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L’Herne

Cahier dirigé par Pierre Aurégan et Jan Borm

Jean Malaurie
CONTRIBUTEURS : Pierre Nora TEXTES INÉDITS DE
Michel Onfray JEAN MALAURIE :
Juha Pentikäinen

Malaurie
SAS Albert II Prince de
Julien Prieur-Damecour Quelques notes sur mon père
Monaco
Josiane et Jean-Luc Racine L’ordre animal
Ann Andreasen
Michel Ragon Aux sources de la pensée inuit
Pierre Assouline
Claude Roëls Méditer par-delà… une craie à la
Pierre Aubé
Joëlle Rostkowski main
Pierre Aurégan Questions personnelles...(d’une
Pierre Barral Norbert Rouland
Dominique Sewane indiscrète)
Anne-Marie Bidaud
Giulia Bogliolo Bruna Michel Tournier
TEXTES DE JEAN MALAURIE :
Jan Borm Sarah Vischkof
Muriel Brot Nathan Weinstock
Au-delà du ciel noir, prudence de
Jean-Pierre Cagnat Kenneth White
l’apprenti chaman
Philippe Charlier Avec les Inuit. Du Groenland à la
ENTRETIENS DE
Jean-Pierre Chevènement Sibérie : 1950-2000
JEAN MALAURIE AVEC :
Bernard Cottret Un regard de géohistorien
Pascal Dibie Dialectique Homme-Nature
Jean-Paul Arif et Étienne
Yvan Étiembre La première expédition franco-
Augris
Marie-Madeleine Fourcade soviétique en Tchoukotka
Antonio Fischetti
Jean-Michel Huctin Les peuples du Nord et le sacré
La Revue des deux mondes
Bruce Jackson Pourquoi écrire, pourquoi
Georges Kiejman photographier
LETTRES DE :
Jérémy Lachal Affinités électives : mes livres et
Anne Laurent mes sages
Katia Chibi Ce que je sais, c’est que je ne sais pas
François Laurent Jacques Chirac
J.M.G. Le Clézio Un couple, mes chiens et moi
Philippe Descola Éditorial – Mai 1978
Lauriane Lemasson Tété-Michel Kpomassie La voix du peuple
Alain Lemoine Claude Lévi-Strauss Louons maintenant les grands
Monique Malaurie Jacques Soustelle hommes
Brigitte Mazon
Touareg et Noirs du Hoggar
Jean-Luc Nahel
Les Esquimaux : présent et avenir
Éric Navet
Instit’ chez les Esquimaux
Nicolas Neumann
Veilleurs de nuit Couverture : © Jean  Malaurie/Terre Humaine/Plon

Lettre à un jeune Inuit de l’an 2022


Lettre à Kutsikitsoq

L’Herne
33 € – www.lherne.com

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Jean Malaurie

Ce Cahier a été dirigé par


Pierre Aurégan et Jan Borm
Ce Cahier de L'Herne est publié
sous le patronage de la Commission nationale française pour l’UNESCO.

Les Éditions de L’Herne remercient


Bruce Jackson, Jean-Michel Huctin, Nancy J. Parisi,
et Nicolas Neumann, pour leur aimable collaboration.

Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays.

© Éditions de L’Herne, 2021


Éditions de L’Herne
55 rue Pierre Charron - 75008 Paris
lherne@lherne.com
www.lherne.com
Sommaire

11 Jean Malaurie
Prudence de l’apprenti chaman
15 Pierre Aurégan et Jan Borm
Avant-propos
19 SAS Albert II Prince de Monaco
Hommage à Jean Malaurie

I – Jean Malaurie, portraits croisés


23 Jean Malaurie
Avec les Inuit. Du Groenland à la Sibérie (1950-2000)
Les années de formation 
25 Jean Malaurie
Quelques notes sur mon père Albert Malaurie – Inédit
27 Pierre Barral
Jean Malaurie en Sorbonne
Les figures tutélaires
28 Brigitte Mazon
Lucien Febvre et Jean Malaurie, une affinité élective 
35 Yvan Étiembre
Pensées de jour, pensées de nuit
42 Anne Laurent
Jean Malaurie à l'écoute du philosophe Léon Chestov

44 Document : Carnet d'Albert Malaurie

45 Marie-Madeleine Fourcade
Résister – Entretien avec Jean Malaurie
Amitiés et rencontres
47 Jean Malaurie
Lettre à Kutsikitsoq

Document : Extrait de la bande dessinée Malaurie, l'appel de Thulé

49 Monique Malaurie
À Jean Malaurie
50 Georges Kiejman
Discours prononcé pour la remise de la dignité de Grand Officier de la Légion d’honneur
55 Norbert Rouland
À la croisée de mes avenirs
57 Michel Onfray
Le dernier des Spartiates
62 Alain Lemoine
Un homme au cœur de l’homme

II – De la pierre à l’homme, les vies multiples


d’un scientifique
69 Jean Malaurie
Un regard de géohistorien 
72 Étienne Augris et Jean-Paul Arif
Un chercheur, c’est un homme habité par des idées presque métaphysiques, imprécises – Entretien
76 Jean Malaurie
Dialectique Homme-Nature

