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de Rome
Duval Paul Marie.Duval Paul Marie. Religion gauloise et religion romaine. In: Travaux sur la Gaule (1946-1986) Rome : École
Française de Rome, 1989. pp. 401-419. (Publications de l'École française de Rome, 116);
https://www.persee.fr/doc/efr_0000-0000_1989_ant_116_1_3677
1 Cf. mes Dieux de la Gaule, 2e edit., Payot, 1976, p. 37-38 et fig. 22.
RELIGION GAULOISE ET RELIGION ROMAINE 403
étaient déjà une application d'un autre genre) : dieu ou déesse à trois
visages ou trois têtes, dieu à plusieurs phallus.
En face d'une religion romaine organisée, centralisée, civique,
riche en divinités anthropomorphes, soutenue, fixée et divulguée par
des textes et des représentations innombrables, le monde divin des
Gaulois est encore, à la veille de la rencontre, essentiellement proche
de la nature, engagé dans l'anonymat, et vraisemblablement
proliférant sur le plan local; il est éminemment modelable et assimilable, si
l'on considère comme une faiblesse l'absence d'une écriture courante
et d'une iconographie plastique tant soit peu développée.
Il est toutefois de bonne méthode de faire état strictement, pour
cette époque pré-romaine, des seules sources qui en émanent ou qui
s'y rapportent. Elles concernent trois problèmes : les apports
méditerranéens, effectués grâce aux colonies grecques de la région littorale et
à la navigation sur l'Atlantique; les légendes illustrées par les images
mythologiques que nous commençons de reconnaître, sans pouvoir
percer leur anonymat, sur les monnaies; les rapports possibles - un
parallélisme en tout cas - entre une mythologie germanique
protohistorique et les légendes celtiques contemporaines.
a) Les apports helléniques historiques sont les plus anciens, la
fondation de Marseille vers - 600 ayant dû leur ouvrir les portes de la
Gaule et de l'Océan. Par l'Atlantique, sont arrivées les légendes
concernant Apollon Hyperboréen, les Dioscures, des rites
«dionysiaques» (dans les îles gauloises); par la Méditerranée, les exploits
d'Héraclès et les mythes de fondation (Alésia, Lyon). La fortune d'Hercule
en Gaule, suite de cette implantation, a été favorisée par l'existence
d'un dieu parallèle celtique dont deux incarnations au moins seront
importantes à l'époque romaine, Ogmios et Smertrios. Si l'on pouvait
prouver que de tels «Hercules gaulois» existaient dès l'époque
ancienne, et que le succès d'Héraclès en Gaule leur doit beaucoup, il y aurait
lieu de faire état d'une intrepretatio graeca des divinités gauloises,
antérieure à Y interpretano romana définie par Tacite au sujet de la
Germanie (mais déjà requise par César à propos des grands dieux
gaulois) et supposant - c'est le phénomène concomitant - Yinterpreta-
tio celtica que J.-J. Hatt a justement mise naguère en lumière2.
Interpretano graeca : première rencontre d'une religion
méditerranéenne, mère de la romaine, et de la religion celtique. On pourrait
en trouver aussi l'indication dans les doctrines philosophico-religieu-
ses des druides, assimilées par les auteurs grecs à celle de Pythagore.
L'analyse judicieuse et fine que Nora Κ. Chadwick a faite des sources
écrites concernant ce rapprochement3 conduit à proposer que ceux
2 J.-J. Hatt, La tombe gallo-romaine, P.U.F., 1951 (2e édit., 1986), p. 84 et 105.
3 Nora K. Chadwick, The Druids, Cardiff, 1966.
404 II - RELIGION GAULOISE ET GALLO-ROMAINE
4 J.-J. Hatt, «Les dieux gaulois en Alsace», Bulletin de la Société nationale des
Antiquaires de France, 1970, p. 167-170. Notamment, les chapiteaux ornés de
figures de Glanum seraient une première interprétation hellénisante des dieux
gaulois.
