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Le Seigneur et les messagers qui ont visité Abraham aux chênes de Mamré se
lèvent de là, c'est-à-dire se mettent debout pour partir, et Abraham, en hôte courtois,
marche un moment avec eux pour prendre congé d’eux : l’épisode de l’hospitalité est
achevé, les visiteurs s’en vont. Et déjà la scène suivante est annoncée, avant même
la mention de la séparation : ils regardèrent en bas, en direction de Sodome ; les
hommes abaissent le regard vers Sodome qui est située dans la vallée du Jourdain.
La ville de Sodome a déjà été évoquée en Genèse 13,10, au moment où Lot quittait
Abraham ; Lot, à qui son oncle avait offert de choisir le territoire où il souhaitait faire
paître ses troupeaux, regarda le district bien irrigué du Jourdain, comparable au
jardin d’Eden ou à la vallée du Nil, et choisit de s’y installer. C’était avant que le
Seigneur ne détruise Sodome et Gomorrhe, précise le texte qui ajoute, quelques
versets plus loin, en 13,13, que les habitants de Sodome péchaient gravement
contre le Seigneur.
Nous savons donc que le regard porté sur Sodome est lourd de menace et le verset
18,16 nous fait ainsi passer d’un récit où rayonnait une promesse de vie inespérée à
un autre volet sur lequel va planer un danger de châtiment mortel.
Et le Seigneur dit : « Est-ce que je vais cacher à Abraham ce que je vais faire ? »
(17). Le Seigneur ‘’dit’’ mais il ne s’adresse pas à Abraham : l’auteur nous fait
comprendre qu’il ‘’se’’ dit, qu’il s’agit d’un monologue intérieur. Le Seigneur se
demande s’il va révéler à son hôte le dessein qu’il a de punir Sodome au cas où les
fautes de ses habitants seraient confirmées. Poursuivant sa réflexion, il ajoute : (18)
Abraham doit devenir une nation grande et puissante et en lui seront bénies toutes
les nations de la terre. Le Seigneur se souvient de ce qu’il avait dit au patriarche en
12, 2-3, quand il lui avait ordonné de partir, de quitter son pays et les siens pour se
mettre en route et il le redit en usant presque des mêmes mots : Abraham doit
devenir une grande nation et, plus encore, une source de bénédiction pour toute la
terre. Dieu qui a annoncé à Abraham qu’il serait à l’origine de bénédictions pour les
nations ne peut détruire une partie de ces nations sans l’avertir.
De plus, Dieu a promis à Abraham de lui donner tout le pays où il est installé.
Comme l’explicite un midrash, Dieu se dit qu’il ne peut cacher au patriarche ce qu’il
envisage de faire, ‘’ il faut que je l’informe sur le châtiment réservé à Sodome. J’ai
donné tout le pays à Abraham. Je n’ai donc pas le droit de détruire sans sa
permission plusieurs de ses villes importantes‘’. Le Seigneur poursuit sa méditation
en formulant son dessein à l’égard d’Abraham : (19) Car je l’ai connu afin qu’il
prescrive à ses fils et à sa maison après lui de garder le chemin du Seigneur en
faisant la justice et le droit. J’ai connu Abraham, dit le Seigneur, et ce verbe
‘’connaître’’, nous le savons, signifie dans la langue biblique nouer une relation
intime, j’ai donc établi avec lui un lien particulier, je l’ai distingué comme traduit la
BJ, afin qu’il transmette à ses fils et à sa maison, à sa descendance après lui, son
expérience de la relation avec moi, qu’il marche dans le chemin voulu par moi, le
Seigneur, qu’il pratique la justice et le droit. Les obligations imposées à Abraham et
sa descendance se limitaient jusqu’à présent à la circoncision, une obligation rituelle
Les prophètes ont souvent rappelé cette exigence et dénoncé les fautes graves
commises contre la justice sociale et la solidarité par le souverain et par le peuple. La
vigne du Seigneur n’a pas porté les beaux fruits attendus : Le Seigneur attendait le
droit et c’est l’injustice, il en attendait la justice et il ne trouve que les cris des
malheureux (Ésaïe 5,7).
