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Le Juif errant d'Eugène Sue

mythe social ou apologie personnelle ?

Dans ses Études Critiques Sur le Feuilleton-Roman , parues


en 1845 1 , A. Nettement laisse percer son énervement face à ce
qui va devenir le roman-feuilleton et tonne contre Le Juif Er-
rant, amalgame incohérent, à ses yeux, de passions politiques et
de recettes littéraires éculées 2 . Pour le critique cependant,
l'erreur impardonnable, le vice même, réside dans le mélange des
genres qui conduit l'auteur à confondre merveilleux et vie réel-
le et à faire du Juif Errant le fil conducteur qui nous guide à
travers des anecdotes disparates. Cette disparité- profondé-
ment ressentie, il est vrai, au niveau de la structure du récit
-pose pourtant une question fondamentale : ne s'inscrit-elle
pas, en effet, au coeur même de la légende du Juif Errant ?

Comme le note M. Edgar Knecht, "Ahasverus est condamné a


subir passivement le sort qui lui est réservé : rester tou-

1. A. NETTEMENT, Études Critiques Sur le Feuilleton-Roman. Paris, Perrodil,


1845. ce livre parait l'année même où s'achève le feuilleton d'E. Sue qui,
commencé le 25 juin 1844, se termine le 12 juillet 1845.
2. Le feuilleton de Sue s'inscrit dans la bataille pour la liberté de l'en-
seignement, bataille qui mettra aux prises l'université (et notamment cer-
tains professeurs du Collège de France) et les Jésuites; et Nettement de re-
procher a Sue de donner "des satisfactions quotidiennes aux passions soule-
vées" en utilisant, pour se faire, le merveilleux, le mythe bonapartiste,
celui du "mauvais riche" ••• ,mélange qui "n'est pas moins favorable en poli-
tique a M. Thiers qu'[ il] ne l'est en littérature a l'auteur du roman".
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jours lui-même, ne pas pouvoir changer. Une même situation


se répète - situation abstraite, ou mieux symbolique -, se
reproduit dans l'espace et dans le temps : toute idée d'é-
volution se trouve ainsi exclue. L'histoire du Juif Errant
se compose d'une suite de scènes dont chacune se suffit à
elle-même". Pour lui, tout s'est passé avant, c'est un
personnage qui survit à sa propre tragédie. Il ne peut
plus être que le spectateur d'une histoire qui lui est é-
trangère. C'est d'ailleurs ce qu'il devient dans presque
toutes les oeuvres qu'il est censé inspirer : au pire une
machine à relier des tranches d'histoire disparates dans
lesquelles il n'a pas sa place; au mieux, un symbole, comme
dans le livre de Quinet, c'est-à-dire , dans une large mesu-
re, une abstraction. 3

Si le feuilletonis te à succès 4 fut séduit par la figure de


ce personnage multiforme, partout et toujours présent, il sem-
ble que le romancier ait réussi à exploiter les signification s
et potentialité s du mythe qui est moins le mythe du peuple déi-
cide que celui de l'errance en elle-même : au-delà du héros fol-
klorique, c'est la destinée de l'humanité qui se trouve ici mi-
se en scène; l'histoire se fait mythe, se détache de l'homme en
qui elle s'incarnait pour symboliser le devenir humain- et là
se trouve la grandeur de Sue, quelles que soient les imperfec-
tions du récit.
Ce que condamne Nettement fonde, en fait, l'essence même
du récit légendaire : le Juif Errant ne peut être un personnage
littéraire, car il est, en soi, anti-romanesq ue; jamais ne s'a-
chèvera son histoire 5 , son récit n'a point de commencement . Si
ses aventures conviennent au folklore 6 , elles supportent mal
l'écriture; et il faut attendre le XIXe siècle pour voir la lé-

3. Roland AUGUET, Le Juif Errant. Paris, Payot, 1977, p. 165.


4. Depuis Les MYstères de Paris, Sue connait un succès immense et "agit co-
lossalement sur son époque", écrit J. L. BORY, dans son essai sur Eugène
Sue, dandy mais socialiste. Paris, Hachette, 1962, p. 281.
5. Cette immortalité du Juif Errant a reçu, à travers les siècles, diverses
interprétations ; simple prétexte à des tableaux historiques et plus ou moins
exotiques dans un premier temps, elle change de signification : de malédic-
tion, elle devient fardeau; de proscrit, le Juif Errant se mue en un vision-
naire, un saint presque.
6. De nombreux aventuriers se sont cachés sous les traits de l'Éternel Voya-
geur pour mieux mystifier les populations et se faire entretenir aux frais
des villes qu'ils traversaient : par exemple Pol Delporte, dont une chroni-
que du XVIIe siècle, conservée à la Bibliothèque de Gand, nous raconte les
aventures et mésaventures sous le titre significatif de Une visite du Juif
Errant à Ypres.
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gende s'épanouir sous la plume des écrivains, ce qui exigera


d'ailleurs un profond remodelage du texte auquel Sue a contri-
bué avec son feuilleton. Le choix de son héros se trouve donc
intimement lié au genre littéraire adopté par l'écrivain et le
problème que soulève A. Nettement est avant tout un problème
d'écriture- et surtout celui de l'enjeu et de la validité de
cette dernière- : "En fait, contestant la hiérarchie des belles
lettres, il désigne avec vigueur un arbitraire culturel, celui
qui institue la "bonne littérature"; il révèle et dénonce le
caractère sacralisant du processus de distinction et de repro-
duction qui régit, à l'intérieur d'une culture de classe, le
système littéraire. Son analyse est donc inséparable d'un cer-
tain enjeu idéologique et politique" 7 . Il importe dès lors d'é-
tudier le contexte qui a vu naître le feuilleton de Sue en même
temps que les modalités de représentation du personnage.