Jean Malaurie, anthropo-géographe 


81 Claude Roëls
La route par les sentiers
84 Éric Navet
Le passeur de gués
91 Pascal Dibie
Jean Malaurie à l’œuvre
95 Juha Pentikäinen
Cinquante ans de souvenirs finlandais
98 Dominique Sewane
Esprit de résistance
104 Muriel Brot
L’Arctique, c’est Lascaux vivant 
109 Kenneth White
La vie secrète de Jean Malaurie
111 Lauriane Lemasson
Échos arctiques en terres australes
115 Philippe Charlier
L'anthropologue et la pensée chamanique
Le temps du sacré, L’Allée des baleines, 1991
Jean Malaurie
118 L'ordre animal – Inédit
120 La première expédition franco-soviétique en Tchoukotka
126 Giulia Bogliolo Bruna
Le fini dans l’infini : Jean Malaurie, les Inuit et le cosmos
130 Jean Malaurie
Les peuples du Nord et le sacré
133 Julien Prieur-Damecour
Un Prophète arctique
136 Jean Malaurie
Aux sources de la pensée inuit – Inédit
III – L’auteur
Écrire
141 Jean Malaurie
Pourquoi écrire, pourquoi photographier
143 Pierre Aurégan
L’homme qui venait du froid
150 Jan Borm
Devoir de mémoire
152 Philippe Descola
Lettre à Jean Malaurie
Jean Malaurie
153 Affinités électives : mes livres et mes sages
158 Ce que je sais, c’est que je ne sais pas
160 Emmanuel Macron, Jacques Soustelle, Claude Lévi-Strauss,
Jacques Chirac
Lettres
L’appel des images 
162 Jean Malaurie
Un couple, mes chiens et moi
164 Anne-Marie Bidaud
Sortir du cadre : l’originalité de Jean Malaurie cinéaste
167 Sarah Vischkof
Nuuk Greenland

Le temps des pastels 
170 Jean Malaurie
Méditer par-delà… une craie à la main – Inédit
173 Joëlle Rostkowski
L’appel de l’ailleurs et les pastels de la nuit polaire
177 Nicolas Neumann
Les pastels de la nuit polaire

IV – L’éditeur de « Terre Humaine »



181 Jean Malaurie
L’observation créatrice – Entretien avec la Revue des deux mondes
Le directeur de collection
183 Pierre Nora
Les travailleurs de l’ombre
185 Bruce Jackson
Pour Jean Malaurie
189 Bernard Cottret
La statue de Glaucus…
193 Josiane et Jean-Luc Racine
Frères humains, terres, paroles, écrits
195 François Laurent
Vingt-cinq ans de collaboration avec Jean Malaurie
198 Nathan Weinstock
Ce que je dois au Professeur Malaurie
200 Anonyme
Questions personnelles…(d'une indiscrète) – Inédit
« Terre Humaine »
204 Jean Malaurie
Éditorial – Mai 1978
205 Michel Tournier
Témoin d’une naissance
Jean Malaurie
206 La voix du peuple
207 Louons maintenant les grands hommes

Document : Dessin de Jean-Pierre Cagnat

209 J.M.G. Le Clézio 


Sauver la mémoire des hommes 
211 Michel Ragon
Une famille étrange
« Terre Humaine » et ses lecteurs
212 Katia Chibi
Lettres
215 Pierre Aubé
Un orpailleur de l’infini de l’homme

Documents : Objets de la collection de Jean Malaurie

V – L’homme d’action

Jean Malaurie
223 Touareg et Noirs au Hoggar
226 Les Esquimaux : présent et avenir
229 Jean-Luc Nahel
Un homme de pensée songeuse
232 Jean-Pierre Chevènement
Reconnaissance pour ce grand homme !
« L’avenir, c’est l’éducation »
235 Jean Malaurie
Instit’ chez les Esquimaux
242 Ann Andreasen
Jean Malaurie et l’Uummannaq Polar Institute au Groenland
244 Jean-Michel Huctin
Avec Jean Malaurie, aux côtés des Inuit
250 Jean Malaurie
Les peuples traditionnels ont une pensée d’avant-garde, car elle défend la nature – Entretien avec
Antonio Fischetti
252 Jérémy Lachal
Jean Malaurie, l’Inuit du futur
254 Jean Malaurie
Veilleurs de nuit
256 Pierre Assouline
Jean Malaurie : dernier roi de Thulé
258 Jean Malaurie
Lettre à un jeune Inuit de l’an 2022

265 Contributeurs

Pour toute information concernant la vie et l’œuvre de Jean Malaurie, on pourra se reporter
à son site officiel : www.jean-malaurie.com
Prudence de l’apprenti chaman
Jean Malaurie

