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Mehdi E. Chalmers
Final Paper
Introduction
Tituba par son statut de magicienne, de guérisseuse, de sorcière enfin, est, par sa
formation, le réceptacle d’un savoir ésotérique. Elle connaît la nature du savoir, sa double nature
fermée et ouverte, porte qui attend clé pour être ouverte. Tituba est le témoin de plusieurs
mondes, de plusieurs mondes humains, du monde naturel maîtrisé par les humains et du monde
naturel aux marges des humains (plantes et animaux), elle est aussi l’interlocutrice de deux
Dans son roman Maryse Condé déploie une critique de l’Histoire des dominants et une
critique de leur savoir, qui loin d’être un rationalisme est une machine à broyer toute croyance
authentique capable de créer des liens de soins et de solidarité entre humains. Par une série de
techniques narratives, Condé superpose le naturel au surnaturel et fait cohabiter des visions du
monde férocement opposé que le regard tragique et inquisiteur de Tituba essaye d’unifier.
L’onomastique, ou poétique des noms, est une part essentielle du roman de Condé.
D’abord en un sens très basique, ils participent du jeu de la vraisemblance historique du roman:
les patronymes européens, les noms des lieux comme la rivière Ormonde, Yotunde le nom
ashanti créolisé en Yaya etc. La justesse de la représentation historique est le socle de l’illusion
réaliste de Condé dans la mesure où le livre est aussi une métafiction sur le statut de l’Histoire.
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Le vol de l’Histoire de jack Goody, Les femmes ou le silences de l’histoire de Michelle Perrot,
Silencing the past de Michel-Rolph Trouillot ou Haïti, naissance d’une nation de Carolyn Ficks,
toute une production académique et littéraire analyse la construction subjective de l’Histoire par
les vainqueurs, ses implications épistémologiques, et ces effets sur notre expérience commune de
l’Histoire, particulièrement sur ceux qui sont effacés ou invisibilisés par cette Histoire. Les traces
de la technique de métafiction post-moderne chez Condé sont instillés d’abord à petite dose,
mais elles s’intercalent dans la narration de manière audacieuse, par exemple dans le fait Tituba
connaisse son statut artefact historique, avant même la fin du roman où nous comprenons que
son esprit au-delà de sa mort survole le Temps et accède à une conscience suprahumaine du fil du
passé et de l’avenir. Dans sa narration nous la voyons donc connaître la manière dont elle sera
mentionnée comme quasi-anonyme par les archives. Fait qui semble diriger la rédaction même
Son nom déjà dans le roman ne lui préexiste pas, par un retournement de l’expérience
commune de la majorité des populations mis en esclavage qui sont dénudés de leur passé et de
leur culture en se faisiant imposé des noms européen, chrétiens, le nom de Tituba inventé par son
père est un acte de catharsis, de purification et un acte d’affirmation d’une liberté au sein même
inventé par Condé puisqu’une Tituba réelle a existé. Condé fictionnalise son nom et fait de l’acte
mot possible sur le verbe tituber que le nom porte pour un francophone, mais Maryse Condé ne
semble pas l’avoir exploité explicitement (d’autant que l’histoire se passe dans un univers
anglophone).
Ce pouvoir de nomination que Yao le père adoptif de Tituba lui donne pour marquer sa
reconnaissance plénière est l’envers d’un acte au symbolisme plus ambigu qu’il n’y paraît
d’abord. Nous disions que Tituba connaît donc son nom dans les archives. Mais “pratiquante du
Hoodoo" ou “sorcière” ne fait pas pas partie de son vocabulaire. Sa première rencontre avec le
mot vient de John Indien et instinctivement elle sait que ce mot est mauvais, d’autant plus dans la
bouche de l’homme dont elle est amoureuse, “le mot était entaché d’opprobre”(p.33).
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Il n’est pas anodin que ce nom maudit lui vienne d’abord de son compagnon de vie qui
joue par deux fois un rôle clé dans sa déchéance. Le pouvoir de nomination adamique est un
L'Éternel Dieu forma de la terre tous les animaux des champs et tous les
oiseaux du ciel, et il les fit venir vers l'homme, pour voir comment il les
appellerait, et afin que tout être vivant portât le nom que lui donnerait
l'homme.
Et l'homme donna des noms à tout le bétail, aux oiseaux du ciel et à tous
les animaux des champs; mais, pour l'homme, il ne trouva point d'aide
semblable à lui.
Alors l'Éternel Dieu fit tomber un profond sommeil sur l'homme, qui
s'endormit; il prit une de ses côtes, et referma la chair à sa place.