De l'antique figure du damné, telle que la conçoit la tra-


dition, Sue conserve l'idée d'un "marquage" :

A partir du moment où le Juif Errant est identifié à la


descendance de Cain, son image se métamorphose. Il porte
au front le signe de la malédiction, cette croix de feu à
l'éclat insoutenable [ ... ]. Une terreur secrète s'attache
désormais à la personne de l'Éternel Maudit. Il ne susci-
te plus la compassion mais la peur, une peur terrible par-
ce qu'indéfinissable. Il inspire à ceux qui l'approchent
une aversion insurmontable."

9
Ce signe de malédiction se trouve renforcé et même dédou-
blé, car son Juif Errant, au front souligné par d'épais sour-
cils, laisse sur le sol la trace de son passage "La marque de

7. J. L. DUMORTIER, M. GILSOUL, M. L. HENRY-CARPENTIER, Ch. SIMON, Roman-


ciers populaires du XIXe siècle. Liège, Marche Romane, 1979, p. 9. C'est
nous qui soulignons.
8. R. AUGUET, op. cit., p. 139.
9. Cette tendance à signaler, à repérer l'~tre et le Peuple Maudits est pro-
fondément inscrite dans les consciences occidentales : pour ne citer qu'el-
les, la rouelle médiévale et l'étoile jaune des nazis; la marque du Juif Er-
rant semble cependant le symbole inversé, positif presque de cette habitude,
car, on le verra, le Juif Errant des romantiques tend à devenir un "contre-
symbole" du Juif, un être bénéfique et bon qui contraste avec le personnage
juif traditionnel, usurier, débauché et mauvais.
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ses pas était restée sur la glaise, et j'ai vu que sous sa se-
melle il y avait des clous arrangés en croix [ ... ]. Ses sour-
cils, unis entre eux, s'étendaient d'une tempe à l'autre, et
semblaient rayer son front d'une remarque sinistre" 10 • Pour-
tant, même à ce niveau purement descriptif, Sue "joue" avec la
légende- et ici se révèle l'ambiguïté, qui frôle parfois l'in-
compréhension, du personnage de Sue; car, si le Juif légendaire
doit être physiquement désigné, s'il doit être reconnu comme
différent, c'est parce qu'il est maudit : déicide, il est con-
damné à l'errance. Mais, avec le XIXe siècle, le récit se
transforme et fait de l'Éternel Voyageur un symbole de l'humani-
té, un être souffrant de son châtiment et digne de compassion :
"Le génie de Sue consista à comprendre d'instinct l'efficacité
de cette enseigne, frappée à l'effigie de la "fibre sociale"
sur la trame émotive des vieilles légendes- autrement dit [ ...
[se trouvent] unis en un même mythe, le rêve de pierre et le fu-
tur immédiat des consciences" 11 • Être foncièrement bénéfique
(il ne cesse d'aider les descendants de sa soeur dans leur lutte
contre les Jésuites), il porte cependant en lui le choléra.
Tout en apportant à la femme du maréchal Simon, exilée en Sibé-
rie avec ses deux filles, une lettre de son mari, le Juif Errant
transporte aussi le choléra qui la tue : "trois heures après le
départ du voyageur [ ... ] elle était déjà presque à l'agonie et
méconnaissable le choléra s'était déjà déclaré dans le villa-
ge"12.
Cette dualité "fonctionnelle" de l'Errant n'est pas sans
étonner : pourquoi attacher le choléra au pas de l'Éternel Voya-
geur ? Pour le comprendre, il faut se rappeler tout d'abord
que l'épidémie de 1832 avait ressuscité en France les vieilles
hantises médiévales : le fléau permet ainsi de renouer avec les
anciennes traditions du Juif empoisonneur et assassin. Or, nous
l'avons déjà constaté, la légende du Juif Errant, relativement
pauvre, laisse peu de latitude aux imaginations romantiques,
tandis que le Juif médiéval 13 -ou du moins ses représentations

10. E. SUE, Le Juif Errant. Paris, Nouvelles éditions Oswald, 1978, t. I, p.


51 et 86.
11. R. AUGUET, op. cit., p. 147.
12. E. SUE, op. cit., p. 52.
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littérair es - ouvre aux écrivains les portes du rêve et du déli-


re. De là à faire fusionne r les deux images, il n'y a qu'un
pas, aisément franchi.
Cette superpos ition de deux images mythique s explique , en
partie, le succès colossal d'E. Sue. Un autre, d'ailleu rs, a-
vait, bien avant lui, tenté pareille concilia tion; "l'histo ire
du Juif Errant", dans Le Moine de Lewis (paru en 1794), a, en
effet, dû servir de modèle à l'écrivai n. Dans ce récit fantas-
tique, le Juif Errant, prodigue et bon, intervien t pour délivrer
Raymond du spectre de la nonne sanglante :

On le redoutai t partout comme un sorcier et je ne serais


pas éloigné de voir en lui quelque incarnati on du docteur
Faust en train d'accomp lir sur la terre un nouveau voyage
d'expiati on [ ... ). Un quelque chose de subtil, de maléfi-
que qui s'exhala it de lui, me mit mal à l'aise. J'atten-
dais tout de lui et pourtant , à la longue, sa présence me
gêna. Il me regardai t avec douceur et compassi on, et je ne
pus m'empêch er de reconnaî tre la puissance qui sortait de
ses yeux, mais je me sentais oppressé comme au fond d'un
14
mauvais rêve ...