Sakaeunnguaq, l’apprenti chaman à Siora- les empreintes, les sites où l’on peut capturer
paluk, qui, à mon contact, s’affirme dans une l’animal. Nous sommes près de la côte mais
relation toujours plus intime, me dira, de retour lorsqu’on s’avance sur la banquise à la recherche
à nos igloos après une longue chasse, avoir rêvé en des aglous, les trous de respiration du phoque,
ma compagnie : « Le noir de la nuit a une emprise l’homme Ululiq change, il est dans l’aglou, avec
sur ma pensée dont je ne peux me défaire une fois un passé épique qu’il donne au soleil et à la lune.
réveillé. C’est toi qui, dans la nuit, as attiré mon L’animisme l’envahit. Il veut se naturer car il
attention sur le pouvoir de cette couleur noire. a besoin dans cette eau de retrouver de grandes
Ces calcaires sont femelles, parce que fendillés ; forces éternelles ; elles l’attendent dans l’éternité.
les granites, eux, sont mâles, ils ont des points, L’homme vit au-delà du ciel noir. C’est là un des
des aspérités ; je le sens, et les roches noires ont mystères de mes pastels qui révèlent, au-delà de
été fécondées par de vieilles femmes ménopau- ce noir, un espace d’éternité où vivent les mortels
sées. Note-le et réfléchis. C’est important. » Il immortels (3e ciel), c’est-à-dire les immémoriaux,
ajoute : « L’été, il y a une force que je ne trouve ceux qui avec leurs noms sont source de vie,
pas dans les lumières du soleil. Tous les Inuit le descendent à la rencontre du nouveau fœtus et le
pensent, mais plus ou moins clairement. Toi, oui ! parrainent. Je n’ai jamais entendu comment on
Ma femme, Bertsi, fille du chaman Pualuna, frère vit dans ce monde d’éternité dans le divin ; non
aîné du chaman Uutaaq, a la plus grande admira- pas dans son interprétation occidentale. Dans
tion pour toi, et souhaite que tu laisses un peu de mes derniers pastels, je représente successivement
ta force de vision en elle, en ayant un enfant de cet espace d’éternité, qui est froid et blanc et que
nous deux. » « Impossible », lui ai-je répondu. Je j’entrevois à travers un trait du ciel vite occulté ;
me suis toujours refusé à toute relation sexuelle c’est là qu’attendent les morts. Il serait entière-
avec les Inuit. Je précise que sur les 60 hommes ment glacé, lumineux, froid, extrêmement froid.
importants de cette société, j’en ai connu 20 parti- C’est ce qu’on pourrait appeler le paradis des élus.
culièrement. Sakaeunnguaq est satisfait ; il a tenté, En vérité, l’anthropologie des peuples prélinguis-
une fois encore, de me déstabiliser, et s’éloigne tiques que je vis, doit tenter de faire affleurer les
en claudiquant ; il chantonne un vieil air écos- images animistes que l’homme a de l’éternité. Il
sais, appris au cours d’une expédition avec des y a dans ces songes des univers fictifs. C’est ce
Britanniques, en 1935, à laquelle son père, le rude qu’on appelle l’imagination. Je l’ai retrouvé dans
Nukapianguak d’Etah – un grand sceptique à Segalen, et une des raisons pour lesquelles je me
l’égard du christianisme –, avait participé en suis attaché au monde des Inuit, c’est ce pouvoir
famille. C’est le seul Inuit qui a osé me dire qu’il qu’ils donnent avec une certaine nonchalance à
ne croyait pas en la Vierge et le Christ. Je sors leur imagination. Si je laisse courir, il n’y a pas de
avec Ululiq, un joyeux chasseur d’une nature différence entre la matière et l’énergie, ainsi que
très ouverte qui m’a accueilli dès mon arrivée. l’a montré Albert Einstein. Le temps n’est pas
À la chasse, il me montre ses ruses, les traces, universel, il est l’œuvre de l’esprit humain. J’aurais