L’application parfaite de la justice et du droit était attendue du Roi messianique qui,
lui, saurait pratiquer sans défaillance ces vertus, comme le proclame le Psaume 72
déjà cité qui évoque le Roi qui règnera sur la terre entière jusqu’à la fin des lunaisons :
(20) Et le Seigneur dit : « Le cri de Sodome et Gomorrhe est bien fort et leur péché
est bien lourd ». Ayant achevé sa réflexion intérieure, le Seigneur s’adresse
maintenant à Abraham et lui dit que le cri de Sodome et Gomorrhe, c'est-à-dire le cri
lancé par les victimes contre ces villes, est fort, si fort qu’il est parvenu jusqu’à lui ; en
usant de la langue des tribunaux nous pourrions dire que l’affaire est importante
puisque la plainte concerne des fautes lourdes. Avant de condamner cependant, il
Ce cri nous rappelle le meurtre d’Abel ; le Seigneur avait alors dit à Caïn (Gn 4,10) :
« Qu’as-tu fait ? Ecoute le sang de ton frère crier vers moi du sol ». Il nous rappelle
aussi les paroles du Seigneur entendues par Moïse au buisson ardent (Ex. 3,7) :
« J’ai vu, oui, j’ai vu la misère de mon peuple en Egypte et je l’ai entendu crier sous
les coups de ses gardes-chiourme ». Le cri du pauvre, du malheureux, est toujours
entendu par Dieu (Psaume 34,7) : « Un malheureux a appelé : le Seigneur a
entendu et l’a sauvé de toutes ses détresses. »
(18, 22) Les hommes partirent de là et allèrent à Sodome. Abraham se tenait encore
devant le Seigneur. L’identité des visiteurs est pas à pas précisée : l’un des trois est
le Seigneur lui-même qui reste avec Abraham et les deux autres le quittent pour aller
à Sodome ; ils sont ici appelés ‘’hommes’’ puis seront qualifiés de ‘’messagers’’ ou
‘’anges’’ à leur arrivée à Sodome (19,1).
Le texte hébreu, comme traduit ci-dessus, dit qu’Abraham se tenait devant le
Seigneur, et il nous semble normal que ce soit l’homme qui comparaisse ainsi devant
Dieu. Mais une note de la Bible de Stuttgart (l’édition critique du texte hébreu qui fait
autorité) signale que le texte reçu résulte d’une correction des scribes et qu’une
version très ancienne dit : « Le Seigneur se tenait devant Abraham ». Et Vogels
commente : ‘’ Abraham va interpeller Yahvé sur sa théologie, Yahvé doit se justifier
devant Abraham. Un copiste a jugé cette affirmation trop forte et l’a corrigée1‘’. Le
texte original soulignait ainsi, plus encore que le texte reçu, l’audace d’Abraham qui
ose interroger son Seigneur sur la manière dont celui-ci va mettre en œuvre la
justice. Il soulignait aussi la simplicité, l’humilité de ce Dieu qui accepte de soumettre
sa manière d’agir aux questions d’un homme.
Pendant que les hommes qui accompagnaient le Seigneur descendent vérifier les
fautes de Sodome, Abraham s’approche du Seigneur, comme on s’approche d’un
souverain pour demander une grâce, et lui présente sa requête. Abraham avait déjà
parlé trois fois à Dieu (15,2. 8 ; 17,17) mais il avait parlé en réponse à ce que lui avait
dit le Seigneur et sur des questions qui le concernaient personnellement. Cette fois il
prend l’initiative de s’adresser à Dieu et il le fait en faveur des autres. Il va présenter
six demandes au Seigneur et six fois celui-ci va lui répondre.
1
Walter Vogels, Abraham et sa légende, Cerf, p. 228.
La prière d’intercession
2
Midrash Rabba sur Genèse, 49,13.
3
Catéchisme de l’Église Catholique (CEC) 2571.
4
Catéchisme de l’Église Catholique 2635.