Lewis, pourtant , ne va pas plus loin; le personnag e est se-


condaire , reste vague et passant : "Pour moi, ma mission est a-
chevée, je touche au terme du délai qui m'a été fixé et aucune
force, ni divine, ni humaine n'aurait le pouvoir de me mainteni r
ici un jour de plus" 15 Sue, par contre, identifie la maladie
au nomadism e du Voyageur : "et le choléra, reprit l'Indien , ne
faisait que cinq à six lieues par jour ... la marche d'un homme
Il ne paraissa it jamais en deux endroits à la fois, mais il
s'avança it lentemen t, égalemen t ... toujours la marche d'un hom-

13. La grande peste noire du XIVe siècle (1347-1350 ) avait provoqué l'anxié-
té des esprits qui s'interrog eaient sur les causes du fléau et en arrivaient
,
au terme d'un raisonneme nt excessivem ent simple, à accuser les Juifs, som-
bres agents de Satan : "Satan [ ••• ) opérait suivant son habitude à l'aide
d'agents qui polluaient les eaux et empoisonn aient les airs, et où pouvait-
il les recruter sinon au sein de la lie de l'humanité , parmi les miséreux
de
toute espèce, les lépreux - et surtout parmi les Juifs, peuple de Dieu et
peuple du Diable à la fois ?". L. POLIAKOV, Histoire de l'antisémi tisme.
Paris, Calmann-Lé vy, 1955, t. I, p. 126.
14. LEWIS, Le Moine. Traduction d'A. ARTAUD. Paris, Gallimard, 1978, p. 165-
167. FOLIO. C'est nous qui soulignons pour montrer la persistanc e de cet
é-
clat significat if, signalétiq ue en quelque sorte, du regard de l'Errant.
15. Idem, p. 177.
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me" 16 •Car il importe avant tout à l'auteur de personnifi er le


mal, de le rendre tangible, visible, de l'incarner : il faut
trouver des coupables pour les désigner aux victimes du mal so-
cial. Sue appartient , ne l'oublions pas, à cette génération de
romantique s qui furent tentés par l'engageme nt politique et so-
cial. Déjà avec Mathilde et Les Mystères de Paris, "le projec-
teur de Sue [s'était déplacé] ... du mal métaphysiq ue au mal so-
cial, du satanisme au socialisme " 17 . A travers cette évolution
de la pensée de l'écrivain , conforme à celle de sa génération ,
perce le désir de prendre contact avec les masses, de les com-
prendre; et le mythe du Juif Errant autorisera une lecture nou-
velle des souffrance s du peuple, non sans éclater lui-même au
gré de l'inspirati on des écrivains. Le littéraire joue donc fa-
ce à ce mythe - et peut-être face à tous les mythes ? - un dou-
ble rôle : si les écrivains romantique s lui ont, à coup sûr,
conféré ses "lettres de noblesse", ils l'ont en même temps tué 18
en le remplaçant par une "proliféra tion d'images mythiques" :
"Si le mythe, qui a pour fonction de donner un sens au monde hu-
main, ne peut plus jouer son rôle [ ... ], l'imaginat ion répond
par la proliférat ion des images mythiques, réaction désespérée
de l'individu pour rétablir un impossible équilibre" 19 .
De l'histoire ancienne ne subsiste que la trame initiale;
et Le Juif Errant de Merville et Mallian, joué à l'Ambigu-C omi-
que en 1834, propose une interpréta tion nouvelle dont se sou-
viendra E. Sue : l'Éternel Voyageur symbolise le Peuple, l'Ou-
vrier exploité et la rédemption du Maudit se gagne, par les
souffrance s d'Esther qui rachètent les fautes d'Ahasvéru s.
L'Ouvrier et la Femme, ces deux incapables du XIXe siècle (nous
entendons cette incapacité au sens juridique et philosophi que
du terme, à savoir des êtres qui, pour des raisons extérieure s,
ne jouissent pas, oU plus, de tous leurs droits), se rejoignent
dans la mythologie du Juif Errant pour en assurer le succès et
"garantir à ce théâtre "un long cours de prospérité et d'abon-

16. E. SUE, op. cit., p. 104.


17. J. L. BORY, op. cit., p. 237.
18. "Si la littérature peut rendre une légende immortelle, elle peut aussi
la tuer" constateR. Auguet dans la présentation de l'ouvrage déjà cité.
19. R. GALAND, Baudelaire, Poétique et poésies. Paris, Nizet, 1969, p. 118.
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dantes recettes" " 20 . Cet impact populaire a dû frapper Sue et


il se le rappelle ra quand il lui faudra venger sa vanité blessée.
Jacques Boulenge r s'est attaché à retracer cette évolution inté-
rieure de l'écrivai n et a souligné "les circonsta nces qui fi-
rent, et presque malgré lui, d'un snob vexé un démagogu e" 21 . En
1837, en effet, la ruine est là : de ses deux héritage s ne res-
tent que des dettes; le cercle de la richesse se referme alors,
le rejette dans le clan des pauvres, et les portes de l'aristo-
cratique faubourg Saint-Ge rmain, qui s'étaien t entrouve rtes de-
vant le riche dandy, se ferment peu à peu. En outre, ses pro-
jets matrimon iaux avec une petite nièce de Mme de Mainteno n é-
chouent lamentab lement- c'est du moins ce qu'ont raconté de
mauvaise s langues 22 Dans cette rancoeur de l'écrivai n percent
les causes de sa lecture de la légende en des termes populair es
et sociaux : rejeté par le Beau Monde, il va maintena nt demander
au peuple des compensa tions - littérair es et réelles -; le dandy
s'encana ille, erre dans Paris et s'attaque aux mondains

Telle est pour Eugène Sue la forme sous laquelle continue


de s'exerce r le vieil esprit de contradi ction fondamen tal,
la "résistan ce au père". Mêlée à la rancune, cette hosti-
lité l'entraîn e à donner, des aristocra tes, une vue noire.
Premier volet d'un manichéis me qui trouvera son deuxième
volet, le blanc, dans la peinture de la victime proléta-
rienne. Démythif ication du beau monde, mythific ation du
peuple, sur ce double mouvemen t va s'édifie r la mytholog ie
des Mystères de Paris. 23

En ce peuple qu'il mythifie s'incarne nt toutes les vertus.


