dans ce cas, il ne s’agit pas de faire apprendre
une nouvelle connaissance ou stratégie ; l’apprentissage, qu’Houdé (2008a) qualifie
d’exécutif, doit alors porter sur l’inhibition de la notion interférente. Toujours selon cet
auteur, c’est l’apprentissage principal – nous dirions, un des principaux – à réaliser
pour produire la réponse de conservation dans la situation piagétienne classique,
mettant l’enfant face à deux rangées de jetons en nombre égal, mais de longueur diffé-
rente en raison de l’écartement des jetons. Pendant plusieurs années, jusqu’à 6/7 ans,
l’enfant répond qu’il y a plus de jetons là où c’est plus long, une erreur que l’on attribue
à une intuition perceptive erronée : « longueur égale nombre » ; pour Paour (1999),
cette intuition erronée est consolidée par une connaissance factuelle largement diffu-
sée dans l’environnement de l’enfant. À partir d’un certain âge, en fonction des appren-
tissages réalisés à l’école ou en famille, l’enfant peut compter les jetons des deux
rangées, ce qui l’amènera à une réponse opposée. Il se trouve de fait dans une situation
de stratégies en compétition : d’un côté, il y a, selon les termes de Houdé (2008a), l’heu-
ristique « longueur égale nombre » et de l’autre un algorithme de quantification.
L’heuristique longueur-quantité fonctionne positivement dans de nombreux cas ; son
application est fréquemment renforcée positivement, ce qui consolide l’apprentissage
implicite dont il est issu. Bien plus, en situation scolaire, lorsque l’élève apprend l’addi-
tion avec des objets concrets, il peut observer que, chaque fois, qu’il ajoute un élément,
il accroît la longueur tout en augmentant la quantité. C’est également l’expérience qu’il
fait lorsqu’il est invité à manipuler des réglettes Cuisenaire où les nombres les plus
grands sont représentés par les bâtonnets les plus longs. Bref, l’application de l’heuris-
tique longueur-quantité est le plus souvent couronnée de succès, sauf dans la situation
de test imaginée par Piaget et Szeminska (1941). Pour Houdé (2006), dans cette tâche
(mais aussi dans d’autres conçues par Piaget), ce qui pose réellement problème à l’en-
fant, ce n’est pas le concept de nombre ou de quantité en tant que tel, mais c’est d’ap-
prendre à inhiber l’heuristique qui, dans ce cas précis, est une stratégie inadéquate
alors qu’elle fonctionne sans poser problème dans de nombreux cas. Houdé (2004,
2006, 2008a et 2008b) en tire une conclusion que nous faisons nôtre : le développe-
ment se réalise non seulement par construction et activation de connaissances, procé-
dures et stratégies cognitives nouvelles, mais aussi par des apprentissages exécutifs
consistant à inhiber des stratégies qui entrent en compétition en raison de certaines
caractéristiques de la situation. L’enfant peut apprendre à inhiber les stratégies inadé-
quates soit par l’expérience propre à partir de ses échecs (constats d’erreur), soit par
apprentissage vicariant en observant un modèle ou encore par un enseignement direct
(Cèbe, 2000).

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30 Chapitre 1 – L’apprentissage en situation scolaire : un processus multidimensionnel

Tout cela indique que le développement, les apprentissages scolaires et, plus générale-
ment, les progrès du fonctionnement cognitif des individus ne résultent pas seulement
de la construction de nouvelles connaissances et de stratégies cognitives ; l’appren-
tissage de l’inhibition et, plus généralement, de façons de réguler le fonctionnement
cognitif est crucial. C’est à cette problématique, celle de la régulation de l’activité d’ap-
prentissage, que nous consacrerons les deux dernières sections de ce chapitre.

5. Connaissances, méta-connaissances,
croyances épistémiques et régulations
de l’apprentissage

5.1 Cognition et métacognition


Dans la perspective cognitive largement adoptée ici13, l’esprit est conçu comme
un système de traitement de l’information par lequel les individus interagissent avec le
monde. Ce faisant, « les individus construisent des représentations internes symboliques
de ce monde, représentations qu’ils peuvent manipuler pour prévoir les effets de leurs
actions et modifier celles-ci et les représentations associées en fonction des résultats,
d’une part, des simulations mentales et, d’autre part, des actions effectivement réalisées »
(Fayol, 2008, p. 59). Ces représentations sont construites au cours de processus ascen-
dants (bottom-up) et descendants (top-down) impliquant la perception, les processus de
traitement prenant place en mémoire de travail, les connaissances antérieures et les
croyances stockées en mémoire à long terme. Comme le souligne Fayol (2008, p. 60),
« les deux modalités d’intervention, ascendante et descendante, sont toujours présentes,
seul change leur poids respectif, en fonction des objectifs et des situations ». En effet, plus
que jamais – et ceci en accord avec la notion piagétienne d’assimilation – il est démon-
tré que la prise d’information opérée par le sujet dépend non seulement de la nature et
de l’organisation des stimuli, mais aussi des connaissances antérieures qui, structurées
en réseaux sémantiques (Lemaire, 1999), agissent en tant que schèmes (ou schémas)
remplissant une fonction de cadrage. Ces schèmes permettent de catégoriser les objets,
les personnes, les événements (on parle alors de scripts suivant la conceptualisation de
Schank & Abelson, 1977).
Par un processus de retour sur elle-même, la cognition peut se prendre pour objet. On
parle alors de métacognition, celle-ci étant donc définie comme une cognition sur la
cognition (en anglais, cognition on cognition ou thinking about thinking ou encore
knowledge about one’s knowledge). Prenant la cognition pour objet, la métacognition est

13. Plus précisément, nous nous inscrivons dans la foulée des auteurs qui, à l’instar de Case, Karmiloff-
Smith, Lautrey, Pascal-Leone, s’efforcent de concilier les apports de la psychologie cognitive avec une
approche piagétienne, tout en intégrant divers éléments venant du behaviorisme (notamment, l’importance
de la répétition et des conséquences des conduites du sujet) et de l’approche sociohistorique prolongeant les
œuvres de Vygotski et Bruner.

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Connaissances, méta-connaissances, croyances épistémiques… 31

donc susceptible d’engendrer, par prise de conscience, des connaissances sur la cogni-
tion à partir des expériences métacognitives accumulées. Utilisant ces méta-connais-
sances à l’égard de soi-même, le sujet peut exercer une influence en retour sur la
cognition et, par cette voie, utiliser ses ressources attentionnelles de façon optimale
(Veenman, Kok & Blöte, 2005), ce qui rejaillit en définitive sur ses performances14. Sur
la base de plusieurs méta-analyses, Veenman et Van Hout-Wolters (2006) évaluent à
17 % de variance expliquée le poids des metacognitive skills sur les performances sco-
laires d’étudiants d’âge et de statut socio-économique fluctuant alors que celui des
aptitudes intellectuelles est estimé à 10 % ; combinés, ces deux paramètres expliquent
20 % des performances académiques. De ces données, Veenman et Van Hout-Wolters
(2006) concluent que, tout en étant liées aux aptitudes intellectuelles des élèves, les
metacognitive skills peuvent compenser certaines défaillances de celles-ci15.

