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Catherine Kerbrat-Orecchioni
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Catherine Kerbrat-Orecchioni
ICAR, Université Lumière Lyon 2
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catherine.kerbrat-orecchioni@univ-lyon2.fr
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On ne voit pas non plus comment concilier cette définition avec l’idée
si souvent énoncée à la suite, entre autres, de Jankelevitch (« ironiser
[…] c’est s’absenter », 1964 : 21), selon laquelle la posture de l’ironiste
marquerait une « distance » vis-à-vis de son dire, posture souvent associée
à un refus de s’engager dans son discours et à ce titre souvent critiquée
dans le monde politique1.
Pour ce qui concerne la relation entre humour et ironie, on ne saurait
mieux illustrer le flou qui entoure ces notions et la relation qu’elles entre-
tiennent qu’en notant que selon les auteurs, ce couple notionnel est de
nature à illustrer les quatre relations sémantiques fondamentales pouvant
exister entre deux items lexicaux : antonymie (cf. Rabatel), hypéro/hypo-
nymie (Charaudeau [2011 : 12-16] : l’ironie comme forme particulière
d’humour) ou à l’inverse, hypo/hypéronymie (Ducrot [1984 : 213] :
l’humour comme « forme d’ironie qui ne prend personne à partie »),
et enfin (para-)synonymie : il n’est pas rare en effet que les deux termes
soient considérés comme plus ou moins équivalents, dans leurs usages
« ordinaires » où l’on constate des glissements permanents d’un terme
à l’autre, et même chez des auteurs aussi avisés que Camus, Kundera2
et bien d’autres.
De telles constatations ne peuvent que rendre méfiant envers les
« théories unifiées » appliquées à de tels objets (théories qui préten-
dent découvrir la « quintessence » de phénomènes qui sont par nature
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On constate d’abord une certaine dissymétrie entre ces deux défini-
tions dans la mesure où :
(1) l’humour est défini par sa visée pragmatique : il s’agit d’amuser en
rendant la réalité « plaisante », par des moyens discursifs non précisés
mais dont on peut supposer qu’ils sont extrêmement divers ;
(2) l’ironie est définie à la fois en termes de procédé sémantique (l’anti-
phrase) et de visée pragmatique (« se moquer de quelqu’un ou quelque
chose »). En vertu de cette deuxième composante, l’ironie implique
nécessairement une cible (on ironise contre), ce qui n’est pas forcément le
cas de l’humour, lequel peut relever, pour reprendre la terminologie de
Freud (1971[1905]), d’un esprit « inoffensif » (et non « tendancieux »).
Imaginons par exemple que dans la chambre de l’hôtel viennois où je
séjourne je déclare :
Tu peux arrêter la Klimt s’il te plaît ? À propos, au Musée on y va en bus
ou pedibus ?
3. « — Quand j’emploie un mot, dit Humpty Dumpty avec un certain mépris, il signifie
ce que je veux qu’il signifie, ni plus ni moins.
— La question est de savoir si vous pouvez faire que les mots signifient tant de choses
différentes.
— La question est de savoir, dit Humpty Dumpty, qui est le maître – c’est tout. »
(Lewis Carroll, De l’autre côté du miroir, Marabout, trad. A. Bey, 1963).
