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Les villes impériales - Réhabilitation et valorisation d’un patrimoine


exceptionnel

Article · January 2014

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Brahim El Fasskaoui
Université Moulay Ismail
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Brahim El Fasskaoui & Andreas Kagermeier (éds.) :
Patrimoine et tourisme culturel au Maroc.
Actes du 9ème colloque maroco-allemand de Meknès 2014 – Meknès 2014, p. 181–194
(Publications de la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines, Université Moulay Ismaïl, Série Actes de Colloques, 43)

Brahim El Fasskaoui (Meknès)

Les villes impériales :


Réhabilitation et valorisation d’un patrimoine exceptionnel

1 Introduction passé, la valeur du « patrimoine urbain » historique prési-


Le Maroc est un vieux pays où plusieurs civilisations ont dait surtout dans sa dimension culturelle, plus récemment
prospéré et de nombreuses ethnies se sont mélangées. Car- les perspectives de développement du tourisme culturel,
refour des grandes voies commerçantes entre l’Europe, par exemple, mettent en évidence sa valeur économique
l’Afrique et le Moyen Orient, le Maroc abrite un patri- potentielle. Il faut remarquer que, dans ce cas, la sauve-
moine riche et varié héritage de cette diversité. Tour à tour garde devient un moyen essentiel pour utiliser ce poten-
les amazighs, les vandales, les romains et les musulmans tiel qui pourrait ainsi devenir un facteur important dans la
ont étendu leur pouvoir sur le nord de l’Afrique et laissé compétition sur le marché national ou international.
derrière eux des témoignages ineffaçables du raffinement
de leur civilisation et de leurs modes de vie (Tita 2001).
Dans le domaine du patrimoine bâti, la succession des 2 Les villes historiques et impé-
dynasties musulmanes à partir du VIIIème siècle va réaliser riales : une histoire ancrée
la synthèse des arts du pourtour méditerranéen en com-
binant la colonne de l’époque antique, la voûte romaine, Le Maroc, comme tous les pays du monde, a connu des
l’ogive et la coupole persane et les cours des palais orien- formes d’urbanisation tout au long de son histoire, mais
taux. « Mariages heureux » qui vont donner naissance à c’est surtout pendant la période de son islamisation que
une trentaine de villes historiques dotés d’ une architec- l’on voit développer des concentrations d’habitat selon
ture rurale impressionnante (Ksour, kasbahs et igoudar) des structures reflétant un mode de vie particulier. Ces
qui peuvent être considérées comme des musées vivants. centres forment ce que l’on a l’habitude d’appeler, dans
L’intérêt porté aux villes historiques a commencé pen- le langage quotidien au Maroc jusqu’à nos jour, lamdina
dant la période coloniale : Une partie importante de la classi- (médina) qui ne signifient autre que la vieille ville. Cette
fication des monuments historique au Maroc sera réalisée à forme d’occupation de l’espace est désignée par plu-
l’époque notamment sous le patronage du Maréchal Lyautey sieurs mentions : ville traditionnelle, ville indigène dans
et ses successeurs qui a promulgué un ensemble de dahirs la littérature coloniale et aujourd’hui elle est largement
(décrets) publié dans les Bulletins Officiel (1914-1944) et vi- mentionnée sous la notion de la ville historique.
sant la conservation du patrimoine des villes traditionnelles. Les médinas sont des ensembles plus ou moins com-
Les efforts consentis durant le protectorat ne seront pacts, entourés souvent des murs d’enceinte ou remparts à
hélas pas poursuivis après l’indépendance ce qui va avoir forte densité humaine sur un espace minimal. Les médinas
un effet dévastateur sur l’état de nombreux monuments qui ou les villes historiques se caractérisent par l’hétérogénéi-
vont être livrés laissés à l’abandon pour une longue période. té de leurs activités : elles assurent plusieurs fonctions à
C’est le classement par l’UNESCO des médinas an- la fois résidentielles, économiques, sociales et culturelles.
ciennes du Maroc comme patrimoine mondial de l’huma- La notion des villes historiques n’est apparue que plus
nité qui sera à l’origine une prise de conscience de l’im- tard. Elle apparaît au terme d’une longue démarche de ré-
portance et de l’intérêt qu’il présente non seulement pour flexion inaugurée en 1931 par la Conférence d’Athènes
la mémoire du pays mais pour l’ensemble de l’humanité. qui se préoccupe des monuments et de leurs abords et
En effet, à partir de 1980, plusieurs villes du Maroc ont en 1933 par la Charte d’Athènes qui jette les bases de
été déclarées patrimoine mondial par l’UNESCO. l’urbanisme fonctionnaliste. En 1957, les architectes des
La valeur patrimoniale reconnue attribuée aux villes monuments historiques exhortent les pays ne disposant
historiques et à leurs différentes composantes par les ins- pas encore d’une organisation gouvernementale de pro-
titutions et les différents acteurs est donc loin d’être uni- tection des monuments à prévoir une structure de tutelle.
voque : au contraire elle a des dimensions et des aspects En 1964, lors de leur second congrès tenu à Venise, les
divers qui interagissent différemment selon les cas. De mêmes architectes proposent l’élargissement du concept de
plus, cette valeur n’est pas figée dans le temps : si, dans le monument historique pour tenir compte des sites et des en-
182 Les villes impériales : réhabilitation et valorisation d’un patrimoine exceptionnel

sembles. A l’occasion de ce congrès sera créé, sur la propo- 3 Les villes impériales : un patri-
sition de l’UNESCO, l’ICOMOS, le Conseil International moine urbain exceptionnel
des Monuments et des Sites ; il sera constitué à Varsovie en
1965. Le concept de « ville historique » est définitivement La valeur patrimoniale de la ville historique, en ses différents
formalisé en 1986 par l’ICOMOS : « Les villes, grandes et éléments, tient essentiellement aux significations qui sont
petites, (…) qui, outre leur qualité de document historique, liées à son identité, telle qu’elles sont perçues par les diffé-
expriment les valeurs propres aux civilisations urbaines tra- rentes composantes de la société locale ou de la communauté
ditionnelles » sont éligibles à la procédure de sauvegarde. nationale ou internationale. Il s’agit avant tout d’une identité
« A grand roi, grande ville », écrivait au XIVème siècle culturelle complexe et dynamique, qui tient non seulement à
le célèbre historien Ibn Khaldoun. De toute évidence, son ancienneté ou à ses expressions architecturales et artis-
les capitales impériales sont l’héritage des différentes tiques majeures, mais aussi à d’autres facteurs qui peuvent
dynasties (Idrisside, Almoravide, Almohade, Mérinide, jouer un rôle très important au niveau local :
Wattaside, Saâdienne, et Alaouite). Ces souverains • La signification des espaces historiques dans la mé-
conquérants, dont le pouvoir s’étend sur un territoire moire collective et leur capacité de représenter et
immense, tiennent à marquer dans la pierre la puissance évoquer les racines profondes et les éléments les plus
de leur règne. Lorsqu’une dynastie marocaine choisit sa partagés de la culture locale ou nationale ;
résidence à Fès, Marrakech, Rabat ou Meknès, la cité, • La stratification de fonctions, d’activités et de savoirs
devenue capitale (âsima), se pare de monuments (palais, traditionnels qui marquent aussi bien l’organisation de
mosquées, mausolées) qui témoignent du prestige du l’espace que son exploitation sociale et économique.
prince aux yeux de ses contemporains et de l’histoire. En dépit de certaines apparences de désordre, la construc-
Monde de grandeur, de raffinement et de luxe, la ville tion des villes ou cités historiques obéit aux impératifs
royale est aussi un univers mythique qui inspire aux au- issus d’une logique spécifique : extériorité de la Kasbah
teurs médiévaux des images de légende. Les quatre villes (la citadelle du prince), position centrale de la grande
impériales du Maroc présentent toujours le même sché- mosquée, ségrégation religieuse et/ou ethnique (Mel-
ma : une structure urbaine dense, resserrée entre des rem- lah, chorfa, quartier Touarga à Rabat et Meknès, quartier
parts flanqués de tours de guet et de défense. Au milieu Draoua, Derb Filala …), différenciation des quartiers à
de l’enchevêtrement des ruelles, de grands axes relient vocation économique et résidentielle, localisation des
les portes de l’enceinte, et quelques voies médianes se activités en fonction de la pollution qu’elles engendrent.
dessinent à grand-peine, leur existence étant toujours me- L’organisation hiérarchique des voies donne au plan
nacée par des débordements ou des murs en saillie. une forme particulière, depuis les grandes voies princi-