Ainsi, les sept héritiers de Marius de Rennepon t qui, cent cin-
quante ans après la mort de celui-ci , doivent se présente r en

20. E. KNECHT, Le mythe du Juif Errant. Grenoble, Presses Universita ires de


Grenoble, 1977, p. 192.
21. J. BOULENGER, Sous Louis-Phil ippe : Les Dandys. Paris, Ollendorff , 1907,
p. 329.
22. La biographie de Sue est difficile à établir avec certitude, car les pas-
sions qu'il a déclenchée s ont faussé l'opinion de ses contempora ins qui n'ont
pas hésité à répandre sur son compte des fables plus ou moins vraisembla bles.
C'est le cas d'Eugène de MIRECOURT dans ses deux ouvrages : Les Contempo-
rains : Eugène Sue (Paris, 1857) et Histoire eontempora ine. Portraits et Si-
lhouettes du XIXe sièele (Paris, 1858) .
23. J. L. BORY, op. eit., p. 209.
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personne à Paris pour se partager son immense fortune, que con-


voitent les Jésuites, ces sept personnages représentent, chacun
à sa façon, un type idéal : Blanche et Rose Simon, la candeur,
l'innocence et la fraicheur. A. de Cardoville, la noblesse 24
véritable : Beauté, Coeur et Esprit ce sont presque des allé-
gories- ne sont que quelques-unes de ses qualités. Avec Djal-
ma, le prince indien, l'auteur donne libre cours à son imagina-
tion et rejoint la veine des rêveries orientales Courage,
Franchise, Générosité et Beauté Virile lui sont attribués.
François Hardy, lui, représente l'amitié sincère, l'amour franc
et le patron honnête face à Gabriel de Rennepont, le prêtre de
campagne, simple, pur, d'une foi inébranlable. Et, si l'alcool
et la débauche tuent le dernier héritier, la faute en incombe à
Morok, le sinistre agent de la Compagnie de Jésus.
Face à ces vivantes figurations du Beau, du Bien et du Vrai,
se dresse le mal absolu, car le feuilleton fonctionne, ne l'ou-
blions pas, sur le mode de la dichotomie; et ces ennemis du peu-
ple sont tout désignés à l'écrivain dans la presse de l'époque.
Quand Sue entreprend son feuilleton, se déchaîne, en effet, la
guerre entre l'Université et l'Église pour la liberté de l'ensei-
gnement; or "plus d'un témoin, plus d'une victime crut déceler
dans toute cette pieuse stratégie la manière de la Société de Jé-
sus qui, interdite en France, n'en poursuivait pas moins son a-
postolat"25. Michelet et Quinet, tous deux professeurs au Collè-
ge de France, sont les principales victimes du conflit qui, am-
plifié par la presse, passionne une grande partie du pays. Ces
derniers se décident alors à consacrer leur cours respectif aux
Jésuites et à "diriger leurs coups contre la Société de Jésus
gardienne du cléricalisme romain" 26 . Publiés en 1843, ces cours

24. Seule aristocrate parmi les sept héritiers, elle semble échapper à la
perversité propre, aux yeux de Sue, à sa classe, par sa révolte contre sa fa-
mille et par sa féminité : la libération de la femme est, en effet, un leit-
motiv que Sue a repris à la pensée fouriériste. A. de Cardoville incarne la
femme du phalanstère, telle que Fourier se la représentait.
25. Introduction de Paul Viallaneix à l'ouvrage de MICHELET et QUINET, Des
Jésuites. Paris, J.-J. Pauvert, 1966, p. 10.
26. Idem, p. 11. A travers ses leçons, Michelet examine "la plus grave ques-
tion de la philosophie et de l'histoire : ce que c'est qu'organisme et méca-
nisme, en quoi diffère l'organisme vivant du mécanisme stérile", dans op.
eit., p. 71. Quinet, quant à lui, étudie l'histoire de la Société de Jésus
LE JUIF ERRANT D'E. SUE 189

seront pour notre auteur une mine de renseignements qui lui per-
mettront de réécrire "une Passion où les Jésuites sont les Pha-
risiens maudits par le Christ, et les sept membres de la famille
Rennepont les "saints martyrs de l'humanité, sacrifiés par les
27
éternels ennemis de l'humanité"". Bien plus, les Jésuites de-
viennent même les meurtriers, les assassins, les "Juifs" de cet-
te nouvelle passion dont les victimes sont protestantes. Chez
Sue, les idées de Quinet et de Michelet "fermentent"; les doc-
trines jésuitiques atteignent à un paroxysme quasi névrotique,
et la théorie d'un complot juif international prend ici le visa-
ge odieux de la Société de Jésus dont la puissance occulte mine
le monde :

Ce qui excitait à un point incroyable l'admiration de Fa-


ringhea, c'était, ce qu'il connaissait ou ce qu'il compre-
nait de la société de Jésus. Ce pouvoir immense, occulte,
qui minait le monde par ses ramifications souterraines, et
arrivait à son but par des moyens diaboliques, avait frappé
le métis d'un sauvage enthousiasme. Et si quelque chose au
monde primait son admiration fanatique pour Rodin, c'était
son dévouement aveugle à la compagnie d'Ignace de Loyola,
qui faisait des cadavres qui marchaient ... ~