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Mais les choses sont en réalité plus compliquées dans la mesure où :
(1) l’humour peut lui aussi être « offensif » (les expressions « humour
moqueur » ou « humour ravageur » ne sauraient être considérées comme
des oxymores) ;
(2) quant à l’ironie, si elle se caractérise toujours par l’existence d’une cible,
elle ne repose sur une antiphrase que sous sa forme prototypique ; mais
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tout le monde admet d’autres manifestations possibles de l’ironie, Barbe
considérant par exemple (1995 : 59) que si l’ironie implique générale-
ment « some kind of substitution », il existe aussi des cas de literal ironies :
l’énoncé ne présente aucun décalage sémantique mais il est porteur d’un
additional message, dont la nature reste d’ailleurs assez mystérieuse… Si
tout fait d’ironie constitue une attaque, la réciproque n’est pas vraie : une
critique violente, une mise en cause brutale ne relèvent pas de l’ironie si
elles sont énoncées « au premier degré » − on hésitera par exemple à quali-
fier d’ironique le fameux « casse-toi pauvre con » de Sarkozy. L’énoncé iro-
nique doit avoir quelque chose de « plaisant » dans sa formulation (même
s’il est plutôt déplaisant pour la cible), ce qui n’est pas aussi évident dans
les cas d’ironie « étendue » que lorsque celle-ci repose sur une antiphrase :
rétorquer « eh ben ça sera gai » à Ségolène Royal nous promettant des
colères « même quand elle sera présidente de la République » est assuré-
ment plus drôle que d’estimer que « ce sera sinistre », du fait de l’existence
du sens littéral (positif) qui bien que présenté comme non valide n’est pas
totalement évacué, étant responsable de l’effet cocasse.
Récapitulons :
(1) Humour : utilisation ludique du langage, qui s’exerce ou non contre
une cible (même si l’on peut être tenté de considérer que l’humour « par
excellence » est plutôt « inoffensif ») ;
(2) Ironie prototypique : antiphrase visant une cible ; par extension, toute
forme de raillerie (attaque ayant quelque chose de « plaisant » dans sa
formulation).
On comprend dès lors la complexité de la relation entre les deux
notions et toutes les tergiversations à ce sujet : d’une part, l’ironie a tou-
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dentielles où s’affrontent, à intervalle régulier (tous les sept puis cinq
ans), les deux finalistes du premier tour. Il s’agit là d’une sorte de rituel
(une « tradition de la République » selon la formule inaugurale utilisée
par l’animateur Pujadas dans le débat qui nous intéresse), dont les règles
sont à la fois extrêmement rigides en ce qui concerne les aspects les plus
formels du déroulement du débat, et totalement implicites en ce qui
concerne la plupart des fonctionnements discursifs (dont le recours
à l’humour et à l’ironie). Il revient donc au chercheur de dégager ces
règles, ici à partir du cas du dernier débat de ce type, qui vit s’opposer
en 2012 François Hollande et Nicolas Sarkozy.
Par rapport à la question de l’humour, les caractéristiques du genre les
plus pertinentes relèvent des objectifs du discours et du format participatif
dans lequel il s’inscrit.
(1) En ce qui concerne la visée des propos échangés : l’ensemble du dis-
cours tenu par chacun des deux candidats se ramène à un macro-acte
assertif « Je suis le meilleur » (sur lequel vient de greffer un macro-acte
directif « Votez pour moi »), ce qui implique à la fois une autopromo-
tion et une disqualification de l’adversaire. Tous les procédés discursifs
mobilisés vont être mis au service de cette visée globale et en particulier
l’humour, qui va donc être essentiellement offensif, avec coïncidence de la
cible et de l’interlocuteur : c’est bien évidemment contre l’autre candidat
qu’il s’agit de décocher ses flèches.
Mais s’il s’agit d’une guerre verbale, tous les coups ne sont pas permis :
étant donné la solennité de l’événement et la gravité de l’enjeu, pas ques-
tion de traîner dans la boue son adversaire et de sombrer dans l’injure
ou la pratique du bashing, comme cela peut se faire par exemple dans les
talk-shows (voir Lochard, 2006). Pas question non plus de se livrer sans
retenue à des « petites blagues » (et à fortiori à des « grosses blagues ») qui
risquent de paraître « déplacées » dans un contexte aussi sérieux.
Si dans ces débats l’humour et l’ironie peuvent trouver leur place à la
fois comme instruments de combat (contre l’adversaire) et de séduction
(du public), ils ne doivent être utilisés qu’à bon escient ; on pouvait donc
se demander avant le débat comment allait se comporter Hollande, à pro-
pos duquel Matthieu Ecoiffier évoquait sur France Culture le 8 octobre
2011 « la bonne humeur et l’humour qu’il a bien du mal à mettre en
sourdine pour ‘faire président’ » (ainsi l’humour ne serait-il guère com-
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patible avec l’éthos présidentiel), et si Sarkozy allait rejouer la stratégie de
l’ironie qu’il avait si bien exploitée en 2007 face à Royal5.
