Pour étayer un propos qui tournera autour de l’idée des Actualités théorique dans la pensée de Lucien Goldmann, je
voudrais d’abord situer la position qui fut la sienne dans les années cinquante, quand il revient s’installer à Paris après la
guerre et les années qu’il a passées à Genève auprès de Jean Piaget.
2C’est, en France, le temps maudit de la Guerre froide, des oppositions politiques radicales et de l’échec des tentatives de
tracer une troisième voie entre la domination économique du modèle capitaliste nord-américain et le stalinisme soviétique
qui mine déjà les espérances investies dans la révolution socialiste à l’est. Le marxisme philosophique dont se réclame
Goldmann s’exprime alors dans son volume d’essais : Recherches dialectiques1. À la même époque, mais sans la
formation marxiste de Goldmann, Sartre affronte des questions comparables dans sa Critique de la raison dialectique2, une
tentative, en quelque manière tragique, de faire se rejoindre sa compréhension de l’humanisme et ce qu’il entrevoyait de la
nécessité de l’action révolutionnaire. Sartre ne parviendra d’ailleurs pas à achever son entreprise tant sa volonté de concilier
la liberté de l’engagement et la nécessité historique se révèleront contradictoires.
3Goldmann s’inscrit dans ce débat qui va occuper toutes les années cinquante avec un petit ouvrage de grande
portée : Sciences humaines et philosophie3 (1952). Dans la « Préface » à la réédition de ce texte en 1966, il est amené à
distinguer ce qui relève proprement de ses positions théoriques qui, dit-il, n’ont pas changé, et les cibles qu’il avait choisies
alors pour ses attaques. Il constate ainsi que le relativisme de Georges Gurvitch, contre lequel son ouvrage polémiquait
violemment, défendait finalement des positions s’accordant sur le fond avec les siennes, qu’il caractérise comme « un
ensemble de valeurs humanistes et du caractère historique de toute réalité sociale4 ».
4Ce constat en forme de revirement tient au fait que les quinze ans qui le séparent désormais de la rédaction de son
ouvrage ont été le témoin d’un changement profond de la société française, qu’il caractérise comme le passage
du capitalisme en crise au capitalisme d’organisation, autrement dit, par l’avènement de la « société de consommation ». Il
en résulte pour le philosophe critique qu’il est, la nécessité, non de nier les apports positifs que porte cette évolution, mais
de mettre en garde contre un autre aspect de la vie sociale : les risques que le mode technocratique de gestion de la société
fait peser sur la démocratie. Concluant sa critique par un plaidoyer pour la « démocratisation des responsabilités »,
Goldmann en appelle à l’autogestion des entreprises et des institutions sociales. Ce changement de cible, qui intervient au
tournant des années soixante, rend manifeste la plasticité de la pensée dans son rapport à l’actualité, phénomène essentiel
qu’il nous faut aborder maintenant et qu’éclairent ses publications suivantes. C’est un des deux sens que je donne à
l’énoncé de mon titre : « Actualités théorique dans la pensée de Lucien Goldmann ». La pensée ne se développe pas dans
un vide historique, elle est toujours en quelque manière « actuelle », marquée en permanence par des conjonctures
intellectuelles, sociales et politiques qu’il convient d’étudier si on veut la comprendre5.
5Entre les deux éditions de Sciences humaines et philosophie, Goldmann va publier son œuvre majeure consacrée à
Pascal, Racine et au groupe janséniste : Le Dieu caché (1955). Mais c’est la Préface qu’il rédige pour un ouvrage
complémentaire à ces recherches, la Correspondance de Martin de Barcos, Abbé de saint Cyran (1956), qui nous retiendra.
Goldmann y explique que l’historiographie classique avait fait apparaître, au sein de la mouvance contestataire du pouvoir
royal qu’on appelle globalement « les jansénistes » ou « Les amis de Port-Royal », deux orientations distinctes.
« Cependant, poursuit-il, toute l’expérience des mouvements d’opposition à travers l’histoire (…) nous incitait à admettre
également, parmi les “amis de Port-Royal” l’existence probable d’un courant extrémiste dont les écrits de Pascal et de
Racine étaient l’expression la plus cohérente et la plus systématique6. »
6Je m’arrête une seconde pour noter cet appel méthodologique renvoyant à « l’expérience des mouvements d’opposition ».