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aimé être accompagné par Gaston Bachelard qui, laisser porter vers le noir et ses mystères, ce qui est
au-delà de la science, structure l’homme à partir au-delà. Ce n’est pas sans raison que, prenant une
de l’observation et de son pouvoir d’imagina- craie dans mes doigts, je me suis laissé guider par
tion. La Terre a connu cinq extinctions massives ma peau, par mes cartilages, par les mouvements
et les Inuit ont parfaitement conscience de leur de tout mon corps, vers ces interrogations. C’est
précarité. J’aimerais dire qu’un de mes principaux ainsi que j’ai commencé à suivre mes songes et ils
apports tient de l’audible, et que les Inuit ont perçu n’ont pas changé depuis l’aube de mes recherches :
et rendent dans leurs chants ce que j’appellerais, d’où vient l’homme et comment se sont réalisées
avec Michel Onfray, les sons de l’inaudible. J’ai ces syncrèses entre les principes fondateurs ?
participé à toutes leurs réunions chamaniques. On Lorsque j’eus l’esprit davantage libéré,
peut s’interroger sur la perception des sons par les c’est-à-dire moins «  universitaire  », et que, dans
tout premiers hommes. Je me félicite – comment une réflexion sur la géomancie, j’ai su donner sa
ne pas s’en féliciter –, que Nietzsche se soit inter- profondeur au temps, dans une attente patiente,
rogé comment, dans le cerveau, la mémoire nous en bon disciple des maîtres japonais du shintoïsme,
transmet ce temps où l’homme devient bipède je me suis adonné aux pastels avec des craies
dans le corps d’un animal dont il commence à se quelque peu grasses, plus cassantes  : les célèbres
détacher. C’est un rendez-vous avec l’histoire de la Sennelier. J’ai 60 ans et donc une pensée noncha-
pensée. La part de l’animal dans la construction de lante. J’ai alors tenté d’exprimer la coïncidence de
l’homme est un évident mystère qui questionne ma pensée souterraine. Ma main droite, sans mot
toute la mythologie inuit. On connaît la phrase dire, guidée au rythme des nerfs, a transmis les
de Nietzsche, dans Aurore : « L’oreille, organe de ordres de mon inconscient au majeur autonome.
la peur, n’a pu se développer comme elle l’a fait J’ai cru vivre instantanément des fulgurances
que dans la nuit et la pénombre des forêts et des du trait à la poursuite d’une réalité cachée. Et le
cavernes obscures, conformément au mode de vie majeur devenu autonome, le disciple de la nuit,
de l’époque de la peur. De jour, on a moins besoin hier disciple de la pierre et de la glace, dans un
de l’oreille. De là le caractère de la musique, art de culte du temps perdu, a commencé à s’éveiller. Le
la nuit et de la pénombre. » Il pense que l’homme peintre de la pierre et des montagnes « révèle la
dans le devenir humain, en sortant de l’animal nature de son mystère parce qu’il l’aime  », tout
primitif, qui peut être un ours, un chien, découvre comme « le sage japonais sait l’exprimer dans l’art
la toundra. Pour Nietzsche, il découvre la forêt. des jardins ». Une vitalité interne du doigt majeur
Est-ce répondre au « regard pensif » du chien de m’a fait sentir avec impatience l’âme-vie, et plus
traîneau sur lequel s’interroge Jack London dans vite que mon regard, si aigu soit-il. C’est singulier.
Croc-Blanc. Un de mes rares mérites est d’avoir La force d’antenne de la peau de ce doigt est plus
enregistré et filmé les chants joyeux de deux Inuit, perceptive que celle de mes yeux et de mon ouïe.
accompagnés d’un tambour. C’est la vie qui m’a Le Dao (Tao) du vieux maître : « Il y avait
conduit vers des peuples sans écriture, aux confins quelque chose dans un état de fusion avant la
du monde : les Inuit de Thulé. Peu à peu, ils m’ont formation du Ciel et de la Terre. Tranquille ! Inef-
initié à la langue du sensoriel. Il y a les mots, mais fable ! Elle existe seule et ne change pas ; elle circule
ce n’est pas ce qui compte. Ce qui importe, c’est et ne se lasse pas. On peut la considérer comme la
ce que l’on ressent, l’odeur, l’ouïe, et c’est une tout Mère de tout-sous-le-Ciel (c’est-à-dire le monde),
autre approche, une approche prélinguistique. Le mais j’ignore son nom ; je l’appellerai Dao, et, s’il
mot est déjà réducteur : la perception laisse liberté faut lui donner un nom, ce sera “grand” » (Lao
à l’intelligence en recherche de l’explication de Tseu, Tao-tö king, chap. XXV).
ces songes, à l’imagination, et ainsi peut se pour-
suivre une exploration assez délirante. C’est ce qui Ma pensée est le résultat de va-et-vient d’un
m’a conduit peu à peu, dans la nuit polaire, à me être « souterrain ».

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Et je me répéterai ici volontairement. C’est une prescience qui m’a entraîné sur le haut
Comment et pourquoi un chercheur géomorpho- de ce glacier pervers et inconnu. Kutsikitsoq était
logue auscultant avec ses collègues et camarades volontaire mais déserte une fois rendu sur place,
géophysiciens la vélocité et l’épaisseur de l’inlandsis comme les Groenlandais d’Alfred Wegener, en
groenlandais, au centre de cet immense glacier, 1930, près d’Eismitte. Le ton monte entre lui et
vers les 68-70 degrés de latitude, s’est-il transformé moi. Cet épisode dramatique a été évoqué dans
en analyste géocryologue, du sud de la baie de mes livres. « Et ta conscience ? » lui dis-je. Mon
Disko à Skansen, durant deux étés et automnes, propre attelage, attaché à la glace, n’a pas hurlé
l’hiver restant consacré, à dos de chameau, à près pour suivre celui du déserteur. Ils avaient parfai-
de 3 000 mètres d’altitude, aux pentes granitoba- tement compris l’indignité du fils du chaman
saltiques du Hoggar, et a-t-il pris la soudaine déci- Uutaaq. Le lendemain, ce sont mes chiens qui
sion de partir, suivant les préceptes de la philo- ouvraient la route, laissant derrière eux l’attelage
sophe Simone Weil, sans ressources, démuni, dans de Kutsikitsoq, au comportement jugé par eux
l’extrême nord du Groenland, pour rechercher indigne, malgré son retour en pénitent.
dans quelle mesure la nature est naturante dans Je pense important d’évoquer, pour finir,
les grands éboulis ordoviciens ? Cette expérience mes affinités avec le surréalisme. Claude Lévi-
minutieuse des grands éboulis, en compagnie de Strauss, dès nos premiers échanges, avait été
chasseurs inuit et de leurs chiens, s’est traduite frappé par mon « animisme », me considérant à
par une conversion lente vers ce qui m’interroge, La Sorbonne comme le seul homme de pulsion
l’animisme. Cette écoute n’a été possible qu’en essentiellement « primitive ». Il souhaitait que je
me « fuyant moi-même » : « Serait-ce donc que rencontre André Breton, qu’il avait connu à New
le besoin d’action est en quelque sorte une fuite York, et qui possédait une remarquable collection
devant soi-même  ? nous demanderait Pascal. Et esquimaude. Claude Lévi-Strauss pensait qu’un
en effet ! » Les crépuscules sont des éveils mais ce tel contact aurait pu enrichir, voire influencer
travail psychique mystérieux n’a été possible qu’à André Breton dans certaines directions du surréa-
un moment T, à de très basses températures, - 30, lisme sur lesquelles il était réservé. Je n’y ai pas
- 40 °C, avec des choristes qui ont changé ma vie, répondu, malgré l’attente d’André Breton, crai-
les chiens, et très particulièrement ceux de mon gnant que mon animisme très personnel soit mal
attelage. Ils m’ont entraîné, dans la nuit polaire, compris. J’ai eu aussi l’occasion beaucoup plus
à une lecture du cosmos. Ce n’est pas par hasard tard de fréquenter Roger Caillois, après l’avoir
que j’ai consacré mes pastels à cette nuit arctique : rencontré lors d’une soirée chez mon amie Güzin
ils ont une paternité cosmique. La lune et le Dino, traductrice du poète Nâzim Hikmet. Cail-
chien sont de même famille. Environ une fois par lois m’écrivit et ne me cacha pas son admiration
semaine, le chien, le soir, par trois appels, en réfère de longue date pour mon travail d’anthropo-
à la lune et, en ce qui me concerne, demande : géographe, alliant les sciences physiques, l’étho-
« Que penser de ce Blanc ? » La réponse est immé- logie animale et l’écologie (plantes, pierres, etc.).
diate : « Il ne ressemble pas aux autres, il doit être Il tint à me rappeler qu’il s’était réconcilié avec
des nôtres. » Dans le vocabulaire inuit et dans tous Claude Lévi-Strauss, à l’Académie. «  Claude
leurs mythes, la lune est un œil de la nuit. Ils ont Lévi-Strauss a raison, me déclara-t-il : toute votre
remarqué que la lune est maîtresse des rythmes œuvre est d’esprit surréaliste, probablement
de ménopause durant l’hiver. C’est elle qui régit teintée par la pensée taoïste.  » Il m’interrogea
les marées. Paternité cosmique des chiens et de la sur le message oral de la pierre, son « langage » –
lune, de la lune et de l’univers. Mon intimité avec car la pierre parle et, comme certains chamans,
les chiens a été extrême. Ils aiment, ils souffrent, je l’entends  !  –, sa couleur, son odeur, qui ont
ils pensent. J’étais sous ma tente, au pôle géoma- également inspiré toute expression animiste. Il
gnétique. Expédition éminemment hasardeuse. m’interrogea aussi par écrit sur les grands cairns