Dans un tel contexte le maniement de l’humour est délicat et for-
tement « contraint ». Pour voir la place qu’il occupe et les formes qu’il
peut prendre, nous avons regardé dans le détail à partir d’une transcrip-
tion fine6 tous les moments où il nous semblait qu’il se passait quelque
chose qui relevait de l’humour/ironie, en nous fiant avant tout à notre
intuition, parfois aidée par ces marqueurs que sont les manifestations
non verbales chez le locuteur et/ou l’interlocuteur – mais elles sont rares
(surtout de la part de Hollande, de bout en bout « pince-sans-rire ») et
souvent ambiguës7 –, ainsi que par les commentaires métadiscursifs de
l’interlocuteur, qui sont eux aussi exceptionnels, et restent à interpréter.
Par exemple, l’expression « petite blague » peut être utilisée pour décrire
quelque chose qui relève manifestement de l’ironie, comme dans cet
exemple où Sarkozy fait sans doute allusion au sobriquet « Monsieur
petites blagues » attribué à Hollande durant la campagne :
5. Pour une analyse de l’ironie sarkozienne dans ce débat, voir Kerbrat-Orecchioni, 2013.
6. Transcription effectuée pas notre doctorante Domitille Caillat, que je remercie vive-
ment de m’avoir permis de l’utiliser pour cette étude. Pour en faciliter la lecture, j’ai
allégé la transcription de certains extraits, en supprimant des chevauchements de
parole sans grande incidence sur le fonctionnement de l’humour.
Précisons que les chevauchements sont signalés par des crochets droits. Par ailleurs,
les signes / et \ marquent une intonation respectivement montante et descendante;
le signe (.) une courte pause; et le signe & la continuation du tour.
7. Sur les rires et sourires dans le débat Royal-Sarkozy de 2007, voir Sandré (2011).
Notons en outre que du fait de la règle proscrivant les plans de coupe, le téléspectateur
n’a généralement pas accès aux mimiques de l’écouteur.
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FH : donc vous êtes/ très mécontent de vous/ j’ai dû me tromper/ j’ai
dû faire une erreur/ […] donc/ euh je me [mets à présenter mes excuses/
vous êtes/ très/ mécontent de vous\
NS : [monsieur Hollande\ c’est pas
le concours de la petite blague
FH : non non c’est pas de la blague
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moi/ je veux moins/ de pauvres\
FH : et il y a à la fois plus de pauvres/ (.) et des riches/ plus riches\
NS : ce n’est pas/ exact\ […] et ce n’est pas/ une plaisanterie\
FH : ce n’est pas une plaisanterie/ hélas/ c’est la réalité\
Mieux encore, le terme « humour » peut lui-même être utilisé pour
désigner un comportement relevant en fait de la mauvaise foi :
FH : je préfère/ tenir bon\ (.) sur une position que je défends\ depuis
des années/ (.) plutôt que d’en changer/ (.) sous la pression/ des circons-
tances\
NS : monsieur/ (.) monsieur/ Hollande\ je sais/ que vous avez le sens
de l’humour/ (.) mais VOUS tenir bon/ sur vos convictions/ (.) c’est/
franchement/ (.) pas vous/ (.) et pas ça\
(2) En ce qui concerne le format participatif de ces débats, il se caractérise
comme dans toute interaction médiatique par l’existence d’un « surdesti-
nataire » constitué par le public des téléspectateurs, destinataires en appa-
rence indirects mais en réalité principaux (puisque ce sont ces électeurs
potentiels qu’il s’agit de séduire et d’acquérir à sa cause) − destinataires
qui sont donc « ciblés » par le discours tenu par les candidats, mais en
un tout autre sens du terme ; terme que pour éviter toute confusion je
préfère réserver à la personne aux dépens de laquelle s’exerce la verve
humoristique du locuteur, et qui ne coïncide pas nécessairement avec l’un
des actants de l’énonciation, pas plus qu’elle ne coïncide nécessairement
avec le thème (en anglais topic) de l’énoncé.