Genèse chapitre 19
(19,1) Les deux anges arrivèrent le soir à Sodome tandis que Lot était assis à la
porte de Sodome. Lot les vit, se leva pour aller à leur rencontre et se prosterna face
contre terre. (2) Il dit : « Je vous en prie, mes seigneurs, faites un détour par la
maison de votre serviteur pour y passer la nuit et vous laver les pieds et, de bon
matin, vous irez votre chemin. » Mais ils lui dirent : « Non ! Nous passerons la nuit
sur la place. » (3) Il les pressa tant qu’ils firent un détour chez lui et arrivèrent à sa
maison. Il leur prépara un repas, fit cuire des pains sans levain et ils mangèrent.
(4) Ils n’étaient pas encore couchés que les hommes de la ville, les hommes de
Sodome, entourèrent la maison, du plus jeune au plus vieux, tout le peuple sans
exception. (5) Ils appelèrent Lot et lui dirent : « Où sont les hommes qui sont venus
chez toi cette nuit ? Fais-les sortir vers nous pour que nous les connaissions. »
(6) Lot sortit vers eux à l’entrée et ferma la porte derrière lui. (7) Il dit : « Je vous en
prie, mes frères, ne commettez pas le mal ! (8) Voici que j’ai deux filles qui n’ont pas
connu d’homme, je veux bien les faire sortir vers vous et vous en ferez ce que bon
vous semblera. Seulement ne faites rien à ces hommes car ils sont venus à l’ombre
de mon toit. »
(9) Ils répondirent : «Tire-toi de là ! » et ils dirent : « En voilà un qui est venu en
étranger et il fait le juge ! Maintenant nous allons te faire plus de mal qu’à eux.» Ils le
poussèrent, lui Lot, violemment et s’approchèrent pour briser la porte. (10) Mais les
hommes tendirent la main pour faire rentrer Lot près d’eux, dans la maison, puis ils
fermèrent la porte. (11) Et les hommes qui étaient à l’entrée de la maison, ils les
frappèrent de cécité, du plus petit jusqu’au plus grand, si bien qu’ils se fatiguaient à
trouver l’entrée.
(12) Les hommes dirent à Lot : « Qui as-tu encore ici ? Un gendre ? Tes fils ? Tes
filles ? Et tout ce qui est à toi dans la ville, fais-le sortir de ce lieu. (13) Car nous
allons détruire ce lieu, car il est grand devant le Seigneur le cri à leur sujet et le
Seigneur nous a envoyés pour le détruire. (14) Lot sortit pour parler à ses gendres, à
ceux qui allaient prendre ses filles. Il leur dit : « Levez-vous, sortez de ce lieu car le
Seigneur va détruire la ville. » Mais il parut plaisanter aux yeux de ses gendres.
(15) Quand se leva l’aube, les envoyés pressèrent Lot en disant : « Lève-toi, prends
ta femme et tes deux filles qui se trouvent ici, de peur que tu ne périsses par la faute
de cette ville ! » (16) Comme il s’attardait, les hommes le prirent par la main, lui, sa
femme et ses deux filles, car le Seigneur avait pitié de lui ; ils le firent sortir pour le
mettre hors de la ville.
(17) Quand ils les eurent fait sortir à l’extérieur, ils dirent (à Lot) : « Sauve-toi, il y va
de ta vie. Ne regarde pas derrière toi, ne t’arrête nulle part dans le District. Sauve-toi
à la montagne de peur de périr. (18) Lot leur dit : « Ah non, mes seigneurs ! (19)
Voici, ton serviteur a trouvé grâce à tes yeux et elle a été grande la bonté avec
laquelle tu as agi envers lui en le laissant vivre. Mais moi je ne pourrai pas fuir à la
montagne sans que le malheur ne colle à moi et que je meure. (20) Voici cette ville,
assez proche pour y fuir, et elle est peu de chose5. Je voudrais me sauver là-bas
5
‘’Peu de chose’’ en hébreu : mits،ar, de la racine tsa،ar, qui fournit l’étymologie de la ville de Tso،ar
citée au verset 22.
Les deux messagers arrivèrent le soir à Sodome. Abraham, on s’en souvient, avait
reçu à Mamré la visite de trois ‘’hommes’’. L’un d’eux, qui se révèle être le Seigneur,
était resté seul avec lui pendant que les deux autres (18,22) se dirigeaient vers
Sodome pour vérifier la réalité des plaintes parvenues jusqu’à Dieu.