5.2 Composantes et processus de la métacognition


Depuis les travaux fondateurs de Flavell (1976, 1979), de Flavell, Friedrichs,
et Hoyt (1970) et de Flavell et Wellman (1977), les études se sont multipliées et
l’univers théorique de la métacognition s’est enrichi et complexifié (Veenman & Van
Hout-Wolters, 2006). Il est désormais classique de distinguer (1) les connaissances et
croyances métacognitives, (2) les jugements et sentiments métacognitifs et (3) le contrôle
cognitif.
Il existe de nombreuses taxonomies des connaissances et croyances métacognitives.
Enrichissant la classification de Flavell et Wellman (1977) à la lumière des travaux
ultérieurs, Pintrich, Wolters et Baxter (2000) distinguent les connaissances16 ou
croyances selon qu’elles portent sur (a) la cognition en général, (b) les stratégies cogni-
tives, (c) les tâches et les contextes et (d) le soi en tant qu’individu pensant et appre-
nant.
Parmi les méta-connaissances du premier type, on rangera assurément les croyances
ou théories implicites sur l’intelligence (Dweck & Bempechat, 1983 ; Dweck & Leggett,
1988 ; Dweck & Molden, 2005) ainsi que les croyances épistémiques (Hofer & Pintrich,
1997, 2002). Concernant l’intelligence, Dweck et ses collaborateurs ont pu montrer
que certains élèves véhiculaient une conception fixiste ou innéiste (incremental theory)
alors que d’autres avaient une conception malléable (entity theory). Alors que les pre-
miers croient que l’intelligence n’est pas modifiable, les autres pensent que celle-ci peut
s’accroître. Autrement dit, pour les premiers, les individus peuvent apprendre sans
que leur intelligence s’en trouve affectée, tandis que les seconds pensent l’inverse :
apprendre, c’est aussi développer son intelligence. Il faut noter que les élèves peuvent

14. Remarquons cependant que les élèves peuvent avoir des croyances métacognitives et épistémiques
« erronées » et, partant, que des effets négatifs ne sont pas à exclure.
15. Précisément, Veenman et Van Hout-Wolters (2006, p. 6) écrivent : “The implication is that an adequate
level of metacogntion may compensate for students’ cognitive limitations”.
16. Fayol (2008) juge utile dans sa définition de la métacognition de qualifier ces connaissances de naïves.
Sans adhérer au choix de l’adjectif, nous le rejoignons dans sa réticence à parler dans ce cas de connais-
sances, préférant in fine le terme de croyances.

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32 Chapitre 1 – L’apprentissage en situation scolaire : un processus multidimensionnel

avoir une conception fixiste dans un domaine (par exemple, les langues) et malléable
dans un autre (par exemple, les mathématiques) (Dweck & Molden, 2005). Nombreuses
sont les études qui montrent que les théories implicites de l’intelligence influent sur les
attributions causales en cas de réussite et d’échec (cf. pour des synthèses en français,
Galand & Bourgeois, 2006) : les élèves qui pensent que l’intelligence est immuable ont
tendance à attribuer leurs échecs à un manque de capacité alors que, d’une manière
générale, ceux qui pensent que l’intelligence évolue, considèrent qu’un surplus d’efforts
peut leur permettre d’améliorer leurs performances scolaires et d’accroître leurs capa-
cités intellectuelles. Par ailleurs, Stipek et Gralinski (1996) ont pu mettre en évidence
un lien entre théories implicites de l’intelligence et orientation des buts (cf. ci-dessous) :
les élèves convaincus de la nature évolutive des capacités intellectuelles se fixent à
la fois des buts de maîtrise et de performance tandis que les autres se fixent essen-
tiellement des buts de performance. Or, comme on le lira ci-dessous, une orientation
vers des buts de maîtrise prédispose à des stratégies d’apprentissage en profondeur.
Notons, cependant, que les observations de Stipek et Gralinski (1996) n’ont pu être
répliquées par certains chercheurs (cf. notamment, Dupeyrat & Mariné, 2005 ; Vezeau
& Bouffard, 2002).
Depuis les travaux précurseurs de Perry, poursuivi notamment par les travaux de
King et Kitchener, de Kuhn et de Oser et Valentin (cités par Crahay & Fagnant, 2008),
on sait que, très probablement dès l’école primaire, les élèves développent une
réflexion sur le savoir. Ce champ d’études est désigné sous l’appellation de croyances
épistémiques (epistemological beliefs) ou épistémologie personnelle (personal epistemology).
Ainsi, les élèves et étudiants s’interrogent sur l’origine et la validité des connais-
sances ainsi que sur la nature de l’acte de connaître (Hofer & Pintrich, 1997). Selon les
recherches menées dans une perspective développementale (voir notamment King &
Kitchener, 1994, 2002, 2004 ; Kuhn, 1991, 2001 et, pour une synthèse en français,
Crahay & Fagnant, 2008), dans un premier temps, les individus opposeraient ce qui est
faux à ce qui est vrai, ce qui est subjectif à ce qui est objectif, les connaissances ou les
faits – les deux notions n’étant pas différenciées – étant définitivement et absolument
vrais. Ensuite, faisant l’expérience de l’incertitude de certaines connaissances déclarées
absolument vraies, les sujets verseraient dans une période de subjectivité extrême ou
de relativisme total, affirmant en quelque sorte que tout est question d’opinions et que
toutes celles-ci se valent. Enfin, dans une étape ultime, les adolescents ou jeunes adultes
reconnaîtraient que certains points de vue ou positions peuvent être soutenus par des
preuves et sont dès lors plus vraies ou moins fausses que d’autres, ce qui ne les conduit
pas à affirmer que ces positions constituent des vérités définitives ; ils en admettent la
validité provisoire, c’est-à-dire tant que d’autres preuves ne sont pas venues corriger,
nuancer ou réfuter ce qui est connu. À ce niveau de réflexion, il y a donc réconciliation
entre les aspects objectifs et subjectifs de la connaissance, les individus considérant
que la connaissance est construite activement par une communauté de personnes qui
éprouvent leurs idées à l’aune des « faits » et les ajustent en fonction des preuves
et arguments. Comme toute description de séquence développementale, celle-ci
caractérise une tendance d’ensemble, passible d’importantes variations inter et intra
individuelles. Car, évidemment, tous les individus n’élaborent pas une réflexion épisté-
mologique complètement achevée et cohérente. De surcroît, chez un même individu, on
peut observer des niveaux de pensée épistémologique fluctuant selon les domaines de

