Vous êtes sur la page 1sur 40

Meta-systems - 02-03-12 15:23:05

PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 129 - BAT


Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

4. Le projet comme préoccupation scientifique

Le plus remarquable des constats que nous pouvons faire à


propos du projet réside dans les deux destinées autonomes, presque
parallèles, vers lesquelles l’histoire l’a entraîné :
— une destinée empirique qui vient de nous donner l’occasion
d’inventorier une assez grande variété de figures visant à favoriser
les adaptations à un environnement instable ;
— une destinée théorique à propos de laquelle, nous allons
le voir, l’émergence du projet est toujours solidaire d’un système
hypothético-déductif formalisé, situé la plupart du temps dans la
mouvance des sciences sociales.
Savoir pour prévoir : ce leitmotiv de notre modernité impose
une nouvelle rationalité : celle de l’anticipation en vue de faciliter
les adaptations à un environnement sans cesse mouvant. On aurait
pu penser que les sciences sociales auraient pris ce biais adaptatif
pour accorder une attention particulière au projet. S’étant libérées
de la tutelle que les philosophies réflexives faisaient peser sur elles,
elles avaient tout loisir d’aborder le projet sous un angle positiviste :
comme la connaissance scientifique et l’action technique nous pro-
jettent vers un futur à maîtriser, il devient en effet opportun
d’inventorier les opérations psychosociologiques qui vont per-
mettre une telle maîtrise.
En fait ce n’est pas principalement sur ce versant que les
sciences sociales ont tenté d’appréhender le projet. C’est plutôt à
propos des réflexions biologiques sur l’évolutionnisme et de leur
traduction philosophique dans le vitalisme et le finalisme que pro-
gressivement a émergé une théorisation du projet : puisqu’une
étude du vivant nous montre, en opposition avec la matière, que
ce qui caractérise la vie est « un mouvement vers », une perpétuelle
Meta-systems - 02-03-12 15:23:06
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 130 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

130 Positionnement théorique

tension vers ce qu’elle n’est pas, une orientation vers un but, alors
la question est posée à l’éthologiste, au biologiste, au psychologue
de rendre compte de cette tension, de cette orientation au niveau
des organismes vivants complexes ; dans cette optique, les cher-
cheurs vont d’abord s’intéresser aux animaux, ensuite aux êtres
humains qui présentent une organisation comportementale beau-
coup plus élaborée. La réflexion appliquée aux organismes sociaux
viendra enfin et par un autre biais.

Les sciences psychologiques et le recours au projet

La naissance de la psychologie en Amérique est marquée par


le souci d’un positivisme méthodologique qui lui fait investiguer
des comportements relativement simples avant de passer à l’étude
de comportements plus complexes. C’est en grande partie cette
raison, combinée avec le naturalisme ambiant, qui a favorisé la
prolifération des laboratoires de psychologie animale dans les uni-
versités américaines dès la fin du XIXe siècle. Les premières études
sur l’animal ne visaient pas tant les comportements conditionnés
que les apprentissages et spécialement les apprentissages orientés :
les psychologues, marqués sans doute par tout ce qui se disait alors
à propos de l’évolution phylogénétique, deviennent très vite sen-
sibles au fait que les comportements ontogénétiques même ani-
maux ont un sens : d’où l’utilisation intempestive des labyrinthes à
rats ou à souris pour étudier ces comportements orientés, d’où
aussi le fréquent recours aux boîtes à problèmes, grâce auxquelles
le psychologue américain Thorndike va formuler dès 1913 sa
fameuse loi de l’effet. C’est donc à partir des préoccupations téléo-
logiques qui se développent dès la fin du XIXe siècle, que les
sciences psychologiques, regroupant des éléments disparates, en
arrivent peu à peu à élaborer une théorisation du projet. Cette
théorisation relève principalement d’une contribution à une psy-
chologie des totalités que nous opposerons avec M. Reuchlin
(1995) aux deux autres psychologies dont la seconde encore plus
que la première est éloignée des préoccupations liées au projet : la
psychologie des structures, la psychologie des éléments.
Meta-systems - 02-03-12 15:23:06
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 131 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

Le projet comme préoccupation scientifique 131

Mais auparavant, il est nécessaire de revenir aux préoccupa-


tions philosophiques qui, à travers le pragmatisme, ont voulu tra-
duire les perspectives téléologiques ambiantes.

Du pragmatisme à la psychologie expérimentale :


les nécessités du purpose

Nul doute que le pragmatisme dans la mouvance de Ch. Peirce,


son fondateur, a tenté à sa manière une exploitation philosophique
des réflexions biologiques sur l’évolutionnisme. Le concept darwi-
nien d’adaptation plane comme une ombre sur la pensée nord-
américaine ; G. Deledalle (1983, 54) rapporte à ce sujet la phrase
de J. Dewey : « Il est hors de doute que dans la pensée contempo-
raine le plus grand dissolvant de vieilles questions, le plus grand
précipitant de nouvelles méthodes, de nouvelles intentions et de
nouveaux problèmes, est celui que produisit la révolution scienti-
fique qui atteignit son apogée avec L’origine des espèces. » Et G. Dele-
dalle précise cette influence du darwinisme sur le pragmatisme en
disant : « On passa du sub specie aeternitatis au sub specie generationis. »
Les colons venus du vieux continent, expatriés autant par
contrainte que par souhait, se trouvent dans le Nouveau Monde
face à un environnement à bien des égards hostile. Il leur faut
s’adapter à cet environnement pour mieux le maîtriser, et justifier
d’une efficacité de dominateur. Le Pragmatisme exprime philoso-
phiquement cette donne culturelle régie par le principe d’adapta-
tion face à un environnement contraignant. J. Smith (1970), qui
est l’un des philosophes les plus soucieux d’une compréhension du
Pragmatisme, associe étroitement ce dernier au projet à tel point
qu’il a pu écrire : « Purpose is a concept without which pragmatism
is unintelligible. » À ce propos, il ne faudrait pas se méprendre sur
le Pragmatisme, qui suscite comme bon nombre d’autres courants
américains (ainsi en est-il de la psychologie humaniste, que nous
évoquerons plus loin) des contresens lorsqu’ils se trouvent transfé-
rés d’un bord de l’Atlantique à l’autre. Le Pragmatisme ne saurait
se laisser réduire à l’utilitarisme : il exprime à sa façon une culture
qui s’efforce de valoriser l’expérimental et le concret. Mais reve-
nons à J. Smith qui examinant le concept de purpose dans la pensée
américaine en arrive à distinguer quatre emplois bien typés :
Meta-systems - 02-03-12 15:23:06
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 132 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

132 Positionnement théorique

— le projet au sein de la pensée, guidant l’activité rationnelle,


conception spécialement développée par J. Royce (1903 et 1925) ;
— le projet de la pensée, aux fortes connotations biologiques, reste
lié aux travaux de J. Dewey (1922 et 1929) ;
— le projet de soi-même, orienté vers l’accomplissement de la vie
et la propre réalisation de l’individu. Une telle perspective a été
valorisée par W. James (1904 et 1907) ;
— le projet dans l’être, position ontologique adoptée par
Ch. Peirce (1931), auquel Smith associe Whitehead.
La destinée du Pragmatisme sera somme toute d’avoir assez
peu influencé la psychologie béhavioriste et spécialement la posi-
tion de Tolman sur le purpose. En revanche et nous aurons l’occa-
sion d’y revenir, principalement par l’intermédiaire de J. Dewey,
la pensée pragmatique a profondément marqué les sciences de
l’éducation, notamment la pédagogie. Voyons maintenant ce qu’il
en est concrètement de la contribution de la psychologie expéri-
mentale à une théorie du projet. Dans la mouvance de la psycholo-
gie moderne, cherchant à s’émanciper de la philosophie, la
première branche à avoir conquis son autonomie est la psychologie
expérimentale ; cette dernière recouvre de nombreux champs.
Nous nous proposons d’en isoler trois qui d’une façon ou d’une
autre ont contribué à l’élaboration d’une psychologie du projet :
la psychologie béhavioriste, la psychologie gestaltiste, la psycholo-
gie cybernétique.