Goldmann fait reposer le pari qu’il fait de l’existence d’un groupe janséniste radical sur l’hypothèse qu’il existe une analogie
de structure entre tous les groupes contestataires. Il s’appuie donc implicitement sur sa connaissance des tribulations qu’a
connues l’opposition marxiste dans la société bourgeoise depuis le XIXe siècle. Ce travail sur l’histoire de la pensée marxiste
permet de mettre en lumière, c’est-à-dire de comprendre et d’expliquer à la fois les diverses « conjonctures » ou
« actualités » dans lesquelles cette pensée marxiste s’est trouvée prise. Un tel travail historique, voire sociologique, rend
finalement intelligibles les divisions récurrentes entre modérés conservateurs, adeptes du compromis centriste, et purs
révolutionnaires. Goldmann avance ici une thèse à portée anthropologique : toute opposition, qu’elle soit intellectuelle ou
sociale, organise ses forces et ses arguments selon trois postures distinctes, en raison de quoi le chercheur doit toujours
faire l’hypothèse qu’il existe, dans le champ social, de manière claire ou voilée, un tel éventail de prises de positions.
7Cette hypothèse est, comme il l’écrit,
d’autant plus plausible que souvent les courants centristes représentent la direction effective du mouvement, les courants
modérés remplissent certaines fonctions de contact avec les adversaires, tandis que les courants extrémistes, dans la
mesure même où ils refusent tout compromis, élaborent les éléments intellectuels et affectifs favorables à la création
littéraire et philosophique, créations qui exigent précisément une cohérence extrême et rigoureuse, étrangère à toute
compromission et à tout élément hétérogène7.
8La prise de position méthodologique débouche ici sur une thèse importante : si la vie concrète (politique) des groupes
sociaux est dominée par des stratégies de réseau et de compromis, celle de la création intellectuelle, philosophique ou
littéraire, exige une radicalité supérieure qui en garantisse la cohérence interne. On peut sans doute discuter de la validité
de cette thèse, qui veut que toute œuvre importante soit absolument cohérente. Elle s’applique fort bien à la littérature du
Grand Siècle comme le démontrent les analyses très convaincantes de Goldmann. Cependant, à mesure de la
complexification des structures sociales aux XIXe et XXe siècles, et avec l’expansion concomitante du roman et la
diversification de ses formes à l’intérieur même du genre, cette notion de cohérence devient de plus en plus problématique.
9Je retiendrai cependant un point qui me paraît essentiel : c’est à travers la recherche des points de dissensus à l’intérieur
de la structure intellectuelle du jansénisme que Goldmann nous invite à mener une lecture des différences et ruptures
d’équilibre à l’intérieur des textes de Pascal, Racine, Arnault et Saint-Cyran. Ce faisant, il fait circuler l’analyse du
plan anthropologique de la dynamique des positions (il existe toujours une position centriste entourée de positions droitières
et gauchiste) au plan historique des conflits entre groupes (lesquels luttent pour défendre voire affirmer leurs valeurs), pour
finalement la placer au plan de l’analyse textuelle (où se révèlent les cohérences idéologiques).
10Si nous revenons maintenant à Sciences humaines et philosophie, nous voyons comment se structure, chez Goldmann,
une méthode qui s’impose de passer constamment de l’histoire générale à des produits très spécifiques comme le sont les
textes littéraires ou philosophiques. Il devient clair alors qu’il est nécessaire d’abandonner l’idée DU jansénisme – mais
aussi bien celle DU marxisme –, pour lire, au pluriel, les transformations de ces différents mouvements. Les textes, qui
attestent des visions du monde qui se construisent dans la société, apparaissent dès lors eux-mêmes comme des
2
symptômes de divisions, et il en va de l’histoire des marxismes comme de celle des autres mouvements de pensée qui
suivent, tout en les radicalisant, les mouvements sociaux.