RELIGION GAULOISE ET RELIGION ROMAINE 405
corps, elle est de la même nature que lui. C'est peut-être en cela que
réside la profondeur de la doctrine pythagoricienne, cette intuition
que l'esprit peut résider partout, à tous les degrés de l'être, et qu'il
n'est point l'apanage des humains»5. A combien d'œuvres d'art
plastique et monétaire des Celtes ces lignes peuvent servir de commentaire,
exactement! Ainsi une tendance générale de la philosophie druidique
à un vitalisme universel (si l'art celtique en est bien l'expression, seul
langage capable de la divulguer), a pu être connue des savants grecs
et comparée par eux, sans suggestion de relations directes, avec
l'esprit profond de la doctrine pythagoricienne.
b) Plus particulièrement, des sujets mythologiques, aussi
incontestables qu'anonymes, sont figurés sur des monnaies gauloises parmi
les plus anciennes (- IIIe / - IIe siècle), qui attestent ainsi l'existence de
mythes celtiques protohistoiriques formant comme une toile de fond
à ce monde divin des Gaulois dont nous ne connaissons les individus,
noms et figures, qu'à l'époque gallo-romaine, pour l'essentiel. Cette
galerie de sujets surnaturels commence de se peupler et comptera
peut-être bientôt quelques figures divines. Sont déjà reconnus avec
certitude6 : l'oiseau géant qui se pose pour le protéger et le défendre
sur le cheval menacé par un monstre déjà vainqueur (?) du serpent ; -
la jument allaitant son poulain sous la protection (plutôt que la
menace) d'un monstre amphibie qui la surmonte; - la femme aurige
conduisant un char en course; - le cheval à tête humaine, parfois
ailé; - la jument ailée à tête humaine allaitant un poulain ailé; - le
sanglier à tête humaine. - Enfin, l'énorme loup sur le point de
dévorer (ou venant de rendre après les avoir avalés) le soleil et la lune, et
restituant par derrière une branche feuillue, symbole de la végétation
ressuscitée : ce peut être la fin du monde et sa renaissance, drame
eschatologique dont la représentation sur une monnaie ne laisserait
pas d'être insolite; ou la fin de l'hiver et le renouveau du solstice; ou,
mieux, la fin des mauvais jours annoncée avec le retour de la
prospérité par un roitelet nouvellement intronisé, en don de joyeux
avènement et comme prélude à l'un de ces changements radicaux que se
croient obligés de promettre les imprudents qui se voient chargés
d'une nouvelle charge prestigieuse.
c) Le phénomène représenté a son pendant, mutatis mutandis,
dans la fin du monde (le loup qui avale le soleil et la lune) et sa
renaissance (le renouveau de la végétation nourricière, donc de la
vie), telles que les décrit abondamment l'eschatologie des épopées ger-
9J.-J. Hatt, notamment «La divinité féminine chez les Celtes continentaux
d'après l'épigraphie romaine et l'art celtique», Comptes rendus de l'Académie des
Inscriptions, 1981, p. 13-28, fig. 1-6.
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10 V. infra, p. 415 et η. 19, une entité divine indigène qui, attestée par une
monnaie romaine au lendemain même de la guerre des Gaules, lui est certainement
antérieure.
RELIGION GAULOISE ET RELIGION ROMAINE 411
«Mercure» gaulois défini par César comme inventeur de tous les arts,
guide du voyageur, inspirateur des gains d'argent et protecteur du
commerce, est évidemment, dans son esprit, un cas de fusion
caractéristique, au point que le nom même du dieu celtique est éclipsé par
celui du dieu romain dans les documents épigraphiques et littéraires
et que nous le retrouvons seulement grâce à l'existence du dieu
irlandais Lug (sam)ildânach, le «polytechnicien» (plutôt que de le
chercher dans le Teutatès, «dieu de la tribu» que les dédicaces identifient
à Mars ainsi qu'un commentateur tardif qui d'après une autre source
l'assimile à Mercure). La prééminence de ce Mercure gaulois sur tous
les autres dieux, attestée par César et confirmée par le grand nombre
des inscriptions et des figurations qui nous sont parvenues (les petits
bronzes notamment, encore loin d'être inventoriés), est sans doute
responsable du fait qu'après l'Antiquité on ait vu en Mercure, dans les
sources chrétiennes, le dieu païen par excellence dont il s'agit de
déraciner le culte. En fait, l'iconographie gallo-romaine illustre bien
la définition de César : Mercure est le voyageur ailé, le détenteur de la
bourse des bénéfices commerciaux mais aussi, parfois (en Alsace
notamment), il tient au lieu du caducée classique un outil, le marteau
ou la pince à feu de l'artisan, et il figure en compagnie de Minerve et
de Vulcain, composant avec eux un trio de protecteurs des métiers et
techniques, parmi diverses attributions. Un caractère majeur celtique
avec d'autres, gréco-romains, réunis en une seule entité divine, voilà
le cas limite de la fusion accomplie qu'on ne peut amputer d'un de
ses éléments principaux sans la détruire. On a même pu récemment
esquisser un rapprochement entre la plus ancienne personnalité du
Mercure romain, celui de la haute époque républicaine, dieu des
échanges fructueux d'une économie pré-bancaire, et le dieu gaulois
tel que le définit César11.
