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ARCADIE
ESSAIS
sur le
MIEUX-VIVRE
S.É.D.É.LS. PARIS S
uturibles
© 1968 by S.É.D.É.LS., 205, boulevard Saint-Germain, Paris 7°.
L'économiepolitiquede la gratuité
I9I7
* #
Organisation du travail
et aménagement del'existence
Le culte de l'efficacité
La civilisationdu ToujoursPlus
Les progrès en productivité ne sont point une donnée assurée
dont on peut disposer comme on le juge bon, mais ce sont des
conséquences du principe d'efficacité appliqué au cours d'un
effort pour produire en plus grande quantité et variété. Il est
très vrai que des progrès en productivité sont obtenus au sein
d'une industrie particulière qui n'accroît point la masse de ses
produits mais cela seulement au sein d'une économie elle-même
ORGANISATION
DU TRAVAIL 31
en croissance. Et ces progrès en productivité s'évanouiraient au
sein d'une économie sans expansion.
Il n'y a donc pas lieu d'être surpris, lorsque la statistique nous
permet d'embrasser la transformation d'une économie au cours
d'une longue période, de constater que la part des gains en pro-
ductivité appliquée à la diminution du temps de travail a été
beaucoup plus faible que la part appliquée à l'augmentation des
produits. On a, sur le changement survenu aux États-Unis de
l'époque 1869-1878à l'époque des chiffres bien sur-
prenants. D'abord la durée normale du travail a diminué seule-
ment de 27 %, ce qui paraît peu car nous avons dans l'esprit les
durées extravagantes du travail dans les premières manufac-
tures. Mais il faut se souvenir qu'au temps où ces durées étaient
extravagantes, ces manufactures n'employaient que de faibles
fractions de la population totale; donc transcrire l'abrègement
de la semaine dans les manufactures sur le plan national serait
abusif. En regard de cet abrègement du temps de travail par
travailleur, il faut placer une augmentation dans la proportion
de la population totale se trouvant au travail, augmentation
estimée à 28 % par la même source 5; de sorte que selon elle le
nombre d'heures de travail fournies par habitant (non plus ici
par travailleur) n'a, quant à lui, décliné que de 6 % tandis que
le produit national net par habitant a quadruplé!
Même si l'on estime que les statistiques citées sous-estiment
sérieusement la réduction du temps de travail, l'indication est
si éclatante que quelques modifications de chiffres ne la change-
raient pas de façon sensible. C'est bien le plus de produits plutôt
que le moins de travail qui a caractérisé le changement.
Quelque doute que l'on jette sur les statistiques citées pour
les États-Unis, quelques différences que présentent les cas des
divers pays européens, il n'y a point de dispute possible sur le
sens du phénomène : les gains en efficacitésont apparus jusqu'à
6. Préfacedes Annales.
34 ARCADIE
12. A cet égard on peut trouver un vénérables ingénieurs pour bastir force
correctif amusant dans un pamphlet du nids à rats; ils faisoient une petite porte,
début du xviie intitulé : « Au Vieil Gro- d'autres une petite estable à loger le
gnart du Tempts Passé n (publié par mulet, de bas planchers, de petites
DANJou et CIMBER, Archives Curieuses fenestres, des chambres, antichambres et
de l'Histoire de France, 20 série, vol. II, gardes-robes etranglées, subjectes les
pp. 361-387). unes aux autres, le privé près de la salle,
« Les ignorants... disent que les un auvan à loger des poulles et une
hommes du temps passé étaient aussi grande court pour les promener.
riches avec leur peu comme nous avec e Leurs meubles des champs estoient
notre abondance; je le nie... S'ils avoient pareils : une grosse couche figurées d'his-
de la richesse, pourquoy laissaient-ils toires en bosse, un gros ban, un buffet
nos villages dénuéz de belles maisons? remply de marmousets, une chaise à
Il y a deux cens ans que les maisons des barvier de natte, et pour vaiselle des
champs, mesmes des meilleurs bourgeois tranchoirs de bois, des pots de grais,
de ville, n'estoient que des cabanes cou- une éclisse à mettre le fromage sur la
vertes de chaume. leurs jardinages clos table, un bassin à laver de cuivre jaune,
de haies ; leurs compartiments, des car- et sur le buffet deux chandelles des Roys
reaux de chous ; leurs palissades des hor- riollées poillées, une Vierge Marie
ties; leur plus belle vue, une fosse à enchâssée et un amusoir à mouche...
fumier, et quand il estoit question de Au surplus si pauvres qu'ils estoient
bastir l'estable à cochon de fond en com- contraints en hyver de se chauffer à la
ble, ils estoient trois ou quatre ans à fumée d'un étron pour ne pouvoir achep-
en faire la despence, autrement ils eussent ter de boys. »
été ruinez. (A noter que l'emploi du fumier comme
« Voyez les plus beaux et anciens basti- combustible se voit encore dans des vil-
ments des villes, de quelle structure ils lages de l'Inde.)
estoient; leurs architectes estoient de
5ô ARCADIE
La culture, le cadre
La qualité de la vie
L'aménagementde l'existence
La terreestpetite
If) I9
Premièresconséquences
politiques
La distance n'est pas seulement un obstacle, c'est aussi une
protection. Considérons une ville ou un village ressortissant
à un souverain éloigné de quelques centaines de kilomètres
- dans le cas des empires, ce pouvait être des milliers de kilo-
mètres. Il est immédiatement évident qu'au temps des transports
lents, cette ville ou ce village devaient jouir de l'autonomie. Le
temps nécessaire pour demander des instructions au souverain et
recevoir sa réponse était tel que les décisions devaient être prises
sur place. Sans doute les décisions pouvaient être prises par un
gouverneur de province, mais si ses attributions devenaient trop
grandes il pouvait devenir une sorte de souverain indépendant
ou même capable de détrôner son empereur. L'intérêt bien
entendu du gouvernement central, obligé de laisser la décision
soit à un rival possible soit aux municipaux, était donc fort en
faveur du second parti.
68 ARCADIE
Conséquencessocialesde la vitesse
Si la vitesse a des conséquences politiques très dangereuses,
on peut dire qu'elle a des conséquences sociales très prisées,
étant évident que l'homme jouit extrêmement de sa nouvelle
faculté de se déplacer à de grandes distances en très peu de
temps.
Il en jouit d'ailleurs particulièrement en tant qu'il peut exercer
cette faculté de façon autonome, allant où il veut et comme il
veut au volant de sa voiture ou à la commande de son avion. Il
se voit ainsi des membres nouveaux qui le dégagent de servitudes
naturelles. Mais ces membres nouveaux le mettent en mesure de
causer des dommages nouveaux : l'automobiliste peut écraser
un passant, l'avion s'écraser sur une maison, l'un et l'autre véhi-
cule peuvent entrer en collision avec un véhicule du même
genre. A mesure que ces moyens se diffusent, la liberté de
leur emploi doit diminuer. L'automobiliste est soumis à un
code de la route, l'aviateur est obligé d'emprunter des voies
assignées.
Il est impressionnant d'apprendre que, des deux instruments,
celui qui paraît naturellement le plus libre, l'avion, est celui que
l'on peut laisser le moins libre. S'agissant d'avions commer-
ciaux, il faut, paraît-il, à chacun un espace de sécurité de
700 mètres en hauteur mais de 16 kilomètres en longueur et lar-
geur, soit non loin de 700 kilomètres carrés et cet espace monte
LA TERREESTPETITE 71
à 3 ooo kilomètres carrés dans le cas d'un avion à réaction qui
se meut à I o0o kilomètres à l'heure 1.
Ainsi pour assurer l'usage aérien de la vitesse, il faut limiter
la densité d'avions par unité cubique de ciel 2; la non-limitation
des instruments de transport terrestre aboutit à une densité qui
ne permet plus de faire usage de la vitesse : c'est un phénomène
de rétroaction, que nous appelons encombrement.
L'encombrement
I. Chiffres donnés par D. I. ROGERS, accrues par un guidage plus précis des
New York Herald, II mai 1960. avions, et sans doute par l'utilisation de
z. Bien entendu, les densités possibles fusées de transport.
indiquées ci-dessus sont destinées à être
72 ARCADIE
Trafic et démocratie
'*'
""***
*
* ***
#
Le problème qui vient d'être posé est, si l'on concède cette
terminologie, celui de la « prolétarisation psychologique ». Il
n'est pas inintéressant de confronter cette vue des choses à celle
de Marx. Marx a très bien vu que le passage de l'état primitif
à l'état civilisé entraîne d'une part un gain (réel ou potentiel :
il n'a guère été réalisé dans les civilisations du passé) dans l'effi-
cacité matérielle du travail, mais d'autre part une dégradation
psychologique du travail. Il semble avoir hésité quant à la carac-
térisation de cette dégradation 4, et s'est finalement orienté vers
l'idée qu'elle tenait à la séparation intervenue entre l'homme
d'une part et d'autre part les instruments et le produit de son
travail. Séparation historiquement nécessaire et qui serait
inévitablement surmontée lorsque le travailleur récupérerait
à titre collectif ce qu'il avait perdu à titre individuel. Mais
aujourd'hui lorsque l'on vante les mérites du collectivisme,
Efficacitéet savoir-vivre
ig60
PROGRÈS ÉCONOMIQUE
ET
BONHEUR HUMAIN
NIVEAU DE VIE
ET
MONTÉE HUMAINE
w*
Pour conclure je voudrais aborder un dernier problème. Ceux
qui ont cessé de travailler en raison de leur âge et qui vivent
d'une retraite forment un groupe toujours plus nombreux. Il
va en résulter une « classe oisive » bien différente de la « classe
oisive du xixe siècle ». D'une part elle est beaucoup plus nom-
breuse et d'autre part elle se distingue de la classe des travail-
leurs à laquelle appartiennent tous les adultes, non pas par des
revenus supérieurs, mais bien par des revenus inférieurs. Notre
société n'a plus de groupe d'hommes consacrant leur vie aux
loisirs au sommet de l'échelle des revenus, mais un vaste groupe
d'hommes voués aux loisirs au bas de l'échelle des revenus : les
personnes âgées.
La présence de cette large couche de la population ayant
à la fois beaucoup de loisirs et peu d'argent nous oblige à nous
interroger sur son genre de vie. Pour le moment, je crois qu'on
peut dire qu'il est des plus misérables. Le problème mérite qu'on
y consacre quelques réflexions pour y apporter une solution.
EFFICACITÉET SAVOIR-VIVRE 123
Il n'est sûrement pas sans issue puisque l'union, nouvelle pour
nous, de beaucoup de loisirs et de maigres ressources reproduit
exactement les conditions dans lesquelles la culture grecque
fut la plus florissante. Les personnes âgées seront peut-être
parmi nous « les Grecs » si nous nous attaquons au problème
de cette manière.
J'aurai rempli mon dessein si j'ai intéressé au but qui me
paraît devoir être celui des hommes d'aujourd'hui : mettre l'effi-
cacité du travail au service de l'aménité de la vie.
VII
Mieux-vivredans la sociétériche
I96I
- I.
La richesse est la grande affaire des sociétés modernes, sans
qu'il y ait lieu ici de distinguer les sociétés capitalistes et les
sociétés communistes, étant assez connu que le grand objectif
déclaré de la planification soviétique est de « rejoindre et dépasser
le niveau de vie américain ».
Chaque État a ses services chargés de mesurer quel a été
l'accroissement de la richesse nationale dans l'année passée :
fort, le gouvernement s'en targue; faible, l'o position y trouve
un grief capable de rallier l'opinion. Dans l' tat démocratique,
les plus solides formations politiques sont celles qui ont pour
objet d'avancer les prétentions d'un groupe à l'enrichissement
de ses membres, ou de défendre contre de telles prétentions la
richesse des membres d'un autre groupe. Les affaires publiques
sont en grande partie composées de plaidoyers et pressions rela-
tifs au partage de l'enrichissement, et en partie de discussions
plus techniques relatives au progrès de la richesse.
L'horizon de tous les autres peuples étant constitué par le
peuple actuellement le plus riche, l'américain, il paraît naturel
de disposer tous les autres sur une échelle graduée selon la dis-
tance de leur richesse par tête à l'égard de l'américaine, et le
plus grand argument que l'on donne aujourd'hui en faveur du
collectivisme, c'est que la planification est la méthode la plus
rapide de progression sur ladite échelle graduée.
MIEUX-VIVRE DANS LA SOCIÉTÉ RICHE 125
2.
3.
Le Discours sur les sciences et les arts est une date majeure de
l'histoire sociale. Le scandale soulevé par la thèse de Rousseau
témoigne de la disposition des esprits. Si, dans ce grand mor-
ceau d'éloquence, qui était sa première oeuvres, Rousseau n'avait
pas très bien concentré son attaque, les contemporains ne se
sont pas trompés sur ce qui constituait le coeur de la thèse, à
savoir que le développement successif des besoins est un mal.
Or, en contradiction avec le gros de la littérature, classique et
chrétienne, l'opinion, à l'époque de Rousseau, était déjà profon-
dément convaincue que le développement successif des besoins
est un bien.
A ses très nombreux contradicteurs, Rousseau a répondu
en substance : « Mais j'ai seulement dit ce qu'avaient dit tous
les classiques. » Et les répliques peuvent se résumer ainsi : « Il
se peut, mais à présent nous pensons le contraire » 1.
4-
quent sans désirs, serait une bûche. C'est satisfaire, sont les sources du bonheur.
le sentiment qui nous rend heureux. Un Multipliez les besoins tant qu'il vous
sentiment implique, ou suppose un objet plaira, vous me ferez plaisir, pourvu
qui y corresponde. Cet objet excite des qu'en même temps vous me fournissiez
désirs ; ces désirs, avec les moyens de les de quoi les remplir. »
128 ARCADIE
l'un ou l'autre cas, plus riche est celui qui possède un plus grand
nombre d'esclaves ou qui contrôle un plus grand nombre de serfs.