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inuit (inugssuk) dont certains étaient surmontés esprit d’indépendance certainement, même si
de représentations de personnages. Il pensait qu’il Roger Caillois souhaitait que nous nous interro-
devait s’agir de l’expression des vœux des morts. gions, lui et moi, sur les « esprits malins », tupilak,
Je lui répondis qu’il fallait être très prudent dans ou mauvais, esprits hostiles, une force quasi
cette interprétation. Certains étaient à mon avis satanique dont les Inuit pressentaient qu’elle les
anodins, voire d’orientation, d’autres de véritables tenaient sous sa surveillance malveillante et dont
manifestations animistes. ils devaient se garder, venue d’un autre monde qui
Le surréalisme, par sa perception du chama- n’est pas régi par le soleil et la lune ; immortel Satan
nisme, de l’animisme, aurait pu m’attirer mais inuit et non pas l’ange déchu du récit biblique.
je n’ai pas voulu m’en approcher davantage, par Pensée inuit consubstantielle et évolutionniste.

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Avant-propos
Pierre Aurégan et Jan Borm

Beaucoup de lecteurs connaissent Jean une découverte décisive de ma pensée, l’Allée


Malaurie, l’auteur de récits aussi captivants des baleines (Tchoukotka, Sibérie) en août-
qu’érudits comme Les Derniers Rois de Thulé septembre 1990. J’ai effectué ainsi trente et une
(1955, 5e  éd. dite définitive 1989), Hummocks missions de recherche, le plus souvent en solitaire
(1999) ou encore Ultima Thulé (3e  éd. 2016), avec les Inuit (Jean Malaurie privilégie l’accord
et le fondateur-directeur de l’un des fleurons invariable du terme inuit), au Groenland, dans
de l’édition française, la collection «  Terre l’Arctique canadien, en Alaska behringien et en
Humaine » aux éditions Plon, avec sa centaine Tchoukotka » (Arctica I, 73) – 31 missions retra-
de titres parus à ce jour et des classiques comme cées dans Hummocks, ouvrage magistral analysé
Tristes Tropiques (1955) de Claude Lévi-Strauss, par Pierre Aurégan dans ce Cahier.
Le Cheval d’orgueil (1975) de Pierre Jakez-Hélias Après des études de géographie, se spécia-
ou encore L’Été grec (1976 ; nouvelle éd. 1984) de lisant en géomorphologie, Jean Malaurie part
Jacques Lacarrière et bien entendu Les Derniers d’abord dans le Hoggar et ensuite au Groenland,
Rois de Thulé, livre fondateur de la collection avec dans le cadre des Expéditions Polaires Françaises,
Tristes Tropiques. On sait que Jean Malaurie est pour effecteur une première mission en compa-
un grand érudit et sans doute le meilleur spécia- gnie «  d’un sénior géologue  », André Cailleux,
liste français de l’Arctique circumpolaire. Or ses sur la côte sud de l’île de Disko, « puis en soli-
très nombreux travaux scientifiques sont certai- taire  », conduisant des recherches en 1949 sur
nement moins connus du grand public, mais une montagne crétacé-éocène, de sable gréseux
ne sauraient être absents d’un ouvrage dédié à à Skansen. Par la suite, il s’attachera à des études
l’itinéraire et aux œuvres de cette voix singulière approfondies de la géomorphologie des éboulis
de la vie intellectuelle française. Seront évoqués en Terre d’Inglefield, dans le nord-ouest groen-
ici en quelques lignes les traits marquants de la landais, devenant « éboulologue », comme il le
pensée anthropo-géographique d’un chercheur dit lui-même avec un brin d’humour. Au retour
qui est passée « de la pierre à l’homme » selon de sa mission en 1952, il dresse une carte au
l’expression consacrée bien connue de tout 1/100 000 de la Terre d’Inglefield et la côte sud
malaurien averti. de la Terre de Washington à partir de levés d’ex-
Le scientifique résume ainsi les princi- ploration et de l’exploitation de photographies
paux repères de ce qu’il appelle sa «  philoso- aériennes. La carte et d’autres travaux topogra-
phie d’une vie de recherche » sur soixante ans : phiques à la même échelle furent publiés en
«  Elle a commencé dans l’Arctique en avril- 1968, suite à la soutenance de sa thèse de doctorat
octobre  1948 avec les “Expéditions Polaires d’État, soutenue le 9 avril 1962 à la faculté des
Françaises – Missions Paul-Émile Victor” sur le lettres et des sciences humaines à la Sorbonne
glacier de la côte centre-ouest du Groenland et devant un jury de six personnes présidé par le
s’acheva par ma dernière mission à Nome, en professeur Dresch. Sur cette carte on découvre
Alaska (été 1994), celle-ci ayant été précédée par onze noms nouveaux que Jean Malaurie a pu