Fig.1 : Villes historiques (médinas) du Maroc

Source : Conçue par l’auteur. Design Zohair Rachid


Brahim El Fasskaoui 183

pales rectilignes, en passant par les ruelles qui donnent ment à Meknès). Elle est conçue à être le symbole so-
accès aux quartiers, jusqu’aux petites impasses familiales cial et urbain d’une puissance propre à impressionner les
privées qui isolent les maisons et les protègent des re- esprits. Les mosquées/medrassas (lieux sacrés) et leurs
gards étrangers. Les ruelles des médinas constituent un minarets construits avec beaucoup de soins, reflètent le
véritable labyrinthe tortueux qui relie le dedans au de- caractère symbolique et religieux.
hors et tous les lieux d’échange et de communication et La ramification des rues et des ruelles de la médina
de divers services (grandes mosquées, souks, Kasbahs n’est pas l’œuvre du hasard. Dans un pays chaud, les
et places publiques). L’ensemble est entouré par une en- ruelles et les impasses sont souvent couvertes pour as-
ceinte/rempart munie de plusieurs portes et tours de guets surer l’ombre aux habitants. La construction en masse
(borj) qui assurent plusieurs fonctions. assure également un certain confort thermique.
La mise en place des activités obéit à un certain La demeure traditionnelle des villes impériales est or-
ordre : les activités polluantes sont souvent installées ganisée autour d’une cour centrale à ciel ouverts bordée
loin du centre comme l’activité des potiers (fakharine), de pièces et de dépendances. Cette disposition intérieure
tandis que la fabrication et la vente des produits de luxe présente des variations, en fonction du terrain disponible,
sont établies près de la mosquée. Occupant une position de l’organisation des corps de logis, du statut et des goûts
centrale la qissariya est le lieu le plus dynamique de ce des propriétaires ; mais la structure est fondamentalement
dispositif, elle est constituée d’un ensemble de construc- la même. Les murs qui entourent la cour sont souvent les
tions ayant un plan assez régulier, comme à Fès, et traver- seuls endroits où l’on voit apparaître une ornementation
sée par des rues parallèles se coupant à angle droit, dont plus ou moins raffinée. Plus la demeure est riche grandit
toutes les issues sont munies de portes que l’on ferme la plus le décor multicolore des zelliges, du plâtre sculpté,
nuit. Les commerçants y sont également regroupés par de la mosaïque foisonne. La cour permet la communica-
spécialités selon la nature des produits vendus : fabri- tion entre deux, trois ou quatre pièces qui l’entourent au
cants de cuir (dabbaghine), potiers (fakharine), menui- rez-de-chaussée. Sur les côtés où n’existe aucun corps de
siers (najjarine) … logis, les murs sont simplement aveugles ou encore amé-
Le fondouk, ou caravansérail est un type de bâtiment nagés en fontaine murale ou en pavillon. Les dimensions
à fonctions multiples servant tantôt à loger les caravanes de la cour et sa décoration sont des signes de distinction
et les voyageurs (commerçants ou pèlerins avec leurs sociale. Ces demeures ne sont autres que les fameux riads
bêtes de somme), tantôt à entreposer les marchandises que seront recherchés par les propriétaires étrangers et
de gros destinées à la vente ou aux enchères. Générale- par le tourisme comme nous allons voir.
ment, il se présente comme un grand bâtiment carré ou En général le tissu de la médina qui a connu une mu-
rectangulaire, d’un ou deux étages, qui s’organise autour tation importante, est aujourd’hui composé essentielle-
d’une grande cour à ciel ouvert encadrée de portiques, ment de trois grandes composantes :
dont le centre est parfois occupé par une fontaine. Au rez- • Un espace urbain sous-équipé et sous intégré, aban-
de-chaussée se trouvent les boutiques, à l’étage les pièces donné par les couches sociales plus aisée et par les ac-
réservées à l’hébergement. tivités « modernes » plus rentables dans les secteurs
La distribution de l’eau est un élément vital de la vie du commerce et du tertiaire.
et de l’organisation de la médina : des réseaux de canali- • Un tissu surdensifié et dégradé, habité pour la plupart
sations (souterrain ou à ciel ouvert) ont été installés pour par une population à très bas revenu, souvent récem-
desservir les mosquées, les habitations et les fontaines. ment immigrée, et donc à faible ancrage dans l’es-
Ainsi, dès les Almohades, les agglomérations étaient pace et dans la culture.
équipées de plusieurs dizaines de points d’eau. Mar- • Un parc immobilier plus ou moins important, atteint de
rakech, Fès et Meknès possédaient de nombreuses fon- vétuste, non seulement dans les structures du bâti mais
taines de la ville et des centaines de kilomètres de canaux aussi dans ses réseaux infrastructurels, même lorsqu’il
de distribution de l’eau judicieusement réparties selon peut constituer un potentiel important pour accueillir de
les quartiers (hawma) et les espaces vitaux Dans toutes nouvelles fonctions, qui pourraient devenir rentables. Par
les villes impériales, les fontaines publiques (seqqâya), conséquent, la sauvegarde des tissus historiques exige la
d’une grande beauté artistique, sont un élément esthé- mise en place de stratégies qui intègrent des objectifs plu-
tique qui donne un grand charme aux rues et alimentent riels : économiques, sociaux, politiques, culturels …
les souks et les mosquées en eau.
La Grande Mosquée garde la haute main sur toutes 4 Politiques et acteurs de la réha-
les activités de la médina : elle est le lieu du culte, l’école bilitation des villes impériales
coranique (Mosquée Al Andalous à Fès, Mosquée Al-
koutoubia à Marrakech, Mosquée Hassan à Rabat et la L’importance de la ville historique et/ou impériale réside
Grande Mosquée à Meknès), le tribunal, l’asile invio- dans sa dimension patrimoniale, à savoir sa valeur identi-
lable, l’espace de convivialité où doivent se remplir taire et culturelle qui commence à être reconnue comme
s’exercer librement les devoirs envers Dieu et envers les un aspect essentiel du développement. La conservation
hommes Université (al Qrawiyine de Fès, Medrasa Al de ce patrimoine fait l’objet, de plus en plus, un intérêt
Bouaananiya à Fès et Meknès, Medrassa Filaliya égale- particulier des gouvernements et des administrations na-
184 Les villes impériales : réhabilitation et valorisation d’un patrimoine exceptionnel