L'Éternel Dieu forma une femme de la côte qu'il avait prise de l'homme,
et il l'amena vers l'homme.
Et l'homme dit: Voici cette fois celle qui est os de mes os et chair de ma
chair! on l'appellera femme, parce qu'elle a été prise de l'homme.1
Dans le passage de la rencontre entre Esther et Tituba, quand elle est en prison pour
sorcellerie, à Esther décu d’apprendre que son prénom lui vient d’un homme, Tituba répond
“N’en est-il pas de même pour toute femme? D’abord le nom de son père, ensuite, celui de son
mari?” (Moi, Tituba, sorcière, p. 151). La possibilité d’un certain matriarcat africain est évoquée
mais repoussée dans l’oubli provoqué par la traite. Outre un certain fatalisme de Tituba vis-à-vis
des rapports d’injustice et d’inégalité, nous savons qu’elle souffre d’une tendance à l’empathie
envers les dominants, hommes et blancs, lorsque la souffrance humaine est en face d’elle. Tituba
fuit le pouvoir et fuit la guerre. Lorsqu’elle tente de faire la guerre, elle est défaite, face à
Susanna Endicott, puis chez les Marrons. Ces autres velléités de vengeance sont toujours
façonne son appréhension du monde mais fait un avec son statut de “sorcière” qui selon elle est
le contraire de la crainte et de l’opprobre et la haine qu’elle observe chez les Blancs et ses
congénères esclaves car “faculté de communiquer avec les invisibles, de garder un lien constant
avec les disparus, de soigner, de guérir n’est-elle pas une grâce supérieure de nature à inspirer
1
Genèse 2, 19-23, traduction Louis Segond. Ce pouvoir marque l’autorité de l’homme sur tout ce qui est
nommé, dont la femme. [C’est nous qui soulignons dans le passage.
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respect, admiration et gratitude?” (p.34). Pour Tituba il est évident que son pouvoir est bénéfique
et béatifiant. En ce sens, elle est foncièrement inadaptée dans un monde où le pouvoir se mesure
à la capacité à faire le mal ou tout du moins à faire du mal aux ennemis. C’est ainsi que les
Marrons ne formulent pas leur désaccord avec le refus de Tituba de faire du mal par la critique
facile qui consisterait à lui faire remarquer que sa position revient à accepter l’injustice et à
refuser le devoir de rétablir la justice. Non, leur étonnement plutôt vient du fait qu’elle serait
prête “Faire le bien” à ses ennemis (p.224). La question de l’inimitié n’est pas posée d’un point
de vue de la dignité bafouée, mais du point de vue d’une situation belliqueuse, un simple fait, qui
Tituba, elle, est bonté par tempérament, bonté parce que guérisseuse, bonté parce que
femme, bonté parce qu’esclave. Chacun de ses attributs est mis à l’épreuve parce qu’elles ont
autant de prétexte qui justifierait d’user ou d’abuser de son pouvoir pour la révolte, pour la
vengeance, pour l’amour, mais elle ne peut jamais aller au bout d’un tel retournement. John
Indien ou les Marrons, le Quimboiseur, les femmes de Salem, ne la comprennent pas sur ce
point. Et elle semble parfois se révolter contre cette nature, mais c’est pour immédiatement
revenir à sa nature. La confrontation avec la souffrance de Sarah une servante noire à Salem est
exemplaire, Sarah la supplie de la débarrasser de son bourreau, Tituba y reconnaît son désir
secret, mais le repousse, malgré l’argument puissant de Sarah “Tu es parmi les monstres qui
veulent nous détruire”. Tituba ne flanche pas dans son “Je ne peux pas” malgré le mépris justifié
Tituba est ouverte au monde, elle voudrait être au monde comme elle était avec Man
Yaya dans son enfance, apprendre et guérir. C’est sa manière d’être “sorcière”. Elle s’oppose à la
violence par l’amour, elle connaît, découvre le monde par l’amour. Elle nait exceptionnellement
d’un amour et d’une bonté si grande, celle de Yao (l’exception parmi les hommes dira Man
Yaya), qu’il arrive à abolir le traumatisme du viol et permet l’amour de la mère (Abena) pour
l’enfant.