Les journaux de l'époque se font l'écho de cette psychose


déclenchée par le feuilleton de Sue; la Gazette des Hôpitaux du
19 novembre 1844 parle même de "jésuitophobie" : "Il est bon,
écrit l'auteur de l'article, que nos confrères soient prévenus
de cette disposition mentale de quelques malades, et là où ils
ne sont pas suffisamment connus qu'ils se gardent bien, par le
Juif Errant qui court, de rien proposer qui sente le Rodin".
De Michelet, il retient la conviction d'une emprise des Jésuites
sur les consciences maternelles : "vous tenez dans la main ce
qui est la base de la famille (et du monde !) , vous tenez la
29 Ainsi, Françoise
MÈRE : l'enfant n'est qu'un accessoire ... "
Baudouin, mère adoptive de G. de Rennepont, se trouve au centre
de tout ce machiavélique complot, car c'est elle qui pousse Ga-

et de ses transformations.
27. E. KNECHT, op. cit., p. 242.
28. E. SUE, op. cit., t. II, p. 355.
29. J. MICHELET, op. cit., p. 115.
190 B. BAUCHAU

briel, sur les ordres de son directeur de conscience, valet de


la Compagnie, évidemment, dans les filets tendus par celle-ci.
La doctrine d'Ignace de Loyola, abondamment commentée par les
deux professeurs, connaît, avec Sue, d'étranges prolongement s
obéissance "perinde ac cadaver" (où "cadaver" est pris au sens
propre), délation, espionnage et même calculs politiques et cri-
mes abominables (six des sept héritiers Rennepont mourront à la
suite des machinations de Rodin).
C'est de Quinet, cependant, que vient l'emprunt le plus si-
gnificatif; en quelques mots, celui-ci résume la jeunesse d'I-
gnace de Loyola :

Dans un château de Biscaye, un jeune homme, d'une famille


ancienne, reçoit, au commencement du seizième siècle, l'é-
ducation militaire de la noblesse espagnole : en maniant
l'épée, il lit, par désoeuvremen t, les Amadis, c'est là
toute sa science [ •.. ][il est] beau, brave, mondain, avide,
surtout de bruits et de batailles [ ... ]. Après une opéra-
tion cruelle, subie avec héroïsme, il demande, pour se dis-
traire, ses livres de chevalerie. On ne trouve dans ce
vieux château pillé, que la vie de Jésus-Christ et des
saints. Il les lit; son coeur, sa pensée, son génie s'en-
flamment d'une révélation subite. En quelques moments, ce
jeune homme, épris d'un amour humain, s'allume d'une sorte
de fureur divine : le page est maintenant un ascète, un er-
mite, un flagellant; ce sont là les commencement s d'Ignace
de Loyola. 30

Cette description servira de base au personnage de d'Airi-


gny (le premier Jésuite à être chargé de l'affaire Rennepont a-
vant son remplacement , suite à ses échecs, par Rodin). Tout y
est en germe : l'éducation militaire, le bruit des combats, les
principaux traits de caractère, la conversion subite après une
blessure au combat. Et pourtant, Sue ne se satisfait pas de
cette transposition : il va plus loin, obligé à la fois de pour-
suivre pour des raisons extérieures le succès même de son
feuilleton le contraint à continuer et par une sorte de logi-
que interne; la rédemption finale du Juif Errant et d'Hérodia-
de passe par la mort des Rennepont, et la nécessite même. Nous
retrouvons ici la finalité de la Passion : il n'y a pas de ré-

30. E. QUINET, op. ait., p. 160.


LE JUIF ERRANT D'E. SUE 1 91

surrection possible sans mise à mort préalable. Il faut donc


que meurent d'abord ces "saints martyrs", que triomphe le mal,
pour autoriser la victoire finale. Sue imagine alors un "se-
cond" Loyola, ou plus exactement l'écrivain, se souvenant des
leçons de Quinet, met en scène le deuxième volet de la vie de
l'illustre fondateur des Jésuites, celle où le maître élabore
sa discipline : "[Loyola) a connu, senti l'enthousiasme dans sa
jeunesse. Mais dès qu'il vise à organiser un pouvoir, il n'ac-
corde plus à personne ce principe de liberté et de vie [ ... 1 et
comme il demande pour son Dieu, non pas seulement une crainte
filiale, mais une terreur servile, timor servilis, il ne laisse
aucune issue à l'homme pour relever la tête. Le christianisme
fait des apôtres, le jésuitisme des instruments, non des disci-
ples"31.
La sinistre silhouette de Rodin, ancien socius de d'Airi-
gny et maintenant son successeur - probablement aussi la plus
belle réussite de Sue domine toute la deuxième partie du ré-
ci t. Laid et chaste, il est dévoré d'une ambition sans limite :
devenir général des Jésuites et puis pape.

