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«Un génocide n’est ni un massacre ni un crime contre l’humanité. C’est une extermination
rationnellement décidée et mise en œuvre par un Etat»1.
En avril 1994, au Rwanda, eut lieu un des derniers génocides du XX siècle où près de 800,000 Tutsi
et Hutu de l’opposition furent massacrés en moins de 3 mois. La France, qui soutenait le régime,
reconnaît une faute politique mais pas de responsabilité militaire comme le déclarait encore le 26
janvier 2008, Bernard Kouchner, Ministre des affaires étrangères françaises, en présence du
président rwandais Paul Kagamé à Kigali. Quel fut le rôle et la nature de l’assistance technique
militaire française (ATMF) sachant que les troupes françaises ne participèrent que ponctuellement
aux combats et que seuls quelques militaires français étaient présents au moment du génocide ?
Quelle était la nature de la menace et quelles furent les mesures prises pour la contrer ?
Généralement, la guerre, encore plus un génocide perpétré par des «sauvages», demeure pour
beaucoup inintelligible. Pourtant, pour amener des civils vivants côte à côte depuis des siècles à
s’entretuer, il faut une méthode. Cette méthode, c’est la Doctrine de la Guerre Révolutionnaire (DGR)
du colonel Lacheroy de l’Ecole militaire de Paris formulée après la défaite française en Indochine.
«La DGR n’implique pas une volonté de génocide stricto sensu mais certains affirment que l’on peut,
avec la terreur de masse et l’utilisation de la machette, éliminer plus de gens qu’à Hiroshima»2.
«Cette doctrine est apparue si performante qu’elle sera enseignée à toutes les dictatures latino-
américaines et aux Etats-Unis qui la mettent en oeuvre au Vietnam»3. Au Rwanda, la DGR sera mise
en œuvre dès la veille de l’indépendance par le colonel belge Guy Logiest et presque tous les
officiers supérieurs rwandais, formés en Belgique ou en France, feront l’apprentissage de cette
doctrine.
La Doctrine de la Guerre Révolutionnaire
«La DGR permet de gagner les guerres où l’enjeu est le contrôle des populations et la traque de
l’ennemi intérieur afin d’éviter qu’il ne prenne le pouvoir. Pour cela, il faut crée une cohésion
animique du peuple avec le chef d’Etat, cohésion qu’on obtient par la terreur de masse»4. Cette
doctrine combine trois dimensions : (1) une dimension verticale avec la mise en place d’une
hiérarchie parallèle qui se substitue au pouvoir civile en période de troubles, (2) une dimension
horizontale caractérisée par le quadrillage territorial et le fichage systématique de la population afin
de la fixer en surface, (3) une dimension de guerre psychologique combinant propagande (tracts,
journaux et radio) et actions violentes (attentat, assassinat, torture) afin de créer cette terreur de
masse.
Hiérarchie parallèle - «En 1951, le lieutenant colonel Lacheroy découvre sur le cadavre d’un
commissaire politique l’organigramme du Vietminh. Il comprend que chaque Vietnamien est pris
dans un maillage d’organisations formant des hiérarchies parallèles et clandestines : organisations
de jeunesse et professionnelles encadrant la population au quotidien et doublant l’administration
locale, de la commune à la région. Ces organisations contrôlent les déplacements, l’économie et
assurent l’autodéfense des habitants. Les cadres du parti communiste (10% de la population),
disséminés à chaque échelon contrôlent le dispositif»5. Les récalcitrants, les notables notamment,
sont assassinés. Ce dispositif permet de «retourner» la population qui finit par soutenir la guérilla.
Lorsque la France perd ce conflit, le colonel Lacheroy devient le maître à penser de l’Ecole de guerre
de Paris. La DGR sera mise en pratique une première lors de la guerre d’Algérie en 1956.
Quadrillage - «A Alger, le lieutenant-colonel Trinquier établit un quadrillage par secteurs et sous-
secteurs et recense toutes les familles. Les chefs de famille sont intégrés dans un bureau au niveau
du sous-secteur qui s’intègre dans un ensemble plus grand, le secteur et ainsi de suite. En parallèle,
il établit un service de renseignement où chaque niveau va servir de source de renseignements au
23 Le 15 octobre 1990, le colonel Galinié utilise déjà le terme de génocide dans une note. Mission d’information parlementaire française
(1998) p.140
24 Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.279
25 La Belgique envoie 400 parachutistes (opération Green Beans) pour évacuer les ressortissants. Le 10 octobre, la Belgique annule son
programme d’assistance militaire.