Dans l'un ou l'autre cas, il est vrai que l'on est riche par prélè-
vement sur autrui, par exploitation de l'homme, idée qui a reçu
sa plus puissante formulation, assez paradoxalement, au moment
où elle cessait d'exprimer la réalité sociale en cours de trans-
formation.
Pendant des siècles, ou pour mieux dire des millénaires, il
n'y a pas eu d'autre source de la richesse que l'exploitation du
travail d'autrui. Il paraissait évident qu'une famille ne disposant
que de ses forces propres ne pouvait, dans les conditions maté-
rielles et morales les plus favorables, se donner qu'une médiocre
aisance, heureuse si elle savait se contenter de ses fruits, ce qui
est le sens propre du mot « frugalité ». Le nombre de ses bras,
compte tenu d'un certain coefficient de vaillance, déterminait
l'étendue maximum de terres qu'elle pût cultiver. Pour aller
au-delà il lui aurait fallu des esclaves. Elle pouvait être ramenée
fort en deçà de l'étendue qu'elle était capable de cultiver par
le processus d'accaparement des terres poursuivi par les riches;
mais ces riches ne pouvaient mettre en oeuvre leurs vastes éten-
dues qu'au moyen d'une ample population d'esclaves ou de serfs.
Par conséquent il y avait une limite supérieure à la richesse, si
l'on peut la nommer ainsi, d'une famille libre sans esclaves, et
cette famille était toujours menacée de tomber fort au-dessous
de ce plafond du fait de l'accaparement des terres par les riches;
ceux-ci, au contraire, ne voyaient aucune limite à leur enrichis-
sement, pourvu que l'esclavage ou le servage leur procurassent
la main-d'oeuvre nécessaire. La richesse donc était fondée sur
l'accaparement et l'exploitation. Et il est tout naturel que l'on
ait condamné un désir d'enrichissement qui ne pouvait se satis-
faire que par l'accaparement et l'exploitation.
Faut-il souligner que le caractère fondamentalement préda-
teur de l'enrichissement se retrouvait aussi dans le cas non plus
d'un individu mais d'un peuple ? Athènes, au temps de sa splen-
deur, n'était pas seulement esclavagiste, mais encore elle préle-
MIEUX-VIVRE DANS LA SOCIÉTÉ RICHE 129
5.
3. Par niveau de vie on entendra ici annuel du produit a été beaucoup plus
« produit par habitant n, ce produit étant, fort que celui qui a été indiqué, 3,66 %,
bien entendu, compté à prix constants. mais aussi l'accroissement de la popula-
4. Il s'agit de Raymond W. Golds- tion a été de 1,97%; c'est par tête que le
mith, et le travail cité a été présenté produit a crû de 1,64 % : mais c'est
le 7 avril 1959 à la Commission écono- l'accroissement par tête qui mesure le
mique mixte du Congrès américain, qui progrès du niveau de vie.
l'a publié dans ses Hearings on Employ- 6. Cf. dans Economica quatre articles
ment, Growth and Price Levels, les chiffres de E. H. Phelps-Brown et Sheil Hopkins
dont il est fait usage ici figurant à la dans les numéros de août 1955, novem-
page z7 1 . bre :956, novembre 1957 et février 1959.
5. On rappellera que l'accroissement
MIEUX-VIVRE
DANSLA SOCIÉTÉ
RICHE 133
c'est sans doute ce qui est arrivé en Inde et en Chine pendant
les trois derniers siècles 7.
Quoi qu'il en soit, les faits, avant une époque toute récente,
n'avaient jamais été si frappants qu'ils pussent accréditer l'opi-
nion, aujourd'hui consacrée, que l'enrichissement peut être
obtenu pour tous et pour chacun, continuellement, et à un
rythme rapide. Ce rythme a même pris une allure explosive.
Le terme « explosive » n'est pas trop fort. Pour nous en tenir
successivement aux résultats d'un même rythme supposé sou-
tenu (3,5 % l'an), on peut aisément se représenter le niveau de
vie doublé en vingt ans; sa multiplication par trente et un en
un siècle dépasse l'imagination, et sa multiplication par neuf
cent-soixante et un en deux siècles ne présente plus rien à l'esprit.
Nous reviendrons sur cette inconcevabilité et ce qu'elle impli-
que. Mais pour le moment, un souci plus simple nous sollicite.
S'il est vrai que nous nous enrichissons à un tel rythme, assu-
rément nous devons mettre au premier plan de nos préoccupa-
tions le problème de l'emploi de la richesse. L'art d'employer
le travail humain et les forces naturelles de façon à causer un
flux de richesses rapidement croissant a été grandement déve-
loppé : il appelle un autre art, celui d'employer lesdites richesses.
7.
Si l'on écrivait l'histoire des questions débattues, on verrait
comment, selon les époques, des questions s'allument et s'étei-
gnent. On aimerait penser que la question qui, à un moment
donné, brille d'un vif éclat, de sorte que toutes les pensées volè-
rent vers elle à ce moment, est la plus importante pour la société
7. D'après Abbot Payson Usher, la L'Inde, vers 1522, aurait eu peut-être
population de la Chine depuis le début jusqu'à 100 millions d'habitants, c'est
de l'ère chrétienne, aurait fluctué entre bien loin d'environ de 500 millions que la
un minimum de 54 et un maximum de péninsule compte à présent. Cf. USHER :
79 millions; c'est à partir du xviie siècle « The History of Population and Settle-
qu'elle aurait pris le développement ment in Eurasia », Geographical Review,
successif qui l'a menée à 600 millions. janvier 1930.
I34. ARCADIE
8.
8. Ces calculs sont fondés sur le taux de progrès de 3,5 % l'an cité plus haut.
I36 ARCADIE
9.
Les conditions de l'enrichissement pour tous ont été et sont
draconiennes. Au premier rang de ces conditions, il faut placer
la mobilitédu travail, expression qu'il faut prendre en plusieurs
sens. L'homme doit être prêt à changer sa manière de travailler,
son métier et son lieu d'existence, à faire autrement, à faire autre
chose, à vivre ailleurs.
Il faut qu'il soit prêt à faire autrement car, procédant toujours
de la même façon, il ne fera toujours dans le même temps que
la même chose et ainsi ne contribuera point à grossir le flux des
produits. Il faut qu'il soit prêt à travailler dans une autre pro-
fession, car la croissance du flux global des produits n'est pas et
ne peut pas être une simple multiplication quantitative des flux
spécifiques qui le composent à un moment donné. Il faut qu'il
soit prêt à changer de lieu, car le progrès de la production exige
des regroupements successifs des forces de travail.
Évidemment la production métallurgique ne serait pas ce
qu'elle est si elle était encore pratiquée par de toutes petites
équipes, groupées autour d'un four où la combustion du minerai
138S ARCADIE
9. Cet objet a été poursuivi avec per- positions anti-économiques sur le par-
sistance au xvmB siècle en France. Il tage égal des héritages, a nui grandement
inspirait l'ordonnance du chancelier au progrès de l'agriculture et de la popu-
d'Aguesseau contre l'extension des biens lation.
de mainmorte, il a inspiré aussi la liqui- 10. En ce sens la suppression des
dation de ceux-ci par la Révolution, droits féodaux par la Révolution fran-
laquelle, malheureusement, par ses dis- çaise.
I40 ARCADIE
10.
ir. Ce thème a joué un grand rôle dans le conflit américain de l'acier en 1959.
MIEUX-VIVRE
DANSLA SOCIÉTÉRICHE I4I
ancien, serait un modèle pour ses voisins; mais en pratique, il
est parmi eux un original et quasiment un étranger. Loin d'être
influent dans son voisinage à raison de sa vertu, il n'y est point
écouté, à cause que son point de vue est différent; et s'il opine
contre l'élargissement de sa rue, pour en préserver le charme,
on dit, et c'est vrai, qu'il n'a point de voiture.
L'homme de la Cité productiviste ne doit point seulement
orienter son activité comme producteur vers l'emploi où il
peut apporter la plus grande contribution au produit total, mais
aussi il doit orienter sa consommation vers les produits que l'éco-
nomie lui offre à coûts décroissants. C'est mal se présenter l'enri-
chissement que d'appliquer à un revenu individuel ou familial,
typique ou moyen, dont le progrès en unités monétaires courantes
est connu, un indice du coût de la vie par lequel on divise le
progrès du revenu, afin de parvenir, par une telle division, à
un progrès dit réel. Car ce progrès n'est bien le progrès effectif
obtenu que pour l'individu rare ou introuvable dont la dépense
reste en fait distribuée selon la pondération de l'indice. On y
voit tout autrement clair si l'on suit Jean Fourastié, si l'on prend
pour axe de référence le revenu type ou revenu moyen exprimé
en unités monétaires courantes, et si l'on prend ce revenu nomi-
nal pour diviseur de chaque prix particulier : alors l'enrichisse-
ment n'apparaît plus comme un seul progrès réel du revenu,
mais sous forme d'une foule de baisses réelles de prix, toutes
différentes entre elles. Énorme est la dispersion de ces baisses
réelles : ainsi, en moins d'un demi-siècle, le prix de l'électricité
domestique, exprimé en salaire de manoeuvre, est tombé au
vingt-cinquième de ce qu'il était, le prix d'un lit métallique au
quart tandis que le prix des verres de cristal au contraire a aug-
menté de cinquante pour cent 12. Il est clair alors que, de deux
familles dont les revenus monétaires ont évolué de la même façon,
celle qui a le plus orienté sa consommation vers les articles à
12. Documents pour l'histoire des prix, TntrrE; la période embrassée est 19 1 o-
par JEAN FOURASTIÉ et CLAUDE FON- 1955.
I42 ARCADIE
13. Le problème des serviteurs est le aient des serviteurs. Ce problème fait
plus propre à faire sentir que l'enrichis- aussi sentir qu'au cours d'un processus
sèment général ne peut pas amener les d'enrichissement général il est impos-
familles populaires qui s'enrichissent sible que la position des plus riches ne
dans la situation qui était précédemment se dégrade point, car l'enrichissement
celle des familles riches. En effet les général est une hausse du prix de
riches ont toujours eu des serviteurs : or l'homme relativement aux objets.
il est évidemment impossible que tous
DANSLA SOCIÉTÉ
MIEUX-VIVRE RICHE 143
Méditer là-dessus, c'est comprendre une condition essentielle
du progrès économique.
Mais alors il apparaît que celui-ci repose en général sur
l'opportunisme du particulier. Celui-ci doit être opportuniste
comme producteur, c'est-à-dire se mouvoir volontiers d'un rôle
social à un autre qui est plus productif, et il doit être opportu-
niste comme consommateur, c'est-à-dire adresser ses désirs aux
objets susceptibles d'être produits à coût décroissant. Le bien-
être du particulier sera fonction de ce double opportunisme, et
par conséquent aussi des phénomènes d'irritation, de malaise,
de déception doivent apparaître dans la mesure exacte où des
particuliers manquent de cet opportunisme.
L'homme à qui manque ce double opportunisme non seule-
ment ne concourt point au progrès général mais il le gêne. En
refusant de se déplacer vers un emploi plus productif, il abaisse
la productivité moyenne ; en refusant d'acheter les produits nou-
veaux qui ont des virtualités de coûts décroissants, il rétrécit
leur marché et la possibilité de réaliser ces coûts décroissants.
Par conséquent il ne se met pas seulement en marge du mouve-
ment économique mais il attire l'hostilité : l'hostilité à l'égard
de l'homme qui ne marche pas avec son temps est un sentiment
vague, mais comme nous venons de le voir, c'est un sentiment
soutenu par une rationalité immanente. Et plus l'on attache
d'importance à la rapidité du progrès économique, plus ce
sentiment tend à s'accentuer. L'homme à qui manque l'oppor-
tunisme voulu se trouve donc soumis à une pression non seule-
ment des circonstances mais de l'opinion, l'amenant à se conduire
comme s'il était doté de cet opportunisme. Et cette conduite
« comme si » cause en lui des tensions intérieures, dont les psycha-
nalystes cherchent trop souvent le principe dans des expériences
enfantines, alors qu'il peut se trouver tout simplement dans les
pressions actuelles 14.
14. On pourrait aussi trouver dans tenu par le cauchemar dans la littérature
celles-ci le principe du rôle remarquable contemporaine.
144 ARCADIE
II.
I3.
il..
Sans doute tous ces besoins ne sont pas de valeur égale. C'est
ici que notre tâche se précise. L'homme de la société producti-
I4ô ARCADIE
viste obtient sur la Société une créance d'autant plus forte qu'il
concourt plus efficacement à ce que d'autres hommes obtiennent
ce qu'ils désirent. En tant qu'il est préoccupé d'accroître sa
créance, la qualité des désirs d'autrui lui est indifférente : cette
indifférence constitue le caractère amoral du « mobile du profit » ,
dont on aurait tort de penser qu'il caractérise le capitaliste seul;
l'homme de la Cité productiviste qui se déplace d'un emploi à
un autre plus rémunérateur, sans souci de la qualité des désirs
qu'il sert, obéit au mobile du profit, loi générale de « mise en place »
des hommes dans une société productiviste. Non seulement
l'homme de cette Cité est indifférent à la qualité des désirs
d'autrui, mais encore il a intérêt à exciter et flatter ceux qui
peuvent être satisfaits avec le moindre effort de sa part.
Il suit de là qu'il n'existe dans la société productiviste aucune
incitation à guider les désirs d'autrui vers des objets plus dignes,
mais une forte incitation à guider ces désirs vers des objets plus
faciles à produire. L'homme de la Cité productiviste doit s'inté-
resser à la satisfaction (et à la stimulation) des désirs d'autrui,
mais se désintéresser de leur qualité. Si ces désirs lui paraissent
mal dirigés, son attitude à leur égard peut être qualifiée flatteu-
sement de tolérance mais à la vérité serait mieux dénommée
complaisance intéressée. Cependant, le mode de vie qu'autrui
développe ainsi par poussée successive de désirs affecte notre
homme qui doit vivre avec autrui. S'il a vendu des produits
intoxicants, il éprouve l'inconvénient de vivre parmi des
intoxiqués.