d’amoureuse et de guérisseuse. Du point de vue d’une critique du patriarcat on pourrait dire que
Tituba donne raison à Christopher son dernier amant “le devoir des femmes, Tituba, ce n’est pas
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de se battre, faire la guerre, mais l’amour!”(p.233) Que Tituba fasse le jeu du pouvoir des blancs
et des hommes par sa tendresse est une critique du spectre de sa mère et d’Esther. En ce sens si
féminisme de Tituba il y a, ce serait un féminisme qui n’est pas près à faire le sacrifice d’un
manie sans scrupule, pour maintenir les femmes sous son joug, encore plus facilement avec
Mais la féminité résistante de Tituba peut aussi se penser à l’aune de l’Erotic de Audrey
Lorde ou du Ethics of care Caroll Gilligan, où l’on peut dire avec Lorde “que l’Érotique [...]
repose en nous sur plan profondément spirituel et féminin2” ou dans une vocabulaire un plus
constructiviste l’argument de Gilligan3 est que les valeurs morales de souci de l’autre, plus
développés chez les femmes que chez sont expressément dévalués par la psychologie
traditionnelle et la philosophie morale centré sur des valeurs dites masculine de justice ou de
devoir, alors que cette différence devrait être embrassée, ou du moins être assumée comme
complémentaire. mais Quels que soient les travers de ces voies pour une pensée du féminisme,
la survie, le souci de soi et des autres, la fidélité Tituba à elle-même passe par ces catégories de
sa féminité, sans qu’elle y soit aliénée ou prisonnière. Songeons que Tituba a sacrifié sa
maternité, que Tituba vit sa sexualité sans complexe (Tituba n’est pas hypersexualisée, Tituba est
sexuelle) et que par la poignée d’amants qu’elle connait dans sa vie finalement, elle ni vamp ni
vestale, simplement, mais ouverte à l’amour ; elle est aussi et en même temps la femme d’un seul
amour, John Idien ; elle expériment aussi avec les marges de son identité sexuelle en découvrant
l’amour homosexuel sur le tard, et en passant ses propres réticences quant à l’amour à caractère
Tituba est complexe par le fait même qu’elle n’hésite pas à embrasser ce qui en elle
limitation et toute simplification de son être. Ici nous retrouvons l’intuition de ce pluralisme
éthique et philosophique que Condé élabore dans son roman, pluralisme ou refus d’une définition
systématique du système du monde qui fonctionne. Il nous semble que le monde magico-spirituel
2
Audrey Lorde, Uses of the Erotic: the erotic as power. In Sister as power: Essays and speeches,
Crossing press, 2007.
3
Carol Gilligan, In a Different Voice: Psychological Theory and Women's Development. Harvard
University Press, 1982.
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de Tituba suppose cette ouverture, où les lois de la nature tout en établissant des limites aux
Commençons par une évidence: la magie n’est pas industrieuse. Cela sonne d’abord
comme un paradoxe, puisque la magie est une augmentation du pouvoir humain sur l’univers.
Mais la magie est par essence exceptionnelle et capricieuse. Dans Tituba cela se manifeste de
plantationnaire.
La magie est artisanale, elle n’est pas productiviste. Elle repose sur un savoir-faire
transmis d’initié à disciple. Sa transmission est lente et souvent partielle. La mort de Man Yaya
avant que Tituba n’atteigne l’âge adulte signifie que la formation de Tituba n’est pas achevée. De
ce fait la magie n’est pas standardisé, elle se construit par bribes et ajouts, qui s’accollent à un
savoir ancestral que la recherche personnelle peut, éventuellement, compléter et enrichir, sans
que cet enrichissement ne fasse accumulation, et si cumul il y a, elle sera certainement lente.
La magie n’est pas cosmopolite. Loin d’être complètement insulaire, la magie voyage
mal. Si les marchandises et les corps réifiés peuvent subir la traversée de la mer, les esprits
tutélaires y sont rétifs, et les simples qui composent la matérialité des rituels ne se remplacent et
se transposent qu’avec prudence. Elle est ancrée dans un lieu naturel, vivant, sauvage, les
sorcières n’ont pas de pépinières, elles n’ont pas de ferme. La case de Tituba est un lieu idéal
parce qu’il est un lieu en-friche, un non-lieux au sens de Michel Agier, où les hommes ne
peuvent pas réellement s’établir. La magie est tellurique, le capitalisme a-territorial (ou
anti-territorial), et non pas déterritorial4 au sens deleuzien, car le capitalisme s’accapare des
fait par la cueillette, un élevage minimal, mais le jardin n’est pas limité au sol, il est en lien avec
4
Dans l’Anti-Oedipe de Deleuze et Guattari le concept de déterritorialisation est un processus positif de
mise en place de relation féconde et subversive par rapport à un état d'emprisonnement “territorial”,
territoire étant un champ conceptuel de diverses relations.
