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CHAPITRE
en situation scolaire :
un processus
multidimensionnel
1
Marcel Crahay, Marion Dutrévis et Géry Marcoux
Sommaire
échéant, inférer de nouveaux concepts, ce qui revient à jongler de façon créative avec
les concepts mathématiques. Quant à l’orientation mathématique, elle suppose le déve-
loppement d’une disposition à mathématiser le réel (De Corte & Verschaffel, 2005 ;
Schoenfeld, 1991). Ces deux dernières dimensions supposent un rapport au savoir
mathématique ne limitant pas celui-ci à un assemblage de techniques, mais le conce-
vant comme une structure de concepts en évolution permanente, ce qui implique
l’émergence de croyances épistémiques avancées (cf. ci-dessous). Cela justifie que l’on
parle, à propos des apprentissages scolaires, d’architecture cognitive ou mieux de mon-
tages cognitifs et motivationnels.
Pour réaliser ces montages cognitifs et motivationnels, il faut miser à la fois sur des
processus développementaux endogènes et sur différentes modalités d’apprentissage.
Eu égard aux processus développementaux, nous distinguerons la maturation et l’auto-
organisation. En ce qui concerne les modalités d’apprentissage, nous considérerons le
fait que certaines connaissances émergent à partir d’apprentissages implicites alors
que d’autres résultent d’apprentissages explicites. De plus, certaines connaissances
procèdent de la compréhension alors que d’autres sont des automatismes à application
directe en liaison avec un ou plusieurs stimuli, résultant d’un grand nombre de répé-
titions. Bref, dans ce chapitre, nous essaierons de montrer que, pour réussir les mon-
tages cognitifs et motivationnels que l’école se donne pour objectif de faire acquérir par
tous les élèves, l’enseignant doit en quelque sorte jongler avec différentes modalités
d’apprentissage, tout en tenant compte de facteurs individuels liés notamment aux
processus maturationnels et d’auto-organisation. Ce sera notre seconde thèse.
Cette seconde thèse peut suggérer, de notre part, un rapport éclectique aux différentes
théories psychologiques. Il nous semble que ce n’est pas tout à fait le cas. Assurément,
nous nous défendons ici d’être les adeptes d’un seul courant psychologique. Ainsi, nous
ne nous positionnons pas en chantres du socioconstructivisme. Plus justement, nous
cherchons à identifier, dans les différentes théories psychologiques modernes, les élé-
ments qui nous paraissent empiriquement fondés pour tenter de les coordonner dans
un agencement conceptuel au sein duquel ils sont compatibles. Ainsi, tout en prenant
nos ancrages théoriques principaux dans la psychologie cognitive, ce qui nous conduit
à considérer la mémoire de travail comme le siège de l’apprentissage, nous ne renon-
çons pas à l’importance de la répétition (la fameuse loi de l’exercice formalisée par
Thorndike, 1922), ni aux concepts vygotskiens de zone proximale de développement
et de médiation sociale. Quant à l’héritage piagétien, il nous semble demander une
réflexion spécifique, par laquelle nous commencerons.
à cette théorie (cf. notamment Houdé, 2008b et Lehalle, 2006). Par ailleurs, la majo-
rité des psychologues sont aujourd’hui convertis au cognitivisme tandis que d’autres
– minoritaires, nous semble-t-il – se réclament des idées de Vygotski, dont ils conti-
nuent à exhumer les nombreux écrits. Pour certains, il est urgent de tourner le dos à
cette théorie obsolète alors que d’autres plaident en faveur d’épousailles entre cette
théorie et les conceptions historico-culturelles de Vygotski, Leontiev et Bruner. Avant
de décréter la mort du constructivisme piagétien ou la possibilité d’un mariage avec
l’une ou l’autre théorie concurrente, il est nécessaire de rappeler ce qu’est le noyau dur
des conceptions piagétiennes et d’examiner lesquelles peuvent ou doivent être conser-
vées au vu de l’évolution récente des recherches en psychologie du développement.
Bien sûr, de la théorie des stades, il ne reste pas grand-chose (Crahay, 2005 ; Lehalle,
2006), hormis l’idée que le développement des capacités cognitives traverse des étapes
qui se succèdent selon un ordre plus ou moins stable selon les cas (Crahay & Delhaxhe,
1983, 1989). En revanche, l’idée selon laquelle le développement intellectuel de l’en-
fant pourrait être décrit valablement par la succession de quatre grands stades (sen-
sori-moteur, préopératoire, opératoire concret et opératoire formel) n’est désormais
plus tenable3. À ce sujet, utilisant plusieurs épreuves piagétiennes classiques, Rieben,
Ribaupierre et Lautrey (1983) ont montré la forte variabilité intra-individuelle de
sujets supposés appartenir au stade opératoire concret4. Dans la foulée de ce type
d’observations, Siegler (1999), données empiriques à l’appui, argumente à l’encontre du
« modèle de l’escalier » de Piaget, où l’enfant passe soudainement d’un stade à l’autre,
en faveur d’un modèle en vagues qui se chevauchent. Selon cette métaphore, à chaque
phase de développement, dans chaque sous-domaine, l’enfant dispose de plusieurs
stratégies cognitives qui, à l’image des vagues s’approchant par va-et-vient progressifs
du rivage, sont susceptibles de se succéder rapidement, mais aussi de se chevaucher et
donc d’entrer en compétition. Avec l’expérience et selon les situations, l’enfant apprend
à choisir l’une ou l’autre façon de procéder. Cette réfutation du modèle de l’escalier
n’est pas dramatique car la notion de stades n’est pas centrale dans la théorie construc-
tiviste de Piaget.
Quelles sont, en définitive, les assertions profondément constitutives du constructi-
visme piagétien ?
Lautrey (2008) répond clairement à cette question. Il rappelle que le constructivisme
est avant tout une théorie de l’équilibration. Pour rendre compte du développement
des capacités intellectuelles des enfants, Piaget refuse les explications préformistes (ou
innéistes) et empiristes (ou environnementalistes). L’explication innéiste est que les
capacités cognitives, étant préformées, c’est-à-dire inscrites dans le patrimoine géné-
tique des individus, se mettent en place selon un agenda dicté par la maturation neuro-
nale. L’explication empiriste consiste, au contraire, à soutenir que l’organisation
cognitive provient de l’organisation de l’environnement et peut dès lors se ramener à
3. Ainsi, dans sa théorie du développement, Piaget affirmait qu’à partir du stade des opérations formelles
(12-14 ans), l’adolescent ne commettait plus d’erreur de logique. Or ce n’est pas le cas : les adolescents et les
adultes continuent à faire des erreurs perceptives systématiques dans certaines tâches de logique, pourtant
assez simples, cela comme les enfants plus jeunes.
4. Ce constat amène les auteurs à remarquer que « si hétérogénéité il y a, elle pourrait signifier qu’il existe
différentes formes de développement cognitif » (p. 178).
5. Pour une présentation détaillée de la théorie piagétienne de l’équilibration, nous renvoyons le lecteur à
l’ouvrage clef de Piaget (1975) ou au résumé relativement complet que l’un de nous en a proposé (Crahay,
2005).