Le mot hébreu traduit par messagers désigne des envoyés chargés de porter un
message et, quand il s’agit de messagers envoyés par Dieu, on traduit souvent ce
mot par ‘’ange’’. Le mot grec correspondant, αγγελος, a lui aussi ces deux sens : il
vient d’un verbe dont le sens est envoyer un message, annoncer, et on le traduit soit
par ‘’messager’’, soit, quand ce messager est porteur d’un message de Dieu, par
‘’ange’’. Comme le dit saint Augustin, ange désigne leur fonction et non pas leur
nature : d’après ce qu’il est, c’est un esprit, d’après ce qu’il fait, c’est un ange (ou
messager).
Les messagers arrivent donc à la fin du jour à Sodome et Lot était assis à la porte
de la ville, comme Abraham était assis à la porte de sa tente quand arrivèrent les
trois visiteurs. La manière dont Lot accueille les visiteurs qui arrivent à Sodome (19,
1-3) ressemble beaucoup à l’accueil réservé par Abraham à ses hôtes (18,1-8).
Lot les vit et se leva pour aller à leur rencontre comme Abraham les vit, et il courut à
leur rencontre. Lot se prosterna face contre terre comme l’avait fait Abraham qui se
prosterna à terre devant ses visiteurs. Abraham et Lot demandent instamment aux
voyageurs de passage d’accepter l’hospitalité de celui qui se qualifie de ‘’leur
serviteur’’, pour y passer la nuit et vous laver les pieds dit Lot en écho à Abraham
qui proposait : « Lavez-vous les pieds et étendez-vous sous l’arbre ». Les deux hôtes
préparent un repas et, en particulier, font cuire du pain, et leurs invités mangent ce
qui a été préparé. On peut penser que Lot a appris à pratiquer l’hospitalité pendant le
temps où il vivait aux côtés de son oncle.
Relevons cependant les différences entre les deux situations : les trois ‘’hommes’’ ne
pouvaient être reçus que par Abraham puisque le campement de celui-ci était isolé,
alors que les messagers entrent dans la ville de Sodome aux nombreuses demeures
et, d’ailleurs, leur intention première est d’y coucher sur une place ou dans une rue.
C’est Lot qui prend l’initiative de les inviter chez lui, conscient peut-être des dangers
qui, à l’extérieur, menaçaient les voyageurs. Le but de la visite est, enfin,
complètement différent ; les messagers apportent à Abraham une promesse de
naissance et de vie, ils sont porteurs de destruction pour Sodome si les crimes dont
la ville est soupçonnée sont avérés. Et le doute va bientôt être levé.
Les voyageurs accueillis par Lot n’étaient pas encore couchés que (4) les hommes
de la ville, les hommes de Sodome, entourèrent la maison, du plus jeune au plus
vieux, sans exception ; tous les hommes de la ville, sans exception, firent donc le
siège de la maison de Lot. Ils l’appelèrent (5) et lui dirent : « Où sont les hommes qui
sont venus chez toi cette nuit ? Fais-les sortir vers nous pour que nous les
connaissions. » Il est clair que les habitants de Sodome ne demandent pas que Lot
fasse sortir les hommes qui sont chez lui parce qu’ils souhaitent faire leur
connaissance et bavarder un moment avec eux. Le verbe connaître, comme on sait,
Interrompons un moment le récit pour réfléchir sur l’offre que Lot fait aux assaillants
de leur livrer ses filles. La Genèse ne fait aucun commentaire sur cette offre et nous
laisse le soin de peser la proposition de Lot. Elle est à nos yeux profondément
choquante ; pour le dire brutalement, comment un père peut-il livrer ses filles à une
bande de mâles excités et pervers ? Pour nous, le respect dû aux hôtes ne peut pas
justifier le choix de Lot. Cependant, comme une note de la Bible de Jérusalem sur
19,8 le constate sobrement : ‘’L’honneur d’une femme avait alors moins de poids que
le devoir sacré de l’hospitalité’’. Essayons donc de comprendre la hiérarchie des
valeurs qui inspire le choix de Lot ; ce choix est fondé, me semble-t-il, sur la
conviction que celui qui accueille un voyageur, reçoit un hôte que Dieu lui a envoyé ;
il doit, si nécessaire, le protéger au prix de sa vie ou au prix de ce qu’il a de plus
cher. Lot a risqué sa vie en sortant discuter avec les Sodomites et il aurait, me
semble-t-il, accepté la mort si celle-ci avait pu sauver ses hôtes. Afin de respecter ce
qui est, pour sa conscience, un impératif catégorique, il ne lui reste plus qu’à
proposer ce qui lui est le plus cher, ses deux filles. Cette proposition n’a pas été prise
à la légère, elle était pour lui un sacrifice difficile puisqu’il condamnait ses filles, qu’il
aimait sans doute comme tout père, à passer le reste de leur vie seules et
méprisées. De plus, il se privait lui-même de toute progéniture, s’interdisant ainsi de
dépasser par sa descendance l’oubli et la mort. Il y a, je pense, une analogie entre
ce sacrifice que Lot est prêt à faire et le sacrifice d’Abraham acceptant de mettre à
mort son fils pour accomplir la volonté supposée de Dieu.