tionales ou régionales. Cela se traduit en un ensemble de quatre grandes divisions qui englobent chacune un en-
programme et de projet d’intervention de plus en plus semble de services administratifs et de gestion. Au niveau
nombreux qui s’attachent à la valorisation de ce patri- régional, la Direction du Patrimoine Culturel a installé des
moine urbain et de ses innombrables composantes cultu- organismes de suivi et d’intervention, en l’occurrence cer-
relles. Si presque toutes les villes historiques ont béné- tains centres de conservation et de réhabilitation des mo-
ficié de programmes de « réhabilitation, requalification numents et sites (Inspection des Monuments Historiques,
ou restauration » du Sud au Nord (Tiznit, Taroudant, Es- CERKAS, Centre Des Études Alaouites …). Le Ministère
saouira, Safi, El Jadida, Salé, Chefchaouen, Oujda, Té- de la Culture a procédé également à la création du Centre
touan …etc.), ce sont les villes impériales (Marrakech, d’Inventaire et de Documentation du patrimoine (CIDP).
Fès, Rabat et Meknès) qui ont fait l’objet des projets de Le CIDP est une structure chargée de procéder à l’inven-
revitalisation et de remise à niveau les plus importants. taire et à la documentation du patrimoine culturel matériel
La classification et la réhabilitation des monuments et immatériel ainsi que du patrimoine naturel, en utilisant
historiques au Maroc ont commencé depuis l’époque les nouvelles technologies d’information et de documen-
coloniale notamment sous la responsabilité du Maré- tation. Mais c’est aux Agences Urbaines qu’on a légué la
chal Lyautey, qui a promulgué un arsenal de lois qui mission du suivit et du contrôle de l’évolution de déve-
concernent toutes les villes historiques et notamment les loppement et d’aménagement des grandes villes du pays2).
villes impériales et dote depuis 1922, les villes de Fès, Au niveau des tissus ancien3) une stratégie nationale pour
Marrakech, Rabat et Meknès de Plans d’Aménagement. l’intervention a été mise en place et repose sur les termes
Les médinas sont protégées comme « des conservatoires suivants « Les tissus anciens urbains et ruraux constituent
de la vie marocaine traditionnelle ». Henri Prost, l’ar- un patrimoine inestimable pour le Royaume : plus de trente-
chitecte de Lyautey justifie cette motivation en déclarant cinq médinas, des milliers de villages ruraux en plus des
en 1931 « cette autonomie des villes indigènes leur per- ksour et des kasbahs s’étendant sur près de deux mille ki-
mettra de conserver les physionomies si caractéristiques lomètres (…) Son importance est autant culturelle que so-
de leurs merveilleux aspects panoramiques qui restent de ciale et économique. Son rôle potentiel dans le logement, le
superbes points de vue pour les principales perspectives tourisme et l’artisanat est primordial à l’échelle nationale.
de nos villes modernes » (cité par Naciri 1982). Mais ce patrimoine est en dégradation et nécessite une prise
La volonté de Lyautey de créer « ses nouvelles » villes en charge globale afin qu’il puisse mieux participer au dé-
et de préserver les villes musulmanes ou « indigènes » s’est veloppement du Royaume » (Royaume du Maroc, 2006, cité
traduite par la promulgation de plusieurs arrêtés qui étaient par Tanouti). L’objectif de cette stratégie consiste à intégrer
autant de lois de préservation des sites historiques. Ces ar- ce patrimoine menacé socialement, économiquement et
rêtés étaient publiés dans le Bulletin Officiel de l’époque culturellement afin qu’il puisse participer au développement
Après de longues décennies dans la période de l’indé- global de la région et plus largement du pays.
pendance, les autorités publiques ont commencé à s’inté- A partir de l’exemple des villes impériales, je vais
resser aux médians. Cet intérêt était initié par l’UNESCO. tenter de mettre en lumières les éléments des stratégies
En effet, à partir de 1980, plusieurs villes du Maroc sont de la sauvegarde et de la réhabilitation de ces villes qui
déclarées patrimoine mondial par l’UNESCO, Fès(1981), recèlent un patrimoine exceptionnel, des autorités natio-
Marrakech(1985) et sa célèbre place Jmaâ El Fna (2001), nales, des organismes internationaux et des chercheurs.
Meknès (1996), Tétouan (1997), Essaouira/Mogador Les paragraphes suivant tentent également de montrer les
(2001), El Jadida/Mazagan (2004) et Rabat (2012). actions de requalification réalisées sur le terrain.
Cette prise de conscience va être prolongée par un
certain nombre d’actions des pouvoirs publics et par 4.1 Fès : la capitale culturelle et spiri-
l’adoption d’une stratégie visant à intégrer les monu- tuelle du pays à requalifier !
ments historiques au développement local. La politique
nationale en matière de conservation et de préservation Ville impériale, capitale spirituelle, culturelle et histo-
de patrimoine en général et de patrimoine urbain (ville rique, Fès réunit tous les symboles de l’identité maro-
historiques en particulier) se déploie à plusieurs niveaux caine. A Fès, les autorités se sont engagées tardivement
institutionnels et législatifs1). Pour ne pas se perdre dans dans le processus de sauvegarde, en raison, peut-être,
les détails de cette politique et de son évolution, je me de la protection dont le patrimoine bénéficiait déjà : les
contenterai de rappeler quelques éléments indicateurs. mesures prises par Lyautey (1913–1922) qui a avancé
Sur le plan administratif et réglementaire les initiatives toute une liste de sites et monuments à protéger puis leur
publiques sont nombreuses : la création en 1985 au sein
du Ministère de la Culture d’une Direction du Patrimoine 1) Cet emboitement des acteurs publics pose le problème de savoir et
constitue contrainte une majeure pour une intervention concertée.
Culturel, a pour mission de protéger, de restaurer, de mettre 2) D’autres documents et études sont réalisés sur l’aménagement ur-
en valeur et de faire connaître le patrimoine architectural, bain, ils concernent d’une façon ou d’une autre le problème du
archéologique et ethnographique ainsi que toutes les ri- patrimoine (SNAT, SRAT, SDAU, PA, PS, PDC), mais les recom-
mandations de ces documents n’ont pas toujours été appliquées.
chesses nationales qui présentent un intérêt historique ou
3) Dans les tissus anciens sont inclus les médinas, villages ruraux
artistique. Cette direction est organisée, à l’échelle centrale et historiques, ksars et kasbahs mais également les villages et
et en fonction de ses principaux champs d’intervention, en centres villes de type colonial.
Brahim El Fasskaoui 185

classement en patrimoine national en 1953, ont proba- par le Royaume du Maroc et l’UNESCO, du SDAU de
blement permis de mieux résister aux changements éco- Fès en 1980 (Royaume du Maroc 1980). Selon Naci-
nomiques et aux mutations sociales ayant caractérisé le ri, l’ambition affichée par le SDAU était de rendre à la
Maroc post-colonial (Tegmaouti 2001). médina son rôle de « centre principal par la promotion
Cependant, cette grande et importante médina com- des activités qui ont fait jadis toute sa vitalité et par le
mence depuis les premières années de l’indépendance à faire rééquilibrage de l’ensemble urbain ». (1982, p. 12)
face à plusieurs contraintes d’ordre économique, sociale, Pensée en termes de planification urbaine affirmant la
culturelle et urbaines qui pèsent lourdement sur toute une centralité sociale, économique et culturelle de la médina, la
agglomération qui devait être un modèle d’urbanisme inté- sauvegarde est un véritable défi qui suppose l’adhésion des
grant ses deux composantes : la vieille et la nouvelle ville. parties prenantes et leur solidarité. Le SDAU ajoute une
Comment les autorités ont–elles réagi ? La question perspective de développement des activités artisanales et la
patrimoniale et la problématique du devenir de la ville spécialisation du tissu historique dans l’activité touristique.
historique la plus célèbre du Maroc ont été abordées sous A l’évidence, les auteurs du SDAU aspirent à créer des
l’angle de la planification urbaine, ce qui correspondait conditions de vie normale dans le tissu historique conçu
parfaitement à la recommandation de l’UNESCO de comme un patrimoine vivant. Ce document d’urbanisme
1976. Le Schéma Directeur d’Aménagement et d’Urba- avait comme idée maîtresse de « renforcer le rôle de la
nisme (SDAU) de Fès (recommandé par l’UNESCO et le médina en tant que centre principal de l’agglomération »
PNUD) a été mis à l’étude (1975–1978) par le Ministère (Royaume du Maroc 1980, vol. 4, p. 19). Pour assumer
de l’Habitat et de l’Aménagement du Territoire. L’origi- cette ambition, les auteurs du SDAU ne pensaient pas à
nalité de cette démarche a été de fondre dans le creuset la sauvegarde en terme de projet d’architecture ou d’in-
de l’atelier tous les acteurs partenaires du SDAU, à sa- génierie, mais en terme de processus : « la sauvegarde
voir, les fonctionnaires de l’administration, les experts de de la médina est une action quotidienne et continue in-
l’UNESCO, les architectes des cabinets d’études et les tégrant dans une conception unifiée l’ensemble des inter-
enseignants chercheurs de l’université. Cette démarche ventions publiques et privées » (Royaume du Maroc, op.
transversale d’étude a abouti à la publication conjointe cit) ; cet énoncé de méthode ne réduit pas la sauvegarde

Fig.2 : Patrimoines spirituels de Fès. À gauche Mosquée/université al qarawiyine, à droite en haut syna-
gogue, à droite en bas medresa El Bouanania