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Connaissances, méta-connaissances, croyances épistémiques… 33

connaissance. Il n’en reste pas moins que, des nombreuses études réalisées à ce propos,
l’existence, chez le sujet lambda, d’une réflexion épistémologiques est désormais avé-
rée. Elle porte à la fois sur la nature et la ou les sources des savoirs, sur le processus
de construction des connaissances ainsi que sur le processus par lequel les hommes
décident que telle connaissance est plus vraie que telle autre. Cette réflexion, qui peut
être stimulée ou, au contraire, freinée voire étouffée par le contexte d’enseignement,
débouche sur des croyances épistémiques, plus ou moins organisées en théorie cohé-
rente, qui influent sur les stratégies cognitives déployées par les élèves en situation
d’apprentissage (voir en particulier Bendixen & Rule, 2004) : les étudiants s’inter-
rogent sur et interrogent la validité des informations qui leur parviennent ; ils
cherchent des preuves ou des arguments.
Les élèves et étudiants développent également des croyances sur les stratégies cogniti-
ves pour mémoriser, comprendre un texte, résoudre des problèmes, etc. Ainsi, à partir
d’un certain âge, ils savent que, pour mémoriser une information, ils doivent se la répé-
ter plusieurs fois et que, pour comprendre un texte informatif, il faut rechercher les
idées principales. Ils ont également des idées sur la façon d’utiliser ces stratégies et,
dans une certaine mesure, quand et pourquoi les utiliser. Dans la foulée de Flavell
(1976) qui soutenait que les enfants développaient une sensibilité (sensitivity) aux
situations, leur permettant de reconnaître les tâches appelant un effort de mémorisa-
tion particulier, des études ont porté sur les idées que les élèves développent concer-
nant la difficulté des tâches. Très tôt, ceux-ci distinguent les tâches de reconnaissance
et de production, sachant très bien que reconnaître une information est plus aisé que
de la rappeler ; très tôt, ils savent aussi que lire un roman, c’est autre chose que lire un
catalogue ou une bande dessinée (Fayol, 2008). Cependant, d’une manière générale, les
croyances métacognitives concernent ce que Flavell (1976) appelle des interactions
entre soi et les tâches : pour mémoriser, généralement, je…
Signalons que les études ont porté sur des domaines aussi diversifiés que la mémoire,
la lecture, la production écrite et les mathématiques. Elles montrent que les croyances
métacognitives s’améliorent avec l’âge, mais aussi avec le niveau d’expertise. Elles
indiquent également que les individus tendent à surévaluer leurs connaissances, c’est-
à-dire qu’ils ont tendance à croire savoir plus qu’ils ne savent réellement.
La contribution de la métacognition au fonctionnement exécutif du sujet (Borkowski &
Burke, 1996) implique d’abord des jugements et sentiments métacognitifs (feeling of
knowledge and judgement of learning). Ceux-ci assument une fonction de monitoring
dont dépend le contrôle cognitif que le sujet peut exercer sur ses stratégies (Nelson &
Narens, 1990).
Quatre types de jugements métacognitifs paraissent intervenir dans le monitoring (Bos-
son, 2008) : le ease of learning judgments (EOL), le judgement of knowing (JOK), le feeling
of knowing (FOK) et le confidence judgement (CON). Certains de ces jugements sont
prospectifs et d’autres rétrospectifs. Ils sont définis comme suit :
• le premier jugement (EOL) porte sur la difficulté de la tâche et, intervenant
avant de commencer la tâche, il comporte une prédiction concernant la per-
formance possible du sujet (chances de succès) ;
• le second jugement (JOK) s’effectue en cours d’accomplissement de la tâche et
correspond à un questionnement du sujet se demandant si elle est en phase

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34 Chapitre 1 – L’apprentissage en situation scolaire : un processus multidimensionnel

avec le déroulement de l’activité : « ai-je bien compris ? », « serais-je capable de


répondre si on m’interroge ? », etc. ;
• le FOK ou sentiment de connaître consiste en une évaluation de type affectif,
intervenant en fin de tâche et traduit le sentiment du sujet d’avoir appris et
de pouvoir répondre à un éventuel test ;
• enfin, le CON se rapporte au degré de confiance qu’a le sujet quant aux
réponses qu’il a données à des questions déterminées.
En définitive, selon ce modèle hypothétique, le monitoring consiste à évaluer la facilité
relative d’un apprentissage, estimer si l’apprentissage requis est effectivement réalisé,
prédire si la performance attendue pourra être réalisée et estimer la confiance des
réponses données ou des données effectivement remémorées.
Anticiper, c’est-à-dire déterminer ce qui pourrait rendre une tâche difficile et les efforts
nécessaires pour la réaliser, et planifier, c’est-à-dire prévoir les étapes et le temps néces-
saire pour résoudre un problème, mais aussi décider s’il faut changer de stratégies et,
finalement, si le but est atteint et donc estimer que la tâche est accomplie ou l’appren-
tissage réalisé, sont des démarches que le sujet peut mobiliser pour assurer un contrôle
cognitif de son activité (cf. Berger, 2008).
Notons à la suite de Veenman et Van Hout-Wolters (2006), qu’un des problèmes des
recherches sur la métacognition est la pléthore de concepts qui, difficiles à organiser
les uns par rapport aux autres, finissent par se chevaucher. Cette remarque s’applique
– nous semble-t-il – aux catégories visant à préciser les fonctions de monitoring et de
contrôle cognitif.

5.3 Métacognition, régulation de l’activité cognitive


et enseignement de stratégies cognitives
et métacognitives
Il est hélas fréquent d’observer que des élèves échouent à mobiliser les straté-
gies appropriées pour résoudre un problème ou accomplir une tâche, particulièrement
lorsqu’il s’agit d’un problème ou d’une tâche complexe. Deux cas de figure peuvent
être distingués. Dans le premier, désigné dans la littérature anglo-saxonne comme
cas d’availability deficiencies (Veenman & Van Hout-Wolters, 2006), les élèves n’ont
pas acquis les stratégies pertinentes pour accomplir la tâche. Par exemple, les élèves
n’ont pas appris à extraire les idées principales d’un texte (cf. chapitre 11) ou à se
donner une représentation complète du problème à résoudre (cf. chapitre 7). Considé-
rant qu’il serait erroné de considérer que les stratégies cognitives sont acquises spon-
tanément par tous les élèves, des chercheurs se sont attelées à les enseigner directement
à des élèves en difficulté (cf. notamment Bosson, 2008). Vu les résultats encoura-
geants de ces interventions, on conclura avec Fayol (2008) à l’utilité, voire à la néces-
sité d’un enseignement explicite des stratégies cognitives requises pour accomplir
les tâches complexes. Dans le second cas de figure, les élèves, tout en maîtrisant les
connaissances, procédures ou stratégies appropriées à l’accomplissement de la tâche,

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Connaissances, méta-connaissances, croyances épistémiques… 35