— Tolman C. et la psychologie béhavioriste. — C’est du côté du


béhaviorisme américain qu’il faut se tourner pour saisir une
réflexion psychologique sur le projet dans une perspective téléolo-
gique. Les premiers travaux significatifs remontent au début du
XXe siècle avec des universitaires à la fois philosophes et psycho-
logues, notamment W. McDougall et H. Holt qui, s’opposant au
strict comportementalisme adaptatif de J. B. Watson, le fondateur
du béhaviorisme, insistent sur le fait que tout comportement est
finalisé, intentionnel (Boden, 1972). Toutefois l’utilisation qu’ils
font du concept de purpose suscite de nombreuses réserves sans
doute parce que McDougall et Holt sont plus philosophes que psy-
chologues, certainement parce que McDougall spécialement donne
l’impression d’en rester à la vieille méthode introspectionniste.
Aussi le mérite reviendra-t-il à E. C. Tolman, disciple de Holt, de
Meta-systems - 02-03-12 15:23:06
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 133 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

Le projet comme préoccupation scientifique 133

poser les jalons d’une purposive psychology sans pour autant parvenir
à la systématiser. Essayant d’élaborer un compromis entre Holt et
McDougall d’une part, Watson d’autre part, lui-même marqué par
les courants de la Gestalt Psychology que nous allons aborder,
Tolman considère le projet comme une variable intermédiaire.
Cette variable intermédiaire interne à l’organisme se trouve inter-
calée entre les variables indépendantes de situation et les variables
dépendantes de comportement. Tolman en reprend d’ailleurs le
terme à McDougall et s’accorde avec ce dernier pour voir dans le
projet la propriété d’une « persistance jusqu’à ce que » (persistence
until) le but soit atteint, c’est-à-dire la performance obtenue. Mais
il reproche au philosophe d’être resté a mentalist déduisant simple-
ment le projet de l’activité mentale, contrairement aux béhavio-
ristes qui associent comportement et projet. À ce sujet, très proche
de son contemporain Perry qui lui aussi valorise le purposive behavior,
Tolman (1925) voit dans le projet un phénomène beaucoup plus
fondamental que celui de l’apprentissage, pourtant cher aux béha-
vioristes ; le projet est nécessaire pour décrire tout comportement
qui est orienté vers un objet-but (goal-object). Tolman dans son
opposition au mentalisme de McDougall entend donc rester béha-
vioriste mais il ne veut pas pour autant se ranger à la conception
moléculaire (molecular definition) que J. B. Watson se fait du compor-
tement : dans cette conception, le comportement est assimilé à une
simple connexion stimulus-réponse. À cette perspective mécaniciste
du comportement, Tolman (1932) oppose une autre perspective
qu’il appelle molaire (molar definition) faisant du comportement un
acte (behavior-act). Le comportement en acte implique les proprié-
tés suivantes :
— un objet-but vers lequel se diriger ou un objet à éviter ;
— un ensemble de significations associées à l’objet-but ;
— une stratégie identifiée pour l’atteindre.
Ces propriétés renvoient à une conception molaire du compor-
tement à travers sa double dimension de comportement intention-
nel (purposive) et de comportement cognitif (cognitive). Une telle
conception molaire considère l’organisme comme une totalité (the
organism is a whole, répétera souvent Tolman). La double dimension
intentionnelle et cognitive du comportement a été définie par
R. B. Perry (1918) comme Docility. Nous aurons à revenir ultérieu-
rement sur ce problème important des liens entre projet et cogni-
Meta-systems - 02-03-12 15:23:06
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 134 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

134 Positionnement théorique

tion ; nous le ferons en montrant notamment que tout projet


demande à être explicité et à être fondé sur des motifs.
Pour nous résumer, nous dirons que Tolman accorde dans
l’étude des comportements, une place essentielle au projet qu’il
identifie à une recherche de but (goal seeking) ; ce projet est conçu
comme une variable inobservable, variable intermédiaire (inter-
vening variable) entre la situation et le comportement, mais variable
essentielle pour rendre compte des interactions entre l’individu et
son environnement. Cette variable se présente aussi bien chez
l’animal que chez l’homme, même si chez ce dernier elle acquiert
plus d’importance. Le projet comme variable intermédiaire est un
sign-gestalten, c’est-à-dire un ensemble organisé doué de significa-
tions. Le projet est à la fois ce qui donne sens au comportement et
ce qui motive l’individu qui agit toujours « dans l’attente de
quelque chose ». La psychologie de Tolman de ce point de vue
s’identifie à une psychologie de l’attente, de l’expectation (expectancy
psychology), c’est-à-dire de l’anticipation. Le comportement n’est pas
la résultante d’une adaptation mécanique à l’environnement en
réponse à une stimulation. Il exprime au contraire une adaptation
dynamique en anticipant toujours une nouvelle stimulation. Aussi
peut-on dire que Tolman élabore une théorie qui reste doublement
tributaire, d’une part du béhaviorisme naissant mais c’est là trop
évident, d’autre part de la Gestalt theory, elle-même imprégnée de
phénoménologie comme nous l’avons déjà indiqué ; la Gestalt theory
en effet a été importée aux États-Unis dans les années 1920. Bien
qu’influencé, comme tous les hommes de sa génération et de sa
culture, par la pensée pragmatique, Tolman n’y fera guère réfé-
rence. On peut sans doute observer que l’étude des comportements
animaux, qui a surtout retenu l’attention de Tolman, déborde par
le fait même les postulats de la philosophie pragmatique, conçue
comme toute philosophie par et pour les hommes. Mais il est
néanmoins curieux de constater un certain hermétisme entre
disciplines : car au moment où Tolman donne au purpose un
statut psychologique, J. Dewey fait un travail similaire avec l’aide
de son collègue Kilpatrick dans le champ pédagogique. Dewey
reconnaît sa filiation immédiate vis-à-vis du pragmatisme, mais
les deux traditions psychologique et pédagogique vont évoluer
séparément, sans référence l’une à l’autre, tout au moins
apparemment.
Meta-systems - 02-03-12 15:23:06
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 135 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

Le projet comme préoccupation scientifique 135

En définitive la tentative de Tolman sera jugée encore trop


entachée d’introspectionnisme, pas assez positiviste, malgré ses
dénégations. L’intéressé se justifie souvent sur sa démarche ; ainsi
à la fin de son article « Purpose and Cognition » (1923), il revient
comme pour s’excuser sur l’emploi des termes purpose et cognition,
en disant que ces concepts sont employés d’un point de vue béha-
vioriste, et nullement mentaliste. Cet essai de concilier une
approche quantitative et une approche qualitative de la notion de
comportement restera finalement sans lendemain. Le béhaviorisme
de Hull va supplanter pour longtemps la pensée de Tolman, avant
que dans un autre contexte épistémologique soit repris le concept
de projet, à travers notamment les travaux cybernétiques. Mais il
est intéressant de constater que les recherches de Dewey vont elles
aussi, dans le même temps, sans doute pour des raisons différentes,
subir la même éclipse.

— Les perspectives gestaltistes. — Nous avons déjà vu comment les


études de Brentano avaient donné lieu à une double filiation, la
première philosophique avec Husserl, la seconde, proprement psy-
chologique, avec von Ehrenfels puis à sa suite Wertheimer et plus
près de nous Kohler, Koffka, Lewin. Si von Ehrenfels a joué le
rôle de précurseur avec ses Gestaltqualitäten (qualités de forme qui
seraient la propriété caractéristique des phénomènes psychiques),
Wertheimer peut être considéré comme le véritable fondateur de
la Gestalt Psychology, cette nouvelle psychologie qui cherchait à
opérer une rupture par rapport à l’Associationnisme, doctrine
régnant dans bon nombre d’Universités tout au long du XIXe siècle.
Cette psychologie gestaltiste valorise la notion de comportement
comme fait organisé, structuré, et même plus que cela, comme fait
organisateur. Il reviendra à K. Koffka dans une telle perspective,
puis ensuite à K. Lewin, d’introduire la notion de projet comme
principe à la fois dynamique et régulateur de ces ensembles organi-
sés que sont les comportements.
Reprenant à Koffka la notion de champ total constitué par
l’interdépendance organisme-milieu, Lewin (1936) qualifie ce
champ total d’espace de vie (life space), ensemble structuré compre-
nant sujet et environnement. Mais il substitue à la notion d’équilibre
de Koffka celle de rupture entre individu et environnement de par les
tensions qui s’exercent au sein du champ. Le sujet va donc chercher à
Meta-systems - 02-03-12 15:23:06
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 136 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