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proposer à l’agrément du gouvernement danois Un troisième domaine d’activités scienti-
dont ceux du «  Paris (ou Pariser) Fjord  » et fiques concerne l’ethnohistoire dont témoigne
« Martonne Fjord », en hommage à son maître Ultima Thulé, «  livre “malaurien” par excel-
Emmanuel de Martonne (1873-1955), profes- lence », selon Pascal Dibie. Les 31 missions de
seur de géographie à la Sorbonne et président Jean Malaurie lui ont permis d’effectuer nombre
de la Société de géographie entre 1947 et 1952. de relevés ethnographiques sur le plan circum-
« Pour Jean Malaurie, les cartes sont le reflet de polaire d’un tout premier intérêt scientifique
l’attention que l’on porte à l’environnement  », et dont témoignent aussi si admirablement
observe Hélène Richard, présidente du Comité ses photographies, publiées notamment dans
français de cartographie en 2012, dans un texte L’Appel du Nord. Ces études de terrain concer-
inédit paru dans Arctica I. Et d’ajouter : « Pour naient l’anarcho-communalisme des Inuit,
un chercheur qui s’attache à l’étude des autres premier sujet par rapport auquel Jean Malaurie
hommes et de leur harmonie avec leur environ- observe : « Il a été établi les grands principes de
nement, il est indispensable de passer par cette ce que l’on appelle, non pas un droit civil, mais
étude scrupuleuse de la nature et par la mise en une coutume, avec des règles précises variant du
forme synthétique de ses résultats. » Observons stationnement l’hiver au site principal d’habi-
au passage que Jean Malaurie et son compagnon tation, et le printemps et l’été lors des grandes
Kutsikitsoq – dont le portrait orne la couverture chasses.  » (Arctica I, p.  74). Ses autres thèmes
des Derniers Rois de Thulé – furent les premiers de recherche portaient principalement sur l’ani-
hommes à avoir atteint le pôle géomagnétique misme, avec la réalisation de tests de Rorschach,
Nord au cours de la même mission, le 28 mai de Machover, Düss et Corman, puis des tests
1951. d’attention dits «  Zazzo  » réalisés à Thulé en
Un deuxième résultat majeur qui doit 1951 et en Tchoukotka en 1990 ; la microéco-
retenir l’attention ici est l’étude démographique nomie comprenant des relevés précis du bilan
réalisée par Jean Malaurie parmi les Inghuit économique par village à Thulé, au Groenland,
appelés aussi «  Esquimaux polaires  » du nord- à Back River, au Canada, chez ceux qu’il appelle
ouest groenlandais. Voici comment il présente affectueusement les UTK – les Utkuhikhaling-
ces travaux, réalisés dans des circonstances miut – ou encore les « Spartiates de l’Arctique »,
exceptionnelles : « J’ai étudié en 1950-1951, un en Alaska (île Saint-Laurent dans le détroit de
isolat de 302 hommes et femmes. Cette enquête Béring) et en Tchoukotka, le calendrier du
a été réalisée au cours de l’hivernage en 1950- temps de travail, les itinéraires de chasse, et
1951, en compagnie du fils du grand chaman l’enregistrement de chants et de danses dans les
Uutaaq, Kutsikitsoq, en interrogeant chacune mêmes régions ; puis la situation pédagogique,
des familles, hommes et femmes, répartis sur en menant notamment l’expérience d’être insti-
300 km, que je suis allé visiter personnellement tuteur dans une école primaire du gouverne-
en traîneau à chiens, au cours de la nuit polaire. » ment des territoires du Nord-Ouest canadien et
(Arctica I, p. 73). Le résultat fut de taille : « La à Oulen, en Tchoukotka.
recherche des mille ancêtres sur cette figure Ce dernier thème nous amène à la carrière
circulaire, dûment répertoriés par leurs noms, a académique exceptionnelle de Jean Malaurie,
permis d’établir que cette population de littéra- nommé à l’âge de 35 ans directeur d’études à la
ture orale, sans archives, de soixante-dix familles, sixième section de l’École pratique des hautes
pratiquait une planification des mariages en études en sciences sociales (section devenue la
évitant les unions jusqu’au cinquième degré.  » prestigieuse École des hautes études en sciences
La représentation graphique de cette première sociales –  EHESS  – en 1975) pour occuper la
généalogie des Inghuit a été dressée ensuite, première chaire de géographie polaire de l’his-
après une seconde mission de contrôle, en 1967. toire de l’Université française – cinq années avant