Enfin, un type iconographique du Mercure gallo-romain se
précise par la fréquence des représentations en bronze montrant le dieu
nu tenant la bourse à plat sur la main droite, geste du «pourvoyeur»
qui existait déjà mais beaucoup plus rarement en Italie et que les
Gaulois paraissent avoir préféré à la main tenant la bourse fermée et
pendant comme un colis de voyage 12. Pourvoyeur : l'accent mis sur cet
aspect explique qu'en Gaule Mercure ait, entre autres parèdres, Ros-
merta pour compagne. On savait déjà que les Gaulois ont prêté à Mer-
ne, comme dans le cas à'Epona Regina, sur lequel on est revenu
récemment14. Apollo Bormanus, Mars Toutatis, Iupiter Taranucnus
sont des étiquettes parfaitement claires et l'on ne s'étonne pas de
trouver sur un monument dédié à Jupiter, colonne ou autel, la roue
de Tarants alors qu'y figure en même temps le foudre du maître
gréco-romain de l'orage : deux symboles parallèles d'un dieu du ciel,
particulièrement indo-européen. Toutefois, les qualités diverses des
nombreux surnoms connus (géographiques, topiques, de nature etc.) et la
signification même du «surnom», qui n'est peut-être dans certains cas
qu'un nom aussi important que l'autre mais qui reçoit la forme
adjectivale, ne pourraient être serrées de plus près et enfin classifiées que
lorsque l'inventaire très attendu que fait Colette Bémont sera terminé
sur fiches et publié.
Ce problème fondamental de l'assimilation ne peut continuer
d'être étudié avec quelque succès que si, d'une part, l'on s'en tient
fermement aux principes de la personnalité des divinités
«gallo-romaines», du strict parallélisme des deux panthéons à l'époque où nous les
connaissons - c'est-à-dire après une évolution déjà longue, qui nous
échappe car elle a commencé dans la préhistoire des archéologues,
«ultrahistoire» des mythologues et des linguistes, si bien dénommée
par Georges Dumézil. Il convient, d'autre part, de résister non moins
fermement à toutes les tentations de la polyvalence qui est confusion-
nisme, et de la monotypie qui consiste à inventer un dieu tricéphale,
un dieu assis en tailleur (on ne connaît pas moins aujourd'hui d'une
quarantaine de représentations de dieux divers dans cette posture),
un dieu cornu etc., alors que ces singularités ne sont que des aspects
prêtés presque indifféremment à des divinités différentes, bien
personnalisées. Muni de ces deux règles d'or, on peut avancer sans
risques dans cette forêt gauloise des dieux, des héros, des monstres et
des mythes, où dans des pousses du crû se sont insérées des greffes
d'espèces moins étrangères qu'apparentées, prélevées dans un terrain
voisin. Observées ces précautions de méthode, on ne prendra pas une
rencontre pour une fusion, une confusion même si la notion de
syncrétisme, dont on use trop facilement, pouvait être envisagée. Dans
toute union, résultant d'une rencontre, il y a modification des deux
individus par un échange de certains caractères personnels, nuancé
par toutes les différences qu'on doit déceler entre des emprunts
réciproques et un parallélisme sans contamination - surtout lorsqu'il
s'agit de deux polythéismes, encore plus s'ils sont apparentés. C'est le
cas de la rencontre gallo-romaine sur le plan des êtres divins et
sacrés : il en résulte une population nombreuse et bigarrée mais où
les éléments des deux familles ne se distinguent parfois que par des
nuances et des détails que nous ne pouvons remarquer, analyser et
définir qu'avec l'aide des sources variées et convergentes, écrites et
figurées.