136 Positionnement théorique

rétablir un équilibre rompu. Au-delà d’une approche qui pourrait


paraître mécaniste, Lewin valorise l’orientation du sujet, en fonction
de ses intentions dans le champ de force à l’intérieur duquel il se
meut. L’approche de Lewin s’avère de ce fait une approche plutôt
négative qui donne surtout son importance à une psychologie de la
frustration et du conflit dans la réalisation partielle des intentions
projetées. En assimilant le projet à un quasi-besoin, Lewin s’avère
sensible au paradigme biologique très présent chez les Gestaltistes.
C’est sans doute abusivement que sa psychologie a été réduite à une
psychologie topologique. Cette psychologie est autant « biolo-
gisante » que physicaliste. Dans cette optique, plus qu’au projet,
Lewin s’est intéressé aux buts immédiats (goals) et à leurs conditions
d’obtention. En lien avec les buts immédiats, il s’est efforcé de définir
une psychologie de résolution des problèmes concrets, lorsque les
buts fixés ne sont pas directement accessibles. En référant l’étude des
comportements aux buts que ceux-ci sont censés poursuivre, Lewin
développe une approche qui rappelle celle de Tolman. Pour Lewin,
un but peut indifféremment résider dans la réalisation d’une action
souhaitée, dans un état à faire advenir, dans la possession envisagée
d’un objet. Ce but est soit un but individuel, soit un but de groupe ;
dans ce dernier cas, l’obtention du but sera tributaire du moral du
groupe et notamment de l’organisation de son pouvoir (autocra-
tique, démocratique ou « laissez-faire »). La fixation d’un but est
influencée par les tendances de l’individu (ou du groupe) à élever son
niveau d’aspiration au plus haut de ses possibilités. Cette fixation, et
c’est là quelque chose de nouveau pour une compréhension du
projet, s’inscrit dans un double contexte, spatial et temporel :
— l’espace de vie (life space) momentané ;
— la perspective temporelle (time perspective) qui inclut le pré-
sent du but donné, mais aussi le futur, à travers son contenu et
aussi le passé toujours marqué d’une sorte de culpabilité par rap-
port au but projeté.
Les buts fixés oscillent entre des buts réalistes (real goals) et des
buts idéaux (ideal goals), ceci en fonction des deux paramètres qui
fondent toute action humaine : la connaissance technique de la
situation, la conviction (belief). Enfin soulignons que les buts fixés
s’inscrivent dans l’espérance (hope) que l’individu nourrit vis-à-vis
du futur. Cette espérance qui peut se convertir en désespoir (des-
pair) définit le futur psychologique.
Meta-systems - 02-03-12 15:23:06
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 137 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

Le projet comme préoccupation scientifique 137

— Le projet dans le cadre d’une cybernétique du comportement. — Dans


une autre perspective, le concept du projet va réapparaître aux
alentours des années 1960, suite au développement des travaux qui
ont permis l’élaboration de la théorie de l’information, puis celle
des communications, deux théories qui joueront un rôle détermi-
nant dans la formulation de la pensée cybernétique. Psychologues
et sociologues vont se demander si les modèles cybernétiques ne
peuvent pas éclairer par analogie le fonctionnement humain, fonc-
tionnement entrevu alors comme le siège d’un double processus
d’information et de décision. Ce travail analogique a d’ailleurs été
encouragé dès le départ par le fondateur de la cybernétique,
N. Wiener (1948) lui-même ; celui-ci a pu sous-titrer son premier
ouvrage « Control and Communication in the Animals and the
Machine » et par ailleurs a cherché à mesurer dans un second
ouvrage aussi célèbre (1954) les répercussions de la pensée cyberné-
tique sur la gestion des problèmes humains. C’est sans doute plus
du côté de la psychologie que de la sociologie que s’est fait sentir
l’impact de la cybernétique ; et en psychologie ce sont principale-
ment les tenants de la psychologie expérimentale qui vont s’efforcer
de définir le cadre d’une psychologie cybernétique (Costermans,
1965).
Dans la perspective de la psychologie cybernétique, l’organisme
humain est assimilé à un système de communication qui sélec-
tionne dans son environnement un certain nombre d’informations,
décide de celles qui doivent être pertinentes pour son adaptation et
restitue à cet environnement de nouvelles informations sous forme
d’actions. C’est au travers de ce double mécanisme de sélection
des informations et de décision pour valoriser les informations per-
tinentes que l’organisme pourra réaliser son projet d’adaptation
vis-à-vis de son environnement. Le projet cybernétique exprime
cette capacité croissante dont témoigne tout organisme, spéciale-
ment humain, de régulations complexes avec son environnement
physique ou social, par la mise en jeu de rétroactions tantôt néga-
tives, tantôt positives (Rosenblueth et Wiener, 1950 ; Ackoff et
Churchman, 1950 ; Ashby, 1957).
Notons qu’Ashby ne s’intéresse pas tant aux mécanismes artifi-
ciels finalisés qu’à la capacité de l’homme à transférer de la finalité,
du projet à la machine. Il cherche à définir la quantité de projet
présent dans une machine. Cette perspective de transférabilité du
Meta-systems - 02-03-12 15:23:07
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 138 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

138 Positionnement théorique

projet de l’homme à la machine est au centre de son ouvrage Design


for a brain (1960).
Le projet cybernétique apparaît donc comme l’élément central
d’une cybernétique du comportement déjà ébauchée par
N. Wiener lui-même ; cette cybernétique considère l’individu
comme un servomécanisme cherchant de façon incessante à s’ajus-
ter à un environnement sans cesse changeant, c’est-à-dire à riposter
aux perturbations causées par cet environnement.
Aussi paradoxalement c’est la voie analogique du détour par les
servomécanismes qui a fait prendre conscience aux psychologues et
sociologues que cette propriété que l’on attribue maintenant à la
machine de tendre vers un but pourrait bien être une propriété
spécifiquement humaine abusivement déplacée. Une telle pro-
priété, il s’agit donc de savoir de façon précise ce qu’en ont fait les
hommes qui se sont sans doute un peu vite déchargés de leurs
responsabilités sur les machines.
La contribution la plus intéressante à une cybernétique du
projet est sans doute celle de R. L. Ackoff (1972) qui insiste sur les
conditions de mise en projet qu’il définit par l’expression Purposeful
State. Pour Ackoff, ce qui caractérise une action c’est le fait qu’elle
s’identifie à un comportement de projet produit par un individu
ou un système à projet. Le Purposeful State appelé aussi purposive
state doit pouvoir identifier 7 paramètres : le sujet, le déroulement
envisageable de l’action, les issues possibles, l’environnement, les
probabilités de choix du sujet, l’efficacité escomptée de chaque
action pour chaque issue possible, les valeurs relatives que le sujet
place dans les issues.

La psychologie humaniste et l’émergence


de la personnalité proactive

La psychologie humaniste a cherché depuis une quarantaine


d’années à constituer en Amérique du Nord une troisième voie,
qui puisse faire sortir la psychologie de l’opposition conflictuelle
entre psychanalyse et béhaviorisme. Cette psychologie humaniste
se veut d’abord existentielle (Maslow et al., 1971) et pour ce faire
a importé d’Europe les rudiments de la philosophie phénoménolo-
gique, en injectant dans cette philosophie un certain nombre
Meta-systems - 02-03-12 15:23:07
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 139 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

Le projet comme préoccupation scientifique 139

d’ingrédients pragmatistes, liés notamment aux perspectives de W.


James et de son individual self. Notons que la psychologie humaniste
représente un ensemble composite plus qu’unifié. Si la référence
phénoménologique en constitue le trait d’union, celle-ci est loin
d’être exclusive ; certains matériaux psychanalytiques et béhavio-
ristes se trouvent facilement incorporés dans les théorisations
humanistes de même que des concepts liés à la Gestalt Theory, à la
Cybernétique ou à la théorie de l’Information.
La psychologie humaniste peut se laisser appréhender pour une
large part à travers une approche existentielle et phénoménolo-
gique des comportements ; cette approche que les Européens n’ont
pas voulu élaborer à partir des philosophies phénoménologiques,
les Américains vont la tenter mais en renouvelant les perspectives
scientifiques antérieures. Une telle psychologie entend définir de
nouveaux champs problématiques ; de ce fait elle s’intéresse aux
deux interrogations de base suivantes :
— Que signifie l’expérience immédiate ?
— Quel langage utiliser pour exprimer cette expérience ?
Contrairement à la psychologie béhavioriste qui, pour
reprendre la distinction allemande entre Erfahrung et Erlebnis, s’inté-
resse essentiellement à l’Erfahrung, c’est-à-dire à l’expérience passée
accumulée ayant donné lieu à apprentissage, la psychologie phéno-
ménologique se centre sur l’Erlebnis, l’expérience vécue dont j’ai
présentement conscience ; une telle approche se veut être une
alternative à la perspective freudienne, dans la mesure où elle
entend valoriser d’abord comme spécificité de la vie psychique
l’expérience vécue consciente.
La psychologie phénoménologique distingue au niveau du
monde phénoménal trois catégories bien définies, les choses, les
événements et les individus (McLeod, 1970). Les individus pos-
sèdent de nombreuses qualités qui leur sont communes avec les
choses et les événements. Mais là où ils diffèrent le plus, c’est à
propos de leurs qualités dynamiques que l’on peut concrétiser dans
les termes d’intentionnalité et d’intentions (Drolet, 1995). À ce
niveau, le point de vue phénoménologique s’avère novateur dans
la mesure où les qualités dynamiques des individus impliquent le
recours à la motivation, une motivation orientée vers un but. La
motivation, le besoin constituent certes un état du moi, mais en
même temps une direction, une valeur, un but qui est différent du
Meta-systems - 02-03-12 15:23:07
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 140 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