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la soutenance de sa thèse de doctorat ! et après de Point Barrow, Alaska, en 1979, à Clyde
avoir interrompu ses recherches scientifiques River, au Canada pour le ministère canadien
pour rédiger Les Derniers Rois de Thulé, afin de de l’Éducation en 1987, et pour le Conseil de
témoigner notamment de la colère des Inghuit recherches scientifiques en sciences sociales pour
et de la sienne contre la construction de la base la sauvegarde et l’essor des cultures des peuples
aérienne américaine de Thulé et le relogement de l’URSS en juillet 1989.
forcé des Groenlandais à Qaanaaq –, École des Les rapports de Jean Malaurie avec les auto-
hautes études à laquelle il a assuré un enseigne- rités soviétiques et la Fédération de Russie méri-
ment régulier jusqu’en 1997. En 1979, il a été teraient tout un développement à part. Comme
par ailleurs élu directeur de recherche titulaire au il l’explique dans l’avant-propos de l’impres-
CNRS. Outre le centre d’études arctiques qu’il sionnant volume Arctica. Œuvres II. Tchoukotka
créa à l’EHESS dès 1957, il fonda la revue Inter- 1990. De Lénine à la Pérestroïka, publié sous sa
Nord au CNRS avec Fernand Braudel en 1961, direction par CNRS Éditions en 2019, il coopé-
«  la seule revue interdisciplinaire et internatio- rait « déjà depuis 1959, en tant que directeur du
nale arctique française », riche de sa vingtaine de Centre d’études arctiques (CNRS-EHESS), avec
volumes et 6 000 pages publiées à ce jour dont il l’Académie des sciences de Leningrad, Moscou
vient de conférer la direction à Jan Borm, profes- et Novosibirsk. » Fernand Braudel, président de
seur à l’université de Versailles Saint-Quentin- l’EHESS à l’époque, tenait « à ce que la recherche
en-Yvelines. Au cours des années 1960, il crée en française soit présente dans ces secteurs sibé-
outre la Fondation française d’études nordiques, riens jusqu’alors négligés ». C’est ainsi que Jean
association qui a organisé six manifestations Malaurie a pu se rendre jusqu’à Yakutsk, mais
scientifiques internationales dont la première pas plus loin vers l’est sibérien, pendant l’époque
rencontre internationale de leur histoire entre soviétique, Yakutsk, capitale de la Yakoutie où
Inuit à Rouen en 1969, parmi les treize congrès il a donné des conférences à l’université dont
internationaux présidés par Jean Malaurie, le les collègues yakoutes parlaient encore avec
dernier ayant été co-organisé à l’occasion de l’ou- enthousiasme à Jan Borm lors d’une mission
verture de la 4e année polaire internationale et du récente. Après le célèbre discours à Murmansk
cinquantenaire du Centre d’études arctiques en de Mikhaïl Gorbatchev en 1987, des missions
2007 au muséum nationale d’Histoire naturelle, franco-soviétiques en Sibérie devenaient enfin
avec la participation de S.A.S le Prince Albert II une possibilité. C’est ainsi que Jean Malaurie
de Monaco et du professeur Juha Pentikäinen, a été nommé chef de la première expédition
tous les deux contributeurs de ce Cahier, et l’ex- internationale franco-soviétique en Tchoukotka
plorateur russe Artur Chilingarov, entre autres, en 1990, mission scientifique majeure dont on
congrès dont les travaux ont été publiés dans le trouve un précis dans L’Allée des baleines, livre
dernier volume de la revue Inter-Nord en date. paru aux éditions Mille et une nuits.
Pour terminer ce tour rapide de ses très Parmi les résultats de cette expédition
nombreuses activités de recherche et d’ensei- on doit encore citer la création de l’Académie
gnement, rappelons que Jean Malaurie a été polaire d’État à Saint-Pétersbourg dont Jean
consultant dans les régions arctiques : auprès du Malaurie est l’un des fondateurs et Présidents
ministère fédéral du Nord-Canadien dans l’Arc- à vie, et à laquelle la première langue étran-
tique central canadien en novembre 1962 ; dans gère obligatoire est le français – établissement
le district de Thulé pour le ministère danois du de l’enseignement supérieur russe désormais
Groenland en 1967 ; coordinateur pour la partie intégré dans l’université hydrométéorologique
française du rapport bilatéral franco-québécois d’État de Saint-Pétersbourg dont Jean Malaurie
du ministère des Richesses naturelles du Québec est Président d’honneur depuis 2017 et laquelle
en 1969-1970 ; conseil pour l’université Inupiat prépare la création du futur centre franco-russe