11Le texte de la Préface à Philosophie et sciences humaines est intéressant à un autre titre. Étant donné qu’il prend un
recul de quinze ans par rapport à l’édition originale, il se trouve confronté à des problématiques nouvelles dans les sciences
humaines. Cela se manifeste chez lui par le changement d’adversaire intellectuel que nous avons remarqué. Goldmann, qui
se réclame d’un marxisme constructiviste qu’il dénomme structuralisme génétique se trouve confronté, en 1966, à
l’hégémonie d’une autre forme du structuralisme, issue de la linguistique et radicalement anhistorique. La mise en question
est d’autant plus pressante que Louis Althusser vient de publier Pour Marx (1965), une mise en cause directe du marxisme
historiciste de Goldmann dans un contexte où le structuralisme d’origine linguistique de Lévi-Strauss domine la scène des
sciences sociales.
12Après le succès qu’avait connu L’Anthropologie structurale (1956), Lévi-Strauss vient de publier La Pensée
sauvage (1960) qui semble avoir donné le coup de grâce à la pensée historique de l’humanisme. Le dernier chapitre de
l’ouvrage est une attaque frontale contre la Critique de la raison dialectique de Sartre, que Lévi-Strauss présente comme la
dernière manifestation des illusions de la philosophie existentialiste de l’engagement. Avec elle se trouve définitivement
condamnée, espère Lévi-Strauss, l’illusion qui consiste à croire que les hommes font eux-mêmes leur histoire. En décrétant
la toute-puissance des structures symboliques sur les sujets agissants, et par conséquent l’inanité de tout engagement et la
vaine prétention du volontarisme, le structuralisme de Lévi-Strauss prend à l’époque le visage d’un anti-humanisme radical.
13Cette victoire idéologique de l’intemporalité résonne comme un puissant écho au tournant qui marque la vie politique
française de l’année 1962 : la signature des accords d’Évian et l’indépendance de l’Algérie qui en découle. Cet événement
politique a des répercussions nombreuses dans la société française. Il clôt d’abord, et fondamentalement, le cycle colonial
engagé en 1832 avec la conquête de l’Algérie. La France, puissance coloniale de première importance jusqu’à la Deuxième
Guerre mondiale, se retrouve désormais réduite au rang de nation moyenne et, même si elle conserve des territoires
ultramarins en Nouvelle-Calédonie, en Guyane et dans les Antilles, elle a le sentiment que sa geste historico-coloniale a
brutalement pris fin. À mesure que ses colonies africaines accèdent elles-mêmes à l’indépendance, elle prend conscience
de son impuissance, de son exclusion du champ politique mondial. Cette réduction du territoire national, ressentie comme
une nouvelle incapacité à agir s’accompagne cependant, au plan économique, de réalités moins traumatisantes. La fin du
financement des guerres qui ont saigné la métropole et fragilisé son système politique permet, bien que tardivement, une
transformation de la structure de son capitalisme. Traditionnel et familial, celui-ci s’internationalise et se modernise sous
l’impulsion de l’État qui favorise ainsi l’entrée du pays dans une modernité consommatrice. Les valeurs qui avaient dominé
jusque-là changent sous ces différents chocs structurels et font vaciller les structures comportementales marquées par une
sobriété forcée et des valeurs bourgeoises et humanistes en plein questionnement. Ce sont donc les comportements qui
changent en même temps que les valeurs qui les fondent. Le succès public de l’anti-humanisme théorique se nourrit du
sentiment que les valeurs traditionnelles ont été et sont tout à la fois compromises, illusoires et rétrogrades.
14Cet aggiornamento révèle un profond traumatisme dans la culture française. Les valeurs humanistes y avaient en effet
perduré plus longtemps qu’ailleurs du fait de l’opposition qu’elles constituaient face aux compromissions de la politique
coloniale. L’engagement sartrien avait représenté le flambeau éthique de ces revendications. Avec la fin des guerres
coloniales, cet édifice paradoxal reposant à la fois sur des valeurs bourgeoises traditionnelles et sur des valeurs
progressistes anticolonialistes, s’effondre. L’échec de la tentative sartrienne de fonder théoriquement, dans sa Critique de la
raison dialectique, la capacité révolutionnaire de la praxis a pour conséquence que l’idée même de volonté critique, de pari
sur le possible et d’engagement de la raison se trouvent désormais ressenties par tous comme obsolètes et abandonnées
sur le bord de la route philosophique. En lieu et place de ce vide soudain, seul demeure une sorte de déterminisme
structural dont, sous le nom de symbolique, anthropologues, sémiologues et psychanalystes lacaniens détailleront l’emprise.