J'ai brisé d'Airigny, j'ai des pouvoirs absolus et j'ai


trois mois pour rétablir l'oeuvre écroulée !
... Deux cent douze millions ! •.. La compagnie redevenue
puissante et invincible ! .•. Douze cent douze millions ! .••
Je serai général des Jésuites ... Seul maitre de cette
puissance terrible et occulte ... Peut-être, un jour ...
Pape ... Et alors, que ne ferai-je pas ! 0

Ce frisson d'épouvante qu'éprouve le lecteur face à ces va-


lets de Satan que sont les Jésuites, s'inscrit, on l'a vu, dans
le projet global de l'auteur : déposer en eux tout le mal du
monde pour en débarrasser l'humanité; de là une réécriture de
la légende qui ôte au Juif Errant la responsabilité de sa faute
pour la faire peser sur d'autres. Le mythe se socialise; le
Juif Errant devient le représentant de l'Ouvrier exploité et sa
race, l'humanité toute entière :

31. E. QUINET, op. cit., p. 169.


32. E. SUE, op. cit., p. 62.
192 B. BAUCHAU

Artisan voué aux privations, à la misère, le malheur m'a-


vait rendu méchant. Oh ! maudit ... maudit soit le jour
où, pendant que je travaillais, sombre, haineux, désespéré,
le Christ a passé devant ma porte ! [ . . . 1 Il me disait :
- J e souffre ! . . .
-Et moi aussi je souffre ... lui ai-je répondu en le re-
poussant avec colère, avec dureté; je souffre, mais per-
sonne ne me vient en aide. Les impitoyables font les
impitoyables ! Marche ! •.. Marche !n

Il ne faut pas oublier, en outre, que notre Juif protège


les descendants de sa soeur, descendants protestants (et non
juifs). Or les liens entre le protestantisme et la légende de-
meurent troubles et il semble bien que "les rivalités entre la
Réforme et le Catholicisme ne [soient 1 pas étrangères au succès
du Juif Errant" 34 . Unissant ainsi Juifs et Protestants dans
une lutte commune contre le jésuitisme, Sue se fait le chantre,
le prophète d'un ordre social nouveau et rejette la faute dans
le camp catholique. Le vice et la vertu changent de visage, et
l'esprit juif n'est plus condamné. La tradition catholique,
par exemple, voyait, depuis les Pères de l'église, dans l'aveu-
glement d'Israël son péché originel, et sur cette cécité primor-
diale étaient venues se greffer des accusations de cupidité et
de sensualité 35 .La chasteté de Rodin, par exemple, sur laquel-
le Sue insiste à maintes reprises, s'avère des plus équivoques,
plus proche d'une immoralité cachée que d'un voeu volontaire-
ment consenti :

Le monde verra, un jour, à son réveil, ce que c'est que le


pouvoir spirituel entre les mains d'un prêtre, qui, jusqu'à
cinquante ans, est resté crasseux, frugal et vierge, et
qui, même s ' i l devient pape, mourra frugal, crasseux et
vierge. Rodin devenait effrayant en parlant ainsi. [ ...
un éréthisme de domination dévorante brassait le sang im-
pur du jésuite, une sueur brûlante l'inondait, et une sorte
de vapeur nauséabonde s'épandait autour de lui.~

33. E. SUE, op. cit., p. 87.


34. R. AUGUET, op. cit., p. 99.
35. La morale juive considère, en effet, la procréation comme un don de Dieu,
en quoi elle s'oppose à l'idéal ascétique qui se fait jour peu à peu en Eu-
rope.
36. E. SUE, op. cit., p. 324.
LE JUIF ERRANT D'E. SUE 193

Cette chasteté n'est d'ailleurs pas sans rappeler celle du


Moine de Lewis, chasteté qui se définit comme une barrière à
tous les débordements, qui appelle .et fonde les hantises les
plus diverses et autorise finalement la luxure et le crime :

Tremble, s'exclame le démon au Moine, abominable hypocrite,


parricide inhumain, ravisseur incestueux ! Tremble de l'é-
tendue de tes forfaits ! Et c'était toi qui te croyais à
l'épreuve de la tentation, dégagé des humaines faiblesses
et exempt de tout vice et de toute erreur ! Depuis quand
1 'orgueil est-il une vertu ? [ ••• 1 J'ai vu que tu étais
vertueux non par nature, mais par vanité ! [ •.. 1 sa flatte-
rie surexcitait ton orgueil, ta luxure ne demandait qu'une
occasion de se satisfaire."

Si la morale juive se voit réhabilitée, son économie subit


le même traitement : la réussite matérielle, fondement du dyna-
misme juif, est hautement appréciée. Ainsi, les spéculations
de Samuel sont données en exemple aux lecteurs. Celui-ci, der-
nier gardien de la maison Rennepont où doit avoir lieu, cent
cinquante ans après la mort de Marius de Rennepont, la réunion
des héritiers, a fait fructifier, à la suite de son père et son
grand-père, la fortune de son maître et a de la sorte accumulé
une fortune gigantesque qui doit être partagée entre les survi-
38
vants de la malheureuse famille. Nous sommes loin de Shylock !
Et pourtant, d'impérissables archétypes subsistent : solidarité
juive, transactions secrètes

Les coreligionaires de la famille de Samuel, [ ... 1 aidèrent


beaucoup aux transactions secrètes et aux opérations finan-
cières de la famille Samuel, qui, jusqu'en 1820 environ,
plaça toujours ses valeurs, devenues progressivement immen-
ses, dans les maisons de banque ou dans les comptoirs is-
raélites les plus riches de l'Europe.M

Quel être étonnant que Sue ! Défenseur du pauvre et adver-


saire (même si c'est depuis peu) des riches, il n'en demeure pas

37. LEWIS, op. cit., p. 428-429.


38. Voici la description de Samuel : "Sa physionomie était remplie d'intel-
ligence, de finesse, de sagacité. Son front large, élevé annonçait la droi-
ture, la franchise et la fermeté", op. cit., t. II, p. 6.
39. E. SUE, op. cit., t. II, p. 11.
194 B. BAUCHAU

moins fasciné par l'or; "empêché de gaspiller son argent, il i-


magine [de] folles prodigalités" 40 • Samuel le venge : de lui-
même, de sa ruine, de ses dettes, et des autres, les riches, les
aristocrates qui l'ont renié, blessé et rejeté à jamais.
Il nous faut maintenant tenter de comprendre cette ambiva-
lence permanente qui sous-tend le récit : l'argent fascine et
dégoûte; le choléra, arme de Rodin, voyage avec le Juif Errant.
En fait, ces deux éléments s'éclairent mutuellement; ce que Ger-
loff écrit de l'un peut s'écrire de l'autre également :