6. Le syndrome de Williams est une anomalie du développement d’origine génétique. Les personnes
atteintes de ce syndrome présentent notamment un retard mental et des difficultés motrices, mais elles
acquièrent un niveau de langage de bonne qualité.
viennent de l’extérieur et, d’autre part, de la récupération en mémoire à long terme des
connaissances antérieures jugées utiles à la réalisation de la tâche, celle-ci pouvant être
de nature diverse. L’administrateur central est également responsable de la gestion de
l’attention et de la coordination des systèmes esclaves.
À la conception en composantes multiples de Baddeley (1986, 1992, 2000), Cowan
(2001) ainsi qu’Engle et Kane (2004) opposent une conception unitaire de la mémoire
de travail. Celle-ci, selon le modèle de Cowan (2001), n’est rien d’autre que les informa-
tions en état d’accessibilité en phase de réalisation d’une tâche. Dans cette conception
fonctionnelle plutôt que structurelle de la mémoire de travail, celle-ci n’est pas distincte
de la mémoire à long terme ; elle en est la partie active à un moment précis du fonction-
nement du sujet. Au sein de l’architecture des connaissances, informations et stratégies
dont dispose le sujet, un ensemble particulier est dans un état d’activation élevé consti-
tuant le focus attentionnel. L’allocation d’attention à l’un ou l’autre objet est contrôlée
par un double mécanisme : automatique ou implicite, pour une part, volontaire et donc
soumis à un contrôle exécutif, d’autre part. Dans le modèle d’Engle et Kane (2004), la
mémoire de travail est avant tout un système attentionnel ; pour l’essentiel, la mémoire
de travail renvoie, selon ces auteurs, à la capacité plus ou moins grande qu’a le sujet de
contrôler et soutenir son attention sur certains objets et ceci au détriment d’autres qui
sont écartés. Comme le résument Barrouillet et Camos (2007, p. 55), dont nous nous
inspirons largement ici :
« […] la mémoire de travail est historiquement issue des recherches sur la mémoire
à court terme. Néanmoins, cette filiation transparaît à des degrés divers dans les
différents modèles de mémoire de travail : les modèles de Baddeley et de Cowan
représentant les deux extrêmes. Ainsi, le modèle de Baddeley décrit des structures
spécifiquement et exclusivement dédiées au stockage à court terme. Au contraire,
Cowan ne fait plus aucune distinction entre mémoire à long terme et mémoire à
court terme, le contenu de ces mémoires dépendant du niveau d’activation des
informations. Une même information sera dite en mémoire à court terme si elle est
à un moment précis très activée et lorsqu’elle reprendra un niveau d’activation de
base, on dira qu’elle est en mémoire à long terme. »
Le modèle d’Engle et Kane (2004) se situe entre ces deux extrêmes, intégrant l’hypo-
thèse de structures spécifiquement dédiées au stockage à court terme tout en souli-
gnant le rôle joué par la mémoire de travail dans la gestion et le contrôle de l’attention.
Selon ces chercheurs, les capacités d’attention contrôlée sont soumises à de grandes
variations individuelles, ce qui a des incidences importantes sur les apprentissages et
sur l’exécution de tâches complexes. En définitive, comme le remarquent Barrouillet et
Camos (2007), il est légitime de considérer que la mémoire de travail n’est pas une
mémoire en tant que telle, « mais plutôt une structure ou un ensemble de processus dédiés
au contrôle et à la régulation des traitements » (p. 56). Au cœur de ces traitements, se
trouvent le focus attentionnel et son contrôle, ainsi que l’inhibition d’informations et/
ou de connaissances non pertinentes ; ces différents mécanismes contribuant au main-
tien de l’attention sur certains éléments spécifiques et, donc, à leur conservation pen-
dant un certain temps dans l’espace de traitement.
La gestion du focus attentionnel paraît plus que jamais au centre de tout processus
d’apprentissage (Sieroff, 2008). Les recherches sur la mémoire de travail en attestent ;
elles ont notamment montré que les mesures d’empan7 (et, plus particulièrement, d’em-
pan complexe) sont d’excellents prédicteurs des apprentissages scolaires et, plus large-
ment, des activités cognitives de haut niveau (Lépine, Barrouillet & Camos, 2005).
Rappelons, par ailleurs, que, dans une perspective vygotskienne, Bruner (1987) fait du
maintien de l’orientation une des fonctions de base de l’étayage8 que peut exercer
l’adulte pour favoriser l’apprentissage de l’enfant. De même, faisant le point sur les
recherches portant sur les effets de l’enseignement, Doyle (1978 et surtout 1986) sou-
ligne également l’importance de la gestion par l’enseignant de l’attention des élèves.
Plus généralement, le développement de la mémoire de travail est désormais considéré
comme un élément crucial du développement cognitif. Elle constitue, en effet, le siège
ou le centre exécutif des activités de pensée contrôlées, par opposition aux procédures
automatisées. Vu son importance et ses propriétés, la notion de mémoire de travail
tend à se substituer à celle d’intelligence, jugée trop floue (Barrouillet & Camos, 2007).
Il est, en tout cas, démontré que des phénomènes de mémoire de travail interviennent
dans l’apprentissage de la lecture (cf. Martinet & Rieben, chapitre 8), dans les activités
numériques (Thevenot, Barrouillet & Fayol, chapitre 6) ainsi que dans les activités de
résolution de problème (Barrouillet & Camos, 2007). Enfin, le développement cognitif
est sous-tendu par le développement des capacités de la mémoire de travail et, plus
exactement, par l’accroissement du nombre d’éléments pouvant être considérés simul-
tanément par le sujet. Comme l’avait pressenti Baldwin (1894, cité par Barrouillet &
Camos, 2007), le développement de l’enfant se caractérise notamment par un élargis-
sement de l’empan attentionnel ou par une extension des ressources attentionnelles du
sujet, une idée dont on retrouve le correspondant chez Piaget qui caractérisait notam-
ment le développement opératoire par le nombre de schèmes que le sujet réussit à
coordonner, c’est-à-dire à articuler en un même mouvement de pensée ou en succession
immédiate. Cette idée a notamment été développée par Pascal Leone (1980, cité par
Lautrey, 2006), dont la théorie distingue un répertoire de connaissances, composé de
schèmes et d’opérateurs. Parmi ceux-ci, l’opérateur M (pour mental power) a pour fonc-
tion d’activer les schèmes pertinents eu égard à la situation à traiter. L’augmentation
de sa puissance, c’est-à-dire du nombre de schèmes pouvant être activés simultané-
ment, attribuée par Pascal Leone à la maturation, est corrélative du développement
cognitif : ce nombre passe, en effet, de 1 à l’âge de 3 ans à 7 schèmes à la fin de l’ado-
lescence.
Plusieurs modèles ont été proposés pour rendre compte du développement de la
mémoire de travail. Barrouillet et Camos (2007) ont proposé un état de la question.
7. L’empan peut être défini comme le nombre d’éléments que le sujet peut traiter simultanément. Si classi-
quement, depuis Miller (1956), on considère 7 ! 2 groupements d’informations (chunks) comme limite de
l’empan mnésique, certains auteurs (e.g., Cowan, 2001) défendent l’idée d’un empan plus restreint.