Source : photos Mohammed Laouane


186 Les villes impériales : réhabilitation et valorisation d’un patrimoine exceptionnel

Fig.3 : Composantes patrimoniales de la médina contribué à faire de la sauvegarde de la médina de Fès


de Fès une question problématique pluridimensionnelle.
Peu après sa création, l’ADER-Fès, (Agence de Dé-
densification et de Réhabilitation), principal acteur de la
sauvegarde, a comme objectifs la dédensification et la ré-
habilitation la médina. Ses statuts et ses missions, qui se
sont avérés relativement ambigus, comprenaient aussi bien
« des objets généraux visant la sauvegarde, et des tâches
très précises d’aménageur voire d’agent immobilier »
(PNUD, 1992, p. 721). Cet organe bien qu’ayant partici-
pé au développement de la connaissance de la médina et à
son rayonnement international n’a rempli que très partielle-
ment sa mission de dédensification et de réhabilitation faute
de moyens. Le chevauchement de ses compétences avec
d’autres acteurs a alimenté une confusion sur son rôle et ses
limites, confusion exacerbée par des difficultés financières.
En 1991, l’Agence Urbaine et de Sauvegarde de la
médina de Fès (AUSF) est créée et a pour objectif de cou-
vrir l’agglomération en documents d’urbanisme (Schéma
Directeur d’Aménagement Urbain, Plans d’Aménage-
ment et Plans de sauvegarde). Dès sa création, et bien
que ses statuts mentionnaient la sauvegarde de la médi-
na de Fès comme un de ses objectifs principaux, cette
institution ne s’est pas engagée sur ce terrain à cause de
l’ampleur du travail à réaliser afin de doter l’aggloméra-
tion d’un ensemble de Plans d’Aménagement (PA) mais
aussi à cause de la présence de l’ADER-Fès comme ac-
teur omniprésent sur le terrain. Depuis 1999, l’intérêt de
cette institution pour la médina est manifeste. En 2001,
elle s’est dotée d’une cellule de « conservation du patri-
moine et de sauvegarde de la médina » montre ainsi sa
volonté de participer au débat au sujet de la sauvegarde.
Source : Parcours de la spiritualité, DELTA/MEDA Malgré ses moyens limités et l’ampleur de sa tâche, cette
cellule participe activement aux prises de décision. Sur
à une somme de projets ponctuels ou sectoriels, il fait du le terrain, ces deux institutions se côtoient régulièrement,
SDAU un outil de cohérence, à charge pour l’institution ce qui alimente un sentiment de compétition entre elles.
qui en a la mission d’articuler les demandes en matière de Ce fait est d’autant plus visible que leurs attributions et
logements et d’infrastructures, de monuments historiques leurs compétences se chevauchent ce qui ne permet pas
et de tourisme, les unes aux autres. Mais de nombreuses de cerner facilement leurs responsabilités respectives.
mobilisations des habitants ont conduit les responsables du Considérant le potentiel de la ville de Fès en matière
projet, en 1995, à l’abandonner (Janati, 2000, p. 289-311). d’artisanat, le programme pour la mise à niveau du secteur
Le rejet du SDAU bloque et complique la situation. de l’artisanat, un Plan de Développement Régional de l’Ar-
Pour reprendre la main, l’UNESCO, le PNUD, la Banque tisanat (PDRA) a été élaboré pour la période 2007-2011
Mondiale ne cessent d’évaluer et de préparer des solu- pour renforcer le rôle de la ville comme centre des arts
tions alternatives au SDAU, d’où la naissance de plu- traditionnels et en faire une vitrine de l’artisanat national.
sieurs institutions, organes et acteurs de planification C’est un programme de développement stratégique propo-
d’intervention : l’espace historique est devenu l’affaire sé par le ministère de l’Artisanat et élaboré en concertation
de l’UNESCO et le PNUD situant son action au niveau avec de nombreux acteurs intéressés, dont notamment les
international, le Ministère de l’Habitat et celui de l’In- collectivités locales, les chambres professionnelles et les
térieur interviennent au niveau national, l’ADER-Fès associations d’artisans (Akdim & Laaouane 2014). L’Initia-
(Agence de Dédensification et Réhabilitation) et l’AUSF tive Nationale du Développement Humain (INDH) mérite
(Agence Urbaine et de Sauvegarde) agissent au niveau d’être signalée. Elle concerne tous les secteurs vulnérables
local, etc. Ces instances ont été créées pour soutenir l’ac- du pays. Pour la ville de Fès, plusieurs projets de réhabilita-
tion de la municipalité de Fès-Médina et de l’Inspection tion de maisons en ruine ont été conduits et financés per ce
des Monuments Historiques en charge de la gestion ur- programme, la mise en valeur du patrimoine de la médina
baine et de la conservation du patrimoine. Cette pano- doivent passer par la consolidation de tout le tissu ancien.
plie d’acteurs et quelques interventions ont permis le Globalement, la majorité des composantes patrimo-
développement de la connaissance sur la médina et ont niales de la médina de Fès a bénéficié de plusieurs inter-
Brahim El Fasskaoui 187

ventions de sauvegarde et de restauration : les édifices Fig.4 : La Koutoubia : symbole de Marrakech


religieux (mosquée/université Al Qarawiyine, Mosquée
Al Andalous, medrasas, la synagogue.), les foundouks,
les remparts et leurs portes, mais aussi la dédensification
des certaines place et rues pour améliorer l’accessibilité à
la médina. Ces intervention sont sélectives et ne sont pas
prises en compte dans une stratégie de l’intégration de
toute l’agglomération de Fès.

4.2 Marrakech : la médina emblème du


Maroc4)
Comme toutes les villes impériales, la cité de Marrakech
est née d’une volonté politique, Elle a été fondée par la
dynastie almoravide (1070-1071) et a acquis très vite le
statut de la capitale de l’empire Almoravide et devient un
centre connu dans le nord de l’afrique et même du monde
arobo-musulman où le Maroc est souvent connu par le
nom Marrakech. Elle est entourée d’une muraille d’une
dizaine de kilomètres, ponctué de douze portes monumen-
tales. A l’intérieur de la cité on trouve des jardins « anda-
lous » une médina avec toutes les fonctions et plusieurs
sites et monuments d’une grande valeur patrimoniale.
Ce patrimoine est l’héritage de plusieurs dynasties qui Source : photo de l’auteur
se sont succédée sur le pouvoir au Maroc en témoigne.
La Qoubba almoravide (XIIème-XIIIème s.), la mosquée de (SDAU), deux appels d’offre étaient lancés par la Muni-
la Koutoubia, le bassin de la Ménara, le Jardin de l’Ag- cipalité et la Préfecture de Marrakech Médina : l’un pour
dal (XIIème-XIIIème s.), le Palais Badiâ, la medrasa Ben un plan de sauvegarde et l’autre pour un Plan d’Amé-
Youssef, les Tombeaux saâdiens, le complexe Mouassine nagement. L’étude identifie des quartiers à « grande »,
(XVIème s.), le Palais de la Bahia, le Pavillon de la Ména- « moyenne » et « petite » valeur architecturale selon « la
ra (XIXème s.), Ces réalisations s’inscrivent dans un tissu présence d’éléments architecturaux historiques telles que
urbain complexe fait de ruelles tortueuses, d’impasses, les décorations sur bois, zelliges, plâtres, etc. » (Belkziz
de placettes, de jardins, de cimetières et bien entendu de 1998 cité par Skounti 2004). En 2000, un Plan d’Aména-
la fameuse place Jmâa El Fna qui va devenir « le cœur gement est conçu pour avoir un « tableau de bord » qui
battant » de toute l’agglomération et l’emblème du Ma- encadrerait les actions de réhabilitation.
roc tout entier et obtenir le deuxième label de l’Unesco Bien que les documents et les efforts de réhabilitation
comme patrimoine immatériel en 2001 (Skounti 2004). aient été souvent critiqués, Marrakech (par sa vocation
Au lendemain de l’occupation de la ville par les autori- touristique) a dû faire des efforts pour offrir à ses visiteurs
tés françaises, les premiers Décrets pris en vue de protéger un produit à la hauteur de la demande. Plusieurs sites et
certains « monuments historiques » ont été promulgués monuments, et notamment les monuments qui appar-
(entre 1914 et 1935) : la mosquée de la Koutoubia et ses tiennent à l’État, sont restaurés. La mosquée El Koutoubia
zones de protection, les zones de protection à l’intérieur et son minaret sont bien restaurés et l’aménagement des
et à l’extérieur de murailles, les murailles de la médina, espaces annexes ont créé une grande attractivité, La Mé-
la Place Jamâa El Fna, les Tombeaux saâdiens, le Palais nara avec son bassin et son verger d’olivier ont fait l’objet
Badiâ, le Palais de la Bahia, la Medrasa Ben Youssef, les d’un aménagement et de revitalisation, d’ailleurs l’axe El
fontaines, écoles coraniques, les fondouks, la protection Koutoubia et la Menara (par Bab Jdid) est plus visité à
artistique de la médina. Le choix est architectural, mo- Marrakech. Les palais (Bahia, Badiâ) ont bénéficié d’une
numental, mais aussi paysager. Le monument phare la bonne remise à niveau. Le rempart qui entoure la médina,
mosquée de la Koutoubia dont le minaret est le symbole et ses portes monumentales, ont été pris en charge.
même de la ville. Les célèbres jardins de Majorelle et l’hô- La place mythique de Jamâa El Fna a fait aussi l’objet
tel Al Mamounia, importants édifices culturels initiés par de réaménagement pour qu’il soit au niveau des attentes
Lyautey continuent à être des emblèmes de Marrakech. de tous les visiteurs. La réorganisation des emplacements
Dès la fin des années 1990, dans la suite du tout nou- de toutes les activités était plus que nécessaire pour as-
veau Schéma Directeur d’Aménagement et d’Urbanisme surer de bons services et la commodité de la circulation
et de la visite, d’autant plus que cette place, labellisée
4) Puisque la médina de Marrakech est déjà décrite de manière par l’UNESCO comme patrimoine culturel immatériel,
détaillée surtout dans les actes du 6ème (Escher et al. 2001 )
et 8ème colloque maroco-allemand (Petermann 2012) je me est la place incontournable, pour les visiteurs nationaux
contente de présenter cette ville de manière allégée. comme pour les touristes étrangers.
188 Les villes impériales : réhabilitation et valorisation d’un patrimoine exceptionnel