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l’entièreté des éléments, et l’art de la sorcière est un écoute attentive du tout. C’est ce que nous
Man Yaya m’apprit les plantes. Celles qui donnent le sommeil. Celles qui
guérissent plaies et ulcères. Celles qui font avouer les voleurs. Celles qui
calment les épileptiques et les plongent dans un bienheureux repos.
Celles qui mettent sur les lèvres des furieux, des désespérés et des
suicidaires des paroles d’espoir. Man Yaya m’apprit à écouter le vent [...]
Man Yaya m’apprit la mer. Les montagnes et les mornes. Elle m’apprit
que tout vit, tout a une âme, un souffle. Que tout doit être respecté. Que
l’homme n’est pas un maître parcourant à cheval son royaume. (p.22)
Nous remarquons aussi une construction en chiasmes dans cette liste entre une science
familière à une sensibilité rationaliste, les simples vertus des plantes médicinales qui guérissent
des pathologies physiques et certains maux psychologiques courants, et les vertus surnaturelles
ce fonctionnement, pour s’achever sur l’impératif moral qui guide la conduite des humains et
Le lieu du savoir de Tituba n’est pas un lieu de pouvoir unilatéral, qui lui accorderait
d’être “maître et possesseur de la nature” selon le mot d’ordre cartésien du savoir scientifique.
L’intervention magique suppose une collaboration, une négociation rituelle et une autorisation
des forces invisibles, qui limite l’intervention et ses formes. Lorsque Tituba anticipe sur ces
invisibles lui ravissent un sacrifice qu’elle n’avait pas prévu, à la mesure de l’exceptionnalité de
son acte, un prix élevé, le “taureau sans cornes”, une vie humaine. La magie fonctionne donc
et dans ses procédés construction d’un monde (world-building), n’est pas tout à fait un
rationalité se fait de manière d’autant plus harmonieuse qu’elle réinvoque les sources primitives
du rationalisme scientiste, qui n’a jamais été sans mélange. De la rationalité grecque au début de
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l’alchismisme, c’est seulement par une reconstruction progressive et tardive que le rationalisme
occidentale a réussi à occulter la rationalité magique de sa tradition. Condé exploite à fond les
de leur science face à l’irrationalité, qui leur est constitutive. L’un, momentanément en phase
avec sa fonction première de guérisseur, reconnaît le savoir de Tituba, mais il se fera le simple
trouver une pathologie “naturelle” il conclut (par mauvaise-foi et par lâcheté) à une cause
satanique, participant de la paranoïa qui va se déchainer sur Salem. Le deuxième médecin est
montré avoir une compétence réelle, puisqu’il arrive à guérir Tituba de son apparente dépression
mortifère après la mort d'Esther. Il guérit certes, mais le fait avec brouet, la plus caricaturale
L’aspect le plus scientifique de cette affaire est l’impératif de “répéter trois jours”. Or ce
docteur de Harvard qui “étudiait les maladies mentales” est probablement tout ce qu’il y a de
plus sérieux, et son remède efficace n’a rien de plus absurde que la phrénologie raciste qui durera
jusqu’au XXème siècle, dans les traités de psychiatrie d’Antoine Porot par exemple. La
modernisation qui advient avec les Lumières s’est faite avec les ombres de la déshumanisation de
l’Autre, et singulièrement des corps noirs (ce que soulignent dans les œuvres des auteurs comme
Achille Mbembe, ou plus récemment Norman Ajari). Mais elle se fait aussi en niant ces origines
Plus encore que Bacon ou Descartes, dont la pensées sont extrêmement liés au versant
invisible que les sorcières pratiquent, un homme comme Paracelse qui a sa place dans la
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fondation de la science expérimentale, est aujourd’hui oublié, peut-être parce que sa science
médicale est impure et qu’il reconnaît avoir appris une grande part de sa science des sorcières.
Si Michelet est l’un des rares historiens de la science à défendre Paracelse, c’est qu’il est
un des rares historiens à poser que la science expérimentale s’est érigé en sacrifiant les sorcières,
doublement, en niant leur savoir et en les tuant ou les laissant tuer (rappelons-nous que jusqu’au
XVIII siècle en Europe, un grand nombre des hommes de sciences sont aussi des hommes
occidentale. La religion chrétienne étant par miracle préservée de toute critique positiviste
efficace, le Christ et Satan n’ayant que fort peu de difficulté au final à cohabiter avec le nouvel
assujettissement du monde. Le cas de Salem est un retour du refoulé. Nous employons le mot à
dessein. Parce que le rapport de fascination des femmes avec la sorcellerie, avec les histoires et
le prétendu pouvoir démoniaque de Tituba, est une soupape de sécurité. La marginalisation des
femmes blanches et l’étouffement particulier qu’elles subissent malgré leur couleur, explique
cette sensibilité à des formes de névroses. Le regard que donne Condé à Tituba frise parfois le
langage de l’analyste.