140 Positionnement théorique

moi. Les phénoménologues appellent justement projet (purpose) la


relation entre le moi (the self) avec sa motivation et le but vers
lequel il tend (the goal) avec sa valeur. On voit ici poindre l’influence
de Lewin et de ses travaux.
La psychologie humaniste accorde une grande importance au
concept d’actualisation de soi, entendu à la fois comme réalisation
des potentialités, et effort de symbolisation de son expérience
passée (Saint-Arnaud, 1982 ; Gendlin, 1964, 1975), mais elle ne
fait pas un usage intensif du concept de projet. Toutefois ce dernier
est employé par certains auteurs pour qui le purpose est le passage
obligé vers l’actualisation de soi. Les psychologues humanistes
insistent autant sur le traitement de l’expérience passée que sur
celui de l’expérience à venir ; c’est donc chez les auteurs qui privi-
légient ce second traitement que l’on trouvera une référence au
projet. Ainsi ces auteurs valorisent-ils la dimension proactive de
la personnalité, dimension qui projette l’individu en avant de soi
(Bonner, 1967 ; Cantril, 1967). L’individu proactif oriente sa vie
suivant un idéal qu’il a choisi et qu’il entend réaliser ; cet individu
est certes tributaire du paradoxe de l’intentionnalité selon lequel
malgré l’angoisse qui naît d’un avenir imprévisible, plus les choix
seront nombreux et conséquents, plus l’individu retirera une satis-
faction profonde du contrôle qu’il impose à sa propre conduite.
En définitive, nous pouvons dégager deux caractéristiques types de
l’homme proactif :
— il est animé d’un besoin profond d’individuation, d’une exi-
gence à exister ;
— il ne trouve pas son épanouissement à travers les normes en
vigueur ; il cherche sans cesse de nouvelles valeurs en travaillant à
refondre et à revivifier les anciennes.
Étant en mouvement vers l’avant, centré sur un avenir profon-
dément créateur, l’individu proactif s’efforce de devenir ce qu’il
veut être, en ramant à contre-courant vis-à-vis des forces d’inertie
de son propre passé, vers l’idéal qu’il veut devenir. Une telle
approche du projet est marquée par son caractère résolument opti-
miste et non conflictuel. C’est ce double caractère qui s’accorde si
mal à la mentalité européenne et qui explique que cette troisième
voie en psychologie ait connu de ce côté-ci de l’Atlantique si peu
de succès ; la psychologie humaniste y est profondément mécon-
nue. Seule exception notoire, la pensée de J. Nuttin à Louvain en
Meta-systems - 02-03-12 15:23:07
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 141 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

Le projet comme préoccupation scientifique 141

Belgique, qualifiée par bon nombre d’auteurs américains eux-


mêmes comme humaniste. Cette pensée est effectivement le carre-
four de plusieurs courants : phénoménologiques, expérimentaux,
psychanalytiques. Les travaux de J. Nuttin ont eu un impact cer-
tain sur l’évolution de la psychologie européenne, notamment en
ce qui concerne une compréhension renouvelée des phénomènes
motivationnels. Il n’empêche que Nuttin reste un auteur qui appa-
raît dans ses propres perspectives comme relativement isolé.
L’intérêt d’évoquer Nuttin pour notre propos réside dans son
apport à une psychologie du projet. Dans son premier grand travail
Tâches, réussite et échec, il esquisse un ensemble de considérations sur
le projet conçu comme un élément déterminant dans la construc-
tion de la personnalité. Cette construction est rendue possible à
travers la tension que l’homme s’efforce de résoudre, tension créée
en lui par la distance existant entre le but projeté et sa situation
actuelle. Une fois cette tension résolue, le psychisme de l’homme
élabore de nouveaux projets : ainsi le projet est-il identifié au dyna-
misme des conduites humaines (Nuttin, 1953) : effort d’actualisa-
tion du moi à travers la réalisation de différents projets particuliers
destinés à s’intégrer dans un projet d’ensemble appelé projet de vie.
Dans des ouvrages plus récents, Nuttin précise ce qu’il entend par
projet d’action, ainsi que les relations que ce projet entretient avec les
motivations qui le sous-tendent : c’est dans le contexte d’élaboration
cognitive de la motivation que, chez l’homme, le besoin se trans-
forme en projet assimilé souvent à un objet-but (Nuttin, 1980). Cette
importance accordée à l’élément cognitif dans l’élaboration des pro-
jets est reprise par Nuttin dans un dernier ouvrage ; l’auteur revient
sur le décalage entre l’objet conçu en tant que but et l’état de la situa-
tion momentanée ; ce décalage est producteur de tension, de « dis-
crépance », dira Nuttin (1980) faisant allusion au modèle
cybernétique, et constitue une distance psychologique entre le but
et sa réalisation, distance source de dynamisme. Une telle approche
descriptive renouvelle la problématique de la motivation. Parce
qu’elle accorde un statut central au concept de besoin, fondement de
tout projet, elle manie toutefois l’équivoque, en conférant au projet
des connotations biologisantes.
Meta-systems - 02-03-12 15:23:07
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 142 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

142 Positionnement théorique

La perspective psychanalytique ou le projet impossible

Nous ne poursuivrons pas cette revue des travaux psychologiques


consacrés au projet, sans évoquer la situation de la psychanalyse et
notamment de la théorie freudienne. En soi, la problématique de
Freud se trouve à l’opposé de la problématique inhérente au projet ;
si cette dernière vise la personnalité proactive, la première porte
principalement sur la personnalité rétroactive. La théorie freudienne
est à coup sûr la première théorie psychologique qui historiquement
se soit préoccupée d’une logique de l’histoire personnelle, au travers
de l’expérience vécue et de son mode de réactualisation momentané.
Psychologie de l’anamnèse, cette psychologie s’intéresse de préfé-
rence aux dysfonctionnements de l’expérience passée, c’est-à-dire à
la façon plus ou moins maladroite, voire traumatisante, par laquelle
les événements vécus sont intégrés à l’histoire personnelle ; une telle
psychologie s’est très peu souciée de la dimension prospective de la
personnalité. Toutefois, il faut mentionner l’attention portée par
Freud à plusieurs mécanismes psychologiques liés à la personne dite
proactive. Cette attention à travers la théorisation qu’elle aura per-
mise pourrait constituer une contribution à une psychologie du
projet. Il est seulement à déplorer que cette contribution n’ait été
reprise et développée que bien tardivement 1 ; nous insisterons ici sur
deux mécanismes et une instance ou structure psychique : les méca-
nismes de projection et de sublimation, l’instance de l’Idéal du Moi.
Freud lie souvent la projection à un mécanisme de défense,
mécanisme par lequel l’individu expulse sur un objet extérieur un
conflit interne. Toutefois il admet qu’une projection sans méca-
nisme de défense reste possible même si elle est rare. C’est l’occa-
sion d’insister pour nous, ici, sur l’ambiguïté sémantique du
concept de projection, ambiguïté qui ne pourrait être levée que de
façon abusive : projeter consiste autant à « se » projeter qu’à
« faire » un projet, matérialisé dans un objet extérieur au sujet qui
projette. N’envisager la projection et donc aussi l’activité de proje-
ter que sous l’une de ses acceptions paradoxales semble en consé-
quence réducteur. Toujours est-il qu’une projection sans
mécanisme de défense ressortit à l’Idéal du Moi capable de canali-

1. Cf. entre autres les travaux de J. Chasseguet-Smirgel, A. Green, Sami-Ali.


Meta-systems - 02-03-12 15:23:07
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 143 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