ne les mobilisent pas (cf. notamment Crahay & Detheux-Jehin, 2005). On parle, dans
ce cas, de production deficiency (Veenman & Van Hout-Wolters, 2006) ou de déficience
d’utilisation. Cette carence de mobilisation peut être imputable à un problème de sur-
charge cognitive liée au nombre de procédures et stratégies à agencer pour arriver au
but eu égard à la complexité de la tâche. Elle peut être attribuée à un manque de sur-
apprentissage (cf. Péladeau et al., chapitre 2). Elle peut encore être interprétée comme
le signe que les élèves ne perçoivent pas le lien entre les caractéristiques de la tâche
et les capacités dont ils disposent, cela étant imputable à une insuffisance de connais-
sances conditionnelles liées à ces capacités. Les recherches qui ont mis en place
des interventions métacognitives visant à faire prendre conscience par les élèves des
conditions dans lesquelles mobiliser leurs stratégies produisent des effets comme en
atteste la méta-analyse de Wang, Haertel et Walberg (1990). Enfin, on ne peut passer
sous silence une troisième possibilité mettant en avant les croyances motivationnelles
de certains élèves qui, ayant développé un sentiment d’incompétence acquis (helples-
sness), ne conçoivent pas que leurs succès ou leurs échecs puissent être dus à leur
propre effort (cf. Bouffard & Vezeau au chapitre 3).
De facto, les résultats des travaux évoqués ci-dessus concernant les interventions méta-
cognitives répondent à une question posée par différents auteurs (notamment Brown,
1978), à savoir si la métacognition constitue un épiphénomène. Comme le note Fayol
(2008), la question est double. À un niveau fondamental, il s’agit de déterminer si la
conscience métacognitive est un élément de la chaîne causale entre les stimuli et les
réponses. Sur le plan pratique, il s’agit de statuer sur la pertinence des interventions
métacognitives. De l’état actuel de la recherche, il semble légitime de conclure avec Fayol
(2008) que l’apprentissage du contrôle et des stratégies métacognitifs ne s’effectue pas
spontanément, sauf peut-être chez une minorité d’individus ; une instruction explicite et
la mise en œuvre de dispositifs pour assurer leur acquisition, leur transfert et leur main-
tien dans le temps s’avère donc nécessaire pour la plupart (voir Pelgrims & Cèbe, cha-
pitre 5). Pour être performante, cette instruction explicite respectera trois principes :
(a) intégrer l’instruction métacognitive dans un enseignement disciplinaire afin
d’assurer la connexion entre les stratégies et le contenu ;
(b) informer les élèves de l’utilité des stratégies et démarches de contrôle afin
de les inciter à consentir l’effort nécessaire à leur acquisition et exercice ;
(c) étaler l’instruction métacognitive afin de garantir la stabilisation et l’usage
harmonieux des stratégies et contrôle métacognitifs (Veenman & Van Hout-
Wolters, 2006)17.
Ces principes peuvent être résumés par l’acronyme WWW&H : What to do, When,
Why and How.
Au chapitre 11, dévolu à la production textuelle, Allal fournit plusieurs exemples
d’instructions visant l’apprentissage de stratégies et de contrôle métacognitifs. Celles-ci

17. La citation anglaise est la suivante : “Three fundamental principles are known from the literature for suc-
cessful metacognitive instruction: a) embedding metacognitive instruction in the content matter to ensure con-
nectivity b) informing learners about the usefulness of metacognitive activities to make them exert the initial
extra effort and c) prolonged training to guarantee the smooth and maintained application of metacognitive
activity” (Veenman & Van Hout-Wolters, 2006, p. 9).

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36 Chapitre 1 – L’apprentissage en situation scolaire : un processus multidimensionnel

visent principalement les phases de planification et de révision du texte. Ainsi, Bereiter


et Scardamalia (1987) ont pu montrer l’utilité de techniques de « facilitation pro-
cédurale » (procedural facilitation) visant à soutenir l’élève dans la formulation et la
mise en œuvre des procédures de planification et de révision textuelles. Plus récemment,
Graham, Harris, MacArthur et leurs collaborateurs (cf. Allal, chapitre 11) ont étudié
et montré les apports d’un enseignement systématique visant le développement de
stratégies autorégulées (Self-regulated Strategy Development, SRSD) dans le champ de la
production textuelle. D’autres travaux, s’inscrivant dans le courant de la cognition
située, attestent des effets positifs des processus de médiation sociale sur la maîtrise
progressive de cette compétence particulièrement complexe qu’est la production
textuelle18. Sur la base de la littérature de recherche, Allal (chapitre 11) montre le rôle
clef que peut jouer l’enseignant par l’explicitation et le modelage (modeling) des
stratégies de planification et de révision ainsi que l’importance d’assurer un guidage
lors de la mise en pratique de ces stratégies. Par ailleurs, la mise en place de dispositifs
favorisant les interactions et observations entre pairs aide les élèves à mieux
comprendre le point de vue du destinataire (audience awareness) et à en tirer parti pour
son travail de rédaction.

6. Croyances motivationnelles,
intention d’apprendre et régulation
de l’activité d’apprentissage
Comme l’écrit plaisamment Ames (1992), cité par Maehr et Meyer (1997,
p. 372), « il y a trois choses dont il faut se souvenir en éducation. La première est la moti-
vation. La deuxième est la motivation. La troisième est la motivation ». Assurément, la
formule est exagérée. Elle exprime, toutefois, élégamment l’importance de la motiva-
tion et de l’intention d’apprendre dans tout processus d’apprentissage et, en particulier,
dans ceux que tente de stimuler l’école.
Les théories contemporaines de la motivation s’inscrivent résolument dans un para-
digme sociocognitif (cf. Bouffard & Vezeau, chapitre 3). Reconnaissant pleinement
l’agentivité de l’être humain (Bandura, 2003), la théorie sociocognitive considère que
l’être humain a la possibilité, s’il le décide, d’être un agent actif dans son propre déve-
loppement, de contrôler ce qu’il est, ce qu’il fait et ce qu’il devient.
Pour Hickey et McCaslin (2001), la perspective sociocognitive signe une véritable
réconciliation épistémologique entre associationnisme et cognitivisme. En effet, dans
ce qu’il considère comme une transactional view of self and society, Bandura (2000b,

18. Il aurait d’ailleurs été facile de prendre la production textuelle ainsi que la compréhension de textes
comme exemples pour argumenter la thèse défendue au paragraphe 4.1, à savoir que tout apprentissage
scolaire implique la nécessaire coordination de connaissances et stratégies de types différents. La démons-
tration nous est apparue plus convaincante dès lors qu’elle porte sur les apprentissages de base que sont la
lecture-déchiffrage et le dénombrement ; la complexité de ces apprentissages est, en effet, fréquemment sous-
estimée.

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Croyances motivationnelles, intention d’apprendre… 37

p. 329) conceptualise le fonctionnement humain comme résultant d’un système trian-