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sont battus vaillamment en Afghanistan.
En (i’) « formidable » est utilisé par antiphrase : ironie prototypique
mais l’énoncé produit en même temps un effet humoristique et même
comique.
En (ii’) « extraordinaire » est censé reprendre les propos de l’adversaire −
mais en les caricaturant, ce qui relève à la fois de l’humour et de l’ironie.
Qu’ils relèvent de l’un ou de l’autre, ce sont là les deux procédés d’hu-
mour/ironie les mieux représentés dans notre débat, et que nous allons
donc envisager successivement.
3.1. L’antiphrase
3.1.1. Mécanisme
Rappelons rapidement le mécanisme de l’antiphrase : un énoncé possède
un sens littéral ou apparent S (en (i’) : sens propre de « formidable »), mais
qui en contexte renvoie à un sens caché X en relation d’opposition séman-
tique avec S. En cas d’antiphrase ironique, X doit être dévalorisant, donc
S valorisant. X correspond au sens que le locuteur « prend en charge »
et que le récepteur doit identifier et reconstituer (sur la base de certains
indices qui peuvent être de nature interne ou externe), faute de quoi il
se rendra coupable d’un « contresens ». S est au contraire récusé par le
locuteur, mais reste à savoir s’il est pris en charge par un « énonciateur »
identifiable (fictif ou réel). Les points de vue varient sur cette question.
Il me semble personnellement que cela dépend des cas (voir Kerbrat-
Orecchioni, 2013). Dans le cas de (i’) on dira :
– que le locuteur prend en charge X = « ce n’est pas du tout formidable
(puisque la banque que vous prétendez vouloir créer existe déjà) » ;
HUMOUR ET IRONIE DANS LE DÉBAT HOLLANDE-SARKOZY / 57
– que l’on peut supposer que Sarkozy suggère que Hollande, lui, consi-
dère que c’est formidable et ce faisant, se ridiculise ;
– qu’en tout état de cause, Hollande est la cible de l’ironie de Sarkozy.
Le débat offre un certain nombre de fonctionnements similaires, soit 7
en tout, dont 4 dus à Sarkozy et 3 à Hollande. Exemples :
NS : quelle belle démonstration/
NS : vous venez de nous faire/ un beau discours/ on en avait/ la larme
à l’œil\
NS : le parti socialiste/ courageusement/ (.) a pris la poudre d’escam-
pette/ (.) quand il a fallu voter cette loi\
Dans le dernier extrait NS ne cible pas Hollande lui-même mais son
parti. L’exemple illustre également le fait que l’effet ironique n’implique
pas nécessairement une prise en charge du contenu littéral par la cible (en
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l’occurrence, de supposer que les socialistes se sont estimés courageux en
refusant de voter). C’est encore plus net dans l’exemple suivant, dû cette
fois à Hollande ironisant contre l’attitude de Sarkozy, qui prend un malin
plaisir à débusquer les propos de personnalités de gauche ayant critiqué
les propositions de Hollande, et à les lui « servir » (le choix de ce verbe
péjoratif vient renforcer l’effet ironique) :
FH : est-ce que vous voulez que je vous serve/ aussi/ […] tous les respon-
sables de droite/ qui ont dit du bien de vous\
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FH : je vous remercie d’avoir cité les iPad/ (.) euh que je mets à distribu-
tion/ à tous les collégiens de Corrèze/ (.) je vous en remercie/
FH : comme vous dites/ je suis de la cour des comptes/ je vous remercie\
(.) de l’avoir rappelé/
– Excuse :
NS : monsieur Hollande/ pardon/ invente le fil/ à couper le beurre/8
NS : pardon de vous le dire/ j’ai participé à tous/ les sommets européens/
et vous n’en avez participé/ à aucun\
FH : pardon\ mais je ne suis pas\ président de la République/
FH : donc vous êtes/ très mécontent de vous/ j’ai dû me tromper/ j’ai
dû faire une erreur/ […] donc/ euh je me mets/ à présenter mes excuses/
vous êtes très/ mécontent de vous\
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savoir si tous les faits d’ironie relèvent de la polyphonie10, il est certain
qu’ils ne relèvent pas tous du dialogisme tel qu’il vient d’être défini11.