Aujourd’hui, on retrouve principalement deux catégories tâches d’empan : simples (simple rappel d’informa-
tions) et complexes (ajout de transformations sur les informations).
8. Bruner (1987) utilise ce terme pour désigner l’ensemble des interactions de soutien et de guidage mises
en œuvre par un adulte ou un autre tuteur pour aider l’enfant à résoudre seul un problème qu’il ne savait
pas résoudre au préalable. Plus précisément, le processus d’étayage consiste pour le partenaire expert « à
prendre en mains ceux des éléments de la tâche qui excèdent initialement les capacités du débutant, lui permet-
tant ainsi de concentrer ses efforts sur les seuls éléments qui demeurent dans son domaine de compétence et de
les mener à terme » (p. 263).
Bien que mise en cause par Towse, Hitch et Hutton (1998, cités par Barrouillet &
Camos, 2007), il semble que l’on puisse conserver l’hypothèse de Case (1985, cité par
Barrouillet & Camos, 2007), selon laquelle les traitements deviennent, avec la matu-
ration et l’exercice, de plus en plus fluides et efficaces, ce qui nécessite moins de res-
sources et libère donc de l’espace pour le maintien d’informations9. Autrement dit, on
retiendra l’idée d’un impact de l’efficacité des traitements sur le maintien en parallèle
de diverses informations, connaissances ou schèmes. Il semble également légitime d’en
déduire une hypothèse psychopédagogique : la fréquente mise en situation impliquant
la mobilisation de traitements en parallèle de plusieurs informations est susceptible de
favoriser le développement et le renforcement de stratégies cognitives propices à la
coordination des informations, pour autant que la complexité des tâches n’excède pas
les capacités du sujet10 et que l’enseignant assure l’étayage de la démarche de l’enfant
en s’attachant à maintenir son orientation sur la tâche.
9. Ce modèle, qui suppose le partage de l’attention entre le traitement et le stockage à court terme, a été
affiné par Barrouillet et Camos (2007).
10. Nous faisons ici référence à la notion de zone proximale de développement de Vygotski (cf. ci-dessus).
11. Rappelons brièvement qu’il s’agit des principes d’adéquation unique (un mot – un élément et vice-versa),
d’ordre stable de l’énumération (les mots nombres se disent toujours dans un même ordre), d’abstraction
(peu importe la couleur, la grosseur des éléments, chacun compte pour un), de cardinalité (le dernier mot
nombre prononcé désigne la quantité) et de la non-pertinence de l’ordre (peu importe la façon de compter les
éléments de la collection à condition de les compter tous une seule et une seule fois). Le lecteur trouvera
davantage de précisions sur ces principes et sur la théorie de Gelman au chapitre 6.
elle-même plutôt que sur ses effets. Pour que le déplacement de l’attention soit possible,
il importe que la mobilisation des procédures soit inhibée, ce qui est en soi une gageure
avec les enfants les plus jeunes, et qu’une tentative d’explicitation, c’est-à-dire de ver-
balisation, soit entreprise. Comme le soutiennent Cèbe (2000) ainsi que Cèbe, Pelgrims
et Martinet (2009), la médiation sociale et langagière de l’enseignant est capitale à cet
égard, tout particulièrement avec les élèves les moins performants qui, pour beaucoup,
viennent de familles où le langage est peu utilisé à des fins de description.
La compréhension progressive du principe alphabétique (cf. Martinet & Rieben, cha-
pitre 8) procède peut-être d’un processus analogue. Dans les langues alphabétiques,
les enfants doivent en effet mettre le système d’écriture en relation avec la langue
orale (Ferreiro, 2000). La compréhension de ce principe, crucial en ce qui concerne
l’apprentissage de la lecture, passe par la distinction entre le dessin et l’écriture, ce qui
renvoie à un principe de distinction pictogramme/lettre. Vers 4-5 ans, l’enfant arrive
au constat qu’un seul caractère ne peut signifier quelque chose et, donc, qu’il en faut
plusieurs pour dire quelque chose ; il applique donc ce que Ferreiro (2000) mais
aussi Kamii et Manning (1999) appellent un principe de quantité minimale. Ce principe
est ensuite complété par un principe de variété interne (pour constituer un mot, une
séquence de lettres ne peut comporter trop de répétition de la même lettre) et par un
principe d’invariance (une même lettre traduit le même son et vice-versa). C’est ce
principe d’invariance qui se manifeste lorsque l’enfant, en plein apprentissage de la
lecture, exprime sa surprise voire son incompréhension face aux mots à graphie
inconsistante. Bref, dans l’apprentissage de la lecture comme dans celui du dénom-
brement, des processus d’automatisation par la pratique et d’autres relevant de la
conceptualisation (ou de redescription représentationnelle) sont à l’œuvre.
Il convient, par ailleurs, de noter que l’opposition entre innéisme et constructivisme
n’est probablement pas irréductible et, partant, que l’explication suggérée par Gelman
(1997) n’est pas incompatible avec celle supposant un processus de prise de conscience.
En effet, comme le souligne Houdé (2008a) à propos du développement des connais-
sances physiques, même s’il existe, chez le bébé, des cognitions précoces innées, leur
affinement requiert des apprentissages dont nous postulons pour notre part qu’ils
passent non seulement par l’automatisation grâce à la répétition, mais aussi par la
conceptualisation, celle-ci pouvant être favorisée par la médiation langagière inhérente
à certaines interactions sociales. De façon évidente en tout cas, le fonctionnement
cognitif implique des processus implicites et des traitements explicites. Le passage de
l’un à l’autre peut se faire dans le sens de la conceptualisation, c’est-à-dire de l’implicite
vers l’explicite et, pour notre part, nous adopterons l’explication de Karmiloff-Smith
(1992) en termes de redescription représentationnelle ou dans le sens de l’explicite
vers l’implicite et nous parlerons alors de procéduralisation.
Les bénéfices de l’explicitation sont indéniables. Ainsi, dans le cas de la lecture comme
de l’écriture, l’émergence du principe alphabétique ouvre des perspectives, dès lors
qu’il est réinvesti dans l’activité de décodage et d’écriture. Il y a à cela une première
raison. Comme toute règle, le principe alphabétique est génératif : un individu qui a
conceptualisé ce principe peut, dès qu’il a acquis le code alphabétique, proposer des
transcriptions de la quasi-totalité des mots qu’il entend en produisant une orthographe
phonologique : chapo, marène, poulin. De surcroît, il permet l’auto-apprentissage : la
12. Par apprentissage implicite, il faut entendre tout processus par lequel les comportements s’adaptent
progressivement aux caractéristiques des situations sans que l’individu recoure intentionnellement à une
connaissance explicite.
Tout cela indique que le développement, les apprentissages scolaires et, plus générale-
ment, les progrès du fonctionnement cognitif des individus ne résultent pas seulement
de la construction de nouvelles connaissances et de stratégies cognitives ; l’appren-
tissage de l’inhibition et, plus généralement, de façons de réguler le fonctionnement
cognitif est crucial. C’est à cette problématique, celle de la régulation de l’activité d’ap-
prentissage, que nous consacrerons les deux dernières sections de ce chapitre.