Ainsi se découvre cette vérité simple : si l'homme est immédia-
tement intéressé à servir les désirs d'autrui, n'importe leur qua-
lité, il est à long terme essentiellement intéressé à la qualité du
style de vie de ses contemporains.
On peut se représenter le producteur comme poussé par une
« main invisible » vers la place où il peut le mieux servir les pré-
férences manifestées par les consommateurs; mais on ne sent
aucune « main invisible » qui arrange les produits autour du
consommateur de façon à lui composer un style de vie harmo-
MIEUX-VIVRE
DANSLA SOCIÉTÉ
RICHE 149
nieux et le portant au plus grand développement de ses virtua-
lités humaines. Depuis une génération, on s'est appliqué à
raffiner le travail autrefois laissé à la « main invisible », à perfec-
tionner l'édifice de production. De cet appareil productif sort
un flux toujours plus abondant et plus varié; mais les parcelles
de ce flux appropriées par telle famille ne constituent point un
ensemble bien composé, approprié à sa finalité, plutôt un bric-
à-brac. On éprouve un malaise devant une bibliothèque composée
sur la foi des prix littéraires décernés : le même manque de style
affecte le mode de vie du contemporain.
15.
En latin, le mot amoenitasdésigne l'agrément, le charme d'une
perspective. On ne dira «amène o niun lieu sauvage ni un ouvrage
fonctionnel, si imposants puissent-ils être, mais seulement un
lieu délicieusement habitable pour l'homme. Telle étant la signi-
fication propre du mot, il me paraît bien choisi pour désigner la
qualité qu'il est désirable d'imprimer au milieu d'existence de
l'homme. Il me plaît que ce mot figure déjà dans le vocabulaire
juridique anglais, et qu'il y soit entré précisément à propos des
« coûts externes » de l'industrialisation, « la perte d'aménités »
désignant ce qu'une implantation industrielle a pu enlever à
l'agrément du lieu. Inversement, un effort systématique pour
rendre un lieu agréable s'appelle aux États-Unis : « créer des
aménités ». Ce mot dénote donc heureusement ce que j'ai
dans l'esprit, à savoir l'asservissement de notre productivité à
l'aménité.
Les sociétés modernes sont bien fières aujourd'hui de leur
puissance productive. Elles auront meilleure raison d'en être
fières lorsque cette puissance aura été attelée à un plus aimable
aménagement de l'existence, au développement de l'aménité.
Bien significative de notre état actuel est l'extrême valorisa-
tion des vacances, conçues non seulement comme une soustrac-
tion au rythme courant de la vie, mais aussi comme un déplace-
I50 ARCADIE
16.
Orientationde 1 J ejjicience
Ig61
I.
« Développement social » : le choix des mots suggère, pour moi,
que le sujet dont il est parlé est « La Société », qu'il s'agit d'un
changement affectant ce sujet, lequel changement est supposé
prédéterminé. Car le mot de « développement » évoque un dérou-
lement, qui peut avoir lieu ou non, mais qui, ayant lieu, ne peut
être que ce qu'il est; « développement » s'applique particulière-
ment à un organisme qui gagne en volume et en différencia-
tion de ses parties, le tout selon un « plan » intérieur qui se
réalise plus ou moins complètement en différents exemplaires
de l'espèce, de sorte que certains sont « bien développés » et
d'autres « sous-dévefoppés ».
Il y aurait autant de ridicule que de mauvaise grâce à faire un
procès de tendance aux organisateurs qui ont choisi ces termes!
Rien n'est plus éloigné de mon intention. Je me sers d'une image
que ces mots évoquent dans mon esprit pour souligner la MK§'M-
larité des métamorphoses observables à notre époque, et la
liberté qui nous appartient de les diriger à l'avantage du sujet
qui nous intéresse, et qui, pour nous tous, est l'homme.
2.
3.
4.
A quoi tient cette vertu d'efficience qui caractérise notre civi-
lisation ? Il est bien clair qu'aujourd'hui l'introduction presque
continuelle de procédés et produits nouveaux n'est possible que
par l'application de découvertes dues aux savants. C'est grâce
aux progrès de la science que se trouve démenti ce que l'on
pourrait appeler « le pessimisme dans l'optimisme » qui caracté-
risait les économistes comme Ricardo et même Marx. Ricardo
était bien convaincu que la production par travailleur irait succes-
sivement croissant par l'addition de doses successives de capital,
mais il lui paraissait certain (en vertu de « la loi des rendements
décroissants ») que chaque dose successive ajoutée au capital
ajouterait de moins en moins au produit, postulat adopté par
Marx et qui a joué un grand rôle dans sa dynamique. Or l'expé-
rience a prouvé que la production s'accroissait plus que propor-
tionnellement au capital 8, qui n'est qu'un moyen, lui-même plus
il. Un exemple classique de cette des places et des camps, pour la construc-
« provocation est fourni par la genèse tion et l'entretien des bâtiments mili-
du calcul des probabilités, aujourd'hui taires tels que les casernes, les arsenaux,
un ressort essentiel et de la science et etc.; 2° des ingénieurs des ponts et
de la technique modernes. C'est un chaussées pour construire et entretenir
joueur qui a proposé à Pascal le problème les communications par terre et par eau,
à partir duquel l'édifice s'est développé. les chemins, les ponts, les canaux, les
12. Faut-il rappeler que l'illustre écluses, les ports maritimes, les bassins,
École Polytechnique, à laquelle la France les jetées, les phares, les édifices à l'usage
doit tant de savants, a été fondée pour de la marine; 3° des ingénieurs géogra-
servir des besoins pratiques, d'abord phes pour la levée des cartes générales
comme École centrale des Travaux et particulières de terre et de mer; 4° des
publics (décret du 21 ventôse an II), et, ingénieurs des mines pour la recherche
plus tard, soumise au ministère de la et l'exploitation des minéraux, le trai-
Guerre. tement des métaux et la perfection de
Les besoins pratiques de la Société procédés métallurgiques; 5° enfin des
sont invoqués par Fourcroy dans son ingénieurs-constructeurs pour la marine,
rapport du 3 vendémiaire an III sur la pour diriger la construction de tous les
réorganisation de la future École Poly- bâtiments de mer, leur donner les
technique : conditions les plus avantageuses à leur
« Il nous faut : 1° des ingénieurs mili- genre de service, surveiller les approvi-
taires pour la construction et l'entretien sionnements des ports en bois de cons-
des fortifications, l'attaque et la défense truction et matériaux de toute espèce. »
I5ô ARCADIE
5.
14. J'ai un exemple précis dans l'es- devancé quant à la publication : mais son
prit. Un de mes amis a fait une décou- honneur sera sauf.
verte importante dans l'ordre de la 15. D'admirables exemples sont don-
chimie biologique. L'occasion lui est nés dans le domaine des mathématiques
déniée, durant une période assez longue, fort simples, par les ouvrages de G.
de procéder, une fois de plus, à une PoLYA : Mathematics and Plausible
expérience très délicate. Sa conviction Reasoning (Oxford University Press,
étant faite, je l'ai pressé de publier et cette I954).
sollicitation lui a paru injurieuse. Il est
probable qu'il se trouvera finalement
I60 ARCADIE
17. Lettre à Élisabeth Egmond, qui peuvent être acquises par notre in-
ier sept. 1645. Dans la même lettre Des- dustrie afin qu'étant ordinairement
cartes précise plus loin : « Le vrai usage obligés de nous priver de quelques-unes
de la raison pour la conduite de la vie pour avoir les autres, nous choisissions
ne consiste qu'à examiner et considérer toujours les meilleures. »
sans passion la valeur de toutes les per- 18. CICÉRN : DeFinibus 1. V : expres-
fections tant du corps que de l'esprit sion française d'Antoine Arnauld.
I Û2 ARCADIE
7.
Plus grand le pouvoir, meilleur doit être le discernement
présidant à son emploi : le principe vaut pour un homme puis-
sant, il ne vaut pas moins pour une société puissante. Il semble-
rait donc qu'à mesure que nos forces productives s'accroissent,
l'esprit humain devrait être de plus en plus porté à les diriger
vers des fins salutaires. Il n'en va point du tout ainsi. Il me
paraît regrettable que dans les temps et lieux où le grand nombre
se trouvait ou se trouve encore dans un état de pauvreté dû
essentiellement à une certaine impuissance à l'endroit de la
Nature, impuissance tenant elle-même au défaut de Savoir-
Faire, il est regrettable, dis-je, que dans de telles conditions,
les meilleurs esprits aient négligé de se poser les problèmes
pratiques dont la solution eût amélioré le sort des hommes.
Mais peut-être n'est-il pas moins regrettable que, dans des
sociétés où le Savoir-Faire et la richesse sont en progrès prodi-
gieusement rapides, les bons esprits volent au secours de la
victoire.
Ne pourrait-on remarquer un certain manque d'à-propos
dans l'attitude du monde intellectuel, autrefois prédicateur de
21. Raymond Aron nous rend grand avancée y pour une fin aussi affreuse que
service en faisant violence à nos senti- le génocide. Mais même sans que la fin
ments, en nous forçant de prendre cons- soit entièrement abominable, elle peut
cience qu'il peut y avoir « technique être de valeurs très différentes.
164 ARCADIE
8.
22. Il y aurait lieu ici de discuter très diverses dans quantité de manières
l'ontologisme immanent sous des formes de penser.
166 ARCADIE
9.
10.
2. J'emploie à dessein le terme vague 1950 : il avait fallu pour cela six ans. »
de produit national, sans majuscules, « Passons à la France. Chez nous en
parce qu'il y a toute une famille de 1949 la consommation privée absorbait
concepts s'étageant du Produit National plus de 69 % du P.N.B. C'est seulement
Brut du système normalisé des Nations en 1957 que notre consommation privée
Unies à la Production Intérieure Brute (comptée à prix constants) a très légè-
préférée par les comptables français. rement dépassé le montant du P.N.B. de
Pour mon sujet actuel, ces différences de 1949 : il avait donc fallu huit ans. »
concepts n'importent pas, puisque c'est « Voyons maintenant le Royaume-
seulement sur la consommation des Uni. En 1949, la consommation privée
ménages que portera ma discussion. absorbait 77 % du P.N.B. Quand cette
3. a Voici l'illustration. En 1950 la consommation (comptée à prix constants)
consommation privée absorbait à peine a-t-elle rejoint le montant du P.N.B. de
60 % du P.N.B. allemand. Mais dès 1956 1948 ?En 1958, dix ans après, elle n'y
la consommation privée (naturellement avait pas encore réussi. »
comptée à prix constants) était à peu près (De mon rapport au Conseil économi-
égale à la totalité du P.N.B. allemand de que sur la productivité, mars 1960).
174 ARCADIE
6. Faut-il souligner que s'il en est « Le fait qu'une activité ne soit pas
ainsi, ce n'est point à cause d'erreurs « productrice » au sens de la comptabilité
commises, mais en raison de conventions nationale signifie donc simplement que
observées. Ces conventions ont été sa participation à l'activité nationale
maintes fois portées par les statisticiens ne se trouve pas mesurée sur le marché p.
à la connaissance du public. Il peut n'être (Les Comptes de la Nation, tg6o, t. II :
pas superflu de les rappeler dans leur a Les Méthodes », p. 150).
énoncé autorisé : -. Ici, mon intention n'est en aucune
« La comptabilité nationale ne retient façon de contester les critères utilisés
comme biens et services économiques par nos statisticiens, mais seulement de
que ceux qui s'échangent effectivement faire ressortir que lesdits critères, adop-
sur le marché ou qui sont susceptibles tés pour de bonnes et fortes raisons, ont
de s'y échanger. Aussi la production pour effet de causer certaines divergences
est-elle restreinte à la création de biens entre la mesure de la consommation et
et services qui s'échangent habituelle- l'idée que nous pouvons nous faire de
ment sur le marché (même s'ils ne font ce qui contribue au niveau de vie.
pas l'objet d'un échange réel). »
DE CONSOMMATION177
DE VIEET VOLUME
NIVEAU
Exemples de discordance
14. Cette constatation est importante États-Unis et la période citée plus haut,
pour la prévision. En France nos experts Kuznets donne 0,77 avec la précision
prévoient pour la période 1060-1085 une d'une élasticité de o,r6 pour les aliments
élasticité de la dépense alimentaire par et de 1,62 pour les services afférents.
rapport au revenu de 0,42. Pour les
182 ARCADIE
il faut ajouter qu'on ne sait les mesurer que par leurs coûts et non
selon l'appréciation des consommateurs.
Voilà une première raison qui nous interdit d'identifier
exactement le niveau de vie soit à la consommation privée soit
à la consommation privée renforcée par la consommation
publique, l'une et l'autre entendues par tête. Mais ce n'est pas
la seule raison, ni la principale.