Pour faciliter l’accessibilité aux patrimoines de la ville, Hubert Lyautey, lorsqu’il arrive au Maroc, en mai 1912,
les autorités ont procédé la mise en place d’une infrastruc- pour diriger le tout nouveau Protectorat français.
ture assez importante : l’amélioration et l’extension des Alignant plusieurs arguments pour déchoir Fès de
voies de communication, des places de parking, des son rôle de capitale (Lyautey 1953 et M’hammedi 2014),
places publiques et d’autres équipements socio-culturels. Lyautey a choisi la ville de Rabat comme la Capitale mo-
En somme, plusieurs acteurs publics (Wilaya, Provinces, derne de « son Maroc ». Il a fait venir des ingénieurs et
Municipalités) et société civile (Association du Grand At- des paysagistes qui vont dessiner la ville nouvelle. Les
las) et des acteurs privés ont intervenu dans le processus de plans établis par ce staff de techniciens comprennent non
la réhabilitation de la « ville rouge» (Omar Benjalloun, Su- pas seulement les espaces extramuros mais surtout les
zane Pidermann et Abdellatif Benaddelah) (Skounti 2004) espaces intramuros (c’est la particularité de Rabat par
Ces différents efforts ont abouti à la double reconnais- rapport aux autres villes impériales). Les services admi-
sance de l’UNESCO qui a accepté l’inscription de la Ville nistratifs de Lyautey ont promulgué un arsenal de décrets
de Marrakech comme patrimoine mondiale (1985) et de sa ou arrêtés pour appliquer sa politique de conservation de
légendaire place Jamâa El Fna comme patrimoine imma- la médina et de son aménagement en adressant une liste,
tériel de l’Humanité (2001). Tous ces facteurs ont fait de la publiée dans le Bulletin Officiel entre 1914 et 1924, des
médina un « produit patrimonial » d’une grande attractivi- monuments à préserver (Tanouti, op. cit. p. 2 et 3)
té et d’une forme particulière de gentrification (voir infra) La conception de la ville de Rabat par les autorités
coloniales a donc préservé et requalifié son patrimoine
architectural en menant des interventions de restauration
4.3 Rabat : de la ville historique à la ca-
et d’amélioration dans plusieurs sites. L’aménagement
pitale moderne de la ville de Lyautey a donné naissance à un nouveau
La médina de Rabat reflète l’histoire de plusieurs dynas- design qui fait actuellement partie du patrimoine natio-
ties qui se sont succédées au pouvoir au Maroc mais elle nal voire universel. D’ailleurs, dans le dossier de can-
ne devient pas ville impériale jusqu’au 1906 où elle pos- didature de la ville de Rabat pour être reconnue comme
sède un palais royal. Celui-ci s’étend au sud de la médina, patrimoine culturel universel de l’UNESCO en 2012, on
mais, tout en étant physiquement séparé, il lui est quand a insisté sur l’importance du patrimoine européen (colo-
même relié par l’enceinte almohade allant de Bab el Had nial) qui donne à Rabat une caractéristique particulière.
à Bab Rouah. Ce palais, entouré de remparts, jouxte un Ce classement englobe à la fois la médina et la ville nou-
immense jardin appartenant au Sultan, l’Agdal. Face aux velle. C’est un cas unique au Maroc, car les sept autres villes
enceintes de la résidence impériale, et notamment à sa déjà inscrites sur cette même liste ne le sont que pour leurs
porte monumentale, Bab Zaër, s’étend le Chellah, l’an- zones historiques arabo-musulmanes ou portugaises. Cette
cienne nécropole des sultans mérinides (XIII-XIVème s.). inscription de Rabat participe ainsi à la reconnaissance des
À partir du Chellah, en remontant vers le nord, se situe la œuvres architecturales de la période coloniale et ouvre à la
Tour Hassan, l’immense minaret de la mosquée almohade capitale du Maroc de réelles opportunités touristiques.
inachevée. Au nord-ouest de celle-ci se trouve le mellah, Depuis plusieurs années, Rabat est un chantier continu
quartier juif, qui est intégré dans la médina de Rabat. Cette de travaux d’aménagement, de réaménagement, de valori-
dernière occupe plus de 800 ha bordant au nord l’Océan sation et de requalification : monuments et sites historiques,
Atlantique et surplombant du côté sud le fleuve Boure- y compris les jardins, ont bénéficié d’une attention particu-
greg. Une première enceinte fortifiée datant du XVIIème lière. Mais les dernières années sont marquées par un grand
siècle, dite muraille des Andalous, entoure les habitations. projet de modernisation mais surtout de d’intégration de
Elle dessine un trapèze de 93 ha avec le rempart du Sultan Rabat et Salé. Il s’agit de l’aménagement de la vallée de
Moulay Abd El Hassan qui longe l’océan de bordj Sirat Bouregreg. Dans sa démarche de préservation de la mé-
jusqu’à la Kasbah des Oudaïas. Cette deuxième muraille, moire du lieu, l’Agence de l’Aménagement de la Vallée
appelée almohade et datant du XIIème siècle, vient renfor- de Bouregreg (AAVB) œuvre pour la réhabilitation et la
cer la première. Elle encercle une partie de la médina, à mise en valeur des sites à haute portée symbolique, et pour
l’est, ainsi que des vergers, des vignes, des jardins et le leur intégration dans un ensemble de signes urbains qui se
cimetière Al Alou. Elle est composée de murs en pisé cré- fondent dans la continuité de l’Histoire. En effet, les sites
nelés de deux à trois mètres de haut parsemés de bordjs historiques majeurs, concentrés dans la partie aval de la
(tours de garde) placés face à l’océan et à l’estuaire du vallée, doivent être préservés et mis en relation les uns avec
fleuve. Cette muraille almohade est percée de portes qui les autres pour former sur toute l’étendue de la vallée un
permettent le passage vers les quatre autres ouvertures de ensemble homogène. L’agence ambitionne aussi de créer
l’enceinte andalouse que sont Bab Mellah, Bab Chellah, de nouveaux repères qui inscriront, dans le grand ensemble
Bab Teben et Bab Bouiba (Munoz, 1986, p. 51-54). La de l’agglomération (ponts remarquables, port de plaisance,
Kasbah des Oudaïas est une forteresse érigée sur la fa- aménagement et requalification des jardins historiques
laise dominant la rive gauche de l’estuaire du Bouregreg, comme le jardin de la Résidence et jardins d’essais).
au nord-est de la médina de Rabat dont elle fait partie. Les ressources financières de ce gigantesque projet dé-
Cette disposition d’ensemble de la ville est celle que dé- passent les moyens des organismes publics et le recours au
couvrent les Français, et notamment le Résident général secteur privé devient une l’inévitable alternative Les grands
Brahim El Fasskaoui 189

Fig.5 : Le patrimoine de Rabat du passé au futur. A gauche la Tour Hassan. Au Milieu en haut Eglise de
l’époque coloniale, en bas Muse des Arts Modernes et contemporains. A droite maquette visuelle
du futur Grand Théâtre de Rabat