5. Connaissances, méta-connaissances,
croyances épistémiques et régulations
de l’apprentissage
13. Plus précisément, nous nous inscrivons dans la foulée des auteurs qui, à l’instar de Case, Karmiloff-
Smith, Lautrey, Pascal-Leone, s’efforcent de concilier les apports de la psychologie cognitive avec une
approche piagétienne, tout en intégrant divers éléments venant du behaviorisme (notamment, l’importance
de la répétition et des conséquences des conduites du sujet) et de l’approche sociohistorique prolongeant les
œuvres de Vygotski et Bruner.
donc susceptible d’engendrer, par prise de conscience, des connaissances sur la cogni-
tion à partir des expériences métacognitives accumulées. Utilisant ces méta-connais-
sances à l’égard de soi-même, le sujet peut exercer une influence en retour sur la
cognition et, par cette voie, utiliser ses ressources attentionnelles de façon optimale
(Veenman, Kok & Blöte, 2005), ce qui rejaillit en définitive sur ses performances14. Sur
la base de plusieurs méta-analyses, Veenman et Van Hout-Wolters (2006) évaluent à
17 % de variance expliquée le poids des metacognitive skills sur les performances sco-
laires d’étudiants d’âge et de statut socio-économique fluctuant alors que celui des
aptitudes intellectuelles est estimé à 10 % ; combinés, ces deux paramètres expliquent
20 % des performances académiques. De ces données, Veenman et Van Hout-Wolters
(2006) concluent que, tout en étant liées aux aptitudes intellectuelles des élèves, les
metacognitive skills peuvent compenser certaines défaillances de celles-ci15.
14. Remarquons cependant que les élèves peuvent avoir des croyances métacognitives et épistémiques
« erronées » et, partant, que des effets négatifs ne sont pas à exclure.
15. Précisément, Veenman et Van Hout-Wolters (2006, p. 6) écrivent : “The implication is that an adequate
level of metacogntion may compensate for students’ cognitive limitations”.
16. Fayol (2008) juge utile dans sa définition de la métacognition de qualifier ces connaissances de naïves.
Sans adhérer au choix de l’adjectif, nous le rejoignons dans sa réticence à parler dans ce cas de connais-
sances, préférant in fine le terme de croyances.
avoir une conception fixiste dans un domaine (par exemple, les langues) et malléable
dans un autre (par exemple, les mathématiques) (Dweck & Molden, 2005). Nombreuses
sont les études qui montrent que les théories implicites de l’intelligence influent sur les
attributions causales en cas de réussite et d’échec (cf. pour des synthèses en français,
Galand & Bourgeois, 2006) : les élèves qui pensent que l’intelligence est immuable ont
tendance à attribuer leurs échecs à un manque de capacité alors que, d’une manière
générale, ceux qui pensent que l’intelligence évolue, considèrent qu’un surplus d’efforts
peut leur permettre d’améliorer leurs performances scolaires et d’accroître leurs capa-
cités intellectuelles. Par ailleurs, Stipek et Gralinski (1996) ont pu mettre en évidence
un lien entre théories implicites de l’intelligence et orientation des buts (cf. ci-dessous) :
les élèves convaincus de la nature évolutive des capacités intellectuelles se fixent à
la fois des buts de maîtrise et de performance tandis que les autres se fixent essen-
tiellement des buts de performance. Or, comme on le lira ci-dessous, une orientation
vers des buts de maîtrise prédispose à des stratégies d’apprentissage en profondeur.
Notons, cependant, que les observations de Stipek et Gralinski (1996) n’ont pu être
répliquées par certains chercheurs (cf. notamment, Dupeyrat & Mariné, 2005 ; Vezeau
& Bouffard, 2002).
Depuis les travaux précurseurs de Perry, poursuivi notamment par les travaux de
King et Kitchener, de Kuhn et de Oser et Valentin (cités par Crahay & Fagnant, 2008),
on sait que, très probablement dès l’école primaire, les élèves développent une
réflexion sur le savoir. Ce champ d’études est désigné sous l’appellation de croyances
épistémiques (epistemological beliefs) ou épistémologie personnelle (personal epistemology).
Ainsi, les élèves et étudiants s’interrogent sur l’origine et la validité des connais-
sances ainsi que sur la nature de l’acte de connaître (Hofer & Pintrich, 1997). Selon les
recherches menées dans une perspective développementale (voir notamment King &
Kitchener, 1994, 2002, 2004 ; Kuhn, 1991, 2001 et, pour une synthèse en français,
Crahay & Fagnant, 2008), dans un premier temps, les individus opposeraient ce qui est
faux à ce qui est vrai, ce qui est subjectif à ce qui est objectif, les connaissances ou les
faits – les deux notions n’étant pas différenciées – étant définitivement et absolument
vrais. Ensuite, faisant l’expérience de l’incertitude de certaines connaissances déclarées
absolument vraies, les sujets verseraient dans une période de subjectivité extrême ou
de relativisme total, affirmant en quelque sorte que tout est question d’opinions et que
toutes celles-ci se valent. Enfin, dans une étape ultime, les adolescents ou jeunes adultes
reconnaîtraient que certains points de vue ou positions peuvent être soutenus par des
preuves et sont dès lors plus vraies ou moins fausses que d’autres, ce qui ne les conduit
pas à affirmer que ces positions constituent des vérités définitives ; ils en admettent la
validité provisoire, c’est-à-dire tant que d’autres preuves ne sont pas venues corriger,
nuancer ou réfuter ce qui est connu. À ce niveau de réflexion, il y a donc réconciliation
entre les aspects objectifs et subjectifs de la connaissance, les individus considérant
que la connaissance est construite activement par une communauté de personnes qui
éprouvent leurs idées à l’aune des « faits » et les ajustent en fonction des preuves
et arguments. Comme toute description de séquence développementale, celle-ci
caractérise une tendance d’ensemble, passible d’importantes variations inter et intra
individuelles. Car, évidemment, tous les individus n’élaborent pas une réflexion épisté-
mologique complètement achevée et cohérente. De surcroît, chez un même individu, on
peut observer des niveaux de pensée épistémologique fluctuant selon les domaines de
connaissance. Il n’en reste pas moins que, des nombreuses études réalisées à ce propos,
l’existence, chez le sujet lambda, d’une réflexion épistémologiques est désormais avé-
rée. Elle porte à la fois sur la nature et la ou les sources des savoirs, sur le processus
de construction des connaissances ainsi que sur le processus par lequel les hommes
décident que telle connaissance est plus vraie que telle autre. Cette réflexion, qui peut
être stimulée ou, au contraire, freinée voire étouffée par le contexte d’enseignement,
débouche sur des croyances épistémiques, plus ou moins organisées en théorie cohé-
rente, qui influent sur les stratégies cognitives déployées par les élèves en situation
d’apprentissage (voir en particulier Bendixen & Rule, 2004) : les étudiants s’inter-
rogent sur et interrogent la validité des informations qui leur parviennent ; ils
cherchent des preuves ou des arguments.