On trouve à la fin du livre des Juges, au chapitre 19, un récit qui présente de
nombreuses ressemblances avec la tentative des gens de Sodome. Il pourra nous
aider à poursuivre notre réflexion sur l’attitude de Lot.
Un lévite qui habitait la montagne d’Ephraïm6 avait pris pour concubine une femme
de Bethléem de Juda. Ils se disputèrent et la femme retourna chez son père à
Bethléem. Quelques mois plus tard, son mari se mit en route avec son serviteur et
deux ânes et partit la retrouver pour parler à son cœur. Il fut bien reçu, son amie le fit
entrer dans la maison de son père et celui-ci lui offrit l’hospitalité et le retint plusieurs
jours.
Il ne partit finalement que le cinquième jour, quand le soir approchait. Après deux
heures de marche, la nuit tombant, le serviteur propose de dormir à Jérusalem près
de laquelle ils passent mais le lévite refuse car ses habitants sont des étrangers qui
ne font pas partie des fils d’Israël. Nous pousserons, dit-il, jusqu’à Guivéa, une
localité située sur le territoire de Benjamin, à 6 km au nord de Jérusalem.
Arrivés à Guivéa ils attendent assis sur la place et personne ne leur propose de les
recevoir. Finalement un vieillard rentrant des champs les voit et leur offre
l’hospitalité. Il se trouve être originaire de la montagne d’Ephraïm lui aussi et, comme
à Sodome, ce n’est donc pas un homme originaire du pays qui accueille les
voyageurs mais un résident immigré. Il les fait entrer dans sa maison, donne du
fourrage aux ânes, et les voyageurs se lavent les pieds, ils mangent et ils boivent.
Ils se réconfortaient ou, comme dit joliment l’hébreu, ils réjouissaient leur cœur,
quand (Juges 19, 22-25a) les hommes de la ville, des vauriens, cernèrent la maison,
frappèrent violemment contre la porte et dirent au vieillard, propriétaire de la
maison : « Fais sortir cet homme qui est entré chez toi afin que nous le connaissions.
Le propriétaire de la maison sortit et leur dit : « Non, mes frères, je vous en prie, ne
commettez pas le mal ! Maintenant que cet homme est entré chez moi, ne
commettez pas cette infamie ! Voici ma fille qui est vierge, je vais la faire sortir,
abusez d’elle et faites lui ce que bon vous semblera. Mais envers cet homme vous
ne commettrez pas une infamie de cette sorte ! » Les hommes ne voulurent pas
l’écouter.
Les points communs entre ce récit et l’histoire de Lot à Sodome sont nombreux : le
siège de la maison par les hommes de la ville, leur désir de ‘’connaître’’
(sexuellement) le voyageur qui a reçu l’hospitalité, la sortie du maître de maison qui
tente en vain de raisonner les assiégeants puis propose de leur livrer sa fille vierge
pour qu’ils en abusent à leur gré.