Il n’est question alors que de la « mort de l’homme », de la disparition de l’auteur et de la « fin de l’acteur ». En à peine un
an ou deux, il semble que Sartre et ses questionnements, jusqu’alors omniprésents, aient perdu toute pertinence par rapport
aux enjeux du jour, même si l’équipe de Les Temps Modernes, la revue la plus influente de l’époque, s’efforcent de sauver
les meubles.
15Le texte le plus symptomatique de ce basculement est peut-être l’article que l’ethnologue Jean Pouillon, à la fois
collaborateur de Lévi-Strauss à la revue L’Homme et de Sartre aux Temps Modernes, consacre à ce débat. Par le recours
au chiasme, Pouillon met en évidence sa volonté d’échapper au simplisme et de réconcilier les théoriciens engagés sur la
place publique dans un affrontement radical. L’article porte ce titre complexe « Sartre et Lévi-Strauss. Analyse/dialectique
d’une relation dialectique/analytique ».
16En quête d’une synthèse qu’il sait cependant impossible, Pouillon s’interroge de façon rhétorique : « Ne pourrait-on alors
définir une sorte d’accord par symétrie entre les deux chercheurs qui ne se tourneraient le dos que pour retrouver la même
réalité à des niveaux différents ? » Sitôt posée, Pouillon écarte cependant cette hypothèse :
Il n’en est rien et on arrive au contraire au cœur de la contradiction. Ces règles constitutives de toute pensée et de toute
action n’ont rien à voir avec la praxis telle que Sartre l’entend. Il s’agit pour Lévi-Strauss de découvrir des « enceintes
mentales », des lois universelles de fonctionnement de l’esprit qui, en fin de compte, reposeraient sur certains mécanismes
cérébraux. Il s’agit donc de retrouver la chose derrière l’homme et non la liberté en lui. (…) Dans le premier cas (Sartre) le
rapport au réel est devant moi et le réel m’est contemporain ; dans le second, ce rapport est derrière moi, et le réel est
moins l’objet que je pense que la condition du fait que je le pense. Dans le premier cas, le rapport est établi par la praxis ;
dans le second, il est révélé par la structure8.
17Dans une ultime volonté de conciliation, Pouillon tentera de lever cette antinomie en faisant apparaître, chez les deux
chercheurs, ce qu’il appelle « une dialectique décentrée et sans sujet, condition d’intelligibilité de l’histoire, de la pensée, du
réel ». Le but est évidemment de réconcilier la fonction imaginaire, qui pousse l’homme à construire son devenir et
la fonction symbolique, universelle et quasi biologique, qui lui dicte sa conduite. Cette « dialectique décentrée », qui
abandonne l’hypothèse (humaniste) du sujet de la rationalité, montre la « bonne volonté » du sartrien prêt à abandonner
presque tout du sujet rationaliste. Mais l’idée de dialectique et de praxis reste un obstacle insurmontable entre les deux
penseurs. Quoi qu’il en soit, l’heure n’était pas, en 1965, à la conciliation. Sartre disparut du débat après l’échec de
la Critique de la raison dialectique, et le structuralisme radical de Lévi-Strauss sembla définitivement l’emporter dans
l’ensemble du champ des sciences humaines. Bien sûr, il ne fallut pas attendre longtemps pour que son efficacité fût mise
en question pour ce qui concerne les sociétés historiques, c’est-à-dire en dehors du champ proprement ethnologique
constitué supposément par des sociétés aux structures sociales quasi immobiles et réduites pour l’essentiel à leurs
structures de parenté et à leurs mythes étudiés au sein d’un vaste comparatisme mondialisé. Mais cela est une autre
histoire.
