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Gélard Marie-Luce, Sirost Olivier. Corps et langages des sens. In: Communications, 86, 2010. Langages des sens. pp. 7-
14;
doi : https://doi.org/10.3406/comm.2010.2531
https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_2010_num_86_1_2531
Marie-Luce Gélard
Olivier Sirost
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Dans l’Antiquité grecque, les sens restent avant tout associés à des quali-
tés. Dans une perspective anthropologique, les philosophes et les médecins
cherchent une similitude, une correspondance entre les quatre éléments et
les sens. Aussi, le débat sur le nombre de sens et de qualités est loin d’être
figé. Les sens sont-ils bien au nombre de cinq ? Faut-il les considérer
isolément les uns des autres ou bien les réunir par binômes ou groupes de
qualités ? Comment s’ordonnent-ils les uns les autres dans un processus de
connaissance ? Ces questions ne trouvent-elles pas un dépassement dans
un sentir en commun, ou aisthèsis koinè ?
Comme le rappelle Robert Jütte 6, les sens sont d’abord pensés à partir
de systèmes classificatoires alliant les organes sensoriels, une topographie
corporelle, des qualités communicationnelles et les éléments. Ce jeu de
correspondance systémique est particulièrement vivace dans les philo-
sophies indiennes et chinoises, dont on peut mesurer toute l’actualité en
termes d’usages du corps. Référés à une philosophie de la nature, les sens
restent clivés les uns des autres et placés sous une puissance transcendan-
tale. Ce sont les qualités sensibles de la nature qui leur donnent forme.
L’héritage de la phusis grecque va alors peser sur une diabolisation des
sens. Démocrite démontrera que la nature contient des forces impercep-
tibles par les sens. Platon, dans son allégorie de la caverne, ouvrira la voie
à la maxime selon laquelle nos sens sont trompeurs, et Aristote en viendra
à distinguer la sensation commune d’autres formes de connaissance
propres à la vie de l’esprit. Les principales tentatives d’ordonnancement
des corps comme les péchés capitaux, le catholicisme, l’enseignement des
humanités et les pédagogies corporelles, l’anthropologie physique ou
encore l’hygiénisme s’appuieront sur cette doxa des sens. La chrétienté
élèvera au rang d’exemplarité certaines odeurs tout en condamnant avec
ferveur le débordement des jouissances imputées aux sens 7.
Les messages sensoriels sont ainsi élevés au rang de morale à une époque
où l’accès à la lecture reste un privilège. Traquer le sensible dans le sacré
ou le fait religieux reste néanmoins une intuition forte des fondateurs de la
Nouvelle Histoire, qui déplace l’analyse des sens sur le terrain du langage
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a priori et réducteur. Car, au-delà des hiérarchies, les sens sont avant tout
porteurs de messages. La représentation iconographique des organes sen-
soriels a une longue histoire inscrite dans nos mythologies. Il suffit d’évo-
quer les images de Narcisse, d’Aphrodite, du péché originel, jusqu’à
l’imagerie d’Épinal illustrant les contes pour enfants. Ces évocations
portent avant tout un message moral souvent négatif face aux égarements
des plaisirs de la chair. Au Moyen Âge, les bestiaires font souvent office
d’illustration des facultés sensorielles démontrant la fragile frontière qui
sépare l’homme de l’animal : l’œil du lynx, l’oreille du cerf, le nez du chien,
le bec du faucon ou encore la peau de la tortue 13. Certains sens sont figurés
par la culture dite « de salon » : ainsi, l’ouïe (figurée par des instruments de
musique) ou la vue (représentée par un miroir ou un tableau). D’autres,
comme l’odorat (figuré par des fleurs) ou le goût (représenté par de la
nourriture), font appel à une iconographie plus naturelle. Néanmoins, les
sens servent la mise en scène de situations et se font langage, résumant
l’envie, la courtoisie, la béatitude… Par-delà les messages moralisateurs
visant à dénoncer la folie des hommes – comme La Nef des fous de Jérôme
Bosch –, l’histoire de l’art nous livre également des séries où chaque sens
est présenté séparément. Les tentures de La Dame à la licorne (1484
à 1500), les huiles sur panneaux de Jan Breughel l’Ancien (vers 1617),
les huiles sur bois d’Anthonie Palamadesz, dit Stevaerts (vers 1630-1640),
ou les gravures d’Abraham Bosse (1640-1670) puisent leur inspiration
dans les scènes idéalisées de la vie de salon ou de l’Éden. Cette anatomie
sensorielle précède les langages amoureux peints plus tard par Johannes
Vermeer ou François Boucher et Honoré Fragonard. Loin désormais de la
logique classificatoire, les sens communiquent directement par leur sugges-
tion en se passant de toute autre forme langagière.