Des biensgratuits
20. Donnons les expressions origi- to acquire it, is the toil and trouble of
nales d'Adam Smith : The annual labour acquiring it. What every thing is really
of every nation is the fund which originally worth to the man who has acquired it,
supplies it with all0// the
<Ac necessaries
KCCMMfïM and CK? and who MaM?
wants to dispose
?Mp<MCof it <tiror exchange
?CcAaK?C
conveniences of life which it annually it for something else, is the toil and trouble
consumes... Et pour la seconde citation : which it can save to himself, and which
The real price of every thing, what every it can impose upon other people.
thing really costs to the man who wants
NIVEAUDE VIE ET VOLUMEDE CONSOMMATION 191
(humains), les uns sont satisfaits par l'usage que nous faisons
de certaines choses que la nature nous fournit gratuitement,
telles que l'air, l'eau, la lumière du soleil. Nous pouvons nommer
ces choses des richesses naturelles, parce que la nature seule en
fait les frais. Comme elle les donne à tous, personne n'est obligé
de les acquérir au prix d'un sacrifice quelconque. Elles n'ont donc
point de valeur échangeable » 21.S'adressant aux mêmes richesses
naturelles, non plus comme objets de consommation, mais comme
facteurs de production, Ricardo écrit : « Ces agents naturels ne
font l'objet d'aucune facturation, car ils sont inépuisables et à
la disposition de chacun. Ainsi le brasseur, le distilleur, le teintu-
rier, font incessant emploi de l'air et de l'eau pour produire leurs
marchandises; mais comme l'abondance en est illimitée, aucun
prix ne s'y attache 22. »
Fort bien, mais nos auteurs ne commettaient-ils pas une erreur
de fait en regardant ces agents naturels comme donnés en quan-
tités illimitées. Lotka fait un rapprochement très frappant, en
nous disant que tout le tonnage d'oxygène se trouvant dans
l'atmosphère terrestre est du même ordre de grandeur que le
tonnage de charbon accessible dans la croûte terrestre 23. A
l'opposé des économistes de la première partie du xixe siècle,
nous avons très vivement conscience que l'oxygène de l'atmos-
phère est un produit du système végétal terrestre, comme à
l'inverse le bioxyde de carbone est un produit du système animal,
renforcé plus puissamment de jour en jour par le système
industriel.
Il ne paraît plus légitime de compter pour rien les richesses
naturelles, lorsque nous avons pu observer : 10 Que la préférence
24. La lutte contre le sfnog est engagée polluantes. A partir de 1963, l'industrie
depuis plusieurs années en Californie automobile a commencé à munir de cet
et a donné lieu à des ordonnances muni- équipement les voitures vendues dans
cipales qui réglementent la combustion toute la nation. Mais, comme le smog
des ordures, pénalisent l'émission de persiste dans son épaisseur et sa viru-
fumées par les établissements industriels, lence, il est devenu patent que ce serait
et exigent que le gaz naturel soit employé un danger pour la santé publique que
pour le chauffage au lieu de mazout, d'autoriser des millions de voitures exis-
pendant la plus grande partie de l'année. tantes à circuler sans un équipement
Ce ne sont là que de toutes petites mesu- de ce genre. Donc, une nouvelle loi de
res répondant à la période de l'année où l'État de Californie exige qu'à partir du
les matières polluantes emprisonnées ier janvier 1964 tous les véhicules com-
par les montagnes mitonnent dans la merciaux circulant sur les routes de
chaleur. Il y a unanimité de sentiment l'État, soient ainsi équipés et qu'aucune
que l'air de la Californie ne sera jamais voiture d'occasion ne puisse être vendue
nettoyé jusqu'à ce que l'on se soit atta- sans cet équipement. En 1965 cette
qué à la cause principale du mal : les obligation sera étendue à toutes les voi-
émissions qui ont l'automobile pour tures d'occasion. On estime qu'il y a
origine. 5 à 6 millions de voitures et camions
Voici trois ans de cela, les firmes de circulant dans l'État et que leur équi-
l'industrie automobile ont, d'elles- pement représente un marché d'environ
mêmes, commencé à équiper les voitures 100 millions de dollars, le coût de l'équi-
vendues en Californie d'un dispositif pement individuel étant de 15 à zo dol-
destiné à modérer l'émission de matières lars. (D'après Barron's, 9 déc. z963)
NIVEAU DE CONSOMMATION193
DE VIEET VOLUME
croissante, rendus plus difficilesà mesure que les rebuts, comme
ceux de détergents, sont plus résistants aux traitements.
S'il est une prédiction sociale que nous pouvons émettre
avec pleine certitude, c'est que, dans l'avenir, les soins donnés
à la restauration ou conservation des richesses naturelles absor-
beront une proportion croissante des travaux humains. Il n'y a
pas bien longtemps que l'on a commencé à reconnaître ces
soins pour désirables, et notre comptabilité y reste insensible.
Dans la comparaison des consommations par tête pour deux
villes du même pays, la pureté de l'air, celle de l'eau, la dispo-
nibilité de jardins, ne figurent aucunement.
Dès lors que nous avons une comptabilité nationale basée
sur le territoire, il semble qu'elle devrait comporter un bilan
des bonifications et détériorations du patrimoine naturel. Faute
d'un tel bilan, celui qui signale des détériorations est vu comme
une sorte d' « esthète » qu'on fait taire au nom des « utilités »;
mais à la vérité, c'est seulement parce que les « utilités » sontmal
comptées, et cela parce que les habitudes prises pour les compter
remontent à une époque où les dommages que l'homme pouvait
infliger au patrimoine naturel étaient limités ou mal compris. Je
veux souligner « mal compris », car il y aurait « technophobie »
à regarder la dégradation des ressources naturelles comme liée
de façon univoque à la civilisation industrielle : c'est encore
dans les civilisations avancées que l'eau est la moins malsaine,
Platon déjà soulignait le déboisement de la Grèce, ce n'est pas
sans intervention humaine que les collines chinoises ont été
dépouillées d'arbres comme on le voit sur les plus vieilles
estampes, etc.
Des coiîts externes
25. Lunmc VONMISES,Human Action (Londres et New York, 1949), pp. 65o e(sq.
DE CONSOMMATION195
DE VIEET VOLUME
NIVEAU
Le surplus du consommateur
Le problème de la déflation
28. Cf. Bulletin no 718, l'École des Hautes Études, ioe série,
ier avril ig5g. pp. 13' et sq.
29. Dans « Recherches sur l'évolution 30. JEAN FOURASTIÉ, Productivité,
des prix », dirigées par Jean Fourastié à prix et salaires (o.B.c.E., 1957).
NIVEAU DE VIE ET VOLUME DE CONSOMMATION 201
Du nombre
Le lourd et le léger
L'investissementproductif
nôtre se fait à cet égard peu d'honneur; mais ce que nous faisons,
et que les sociétés précédentes n'ont pas fait, c'est l'armement
des producteurs pour qu'un travail successivement moins pénible
donne des produits toujours plus abondants.
Regardons l'homme au travail : il nous apparaît autrefois
pourvu de maigres outils, à présent associé à une machine telle-
ment plus pesante que lui-même, que sa mise en mouvement
exige l'intervention de puissantes forces auxiliaires. Mais, de
plus et surtout, cette association du travailleur moderne avec
la machine est mouvante. Si, à quelques années de distance,
nous prétendons prendre sur le même lieu de travail une « même »
photographie, nous ne retrouverons plus les mêmes machines,
mais d'autres, incorporant des procédés nouveaux, et par consé-
quent les hommes aussi nous apparaîtront dans des attitudes
différentes, parce que les nouvelles machines appellent de
nouveaux traitements.
Une bonne part des travaux matériels de l'année, dans une
société, est consacrée à l'installation des équipements nouveaux :
c'est là ce que les économistes appellent les dépenses d'inves-
tissement. Mais bien plus large encore est la part prise dans les
travaux intellectuels de la société par les recherches de science
pure ou appliquée, aboutissant à ces appareils nouveaux. Jamais
les efforts de connaissance n'ont été si grands qu'à présent, et
jamais ils n'ont été autant orientés vers les moyens de faire.
Enfin et surtout il faut noter l'importance prodigieuse prise
par le commandement économique dans une société à forts
investissements, et dont la production change rapidement en
volume et en composition. Ceux qui exercent ce commandement
sont auteurs du « plus » qui est obtenu, mais aussi du remue-
ménage qui accompagne nécessairement cette obtention.
Quels nouveaux équipements introduire, où et quand ? Ce
sont décisions déterminantes pour la production future, mais
aussi pour le « personnel » présent, car la machine nouvelle doit
être servie autrement que l'ancienne; il faut donc briser des
routines de travail et en prescrire de nouvelles : à quoi il est
INTRODUCTIONAU PROBLÈME DE L'ARCADIE 2I55
bien compréhensible qu'il se trouve des résistances. Mais ce
n'est rien encore. Le nouveau procédé « épargne de la main-
d'aeuvre », c'est-à-dire qu'à moins d'un essor très rapide de la
demande du produit, des emplois sont supprimés et les hommes
qui les occupaient sont obligés de « chercher du travail », peut-
être d'autre nature, peut-être en un autre lieu. Il paraît alors
de nécessité évidente que d'autres emplois leur soient offerts,
d'autant que cela ne présente guère de difficulté dans une société
fortement progressante.
Il faut ici m'arrêter brièvement, car il ne faut pas laisser croire
que le machinisme est créateur de chômage. Il ne faut que se
référer aux abondantes mentions des « vagabonds » qui se trou-
vent dans notre ancienne littérature - bien mieux, il ne faut
que voir le spectacle d'une foule miséreuse dans les grandes
cités d'Asie pour comprendre que le chômage est un mal endé-
mique des civilisations, qui n'est enfin surmonté que dans nos
sociétés avancées.
L'esprit de conquête
De nos jours, les gouvernements affirment, de la façon la
plus explicite qui fut jamais, que tout l'objet de leur politique
est l'amélioration du sort quotidien de leurs administrés. Dans
le même temps, de tous les progrès techniques à présent pour-
suivis dans la société, il en est un que les gouvernements privi-
légient, auquel ils adressent d'énormes dépenses, pour lequel
ils mobilisent une élite de savants, d'ingénieurs, de travailleurs
des plus hautes qualifications : il s'agit de l'astronautique.
Le vol extra-atmosphérique dont nous voyons les débuts
aura des conséquences de toutes sortes pour la vie quotidienne
des hommes ; personne n'en doute, mais personne ne les connaît
ni même n'imagine clairement ce qu'elles pourraient être; aussi
n'est-ce sûrement pas en vue de ces conséquences inimaginées
que les ingénieurs et les cosmonautes ont réalisé leurs exploits,
ni en raison de ces conséquences que tout le genre humain
s'enthousiasme pour ces succès; pour les artisans ou héros des
vols la volonté de faire ce qui ne l'avait jamais été et ce que la
nature paraissait refuser à l'homme, pour les foules la joie de
voir reculées les limites de la puissance humaine, voilà les senti-
ments immédiats qui ont inspiré ou accueilli ces succès. Révé-
latrice est l'expression des journaux : « la conquête de l'espace ».
A la base de l'enthousiasme, il y a l'esprit de conquête, la volonté
de puissance, l'impérialisme immanent à notre espèce, et son
autolâtrie.
S'il en est comme il me semble, l'exemple éclatant qui nous
est à présent offert suggère qu'en des occasions plus modestes
la poussée du progrès technique est liée aussi à la volonté
d'affirmation, de dépassement, de puissance. Et notre opinion
penchera en ce sens si nous regardons par quels traits notre
civilisation technologiquement triomphante a contrasté avec la
civilisation chinoise.
CIVILISER NOTRE CIVILISATION 223
Le souci de puissance
le souffle d'un air chaud émis par une bougie fixée au-dessous,
les voitures et chevaux peints sur le papier tournent rapidement
en donnant la sensation du mouvement des sujets. Quand la
bougie s'éteint, tout s'arrête. Ce n'est qu'une petite chose mais
elle contient tout le principe d'accomplissement et destruction,
de sorte que des mille époques écoulées, il n'en est pas une qui
ne soit comme la lampe-cavalcade.
« Selon le même principe, il y a toutes sortes d'objets jusqu'à
des balles ainsi faites qu'elles restent illuminées en roulant à terre.
Tous les ans au début du dixième mois, c'est chose délicieuse que
d'amener un enfant là où ces choses se vendent.
« La lampe-cavalcade, avec sa roue contrôlée par une flamme
et dès lors motrice, repose sur le même principe que les bateaux
à vapeur et chemins de fer de notre temps. Et si son principe
avait été poussé plus loin... qui sait si depuis plusieurs centaines
d'années on n'aurait pas développé un appareil réellement utile.
Quel dommage que la Chine ait tellement borné l'exercice de
son ingéniosité qu'elle ait eu pour tout fruit un jouet d'enfant »»
Ce texte - tiré de l'ouvrage de Needham 5- n'est-il pas
émouvant ? Déplorant à raison, dans son troisième paragraphe,
que l'on ne soit pas allé au-delà du jouet, l'auteur l'explique en
quelque sorte dans les deux premiers : le faible souffle de la bou-
gie suffilt à faire méditer l'homme et à faire rire l'enfant; pourquoi
donc un souffle plus fort ?
La puissance motrice du feu a été entrevue; elle n'a pas été
exploitée, comme si l'appétit de puissance avait manqué. C'est
l'impression que va nous donner aussi la confrontation de pra-
tiques magiques.
11.
Les importations d'opium avaient filiale, de la fidélité, de l'intégrité et de la
pris un élan prodigieux depuis que la justice. Que savez-vous sur les Rites,
Compagnie des Indes en avait fait son l'honnêteté et la honte 7... »D'un placard
affaire, et les plus beaux navires parmi répandu dans le petit peuple après la
ceux sillonnant les mers d'Orient avaient guerre de l'opium, et intitulé Déclaration
été construits spécialement pour ce fruc- des Paysans de la province de Canton aux
tueux négoce. Le conflit se noua quand Barbares anglais.
un commissaire de l'empereur fit saisir 13. ANDRÉ CHIH, L'Occident « chré-
les arrivages, qui étaient légalement tien p vu par les Chinois vers la fin du
contrebande. XIXe siècle (I87o-r90o). Travaux de
12. « Vous êtes avides devant lesprofits l'Institut d'histoire des relations interna-
comme les bêtes devant la nourriture. tionales, Paris, 1962. La citation de la
Vous ne connaissez aucune doctrine. note précédente est empruntée à cet
Vous n'êtes que des animaux parlants. ouvrage.