La suite diffère de l’histoire de Lot. (Juges 19, 25b-28) Alors le lévite saisit sa
concubine et la leur amena dehors. Ils la connurent et la malmenèrent toute la nuit
jusqu’au matin et, au lever de l’aurore, ils l’abandonnèrent. A l’approche du matin, la
femme vint tomber à l’entrée de la maison de l’homme chez qui était son mari, gisant
là jusqu’à ce qu’il fit jour. Son mari se leva de bon matin, ouvrit la porte de la maison
et sortit pour reprendre sa route, et voilà que sa concubine gisait à l’entrée de la
maison, les mains sur le seuil. « Lève-toi, lui dit-il, et partons ! » Pas de réponse.
Alors il la chargea sur son âne et l’homme partit et gagna sa localité.
Avant de revenir à Lot, je résume la suite de l’histoire. Arrivé chez lui, le lévite
découpe le corps de sa concubine en douze morceaux qu’il envoie à toutes les
composantes d’Israël par des messagers chargés d’annoncer ce qui s’est passé, de
6
La région d’Ephraïm est à quelque 20 ou 30 km au nord de Jérusalem, Bethléem à 10 km au sud de
cette ville.
Et, pour en revenir à Lot, nous constatons que son geste n’a pas été condamné par
la tradition puisque saint Pierre, dans sa deuxième épître, le présente comme un
juste. Il écrit en effet (2,7-8): « Dieu délivra Lot le juste accablé par la manière dont
vivaient ces criminels débauchés. Car ce juste, vivant au milieu d’eux, les voyait et
les entendait : jour après jour, son âme de juste était à la torture à cause de leurs
œuvres scandaleuses. »
Lot, sa famille et ses hôtes semblent perdus quand les visiteurs interviennent : (10)
mais les hommes tendirent la main pour faire rentrer Lot près d’eux, dans la maison,
puis ils fermèrent la porte. Ils font plus encore : (11) et les hommes [de Sodome] qui
étaient à l’entrée de la maison, ils les frappèrent de cécité, du plus petit jusqu’au plus
grand, si bien qu’ils se fatiguaient à trouver l’entrée.
Les visiteurs que Genèse 19,10 appelle encore ‘’les hommes’’, aident Lot à rentrer
puis rendent aveugles les assaillants qui sont alors incapables de trouver l’entrée de
la maison. En voyant leur force, leur pouvoir, Lot a dû comprendre alors que ses
Les anges annoncent à Lot que Sodome va disparaître : (13) Nous allons détruire ce
lieu, car il est grand devant le Seigneur le cri à leur sujet et le Seigneur nous a
envoyés pour le détruire. Ils étaient venus pour vérifier que les cris accusant
Sodome étaient fondés, les crimes de Sodome sont avérés et la ville va être détruite.
Ils demandent à Lot : (12) « Qui as-tu encore ici ? Un gendre ? Tes fils ? Tes filles ?
Tout ce qui est à toi dans la ville, fais-le sortir de ce lieu. » Lot sort encore une fois de
sa maison et, dans la nuit, se rend chez ses deux gendres qui ne cohabitent pas
encore avec ses filles. Le texte parle de ‘’gendres’’ car le mariage comportait alors
deux étapes, une première cérémonie (Quidouchim) qui instituait une relation
matrimoniale entre l’homme et la femme mais les deux mariés ne cohabitaient pas
encore ; cette première cérémonie pouvait précéder de plusieurs mois la seconde
(Nissouïm) après laquelle l’épouse allait habiter chez le marié7.
Lot dit à ses gendres (qui avaient sans doute participé au siège de sa maison8) : (14)
« Levez-vous, sortez de ce lieu car le Seigneur va détruire la ville. » Les gendres, à
qui est ainsi offerte une chance de salut, la refusent car ils pensent que Lot
‘’plaisante’’, comme traduisent la BJ et la TOB. On pourrait traduire plus exactement :
il parut rire aux yeux de ses gendres. Et ce rire rappellerait celui de Sara : de même
que Sara avait réagi par le rire à l’annonce de sa maternité, un bonheur qui lui
semblait impossible, les gendres pensent que Lot veut rire en leur annonçant un
malheur qu’ils pensent impossible, la destruction de la ville et l’imminence de leur
mort.