3
18Face à cette nouvelle configuration du débat, Goldmann se trouvait dans une situation paradoxale. Il avait polémiqué
contre Sartre mais se retrouvait aux côtés de celui-ci pour défendre le rôle historique de l’action des groupes sociaux
progressistes, tandis que par ailleurs, opposé au structuralisme de Lévi-Strauss, il va lui-même développer une théorie
de l’homologie structurale applicable au roman.
19Le début des années 1960 est en effet pour Goldmann une période de révisions douloureuses et de fuite en avant assez
désespérée. Contre ses propres théories antérieures, Goldmann entérine le fait que les rapports entre la structure
économique et les productions culturelles ne passent plus par la médiation des visions du monde élaborées par les groupes
sociaux. Il admet que l’économique – dominé par la valeur d’échange – est directement structurante de la sphère culturelle,
et donc que les productions intellectuelles sont homologues de la sphère économique. C’est dans la Préface à Pour une
sociologie du roman (1964) que ce renversement théorique est explicité. Goldmann déclare rejeter désormais « l’ancienne
thèse marxiste9 » – celle-là même qu’il avait développée dans le Dieu caché – au bénéfice d’une théorie de l’homologie
entre structure économique et production culturelle. On n’est paradoxalement pas loin, comme on le verra, d’une remise en
selle de l’ancienne théorie du reflet.
20À ce moment de l’histoire intellectuelle française, Goldmann prend acte de deux ruptures par rapport à ses convictions
antérieures. Il constate d’abord que le prolétariat n’a pas rempli le rôle de facteur révolutionnaire qui, selon Marx et Lukács,
lui avait été assigné par l’Histoire. Parallèlement à ce constat, en soi traumatique pour tout marxiste, il admet également que
la radicalisation de l’emprise du marché sur les citoyens des sociétés contemporaines, qui prend la forme d’une réification
des consciences, est devenue une réalité axiologique majeure. Cette réification de la conscience, l’abolition par conséquent
de la conscience critique, explique que les produits de l’intelligence humaine – ici le roman – reflètent simplement la
structure du système économique marchand (la valeur d’échange).
21Cette manière de désespérer de l’action – intellectuelle ou politique – est symptomatique d’un moment de l’histoire
sociale où, sous ses différentes formes, le capital semble avoir triomphé de toute résistance. Même certains intellectuels de
gauche semblent croire arrivée la fin de l’histoire que prêchera bientôt Fukuyama. Il ne s’agira pas ici de mettre en cause
ces thèses, voire de critiquer l’excessif pessimisme dont témoignent ces arguments. Mon propos est plutôt de constater le
puissant effet de souffle qu’ont eu sur les penseurs de cette époque la fin des guerres coloniales, la fin de la croyance dans
le rôle historique du prolétariat, la frayeur face au développement des moyens de communication de masse et la remise en
cause du thème de la rareté consécutive à l’avènement de la société de consommation. En janvier 1965, le suicide de
Lucien Sebag, militant communiste et auteur de Marxisme et structuralisme10, fut ressenti par beaucoup, y compris
Goldmann, comme un sinistre symptôme.
22À ce moment-là de sa pensée, Goldmann semble se rapprocher d’un certain pessimisme qui s’était fait jour au sein de
l’École de Francfort, notamment à la suite de l’expérience américaine de Adorno et Horkheimer. La reconnaissance que
l’économique domine en dernière instance, avec la conséquence que la liberté des sujets est, elle aussi, une illusion que le
gauchisme aura vite fait de traiter de « bourgeoise », semble s’imposer à tous les esprits critiques du moment malgré son
caractère hautement essentialiste. Pour le projet théorique et politique du structuralisme génétique, cette phase pessimiste
eut des conséquences graves dès lors qu’elle incitait à croire qu’on était entré dans une nouvelle structure ontologique du
social. Il semblait désormais impossible de maintenir l’idée que l’horizon axiologique des groupes humains est constamment
en train de reformuler les termes du possible. La confiance dans le caractère émergeant de la praxis se trouvait
logiquement en repli dans le même temps où l’avancée de la technocratie semblait structurer le social à son profit et donc
pouvoir éterniser son emprise et rendre inconsistante toute alternative.