Vous ne connaissez rien de la piété
230 ARCADIE
La pauvreté
16. Lettre du père de Prémare, mis- tutionnelle : la classe dirigeante est celle
sionnaire de la Compagnie de Jésus, au des lettrés, qui se recrute par des exa-
père Le Gobien, de la même Compa- mens, et les fonctionnaires n'en sont que
gnie. - A Ven-tchéou-fou, en la pro- la partie la plus éminente. Les charges
vince de Kiamsi, le WTnovembre i'7oo. populaires doivent être moindres. C'est
Op. cit. t. XVI, pp. 394 et sv. C'est une explication grossière d'un moindre
nous qui soulignons les phrases. degré d' « exploitation ». Il appartient à
17. On sait que la Chine n'a jamais des recherches pratiques de faire appa-
connu de régime féodal. Le principe de raître ce qu'elle vaut, et s'il est vrai que
ce régime était que les fonctions mili- le degré d'exploitation ait été moindre.
taires, administratives et politiques Jusqu'à présent, c'est seulement sur le
étaient remplies par une classe dispersée xixo siècle que l'on a des travaux passion-
sur le territoire et bénéficiant d'affecta- nants : CHUNGLi-CHANG, The Chinese
tions locales de tributs de la part de la Gentry, Studies on their Role in Nine-
population locale ou « manants a. Faire teenth Century Society, Seattle, 1955;
vivre sur le pays la classe dirigeante se et, du même, The Income of the Chinese
comprenait en un temps de transports Gentry, Seattle, 1962. Le poids apparaît
difficiles. Lorsque commence à se déve- alors lourd.
lopper l'État moderne, un autre person- 18. La population de la Chine paraît
nel, centralisé, doit être muni de moyens, s'être située alors entre i ro et 12o mil-
par l'impôt. Le peuple est alors écrasé lions. Cf. ABBOTPAYSON USHER :« The
parce qu'il entretient à la fois un nou- History of Population and Settlement in
veau personnel dirigeant centralisé et Eurasia », The Geographical Retsew,
l'ancien qui n'a plus de fonctions. Mais janvier 1930.
en Chine, il n'y a point d'hérédité insti-
CIVILISER
NOTRECIVILISATION 233
Chosification
Cette insuffisancetechnique de la Chine, comment l'expliquer,
vu le caractère inventif des Chinois, qui s'est manifesté par une
avance de plusieurs siècles sur notre Europe, dans toutes sortes
d'inventions ? Needham donne à ce sujet un tableau d'innova-
tions techniques, avec pour chacune l'espace de temps écoulé
entre son introduction en Chine et son introduction en Europe
(que ce soit par diffusion ou ré-invention) 19.Comment alors ne
pas se demander pourquoi donc ce que nous appelons « civilisa-
tion industrielle » ne s'est pas développée en Chine plutôt qu'en
Europe ? C'est là une énigme à laquelle je n'ai vu donner aucune
réponse 20.
Faute d'interprétation autorisée, il faut nous livrer à la spécu-
lation, et ce qui vient d'abord à l'esprit, c'est qu'il y a probable-
ment un rapport entre notre développement technique, si supé-
rieur à celui de la Chine, et les traits psychologiques par lesquels
nous contrastons si déplorablement avec l'ancienne Chine,
comme brutalité et volonté de puissance.
Si, comme je le crains, il se trouve un tel rapport, la chose
est d'une immense conséquence pour notre politique future. Car
autant nous pourrions nous reposer tranquillement sur les pro-
grès de « l'esprit industriel » s'il était radicalement différent de
« l'esprit de conquête », autant cela serait imprudent s'il est
essentiellement de même nature. De là notre problème de le
faire servir à la douceur de la vie humaine.
Le premier thème qui s'offre est le rôle considérable joué dans
nos succès techniques par la « chosification » de la nature. Le
terme est de Laberthonnière, qui attribue à Descartes la genèse
d'une attitude propice à la possession matérielle du monde.
« Il montrait... que la matière, qu'il concevait comme existant
en soi et nullement pour soi, se prêtait, par le fait même de la
19. NEEDHAM, op. cü., t. I, p. z42. l'auteur le plus capable de fournir une
20. Le sujet a bien dû être traité, mais réponse, Joseph Needham, le fera dans
je n'en ai rien vu. On peut espérer que la suite de son grand ouvrage.
234 ARCADIE
volonté de Dieu qui l'avait créée ainsi, à être totalement pour
nous un instrument, c'est-à-dire la chose malléable et corvéable
à merci dont on tire tout ce qu'on peut tirer sans jamais avoir à
compter avec elle : c'est pourquoi les animaux eux-mêmes ne
devaient être que des machines, afin qu'en eux il n'y eût point
de conscience, point de pensée qui, ayant à quelque degré une
existence pour soi, devînt un obstacle à notre mainmise sur
eux 21.»
C'est là une attitude acquise et non spontanée. Le sauvage a
conscience de tout ce qui l'entoure, animal, arbre ou rivière,
comme aussi vivant que lui. Sans doute le chevreuil lui servira
de viande mais il est bien autre chose que viande sur pied : il
n'est pas vu exclusivement sous l'aspect de sa propriété comes-
tible. L'environnement du sauvage est bruissant et frémissant
d'existences diverses : cette perception de la Nature est fixée
dans la désignation taoïste « les dix mille êtres » à laquelle
s'oppose l'expression moderne « les ressources naturelles ».
L'expression moderne révèle un appauvrissement de la
perception, liée à un progrès de la préhension. Prendre sans
comprendre, c'est le fait du Barbare. Ne comprendre que pour
prendre, c'est la rationalisation de la barbarie, et c'est l'esprit de
notre civilisation. C'est intelligence de rapt et non de sympathie.
Il y a toujours eu chez l'homme ces deux modes : l'intelli-
gence de sympathie a été développée par la culture bouddhiste
et la culture taoïste, l'intelligence d'exploitation a pris en
Occident un essor prodigieux : et il faut bien lui rendre cet
hommage qu'elle a procuré aux populations d'Occident des
avantages inconnus ailleurs et à présent partout enviés. Mais à
mesure que ses fruits excèdent plus largement les nécessités
vitales, comment ne deviendrions-nous pas sensibles à ce que
cette rationalité barbare néglige ou piétine ?
Autant cette rationalité piétine dans la Nature ce qui n'est
, Io
Pour une conscience
conscience écologique
196I
Qui visite les ruines de Tyrinthe croit voir les restes d'une
fourmilière. Observer les fourmis, c'est rabattre la fierté que
nous éprouvons à nous connaître « animaux politiques » : car en
voilà d'autres qui savent en commun construire des cités et y
mener une existence sociale. Et puisque nous aimons les échelles
graduées et tenons la fondation des villes pour une étape majeure
dans le progrès du genre humain, il nous faut alors concéder que
jusqu'à cette époque toute récente 1 notre espèce était « moins
avancée en civilisation » que nous ne trouvons les fourmis.
Mais une leçon d'une tout autre utilité peut être tirée : la
fourmilière nous représente ce qui peut être obtenu par une
espèce pratiquant l'association de travail au sens propre, c'est-
à-dire la mise en commun des forces individuelles et leur répar-
tition entre les tâches sociales.
Or, en prenant ce problème par la voie logique, on trouvera
qu'il y a une dimension optimale de la fourmilière et, dans ce
cadre, une répartition optimale du travail; autrement dit, il y
a une « perfection» de la fourmilière au-delà de laquelle le « pro-
» n'est 2
grès point possible. Toutes sortes d'accidents historiques
r. Les plus anciennes villes jusqu'à tardif dans la vie de notre espèce, et la
présent découvertes remontent au début majorité de la population n'est urba-
du troisième millénaire avant notre ère, nisée qu'au XX6 siècle dans les pays dits
c'est-à-dire il y a cinq mille ans. Rien « économiquement avancés ».
ne prouve à la vérité qu'il n'y en ait pas 2. Il serait passionnant de pouvoir
eu de plus anciennes. Mais enfin l'urba- suivre l'histoire d'une constellation de
nisation n'est qu'un phénomène très cités-fourmilières. On en tirerait sans
POURUNECONSCIENCE
ÉCOLOGIQUE 237
empêchent la réalisation ou la permanence de la « perfection »
mais elle existe comme modèle auquel tend inconsciemment
chaque fourmilière, et comme limite à ce qu'une fourmilière
peut devenir, tant qu'un principe de changement n'intervient
pas. Or la cité humaine tendrait aussi à un état de perfection
excluant tout progrès ultérieur (mais non pas la détérioration)
si l'homme n'avait pas su faire intervenir des forces auxiliaires,
de sorte que le problème n'est plus de répartir idéalement un
effectif de forces donné, mais surtout de faire apparaître des
forces nouvelles 3.
doute la réfutation des idées trop simples des lois sur lesquelles il ne peut rien.
ici avancées. Les fourmis mêmes ne sont Tout son pouvoir réside dans son intel-
pas si « fourmis p qu'on le suppose. ligence, qui le met en mesure de connaî-
3. Il est à peine nécessaire de marquer tre ces lois par l'observation, de prévoir
ici combien l'organisation du travail est leurs effets, et, par suite, de les faire
modifiée par la modification des préfé- concourir au but qu'il se propose, pourvu
rences. Mais la stabilité de l'état matériel qu'il emploie ces forces d'une manière
et celle des jugements de valeur se ren- conforme à leur nature. »
forcent mutuellement. AUGUSTE CoMTE : Appendice général
4. « En général, quand l'homme paraît du système de politique positive, troisième
exercer une grande action, ce n'est point partie, p. 9¢ de l'appendice au t. IV du
par ses propres forces qui sont extrême- Système de politique positive, édition de
ment petites. Ce sont toujours des forces rg2g.
extérieures qui agissent pour lui, d'après
238 ARCADIE
Cette erreur 5 du génial fondateur de la science économique
a été lourde de conséquences : elle a orienté ses successeurs vers
le problème de l'équilibre général, ce qui a beaucoup retardé
l'intelligence de la croissance 6. Elle fausse nos plus modernes
calculs économiques en laissant hors de compte l'intervention
des agents naturels.
Consciencesociale et inconscienceécologique
Ce que j'ai dit tout le monde le sait : mais sait-on bien en tirer
les conséquences ? Celle que l'on tire est qu'il faut honorer et
favoriser ceux qui, par leurs recherches, trouvent le secret de
capter des forces naturelles, et que nous sommes redevables à
ceux qui, par leurs travaux concrets, réalisent cette captation à
notre bénéfice. Et ce sont là des sentiments très justes. Mais
notre attention ne s'adresse qu'à nos semblables, « cause efficace»
des services que nous rendent les agents naturels, et nullement
Écologie politique
Le fonctionnement des économies les plus avancées repose
sur un rapport avec la Nature qui, dans son principe, est le même
que celui de notre existence biologique. Aussi je souhaiterais
que l'enseignement économique fût toujours situé dans le cadre
de l' « écologie politique » : on ferait remarquer aux enfants que
pour complexes que soient les opérations qui se passent dans
notre corps (comparées au système économique, autrement dit
aux opérations qui se passent entre hommes) elles ne sont possi-
bles et n'ont de sens qu'à raison des rapports avec l'environne-
ment, avec la Nature. Comme dans notre vie biologique nous
arrachons nos aliments à la Nature (animale et végétale), pour
notre système économique nous arrachons les aliments - matiè-
res premières et combustibles - à la Nature (surtout minérale).
Comme ces aliments ne « profitent » point à notre corps sans
digestion, de même dans le système économique la transforma-
tion est essentielle. Non seulement cette assimilation implique
une combustion, mais la continuation ininterrompue de celle-ci
- la respiration - est condition de poursuite de notre vie. Et
il est clair qu'un immense accroissement des opérations de
combustion est caractéristique des économies avancées. Notre
vie biologique enfin est productrice de déchets; l'une des pre-
mières choses que l'on enseigne aux enfants est de disposer des
déchets avec décence : c'est ce que nos plus fières sociétés n'ont
pas encore appris, et une maîtresse de maison ne voudrait pas
de nous comme chats.
Nos rapports avec la Nature changent tellement quant à leur
volume qu'ils appellent un esprit de responsabilité que nous
n'avons pas encore acquis et auquel nos manières de penser les
plus modernes ne nous portent pas.
POURUNECONSCIENCE
ÉCOLOGIQUE 243
économique va se resserrant.
Cherchant une comparaison anatomique, je dirai que la main
problème, mais il est vrai qu'il est beaucoup moins urgent que
le problème des déchets.
Dans l'exploitation de la Nature, on ne considère que la
Quant aux métaux, il est clair que nous avons d'autant moins
besoin d'en arracher aux entrailles de la terre que nous sommes
plus attentifs à régénérer ceux qui ont déjà servi. Ils ne consti-
tuent d'ailleurs point un sérieux problème. Il en va autrement
de l'eau, et c'est là signe de notre absurdité, car quoi de plus
abondant sur notre planète ? Si elle manque, c'est faute d'avoir
favorisé son circuit naturel. Il ne nous est point permis de douter
que dans le passé déjà, avec des moyens de perturbation bien
moindres que les nôtres, les hommes n'aient créé des zones
désertiques. Il s'en trouve dans des pays qui étaient comptés
parmi les plus riches provinces de l'Empire romain.
Généralement, il nous est permis d'espérer qu'en quelque
sorte le même fleuve de forces naturelles servira sans perte aux
générations successives, pourvu que nous sachions nous enter
sur les circuits.
Quant à l'énergie, il en va autrement puisque nous brûlons
des stocks : en ce sens notre processus d'enrichissement social
est un processus de consommation du patrimoine. Mais on peut
ici espérer qu'aux modes d'obtention de l'énergie par destruc-
tion nous saurons en substituer un autre, celui même auquel
nous empruntons notre énergie vitale. D'où nous vient-elle,
POURUNECONSCIENCE
ÉCOLOGIQUE 247
sinon de l'absorption d'énergie solaire par les végétaux ? C'est
chez eux que se forme doucement et continuellement le maga-
sin d'énergie dans lequel puisent les animaux et nous-mêmes :
tous parasites du végétal, c'est de lui que nous devons apprendre.