gulaire. Les trois pôles sont constitués par a) les facteurs individuels internes (événe-
ments cognitifs, affectifs et biologiques), b) les événements contextuels, et c) le
comportement de l’individu. Ces trois dimensions entretiennent des relations bidirec-
tionnelles. Cet ensemble de relations est rendu possible grâce à des capacités de base
communes à tous les individus : la symbolisation (mère de toutes les autres), la vica-
riance, l’anticipation, l’autoréflexion et l’autorégulation. Le contexte ne se limite pas à
des éléments structurels ou logistiques, mais aussi au contexte humain, social. Ainsi,
par ses capacités de symbolisation et de vicariance, l’individu peut éviter le long
apprentissage par ses seuls essais et erreurs en le court-circuitant par modelage social
(social modeling) : en observant les essais des autres et leurs conséquences, il peut inté-
grer pour lui-même les apprentissages qui en découlent. Par ses capacités d’auto-
réflexion et d’autorégulation, il peut procéder à des auto-apprentissages et être le siège
de processus d’auto-organisation des connaissances (voir ci-dessus).
Dans cette perspective, le contexte et, en particulier, le contexte social joue un rôle
crucial. Dutrévis, Toczek et Buchs le montrent éloquemment au chapitre 4. Par son
caractère plus ou moins menaçant eu égard à l’estime de soi de l’individu, il a une
influence propre sur la façon dont celui-ci se positionne par rapport aux tâches. Cette
influence est, toutefois, dépendante de caractéristiques psychosociales de l’individu,
notamment son appartenance à un groupe social stigmatisé ou non, minoritaire ou non.
Il convient, en effet, de souligner le caractère spécifiquement psychosocial de la plupart
– sinon de toutes – de ce qu’on appelle les croyances motivationnelles. Celles-ci sont
en effet élaborées par un sujet actif, c’est-à-dire doté de processus cognitifs endogènes
(cf. la notion d’agentivité) en pleine interaction avec son environnement socioculturel.
Le sentiment de compétence d’une fille X immigrée est de nature individuelle car éla-
borée par un sujet singulier ; il est de nature sociale car le marquage du genre et d’eth-
nie procède de mécanismes sociaux dans lesquels sont notamment impliqués les
stéréotypes : dans nos sociétés occidentales, il n’est objectivement pas équivalent19
d’être un garçon ou une fille, ni d’être immigré maghrébin ou immigré américain ou
encore natif. Autrement dit, l’identité individuelle est inéluctablement sociale car tout
sujet se regarde – sinon totalement, au moins, en partie – avec le regard des autres,
des autrui significatifs disaient Mead (1934) dans sa théorie du soi miroir.
Dans la perspective sociocognitive adoptée ici (ainsi que dans les chapitres 3 et 4),
traiter de la motivation, c’est comprendre l’influence qu’exercent, dans un environne-
ment donné, les croyances motivationnelles sur les formes d’action (ou comporte-
ments) supposées nécessaires à l’apprentissage, en tenant compte des émotions qui
peuvent interférer ou non, dans un sens ou dans l’autre, sur les premières. L’individu se
construit non seulement par le biais d’apprentissages explicite et implicite, de proces-
sus maturationnels et d’auto-organisation cognitive ; il possède aussi en mémoire à long
terme des connaissances d’ordre divers et, parmi elles, des connaissances métacogni-
tives ainsi que des croyances épistémiques et une série de croyances motivationnelles

19. Ce constat de fait ne nous empêche pas de rêver à un monde plus égalitaire et à réclamer une égalité de
droit pour tous les êtres humains. Il n’en reste pas moins important de débusquer les mécanismes discrimi-
natoires afin de les dénoncer et de tenter d’y remédier. C’est exactement ce qu’entreprennent Dutrévis et al.
au chapitre 4.

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38 Chapitre 1 – L’apprentissage en situation scolaire : un processus multidimensionnel

de nature et de niveaux différents. En effet, nous référant aux différents modèles en la


matière et aux recherches qui les corroborent, on peut considérer que certaines
croyances motivationnelles ont trait à l’objet de l’apprentissage tel que le sujet l’appré-
cie (e.g., valeur de la tâche dans le modèle de Eccles & Wigfield, 2002), au sujet tel qu’il
se perçoit par rapport à la tâche (e.g., sentiment de compétence dans le modèle de
Bandura, 2003, ou dans celui de Dweck, 1999) ou encore à l’activité telle qu’il l’investit
(e.g., orientation des buts chez Dweck & Leggett, 1988 ; Elliott & Dweck, 1988). Ces
trois catégories de croyances motivationnelles se déclinent selon différents niveaux.
Pour prendre un exemple, un élève peut avoir des croyances concernant ses capaci-
tés générales à l’école, mais aussi concernant les mathématiques, la trigonométrie, la
mesure des angles ou le type de tâche pédagogique en lien avec ce contenu : tâche de
drill, d’application, de résolution de problème… On pourrait raisonnablement penser
que ces différents niveaux sont reliés (hiérarchisés) entre eux. Ainsi, ma croyance en
mes capacités générales à l’école serait la combinatoire de mes croyances en mes capa-
cités pour les différentes disciplines, elles-mêmes issues de la combinatoire de mes
croyances en mes capacités pour les différents contenus et tâches qui composent la
maitrise de celle-ci. Rien n’est moins sûr, cependant. D’une part, les croyances de
niveau supérieur ne se résument probablement pas à la simple somme des compo-
santes inférieures ; d’autre part, il semble compliqué de trouver un poids respectif des
différentes composantes qui varient de manière individuelle dans le temps et dans
l’espace.
Il semble bien que, désormais, l’enjeu principal des recherches soit la quête de la
meilleure combinaison possible des paramètres déterminants, combinaison dans
laquelle les émotions occupent une place de plus en plus centrale comme le soulignent
Bouffard et Vezeau au chapitre 3. Des modèles plus ou moins intégrateurs sont donc
apparus. Le premier est, chronologiquement parlant, celui de Dweck et Leggett (1988).
Le second sur lequel nous nous arrêterons est le modèle attente-valeur (Eccles &
Wigfield, 2002 ; Wigfield & Eccles, 2000).
Le modèle sociocognitif de la motivation et de la personnalité de Dweck et Leggett
(1988) postule que les buts que se fixent les individus configurent leur profil compor-
temental de réponse, buts qui sont eux-mêmes influencés par les perceptions de soi
et théories implicites de l’intelligence de ces individus (Dweck & Leggett, 1988). Leur
modèle se réclame d’une approche sociocognitive en ce sens que (a) il cherche à éclairer
les médiateurs psychologiques du comportement, médiateurs spécifiques, moment-to-
moment et (b) il confère un rôle central aux processus interprétatifs dans l’émergence
des affects et la médiation du comportement. Il s’agit également d’une approche de la
personnalité, car elle suppose que les individus sont porteurs de croyances relative-
ment stables qui les caractérisent, celles-ci générant des différences individuelles de
comportement. Dans ce modèle, les profils comportementaux se déclinent en deux
types : helpless response et mastery-oriented response. Le premier se caractérise par
l’évitement des tâches à haut risque d’échec, tandis qu’une orientation vers la maîtrise
conduit les élèves à relever de tels défis. Dans les premières études, le style attribu-
tionnel des enfants était supposé déterminer la mobilisation de l’un ou l’autre profil :
ceux qui attribuent leurs échecs à des causes non-contrôlables étaient censés s’orienter
vers le profil helpless, tandis que ceux qui invoquent des causes contrôlables étaient

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Croyances motivationnelles, intention d’apprendre… 39