Mais c’est clairement le cas lorsque l’un des débatteurs reprend une
assertion précédemment énoncée par l’adversaire (la reprise est alors plus
précisément « diaphonique », selon le terme de l’école de Genève12) − par
exemple : « votre présidence est partisane », ou « je représente l’esprit
du rassemblement » − pour en inverser la valeur en l’insérant dans une
argumentation faite d’une succession d’exemples illustrant le contraire
de ce que prétend l’assertion reprise.
Le procédé apparaît deux fois chez Sarkozy, dans d’assez longues tirades
où l’énoncé repris ironiquement est martelé plusieurs fois (cinq dans les
deux cas, l’anaphore venant renforcer le procédé ironique), à la forme
interrogative :
NS : quand monsieur/ Axel Kahn\ […] compare\ (.) le rassemblement/
du Trocadéro d’hier\ pour la fête du travail\ au congrès de Nuremberg\
10. Le problème se ramène à la question de savoir s’il faut toujours supposer l’existence
d’un énonciateur distinct du locuteur, prenant en charge le sens littéral (qui refléterait
donc son « point de vue »). Je me contenterai de noter que les partisans de cette solution
descriptive ne l’appliquent généralement pas aux autres tropes (métaphore, métonymie,
litote et hyperbole, trope illocutoire, etc.), le fait que ce traitement soit réservé à l’ironie
étant sans doute à mettre en corrélation avec son caractère fondamentalement évaluatif.
11. Brès (2010) considère au contraire que tout fait d’ironie a un caractère dialogique dans
la mesure où il repose sur une interaction entre le discours de l’ironiste et celui qu’il
prête à la cible de l’ironie.
12. Voir Roulet et al. (1995) ; et sur quelques façons de concevoir le couple dialogisme/
polyphonie : Brès et al. (dir.) (2005), Constantin de Chanay (2005), Perrin (dir.)
(2006).
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assertion négative (« ce n’est pas une présidence partisane puisque… ») :
on pourrait alors à la rigueur y voir de la polyphonie (liée à la structure
négative), mais ni dialogisme ni antiphrase.
Bilan : il arrive aux deux candidats de recourir à l’ironie, avec toutefois
un léger avantage pour Sarkozy (en ce qui concerne surtout les accusés de
réception ironiques et l’ironie dialogique). Dans tous les exemples repérés
la cible de cette ironie coïncide de près ou de loin (généralement de près)
avec l’autre candidat, qu’il s’agit de ridiculiser.
Il en est de même pour le deuxième procédé repéré, et qui est plutôt
caractéristique de l’humour, et du style de Hollande.
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des mesures/ qu’a pris l’Allemagne/ pour réussir\
NS : et maintenant vous venez dire aux Français/ (.) mais écoutez/ j’ai
changé d’avis/ (.) il faut plus d’innovation/ (.) il faut plus d’investisse-
ment/
FH : alors maintenant/ vous nous dites/ mais j’ai trouvé la solution/
j’ai mis du temps parce que la TVA sociale/ j’y avais songé au début de
mon quinquennat/ 2007/ j’y avais renoncé/ je ne sais pas pourquoi/
mais en tout cas/ ça revient à la fin/ et ça va nous permettre de sauver
des emplois\
FH : mais/ avec vous/ c’est très simple/ ce n’est JAMAIS/ (.) de votre
faute\ vous avez toujours/ euh un bouc émissaire\ là vous nous avez dit/
ce sont les régions/ ce n’est pas moi/ la formation/ je n’y peux rien/ sur/
euh le chômage/ ce n’est pas moi/ c’est la crise qui nous a frappés/ sur
l’Allemagne/ qu’est-ce que vous voulez/ j’ai mis/ euh cinq ans/ avant de
comprendre/ quel était/ euh le modèle allemand/ avant j’avais le modèle
anglo-saxon/ à l’esprit/ ce n’est JAMAIS/ (.) de votre faute\
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comiquement hyperbolique :