Nous pouvons enregistrer l'énergie solaire sur bande qui la
restituera. Il est imaginable que l'énergie fournie serait moins
propre aux poussées violentes que ne sont les formes par nous
employées. Ce serait un grand bien, car nous sommes grisés
d'énergie violente, ce qui donne à notre civilisation de fort
vilaines manières.
qui en est fait. Je ne discuterai pas ici les moyens de cette politi-
que, que je voudrais les plus libéraux possible 2 mais son inspira-
tion générale.
Ce qui caractérise essentiellement l'activité de construction,
c'est la durée de ses résultats. C'est un texte qui appelle la médi-
tation, celui de Sismondi, constatant durant le premier tiers
du xixe siècle : « En Italie, depuis la ville la plus opulente jusqu'au
dernier village, il n'y a presque pas une maison qui ne paraisse
supérieure à la condition de ceux qui l'habitent aujourd'hui,
pas une maison qui ne soit supérieure à ce que demanderaient
aujourd'hui, même dans les pays les plus prospères, des hommes
de la condition de ceux qui l'ont bâtie » 3. Dans les pages sui-
vantes, Sismondi illustre abondamment sa proposition : il nous
représente successivement ce même phénomène de dispropor-
tion entre résidence et revenu, dans les villes majeures, dans les
petites villes, et dans les campagnes. J'ignore si les historiens
de l'économie ont fourni ou cherché une explication du phéno-
mène qu'il signalait. Mais ce qui est à retenir pour nous, c'est
qu'il trouvait les Italiens bien logés, grâce à des constructions
anciennes. Quant à nous, retenons seulement que la construction
dure, et qu'il s'agit de logements pour des siècles.
Faut-il parler des édifices publics ? Faut-il rappeler que nous
jugeons les civilisations disparues à leurs temples et à leurs palais ?
Faut-il souligner qu'à ce compte, si notre civilisation disparais-
sait, les archéologues situeraient son sommet, soit aux xIIIe et
xme siècles en raison des cathédrales, soit aux xvlle et XVIIIe en
raison des palais - qui forment aujourd'hui encore nos seuls
lieux d'apparat - sûrement pas au temps actuel.
Il faut une politique des constructions parce qu'il s'agit de
2. Je me tiens aux idéesque j'ai expri- ment, mais selon les orientationsimpri-
mées il y a trente-cinq ans sur les rôles mées par lesdites conditions.
relatifsde l'État et de l'entreprise(L'éco- 3. SIMONDE de SISMONDI, Études sur
nomieDirigée,Paris 1928): les autorités l'ÉcoaomiePolitique,Introduction,p. IS.
orientent et créent les conditionsau sein in t. II desÉtudessur lesSciencesSociales,
desquellesles particuliersagissentlibre- Paris, 1837.
TROIS NOTES SUR L'HABITAT 2si
* *
TROIS NOTES SUR L'HABITAT 257
* **
""
Pour une critique de l'habitat moderne
(octobre 1964)
Le progrès, c'est l'accroissement successif du patrimoine
social, tellement que chaque génération active lègue à la suivante
un plus riche actif, tangible et intangible. Ce souci a pris de nos
jours une heureuse vigueur, et, de plus en plus systématiquement,
nous nous employons à grossir la dotation de nos successeurs en
instruction et en équipement.
A peine pouvons-nous imaginer un processus contraire de
détérioration des actifs, contre lequel les bonnes volontés ne
mèneraient qu'un combat de retardement. Tel petit groupe
dévoué tiendrait à succès d'avoir préservé, maintenu ou restauré
262 ARCADIE
telle école, telle centrale électrique, tandis que bien des naufrages
alentour échapperaient aux efforts de ces sauveteurs. L'Histoire
offre des exemples d'une telle ruine progressive, mais pourquoi
les évoquer alors qu'assurément nous sommes en plein essor des
actifs ? Sans doute, mais non point de tous les actifs.
Le langage est toujours révélateur : il est un domaine dans
lequel les termes de préservation, défense, sauvegarde, sont
courants et dénotent que les bonnes volontés sont réduites à
un combat en retraite : il s'agit du paysage urbain et rural.
S'il faut applaudir et soutenir les défenseurs d'îlots, il faut
aussi comprendre la grave signification du caractère défensif que
les circonstances impriment à leur action, et cette signification,
c'est que, sous un certain rapport, notre patrimoine social subit
un processus de détérioration.
La poursuite de cette détérioration est d'ailleurs inévitable
si l'on met en opposition « le progrès » et « la beauté du décor ».
Vu l'importance attachée au Progrès, il fournit un argument-
massue pour justifier toute action enlaidissante, et parce qu'il
est ainsi évoqué, les défenseurs du « décor » s'en prennent au
progrès, ce qui est une fatale maladresse.
Ce qu'il faut dire, c'est que le progrès c'est l'amélioration du
patrimoine social, et que le décor de la vie en est une partie
essentielle, que c'est donc un important aspect du progrès que
l'amélioration du décor de la vie.
C'est très bien sans doute d'entasser des objets d'art dans
un musée : mais quelle proportion de nos concitoyens vont
les voir et pendant combien de temps les regards des visiteurs
s'arrêtent-ils sur ces objets? Ceux-ci ne constituent nullement
une présence dans la vie quotidienne des hommes. A un
moindre degré, j'en dirai autant des monuments historiques :
Notre-Dame était continuellement visible au Parisien médié-
val, non pas au banlieusard d'aujourd'hui. Ce ne sont ni les
musées ni les monuments historiques qui m'importent, mais
bien ce que le regard de l'homme rencontre habituellement,
ce qu'il voit de sa fenêtre en s'éveillant, ou dans son trajet
TROISNOTESSUR L'HABITAT 263
vers son lieu de travail, ou lorsqu'il lève les yeux de son
travail.
C'est le grand mérite de notre époque que son souci majeur
soit d'améliorer les conditions matérielles de la vie du travailleur
et de procurer son épanouissement. Mais nos mesures sont de
caractère trop abstrait. La technique nous fournit des instruments
d'investigation dont il faut user. Qu'une caméra suive un tra-
vailleur toute la journée du réveil au sommeil et nous rapporte
tout ce qu'il a vu, qu'un enregistreur de sons y soit ajouté pour
nous rapporter tout ce qu'il a entendu. Après cela jugez sur
pièces, dites si ces « vus et entendus » sont propres à procurer
des sensations agréables et propices à l'épanouissement.
Et n'allez pas vous récuser en prétextant que votre sensibilité
n'est pas la sienne, et que ce qui offusque la vôtre lui est indif-
férent : cette attitude implique le mépris le plus impertinent.
Que ce mépris puisse être marié à une sincère philantropie, c'est
l'un de mes grands étonnements. Je connais des philantropes
très estimables, tout occupés des « besoins du peuple » et qui,
dans ces besoins n'inscrivent pas ceux qu'ils éprouvent eux-
mêmes. C'est bonne intention que le sacrifice de leurs propres
valeurs. Mais pourquoi donc croient-ils y être seuls sensibles?
Je suis persuadé que la recherche du plaisir esthétique est
naturelle à l'homme. N'a-t-il point manifesté cette recherche
dans le façonnement des outils et meubles les plus pauvres jus-
qu'à ce que ces fabrications se soient faites selon une discipline
imposée? Chose bien plus fondamentale, ces paysages ruraux
du Vieux Monde que nous célébrons comme « beautés de la
Nature » ne sont-ils pas, à la vérité, le fruit d'un modelage
humain, patient et anonyme, poursuivi pendant des siècles ?
N'y a-t-il pas un art inconscient dans l'implantation des arbres
qui fait valoir les courbes ? Et de même, dans le village, le lacis
complexe des toits est supérieur à la morne sottise de la ligne
droite. Ces ensembles harmonieux ont été composés par de
pauvres laboureurs et c'est à leurs descendants que l'on dénie
tout besoin esthétique!
264 ARCADIE
2.
3.
Sur le point A.
La constitution d'équipements collectifs tels que bâtiments
scolaires, terrains de jeux, bibliothèques, est statistiquement
« déconsidérée ». Si l'investissement créateur figure bien dans la
P.I.B.de l'année de construction - parce qu'il y a transactions,
- le flux de services résultant de la création au cours des années
suivantes ne figurera pas dans la P.LB. de ces années - parce
qu'il n'y a pas de transactions marchandes. - De sorte que,
toutes choses égales d'ailleurs, les P.LB. des années à venir
augmenteront d'autant moins que la part faite à ces objets
d'intérêt général conférant des « bénéfices indivisibles » aura
été plus forte.
Le « préjugé statistique » se reflétera avec force sur les revenus
des ménages dont l'expression quantifiée sera insensible aux
services collectifs fournis.
A cause de la convention de base, le travail fourni pour des
objets généraux est en quelque sorte engagé dans un cul-de-sac
statistique. Ces fruits concrets ne grossissent pas l'expression
quantifiée du revenu national et donc l'engagement de travail
dans cette voie donne lieu à un amoindrissement du revenu
relativement à ce qu'il serait au cas d'emplois à destination
vénale.
La même déformation s'exerce sur les emplois d'actifs immo-
biliers. Selon notre manière de compter nous nous enrichirions
268 ARCADIE
Sur le point B.
Les nuisances ne figurent pas comme flux négatifs, leur
développement n'est pas freiné. De là une injustice entre pro-
ducteurs : celui qui est assez scrupuleux pour s'efforcer d'éviter
l'émission de nuisances (en notre jargon économique, l'infliction
à d'autres de coûts externes) s'impose à cette fin des frais («inter-
nalisation des coûts externes »)que s'épargne le moins scrupuleux.
L'omission comptable des flux négatifs est une prime à l'inci-
visme : il est moins coûteux de rendre une eau polluée qu'une
eau assainie, moins coûteux de laisser sa voiture sur la voie
publique que de la ranger dans un garage.
Or notre méthode comptable valide sur le plan collectif ce
calcul égoïste, puisqu'il ne se voit nulle part que la pollution
des eaux ou l'encombrement des voies publiques soient des pertes
pour la collectivité.
Par corollaire, dès lors que les nuisances n'ont pas été compta-
bilisées, la valeur des actions réparatrices est sous-estimée. Un
exemple frappant est fourni par la T.I.R.u.(Service de traitement
industriel des résidus urbains) : pour que la valeur du service
rendu apparaisse à plein il faudrait y faire entrer l'annulation
du mal que ferait la stagnation desdits résidus urbains sur le
lieu de leur formation.
Les nuisances sont susceptibles de trois sortes de mesures
remédielles :
10 la retenue à la source imposée à l'émetteur; de cet ordre
est par exemple l'interdiction de mettre en service (et graduelle-
ment l'interdiction de circulation) des véhicules qui ne compor-
tent pas de dispositif minimisant les exhalaisons et le bruit,
ceci en tendant au remplacement, à long terme, du moteur à
explosion par le moteur électrique;
20 l'activité réparatrice de la collectivité, par exemple, la
station de purification des eaux d'Achères;
PROPOSITION À LA COMMISSIONDES COMPTES 269
Sur le point C.
Les emplois des ressources naturelles n'étant comptés qu'au
coût du prélèvement, qui peut être insignifiant, notre vision
du processus économique se trouve faussée. Si l'on consulte le
tableau des échanges interindustriels (Méthodes 1966, p. go bis)
on peut voir en suivant la ligne o4I , relative à l'eau, et en obser-
vant ses rencontres avec les colonnes 072 (sidérurgie) et 1117
(industries du cuir), que pour les opérations productives de la
sidérurgie et les tanneries, il ne faut point d'eau!
Vérité financière sans doute mais erreur physique : or n'est-il
pas dangereux que la représentation financière nous écarte de la
reconnaissance des faits.
Généralement parce que la Comptabilité Nationale en tous pays
est fondée sur les transactions financières, elle compte pour rien
la Nature à laquelle nous ne devons rien en fait de payements
financiers, mais à laquelle nous devons tout en fait de moyens
d'existence.
Le terme « d'infrastructure » est à présent populaire. Il est
bon d'avoir donné conscience que les opérations d'établissements
distincts dépendent d'une infrastructure de moyens de com-
munication, transport, et distribution d'énergie. Mais cette
infrastructure construite de main d'homme est elle-même
270 ARCADIE
4.
5.
6.
Sur la stratégie
prospective
de l'économie sociale*
If) 66
Prévision et stratégie
La S.P.E.S.
Ressourceset comportements
L'esquisse prospective
14. Pour simplifier, je néglige le solde dans un volume édité par le professeur
extérieur. André MarchaI, Problèmes économiques
15. Il m'a fallu près de quarante pages de notre temps (Paris, Pichon & Durand-
pour en donner un exposé très grossier Auzias, 1966).
282 ARCADIE
17. Celle-ci est entendue ici moins à comprendre les acquisitions de loge-
les transferts, c'est-à-dire Consomma- ments avec la Consommation des Ména-
tion publique plus Investissement public. ges, comme c'est le cas pour les biens
18. Il nous semble qu'il y a avantage durables tels qu'automobiles.
284 ARCADIE
récente sur
24. Le gros de la littérature et Prévision. in T. II, (1966), n° 4.
l'externité est à mon sens égaré par 25. T. SCITOVSKI, Papers on Welfare
l'expressionde coût. C'est ce qui se voit and Growth(Stanford,StanfordUniver-
dans l'article de J. BccxnNnrr et sity Press, 1964), p. 143.
W.C. STUHBLEHINE, « Extemality», Eco- 26. A Report to the Presidentby the
nomica(vol. XXIX, n° II6, nov. 1962). President'sMaterials Policy Commission
Voir chronique bibliographiqueAnalyse (Washington,juin 1952).