Les élèves et étudiants développent également des croyances sur les stratégies cogniti-
ves pour mémoriser, comprendre un texte, résoudre des problèmes, etc. Ainsi, à partir
d’un certain âge, ils savent que, pour mémoriser une information, ils doivent se la répé-
ter plusieurs fois et que, pour comprendre un texte informatif, il faut rechercher les
idées principales. Ils ont également des idées sur la façon d’utiliser ces stratégies et,
dans une certaine mesure, quand et pourquoi les utiliser. Dans la foulée de Flavell
(1976) qui soutenait que les enfants développaient une sensibilité (sensitivity) aux
situations, leur permettant de reconnaître les tâches appelant un effort de mémorisa-
tion particulier, des études ont porté sur les idées que les élèves développent concer-
nant la difficulté des tâches. Très tôt, ceux-ci distinguent les tâches de reconnaissance
et de production, sachant très bien que reconnaître une information est plus aisé que
de la rappeler ; très tôt, ils savent aussi que lire un roman, c’est autre chose que lire un
catalogue ou une bande dessinée (Fayol, 2008). Cependant, d’une manière générale, les
croyances métacognitives concernent ce que Flavell (1976) appelle des interactions
entre soi et les tâches : pour mémoriser, généralement, je…
Signalons que les études ont porté sur des domaines aussi diversifiés que la mémoire,
la lecture, la production écrite et les mathématiques. Elles montrent que les croyances
métacognitives s’améliorent avec l’âge, mais aussi avec le niveau d’expertise. Elles
indiquent également que les individus tendent à surévaluer leurs connaissances, c’est-
à-dire qu’ils ont tendance à croire savoir plus qu’ils ne savent réellement.
La contribution de la métacognition au fonctionnement exécutif du sujet (Borkowski &
Burke, 1996) implique d’abord des jugements et sentiments métacognitifs (feeling of
knowledge and judgement of learning). Ceux-ci assument une fonction de monitoring
dont dépend le contrôle cognitif que le sujet peut exercer sur ses stratégies (Nelson &
Narens, 1990).
Quatre types de jugements métacognitifs paraissent intervenir dans le monitoring (Bos-
son, 2008) : le ease of learning judgments (EOL), le judgement of knowing (JOK), le feeling
of knowing (FOK) et le confidence judgement (CON). Certains de ces jugements sont
prospectifs et d’autres rétrospectifs. Ils sont définis comme suit :
• le premier jugement (EOL) porte sur la difficulté de la tâche et, intervenant
avant de commencer la tâche, il comporte une prédiction concernant la per-
formance possible du sujet (chances de succès) ;
• le second jugement (JOK) s’effectue en cours d’accomplissement de la tâche et
correspond à un questionnement du sujet se demandant si elle est en phase
ne les mobilisent pas (cf. notamment Crahay & Detheux-Jehin, 2005). On parle, dans
ce cas, de production deficiency (Veenman & Van Hout-Wolters, 2006) ou de déficience
d’utilisation. Cette carence de mobilisation peut être imputable à un problème de sur-
charge cognitive liée au nombre de procédures et stratégies à agencer pour arriver au
but eu égard à la complexité de la tâche. Elle peut être attribuée à un manque de sur-
apprentissage (cf. Péladeau et al., chapitre 2). Elle peut encore être interprétée comme
le signe que les élèves ne perçoivent pas le lien entre les caractéristiques de la tâche
et les capacités dont ils disposent, cela étant imputable à une insuffisance de connais-
sances conditionnelles liées à ces capacités. Les recherches qui ont mis en place
des interventions métacognitives visant à faire prendre conscience par les élèves des
conditions dans lesquelles mobiliser leurs stratégies produisent des effets comme en
atteste la méta-analyse de Wang, Haertel et Walberg (1990). Enfin, on ne peut passer
sous silence une troisième possibilité mettant en avant les croyances motivationnelles
de certains élèves qui, ayant développé un sentiment d’incompétence acquis (helples-
sness), ne conçoivent pas que leurs succès ou leurs échecs puissent être dus à leur
propre effort (cf. Bouffard & Vezeau au chapitre 3).
De facto, les résultats des travaux évoqués ci-dessus concernant les interventions méta-
cognitives répondent à une question posée par différents auteurs (notamment Brown,
1978), à savoir si la métacognition constitue un épiphénomène. Comme le note Fayol
(2008), la question est double. À un niveau fondamental, il s’agit de déterminer si la
conscience métacognitive est un élément de la chaîne causale entre les stimuli et les
réponses. Sur le plan pratique, il s’agit de statuer sur la pertinence des interventions
métacognitives. De l’état actuel de la recherche, il semble légitime de conclure avec Fayol
(2008) que l’apprentissage du contrôle et des stratégies métacognitifs ne s’effectue pas
spontanément, sauf peut-être chez une minorité d’individus ; une instruction explicite et
la mise en œuvre de dispositifs pour assurer leur acquisition, leur transfert et leur main-
tien dans le temps s’avère donc nécessaire pour la plupart (voir Pelgrims & Cèbe, cha-
pitre 5). Pour être performante, cette instruction explicite respectera trois principes :
(a) intégrer l’instruction métacognitive dans un enseignement disciplinaire afin
d’assurer la connexion entre les stratégies et le contenu ;
(b) informer les élèves de l’utilité des stratégies et démarches de contrôle afin
de les inciter à consentir l’effort nécessaire à leur acquisition et exercice ;
(c) étaler l’instruction métacognitive afin de garantir la stabilisation et l’usage
harmonieux des stratégies et contrôle métacognitifs (Veenman & Van Hout-
Wolters, 2006)17.
Ces principes peuvent être résumés par l’acronyme WWW&H : What to do, When,
Why and How.
Au chapitre 11, dévolu à la production textuelle, Allal fournit plusieurs exemples
d’instructions visant l’apprentissage de stratégies et de contrôle métacognitifs. Celles-ci
17. La citation anglaise est la suivante : “Three fundamental principles are known from the literature for suc-
cessful metacognitive instruction: a) embedding metacognitive instruction in the content matter to ensure con-
nectivity b) informing learners about the usefulness of metacognitive activities to make them exert the initial
extra effort and c) prolonged training to guarantee the smooth and maintained application of metacognitive
activity” (Veenman & Van Hout-Wolters, 2006, p. 9).
6. Croyances motivationnelles,
intention d’apprendre et régulation
de l’activité d’apprentissage
Comme l’écrit plaisamment Ames (1992), cité par Maehr et Meyer (1997,
p. 372), « il y a trois choses dont il faut se souvenir en éducation. La première est la moti-
vation. La deuxième est la motivation. La troisième est la motivation ». Assurément, la
formule est exagérée. Elle exprime, toutefois, élégamment l’importance de la motiva-
tion et de l’intention d’apprendre dans tout processus d’apprentissage et, en particulier,
dans ceux que tente de stimuler l’école.