FH : vos amis/ vos propres amis/ (.) m’ont comparé à je ne sais quel
bestiaire/ (.) j’ai eu droit/ à tous les animaux des zoos/
L’énoncé « vous êtes très mécontent de vous » est une sorte de citation
des propos antérieurs de NS, mais qui, à la différence des exemples précé-
dents, se présente ouvertement comme une reformulation par déduction :
« donc » = « je déduis de cette accusation de mensonge que vous affirmez
être très mécontent de vous » ; trucage comique car « il est faux que je sois
toujours content de moi » n’équivaut nullement à « je suis très mécontent
de moi », aveu dont on voit mal comment Sarkozy pourrait le formuler
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– Recours occasionnel à une expression familière imagée (Sarkozy) :
« prendre la poudre d’escampette », « quel père la vertu vous faites »,
« monsieur Hollande invente le fil à couper le beurre… », « ne noyez
pas le poisson », « moi je n’ai pas pris une pince à linge pour me bou-
cher le nez »…
NS : et figurez-vous/ je vais vous étonner/ je suis d’accord avec cela/ avec
Martine Aubry/ (.) qui dans les primaires socialistes/ critiquait violem-
ment votre contrat de génération/ (.) en disant quelle absurdité/ (.) sic/
– Discrète antanaclase (Hollande) :
FH : je comprends que ça ne vous fasse pas plaisir/ (.) d’ailleurs/ (.) ceux
à qui ça fait le moins plaisir/ ce sont les chômeurs eux-mêmes/
FH : mais vous êtes/ vous êtes toujours/ content de vous\ ce qui est/ ce
qui est d’ailleurs extraordinaire/ (.) c’est que\ (.) quoi qu’il arrive/ (.) quoi
qu’il se passe/ vous êtes content\ (.) les Français/ le sont moins/ mais
VOUS/ (.) vous êtes content\
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voté pour vous\ c’est peut-être/ ce qui fait/ notre différence\
FH : oui/ sans doute/ c’est sans doute/ ce qui fait notre différence\
– Raisonnement par l’absurde (Sarkozy) :
NS : quand on m’a comparé à Franco/ (.) à Pétain/ (.) à Laval\ (.) et
pourquoi pas Hitler/ (.) vous n’avez pas dit un mot\
4. Conclusion
Après avoir passé au crible la transcription du débat de 2012, j’ai pu
identifier une soixantaine de moments à tonalité humoristique plus ou
moins prononcée, dus aux deux débatteurs à part à peu près égale − le
chiffre est approximatif car on peut avoir parfois des hésitations, et par
exemple balancer entre humour et mauvaise foi :
FH : il n’y a/ aucun horaire\ de piscine\ (.) qui sera/ (.) toléré/ (.) si/ il
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fait la distinction/ entre les hommes/ et les femmes\ (.) […] vous avez
souvent cité Martine Aubry/ (.) c’est terminé/ depuis 2009/ et c’était/
pour euh (.) des femmes/ qui étaient en/ (.) en surpoids/ qui en avaient
fait la demande/ (.) […]
NS : y a pas d’hommes/ qui soient en surpoids/ non plus/ […] quelle
conception/ de l’égalité/ entre les hommes/ et les femmes/
sans parler des cas d’humour dont on peut se demander s’il est ou non
conscient et volontaire, comme dans le cas de ce jeu de mots (ils sont
rarissimes dans nos débats) :
NS : le problème vient/ de la négociation/ (.) entre les socialistes/ (.) et les
verts/ (.) qui voient rouge/ (.) dès qu’on leur parle de nucléaire/
13. Libération en tête, dont je me suis amusée à décortiquer sous cet angle quelque 200
titres (Kerbrat-Orecchioni, 2011). Sur l’ensemble du corpus des débats de l’entre-
deux-tours des présidentielles l’un des rares cas de jeu de mots attesté est dû à
Mitterrand en 1981 (jeu paronomastique sur « passé/passif » : « vous avez tendance/
un peu à reprendre/ euh le refrain d’il y a sept ans/ l’homme du passé/ c’est quand
même ennuyeux que dans l’intervalle vous soyez devenu/ vous/ l’homme du passif »).