26 Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.242
27 Monique Mas, Paris – Kigali 1990 – 1994. p.7
28 Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.243
29 Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.280
30 Mission d’information parlementaire française (1998) p.81
31 Après la chute du mur de Berlin, le 9 novembre 1989.
32 La doctrine de la Guerre révolutionnaire.
33 Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.268
34 Fort-Bragg (Caroline du Nord) siège du United States Special Operations Command (USSOCOM), les forces spéciales. Plusieurs
officiers français y ont séjourné dans les années 1960 afin d’enseigner aux Américains le concept de «guerre révolutionnaire».
35 Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.270
5
«En notre imaginaire, nous rejouons l’Indochine au Rwanda. Et nous nous jetterons tête baissée
dans la fosse que nous venons de creuser. Afin d’éprouver une nouvelle fois, une dernière fois, ce
prodigieux vertige d’empire36. Hubert Védrine présentera Mitterrand «comme le continuateur d’une
politique ancienne menée depuis les indépendances» et ajoute, en un elliptique sous-entendu, «les
Etats-Unis ont sans doute éprouvé une sympathie» pour nos ennemis du FPR »37.
«C’est l’idéologie ethniste de l’infanterie de marine qui nourrit la pensée de Mitterrand. Les généraux
élyséens Huchon et Quesnot, qui dirigent la manoeuvre au Rwanda, viennent eux aussi de
l’infanterie de marine, intimement liée à la DGSE38 et à son service action»39. «Mitterrand reçoit tous
les jours les notes de synthèse de la DGSE. La spécialité du général Huchon et des troupes de
marine n’est pas de créer l’ethnicité mais de l’instrumentaliser avec de bons anthropologues qui
repèrent les fractures sur lesquelles appuyer. Si la doctrine africaine de l’infanterie de marine
implique la manipulation de l’ethnicité, il ne faut pas s’étonner d’une certaine convergence sur ce
thème entre politiques et militaires, voire d’un certain formatage du sommet de l’État»40. «Certains
militaires français hauts gradés utilisant même des expressions comme «Tutsiland» et «pays hutu»
dans leur correspondance privée et ordres officiels»41.
Le 23 janvier 1991, le FPR lance une deuxième attaque sur Ruhengeri. En représailles, entre 300 et
1,000 Tutsi sont massacrés. Interrogé sur la révolte qui pousse les paysans à massacrer les Tutsi, le
Président Habyarimana répond : «il ne s’agit pas d’une révolte. Tout le monde obéit». «Après cette
attaque, une structure parallèle de commandement militaire est mise en place. L’Elysée veut que le
Rwanda soit traité de manière confidentielle et le Colonel Canovas est reçu hors hiérarchie à Paris
par le chef d’état-major des armées»42. «Le général Jean-Claude Thomann, premier commandant
des forces françaises au Rwanda, évoque des «distorsions préjudiciables à la gestion de la crise
entre autorités de tutelles respectives». Il fait état «d’une difficulté de doctrine, ces opérations
faisaient progressivement l’objet d’une théorisation». Une doctrine, une théorisation : voilà ce que la
France a fourni aux tueurs : les moyens de leur ambition»43.
«Le 20 mars 1991, suite aux assurances d’ouverture politique, la France met à disposition un
Détachement d’Assistance Militaire (Dami), d’une trentaine d’instructeurs. Cette décision ne sera pas
annoncée officiellement. La mission consiste à : (1) former les FAR sur le plan tactique, à l’emploi de
mortiers (120mm), de mines et d’explosifs, (2) assurer la protection des ressortissants français à
Ruhengeri, (3) collecter des renseignements. Le Dami sera reconduit jusqu’en décembre 1993»44.
«Ces instructeurs sont issus du 8ème Régiment Parachutiste d’Infanterie de Marine (Rpima) et du
2ème Régiment Etranger Parachutiste (REP), deux régiments de la 11ème Division Parachutiste
(DP)»45. «Quand un pouvoir politique mène une guerre, il fait appel aux meilleurs spécialistes. Et le
meilleur spécialiste, c’est le meilleur tueur. Concrètement, sur le terrain, un homme des forces
spéciales est là pour tuer l’ennemi derrière les lignes»46.