Pendant la période romantique, fleurissent les témoignages sur la sensi-
bilité intérieure comme ceux des voyageurs sur les sens en prise avec les
aspérités des chemins et les spectacles des paysages. Les cures hygiénistes
de nature du XIXe siècle développeront à leur tour la culture sensorielle du
littoral et du souci de soi, dans la médication par les sens comme dans la
montée de l’industrie du loisir. Plus proche de nous, des formes dansées
comme le krump 14 ou les campagnes publicitaires freestyle de Nike mettent
l’accent sur des langages sensuels du corps se passant aisément de toute
expression écrite ou orale. Le geste instinctif et le rythme inné du danseur
de rue comme la musicalité du ballon et celle des appuis du sportif
génèrent ce bruit de fond nécessaire à l’expression de la vie. Ce sont alors
nos sens qui font la vibration du monde, loin du déterminisme de l’envi-
ronnement naturel ou social. Ces expériences fondamentales des sens ont
déjà été soulignées en leur temps par les protagonistes des pédagogies
somatiques (Isadora Duncan ou Claude Pujade-Renaud). Elles fondent en
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nous les racines langagières que certains observateurs sociaux ont nommé
une « éthique de l’esthétique ». De la géométrie au numérique, les média-
tions techniques ne font que donner toujours plus d’importance à nos sens
et complexifient leurs adaptations langagières.
Le pragmatisme comme la phénoménologie ou l’anthropologie histo-
rique ont au final bien du mal à analyser la communication et les messages
de nos sens. Pour William James et ses comparses 15, le langage, qui reste le
processus fondamental des sociétés humaines, peut se limiter à l’expérience
sensorielle ou aller jusqu’au partage émotionnel sans avoir besoin d’être
intellectualisé. Maurice Merleau-Ponty 16 a lui aussi démontré l’importance
de l’affect dans la relation que construit l’homme dans sa présence au
monde. À partir des années 1990, l’anthropologie historique développée
par Alain Corbin et la culture sensuelle travaillée par David Howes ont
repris ces pistes de recherche examinant les sens dans l’interaction. Dans
un texte devenu programmatique, Corbin 17 énonce, entre autres pistes, la
fugacité de la « trace sensorielle » et sa contextualisation communication-
nelle, comme l’expression de la polysensorialité. Les messages de nos sens
développent des formes culturelles langagières telles que le journal intime,
la cure psychanalytique ou l’autobiographie. Ils amènent à la construction
des rôles sociaux dans des domaines aussi éclectiques que l’art, l’apprentis-
sage ou la sexualité. Nos sens produisent signes et symboles à travers les
gestes, les postures et les expressions qu’ils provoquent. Dans cette produc-
tion du social, la balance des sens reste à interroger, tout autant que la
force éphémère et l’empreinte des sensations. Pour David Howes 18, l’an-
thropologie des années 1980-1990 resitue le corps comme médiateur de
communication, dépassant ainsi le clivage corps/esprit. Ce positionnement
permet de se questionner sur les limites langagières et les communications
non verbales, et sur l’émergence de socio-styles originaux. Les enquêtes
anthropologiques ont ainsi pu démontrer l’impact du sensoriel sur la
mémoire des groupes sociaux, le primat d’une expression des sens, l’in-
teraction des sens entre eux et non leur isolement.
Pistes nouvelles.
Les langages du corps ont été souvent analysés à travers les théma-
tiques de l’apparence (ornementique corporelle), de l’orientation des
modes de vie ou encore des techniques 19. Dans ce numéro, nous nous
proposons de caractériser les sens comme médias de l’information, objets
communicationnels, loin d’un simple examen d’une sensibilité particulière
ou de l’exercice d’un sens. En d’autres termes, c’est aux sens dans l’in-
teraction que nous nous consacrons et non aux discours sur les sens : nous
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