Sa puissance fait de l'argent le nervus rerum, de l'écono-


mie, voire de toute la société. Il finit par devenir une
puissance démoniaque qui contrôle non seulement toute vie
économique, mais qui noyaute aussi la vie politique et cul-
turelle, voire les désorganise entièrement- il ne s'arrête
même pas devant la vie religieuse.u

Même les passions sincères, les sentiments élevés sont touchés


par ce virus de l'interversion : l'amour pur qu'éprouve A. de
Cardoville pour Djalma se retournera contre les amants et les
fera se tuer, dans une scène qui rappelle Roméo et Juliette.
Sur cette duplicité de l'auteur et de l'oeuvre, la biogra-
phie de Sue jette un éclairage intéressant. Devenu socialiste
après des déboires financiers et mondains, Sue se pose en cham-
pion du prolétariat; le peuple lui-même se reconnaît à travers
ses histoires et s'arrache le Constitutionnel dont le tirage
augmente tous les jours. Fouriéristes, anticléricaux, socia-
listes exultent, tandis que la bourgeoisie bien-pensante et ses
anciens amis aristocratiques le renient (il sera exclu du Jockey
Club pour avoir oublié de payer ses cotisations). Et pourtant,
tout le monde le sait et le dit : "Eugène Sue n'était pas un
homme politique. Ses idées sociales [ ... ] péchaient par manque
de cohérence. Plus grave Sue représentait [ ... ]le socialis-
me humanitaire, vaguement chrétien, terriblement sentimental et
nettement chimérique d'avant 1848" 42 . Sa connaissance du peu-

40. Nora ATKINSON, Eugène Sue et le Roman-Feuilleton. Paris, Nizet, 1929.


41. Gerloff, cité par J. SCHACHT, Anthropologie culturelle de l'argent. Pa-
ris, Payot, 1973, p. 145.
42. J. L. BORY, op. cit., p. 349.
LE JUIF ERRANT D'E. SUE 1 95

ple est toute théorique, sa psychologie criminelle rudimentaire,


influencée par les travaux de Gall et Lavater qui croyaient en
l'existence d'un rapport entre la physionomie du criminel et le
développement de ses facultés intellectuelles Rodin a tout-à-
fait le physique de l'emploi. Certes, même les "méchants" se-
ront punis : Samuel brûle les titres plutôt que de les donner à
Rodin qui est finalement empoisonné par Faringhea; d'Airigny est
tué par le maréchal Simon et la princesse de Saint-Dizier de-
vient folle.
On ne peut cependant manquer de s'interroger sur la signi-
fication de cette hécatombe finale. Car Rodin meurt sur l'ordre
du cardinal : "Il voulait se faire chef de la compagnie de Jésus
pour la détruire [ ... ] J'ai obéi au cardinal " 43 . La Société de
Jésus se punit elle-même à travers un de ses membres sans, pour
cela, cesser d'exister. De même, le choléra, allégorie du mal
qui ronge le peuple, se désigne comme purement intérieur; la ma-
ladie est intestine et la guérison passe par l'élimination des
organes infectieux : pour que soit sauvé le Juif Errant, il faut
que meurent ses descendants.

Hélas ! ma soeur, sans doute aussi, le dernier rejeton de


cette race maudite va, par sa mort prochaine, achever ma
rédemption; je serai pardonné lorsque le dernier de mes re-
jetons aura disparu de la terre. Le dernier des miens,
touchante victime d'une lente persécution, est sur le point
de rendre à Dieu son âme angélique. Ainsi, jusqu'à ia fin,
j'aurai été fatal à ma race maudite.~

Et Samuel lui aussi de se demander : "à quoi bon désormais


notre race sur la terre ? notre devoir n'est-il pas accompli ?" 45
La race judée-protestante n'existe donc que pour sauver le peu-
ple et retrouve son rôle théologique traditionnel : "ils [les
Juifs] subsistent pour témoigner, et pour témoigner de la vérité
chrétienne, ils en témoignent à la fois par leurs livres sacrés
et par leur Dispersion" 46 . Condamné à l'origine, elle ne survit
que pour la plus grande gloire de Dieu et pour le bon ordre so-

43. E. SUE, op. cit., p. 366.


44. Idem, p. 383.
45. Idem, p. 7.
46. L. ISAAC, Genèse de l'antisémitisme. Paris, Calmann-Lévy, 1956, p. 168.
196 B. BAUCHAU