supposés s’orienter vers la maîtrise. Cette hypothèse n’a pas été pleinement confirmée
par les études empiriques rapportées par les auteurs : les enfants ne se distinguent
nullement face aux tâches « faciles », mobilisant des stratégies de même niveau d’éla-
boration quel que soit leur style attributionnel. En revanche, des différences interindi-
viduelles apparaissent face aux tâches calibrées pour être trop difficiles : malgré les
réussites expérimentées aux tâches faciles, les enfants helpless (c’est-à-dire mobilisant
des attributions à ces causes non-contrôlables) activent une conception négative d’eux-
mêmes, évoquant une intelligence déficiente, leur mauvaise mémoire et le fait qu’ils ne
sont pas doués en résolution de problèmes. De surcroît, ils expriment des émotions
négatives, parlant d’ennui, d’aversion pour la tâche, et disent ressentir de l’anxiété face
aux problèmes proposés. En outre, plus de deux tiers d’entre eux désinvestissent leurs
ressources du problème pour les investir dans des stratégies défensives de sauvegarde
de leur image : ils tentent en effet de détourner l’attention par de l’humour, des pro-
positions d’altération des règles, ou en parlant des talents qu’ils ont dans d’autres
domaines. En contraste, les enfants qui activent des causes contrôlables pour expliquer
leurs échecs redoublent d’attention et restent mastery-oriented face aux tâches diffi-
ciles, qu’ils se représentent comme un défi à relever. Leurs pronostics demeurent
optimistes, persuadés que leurs efforts seront couronnés de succès. En conséquence, le
niveau d’élaboration de leurs stratégies se maintient, voire s’accroît.
De manière générale, le modèle de Dweck et ses collègues (Dweck & Leggett, 1988 ;
Elliott & Dweck, 1988) suppose l’interaction de trois variables dans la détermination
des profils comportementaux helpless et mastery-oriented : la perception de ses compé-
tences, la conception de l’intelligence et l’orientation des buts.
• Le sentiment de compétence de l’élève a pour conséquence un sentiment de
contrôlabilité : l’élève se perçoit comme un acteur pouvant influer sur ce qui
lui arrive et, en particulier, sur le résultat de ses actions. Pour de nombreux
auteurs, le sentiment de contrôlabilité constituerait un besoin fondamental de
l’être humain (cf. notamment, Bandura, 2003 ; Deci & Ryan, 1992 ; Harter,
1986). Le sentiment de compétence, aussi parfois appelé sentiment d’efficacité
personnelle, fait référence au jugement qu’un individu porte sur sa capacité
d’agir efficacement sur son environnement et de réussir les tâches auxquelles
il est confronté (Bandura, 2000a, b). Sans entrer dans les débats concernant
la distinction éventuelle entre ces deux concepts (cf. Bouffard & Vezeau, cha-
pitre 3), on retiendra que l’aspect central de cette autoperception est l’auto-
évaluation de sa compétence ; lorsque celle-ci est positive, elle aboutit à un
sentiment d’efficacité personnelle alors que, dans le cas inverse, elle débouche
sur un sentiment d’incompétence qui débouche régulièrement sur des proces-
sus de résignation (on parle aussi de résignation apprise). Comme on pourra le
lire au chapitre 3, pour Bandura (2003) mais aussi pour Dweck, le développe-
ment d’une évaluation positive de ses compétences est crucial pour le déve-
loppement de l’enfant, car elle agit sur les émotions, la pensée, la motivation
et le comportement par le biais des anticipations de réussite ou d’échec.
• Si la perception de compétence revêt une telle importance, c’est aussi parce
que, aujourd’hui encore, il semble bien que bon nombre d’enseignants et
de parents restent convaincus du caractère inné et donc non malléable de

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40 Chapitre 1 – L’apprentissage en situation scolaire : un processus multidimensionnel

l’intelligence. C’est donc assez logiquement que l’on observe que, dès les pre-
mières années de l’école primaire, des élèves développent une conception
stable de l’intelligence (Dweck, 1999). D’autres, en revanche, bénéficiant sans
doute d’un entourage mieux informé de l’essor de la psychologie, considèrent
l’intelligence comme une caractéristique mobile ou évolutive. Les travaux de
Dweck et de ses collaborateurs illustrent combien la représentation de l’intel-
ligence induite chez les enfants affecte leurs comportements. De façon résu-
mée, ses études indiquent que, lorsque l’élève est convaincu de la fixité des
aptitudes intellectuelles, toute réponse est une manifestation d’intelligence ou
d’incompétence. Le feed-back de l’enseignant est interprété comme une infor-
mation portant non seulement sur sa performance actuelle mais aussi sur son
potentiel intellectuel. L’enjeu est considérable : s’il réussit, il peut croire en
son intelligence ; s’il échoue, il doit conclure en une incapacité définitive. À
l’opposé, si l’élève conçoit l’intelligence comme une caractéristique altérable,
la portée de ses démarches est d’une tout autre nature : une erreur n’est pas
un signe d’incompétence intrinsèque à l’individu ; elle est tout simplement le
signe d’une stratégie inappropriée.
• Enfin, la conception de l’intelligence et la perception de compétence inter-
agissent avec les buts que l’élève se fixe lorsqu’il réalise une tâche. Au niveau
de l’orientation des buts – on le lira aux chapitres 3 et 4 – on distingue clas-
siquement les buts de maîtrise (l’élève souhaite essentiellement apprendre
et comprendre) et les buts de performance (l’élèves souhaite réussir, être
reconnu pour ses performances et éviter l’échec). Les recherches récentes ont
conduit à distinguer deux sous catégories de buts de performances en fonc-
tion du vecteur approche-évitement. Il semble bien que ce soit essentiellement
les buts d’évitement qui induisent des effets délétères sur la motivation des
élèves.
Dans une étude expérimentale désormais fameuse, Elliott et Dweck (1988) ont mani-
pulé les buts d’élèves d’école primaire (en les orientant davantage sur l’idée que leur
aptitude va être évaluée, ou en les focalisant sur la valeur de la compétence qu’ils pour-
ront acquérir), ainsi que leur perception de leurs compétences (via un feed-back lors
d’un pré-test). Leurs résultats confirment leurs hypothèses. Les individus mus par des
buts de performance, c’est-à-dire concernés par ce qui se voit de leurs habiletés, et
ayant une piètre opinion de celles-ci auront tendance à afficher le profil helpless en
situation d’échec. En revanche, ceux qui sont concernés par l’amélioration de leurs
habiletés (buts d’apprentissage) feront montre d’un engagement persévérant face à
l’échec, quelle que soit la perception qu’ils ont de leurs compétences. Enfin, combiner
buts de performance et bonne perception de ses habiletés donne également lieu à un
profil comportemental positif20.
Dans la perspective de la théorie de l’attente-valeur d’Eccles et Wigfield (2002 ainsi
que Wigfield & Eccles, 2000), il ne suffit pas de se sentir compétent pour s’engager

20. Si cette étude, de par sa nature expérimentale, traite de variables processus ou situationnelles (puisque
manipulées dans un contexte spécifique), d’autres études ont conforté ces liens à partir de variables traits ou
dispositionnelles (cf. Dweck & Leggett, 1988, p. 261).

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Croyances motivationnelles, intention d’apprendre… 41

