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Ce signe de malédiction se trouve renforcé et même dédou-
blé, car son Juif Errant, au front souligné par d'épais sour-
cils, laisse sur le sol la trace de son passage "La marque de
ses pas était restée sur la glaise, et j'ai vu que sous sa se-
melle il y avait des clous arrangés en croix [ ... ]. Ses sour-
cils, unis entre eux, s'étendaient d'une tempe à l'autre, et
semblaient rayer son front d'une remarque sinistre" 10 • Pour-
tant, même à ce niveau purement descriptif, Sue "joue" avec la
légende- et ici se révèle l'ambiguïté, qui frôle parfois l'in-
compréhension, du personnage de Sue; car, si le Juif légendaire
doit être physiquement désigné, s'il doit être reconnu comme
différent, c'est parce qu'il est maudit : déicide, il est con-
damné à l'errance. Mais, avec le XIXe siècle, le récit se
transforme et fait de l'Éternel Voyageur un symbole de l'humani-
té, un être souffrant de son châtiment et digne de compassion :
"Le génie de Sue consista à comprendre d'instinct l'efficacité
de cette enseigne, frappée à l'effigie de la "fibre sociale"
sur la trame émotive des vieilles légendes- autrement dit [ ...
[se trouvent] unis en un même mythe, le rêve de pierre et le fu-
tur immédiat des consciences" 11 • Être foncièrement bénéfique
(il ne cesse d'aider les descendants de sa soeur dans leur lutte
contre les Jésuites), il porte cependant en lui le choléra.
Tout en apportant à la femme du maréchal Simon, exilée en Sibé-
rie avec ses deux filles, une lettre de son mari, le Juif Errant
transporte aussi le choléra qui la tue : "trois heures après le
départ du voyageur [ ... ] elle était déjà presque à l'agonie et
méconnaissable le choléra s'était déjà déclaré dans le villa-
ge"12.
Cette dualité "fonctionnelle" de l'Errant n'est pas sans
étonner : pourquoi attacher le choléra au pas de l'Éternel Voya-
geur ? Pour le comprendre, il faut se rappeler tout d'abord
que l'épidémie de 1832 avait ressuscité en France les vieilles
hantises médiévales : le fléau permet ainsi de renouer avec les
anciennes traditions du Juif empoisonneur et assassin. Or, nous
l'avons déjà constaté, la légende du Juif Errant, relativement
pauvre, laisse peu de latitude aux imaginations romantiques,
tandis que le Juif médiéval 13 -ou du moins ses représentations
13. La grande peste noire du XIVe siècle (1347-1350 ) avait provoqué l'anxié-
té des esprits qui s'interrog eaient sur les causes du fléau et en arrivaient
,
au terme d'un raisonneme nt excessivem ent simple, à accuser les Juifs, som-
bres agents de Satan : "Satan [ ••• ) opérait suivant son habitude à l'aide
d'agents qui polluaient les eaux et empoisonn aient les airs, et où pouvait-
il les recruter sinon au sein de la lie de l'humanité , parmi les miséreux
de
toute espèce, les lépreux - et surtout parmi les Juifs, peuple de Dieu et
peuple du Diable à la fois ?". L. POLIAKOV, Histoire de l'antisémi tisme.
Paris, Calmann-Lé vy, 1955, t. I, p. 126.
14. LEWIS, Le Moine. Traduction d'A. ARTAUD. Paris, Gallimard, 1978, p. 165-
167. FOLIO. C'est nous qui soulignons pour montrer la persistanc e de cet
é-
clat significat if, signalétiq ue en quelque sorte, du regard de l'Errant.
15. Idem, p. 177.
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24. Seule aristocrate parmi les sept héritiers, elle semble échapper à la
perversité propre, aux yeux de Sue, à sa classe, par sa révolte contre sa fa-
mille et par sa féminité : la libération de la femme est, en effet, un leit-
motiv que Sue a repris à la pensée fouriériste. A. de Cardoville incarne la
femme du phalanstère, telle que Fourier se la représentait.
25. Introduction de Paul Viallaneix à l'ouvrage de MICHELET et QUINET, Des
Jésuites. Paris, J.-J. Pauvert, 1966, p. 10.
26. Idem, p. 11. A travers ses leçons, Michelet examine "la plus grave ques-
tion de la philosophie et de l'histoire : ce que c'est qu'organisme et méca-
nisme, en quoi diffère l'organisme vivant du mécanisme stérile", dans op.
eit., p. 71. Quinet, quant à lui, étudie l'histoire de la Société de Jésus
LE JUIF ERRANT D'E. SUE 189
seront pour notre auteur une mine de renseignements qui lui per-
mettront de réécrire "une Passion où les Jésuites sont les Pha-
risiens maudits par le Christ, et les sept membres de la famille
Rennepont les "saints martyrs de l'humanité, sacrifiés par les
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éternels ennemis de l'humanité"". Bien plus, les Jésuites de-
viennent même les meurtriers, les assassins, les "Juifs" de cet-
te nouvelle passion dont les victimes sont protestantes. Chez
Sue, les idées de Quinet et de Michelet "fermentent"; les doc-
trines jésuitiques atteignent à un paroxysme quasi névrotique,
et la théorie d'un complot juif international prend ici le visa-
ge odieux de la Société de Jésus dont la puissance occulte mine
le monde :
et de ses transformations.
27. E. KNECHT, op. cit., p. 242.
28. E. SUE, op. cit., t. II, p. 355.
29. J. MICHELET, op. cit., p. 115.
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Bénédicte BAUCHAU.