23Toutefois, pour profond qu’il fût et pour importantes qu’aient été ses conséquences sur le plan de l’élaboration
méthodologique, ce moment de désillusion de la pensée, où s’est exprimé chez Goldmann un manque de foi à l’égard de
l’espoir de transformation et d’amélioration de la société, n’eut qu’un temps11.
24Si l’Althusser de Pour Marx entérine la disparition du sujet face à la toute-puissance de la structure, on voit poindre chez
Goldmann, dès avant 1968, une attention renouvelée pour les contradictions qui apparaissent dans la culture, voire qui
nourrissent les luttes sociales. C’est à l’occasion des textes qu’il écrit sur l’œuvre de Jean Genet que Goldmann va à
nouveau s’interroger sur les phénomènes émergents dans la société. La lecture de Les Paravents où la révolte sociale se
trouve valorisée semble indiquer un regain d’espérance dans la transformation sociale. Si le monde social cesse d’être
appréhendé comme une pure répétition, si contre l’avis de Lévi-Strauss comme on disait en mai 68, « les structures sont
descendues dans la rue », alors la question qui est posée au sociologue est moins de savoir si le marché a réifié les
consciences que de repérer quels sont les groupes qui, à partir de leur expérience sociale propre, lancent à la société en
place des défis nouveaux.
25On assiste alors à deux retournements très intéressants chez Goldmann : d’une part, à travers l’analyse de textes
contemporains, il reprend une analyse dialectique de la société, mettant à nouveau l’accent sur les contradictions qui
fondent et animent la praxis des groupes. D’autre part, alors même que la « Préface » à Pour une sociologie du
roman intriguait par la profondeur de ses reniements et finalement par les affinités qu’elle laissait entrevoir, dans la
désespérance, avec les argumentations des structuralistes mécanistes (en particulier avec l’apparition chez lui du concept
d’homologie), Goldmann entreprend de faire une critique violente des positions défendues par Althusser12.
26Il s’agit pour lui de réaffirmer contre les thèses défendues dans Pour Marx, le caractère fondamentalement dialectique de
la méthode marxienne. L’occasion en seront les fameuses Thèses sur Feuerbach, publiées par Marx en 1848, qu’Althusser
rejette comme idéologiques et pré-scientifiques, autrement dit, antérieures à la fameuse coupure épistémologique qu’il
entend installer dans le texte marxien : « Les Thèses sur Feuerbach, qui ne sont que quelques phrases, marquent le bord
antérieur extrême de cette coupure, le point où, dans l’ancienne conscience et dans l’ancien langage, donc en des formules
et des concepts nécessairement déséquilibrés et équivoques, perce déjà la nouvelle conscience théorique13. »
27Rejetant toute idée de « coupure épistémologique » chez Marx, Goldmann précise au contraire :
on pourrait penser qu’Althusser est ici dans la ligne marxienne puisque aussi bien, comme Marx, il critique et refuse la
pensée de Feuerbach ; en réalité, il se situe à l’opposé des Thèses et de l’Idéologie allemande car, alors que Marx critique
Feuerbach d’un point de vue dialectique, comme trop matérialiste et trop mécaniste, Althusser, qui représente lui-même une
des formes les plus outrancièrement mécanistes qu’ait jamais prise une pensée se réclamant de Marx, reproche au
contraire à Feuerbach d’avoir conservé les idées de sujet et de signification, et d’être ainsi, malgré ce que Marx appelait son
mécanisme, encore beaucoup trop près non seulement de Hegel et de l’idéalisme mais même de ce que Marx ou Lukács
auraient appelé la dialectique14.
28Ce plaidoyer pour une lecture marxiste dialectique de l’histoire et du monde a d’abord une valeur méthodologique. La
forme qu’il prend, qui rappelle assez l’implication réciproque exprimée par le chiasme mis en œuvre par Pouillon, fait
parfaitement comprendre que la dialectique est un mouvement d’inclusions réciproques qui inquiète en permanence la
réflexion et rend illusoire toute synthèse précipitée et surtout toute généralisation théorique. Goldmann conclut :
4
Notes
1 Goldmann (Lucien), Recherches dialectiques, Paris, éditions Gallimard, 1959.
2 Sartre (Jean-Paul), Critique de la raison dialectique, Paris, éditions Gallimard, 1961.
3 Goldmann (Lucien), Sciences humaines et philosophie, Paris, Presses universitaires de France, 1952 ; Nouvelle édition, Paris, éditions
Gonthier, 1966.