Les théories contemporaines de la motivation s’inscrivent résolument dans un para-
digme sociocognitif (cf. Bouffard & Vezeau, chapitre 3). Reconnaissant pleinement
l’agentivité de l’être humain (Bandura, 2003), la théorie sociocognitive considère que
l’être humain a la possibilité, s’il le décide, d’être un agent actif dans son propre déve-
loppement, de contrôler ce qu’il est, ce qu’il fait et ce qu’il devient.
Pour Hickey et McCaslin (2001), la perspective sociocognitive signe une véritable
réconciliation épistémologique entre associationnisme et cognitivisme. En effet, dans
ce qu’il considère comme une transactional view of self and society, Bandura (2000b,
18. Il aurait d’ailleurs été facile de prendre la production textuelle ainsi que la compréhension de textes
comme exemples pour argumenter la thèse défendue au paragraphe 4.1, à savoir que tout apprentissage
scolaire implique la nécessaire coordination de connaissances et stratégies de types différents. La démons-
tration nous est apparue plus convaincante dès lors qu’elle porte sur les apprentissages de base que sont la
lecture-déchiffrage et le dénombrement ; la complexité de ces apprentissages est, en effet, fréquemment sous-
estimée.
19. Ce constat de fait ne nous empêche pas de rêver à un monde plus égalitaire et à réclamer une égalité de
droit pour tous les êtres humains. Il n’en reste pas moins important de débusquer les mécanismes discrimi-
natoires afin de les dénoncer et de tenter d’y remédier. C’est exactement ce qu’entreprennent Dutrévis et al.
au chapitre 4.
supposés s’orienter vers la maîtrise. Cette hypothèse n’a pas été pleinement confirmée
par les études empiriques rapportées par les auteurs : les enfants ne se distinguent
nullement face aux tâches « faciles », mobilisant des stratégies de même niveau d’éla-
boration quel que soit leur style attributionnel. En revanche, des différences interindi-
viduelles apparaissent face aux tâches calibrées pour être trop difficiles : malgré les
réussites expérimentées aux tâches faciles, les enfants helpless (c’est-à-dire mobilisant
des attributions à ces causes non-contrôlables) activent une conception négative d’eux-
mêmes, évoquant une intelligence déficiente, leur mauvaise mémoire et le fait qu’ils ne
sont pas doués en résolution de problèmes. De surcroît, ils expriment des émotions
négatives, parlant d’ennui, d’aversion pour la tâche, et disent ressentir de l’anxiété face
aux problèmes proposés. En outre, plus de deux tiers d’entre eux désinvestissent leurs
ressources du problème pour les investir dans des stratégies défensives de sauvegarde
de leur image : ils tentent en effet de détourner l’attention par de l’humour, des pro-
positions d’altération des règles, ou en parlant des talents qu’ils ont dans d’autres
domaines. En contraste, les enfants qui activent des causes contrôlables pour expliquer
leurs échecs redoublent d’attention et restent mastery-oriented face aux tâches diffi-
ciles, qu’ils se représentent comme un défi à relever. Leurs pronostics demeurent
optimistes, persuadés que leurs efforts seront couronnés de succès. En conséquence, le
niveau d’élaboration de leurs stratégies se maintient, voire s’accroît.
De manière générale, le modèle de Dweck et ses collègues (Dweck & Leggett, 1988 ;
Elliott & Dweck, 1988) suppose l’interaction de trois variables dans la détermination
des profils comportementaux helpless et mastery-oriented : la perception de ses compé-
tences, la conception de l’intelligence et l’orientation des buts.
• Le sentiment de compétence de l’élève a pour conséquence un sentiment de
contrôlabilité : l’élève se perçoit comme un acteur pouvant influer sur ce qui
lui arrive et, en particulier, sur le résultat de ses actions. Pour de nombreux
auteurs, le sentiment de contrôlabilité constituerait un besoin fondamental de
l’être humain (cf. notamment, Bandura, 2003 ; Deci & Ryan, 1992 ; Harter,
1986). Le sentiment de compétence, aussi parfois appelé sentiment d’efficacité
personnelle, fait référence au jugement qu’un individu porte sur sa capacité
d’agir efficacement sur son environnement et de réussir les tâches auxquelles
il est confronté (Bandura, 2000a, b). Sans entrer dans les débats concernant
la distinction éventuelle entre ces deux concepts (cf. Bouffard & Vezeau, cha-
pitre 3), on retiendra que l’aspect central de cette autoperception est l’auto-
évaluation de sa compétence ; lorsque celle-ci est positive, elle aboutit à un
sentiment d’efficacité personnelle alors que, dans le cas inverse, elle débouche
sur un sentiment d’incompétence qui débouche régulièrement sur des proces-
sus de résignation (on parle aussi de résignation apprise). Comme on pourra le
lire au chapitre 3, pour Bandura (2003) mais aussi pour Dweck, le développe-
ment d’une évaluation positive de ses compétences est crucial pour le déve-
loppement de l’enfant, car elle agit sur les émotions, la pensée, la motivation
et le comportement par le biais des anticipations de réussite ou d’échec.
• Si la perception de compétence revêt une telle importance, c’est aussi parce
que, aujourd’hui encore, il semble bien que bon nombre d’enseignants et
de parents restent convaincus du caractère inné et donc non malléable de
l’intelligence. C’est donc assez logiquement que l’on observe que, dès les pre-
mières années de l’école primaire, des élèves développent une conception
stable de l’intelligence (Dweck, 1999). D’autres, en revanche, bénéficiant sans
doute d’un entourage mieux informé de l’essor de la psychologie, considèrent
l’intelligence comme une caractéristique mobile ou évolutive. Les travaux de
Dweck et de ses collaborateurs illustrent combien la représentation de l’intel-
ligence induite chez les enfants affecte leurs comportements. De façon résu-
mée, ses études indiquent que, lorsque l’élève est convaincu de la fixité des
aptitudes intellectuelles, toute réponse est une manifestation d’intelligence ou
d’incompétence. Le feed-back de l’enseignant est interprété comme une infor-
mation portant non seulement sur sa performance actuelle mais aussi sur son
potentiel intellectuel. L’enjeu est considérable : s’il réussit, il peut croire en
son intelligence ; s’il échoue, il doit conclure en une incapacité définitive. À
l’opposé, si l’élève conçoit l’intelligence comme une caractéristique altérable,
la portée de ses démarches est d’une tout autre nature : une erreur n’est pas
un signe d’incompétence intrinsèque à l’individu ; elle est tout simplement le
signe d’une stratégie inappropriée.
• Enfin, la conception de l’intelligence et la perception de compétence inter-
agissent avec les buts que l’élève se fixe lorsqu’il réalise une tâche. Au niveau
de l’orientation des buts – on le lira aux chapitres 3 et 4 – on distingue clas-
siquement les buts de maîtrise (l’élève souhaite essentiellement apprendre
et comprendre) et les buts de performance (l’élèves souhaite réussir, être
reconnu pour ses performances et éviter l’échec). Les recherches récentes ont
conduit à distinguer deux sous catégories de buts de performances en fonc-
tion du vecteur approche-évitement. Il semble bien que ce soit essentiellement
les buts d’évitement qui induisent des effets délétères sur la motivation des
élèves.