Le projet comme préoccupation scientifique 143

ser l’énergie psychique vers des causes psychologiquement valori-


santes grâce au mécanisme de sublimation. Si Freud a finalement
peu développé la sublimation, s’il a négligé l’instance projective de
l’Idéal du Moi, pour lui substituer l’instance structurée du Sur-
Moi, il n’empêche néanmoins que son essai de formalisation d’une
psychologie projective a l’avantage de nous indiquer en quoi le
projet, qui est toujours lié à un mécanisme de projection, oscille
en permanence entre mécanisme de défense et mécanisme de
sublimation : d’où la nécessité de s’interroger tant sur les antécé-
dents psychologiques ou les bien-fondés du projet, que sur ses effets
et ses conséquences, puisque l’on juge l’arbre à ses fruits : le projet
cherche-t-il à camoufler un conflit psychique qu’il va de la sorte
déguiser, déplacer ? On parlera alors de projet-prétexte. Le projet
au contraire entend-il canaliser les pulsions de l’individu en les
orientant de telle façon que cet individu en soit plus conforté, valo-
risé dans son autonomie ? On pourra alors parler de projet-actuali-
sation. Ou bien hypothèse intermédiaire, le projet est-il destiné
inévitablement à n’être qu’un mixte de prétexte et d’actualisation ?
Quoi qu’il en soit, dans n’importe lequel des cas, la perspective
psychanalytique nous dépeint le projet à travers le concept
d’« Idéal du Moi » comme étant ce désir de l’enfant de devenir
adulte, de tendre vers une perfection narcissique, à laquelle il se
sent promis mais aussi vis-à-vis de laquelle il garde l’impression
d’être plus ou moins déchu. À ce sujet, un premier concept forgé
par Freud, mais vite abandonné, traduit bien ce souci de perfection
narcissique, le concept de Moi-Idéal. La trilogie freudienne Moi-
Idéal, Idéal du Moi, Sublimation pourrait être éclairante comme
outil d’analyse des projets, depuis ceux qui sont les plus autocentrés
sur le sujet et son narcissisme, jusqu’à ceux qui l’acheminent vers
un dépassement, un dessaisissement, dirait P. Kaufmann (1967).
Dans ce cas, la sublimation devient substitut du narcissisme.
Dans une telle perspective, en ramenant tout projet à un méca-
nisme plus fondamental de projection, on considérera le fait de
projeter comme une sorte de rêve éveillé ayant pour fonction
l’accomplissement d’un désir ; le projet de façon plus ou moins
confuse est tôt ou tard amené à exprimer un mécanisme de
défense, dans le sens que Freud (1895) lui a donné dans ses lettres
à W. Fliess à propos de la paranoïa : rejet vers l’extérieur, expul-
sion de représentations que le sujet refuse ; et en même temps il
Meta-systems - 02-03-12 15:23:07
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 144 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

144 Positionnement théorique

peut exprimer un mécanisme de dépassement d’un conflit latent


par la sublimation. Ainsi, au-delà du rejet, le projet concrétise un
idéal, ce que reconnaît Freud (1914) lorsqu’il écrit dans Pour intro-
duire le narcissisme : « Ce qu’il [l’homme] projette devant lui comme
son idéal est le substitut du narcissisme perdu de son enfance. »
Un tel Idéal du Moi devrait requérir la sublimation, c’est-à-dire
un processus qui consiste en ce que la pulsion se dirige vers un
autre but éloigné de la satisfaction sexuelle. Car en augmentant
les exigences du moi, l’Idéal du Moi agit fortement en faveur du
refoulement ; au contraire la sublimation représente l’issue qui
permet de satisfaire certaines de ces exigences sans amener de
refoulement. Dans son étude sur la projection, Sami-Ali (1986,
198-199) évoque deux figures de la projection qui pourraient enri-
chir la perspective freudienne, au moins dans le sens d’une psycha-
nalyse du projet ; le premier cas de figure est lié à l’activité
primordiale qui voue l’être humain à l’insatisfaction perpétuelle,
moteur de toute création et non symptôme de faillite ; le second
cas a trait au problème de la projection non conflictuelle. Malheu-
reusement, tant sur ce non-conflit que sur l’aspect créatif de la
projection, l’auteur ne s’étend guère.
Notons par ailleurs que J. Chasseguet-Smirgel (1975), dans une
étude consacrée il y a quelques années à l’Idéal du Moi, a cherché,
sans doute rapidement, à identifier ce dernier au projet. Elle écrit
en effet, p. 244 : « L’Idéal du Moi est projet en plein sens du
terme. » Les différents écrits de Freud, d’ailleurs eux-mêmes fluc-
tuants, montrent facilement que son ébauche du concept d’Idéal
du Moi reste encore fort éloignée de celui de projet.
En l’état actuel des choses, des rudiments existent donc pour
tenter une ébauche psychanalytique du projet ; une voie a sans
doute été entrouverte par J. Lacan qui reprend de Freud le concept
de sublimation en essayant de le situer par rapport à celui de pul-
sion et aux quatre paramètres qui définissent cette dernière, para-
mètres déjà mentionnés par Freud lui-même : toute pulsion se
caractérise par sa source, sa poussée, son but et son objet. Lacan
prend tout d’abord une certaine distance avec la conception freu-
dienne de la sublimation, conception selon laquelle la sublimation
serait l’un des destins possibles de la pulsion dans la mesure où
celle-ci trouverait une solution de satisfaction, qui la soustrairait à
la perspective du refoulement. Pour Lacan, paradoxalement dans
Meta-systems - 02-03-12 15:23:07
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 145 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

Le projet comme préoccupation scientifique 145

la sublimation, la pulsion est inhibée quant au but, ce qui remet


en cause l’idée de sa satisfaction. J. Lacan (1987) voit malgré tout
dans la sublimation et ses différentes formes à travers l’art, la reli-
gion et la science, une élévation de l’objet à la dignité de la Chose,
cette Chose qui est toujours représentée par un vide. C’est au tra-
vers d’une telle élévation que s’accomplit la production de l’œuvre,
que s’opère la confrontation de l’homme au réel, c’est-à-dire à
« l’impossible dans lequel il est toujours déjà pris », pour reprendre
l’expression suggestive de Juranville (1984). La sublimation se veut
exigence d’accomplissement, en tendant vers l’œuvre, en tendant
par la même occasion à rejoindre la Chose comme négativité. Ce
sont, là, autant de caractéristiques attachées au concept de subli-
mation formalisé par Lacan, qui permettent d’approcher la nature
du projet humain entrevu comme perspective d’accomplissement
paradoxal, à la fois nécessaire et impossible : car toute réalisation
est destruction de la figure du projet.

Dans ce qui précède, nous avons identifié trois grands courants,


certes d’inégale importance, mais qui peuvent servir désormais à
définir les rudiments théoriques d’une psychologie du projet :
— le courant de la psychologie béhavioriste et expérimentale
cherche à appréhender le temps et notamment le temps futur à
travers la figure du projet, entrevue comme anticipation tempo-
relle, qui se veut aussi anticipation cognitive destinée à favoriser
l’adaptation de l’individu ;
— le courant de la psychologie humaniste d’inspiration phéno-
ménologique utilise le projet pour mettre en valeur la motivation
ou mieux le niveau d’aspiration que se fixe l’individu dans ce qu’il
fait, qui va favoriser son actualisation ;
— le courant psychanalytique fait référence au concept d’Idéal
du Moi pour montrer cette quasi-impossibilité de l’enfant que nous
restons toujours, d’accéder un jour au statut d’adulte, et de tendre
vers un état de perfection dans lequel enfin nous pourrions nous
reconnaître et nous satisfaire. Seule la voie étroite de la sublimation
pourrait ouvrir au projet des perspectives de formalisation encore
aujourd’hui peu exploitées.
Meta-systems - 02-03-12 15:23:07
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 146 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