cial; finalement, "le feuilleton apparaît comme un dispositif


servant à vérifier et à faire vérifier les catégories les plus
fortes de l'idéologie" 47 . Les premiers feuilletons, en effet,
ne se veulent pas révolutionnaires , mais visent à satisfaire les
appétits d'une classe nouvelle de lecteurs qui augmente tous les
jours (les tirages le prouvent clairement), sans pour cela re-
mettre en cause l'ordre social établi. Si l'écrivain socialise
le mythe, c'est par souci de justification personnelle : ce
n'est pas le peuple élu qu'il cherche à réhabiliter, mais lui-
même; et l'émancipation de l'ouvrier lui importe moins que sa
propre libération politique et littéraire, purement convention-
nelle et profondément intéressée. C'est pourquoi, lorsqu'on
s'interroge sur l'influence socio-politique du feuilleton de
Sue, nous la découvrons moins dans son "socialisme" désuet que
dans la création de l'obsession d'un complot judéo-protestant 48
que Toussenel développera en 1845 dans Les Juifs, rois de l'épo-
que, obsession qui sera le fondement du racisme du XXe siècle.
La véritable originalité de l'écrivain se fait jour dans
l'éclairage particulier qu'il donne au mythe de la paternité.
Les descendants Rennepont, pères de l'humanité, souffrent et
meurent pour autoriser le salut du "bon fils" : l'épilogue nous
décrit, en effet, Dagobert et sa famille, installés dans une pe-
tite colonie agricole grâce à l'argent laissé par A. de Cardo-
ville (toujours cet arrière-plan fouriériste). Le mythe oedi-
pien, on le voit, change de signification : ce n'est plus le
fils châtié d'avoir voulu tuer son père, mais le père déchu que
son fils sauve. La biographie de l'écrivain apporte sur ce
point des renseignements intéressants; frondeur, Eugène utilise
tous les moyens possibles pour narguer son père : "l'élégance,
à ses yeux, représente et représentera un moyen de s'affirmer en
se distingant, tout en tranchant avec indépendance sur la solen-
nelle sévérité des redingotes paternelles 1149 • La création lit-
téraire - et surtout ses grands feuilletons populaires - lui
permettra ensuite d'assumer "le rôle paternel du penseur socia-

47. J. L. DUMORTIER, op. cit. Introduction de J. DUBOIS. P. 19.


48. Victor Joly voit dans Sue un successeur de Calvin, de Zwingli et de Lu-
ther.
49. J. L. BORY, op. cit,, p. 54.
LE JUIF ERRANT D'E. SUE 197

liste" 50 •Pour autoriser la venue de l'Homme et de la Femme li-


bres, il fallait abattre les spectres du Père et de la Mère; le
Juif Errant, ainsi que sa compagne Hérodiade, vont admirablemen t
servir ce projet. Victimes et responsables de la société con-
temporaine, ils sont sacrifiés au "progrès" social (nous savons
ce qu'est le progrès chez Sue). L'auteur rejoint à nouveau ici
une thématique chrétienne des plus classiques qui voit dans le
judaïsme le fondement du christianisme et qui fait de la mère
juive l'archétype de la maternité. Car, ne l'oublions pas, le
Juif Errant n'est pas seul : comme lui, Hérodiade 51 est condam-
née à errer pour avoir demandé "dans la cruelle ivresse d'une
fête païenne" 52 le supplice de saint Jean-Baptist e. Comme lui,
elle protège les descendants Rennepont, mais sa protection s'a-
vère plus efficace, car elle ne véhicule pas avec elle le cholé-
ra. Elle est le double bienfaisant du Voyageur Maudit (la tra-
dition chrétienne n'est pas loin, elle qui, de tout temps a re-
gardé la Juive avec plus de complaisance que son compagnon). En
elle s'incarne l'image de l'émancipatio n féminine : l'apparition
d'une Juive errante dans le cycle de légendes consacrées à l'É-
ternel Voyageur, coïncide, en effet, avec les débuts du rêve fé-
ministe; en outre, "les poètes romantiques auront besoin, afin
de parvenir à la réconciliatio n du Juif Errant, de lui adjoindre
~
l'autre elément, incarne~ par la Femme re~ d emptr1ce
. ,53
.
A chercher l'originalité de Sue, nous nous heurtons sans
cesse à de vieilles légendes, à des traditions multiséculai res,
et lorsque nous croyons atteindre le fond de sa pensée, elle se
dissout dans l'eau trouble des croyances et des préjugés du vul-

50. J. L. BORY, op. cit., p. 253.


51. Il est significatif de trouver ce nom d'Hérodiade sous la plume de Sue.
Car, à l'origine, c'est Salomé, fille d'Hérodiade, qui danse devant son père
et demande comme récompense, sur les conseils de sa mère, la tête de Jean-
Baptiste.
52. E. SUE, op. cit., p. 285. En réunissant ainsi le Juif Errant et Hérodia-
de dans un même récit, Sue désigne une autre de ses sources : l'Histoire ad-
mirable qui a sans cesse été rééditée jusqu'à la fin du XIXe siècle. "Trois
cycles de légendes composent cet ensemble apparemment disparate : un premier
se rapporte à la vie de Jésus, un deuxième est lié au Juif Errant et un troi-
sième décrit les "crimes" d'Hérode, d'Hérodiade et de Judas et leur fin dé-
plorable". E. KNECHT, Le Juif Errant. Éléments d'un mythe populaire, dans
Romantisme, 1975, n° 9, p. 86.
53. E. KNECHT, op. cit., p. 88.
198 B. BAUCHAU

gaire. Son message social est profondément réactionnaire et fi-


nit même par se retourner contre ce peuple que l'auteur croit
vouloir libérer. Bourgeois à prétentions aristocratiques, dandy
encanaillé, l'homme inquiète par ses contradictions, dérange par
ses engagements politiques suspects, tandis que l'écrivain con-
tribue à tuer une légende que le XIXe siècle a trop cultivée.
La célébrité de l'auteur a grisé l'homme politique qui se croit
le messie, l'annonciateur d'un monde nouveau; et face aux criti-
ques qui surgissent de partout, Sue rédige son apologie, tente
de se justifier par et dans l'écriture et de réduire ainsi la
distance entre la fiction légendaire et la réalité sociale.

Bénédicte BAUCHAU.

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