La position de Tituba face à la science est l’assurance dans son savoir et l’ouverture
questionnante au savoir des autres. Notre hypothèse est que sa personnalité, son statut de sorcière
et les structures d’énonciation que Maryse Condé met en place pour construire sa voix font
cohérence avec une vision pluraliste de la Philosophie de la nature, qui justifie le surnaturel
repose sur le flottement entre interprétation rationaliste et surnaturel, Moi, Tituba, sorcière,
multiplie les points de vue, et en renforce non pas l'ambiguïté mais la multiplicité radicale des
fonctionnements de l’univers sur et avec Tituba. Tituba reconnaît constamment les pathologies
des hommes vis-à-vis des forces naturelles et surnaturelles, et le monde des Blancs n’est pas
duplicité.
Le Malleus Maleficarum (ou Marteau des Sorcières) de 1486, véritable manuel de chasse
aux sorcières, nous apprend que “En effet Dieu n’a permis qu’aux femmes de converser avec le
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démon5, il en a préservé les hommes, il a donc souffert pour préserver les hommes, voici
pourquoi nous avons ce privilèges.6” Cette explication est remarquable, du fait que toute assise
biblique, patristique, logique semble absente de ce sommet sophisme (sophisme bancal). Que des
théologiens soient si à l’aise pour l’écrire est le témoignage d’un approfondissement spécial de la
Accordons au Marteau des Sorcières que, de fait, dans le roman les femmes s'intéressent
à la magie même quand elles ne sont pas sorcières. Mais nous comprenons que cet intérêt est le
désir inconscient d’une force merveilleuse qui pourrait les libérer des chaînes qui les étouffent,
dans un monde qui ne fait que “bâtir des cercueils" (p.97) en guise de vie. Tituba sait cependant
que le pouvoir auquel elle a accès ne sert pas cette fonction, et ne peut réellement briser ce
cercueil, mais elle peut l’entrouvrir et y laisser entrer le souffle et l’âme de tout ce qui échappe à
Conclusion
De Maryse Condé on pourrait dire ce que Nora Cottille-Foley dit de Michelet, qu’elle “se
exercer un tel pouvoir Maryse Condé doit se situer à une croisée de la parole. Le médium
des voix subalternes, la critique espiègle des consciences aliénées etc. etc. Pour cela elle crée un
personnage qui balance entre ces désirs, sa destinée, son destin raté et sa réalisation de soi qui
actualise sa puissance dans une postérité qui s’incarne réellement dans la fiction que l’auteur a
construite, pour elle, pour lui offrir cette postérité. Pour réaliser cela il nous semble que Condé
doit se situer dans un constant équilibre instable qui lui permet de reproduire la conscience
ballotée et impuissante de Tituba qui enquête et découvre l’Univers des Puritains, des
préféministes, des Marrons, des Juifs, des esprits, des animaux, des hommes de science...
5
À mettre en résonance avec la misogynie théologisante de Baudelaire dans Fusée “J'ai toujours été
étonné qu'on laisse les femmes entrer dans les églises. Quelle conversation peuvent-elles tenir avec
Dieu ?”
6
Cité in Joëlle Molina, Les Sorcières, Les cahiers du GRIF Année 1975 8 pp. 37-40,
https://www.persee.fr/doc/grif_0770-6081_1975_num_8_1_1013
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Lorsque évoque la capacité médiumnique par la voix de Tituba nous balançons entre le
métaphorique et très peu surnaturel “les morts ne meurent que s’ils meurent dans nos coeurs” au
très concret “ils poursuivent de leur haine implacable ceux qui les ont offensés.” Ce genre de
stratégie permet à Condé de prudemment nous faire acquiescer totalement à la réalité des
pouvoirs de Tituba et d’en comprendre les limites comme des lois de la nature.
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Bibliographie critique
2018.
passant par Jules Michelet et Maryse Condé, Nouvelles Études Francophones, Vol. 25, No. 1,
Carol Gilligan, In a Different Voice: Psychological Theory and Women's Development. Harvard
Audrey Lorde, Uses of the Erotic: the erotic as power, in Sister as power: Essays and speeches,