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Mais en même temps, dans des interactions aussi foncièrement polé-
miques l’humour peut être, s’il est pratiqué à bon escient, « de bonne
guerre », et cela à plusieurs titres :
– envisagé par rapport à ses effets sur le co-débatteur : l’humour peut
contribuer à le déstabiliser car il n’est pas si facile de réagir élégamment
à un trait d’humour.
– envisagé par rapport à ses effets sur le public : l’humour vise à créer une
« connivence » à la fois « ludique » (séduire en amusant) et « critique »
(associer le public à l’entreprise de disqualification de l’adversaire), pour
reprendre l’opposition introduite par Charaudeau (2006 : 35-37).
La balance risques/bénéfices doit donc être manipulée avec délica-
tesse par l’émetteur. Pour ce qui est des effets produits sur le récepteur, il
convient de noter qu’ils sont aussi fonction de ses attentes, elles-mêmes
fondées sur les représentations préalables qu’il se fait de l’orateur : répu-
tation de débatteur pugnace et volontiers railleur, en ce qui concerne
Sarkozy ; et en ce qui concerne Hollande, réputation de « blagueur »
(auprès des professionnels de la politique et des médias plus qu’auprès
du grand public), à laquelle Sarkozy fait, comme on l’a vu, par deux fois
allusion − il est d’ailleurs possible que cette réputation de Hollande ait
quelque peu inhibé son partenaire, que l’on sent dans le débat de 2012
un peu plus « tendu » que dans celui de 2007, où face à Royal il décoche
de façon très décomplexée les flèches de son ironie. C’est sur ce fond
d’attentes que le comportement des candidats va produire certains effets
14. Voir Tannen (1984), Norrick (1992), Norrick & Chiaro (éds) (2009), ainsi que
Kerbrat-Orecchioni (2004) sur l’humour dans les conversations mais aussi les échanges
dans les petits commerces.
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sur le récepteur, qui par rapport à ces attentes peut se trouver déçu ou
au contraire « déçu en bien », comme disent nos voisins suisses.
De leur côté, les candidats peuvent exploiter ces images préalables ou
au contraire tenter de les remodeler, en fonction de l’idée qu’ils se font
de l’« éthos présidentiel » (ou plutôt de l’éthos d’un « présidentiable »)
mais aussi bien sûr, en fonction de leur tempérament et de leur talent.
Il est à cet égard intéressant de comparer :
– d’une part, les comportements d’un même acteur selon les contextes
et situations (comme le font dans ce volume Jaubert et Mayaffre à
propos de Hollande) ;
– d’autre part, les comportements des différents acteurs engagés dans
les différents débats du même type (6 à ce jour, correspondant à 7 per-
sonnalités différentes)15.
Pour en rester à la comparaison des styles de Hollande et Sarkozy dans le
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débat de 2012, on a vu que les deux candidats manifestaient certaines pré-
férences pour telle ou telle technique humoristique, mais l’examen détaillé
du corpus amène à nuancer sérieusement l’idée selon laquelle Sarkozy se
comporterait plutôt en « ironiste » et Hollande plutôt en « humoriste »16,
cela d’autant plus que dans un tel contexte humour et ironie sont diffi-
cilement dissociables. Quant à savoir lequel des deux s’est montré le plus
efficace dans l’usage qu’il a fait de l’humour, je me garderai bien de tran-
cher : il nous faut reconnaître que si les outils de l’analyse linguistique nous
permettent, non d’atteindre une quelconque « essence » de l’humour, mais
de mettre à jour certains procédés que l’on peut qualifier d’humoristiques,
voire de les évaluer (mais l’entreprise est déjà plus hardie)17, ces outils sont
bien incapables de prévoir à coup sûr l’effet, qui dépend de nombreux fac-
teurs, que ces procédés auront sur la masse hétérogène de leurs récepteurs18,
et à fortiori d’évaluer leur impact sur le comportement du téléspectateur
devenu électeur, au moment de glisser le bulletin dans l’urne…19
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