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arctique Jean Malaurie-Artur Tchilingarov au est la prestigieuse collection «  Terre Humaine  »
bord de la Fontanka, dans la même ville. En 2007, fondée par Jean Malaurie aux éditions Plon en
il a été nommé ambassadeur de bonne volonté 1955, « une exceptionnelle entreprise libertaire »
pour l’UNESCO. Parmi ses très nombreux titres comme l’a souligné Michel Ragon. 104  livres
et distinctions mentionnons la médaille d’explo- ont été publiés jusqu’en 2015 sous la direc-
ration polaire de la Société de géographie de Paris tion de Jean Malaurie. La liste des titres « Terre
(1953 et 1961), la médaille d’or Grand Duc Humaine  » est peut-être l’expression la plus
Constantin de la Société de géographie de Russie emblématique de la pensée de son directeur outre
(2003), la Patron’s medal de la Royal Geographical ses propres récits. «  Il n’a jamais été une seule
Society (2005) – « For a lifelong study of the Arctic vérité, mais des vérités qui peuvent se conforter
and its peoples  » («  Pour une vie de chercheur l’une l’autre, mais tout aussi bien se contredire, »
dédiée entièrement à l’Arctique et ses peuples »), observe-t-il dans un texte intitulé « Pur et impur :
des doctorats honoris causa de l’université d’État une éthique de la recherche  », repris dans Oser,
de Saint-Pétersbourg (2001), la plus ancienne de résister (CNRS Éditions, 2018). Dans l’édito-
la Russie, fondée en 1724, et de la State Univer- rial du premier bulletin de la collection paru en
sity of New York (SUNY, 2008), puis la médaille mai 1978, il affirma : « “Terre Humaine” se veut
d’or du parlement groenlandais (2009). Il est par carrefour où les sociétés, les auteurs les plus divers
ailleurs Grand officier de la Légion d’honneur et se retrouvent dans une alliance secrète pour une
Commandeur de l’Ordre du Dannebrog, distinc- plus large compréhension du monde. » Tel est le
tion danoise remise à Jean Malaurie par le Prince noble objectif de cette entreprise collective des
Henrik de Danemark en personne à Paris. plus humanistes.
Mais avant de clore cette introduction rapide Quant au scientifique, voici comment Jean
n’oublions pas ses films et la série Inuit (Sibérie, Malaurie résume son propre itinéraire : « Je suis
Alaska, Canada, Groenland), 7 films de 16  mm géomorphologue de formation et j’ai toujours
couleur pour Antenne 2 en 1980 et La Saga des pensé que l’histoire naturelle de l’homme doit
Inuit réalisés à partir des films de Jean Malaurie, commencer par le commencement, c’est-à-dire
suivi d’un long entretien-portrait, diffusée sur la pierre et l’environnement. Je me suis naturelle-
France 5 et publiée par l’INA sous forme d’un ment intéressé, en géographe humain et en ethno-
coffret DVD en 2007. Nous pourrions évoquer historien, à l’organisme social des hommes dont
également le Fonds polaire créé par Jean Malaurie je partageais intimement la vie au cours de mes
à la Bibliothèque central du muséum national missions solitaires et ai eu aussi un parcours de
d’Histoire naturelle et la publication de ses la pierre à l’homme ». Les Œuvres III de la série
travaux scientifiques prolifiques, mais le dernier Arctica sont paru en 2020, un quatrième volume
élément que nous souhaitons mettre en exergue est prévu pour 2021.

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Hommage
SAS Albert II Prince de Monaco

Il m’est difficile de résumer en quelques lignes tout ce que Jean Malaurie représente pour moi.

Il y a bien sûr l’explorateur avec lequel j’ai eu le privilège de voyager au Groenland, et la chance
et le plaisir de pouvoir échanger régulièrement, sur les projets de la protection des régions polaires qui
nous réunissent, mais également sur bien d’autres questions.

Il y a aussi Jean Malaurie l’homme de sciences, de tant de sciences – géographie, géomorphologie,


physique, ou anthropologie notamment –, le chercheur rigoureux toujours en quête de connaissances
– de ces connaissances sans lesquelles l’action ne saurait être pertinente, donc efficace.

Il y a Jean Malaurie le penseur, qui, parmi les premiers, a saisi la complexité, l’importance et la
fragilité des régions arctiques et l’importance du lien que les hommes y nouent avec la nature, et qui a
alerté le monde sur la situation des populations autochtones, auxquelles nous devons tant.

Il y a Jean Malaurie l’écrivain, qui a mis sa plume au service des causes qu’il défend, et a permis à
tant de nos contemporains de mieux comprendre, de mieux ressentir et de mieux partager ses visions
et ses combats.

Il y a Jean Malaurie l’homme d’action, capable de mobiliser des décideurs politiques et de faire
évoluer de manière substantielle le statut des territoires arctiques et de leurs populations.

Il y a Jean Malaurie l’homme de progrès, toujours convaincu que l’action est possible, que l’intel-
ligence et la volonté peuvent faire avancer les choses, que l’humanité possède les ressources qui lui
permettront de résoudre les difficultés, si elle sait se montrer ouverte, généreuse, audacieuse.

Et il y a surtout Jean Malaurie le modèle, la référence pour tous ceux qui, comme moi, se mobi-
lisent pour notre Planète et pour ses Pôles, et trouveront toujours en lui un exemple précieux.

C’est à tous ces hommes qu’il faudrait rendre hommage, tous ces hommes qui en réalité ne font
qu’un : un homme exceptionnel, Jean Malaurie.

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