Quand monte l’aube, Lot et les siens ne sont toujours pas partis. Les anges sont
obligés de presser Lot qui sommeille à la fin de cette nuit mouvementée, en lui
disant : (15) « Lève-toi, prends ta femme et tes deux filles qui se trouvent ici, de peur
que tu ne périsses par la faute de cette ville ! ». Les anges usent du même mot
qu’Abraham quand il demandait à Dieu : « Vas-tu faire périr le juste avec le
méchant ? » Mais les paroles des anges ne suffisent pas à mettre Lot en
mouvement. Aurait-il des difficultés à abandonner sa maison et ses biens ? Quoiqu’il
en soit, il s’attarde dit le verset 16. Les ‘’hommes’’ sont finalement obligés de le
prendre par la main, lui, sa femme et ses deux filles et ils le firent sortir (lui et sa
famille) pour le mettre hors de la ville. Lot avait insisté pour que les deux hommes qui
voulaient passer la nuit sur la place viennent se réfugier à l’abri de sa maison ; à leur
tour, ils pressent Lot et les siens pour qu’ils se mettent à l’abri à l’extérieur de la ville
qui va être détruite. Ces hommes ou anges exécutent la volonté du Seigneur car le
Seigneur a eu pitié de lui, a eu de la compassion pour lui et l’a sauvé de la mort.
(17) Quand les anges les eurent fait sortir à l’extérieur, ils donnèrent à Lot quatre
ordres en vue de préserver sa vie et celle des siens : D’abord fuis ou tu vas mourir
« Sauve-toi, il y va de ta vie ! ». Puis deuxième injonction : « Ne regarde pas derrière
toi ! », ne regrette pas ce que tu viens de laisser, ne perds pas de temps à ressasser,
romps avec ton passé. Ensuite : « Ne t’arrête nulle part dans le District. » Le District
7
Cette célébration en deux étapes explique que Joseph soit l’époux de Marie sans cohabiter avec elle
(Matthieu 1, 18-19).
8
Le verset 19,4 dit que tout le peuple (tous les hommes), d’une extrémité à l’autre, était présent.
Lot s’oppose au programme que lui ont prescrit les anges : (18) Lot leur dit : « Ah
non, mes seigneurs ! » Lot répond aux deux anges en les appelant « Mes
seigneurs » ou bien c’est à Dieu qu’il s’adresse en employant le pluriel de majesté et
il faut alors traduire « Ah non, Mon Seigneur9 ». Lot reconnaît d’abord que Dieu a
épargné sa vie par pure grâce : (19) « Voici, ton serviteur a trouvé grâce à tes yeux
et elle a été grande la bonté avec laquelle tu as agi envers lui en le laissant vivre. »
Puis il poursuit : « Mais moi je ne pourrai pas fuir à la montagne sans que le malheur
ne colle à moi et que je meure. » Lot ne veut pas aller jusqu’à la montagne mais les
raisons de ce refus ne sont pas claires ; il semble craindre de ne pas avoir le temps
de gagner les hauteurs parce que le malheur va fondre sur la plaine sans lui en
laisser le temps. Comme si le Seigneur ne pouvait retenir le châtiment pour laisser
au juste le temps de trouver un abri. Selon Origène10, Lot « n’était pas parfait au
point de pouvoir monter sur la montagne au sortir de Sodome, car c’est aux parfaits
qu’il appartient de dire : « J’ai levé les yeux vers les montagnes d’où me viendra le
secours » (Psaume 121). En somme, Lot n’était ni assez mauvais pour périr avec les
habitants de Sodome, ni assez bon pour pouvoir habiter avec Abraham sur les
hauteurs. » Lot a repéré une petite ville, assez proche et dit à son interlocuteur : (20)
Voici cette ville, assez proche pour y fuir, et elle est peu de chose. Je voudrais me
sauver là-bas, n’est-elle pas peu de chose, et j’y vivrai. En exprimant sa demande,
Lot insiste sur la petite taille de la ville, qui est peu de chose, sur son caractère
insignifiant. Dieu lui répond et : (21) lui dit : « Voici que je relève ta face pour cette
chose : je ne bouleverserai pas la ville dont tu me parles. (22) Vite, sauve-toi là-bas,
car je ne puis rien faire tant que tu n’y es pas arrivé. » Dieu dit à Lot de quitter sa
position de suppliant et de relever la tête, sa demande est agréée, Dieu ne détruira
pas la petite ville que Lot lui a montré. Ainsi Lot est-il à l’origine du salut de la ville et
ses habitants. Son intention était-elle de sauver cette ville, était-il trop épuisé pour
gravir les monts ou encore a-t-il estimé qu’il était indigne de vivre dans les hauteurs ?