Dans une étude expérimentale désormais fameuse, Elliott et Dweck (1988) ont mani-
pulé les buts d’élèves d’école primaire (en les orientant davantage sur l’idée que leur
aptitude va être évaluée, ou en les focalisant sur la valeur de la compétence qu’ils pour-
ront acquérir), ainsi que leur perception de leurs compétences (via un feed-back lors
d’un pré-test). Leurs résultats confirment leurs hypothèses. Les individus mus par des
buts de performance, c’est-à-dire concernés par ce qui se voit de leurs habiletés, et
ayant une piètre opinion de celles-ci auront tendance à afficher le profil helpless en
situation d’échec. En revanche, ceux qui sont concernés par l’amélioration de leurs
habiletés (buts d’apprentissage) feront montre d’un engagement persévérant face à
l’échec, quelle que soit la perception qu’ils ont de leurs compétences. Enfin, combiner
buts de performance et bonne perception de ses habiletés donne également lieu à un
profil comportemental positif20.
Dans la perspective de la théorie de l’attente-valeur d’Eccles et Wigfield (2002 ainsi
que Wigfield & Eccles, 2000), il ne suffit pas de se sentir compétent pour s’engager
20. Si cette étude, de par sa nature expérimentale, traite de variables processus ou situationnelles (puisque
manipulées dans un contexte spécifique), d’autres études ont conforté ces liens à partir de variables traits ou
dispositionnelles (cf. Dweck & Leggett, 1988, p. 261).
dans une tâche. L’individu qui se sent capable de résoudre un problème complexe, peut
ne pas s’investir dans la tâche s’il ne perçoit pas l’utilité de consentir les efforts requis
pour produire la solution à ce problème. Certes, le sentiment de compétence induit des
attentes de succès (expectancies for success)21, mais celles-ci resteront sans grand effet
si l’élève n’accorde aucune valeur aux tâches qui lui sont proposées comme le montrent
aussi les travaux de Pelgrims (2006) avec les élèves en difficulté d’apprentissage. En ce
qui concerne la partie « valeurs » du modèle, Eccles et Wigfield (2002) distinguent
quatre composantes: l’importance du résultat (attainment value), la valeur intrinsèque
(intrinsic value ou interest), l’utilité perçue (utility value), et le coût (cost)22. Sans entrer
dans le détail du modèle, on retiendra qu’un individu ne s’engage dans une activité que
s’il en perçoit l’utilité, qu’il lui accorde de la valeur, que le résultat anticipé est impor-
tant à ses yeux et que le coût ou l’effort à consentir n’est pas exorbitant. Concernant
l’investissement des élèves dans les activités d’apprentissage scolaire, le modèle moti-
vationnel d’Eccles & Wigfield (2002) incite à prendre en considération la valeur que
les enfants accordent à l’école, l’importance et l’utilité qu’ils attribuent à la réussite
scolaire. Or, à cet égard, les jeunes enfants sont directement sous l’influence des adultes
et, en particulier, de leurs parents et enseignants. Si ceux-ci mettent en doute l’impor-
tance de l’école, s’ils ne perçoivent pas de lien entre la réussite scolaire et la réussite
professionnelle (utilité perçue), il est peu probable que les enfants accordent de la
valeur aux activités d’apprentissages organisées à l’école.
Ces dimensions, dont l’importance tend à être reconnue par la majorité des chercheurs
œuvrant dans le champ de la motivation, sont l’objet d’un débat en quelque sorte clas-
sique entre ceux qui y voient des croyances c’est-à-dire des variables dispositionnelles
et ceux qui y voient des attributs de l’environnement. Ces derniers s’inscrivent en
quelque sorte dans une ligne de pensée amorcée par Ames (1984a, b, 1992) dont les
travaux soulignent, depuis longtemps déjà, l’importance de ce qu’elle nomme la goal
structure ou la goal-reward structure des activités pédagogiques. Cette idée a été reprise
par Barron et Harackiewicz (2003) sous l’expression perceived climate goals. Dans un
cas comme dans l’autre, il s’agit de prendre en compte la façon dont l’élève perçoit les
buts poursuivis par son (ses) enseignant(s). Ames (1984) a notamment montré que
les structures normatives amènent les élèves à se concentrer sur leur habileté, en com-
paraison avec celle des autres, tandis que les structures individualistes les focalisent
21. Eccles & Wigfield (2002) rapprochent ce concept de celui d’attentes d’efficacité (efficacy expectations),
défini par Bandura (2003) comme la croyance de l’individu qu’il est à même d’accomplir une tâche. Ceci
illustre bien les recouvrements possibles entre ces différentes théories.
22. L’attainment value se définit comme l’importance de bien faire (ex. : pour moi, être bon en maths est très
important). La valeur intrinsèque se rapporte au plaisir que procure la tâche en elle-même (ex. : Je trouve que
les devoirs de maths sont très intéressants, et pas du tout ennuyeux). Ce concept est similaire aux concepts de
motivation intrinsèque et d’intérêt (cf. infra, la première partie de la théorie de l’orientation des buts). L’utilité
d’une tâche est évaluée à la lumière des objectifs poursuivis par l’individu, et de ce qu’il peut faire des per-
formances (un diplôme pour le futur, par exemple) et/ou apprentissages liés à la tâche (ex. : il y a certaines
choses que tu apprends à l’école, et que tu peux utiliser en dehors de l’école, qui sont utiles. Par exemple une leçon
sur les plantes pourrait t’aider à faire un jardin. Est-ce que tu trouves utile ce que tu apprends en maths ?). Enfin,
le coût d’une activité se réfère aux sacrifices qu’une tâche exige (par exemple, faire son devoir au lieu d’une
partie sur la console), l’évaluation des efforts exigés par la tâche et de ses coûts émotionnels. On peut voir
ici la trace du concept d’anxiété en situation d’évaluation, surtout en ce qui concerne sa composante émo-
tionnelle. Le concept de cost n’a été que peu étudié empiriquement, même par les auteurs du modèle.
sur leurs efforts. En conséquence de quoi, les premiers seront plus enclins à faire mon-
tre d’un profil de résignation (helpless) en cas d’échecs, tandis que les derniers les attri-
bueront à un effort à poursuivre en l’amplifiant. Dans le même ordre d’idée, les travaux
de Nicholls (1984a, b) suggèrent que les élèves mis en compétition ont tendance à se
concentrer davantage sur leurs habiletés (et la façon dont ils peuvent la démontrer
– cf. buts de performance) que sur la meilleure façon de réaliser la tâche elle-même
(cf. en ce qui concerne l’importance de cette dimension contextuelle le chapitre 4 de
Dutrévis et al.).