«Le 30 avril 1991, le Colonel Gilbert Canovas rappelle les aménagements intervenus depuis le 1er
octobre 1990 : « (1) mise en place de secteurs opérationnels, (2) recrutement en grand nombre de
militaires de rang et mobilisation des réservistes permettant un quasi-doublement des effectifs, (3)
réduction du temps de formation initiale limité à l’utilisation de l’arme individuelle». Il souligne
également que «l’avantage concédé» aux rebelles au début des hostilités «a été compensé par une
offensive médiatique» menée par les Rwandais à partir du mois de décembre. Ces mots ont un sens
et décrivent un type précis de guerre : «secteurs opérationnels» signifie «quadrillage» ; «recrutement
en grand nombre» signifie «mobilisation populaire» ; «réduction du temps de formation» signifie
57
Mission d’information parlementaire française (1998) p.160
58 Commission d’Enquête Citoyenne (2004) p.277
59 Patrick de Saint-Exupéry, l’inavouable. p.277
60 Commission d’Enquête Citoyenne (2004) p.187
61 Commission d’enquête parlementaire belge (1997) p.480
62 Mission d’information parlementaire française (1998) p.163
63 Mission d’information parlementaire française (1998) p.164
8
immédiate des FAR. Le FPR arrêté sur ses positions du 23 février 1993, ne progressera plus» 64. Le
28 février à Kigali, le ministre français de la Coopération Marcel Debarge appelle «tous les Hutu à
s’unir contre le FPR», ce qui constitue dans ce contexte, «un appel à la guerre raciale»65.
«Dans le prolongement des conseils du Colonel Gilbert Canovas, le Colonel Didier Tauzin insiste sur
la nécessité de prévoir une réserve stratégique, un recrutement de cadres, une réorganisation des
unités et la création d’unités de renseignement. A partir du 15 mars 1993, ses propositions sont
acceptées par le Chef d’état-major rwandais et des plans de défense et de contre-attaque sont
élaborés. Dès le 20 mars, l’armée rwandaise entreprend des réorganisations. Un officier français
estimera que le coût global (financier, humain, médiatique) de cette opération de stratégie indirecte
est extrêmement faible en regard des résultats obtenus et en comparaison de ce qu’aurait été le coût
d’un engagement direct contre le FPR»66.
Evolution des missions de Noroît. «Le 9 mars 1993, le FPR signe un accord de cessez-le-feu à
Dar Es-Salam, en vertu duquel il se retire sur les positions qu’il occupait avant le 8 février. Cet
accord prévoit aussi le retrait à partir du 17 mars 1993, des troupes françaises arrivées en renfort
après le 8 février. Le dispositif Noroît, ramené à deux compagnies, abandonne le contrôle sur les
axes menant à Kigali et se repositionne sur la capitale. «Les entrées et les sorties de la ville sont
soumises à des contrôles effectués à des check point tenus par la Gendarmerie rwandaise appuyée
par des militaires français 67 . Si les règles aux check points font référence à la «remise de tout
suspect à la disposition de la Gendarmerie rwandaise», on voit mal comment une telle procédure
peut avoir lieu si, préalablement, il n’y a pas eu une opération de contrôle d’identité ou de fouille»68.
Et si les français contrôlent les cartes d’identité, c’est qu’ils peuvent immédiatement interpréter le
«numéro minéralogique» de celles-ci. La carte d’identité rwandaise, qui prévaut avant le génocide,
contient des informations relatives à l’appartenance ethnique: Tutsi, Hutu, Twa. Bien que la mention
de l’ethnie sur les cartes d’identité soit formellement abolie dès novembre 1990, des nouvelles cartes
d’identité avaient été commandées à des entreprises françaises et devaient être livrées la semaine
où l’attentat contre l’avion présidentiel eut lieu69. Détail troublant, dans les archives de la mission
parlementaire française, il y a une photo de carte d’identité mais le chiffre que porte cette carte a été
effacé alors que figurent le nom, l’ethnie et la photo de la personne»70.
En compensation de ce retrait, le Dami-Panda est renforcé et réorganisé afin d’appuyer l’état-major
des FAR dans : (1) le renseignement, (2) la conduite des opérations, (3) la veille opérationnelle sur le
front et (4) le recyclage de quelques unités existantes. Le 16 mars, le Colonel Dominique Delort
considère que «la diminution de notre aide entraînerait l’effondrement rapide des FAR en cas de
reprise de l’offensive». Les effectifs du Dami-Panda seront portés à 80 personnes de juin à
septembre 1993, avant de décroître rapidement en octobre à une trentaine»71. «Toutefois, les forces
spéciales sont en train de perdre la guerre et doivent franchir un palier. La création en avril 1993 de
la Radio des Mille collines (RTLM) sera l’instrument privilégié de la guerre psychologique et de la
manipulation des foules»72. Elle commencera à émettre en juillet 1993 et se chargera d’étendre la
propagande ethnique aux campagnes.