Le texte ne le dit pas mais nous constatons que la requête ambiguë d’un homme qui
n’était ni un juste sans défaut, ni un scélérat, mais un homme quelconque comme
beaucoup, a sauvé une petite ville, comme si Dieu n’attendait que nos demandes,
quelque imparfaites qu’elles soient, pour exercer sa miséricorde.
Dans sa demande Lot avait répété que la ville où il voulait se réfugier était ‘’peu de
chose’’, en hébreu mitsar ()מצער, un mot dont la racine tsaar ()צער, signifie être
insignifiant, être peu de chose ; les derniers mots du v. 22 donnent la clé de cette
insistance : c’est pourquoi on a appelé la ville du nom de Tsoar. Le nom de la
localité, Tsoar ()צוער, est expliqué par mitsar, peu de chose ; le nom de cette ville est
ainsi relié à un évènement du cycle d’Abraham : elle a été épargnée parce que Lot
s’y était réfugié.
9
On sait que le tétragramme YHWH est lu Adonaï, un pluriel de majesté dont le sens littéral est Mes Seigneurs
10
Un Père de L’Eglise (185-253) dans les Homélies sur la Genèse.
Abraham était absent du récit depuis le début du chapitre 19. Il y réapparaît et (27)
se rend de bon matin à l’endroit où il s’était tenu debout devant le Seigneur. On se
souvient qu’à la fin du jour précédent, au moment où les visiteurs que la patriarche
avait reçus prenaient congé de lui, ils portèrent leur regard sur Sodome (18, 16). Le
Seigneur avait alors révélé à Abraham ce qu’il ferait à Sodome si la plainte parvenue
jusqu’à lui était vérifiée. Pendant que les hommes se dirigeaient vers Sodome,
Abraham s’était tenu devant le Seigneur (18, 22) et il avait intercédé pour la ville,
demandant qu’elle soit épargné si elle abritait au moins quelques justes. Le récit a
montré qu’il n’y en avait pas, pas même un, puisque Lot est traité d’étranger par les
citoyens de Sodome.
Le lendemain matin, Abraham (28) regarda du côté de Sodome et Gomorrhe, du
côté de tout le pays du District : il vit que la fumée de la terre montait comme la
fumée d’une fournaise. Ce pays irrigué et fertile est ravagé par le feu et se
transforme en désert. Sa prière a-t-elle été inutile ?
Le texte nous donne la réponse (29) : quand Dieu détruisit les villes du District, il se
souvint d’Abraham et il retira Lot du milieu du bouleversement quand il bouleversa
les villes où Lot habitait. Abraham n’a pas pu sauver Sodome puisque tous ses
habitants étaient corrompus mais il a été source de salut pour Lot et ses filles. Ses
gendres et sa femme ont eu une chance de sauver leur vie mais n’ont pas été
capables d’en tirer profit.
Si Sodome périt, Dieu sauve Lot et ses filles. Ne lisons donc pas la fin de Sodome
comme une menace mais comme un appel à la vigilance et à la conversion, et
soyons attentifs aux conseils et aux motifs d’espérance et de salut que le récit nous
propose.
Nous savons que les saints du ciel et ceux de la terre intercèdent pour nous, comme
Abraham a intercédé pour Sodome ; de même que sa prière a eu du poids dans le
salut de Lot, celle des saints pèsera en notre faveur. Et nous pouvons, nous aussi,
entrer activement dans cette communion des saints, nous sommes appelés à
intercéder en faveur des autres.
Lot a pris un mauvais parti en s’installant à Sodome, comme le texte de la Genèse
l’indique dès le moment où il décide de s’y installer (Gn 13,13). Dans la mesure où
nous en avons le choix, nous pouvons éviter de vivre avec les pécheurs, de nous
établir au milieu des réprouvés. Comme le psautier le chante dès son ouverture :