4 Ibid., p. 6.
5 C’est ainsi que Goldmann ne craint pas, contre toute fétichisation de la pensée marxienne, de soumettre celle-ci à la méthode critique et
historique dans « Pour une approche marxiste des études sur le marxisme », in Marxisme et sciences humaines, Paris, éditions Gallimard,
1970.
6 Goldmann (Lucien), Correspondance de Martin de Barcos, Abbé de saint Cyran, Paris, Presses universitaires de France, 1956, p. 9.
7 Id.
8 Pouillon (Jean), « Sartre et Lévi-Strauss », L’Arc, n° 26, 1965, p. 59.
9 Goldmann (Lucien), Pour une sociologie du roman (1964), Paris, éditions Gallimard, p. 29.
10 Sebag (Lucien), Marxisme et structuralisme, Paris, éditions Payot, 1964.
11 Il faudrait montrer comment, au tournant de 1966, avec la conférence de Derrida à Baltimore et plus tard avec le Barthes post-
sémiotique des Fragments d’un discours amoureux, puis de La Chambre claire, et enfin avec le dernier Foucault, la crise structuraliste de la
pensée française trouva une issue d’une très grande diversité et richesse.
12 Ce n’est certainement pas un hasard si Goldmann publie, en mars 1969, une « Réponse à MM. Elsberg et Jones », dans laquelle il
répond au critique soviétique qui l’accuse de pratiquer une forme de « théorie du reflet ». L’erreur du critique, rétorque-t-il, tient sans doute
au fait que Elsberg « ne connaît qu’un seul de mes ouvrages, à savoir : Pour une sociologie du roman ». Cette réponse conforte à
l’évidence la pertinence de la critique ! Sur quoi Goldmann conclut, esquivant la question sur le caractère potentiellement mécaniste de sa
5
théorie de l’homologie qui le prend à contrepied : « J’ai, dans l’ensemble de mes études, critiqué et réfuté en permanence la théorie du
reflet et insisté sur la nécessité de tenir compte de manière réellement dialectique de tous les aspects multiples et complexes des
médiations à travers la conscience collective ainsi que du caractère actif et dynamique de celle-ci. » Dont acte ! Voir Goldmann (Lucien),
« Réponse à MM. Elsberg et Jones », in Structures mentales et création culturelle, Paris, éditions Anthropos, 1970, pp. 446-447.
13 Althusser (Louis), Pour Marx, Paris, éditions Maspero, 1965, p. 25.
14 Goldmann (Lucien), « L’Idéologie allemande et les Thèses sur Feuerbach », in Marxisme et sciences humaines, Paris, éditions
Gallimard, 1970, p. 166.
15 Ibid., p. 179.
16 Bourdieu (Pierre), Le Sens pratique, Paris, éditions de Minuit, 1980, pp. 94-95.
Bibliographie
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ALTHUSSER (Louis), Pour Marx, Paris, éditions Maspero, 1965.
BOURDIEU (Pierre), Le Sens pratique, Paris, éditions de Minuit, 1980.
DOI : 10.3406/arss.1976.3383
GOLDMANN (Lucien), La Communauté humaine et l’univers chez Kant, Paris, Presses universitaires de France, 1948.
―, Sciences humaines et philosophie : Pour un structuralisme génétique (1952), Paris, éditions Gonthier, 1966.
―, Le Dieu caché : Étude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine (1955), Paris, éditions Gallimard,
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―, Correspondance de Martin de Barcos, Abbé de saint Cyran, Paris, Presses universitaires de France, 1956.
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LÉVI-STRAUSS (Claude), L’Anthropologie structurale (1956), Paris, éditions Pocket, 2003.
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LUKÁCS (Georg), Histoire et conscience de classe (1923), trad. Kostas Axelos et Jacqueline Bois, Paris, éditions de Minuit, 1974.
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POUILLON (Jean), « Sartre et Lévi-Strauss », in L’Arc, n° 26, 1965, pp. 60-65.
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