Heureusement, les recherches ne cessent de progresser, par
l'étude de monuments déjà connus ou de nouvelles découvertes. D'année
en année, ces travaux enrichissent la galerie des divinités
gal o-romaines en précisant notamment la nature ou l'importance des caractères
indigènes. En voici quelques exemples, parmi les plus récents. Les
colonnes offertes à Jupiter vainqueur du géant anguipède, armé de la
roue foudroyante et dont l'assimilation à Tarants est évidente,
monuments connus maintenant dans toute le Gaule et non, comme on l'a
cru longtemps, propres en majorité aux régions rhénanes, ont été
classés par Gilbert Picard en plusieurs types, principaux et
secondaires, nettement différenciés15: ce dieu mixte, dont le pilier est figuré
sur une mosaïque, revêt même un aspect inédit dans l'un et l'autre de
ses milieux originels, celui d'un dieu Frugifer, patron de la prospérité
particulièrement agricole. - Un type de Mars déjà connu en Italie
mais particulièrement représenté en Gaule où l'on pourrait lui
supposer un antécédent celtique, est identifié par Stéphanie Boucher grâce
aux statuettes de bronze; le dieu est représenté dans sa nudité
juvénile16. - La publication d'une grande statuette en bronze trouvée en
Armorique, d'une déesse dont le casque au faciès de chouette est orné
d'un cygne (si fréquent dans l'épopée irlandaise) menaçant, jette une
lumière nouvelle sur l'assimilation d'une déesse celtique de la guerre
à Minerve, à l'époque romaine : le rapport avec Minerve, patronne
des travaux manuels, avec une déesse gauloise parallèle (ou l'on a
proposé de reconnaître Brigit) avait été déjà attesté par César17. - De
bonnes raisons d'appuyer l'assimilation, naguère mise en avant, de
Sucellus avec Disputer ont été données avec des arguments
nouveaux18. Le dieu au maillet est l'un des rares dieux gaulois dont on
connaisse l'union certaine avec une compatriote (Nantosuelta) : en
général, les couples connus sont d'une Gauloise et d'un Romain (Ros-
merta et Mercure, par exemple), d'un Gaulois (le dieu au maillet) ou
d'un Romain avec une déesse anonyme, connue seulement par une
15 G.-Ch. Picard, «Imperator Caelestium», Gallia, 35, 1977, p. 88-113, fig. 1-19.
16 Stéphanie Boucher {supra, n. 12, p. 411), o.e., p. 132-135.
17 R. Sanquer, « La grande statuette en bronze de Kerguilly-en-Dinéault
(Finistère)», Gallia, 31, 1973, p. 61-80, fig. 1-10.
18 Stéphanie Boucher, «SUCELLUS = DISPATER? Remarques sur la typologie
et les fonctions du dieu gaulois», Revue belge de philologie et d'histoire, 54, 1976,
p. 66-67. pi. VII-X.
RELIGION GAULOISE ET RELIGION ROMAINE 415
les Vies de saints (Martin, notamment) et les Actes des conciles : les
cultes naturistes gaulois, d'une part (arbres, rochers, sources, lacs), et
d'autre part ceux des grandes divinités romaines implantées en Gaule,
où nous savons qu'elles s'étaient assimilées à leurs parallèles
celtiques, Mercure, Jupiter, Mars, Diane, et aussi Cybèle, dont la dévotion
aux Maires gauloises avait pu favoriser le succès. Ces luttes, qui se
poursuivent jusque dans le VIe siècle, distinguent la Gaule (plus que
d'autres provinces) de régions comme l'Irlande où le christianisme,
n'ayant pas à combattre le polythéisme romain, s'est accommodé
d'un paganisme celtique qui n'avait pas reçu le concours de ce
dernier et n'avait pas été fixé par l'écriture : il a intégré facilement ses
survivances, qu'il s'agisse des druides qui dureront, diminués,
jusqu'en plein Moyen Age, ou des dieux qui, rabattus au rang de héros,
peupleront l'épopée dans un climat d'enchantement, de
métamorphose et de prodige, à moins que, devenus des saints, ils ne composent
une sorte de polythéisme secondaire. Plus d'un rite, en Gaule, a dû
être aussi christianisé. On a tenté de prouver le fait pour l'ascia, cette
herminette-marteau mystérieusement représentée sur les tombes, par
les Gaulois surtout : son image aurait été employée pour marquer de
façon clandestine la présence de la croix sur des sépultures
chrétiennes23. S'il est exact, le fait a dû être fort rare mais les recherches
folkloriques ont montré la persistance jusqu'à nos jours, dans les
campagnes, de fêtes et de «superstitions» païennes qui se sont implantées
très durablement parmi les pratiques chrétiennes.