Le 23 octobre 1993, le président burundais hutu démocratiquement élu est assassiné par des
putschistes tutsi. Cet assassinat divise l’ensemble des partis politiques rwandais. Dans chaque parti,
une fraction dure, dite «Power», présente ses propres candidats et choisit la guerre à outrance. Ce
déplacement des lignes d’opposition constitue une aubaine pour Habyarimana devenu le seul garant
d’un processus qu’il s’applique à faire échouer. Le Hutu Power s’appuie sur d’importants relais
***
73
Qui publie en décembre 1990 «Les dix commandements du Hutu».
74 Mission d’information parlementaire française (1998) p.207
75 Les Belges sont soupçonnés de sympathie pro-tutsi. Peu après l’attentat contre l’avion présidentiel, la RTLM accuse les Belges,
information aussitôt relayée par l’ambassade de France. Commission d’Enquête Citoyenne (2004) p.346.
76 Commission d’enquête parlementaire belge (1997) p.477
77 Mission d’information parlementaire française (1998) p. 221
78 RTLM Broadcasting genocide p.59
79 C’est le 6 avril 1994 que l’avion présidentiel sera abattu.
80
Commandant adjoint belge de la MINUAR.
81
Représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies
10
L’utilisation et la mise en œuvre de la DGR au Rwanda ne fait donc pas de doute, cette doctrine
étant déjà connue des militaires rwandais qui furent nombreux à avoir été formés à l’Ecole de Guerre
à Paris ; le président Habyarimana ayant même été le premier officier parachutiste à sauter au
Rwanda le 6 juin 1962 !82
De par son format, l’ATMF a surtout consisté dans l’envoi de conseillers chargé de mettre à jour la
DGR83. Cette mise à jour n’inclue toutefois pas, comme en Algérie, un usage systématique et massif
de la torture 84 , et les éléments manquent pour établir un lien direct entre l’ATMF et les actions
«psychologiques» (RTLM, assassinats, attentats) qui ponctuèrent les années précédant le génocide ;
ces actions pouvant émaner du gouvernement ou du FPR. Mais ce qui est clair, c’est que l’armée
française a soutenu avec enthousiasme le gouvernement rwandais et son projet génocidaire, même
après son déclenchement. Lors de l’opération Turquoise (juin 1994), «à la fin d’une cérémonie, un
cadeau est offert à l’amiral Lanxade qui est venu faire une tournée sur le terrain. Cintré dans son
uniforme de marin, il brille au milieu de l’assemblée et déballe le présent. Il s’agit d’une plaque de
bois, taillée comme dans un tronc. Large d’une trentaine de centimètres, elle est découpée de
manière à figurer les contours du Rwanda. Dessus, en guise de décoration, sont apposées de petites
machettes. Debout, aux côtés de l’amiral, fier de son idée, le colonel Sartre sourit. Il rayonne de
contentement»85.
Curieusement, quinze ans plus tard, le rôle de la France au Rwanda reste méconnu. La mission
d’information parlementaire française (1998), en donnant l’impression d’aborder le sujet, a
magnifiquement botté en touche. Au niveau des partis, les socialistes restent muets de peur d’avoir à
reconnaître la responsabilité écrasante de Mitterrand, les communistes préfèrent ne pas faire le jeu
de l’impérialisme américain, quant à la droite… Et pour être bien sûr que le monstre ne fasse jamais
surface, une discrète manipulation psychologique permet de continuer à brouiller la réalité à l’instar
de Dominique de Villepin, ministre des Affaires étrangères, qui parla d’un double génocide sur les
ondes de RFI en septembre 2003. En clair, c’était donc bien une affaire de «sauvages»86.
«Tous, cependant, ne sont pas restés indifférents comme le premier ministre de l’époque, Edouard
Balladur : «Oui, ça m’a … ça m’a beaucoup affecté. Quand vous voyez une jeune femme qui ne peut
plus tenir son bébé dans les bras, parce qu’elle n’a plus de bras, qu’elle a seize ans et que le bébé
n’a plus de bras non plus. C’est un spectacle qui m’a horrifié… » 87. Cette «double» mise en abîme,
de l’homme de pouvoir qui se retrouve confronté en personne aux conséquences ultimes d’une
politique qu’il sait avoir soutenu, même à contrecœur88, débouchera peut être, un jour sur un vrai
examen de conscience. En attendant, le 27 août 2003, le Pentagone conviait officiers d’état-major et
civils à une projection privée du film «la bataille d’Alger»89 en vue de la prise de Bagdad. La DGR a
encore de beaux jours devant elle,…90