146 Positionnement théorique

Les contributions des sociologies de l’action


à une théorisation du projet

Laissons maintenant de côté les différents courants de la psy-


chologie pour aborder les rivages de la sociologie. Et intéressons-
nous aux sociologies de l’action qui se sont développées depuis
plusieurs décennies ; ces sociologies voient dans la société globale
ou dans certains de ses acteurs privilégiés, individuels ou collectifs,
une capacité de création permanente, d’innovation en fonction des
projets que société et acteurs sociaux se donnent.
Dans nos cultures préfiguratives industrielles et postindustrielles
qui valorisent le changement, la société dans son ensemble, voire
les groupes particuliers qui la composent, éprouvent le besoin
d’expérimenter de nouvelles formes de sociabilité, les formes
actuelles apparaissant comme largement inadaptées face aux défis
auxquels doit répondre la société. C’est dans un tel contexte que
le sociologue américain D. Bell (1973) forge dans les années 1960
le concept de post-industrial society pour définir dans les sociétés
industrielles avancées la primauté du savoir théorique et l’appari-
tion déterminante d’une nouvelle technologie de l’intellect, centrée
notamment sur le concept d’information mis en exergue dans les
années 1950 par C. Shannon et N. Wiener. A. Touraine (1969) va
emprunter à D. Bell ce concept de société postindustrielle en lui
donnant un sens nouveau, celui de capacité d’invention perma-
nente pour une société parvenue à un certain état de son dévelop-
pement : capacité d’invention, c’est-à-dire de créativité qui lui
permet d’intervenir sur elle-même, tant sur ses propres discours
que sur ses orientations pour en maîtriser ou en changer le cours.
Toutefois il ne faut pas trop vite assimiler cette capacité
d’invention permanente à la société postindustrielle. Des socio-
logues, d’ailleurs situés en dehors de ce que l’on peut appeler les
sociologies de l’action, se plaçant dans une perspective anthropolo-
gique, nous rappellent que la création et le projet appartiennent à
toute société. C’est à ce propos que G. Balandier (1971, 70) a pu
écrire notamment : « La société par la dialectique de la continuité
et des discontinuités se saisit comme une création permanente. Elle
est à la fois donnée et projet. » On peut néanmoins comprendre
Meta-systems - 02-03-12 15:23:07
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 147 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

Le projet comme préoccupation scientifique 147

pourquoi le souci lancinant d’innovation et d’expérimentation dans


nos sociétés a pu conduire certaines sociologies de l’action à valori-
ser le concept du projet. Une autre raison qui a fait accorder à ces
sociologies un intérêt pour le projet vient de ce que nos sociétés
modernes, en même temps qu’elles privilégient le changement,
sont menacées par la sclérose et la routine ; elles sont menacées
par ce phénomène général, déjà bien mis en valeur en son temps
par Max Weber, une bureaucratisation croissante qui à terme
devient paralysante, la mise en place de mécanismes de fonctionne-
ment rationalisés à travers un ensemble de règles impersonnelles
autant qu’aveugles destinées à gouverner l’ordre des choses : tou-
jours plus de codification, toujours plus de réglementation. C’est
pour remédier à un tel état de fait que des sociologues comme
M. Crozier, R. Sainsaulieu essaient de voir à quelles conditions
insuffler plus de souplesse à un système rigide, à quelles conditions
redonner de l’initiative aux acteurs. Une façon de leur redonner
de l’initiative est de les mettre en mesure de se doter d’un projet
d’action : projet au niveau des individus, des groupes, des organisa-
tions. Une autre façon aussi de redonner de l’initiative à ces acteurs
est d’attirer leur attention sur le fait que malgré les apparences
bureaucratiques, ils ont à leur disposition, pour peu qu’ils y
prennent bien garde, des possibilités d’action inexploitées ; au-delà
des déterminations apparentes, les possibilités existent notamment
au travers de toutes ces zones d’incertitude que ne manque pas de
laisser échapper n’importe quel système bureaucratique (Crozier,
1970 ; Crozier et Freidberg, 1977 ; Sainsaulieu, 1977).
À côté du besoin d’adaptation aux changements incessants dont
la société industrielle est le théâtre, à côté de cette nécessité de
rendre plus supportable l’emprise bureaucratique que les sociétés
modernes sécrètent, il faut évoquer une troisième raison qui fait
porter l’attention de certains sociologues sur le projet : c’est le fait
que l’évolution sociale traduit un consensus de plus en plus éclaté :
les groupes, les mentalités aux visées antagonistes s’entrechoquent.
Les valeurs de référence régulatrices du jeu social ne sont plus
homogènes, elles deviennent plurielles. La société moderne est
continuellement tentée par ce que Durkheim appelait déjà
l’anomie, c’est-à-dire un état de conscience collective caractérisé
par la désintégration des normes, l’absence de consensus et l’inexis-
tence d’un projet sociétal global. Face aux forces centrifuges de
Meta-systems - 02-03-12 15:23:07
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 148 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

148 Positionnement théorique

désintégration, valoriser une logique de projet, c’est tenter de


recréer le tissu social, de redonner vie à des groupes homogènes.
En ce sens, le projet sociétal est un travail de reprise permanente
pour assurer un minimum de cohésion sociale, dans une société
technologique où la psychologisation croissante des comporte-
ments, le développement des individualismes menacent constam-
ment le corps social d’éclatement.
Ce projet sociétal a été particulièrement étudié par A. Touraine
dans deux de ses principaux ouvrages (1965 et 1973) qui encadrent
ce court laps de temps considéré comme le zénith de la société
postindustrielle de croissance, les années 1965-1975. Le premier
paru en 1965 peut être interprété comme un avertissement pour
donner un sens et une orientation au tout nouveau développement
technologique, le second paru en 1973 signe en quelque sorte la
fin des préoccupations regroupées autour du projet sociétal. L’arri-
vée de la crise socio-économique fait éclater ce projet sociétal en
de multiples micro-projets locaux, voire périphériques, comme si
nous avions pris subitement conscience qu’il n’y avait plus de
projet d’ensemble, mais seulement des projets particularisés : la
crise nous révèle qu’un consensus macro-social est devenu impos-
sible, que la société dans son évolution éclate dans ce que M. de
Certeau (1980) a appelé une multilocation culturelle avec une
revendication tous azimuts de projets locaux, d’identités particu-
lières. Mais revenons à Touraine et à son projet sociétal.
Touraine dans Sociologie de l’action oppose les sujets personnels
au sujet collectif : chacun de ces sujets se définit par rapport à un
projet et ce faisant cherche au sein d’une civilisation industrielle à
s’identifier au sujet historique. Le projet signifie donc pour Tou-
raine (1965, 412) les relations que le sujet individuel entend nouer
avec le sujet historique, ce qui lui fait écrire : « Le sujet personnel
se définit par un projet qui dans certaines conditions permet la
formation d’un sujet collectif participant à la dynamique générale
d’un modèle macro-social à la fois rationalisateur et politique. »
Par ailleurs, Touraine affirme (ibid., 245) : « L’idée de projet
permet de descendre du niveau des réalités collectives à celui de
l’individu. » Ainsi conçu, le projet précise le niveau d’implication
des acteurs dans le système d’orientation qui spécifie le sujet histo-
rique. Touraine distingue dans Sociologie de l’action quatre façons
caractéristiques pour les individus de participer au sujet historique.
Meta-systems - 02-03-12 15:23:08
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 149 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

Le projet comme préoccupation scientifique 149

Ces quatre façons sont considérées par lui comme quatre niveaux
de projet :
— le retrait ou absence de projet personnel. Ce retrait mani-
feste le repli sur l’individualité et se traduit par une instabilité pro-
fessionnelle ;
— le projet individuel que l’on peut considérer comme le pre-
mier niveau de participation réelle. L’organisation est utilisée
comme instrument pour la réalisation du projet personnel ;
— le projet collectif qui lie l’individu, non pas à l’organisation
mais à un groupe concret (groupe professionnel par exemple)
considéré comme groupe d’identité ;
— le projet organisationnel ; il y a ici conscience d’appartenir
à l’organisation conçue elle-même comme une médiation entre
l’individu et le sujet historique. Ce niveau de participation le plus
élevé traduit surtout l’attachement à la fonction créatrice de l’orga-
nisation et manifeste le sujet personnel à travers l’acteur social en
mobilisant au mieux sa volonté de création sociale. Le projet orga-
nisationnel est assimilé par Touraine à la vocation dans la mesure
où un tel projet est le seul à posséder une charge subjectale directe,
c’est-à-dire liée aux orientations fondamentales du sujet historique.
En ce qui concerne le sujet historique lui-même, il se manifeste
dans sa double fonction de création et de contrôle, double fonction
contradictoire qui spécifie à travers le travail, ou mieux les relations
du travailleur à ses œuvres, la dialectique fondamentale du sujet
historique. Touraine insiste sur le fait que le projet personnel est
complémentaire du sujet historique ; c’est en participant à celui-ci
que le projet personnel porte en lui ses exigences fondamentales
de création et de contrôle.
Par-delà ces catégories psychologiques et sociologiques, le projet
nous apparaît ici comme un concept normatif avec toute l’ambiguïté
qui s’y attache ; un tel concept entend traduire un niveau élevé de
participation, ce que nous a enseigné la taxonomie des différents
niveaux de projets que nous venons à l’instant de passer en revue et
dont le niveau le plus élevé correspond à la vocation entrevue à la
fois comme volonté de contrôle collectif et exigence de création per-
sonnelle. Une telle conception du projet, pour une société prométhé-
enne sûre de son développement mais soucieuse de le maîtriser et de
le réorganiser, sera précisée quelques années plus tard par Touraine
dans Production de la Société. Ici le système d’action historique se substi-
Meta-systems - 02-03-12 15:23:08
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 150 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