Source : photos de l’auteur, 2014

groupes nationaux, mais surtout les sociétés financières in- de la culture andalouse. Ils ont développé les corps des
ternationales, et avant tout celles du Golfe, orientent leurs métiers de l’artisanat : Najjarine (menuisiers), Haddadine
activités vers le secteur de l’immobilier, en particulier vers (Forgerons), Srayria (fabricants d’armes) Skakine (fabri-
la construction d’hôtels et de résidences de haut standing. cants des couteaux), Brardaïn (fabricants des bâts). Des
En effet, le Projet d’Aménagement de la Vallée du Boure- quartiers continuent à prendre les noms de ces métiers
greg est à la fois financé par un acteur public, l’AAVB et par jusqu’à nos jours. Durant la période Almoravide Meknès
des acteurs privés, des holdings venus du Golfe (Sama Du- a connu plusieurs réalisations urbanistiques qui sont tou-
baï pour la séquence Amwaj et Al Maabar pour la séquence jours témoins de cette période de l’histoire de la ville, on
Bab Al Bahr. De même le projet de la corniche de Rabat note par exemple : La Mosquée Najjarine (Al Masjid El
mobilise un holding saoudien, IAAMAR. Il y a donc une Atiq) considérée comme la mosquée la plus ancienne de
forte tendance à la privatisation des grands projets urbains Meknès, la grande Mosquée (Jamâa Al Kasba), la porte
ou d’interactions entre acteurs publics et acteurs privés. Bab Berdaïn (Porte des fabricants de bâts) qui se trouve
La préservation de son centre patrimonial est appelée au-delà de la porte actuelle qui porte le même nom.
à servir de levier à un développement maîtrisé. La pro- Les Almohades (1145-1270) succèdent aux almora-
tection de cet héritage, effective (monuments, remparts, vides et firent peupler la médina mais surtout ils l’ont
sites, ensembles historiques) ou en cours (quartiers de la équipée de nouvelles infrastructures comme les bains et
ville nouvelle) de grands chantiers tels que la création les mosquées et l’alimentation de la ville en eau par une
d’un musée national d’archéologie, d’un musée national prise d’eau située 9 km de Meknès.
d’art contemporain, d’un institut supérieur d’arts choré- La période des Merinides (1276 – 1471) a été inno-
graphiques, d’un nouveau théâtre national, entre autres, vante par la construction d’une Kasbah (citadelle) avec sa
participent de l’engagement pris pour valoriser le capital grande mosquée Lalla Aouda, au sud de la ville Almora-
patrimonial, son authenticité et son intégrité. Des chan- vide et Almohade. C’est aux Mérinides que revint le mérite
tiers d’envergure, en partie au sein du bien (tramway) ou à de l’édification de plusieurs monuments religieux et cultu-
sa périphérie (aménagement de l’embouchure du Boure- rels. A cette époque, Meknès est considérée comme pôle
greg) font partie d’une stratégie globale de valorisation d’attraction important sur le plan commercial et culturel.
de la capitale du royaume à laquelle la reconnaissance Pendant le règne des Ouattasides (1480-1566) mais
internationale recherchée contribuera incontestablement. surtout avec l’avènement des Saâdiens (1520-1664)
Meknès perdit de son importance politique et de son évo-
lution urbaine, successivement, au profit de Fès puis de
4.4 Meknès : Une cité impériale sous-
Marrakech redevenue la capitale du Maroc. L’essor de
estimée Meknès s’éclipsa considérablement durant cette période.
La médina de Meknès mérite bien la mention au registre Le seul projet des Saâdiens réalisé à l’époque était la res-
historique du Maroc puisqu’elle couvre une période de tauration de la grande mosquée de la citadelle Mérinide
plusieurs siècles d’histoire, de construction et d’urbani- connue plus tard sous le nom de Masjid Lalla Aouda.
sation. Toutes les dynasties qui ont détenu le pouvoir ont Mais c’est sous le règne du sultan Alaouite Moulay Is-
laissé leur trace dans la ville. maïl (1672-1727) que Meknès devient la capitale du Ma-
Les Almoravides (1061-1145) qui ont posé le socle de roc durant plus d’un demi-siècle et se place au premier
la ville fortifiée, sont considérés comme les importateurs rang des cités impériales du Maroc. Le choix de Meknès
190 Les villes impériales : réhabilitation et valorisation d’un patrimoine exceptionnel

Fig.6 : La médina de Meknès et ses sites monu- de la première pour répondre aux exigences de l’administra-
mentaux tion du protectorat français. Meknès reste toujours marquée,
dans sa mémoire comme dans son patrimoine physique par
cette période, plusieurs édifices remarquables en témoignent.
L’observation des différents espaces urbains de la
ville de Meknès pendant le règne de Moulay Ismaïl, nous
renseigne principalement sur l’existence de deux espaces
majeurs : Le Palais Royal et la Médina ; l’un impérial
et l’autre socio-économique. Les deux espaces étaient
entourés par une série de remparts qui les protégeaient
et les isolaient à l’origine l’un de l’autre, mais aussi des
campagnes environnantes.
Par la grandeur et la diversité de ses monuments, les
matériaux et les techniques de leur construction (surtout
le pisé, mêlé parfois à la brique cuite et les moellons…),
Meknès devient un exemple vif de l’évolution architec-
turale riche en ouvrages civile, militaire (kasbah) et aussi
d’art. C’est ce qui lui a valu son inscription sur la liste du
Patrimoine Mondial de l’UNESCO en 1996.
Au cours de la période coloniale et comme toutes les
autres grandes villes marocaines, la logique urbaine de
Lyautey était appliquée à Meknès. Le site de la ville dite eu-
ropéenne était choisi sur le plateau en face de la médina, la
vallée de Bouferkrane est la ligne de démarcation entre les
deux entités urbaines. Le plan de la ville nouvelle est confié
à Henri Prost. En 1917, les premiers lots de terrain étaient
réalisés sur les domaines publics (Makhzen et Habous).
Par son site stratégique et par le riche potentiel agri-
cole de la plaine de Saïss, Meknès a attiré une population
française importante. Les autorités coloniales devaient
lotir et équiper la ville par les infrastructures et les ser-
vices nécessaires. Le développement de cette cité nou-
Source : Parcours de la spiritualité, DELTA/MEDA velle était, par conséquent, rapide.
Le plan Prost consiste à faire de Meknès une ville
comme capitale n’est pas venu spontanément, mais il fut multifonctionnelle par la création de plusieurs quartiers :
dicté par sa situation géographique, son importance stra- sur les bords immédiats du plateau qui domine la vieille
tégique au point de vue militaire et politique, et par des ville, était construit le quartier administratif, puis le quar-
considérations économiques. Moulay Ismaïl construisit, tier de plaisance (villas pour les plus riches) et bien en-
durant son règne de 55 ans, avec l’aide des artisans venus tendu le quartier industriel. La création des logements et
de régions éloignées du Maroc et des captifs chrétiens, la les bureaux de services s’est faite selon une architecture
capitale du royaume ainsi que sa célèbre Kasbah impériale plutôt européenne. Après le départ des français, Meknès
dite Al Ismaïlia et ses nombreuses dépendances (une Kas- disposait, jusqu’à une date très récente d’un riche patri-
bah, des mausolées, des charmants jardins, un bassin ré- moine architectural. Ce patrimoine, en raison de la fréné-
servoir (Sarij Souani), des spacieux palais, les impression- sie de l’immobilier, n’a pas toujours été respecté
nants greniers, les fabuleuses écuries pour les chevaux, et Après l’indépendance, la médina de Meknès rentre dans
les gigantesques murailles de 1 à 6 mètres d’épaisseur et une longue période de léthargie. Si certains sites ont fait l’ob-
de longueur dépassant vingt-cinq kilomètres encerclant la jet d’un entretien (Palais royal, mausolée Moulay Ismaïl),
ville impériale franchis par une série de belles portes mo- la médina et ses composantes historiques ont été livrées à
numentales et notamment la célèbre porte Bab Mansour). elles-mêmes ; aucune mesure concrète et continue afin d’as-
Les souverains Alaouites après Moulay Ismaïl ont conso- surer une protection efficace des monuments et instaurer des
lidé et entretenu l’héritage ismaïlien mais leurs apports mécanismes de restauration et de mise en valeur ; ce qui n’a
furent minimes par rapport à leurs prédécesseurs (Jamâa pas permis jusqu’à nos jours, d’avoir un plan général de sau-
Roua et Dar Al Beida, école militaire sous la règne de vegarde capable de mobiliser les énergies en vue de restaurer
Moulay Abdellah). La ville a continué pourtant de jouer dans les règles de l’art les édifices historiques de la ville.
un rôle déterminant dans le royaume. Ce n’est qu’au début des années quatre-vingt-dix à l’oc-
Avec le protectorat français, la ville Ismaélienne va casion de l’inscription de la ville dans la liste du patrimoine
connaître un nouvel essor grâce à sa position géostratégique de l’UNESCO que les autorités ont commencé à nourrir le
et économique. Ainsi, une ville moderne va voir le jour à côté savoir de garder ce label. A partir de 2000, certaines actions
Brahim El Fasskaoui 191