dans une tâche. L’individu qui se sent capable de résoudre un problème complexe, peut
ne pas s’investir dans la tâche s’il ne perçoit pas l’utilité de consentir les efforts requis
pour produire la solution à ce problème. Certes, le sentiment de compétence induit des
attentes de succès (expectancies for success)21, mais celles-ci resteront sans grand effet
si l’élève n’accorde aucune valeur aux tâches qui lui sont proposées comme le montrent
aussi les travaux de Pelgrims (2006) avec les élèves en difficulté d’apprentissage. En ce
qui concerne la partie « valeurs » du modèle, Eccles et Wigfield (2002) distinguent
quatre composantes: l’importance du résultat (attainment value), la valeur intrinsèque
(intrinsic value ou interest), l’utilité perçue (utility value), et le coût (cost)22. Sans entrer
dans le détail du modèle, on retiendra qu’un individu ne s’engage dans une activité que
s’il en perçoit l’utilité, qu’il lui accorde de la valeur, que le résultat anticipé est impor-
tant à ses yeux et que le coût ou l’effort à consentir n’est pas exorbitant. Concernant
l’investissement des élèves dans les activités d’apprentissage scolaire, le modèle moti-
vationnel d’Eccles & Wigfield (2002) incite à prendre en considération la valeur que
les enfants accordent à l’école, l’importance et l’utilité qu’ils attribuent à la réussite
scolaire. Or, à cet égard, les jeunes enfants sont directement sous l’influence des adultes
et, en particulier, de leurs parents et enseignants. Si ceux-ci mettent en doute l’impor-
tance de l’école, s’ils ne perçoivent pas de lien entre la réussite scolaire et la réussite
professionnelle (utilité perçue), il est peu probable que les enfants accordent de la
valeur aux activités d’apprentissages organisées à l’école.
Ces dimensions, dont l’importance tend à être reconnue par la majorité des chercheurs
œuvrant dans le champ de la motivation, sont l’objet d’un débat en quelque sorte clas-
sique entre ceux qui y voient des croyances c’est-à-dire des variables dispositionnelles
et ceux qui y voient des attributs de l’environnement. Ces derniers s’inscrivent en
quelque sorte dans une ligne de pensée amorcée par Ames (1984a, b, 1992) dont les
travaux soulignent, depuis longtemps déjà, l’importance de ce qu’elle nomme la goal
structure ou la goal-reward structure des activités pédagogiques. Cette idée a été reprise
par Barron et Harackiewicz (2003) sous l’expression perceived climate goals. Dans un
cas comme dans l’autre, il s’agit de prendre en compte la façon dont l’élève perçoit les
buts poursuivis par son (ses) enseignant(s). Ames (1984) a notamment montré que
les structures normatives amènent les élèves à se concentrer sur leur habileté, en com-
paraison avec celle des autres, tandis que les structures individualistes les focalisent

21. Eccles & Wigfield (2002) rapprochent ce concept de celui d’attentes d’efficacité (efficacy expectations),
défini par Bandura (2003) comme la croyance de l’individu qu’il est à même d’accomplir une tâche. Ceci
illustre bien les recouvrements possibles entre ces différentes théories.
22. L’attainment value se définit comme l’importance de bien faire (ex. : pour moi, être bon en maths est très
important). La valeur intrinsèque se rapporte au plaisir que procure la tâche en elle-même (ex. : Je trouve que
les devoirs de maths sont très intéressants, et pas du tout ennuyeux). Ce concept est similaire aux concepts de
motivation intrinsèque et d’intérêt (cf. infra, la première partie de la théorie de l’orientation des buts). L’utilité
d’une tâche est évaluée à la lumière des objectifs poursuivis par l’individu, et de ce qu’il peut faire des per-
formances (un diplôme pour le futur, par exemple) et/ou apprentissages liés à la tâche (ex. : il y a certaines
choses que tu apprends à l’école, et que tu peux utiliser en dehors de l’école, qui sont utiles. Par exemple une leçon
sur les plantes pourrait t’aider à faire un jardin. Est-ce que tu trouves utile ce que tu apprends en maths ?). Enfin,
le coût d’une activité se réfère aux sacrifices qu’une tâche exige (par exemple, faire son devoir au lieu d’une
partie sur la console), l’évaluation des efforts exigés par la tâche et de ses coûts émotionnels. On peut voir
ici la trace du concept d’anxiété en situation d’évaluation, surtout en ce qui concerne sa composante émo-
tionnelle. Le concept de cost n’a été que peu étudié empiriquement, même par les auteurs du modèle.

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42 Chapitre 1 – L’apprentissage en situation scolaire : un processus multidimensionnel

sur leurs efforts. En conséquence de quoi, les premiers seront plus enclins à faire mon-
tre d’un profil de résignation (helpless) en cas d’échecs, tandis que les derniers les attri-
bueront à un effort à poursuivre en l’amplifiant. Dans le même ordre d’idée, les travaux
de Nicholls (1984a, b) suggèrent que les élèves mis en compétition ont tendance à se
concentrer davantage sur leurs habiletés (et la façon dont ils peuvent la démontrer
– cf. buts de performance) que sur la meilleure façon de réaliser la tâche elle-même
(cf. en ce qui concerne l’importance de cette dimension contextuelle le chapitre 4 de
Dutrévis et al.).
Les travaux de Boekaerts (2001b) s’inscrivent dans cette lignée. Elle y apporte plu-
sieurs affinements conceptuels en distinguant notamment le « contexte » et la « situa-
tion ». Ainsi, le contexte renvoie à l’ensemble des conditions générales (e.g., la nature
du système social dans lequel l’individu est inséré : composition des classes, pratiques
d’enseignement, etc.) et singulières (e.g., les perceptions issues de l’interprétation et
l’intériorisation des différents contextes constitutifs de la vie scolaire : attentes des
enseignants, etc.) pour un individu donné à un moment « t ». Quant à la situation, elle
renvoie à la tâche à effectuer et à ses caractéristiques non pas tant objectives (tâche
d’apprentissage, tâche d’évaluation, tâche hybride) que perçues par l’individu. Il s’agit
donc bien là d’une conception interactionniste (voire située) de la motivation et par
conséquent de ses croyances motivationnelles. Selon notre compréhension de ce
modèle conceptuel, à un niveau supra-ordonné, le sujet peut affirmer des croyances
qui, en situation, ne s’actualiseront pas telles quelles. Bref, dès lors que le sujet est face
à une situation, son appréhension de la tâche module l’activation de ses croyances
motivationnelles (et, probablement, épistémologiques). Bien plus, si l’on se réfère aux
modèles adaptatifs du comportement humain (Allal & Saada-Robert, 1992 ; Boekaerts,
1992, 1996 ; Khul, 1985), l’appréhension de la tâche par le sujet peut fluctuer au fil
des actions, des effets produits, des obstacles rencontrés, des feed-back ou change-
ments externes perçus. Bref, au fur et à mesure que l’élève progresse dans la tâche,
celle-ci est susceptible d’être réappréciée avec plus ou moins de conscience. Ces appré-
ciations et réappréciations de la situation peuvent ne rien modifier aux croyances
de l’individu, mais elles peuvent aussi les renforcer, les infléchir, voire les réorienter.
Simultanément, comme le dit Boekaerts (1997), ces appréciations (re)façonnent la
représentation de la tâche tout en affectant, le cas échéant, les croyances motivation-
nelles de l’élève. De plus, tout au long de ce processus au cours duquel l’enfant s’es-
crime avec plus ou moins de succès avec la tâche, il est assailli d’émotions qui vont de
la peur d’échouer à la satisfaction lorsqu’il anticipe ou rencontre le succès (cf. Bouffard
&Vezeau, chapitre 3).
Dans ce corps à corps de l’élève avec la situation, l’enseignant a un rôle crucial à jouer.
Par ses consignes, ses encouragements, ses feed-back correctifs subtilement distillés
lorsque l’élève se fourvoie, il peut aider l’élève à activer ses croyances motivationnelles
les plus positives (importance et utilité de la tâche, sentiment de compétence, orienta-
tion des buts). À l’inverse, il peut le faire douter, renforcer ses craintes, l’orienter vers
la performance plutôt que la compréhension et même le mener au découragement et
à la résignation. Un des enseignements majeurs des recherches est qu’il est possible de
modifier (renforcer, inhiber, compléter) les croyances des élèves afin d’infléchir négati-
vement ou positivement le traitement qu’ils font de la situation, ceci se répercutant sur

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Conclusions 43

l’apprentissage qui va s’opérer : sentiment d’incompétence et résignation ou, au


contraire, sentiment de contrôlabilité, désir de relever les défis de l’élève et, in fine, soif
d’apprendre toujours plus.