150 Positionnement théorique

tue au sujet historique en tant que champ de l’expérience sociale


orientant les conduites, en d’autres termes en tant qu’instrument
de production de la société. Ce système d’action historique est
contrôlé par des mouvements sociaux, expression conflictuelle
d’agents des classes sociales luttant justement pour le contrôle de
ce système d’action historique. Dans ce contexte, le recours à la
notion de projet prend un sens sensiblement différent par rapport
au premier ouvrage ; plus que dans la Sociologie de l’action, ici le
projet se veut un construct du sociologue, qui soit un instrument
d’analyse ; de plus nous constatons un déplacement de l’attention
portée sur l’individu à travers le projet personnel vers une centra-
tion accordée au mouvement social ; « le mouvement social, dira
Touraine (1973, 399), est défini par un projet en ce qu’il remet en
cause toutes les formes de contrôle social » ; ce projet est une action
conflictuelle de contrôle d’un champ d’historicité. Il ne se rapporte
pas au fonctionnement de la société mais à son historicité. Ici donc,
à l’instar sans doute de la démarche de l’auteur, le concept de
projet délaisse les premières connotations psychologiques qu’il
avait endossées un peu malgré lui, connotations déjà soulignées
plus haut. Il devient un concept abstrait au statut sociologique
incertain ; ainsi « les projets ne se rapportent pas au fonctionne-
ment de la société mais à son historicité, aux formes et aux orienta-
tions de l’action qu’elle exerce sur elle-même par la connaissance,
l’accumulation et le modèle culturel » 1. Partant de là Touraine
élabore une nouvelle taxonomie de projets en distinguant cette
fois-ci trois niveaux :
— le premier concerne les éléments constitutifs de tout mouve-
ment social I (Identité), O (Opposition), T (Totalité) lorsque ceux-
ci ne sont pas reliés les uns aux autres ; on parlera alors de mouve-
ment éclaté ;
— le deuxième vise les éléments regroupés deux par deux ;
— le troisième enfin a trait aux trois éléments intégrés dans
l’ensemble I, O, T. Ces trois éléments (Identité, Opposition, Tota-
lité) entrent en combinaison selon Touraine pour spécifier un mou-
vement social : le principe d’identité définit l’acteur au sein d’un
conflit qui le constitue et l’organise ; le principe d’opposition voit
l’acteur confronté à un adversaire. Le principe de totalité n’est rien

1. Ibid., p. 400.
Meta-systems - 02-03-12 15:23:08
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 151 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

Le projet comme préoccupation scientifique 151

d’autre que le système d’action historique dont les adversaires se


disputent la domination 1.
Un niveau bas du projet est celui de la dissociation des éléments
I, O, T ; à l’inverse, un projet de niveau élevé se définit par une
forte intégration de ces éléments I, O, T.
De sa première conception du projet à la seconde, en l’espace
de huit années, Touraine a opéré un glissement significatif dans
son travail de théorisation de l’action sociale. Le projet personnel
a laissé la place au projet de mouvement social ; ce dernier projet
a aidé son auteur à formaliser les problèmes de changement dont
est ou était porteuse la société postindustrielle. Mais il nous faut
reconnaître qu’un tel projet, abstrait certes dans sa formalisation,
a été pris à contre-pied par la crise socio-économique qui dès la
fin de 1973 a montré que le changement dans les sociétés postin-
dustrielles n’était pas un phénomène irréversible, ni un phénomène
prévisible voire planifiable. La seule question que nous pouvons
nous poser présentement est alors la suivante : le projet de mouve-
ment social reste-t-il toujours adéquat pour définir une société
avancée dans ses mutations et ses contradictions. Ou bien était-il
inéluctable qu’un tel projet soit pris à son propre piège de par une
conjoncture imprévisible de mutation ?

Nous venons de nous attarder sur une sociologie de l’action qui


reste à notre connaissance celle qui a accordé le plus d’importance
au projet. Une telle sociologie, à l’instar de ses voisines, vise tout à
la fois, à travers l’utilisation qu’elle fait de ce concept, à exploiter
le capital d’inventivité que renferme tout système social, à conjurer
les risques de sclérose que sécrète la rationalisation des conditions
d’existence, enfin à préserver un minimum de consensus social.
Ces trois visées ont la même finalité vis-à-vis des acteurs sociaux
dont il s’agit de susciter motivation et implication. Chacune de leur
côté, elles cherchent à redonner initiative aux acteurs individuels
ou collectifs, souvent considérés comme des pions anonymes en les
mettant en position de développer leur propre motivation et de
redonner valeur à leur travail. À ce titre, les organisations partici-
patives étudiées par R. Sainsaulieu sont autant soucieuses à travers
une démarche par projet d’impliquer les différents acteurs que

1. Ibid., p. 361-365.
Meta-systems - 02-03-12 15:23:08
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 152 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

152 Positionnement théorique

d’atteindre une certaine efficacité. Nous retrouvons là, articulées


de façon très étroite, les deux dimensions du projet, symbolique
et opératoire.
Comme autre contribution significative à une théorie sociolo-
gique du projet, il faut souligner l’apport très original et récent de
C. Castoriadis (1975) qui tente une réélaboration des principes de
base de la pensée marxiste, notamment des rapports théorie-pra-
tique. À partir de là, Castoriadis cherche à approfondir les rela-
tions entre praxis et projet. La praxis est conçue à travers ce faire
dans lequel l’autre ou les autres sont visés en tant qu’êtres auto-
nomes, considérés comme agents essentiels du développement de
leur propre autonomie : « La praxis est ce qui vise le développe-
ment de l’autonomie comme fin et utilise à cette fin l’autonomie
comme moyen. » 1 Or dans la praxis il y a un à faire qui est spéci-
fique : c’est vis-à-vis de cet à faire que se situe le projet : élément
de la pratique considéré dans ses liens avec le réel, dans la spécifi-
cation de ses objectifs et de ses médiations. Le projet est l’intention
d’une transformation du réel, guidée par une représentation du
sens de cette transformation, en prenant en considération les
conditions réelles. Et par projet, Castoriadis pense au projet révolu-
tionnaire conçu comme « la réorganisation et la réorientation de la
société par l’action autonome des hommes » 2. Mais le philosophe
reconnaît que ce projet révolutionnaire pour et par l’action auto-
nome des hommes n’a jamais existé : aspiration à vivre dans une
autre société que celle présentement existante et en même temps
reconnaissance que la révolution n’est pas pour demain, mais per-
sistance d’un désir qui cherche à se réaliser. Ce projet révolution-
naire plonge ses racines dans la réalité historique effective faite en
partie d’une crise de la société établie et de sa contestation par la
grande majorité des hommes qui y vivent. « L’histoire a fait naître
un projet, dira Castoriadis. Ce projet, nous le faisons nôtre car
nous y reconnaissons nos aspirations les plus profondes et nous
pensons que sa réalisation est possible. » 3 Ainsi le projet révolu-
tionnaire fait coïncider une relecture de l’histoire avec des aspira-
tions personnelles. Il reste, pourrions-nous dire, au niveau d’une
intention régulatrice.
1. Ibid., p. 103.
2. Ibid., p. 106.
3. Ibid., p. 138.
Meta-systems - 02-03-12 15:23:08
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 153 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

Le projet comme préoccupation scientifique 153

Les sciences exactes à la recherche


d’un concept d’emprunt

Les sciences exactes et naturelles se sont intéressées à la figure


du projet non tant pour en donner une théorisation, le
pouvaient-elles, mais pour qualifier par analogie avec les systèmes
humains ce qui leur semblait être la marque des organismes et
autres systèmes naturels ou artificiels : organismes et systèmes dotés
d’une finalité, c’est-à-dire commandés par un projet.
À ce sujet, il faut souligner la concomitance entre le déploie-
ment de notre culture technologique et l’émergence d’une troi-
sième génération de travaux scientifiques, ceux précisément qui
vont s’emparer de la figure du projet. Si la première génération
qui a tout spécialement marqué la seconde moitié du XIXe siècle
fut celle des pionniers du positivisme conquérant et de la croyance
en l’existence d’une possible connaissance objective, la seconde
génération au début du XXe siècle en vient à nuancer singulière-
ment les premières prétentions, en plaçant au centre de toute
démarche scientifique la relativité comme méthode et l’incertitude
comme objet. La troisième génération va jusqu’à mettre en cause
la notion de déterminisme scientifique, et le but même d’une
science qui serait ordonnée à l’explication des phénomènes.
L’investigation multidimensionnelle de ces phénomènes, quelle que
soit la discipline scientifique en cause, en arrive à mettre en
exergue de son travail la complexité et l’interdépendance comme
principales clés de compréhension.
La réfutation du déterminisme scientifique va de pair avec la
valorisation des systèmes ouverts, nouveau paradigme que l’on
conçoit, souvent d’ailleurs avec quelque approximation et rapidité,
comme unificateur des différentes sciences : ce paradigme en vient à
utiliser entre autres la notion de projet pour caractériser la spécificité
du système ; le projet inhérent à ce système est là pour traduire son
indétermination partielle. Le paradoxe ici veut que les tenants des
sciences exactes et naturelles utilisent le projet non comme un
concept élaboré mais plutôt comme une notion chargée de désigner
une large gamme de comportements dits finalisés : comportements
de systèmes automatisés ou comportements d’organismes vivants.
Meta-systems - 02-03-12 15:23:08
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 154 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