290 ARCADIE
BIBLIOGRAPHIE
base de comparaison
les prix régnant 3. Cf., commetémoinde l'intérêtde
dans le pays le plus avancé que si l'on ces travaux, Th. J. MARKOVITCH, a Les
10. Elle était admiréebien plus encore r r. Cf. pour l'estimation du partage
avant 1870, mais dans l'ensemble des des investissementsentre l'intérieur et
90 ans considérésc'est la périodede 1870 l'étranger : A.K. CAIRNCROSS, Homeif
à 1913qui a été celledu plus grand pres- ForeignInvesiment(CambridgeUniver-
tige de l'économie britannique. sity Press, 1953).
STRATÉGIE
PROSPECTIVE
DE L'ÉCONOMIESOCIALE 299
Souhaitons que le Twentieth Century Fund qui a soutenu cet
ouvrage n'en reste pas là. En i884 Mulhall publiait un dictionnaire
historique de statistiques dont il donnait en 1892 une édition fort
amplifiée. Rien de pareil depuis, sinon l'effort du regretté Woytinsky.
Un tel dictionnaire a été publié pour l'Angleterre seule; pour en
donner l'équivalent international, l'abondance des chiffres est devenue
un embarras, mais l'ouvrage ici recensé atteste qu'un auteur judicieux
peut faire une bonne sélection.
* ***
*
Quant aux changements de structure au cours de la croissance
américaine, on trouvera bien des indications dans [i]. Ainsi, quant à
la dépense des consommateurs, Gallmann nous fait connaître la
remarquable stabilité de sa structure de 1844 au début du xxe siècle.
La part des Services se retrouve à 29 % en i8g4-igo3 comme elle
avait été en i844, après avoir baissé jusqu'à 25 % entre 1860 et i88o;
la part des biens semi-durables se retrouve de 16 % en 1894-1903
comme en i844 après avoir monté jusqu'à 18 % en i84g seulement,
le chiffre de 17 % étant fréquent dans la période intermédiaire. Un
seul changement paraît avoir le caractère d'une tendance qui se pour-
suit : l'affaiblissement de la part des biens périssables (50 % en i84¢
et 48 % en 1894-1903) au profit des biens durables (4 % en 1844
et 7 % en 1894-1903).
Combien différente l'image obtenue si, au lieu de compter aux prix
courants, comme on vient de faire, on compte aux prix de i86oI Fai-
sant porter la comparaison sur les périodes 1838-43 et i8g4-igo3, on
constate une baisse dans les Services de 32 % à 20 % (entièrement
acquise dès 1879-1888), un progrès des biens durables de 2 à 10 %
(acquis aussi dès 1879-88), un progrès des semi-durables de 9 à 18 %
(17 % dès 1849-58), une baisse des périssables de 57 % à 52%
(51 % dès 1849-1858).
Cette comparaison sur une longue période donne à penser que la
répartition de la dépense des consommateurs est d'une grande stabi-
lité, les changements des proportions dans les obtentions tenant
essentiellement aux changements des prix relatifs, objet sur lequel
Fourastié a si justement attiré l'attention 12.
x2. Il l'a fait derechefdans son rap- France depuis 1949 », présenté au
port « Prix et progrès techniqueen Congrès des économistesde langue
300 ARCADIE
**
""
Les quantités ne parlent pas à l'esprit, mais seulement les quotients.
Peu m'importe le nombre d'exemplaires de journaux quotidiens
vendus dans tel pays, mais je prête l'oreille si vous me dites combien
par mille habitants : ce quotient fait image et se prête aux comparai-
sons internationales. Il me suffit d'ailleurs de savoir que le quotient
est de l'ordre de 10, comme en Indonésie, pour avoir bien conscience
que l'achat d'un journal n'est pas une conduite typique du chef de
14. A. QUÉTELET, Sur l'Homme et le tes : « Les pays où ont lieu de fréquents
développement de ses facultés ou essai mélanges de peuples, ceux où l'indus-
de physique sociale (Paris, 2 vol., 1835). trie et le commerce réunissent beau-
té. Quételet (t. II, p. 245) ne trouve coup de personnes et de choses et pré-
pas de liaison entre criminalité et pau- sentent le plus d'activité; ceux, enfin,
vreté, ni avec le défaut d'instruction. où l'inégalité des fortunes se fait le plus
Les liaisons positives qu'il trouve (et ressentir, donnent, toutes choses égales,
dont il y aurait lieu de chercher confir- naissance à un plus grand nombre de
mation ou infirmation) sont les suivan- crimes ».
302 ARCADIE
BIBLIOGRAPHIE
BIBLIOGRAPHIE
tions, alors qu'il serait plus moral et plus économique de prohiber leur
émission, auquel cas les émetteurs actuels deviendraient acheteurs de
dispositifs appropriés. De même les dépenses de voirie urbaine se
trouvent gonflées par la diminution d'utilité des voies existantes
tenant à l'absurdité du stationnement licite et gratuit, dont la révoca-
tion entraînerait le développement d'un marché commercial du
parking. Il faut bien voir que toute conduite privée qui appelle des
remèdes par voie de dépense publique, de ce fait détourne une part de
la dépense publique des améliorations nettes qui pourraient être
apportées. Aussi Rôsch cite-t-il à bon droit, comme formant une
importante catégorie de l'action bonificatrice des autorités, l'imposi-
tion d'actions aux particuliers 1.
Idéalement l'analyse des avantages devrait nous permettre de dis-
tribuer au mieux les ressources productives assignées aux fins non
lucratives, entre tous les emplois qui se présentent à l'esprit. Si l'on
considère qu'il n'est ni désirable ni d'ailleurs pratiquement réalisable
que tous les emplois non lucratifs soient décidés par un seul collège
décidant, on peut rêver d'une comptabilité sociale qui aurait la même
propriété que la comptabilité financière, à savoir que chaque décidant
serait orienté dans son choix partiel relativement à un système général,
sans qu'il ait à considérer l'ensemble en choisissant pour la partie.
Si ce rêve est réalisable je ne sais : ce qui est clair c'est que nous en
sommes bien loin.
Il me semble qu'il y a lieu de discerner, chez les auteurs qui ont
abordé ce grand sujet, trois attitudes.
Selon la première, des biens sociaux différant en nature ne peuvent
être comparés : il n'y a pas de système de prix des biens sociaux qui
permette de dire, même si l'on avait des mesures quantitatives pour
chaque bien, qu'un milliard de plus dépensé pour tel objet est mieux
employé que s'il était appliqué à tel autre. A partir de cette attitude,
Recherche
et Développement
I9 6J
I.
Nous constatons un essor prodigieux des dépenses dites
R&D. Dans le cas des États-Unis, il semble, selon des statisti-
ques peu sûres, que, depuis ig2o, le montant réel de ces dépenses
ait été multiplié au moins soixante-quinze fois, et, chose plus
: emarquable encore, que leur part dans le Produit National Brut
ait été multipliée au moins vingt fois.
2.
3.
4.
Les principales sources de financement de la R&D sont,
pour la moindre partie les entreprises, pour la majeure partie les
autorités publiques. Voyons d'abord le cas des entreprises.
Chacune d'entre elles n'engage de dépenses de R&Dfinan-
cées sur ses fonds propres, que dans la mesure où ses dirigeants
l'estiment convenable à la fonction qu'elle remplit sur le marché.
Ici s'impose une distinction logiquement importante. Lorsque
les dépenses de R&Dd'une entreprise se rapportent à des com-
5.
12. Pour prendre l'illustration la plus ment que l'un des bienfaits apportés
simple, on peut bien tenter une estima- par une formation plus poussée. Et par
tion' de l'apport fait à la productivité conséquence la mesure que l'on en vou-
du travail par le développement de drait tirer serait une sous-estimation.
l'enseignement; mais ce n'est là évidem-
326 ARCADIE
6.
Jusqu'à présent, j'ai critiqué les dépenses R&D faites dans les
pays avancés, du point de vue du bien-être des populations
de ces mêmes pays. De ce point de vue la critique peut être rela-
tivement tolérante en raison des considérations suivantes :
13. Cette forme de conversion a fait M. Neiburger « Diffusion and Air
l'objet d'un passionnant exposé du Pollution », Bulletin of the American
professeur Charles Aigrain, au Groupe Meteorological Society; vol. 46, n° 3,
1985 du Plan français. mars i96g, repris presque in extenso dans
14. Cette détérioration a fait l'objet Futuribles, n° 104, Bulletin S.É.D.É.I.S
d'un grand cri d'alarme du professeur du 10 novembre 1965.
RECHERCHE
ET DÉVELOPPEMENT 327
d'abord notre niveau de connaissances techniques est déjà bien
assez élevé pour que leur sage emploi nous mette en mesure de
faire vivre heureusement nos populations; ensuite, n'importe
que seule une mineure partie desdites dépenses intéresse ledit
bien-être, c'est assez pour nous donner le secret de grands pro-
grès matériels, comme il se voit.
Mais la critique doit, il me semble, se faire plus acerbe, si
nous nous plaçons au point de vue du bien-être des habitants du
reste du monde. Il faut alors considérer premièrement que les
dépenses de R&Dfaites dans l'ensemble du monde se situant
sans doute dans la proportion de 99 % dans les pays avancés,
le reste du monde se trouve donc dépendre de ce qui est acquis
ou en cours d'acquisition dans ces pays avancés; et deuxième-
ment que « la mode » (s'il est permis d'employer ce terme) étant
faite en matière de recherches par lesdits pays avancés, elle
risque d'entraîner les faibles ressources des autres pays dans des
directions qui ne leur sont pas les plus utiles.
Le terme de « sous-développement » égare le jugement, en
suggérant entre les pays ainsi classés une similitude qui n'existe
pas, et en donnant à croire qu'ils se trouvent dans une situation
que les pays dénommés avancés ont eux-mêmes connue. Or il
n'y a aucune ressemblance de données entre par exemple Mada-
gascar et l'Égypte, et il n'y a point d'époque passée où ni les
États-Unis, ni l'Europe occidentale, ni la Russie aient été dans
la situation de l'Inde. Parmi les pays dits « sous-développés »
il en est qui souffrent d'une pauvreté en humus et d'un fâcheux
régime des eaux, difficultés que nous n'avons point rencontrées
dans notre histoire économique, et au traitement desquels nous
vouons sans doute moins de centaines de millions de recherches
qu'il n'y a de centaines de millions de nos semblables intéressés
au succès desdites recherches.
Il paraît conforme à toutes nos professions de foi qu'une part
substantielle des dépenses R&Ddes pays avancés soit adressée
aux problèmes intéressant directement différents pays sous-
développés, naturel que les débours afférents soient situés en
328 ARCADIE
partie dans les pays intéressés, et naturel encore que pour ces
travaux des nationaux desdits pays se trouvent associés aux
chercheurs des pays avancés. L'idée est ancienne, la pratique
déjà établie, il suffit de la développer.
Mais un problème délicat se trouve posé par « l'effet de démons-
tration » exercé sur les pays dits « sous-développés » :: ce qui se
fait dans les centres de recherches les plus fameux du monde,
par là paraît le plus important, et l'émulation saisit des pays
plus pauvres, dont les talents et ressources risquent d'être
entraînés dans des voies onéreuses et sans validité prochaine
pour leur population. C'est le même souci d'émulation qui
faisait construire d'autres « Versailles » par les petits princes
allemands, ce qui du moins laissait un héritage de grâce; il est
facile de se montrer critique à l'égard de cette attitude; mais
cela est probablement vain, et même risque d'être mal interprété.
Nous avons reconnu que la politique de la Science (au sens de
policy) est dans nos pays avancés, fortement marquée par les
attitudes politiques (au sens de politics) : comment donc espérer
qu'il en soit autrement ailleurs ?
7.
Cette faveur est toute récente : elle s'est déployée aux États-
Unis durant le dernier quart de siècle. C'est ce que l'on sentira
au moyen d'estimations rétrospectives 1 des dépenses faites avant
la guerre dans la nation américaine pour les travaux à présent
compris sous le concept de Recherche et Développement (que
désormais nous désignerons plus commodément par le sigle
R&D). C'était, dit-on, 150 millions de dollars en 1922 (ou
0,2 % du Produit National Brut) et 570 millions en 1940 (ou
0,6 % du P.N.B.).
Comparez avec le chiffre donné par l'enquête o.c.D.E. 2 pour
l'année 1962 : 17,5 milliards et 3,1 % du P.N.B.
Plus tard nous porterons notre attention sur la croissance
intervenue. Pour l'instant considérons l'étendue prise par ces
travaux.
La part prise par la R&D dans les emplois du Produit National
nous paraîtra plus frappante encore si nous remarquons qu'elle
équivaut aux deux tiers de la part vouée à la construction d'habi-
tations (4,7 %).
Mais plus parlant encore est l'énoncé du personnel : selon
les auteurs de l'étude O.C.D.E., c'étaient, en 1962, non moins
de 435 00o chercheurs, munis de 724 o0o auxiliaires, le total
dépassant largement soit celui du personnel des industries tex-
tiles, soit celui des cheminots.
Conséquencespsychologiques
L'étendue donnée à la R&Daméricaine produit d'importants
effets sur l'opinion, d'abord aux États-Unis, ensuite en Europe.
Les effectifs que je viens de citer évoquent naturellement
l'image d'une Grande Armée de conquêtes techniques opérant
au lieu de petits groupes de chasseurs au siècle dernier. C'est
de quoi faire attendre une ampleur inouïe des « victoires sur la
Nature » et une prodigieuse accélération dans la transformation
de la condition humaine.
Aussi voit-on se multiplier les écrits ou déclarations prédisant
une mutation de la productivité telle que l'on entrerait très vite
dans une ère de l'abondance avec peu de travail. Il s'est trouvé
des auteurs dans chaque génération du xixe siècle pour énoncer
la même prophétie, c'est-à-dire pour représenter comme explosif
le phénomène de plus grande abondance avec moindre peine,
qui a été effectivement progressif. Mais c'est maintenant, dit-on
aujourd'hui, qu'il peut véritablement et qu'il doit être explosif.