Fig.7 : Monuments historiques prestigieux de Meknès. À gauche, Fondouk El Hanna transformé en centre
interculturel, à droite en haut la Porte Bab Mansour et ses dépendeces, en bas le Palais Dar Beda

Source : photos de l’auteur, 2014

sélectives de restauration de réhabilitation ou de consolida- stratégie d’intégration de toute la ville dans son contexte
tion ont été ainsi effectuées. La réhabilitation d’une grande régional et national. Le site et la fonction stratégique de
partie de la Kasbah Ismaïlia (qui abrite l’actuel palais royal), la ville doivent inciter les acteurs locaux à faire de sa
la restauration de l’écurie royale, des greniers (Hri Swani) promotion un véritable projet d’intégration territoriale.
et du bassin limitrophe mais aussi l’aménagement du vaste
terrain et du jardin Jnan Ben Halima5) ont bénéficié d’une
quelques importantes opération de remise à niveaux. Dans
5 De la «gentrification touris-
la même partie, le mausolée de Moulay Ismaïl, ses environs tiques » des médinas
et les voies de communication que le desservent sont réha- Le terme « gentrification » est un néologisme établi
bilités. Une grande partie du rempart a fait l’objet de conso- pour décrire l’installation ou le retour des ménages ai-
lidation, les borj et les portes monumentales sont restaurées, sés au sein d’anciens quartiers défavorisés du centre de
mais c’est surtout la célèbre porte Bab Mansour et la place Londres. Je vais l’adopter pour parler de la reconquête
Lahdim qui ont bénéficié d’une attention particulière. des villes historiques du Maroc par une « bourgeoisie »
Les opérations effectuées sont bien perçues par les étrangère qui achète et réhabilite les anciens demeures
habitants qui ont longtemps attendu l’amélioration de (riads) soit pour y résider (touristes résidents) soit pour
leur héritage historique. Ces projets étaient nécessaires les transformer en maisons d’hôte de haute qualité pour
et d’un grand secours pour la ville, qui aspire à dévelop- les touristes en quêtes d’orientalisme.
per son potentiel touristique en tant que ville impériale. Ce phénomène a déjà fait l’objet de plusieurs études :
La restauration et la mise en valeur de Dar El Jamaï qui Escher& Petermann (2001, 2003, 2004, 2011, 2012, 201,
abrite le seul musée de la ville, entre dans cette perspec- 2014), Coslado et al. (2012), Berriane (2001), Kurzak-Soua-
tive. Il reste toutefois beaucoup à faire pour que la médina li, (2010) et Akdim & Laaouane (2014), Théliol (2014) et
puisse à nouveau retrouver les charmes de son authentici- émissions audiovisuelles (des Racines et Ailles, des Trains
té qui témoigne d’un riche patrimoine culturel. Si la ma- pas comme les autres, Capital de télévision française).
jorité des interventions sont réalisées par le Ministère la Je ne prétends donc pas apporter ici de nouveaux
Culture ou sont subventionnées par des fonds étrangers, éléments d’analyse, mais je vise surtout à faire une syn-
les acteurs locaux (pourtant nombreux) ne semblent pas thèse des cas étudiés pour comprendre l’état des lieux des
capables de prendre l’initiative d’un plan global de réha- villes impériales en rapport avec une forme particulière
bilitation et de valorisation de la médina d’élaborer une de touristification.
5) Cet espace abrite chaque année le Salon International de Les médinas marocaines ont connu, avec des degrés
l’Agriculture comme une forme de d’animation de la ville. différents, presque les mêmes facteurs et mécanismes qui
192 Les villes impériales : réhabilitation et valorisation d’un patrimoine exceptionnel

ont engendré leur « mise en tourisme ». Surpeuplées et Fig.8 : Riad « mis en tourisme » à Marrakech
sous-équipées elles sont abandonnées au profit les quar-
tiers modernes. La vente de la maison traditionnelle per-
met d’avoir les moyens de s’offrir une nouvelle maison et
souvent permet de régler certains problèmes de l’héritage
entre plusieurs familles qui habitent la même maison. Au
début l’acquisition de ces maisons était le fait d’émigrés
ruraux qui cherchent un logement dans la ville avec des
prix bon marché. Mais le phénomène va prendre des di-
mensions considérables au début des années quatre-vingt-
dix avec la forte convoitise étrangère sur les demeures tra-
ditionnelles des médinas : les riads. Les premiers acheteurs
étrangers ont voulu s’attribuer une résidence secondaire
dans un autre environnement ; les étrangers propriétaires
des maisons à l’intérieur des médinas deviennent nom-
breux après la vague des investisseurs dans le domaine
du tourisme qui va prendre de l’ampleur. Les nouveaux Source : photo Kagermeier
propriétaires ont procédé à la réhabilitation des maisons là où elles étaient inconcevables avant cette vague (ré-
en les transformant en maisons d’hôtes de haute gamme novation des réseaux électriques, réseaux d’eau potable
qui attirent les touristes là où on ne les pas a attendus (Kur- assainissement, dallage des rues et ruelles et création
zac-Souali 2006). De ce fait un véritable marché immobi- d’espaces vert, parking…). Cette frénésie a donné lieu à
lier s’est mis en place (Escher & Petermann 2013). une multitude d’acteurs (vendeurs, investisseur, agences
A Marrakech où la « gentrification » s’est fait remar- immobilières ou courtiers (samsar), artisans, architectes,
quable on compte un peu plus de 600 riads renouvelés et agents publics, guides et faux guides …)
2160 propriétaires de biens immobiliers (Escher & Peter- Comme Marrakech, Fès a été largement médiatisée et
mann 2013). Les facteurs de gentrification sont résumés devient plus accessible grâce à l’aéroport de Fès-Saïss dont
par les mêmes auteurs en cinq facteurs essentiels : « a) les les travaux d’extension sont en cours. Mais le Festival des
atouts géographiques des villes dans une perspective tou- musiques sacrées/spirituelles qui a lieu chaque année dans
ristique, b) la représentation de ces villes dans l’imaginaire cette ville est de plus en plus fréquenté et donne un grand
des Occidentaux, c) le développement quantitatif et spatial rayonnement international à la ville6). Bien que Fès soit
des propriétés étrangères au sein des murs de la médina décrite comme la plus ancienne ville musulmane du Ma-
au XXIème siècle, d) l’identification des acteurs individuels roc où le touriste plonge dans l’Orient du Moyen Age, la
ou institutionnels de la gentrification au Maroc » (p. 103). gentrification est moins importante qu’à Marrakech et elles
Depuis les années 90 on assiste à un véritable boom commence à devenir la deuxième ville qui subit « la gentri-
de la demande étrangère de maisons marocaines tradi- fication touristique » : le nombre de maison d’hôtes est de
tionnelles. L’image de la ville et le style de vie diffusés l’ordre de 300 en 2008. (Escher & Petermann, op.cit).
par les médias européens sont associés à un exotisme La gentrification des médinas au Maroc a crée des dy-
teinté d’orientalisme présent dans l’imaginaire occiden- namiques multidimensionnelles et des discours variés voire
tal, comme l’a notamment souligné Kursac-Souali. Ceci antagoniques. L’arrivée en masse des « gentrifieurs » a incité
permet, sans doute, d’expliquer en partie cet engouement les autorités publiques à s’adapter au phénomène. D’abord
pour les villes impériales et notamment pour Marrakech et il fallait une nouvelle législation pour faciliter l’acquisition
Fès. Mais ce phénomène commence à s’installer dans les par des étrangers des biens immobiliers au Maroc, d’autre
autres villes historiques aussi, comme Taroudant, Tiznit, part, pour faciliter l’exécution des travaux de réhabilitation
Essaouira, Chefchaouen. Le climat, la stabilité politique et la mise en marche de l’entreprise. Le bon fonctionnement
du pays, la proximité géographique et les facilités d’accès de ces nouvelles entreprises et la satisfaction des attentes
toujours plus grandes avec le développement des trans- de leurs « hôtes » ont besoin de la requalification de tout
ports et la diminution de leurs coûts sont autant de facteurs l’environnement où elles évoluent : voirie, assainissement,
qui jouent un rôle important dans l’émergence et la conso- propreté, parking, réhabilitation du patrimoine, une bonne
lidation de ce phénomène dans la médina de Marrakech. offre artisanale...etc. Dans toutes les villes gentrifiées, les
Le processus de gentrification, à l’œuvre dans la médi- conditions ont été relativement bien améliorées (Mar-
na de Marrakech depuis plusieurs années, est le résultat de rakech, Fès, Rabat, Tetouan, Chefchaouen).
l’action de différents types d’acteurs qui, eux-mêmes, ré-
pondent à des logiques, des mécanismes et des aspirations 6) La tradition de festivals de musique est devenue une impor-
tante animation qui se développe dans presque toutes les villes,
qui diffèrent selon le contexte social, culturel, économique, mais, les plus célèbres sont ceux qui sont liés aux villes his-
politique et selon leur propre expérience personnelle. toriques et touristiques : musique sacrée de Fès, festival des
Pour faciliter l’accès à ces maisons (souvent au fond musiques populaires de Marrakech, festival des musiques
modernes (Mouazine à Rabat et Timatitar à Agadir), pour
d’une ruelle) et le mouvement des touristes inattendus d’amples informations, voir l’article devNadia Makdoun dans
dans la vielle médina, des infrastructures sont réalisées le présent ouvrage.
Brahim El Fasskaoui 193