Les travaux de Boekaerts (2001b) s’inscrivent dans cette lignée. Elle y apporte plu-
sieurs affinements conceptuels en distinguant notamment le « contexte » et la « situa-
tion ». Ainsi, le contexte renvoie à l’ensemble des conditions générales (e.g., la nature
du système social dans lequel l’individu est inséré : composition des classes, pratiques
d’enseignement, etc.) et singulières (e.g., les perceptions issues de l’interprétation et
l’intériorisation des différents contextes constitutifs de la vie scolaire : attentes des
enseignants, etc.) pour un individu donné à un moment « t ». Quant à la situation, elle
renvoie à la tâche à effectuer et à ses caractéristiques non pas tant objectives (tâche
d’apprentissage, tâche d’évaluation, tâche hybride) que perçues par l’individu. Il s’agit
donc bien là d’une conception interactionniste (voire située) de la motivation et par
conséquent de ses croyances motivationnelles. Selon notre compréhension de ce
modèle conceptuel, à un niveau supra-ordonné, le sujet peut affirmer des croyances
qui, en situation, ne s’actualiseront pas telles quelles. Bref, dès lors que le sujet est face
à une situation, son appréhension de la tâche module l’activation de ses croyances
motivationnelles (et, probablement, épistémologiques). Bien plus, si l’on se réfère aux
modèles adaptatifs du comportement humain (Allal & Saada-Robert, 1992 ; Boekaerts,
1992, 1996 ; Khul, 1985), l’appréhension de la tâche par le sujet peut fluctuer au fil
des actions, des effets produits, des obstacles rencontrés, des feed-back ou change-
ments externes perçus. Bref, au fur et à mesure que l’élève progresse dans la tâche,
celle-ci est susceptible d’être réappréciée avec plus ou moins de conscience. Ces appré-
ciations et réappréciations de la situation peuvent ne rien modifier aux croyances
de l’individu, mais elles peuvent aussi les renforcer, les infléchir, voire les réorienter.
Simultanément, comme le dit Boekaerts (1997), ces appréciations (re)façonnent la
représentation de la tâche tout en affectant, le cas échéant, les croyances motivation-
nelles de l’élève. De plus, tout au long de ce processus au cours duquel l’enfant s’es-
crime avec plus ou moins de succès avec la tâche, il est assailli d’émotions qui vont de
la peur d’échouer à la satisfaction lorsqu’il anticipe ou rencontre le succès (cf. Bouffard
&Vezeau, chapitre 3).
Dans ce corps à corps de l’élève avec la situation, l’enseignant a un rôle crucial à jouer.
Par ses consignes, ses encouragements, ses feed-back correctifs subtilement distillés
lorsque l’élève se fourvoie, il peut aider l’élève à activer ses croyances motivationnelles
les plus positives (importance et utilité de la tâche, sentiment de compétence, orienta-
tion des buts). À l’inverse, il peut le faire douter, renforcer ses craintes, l’orienter vers
la performance plutôt que la compréhension et même le mener au découragement et
à la résignation. Un des enseignements majeurs des recherches est qu’il est possible de
modifier (renforcer, inhiber, compléter) les croyances des élèves afin d’infléchir négati-
vement ou positivement le traitement qu’ils font de la situation, ceci se répercutant sur
7. Conclusions
Tous les apprentissages scolaires sont affaires complexes car tous requièrent
des montages cognitifs complexes, articulant des sous-compétences d’ordre différent et
impliquant des modalités d’apprentissage divers (essentiellement, des apprentissages
implicites et explicites). C’est la thèse principale que nous avons argumenté tout au
long de ce chapitre. Son énoncé nous paraît essentiel face aux doxas pédagogiques les
plus en vogue car, celles-ci sans êtres totalement fausses, négligent cette complexité et
de ce fait sont réductrices de la difficulté de guider l’apprentissage des élèves. Ainsi, le
socioconstructiviste, présenté actuellement comme LA solution, mise essentiellement
sur la mise en situation des élèves et sur leur capacité d’auto-apprentissage. Comme
nous l’avons rappelé, des processus d’auto-organisation des connaissances et d’auto-
apprentissage sont avérés par la recherche psychologique, mais ne peuvent expliquer
l’entièreté des processus développementaux et d’apprentissage. On peut supposer que
la probabilité d’une auto-organisation des connaissances ou d’un auto-apprentissage
dépend, de façon importante, de la fréquence d’exposition aux stimuli propices à cet
apprentissage. Dans nos sociétés, où l’écrit, les nombres et le calcul sont omni-
présents, l’élève est assailli de stimulations qu’il tend à organiser ; d’où l’émergence
« spontanée » de la conscience phonologique et la conceptualisation des principes du
dénombrement (cf. ci-dessus). Bref, de façon générale, il semble que les processus
d’auto-organisation et d’auto-apprentissage des connaissances dépendent de l’impor-
tance de l’exposition aux stimuli. En revanche, dès lors qu’il s’agit d’apprentissages
sophistiqués comme celui de l’orthographe, de la compréhension de textes un tant soit
peu élaborés, de la production textuelle et de la résolution de problèmes mathéma-
tiques complexes, le guidage de l’enseignant devient indispensable. Par une autre voie,
nous rejoignions Kirschner, Sweller et Clark (2006) qui, passant en revue les évalua-
tions des méthodes pédagogiques (Problem based learning, Discovery, Problem-based,
Experiential and Inquiry-Based Teaching) misant pour l’essentiel sur la mise en situation
des élèves et sur leur débrouillardise naturelle, sont amenés à conclure à leur ineffica-
cité dans la plupart des cas, ce qui les conduit à poser la question : Why Minimal Gui-
dance During Instruction Does Not Work? Selon nous, la complexité des architectures
cognitives à construire et leur caractère toujours multidimensionnel en est la raison.
En définitive, au risque de nous répéter, plus les apprentissages à réaliser sont sophis-
tiqués, plus le guidage de l’enseignant est indispensable.
Sans doute existe-t-il des règles générales en matière de guidage des apprentissages.
Ainsi, quelle que soit la compétence à construire, il faut tenir compte des contraintes
de la mémoire de travail et des croyances épistémologiques et motivationnelles des
élèves. De même, il nous semble que, dans tous les apprentissages scolaires, des com-
posantes implicites et explicites sont à prendre en considération ; ou encore que
Résumé
Tout apprentissage scolaire est complexe au sens qu’il est conçu d’éléments divers, interdépen-
dants. Sa compréhension nécessite de fait la prise en compte et l’articulation de capacités cognitives
multiples. Interviennent également des croyances épistémiques et motivationnelles. En ce sens,
tous les apprentissages scolaires requièrent des montages cognitifs et motivationnels à la croisée
de processus développementaux endogènes (en particulier les processus de maturation et d’auto-
organisation) et de modalités d’apprentissage diverses (implicite et explicite). L’identification sans a
priori et la présentation de données empiriques issues des différentes théories psychologiques
actuelles fondent cette thèse. D’un point de vue pédagogique, cette thèse conduit non seulement à
la combinaison de pratiques développant tant l’automatisation des connaissances que leur compré-
hension mais également à la prise en compte et à la réflexion sur la forme d’étayage nécessaire à la
coordination des facettes implicites et explicites des apprentissages, sans oublier l’élaboration de
stratégies cognitives et métacognitives indispensables aux compétences plus sophistiquées. Cet
étayage ou guidage pédagogique doit en outre se réaliser en prenant en considération les dimen-
sions motivationnelles de toute activité d’apprentissage.
Notions clés
! Auto-organisation cognitive
! Mémoire de travail
! Apprentissages implicites et explicites
! Étayage
! Croyances épistémiques et motivationnelles