7. Conclusions
Tous les apprentissages scolaires sont affaires complexes car tous requièrent
des montages cognitifs complexes, articulant des sous-compétences d’ordre différent et
impliquant des modalités d’apprentissage divers (essentiellement, des apprentissages
implicites et explicites). C’est la thèse principale que nous avons argumenté tout au
long de ce chapitre. Son énoncé nous paraît essentiel face aux doxas pédagogiques les
plus en vogue car, celles-ci sans êtres totalement fausses, négligent cette complexité et
de ce fait sont réductrices de la difficulté de guider l’apprentissage des élèves. Ainsi, le
socioconstructiviste, présenté actuellement comme LA solution, mise essentiellement
sur la mise en situation des élèves et sur leur capacité d’auto-apprentissage. Comme
nous l’avons rappelé, des processus d’auto-organisation des connaissances et d’auto-
apprentissage sont avérés par la recherche psychologique, mais ne peuvent expliquer
l’entièreté des processus développementaux et d’apprentissage. On peut supposer que
la probabilité d’une auto-organisation des connaissances ou d’un auto-apprentissage
dépend, de façon importante, de la fréquence d’exposition aux stimuli propices à cet
apprentissage. Dans nos sociétés, où l’écrit, les nombres et le calcul sont omni-
présents, l’élève est assailli de stimulations qu’il tend à organiser ; d’où l’émergence
« spontanée » de la conscience phonologique et la conceptualisation des principes du
dénombrement (cf. ci-dessus). Bref, de façon générale, il semble que les processus
d’auto-organisation et d’auto-apprentissage des connaissances dépendent de l’impor-
tance de l’exposition aux stimuli. En revanche, dès lors qu’il s’agit d’apprentissages
sophistiqués comme celui de l’orthographe, de la compréhension de textes un tant soit
peu élaborés, de la production textuelle et de la résolution de problèmes mathéma-
tiques complexes, le guidage de l’enseignant devient indispensable. Par une autre voie,
nous rejoignions Kirschner, Sweller et Clark (2006) qui, passant en revue les évalua-
tions des méthodes pédagogiques (Problem based learning, Discovery, Problem-based,
Experiential and Inquiry-Based Teaching) misant pour l’essentiel sur la mise en situation
des élèves et sur leur débrouillardise naturelle, sont amenés à conclure à leur ineffica-
cité dans la plupart des cas, ce qui les conduit à poser la question : Why Minimal Gui-
dance During Instruction Does Not Work? Selon nous, la complexité des architectures
cognitives à construire et leur caractère toujours multidimensionnel en est la raison.
En définitive, au risque de nous répéter, plus les apprentissages à réaliser sont sophis-
tiqués, plus le guidage de l’enseignant est indispensable.
Sans doute existe-t-il des règles générales en matière de guidage des apprentissages.
Ainsi, quelle que soit la compétence à construire, il faut tenir compte des contraintes
de la mémoire de travail et des croyances épistémologiques et motivationnelles des
élèves. De même, il nous semble que, dans tous les apprentissages scolaires, des com-
posantes implicites et explicites sont à prendre en considération ; ou encore que

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44 Chapitre 1 – L’apprentissage en situation scolaire : un processus multidimensionnel

conceptualisation et automatisation doivent être coordonnées. Vu l’opprobre dont elle


pâtit, il n’est pas inutile dans cette conclusion de souligner l’importance de l’auto-
matisation des procédures de base et de répéter qu’il n’y a pas d’expertise sans
automatismes. L’apprentissage de la production de textes est, à cet égard, paradigma-
tique. Au chapitre 11, Allal relate une expérience qui montre que la maîtrise croissante
de l’orthographe entre la 2e et la 6e primaire s’accompagne d’une amélioration
significative de la production textuelle (textes plus longs et de meilleure qualité) et
d’une meilleure et plus grande capacité à réviser ce qui a été écrit. De manière générale,
il apparaît qu’au fur et à mesure que les élèves progressent dans leur maîtrise des
composantes de base d’un montage cognitif (l’idenfication des mots, l’orthographe, les
opérations arithmétiques, les gestes grapho-moteurs de l’écriture, etc.), ils parviennent
à investir des ressources attentionnelles accrues dans les processus d’ordre supérieur.
Cependant, ces règles générales du guidage des apprentissages scolaires se déclinent
différemment selon la nature des compétences à construire et à maîtriser. C’est ce que
le lecteur découvrira tout au long de ce manuel.

Résumé
Tout apprentissage scolaire est complexe au sens qu’il est conçu d’éléments divers, interdépen-
dants. Sa compréhension nécessite de fait la prise en compte et l’articulation de capacités cognitives
multiples. Interviennent également des croyances épistémiques et motivationnelles. En ce sens,
tous les apprentissages scolaires requièrent des montages cognitifs et motivationnels à la croisée
de processus développementaux endogènes (en particulier les processus de maturation et d’auto-
organisation) et de modalités d’apprentissage diverses (implicite et explicite). L’identification sans a
priori et la présentation de données empiriques issues des différentes théories psychologiques
actuelles fondent cette thèse. D’un point de vue pédagogique, cette thèse conduit non seulement à
la combinaison de pratiques développant tant l’automatisation des connaissances que leur compré-
hension mais également à la prise en compte et à la réflexion sur la forme d’étayage nécessaire à la
coordination des facettes implicites et explicites des apprentissages, sans oublier l’élaboration de
stratégies cognitives et métacognitives indispensables aux compétences plus sophistiquées. Cet
étayage ou guidage pédagogique doit en outre se réaliser en prenant en considération les dimen-
sions motivationnelles de toute activité d’apprentissage.

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Questions pour mieux retenir 45

Notions clés
! Auto-organisation cognitive
! Mémoire de travail
! Apprentissages implicites et explicites
! Étayage
! Croyances épistémiques et motivationnelles

Questions pour mieux retenir

1. Le concept d’auto-organisation est central pour Piaget et le constructi-


visme. En quoi consiste-t-il ?
2. Selon Rossi, quelles sont les fonctions de la mémoire de travail ?
3. Quel est le rôle de l’inhibition dans les apprentissages scolaires ?
4. Que sont les croyances épistémiques ? Pourquoi doit-on les prendre en
compte dans l’étude des apprentissages scolaires ?
5. Quelles sont les deux conceptions de l’intelligence et leurs conséquences
respectives pour les apprentissages ?

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46 Chapitre 1 – L’apprentissage en situation scolaire : un processus multidimensionnel

Questions pour mieux réfléchir

1. Quelles sont les principales critiques faites à Piaget ? Sont-elles justifiées ?


Peut-on en dépasser certaines ?
2. Quelles sont les deux conceptions « extrêmes » concernant la mémoire de
travail ? En quoi s’opposent-elles ?
3. Pourquoi le développement de la mémoire de travail est-il considéré
comme un élément crucial du développement cognitif ?
4. Pourquoi la gestion des apprentissages scolaires implique-t-elle nécessai-
rement que les apprentissages implicites et explicites soient différenciés
et coordonnés ?
5. L’opposition entre innéisme et constructivisme est-elle irréductible ?
Expliquez.
6. En quoi les théories contemporaines de la motivation procèdent-elles d’un
paradigme sociocognitif ?

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