Les opinions et les avis sur les avantages de cette « mise en 5 Conclusion
scène de l’authenticité » dans les médinas sont nombreux : Les médinas représentent un patrimoine inestimable
la gentrification touristique a permis la revalorisation des pour le Maroc. Elles représentent une composante fon-
dimensions patrimoniales des médinas par la réhabilita- damentale de son identité culturelle et symbolisent son
tion des bâtisses abandonnées et de leur environnement authenticité et son intégrité. Nombre de ces lieux sont
immédiat. Par ailleurs, cette réhabilitation a fait revire les classés par l’UNESCO comme patrimoine de l’humanité
savoirs-faire dans le domaine de la construction en ayant de valeur universelle. Ces tissus urbains sont au centre de
recours aux artisans traditionnels (maalmin) et l’utilisation l’attractivité du Maroc et constituent l’infrastructure du
des matériaux et des objets de l’artisanat locaux (terre, développement du tourisme culturel au Maroc.
plâtre, fer forgé, bois, cuivre, cuir, zellige…). Donc ce En tant qu’entités, ces tissus urbains anciens sont
phénomène crée un marché d’emploi direct et indirect de- sous-équipés sur tous les plans. Ils ne sont traités que de
puis le début du projet. Quand l’entreprise démarre, elle façon marginale dans les programmes de développement
a recours également à la main d’œuvre locale (cuisine, urbain global. Il en résulte que la population qui y réside est
ménage, personnel de chambres…) et à d’autres services parmi les couches les plus pauvres de la population urbaine à
indirects (petits transporteurs, courtiers, livreurs de mar- l’échelle nationale. Quant aux activités que les tissus anciens
chandises, personnels d’entretien..). Enfin les visiteurs font abritent, elles souffrent d’un amalgame de traditionnel et
normalement leurs courses dans les bazars des médinas. d’informel dont le produit est investi en dehors de ces tissus.
Cependant certains avancent un certain nombre de Au cours de cette dernière décennie, une dizaine des
d’inconvénients : médinas historiques du Maroc et notamment les quatre
• D’abord on évoque les inconvénients des structures villes impériales, ont suscité un grand intérêt de l’autorité
touristiques qui auraient tendance à bouleverser publique qui a entraîné des actions de valorisation. Cepen-
l’environnement par le contraste choquant d’une ri- dant, bien que ces centres historiques, notamment les médi-
chesse « provoquante » et à une extrême pauvreté. Ce nas, soient porteurs d’importants potentiels capables d’in-
contraste s’exprime davantage par une ségrégation suffler une dynamique non négligeable à l’économie locale
socio-spatiale due à la fermeture des impasses facili- et nationale, les interventions des acteurs publics restent
tant la communication entre plusieurs maisons. « Les souvent sélectives et génèrent des résultats peu satisfaisants.
choses tournent de façon telle que le touriste a des Si la ville de Rabat, en raison de sa position de capitale,
droits sans limite sur l’habitant de souche » (Afoulous engage des projets ambitieux pour valoriser la cité histo-
2013, p. 2). Certains riads ignorent toutes les régle- rique et planifier une agglomération/capitale moderne et
mentations sous prétexte qu’ils participent à l’écono- mobilise d’importants budgets et divers acteurs, les autres
mie en créant des emplois et en stimulant l’artisanat villes peinent à trouver les moyens d’une réhabilitation
mais personne n’ignore qu’une grande partie de la de- intégrative. Si la volonté existe parfois, les budgets et le
vise est transférée aux pays d’origine des investisseurs réalisme font défaut. La restauration de quelques cen-
via l’internet. Anton Escher & Sandra Petermann taines de demeures traditionnelles dans les médinas grâce
(2000) et Kurzac-Souali (2007) vont jusqu’à dire qu’il aux fonds étrangers à des fins touristiques est certes, un
s’agit d’un « néocolonialisme » qui prend en otage le secours inestimable pour ces bâtisses, mais cela ne suffit
patrimoine pour en tirer le maximum de profit. pas pour améliorer l’environnement socio-spatial et éco-
• La gentrification des médinas aux yeux d’autres au- nomique à l’intérieur des tissus historiques.
teurs peut avoir des effets d’exclusion sociale provo- La réhabilitation d’une médina, à des fins touristiques,
quée par l’inévitable hausse des prix des logements ne doit pas être une action isolée de tout son environne-
et des loyers, s’y ajoute une augmentation du coût de ment. La restauration des seules composantes culturelles
la vie, car aux commerces de base se substituent des et architecturales n’aura de sens que si la requalification
commerces plus aisés dédiés aux riches nationaux et du tissu traditionnel est prise en charge. Cette requalifica-
étrangers. (Bablo, 2010) tion doit passer par l’amélioration de ses infrastructures de
• D’autres évoquent des sensibilités voire même des base et équipements socio-éducatifs. Les actions menées
irritations ressenties par les locaux dans un milieu actuellement tant par le privé que par l’État ou les collec-
de religion et de culture musulmanes. Les aménage- tivités locales ne concernent que la partie visible voire ex-
ments faits par les occidentaux ne respectent pas tou- térieure des tissus anciens : voirie, assainissement, place
jours les règles traditionnelles : beaucoup de rumeurs publique, constructions menaçant ruines, monuments,
et faits divers sur les occidentaux en matière de tou- maisons d’hôtes, etc. Le cœur du problème qui représente
risme sexuel (pédophilie et homosexualité) sont re- 90 % du socle, à savoir l’habitat, n’est concerné que mar-
portées dans les rues, les médias et par les chercheurs. ginalement et de façon très limitée par cette dynamique.
(Kurzac-Souali, 2007). Il faudra donc une politique urbaine intégrative des médi-
Quoi qu’il en soit, la toursitification des médinas crée une nas dans l’ensemble de la politique territoriale du pays. Cette
dynamique sur tous les plans et les autorités publiques politique a besoin de la prise en conscience de l’ensemble des
doivent se préparer à adopter des politiques et des straté- acteurs pour instaurer un partenariat renforcé. C’est ce parte-
gies de gestion, non seulement du phénomène de la gentri- nariat qui permettra aux particuliers, aux entreprises, aux opé-
fication mais surtout de la planification de toute la ville. rateurs immobiliers et touristiques de créer un bon environne-
ment de développement des anciens tissus urbains en général.
194 Les villes impériales : réhabilitation et valorisation d’un patrimoine exceptionnel

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Auteur :
Prof. Dr. Brahim El Fasskaoui
Faculté Lettres et des Sciences Humaines, Université Moulay Ismaïl, Meknès
elfasskaoui@yahoo.fr

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