Ces écrits sont générateurs d'attentes capables de se changer en
ressentiment. Si la mutation ne se produit pas, on interprétera
son absence comme due à la résistance des institutions aux
possibilités techniques, retrouvant ainsi le thème fondamental
de Marx.
Bien différent est l'effet psychologique produit en Europe.
Les pratiques industrielles américaines sont déjà, le plus souvent,
en avance sur les nôtres. Cette avance ne va-t-elle pas être accrue
par les services de cette Grande Armée ? Celle-ci dès lors appa-
raît menaçante pour la position relative de l'Europe, c'est le
thème de « la brèche technologique n. L'étude o.c.D.E.que nous
avons citée avait pour objet de mettre en lumière la faiblesse
comparative de nos efforts en R&D.
336 ARCADIE
Le contenu de la RIéiD
7. Federal Funds, p. 9.
338 ARCADIE
i. La triade.
sont des hommes qui n'avaient reçu une thèse, il faut remarquer que la
presque aucune éducation scolaire, qui même impression est donnée par l'étude
avaient ramassé les miettes du savoir objective menée par Charles Singer,
tombées de la table des riches et qui E. J. Holmyard et E. R. Hall, dans leur
avaient procédé à leurs expériences avec monumentale A History of Technology
les moyens les plus primitifs : ainsi le (Oxford, Clarendon Press), 5 vol., 1954,
clerc de notaire Smeaton, le mécanicien et sq.
Watt, le garde-frein Stephenson, 16. Sur le contraste, quant à la consi-
l'apprenti joaillier Fulton, le construc- dération sociale, entre arts libéraux et
teur Rennie, le maçon Telford, et des arts méchaniques, voir DOMAT, Le Droit
centaines d'autres dont les noms demeu- Public (1694), liv. I, sec. I, par. xxv
rent inconnus; voilà, comme le dit bien et XXVI.
M. Smiles, les vrais auteurs de la civili- 17. JACOBSCHMOOKLER,Invention and
sation moderne. » (Fields, Factories and Economic Growth (Cambridge, Harvard
Workshops, Londres igoi). University Press, 1966).
S'il est vrai que Kropotkin plaide ici
342 ARCADIE
2. Naissance du concept.
'
II
III
i. Insignifiance de la R&Dsociale.
28. Cf. The Federal Research and ment Operations, House of Representati-
Development Programs : The Decision- ves, january 7, 10 and 11 I966 (Washing-
Making Process; Hearings before a ton U.S. Gvt Printing Office, r966).
Subcommittee of the Committee on Govern-
354 ARCADIE
29. Les trois branches retenues sont Programs : The Decision-Making Process :
l'aéronautique, l'équipement électrique Thirty Fourth Report of the Committee on
et les instruments scientifiques. Government Operations (Washington,
30. Hearings, p. 62. 27 juin z966).
3 1. Federal Research and Development
ET DÉVELOPPEMENT
RECHERCHE 355$.
lancée par le président Truman. Elle n'est pas restée sans suites :
des milliers de conseillers techniques américains ont été répandus
dans les pays sous-développés 32.
Mais on peut se demander si l'efficacité de cette bonne inten-
tion n'a pas été quelque peu compromise par un postulat impli-
cite, au demeurant assez naturel. Les pays sous-développés étant
vus comme caractérisés par des pratiques « arriérées », la tâche
apparaissait comme la communication des techniques « avancées »
en vigueur aux États-Unis. Or il s'est avéré que, dans certains
domaines d'importance capitale, les conseillers techniques, bons
connaisseurs de manières de faire « avancées » ne réussissaient
guère à procurer le progrès des pratiques dans les milieux où ils
opéraient. L'un des documents les plus impressionnants mis au
jour par l'enquête Reuss est une lettre des experts agronomes
William et Paul Paddock, où l'on peut lire :
« Il se trouve malheureusement que notre stock de connais-
sances techniques en matière agricole n'est pas exportable à
ces pays. Si nous savons bien comment obtenir cent boisseaux
de maïs par acre dans l'Iowa, nous ne savons pas comment
doubler les douze boisseaux à l'acre du Guatemala. Au Texas
nous savons bien comment amener un boeuf sur le marché en
deux ans mais non pas comment le faire de façon économique au
Pérou en quatre ans. Nous savons exactement combien d'engrais
il faut pour le rendement maximum en blé dans le Colorado,
mais le même montant ne nous procure pas le même succès
dans l'Inde. Une raison fondamentale qui s'oppose à l'exporta-
tion de notre savoir-faire est qu'il a été développé pour les condi-
tions propres à la zone tempérée dans laquelle nous vivons, et
non pour les Tropiques où se trouvent la plupart des nations
dites sous-développées. Les techniques de la zone tempérée ne
32. Cet effort s'inscrit dans un effort Dans le cas de certains pays, en raison
général dit de coopération technique de de liens politiques antérieurement exis-
la part des pays avancés. Cf. la partie tants, la pratique est ancienne : c'est le
y relative in Efforts et Politiques d'Aide cas de la France.
au Développement (Paris, O.C.D.E., 1966).
356 ARCADIE
4he Budgetary Process », American Poli- mais j'en tire ce qui convient au présent
tical Science Revietv, sept. 1966. Par les propos.
mêmes auteurs, « On the Process of 40. Si fort est le goût du nouveau qu'il
Budgeting : An Empirical Study of faut au moins « faire peau neuve pur
Congressional Appropriation », in GOR- trouver quelque faveur : ainsi quand
DONTcrt.LOCxed. Papers on Non-Market différents services antérieurs ont été
Decision Making (Charlottesville, Uni- intégrés en un ministère nouveau
versity of Virginia, 1966). (Department of Health, Education and
38. Il s'agit, pour chaque Assemblée, Welfare). C'est le seul ministère civil
d'une sous-commission de sa Commis- qui jouisse de crédit R&D substantiels :
sion des Appropriations. Comme cha- près de 1,3 milliard, environ 7,5 % du
cun sait, le Congrès américain est orga- total. Une influence de même nature
nisé de façon à spécialiser la surveillance peut être attendue de l'institution en
de chaque fraction de l'Exécutif. 1965 d'un Department of Housing and
39. Je suis fâché de simplifier grossie- Urban Development.
rement une analyse du plus vif intérêt,
RECHERCHE
ET DÉVELOPPEMENT 359
occuper qu'un petit nombre de chercheurs, constituant un milieu
trop faible pour assurer la résonance de tel projet, avancé par
l'un d'entre eux. Il n'existe pas alors de poussée commune capa-
ble de faire prendre ce projet en considération, de lui donner sa
chance de transformation en l'un de ces programmes ambitieux
qui attirent les crédits. Ainsi la négligence subie par ce domaine
tend à s'entretenir d'elle-même. Il est vrai en fait de R&Dque
l'on ne donne qu'aux riches.
4. Un processus cumulatif.
En appelant savants et techniciens dans le Manhattan project
d'abord, puis à une foule de tâches intéressant la puissance mili-
taire, puis à la conquête de l'espace, le Gouvernement fédéral
a ouvert la carrière aux talents dans certaines directions bien
déterminées. Telle est la concentration des talents dans certains
secteurs qu'elle appelle naturellement de nouvelles tâches dans
les mêmes directions.
Voyons cette concentration. Et d'abord notons que des
343 ooo scientifiques et ingénieurs occupés à la R&Dindus-
trielle, plus de 64 % sont concentrés dans zoo sociétés, qui
absorbent 96 % du total des fonds publics versés pour la R&D
industrielle. Il est plus frappant encore que la moitié tout juste
du total de ces effectifs R&Ddans l'industrie, 171 600 scienti-
fiques et ingénieurs, soit concentrée dans 27 entreprises seule-
ment, auxquelles vont les 74,5 % des fonds publics! De ces
27 entreprises, 16 occupent chacune plus de 5 00o scientifiques
et ingénieurs, les i i suivantes en occupent plus de 2 5oo.
Pour les 200 sociétés qui occupent ensemble plus de
220 ooo scientifiques et ingénieurs, nous avons la décomposi-
tion de ceux-ci selon qu'ils sont employés aux frais de la firme
ou aux frais publics : il apparaît qu'environ i42 ooo d'entre eux
sont employés aux frais publics, dont 84 ooo pour D.o.D. et
43 000 pour la N.A.s.A. 41.
42. Pas une des zoo sociétés n'occupe de 49 5oo dollars tandis que le coût
moins de 500 scientifiques et ingénieurs moyen par scientifique ou ingénieur
R&D. employé en général à la R&D indus-
43. Dans les 200 sociétés mention- trielle aux frais de l'entreprise était
nées, le coût moyen annuel de la R&D de 32 roo dollars. L'écart entre ces
par tête de scientifique ou ingénieur chiffres exprime la différence des moyens
employé aux frais publics était en 1964 par chercheur.
RECHERCHE
ET DÉVELOPPEMENT 361
farineux 44 à celle qu'exerçait autrefois l'Église Établie. Mais
l'auteur a mis l'accent sur l'Épiscopat (ou Pairie) de la haute
science. Là règnent de grandes divisions manifestées de façon
éclatante par l'affaire Oppenheimer : on y trouve aussi bien
d'ardents champions des programmes prestigieux que de très
vifs critiques Mais dans le cas du grand nombre, que je pré-
fère appeler « la bourgeoisie du monde scientifique et technique »,
la poussée en faveur des programmes prestigieux est toute
naturelle.
Tout aussi naturellement cette poussée se trouve servir les
intérêts des firmes fournisseuses de ces programmes. Évidemment
les travaux de R&D doivent mener à des commandes et si les
commandes manquaient, l'avenir de la R&D serait compromis.
D'où une conjonction de fait entre l'intérêt financier des firmes
et l'intérêt intellectuel des chercheurs, et d'où un renfort gratuit
apporté par l'influence de ceux-ci à celles-là.
C'est à quoi le président Eisenhower faisait allusion dans son
discours d'adieux à la nation (janvier ig6i) lorsqu'il a mis en
garde contre le danger que la conduite des affaires publiques
pût devenir « captive d'une élite scientifico-technologique 46 ».
Cette expression maladroite, beaucoup trop vague et géné-
rale, a fait scandale. Pourtant elle vient d'obtenir le suffrage de
Jerome Wiesner qui fut, auprès du président Kennedy, l'Assis-
tant special pour la Science et la Technologie.
« Dans son discours d'adieux à la nation, le président Eisen-
hower avait lancé un pressant avertissement quant au danger
d'une coalition entre militaires, industriels et technologues,
coalition dont il avait trouvé la pression pernicieuse et quasi
irrésistible. Par cet avertissement il a rendu un grand service à
44. DON K. PRICE, The Scientific volontiers dans le Bulletin of the Atomic
Estate (Cambridge, Mass., Harvard Scientists. Voir aussi N. KAPLAN ed.,
University Press, I965). Le mot « Estate » Science and Society, op. cit.
est destiné à évoquer les « estats » ou 46. Cf. New York Times, 22 jan-
« ordres n de l'Ancien Régime. vier 1961, p. 4 E.
45. Ceux-ci se sont exprimés le plus
362 ARCADIE
Le terme
de fall-out est entré en usage pour désigner la diffu-
sion maléfique d'éléments radioactifs à partir d'une explosion
atomique. Il sert maintenant à désigner la diffusion d'éléments
47. D'un article de J. WlESNER, pré- campagne menée pour que les États-Unis
sentement Prévôt du Massachussets soient pouvus d'une ceinture défensive
Institute of Technology, dans le Bulle- de fusées anti-fusées (anti-bellistic-
tin of the Atomic Scientists, juin 1967, missiles).
p. 7. Cet article s'attaque vivement à la
RECHERCHEET DÉVELOPPEMENT 363
53. Sur celui-ci, voir Analyse et Pré- tent à 2,1 milliards pour 1966-1967 :
vision, t. I (r966), pp. 478 et sq. de ce total il n'y a que 255 millions tran-
54.. Voir l'article de Bertram Gross, sitant par la National Science Founda-
in Analyse et Prévision, t. III (1967), tion ou la Smithsonian Institution et
n° 2, pp. 129 et sq. donc distribués indépendamment de
55. Parmi les ouvertures de crédits tout lien avec des missions concrètes.
publics, ceux qui sont classés comme Cf. Federal Funds, p. I I z.
allant à la recherche fondamentale mon-
ET DÉVELOPPEMENT
RECHERCHE 367
obstacles : car, grossièrement parlant, il oppose des R&D en
puissance à d'autres qui ont fait leurs preuves. Qui plus est,
lorsqu'il s'agit d'objectifs sociaux, une avance technique ne se
fait sentir que lorsqu'elle est sufhsamment répandue au moyen
d'investissementsadéquats, tandis que, dans un cas comme celui
de la N.A.S.A.,on voit immédiatement les avances successives
réalisées : en quelque sorte il ne s'agit que de développer une
série de prototypes successifs, et il se trouve dans la succession
des exploitsune rapidité de progression inimitable en fait de maté-
rialisation de progrès sociaux.
Quand des hommes « aluniront » ce sera un événement tout
autrement frappant que l'amélioration qui aurait pu être pro-
gressivement apportée dans les villes pour le même prix (et qui
aurait eu un bien moindre contenu de R&D).
Et nous touchons ici à un problème bien grave : c'est que
l'amélioration extensive est par nature une affaire plus lente que
la réussite intensive.
Quant à la réussite intensive c'est affaire d'équipes hautement
qualifiées et cohérentes. Quant à l'amélioration extensive c'est
affaire de conduites nombreuses d'éléments mal informés.
Assurément la plus importante des améliorations extensives est
celle de la production alimentaire dans les pays sous-développés.
Contrastez l'allure hésitante de cette amélioration avec la rapi-
dité des progrès dans le domaine spatial. C'est l'allure rapide
qui entraîne les imaginations. c'est l'allure lente qui détermine
les conditions. Ce déséquilibre va croissant.
XVII I
Jardinier de la terre
1967