154 Positionnement théorique

Sans doute physiciens et biologistes ne peuvent tenir un langage


éprouvé et contrôlé à propos de l’ensemble des termes qu’ils uti-
lisent ; une attitude rationaliste serait-elle possible encore
aujourd’hui ? Ils recourent donc de temps à autre à un langage flou
et incertain dont l’utilisation du projet est un bon exemple.

Le paradigme de la mécanique rationnelle et son rejet

Dans la perspective de la mécanique classique, telle qu’elle est


issue de Galilée, Descartes et Newton, tout objet investigué est
susceptible d’être expliqué plutôt que décrit. L’explication cherche
à identifier une structure univoque de l’objet, donnée comme inva-
riante. Cette univocité et cette invariance contribuent à spécifier le
canon de toute qualité scientifique : la perfection de l’ordre dans
le domaine de la connaissance.
Le discours mécanique ainsi tenu sur les choses est à com-
prendre comme l’expression de la rationalité de l’homme pensant :
ainsi en est-il du principe d’inertie formulé par Galilée et repris
par Descartes : ainsi en est-il de même de la cinématique conçue
comme réversible et horlogère. Il y a donc identification du monde
rationnel et du monde mécaniste.
Un premier rejet de la mécanique classique va apparaître avec
les travaux de Boltzmann et l’introduction d’un paradigme origi-
nal, celui de la mécanique statistique ; les recherches en thermody-
namique favoriseront l’émergence de nouvelles questions, avec la
mise en évidence des transformations irréversibles au cours du
temps ; ces recherches en thermodynamique vont imposer progres-
sivement la notion de système considéré comme un tout, donc
indécomposable. Ce qui dans le système est mis en valeur, c’est
son évolution, c’est-à-dire ses transformations internes. Au couple
structure-fonction de la mécanique classique se substitue la triade
structure-fonction-évolution.
La mécanique statistique se développe simultanément à la théo-
rie de l’évolution. Mais elle va laisser bientôt la place à ce que l’on
peut considérer comme la première épistémologie non cartésienne,
avec l’avènement de mécaniques inconnues jusqu’ici ; la méca-
nique ondulatoire de L. de Broglie, la mécanique des matrices
de Heisenberg.
Meta-systems - 02-03-12 15:23:09
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 155 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

Le projet comme préoccupation scientifique 155

Cette épistémologie nouvelle trouvera ultérieurement des


formes d’expression inédites notamment dans le paradigme struc-
turaliste, lequel insiste sur le fait que l’objet pris dans sa totalité est
fonctionnant et évoluant, structuré et structurant, lieu d’un faisceau
de transformations.
Mais c’est avec le paradigme cybernétique que va émerger le
concept d’intentionnalité, concept rejeté par les premiers positi-
vistes comme indigne d’une démarche scientifique ; c’est pourtant
un tel concept qui sera réintroduit un siècle plus tard pour caracté-
riser la propriété de structures mécaniques, lorsqu’elles sont dans
leur fonctionnement guidées par des critères, par des normes de
références internes ou selon les cas externes à la structure. Pour la
première fois au niveau des sciences mécaniques, la cybernétique
va utiliser explicitement le concept de projet (purpose) pour qualifier
cette propriété fondamentale des systèmes aussi bien naturels
qu’artificiels, d’être téléonomiques, c’est-à-dire doués de finalité.
En ce sens, on pourra alors définir la cybernétique comme cette
interface entre le projet conçu au sein d’un système et l’environne-
ment perçu auquel il doit s’adapter.

Le paradigme cybernétique et l’hypothèse téléonomique

Rompant avec une longue tradition mécaniste, la cybernétique


sera ainsi la première connaissance scientifique au milieu du
XXe siècle à restaurer dans les communications scientifiques les
concepts de projet (purpose), de but (goal), de téléologie (teleology).
Elle sera la première à réintroduire la finalité dans l’étude des
objets et phénomènes tant naturels qu’artificiels.
C’est à la suite des avancées technologiques d’ordre militaire liées
à la Seconde Guerre mondiale que N. Wiener oriente dans les
années 1945-1950, toute son attention vers la construction de méca-
nismes artificiels susceptibles de reproduire les propriétés des êtres
vivants. En cela il entend substituer la mécanique statistique à la
mécanique classique. Ces mécanismes artificiels de type cyberné-
tique appelés machines à comportement ont pour fonction de vou-
loir s’adapter à la situation extérieure en cherchant à répondre de
façon appropriée à certains critères de référence inscrits dans leur
fonctionnement. Les plus célèbres de ces machines nous sont four-
Meta-systems - 02-03-12 15:23:09
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 156 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

156 Positionnement théorique

nies par les « tortues » de W. Grey Walter, l’homéostat de R. Ashby,


le perceptron de F. Rosenblatt et tous ces automates au comporte-
ment plus ou moins complexe. Les machines à comportement
constituent la suite d’une longue filiation qui commence avec les
machines de type mécanique capables d’effectuer des mouvements
astreints à certaines conditions, machines conçues à partir des
recherches de la statique et de la dynamique classiques. De telles
machines seront ensuite remplacées par les machines énergétiques
capables de transformer une forme d’énergie en une autre, en ren-
dant ainsi opérationnelles les énergies de la nature. Les machines
énergétiques à l’ère cybernétique sont à leur tour supplantées par les
machines informationnelles ; celles-ci entendent en quelque sorte
prolonger le système nerveux de l’homme, et non comme les précé-
dentes son système musculaire. Elles veulent notamment montrer
comment, à partir d’un certain nombre de régulations internes et
malgré les déstabilisations externes, le mécanisme cybernétique pou-
vait poursuivre et atteindre le but que son constructeur avait fixé
dans sa structure, c’est-à-dire recouvrer son propre équilibre.
À travers ses machines à comportement informationnel, la
démarche cybernétique entend gérer la complexité dont ces dispo-
sitifs sont porteurs. Science de la complexité, la cybernétique
s’efforce de mettre en évidence des similitudes de fonctionnement
entre le système mécanique et le système vivant. Elle va inspirer,
comme nous l’avons déjà évoqué, psychologues et sociologues qui
se sont demandé à la suite de Wiener si les modèles cybernétiques
ne pouvaient pas justement éclairer par analogie le fonctionnement
humain. N. Wiener et dans son sillage A. Rosenblueth estiment
d’ailleurs qu’il y a une analogie voire même une homologie de
structure entre les machines, les animaux et les hommes. Cette
homologie de structure donnera lieu à une théorisation du compor-
tement finalisé considéré comme une action orientée vers un but,
dans la perspective d’introduire une modification dans le milieu
extérieur ; l’action finalisée se déroule conformément à un pro-
gramme qui la précède et a été établi au préalable. But visé et
programme élaboré constituent les deux paramètres essentiels de
préparation à l’action ; entre cette préparation et l’exécution du
programme se place une opération particulièrement délicate : la
décision d’agir ; en définitive l’action cybernétique intègre quatre
paramètres : le programme : le but, la décision, l’exécution.
Meta-systems - 02-03-12 15:23:09
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 157 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

Le projet comme préoccupation scientifique 157

Dans une étude antérieure à la création de la cybernétique,


N. Wiener et ses collaborateurs avaient opposé deux classes de
comportements actifs, que ces comportements d’ailleurs soient
ceux d’êtres animés ou inanimés ; les comportements sans projet
(purposeless or random behavior) liés au hasard et les comportements
projetés (purposeful behavior) ; ces derniers se caractériseraient par le
fait d’être dirigés vers l’atteinte d’un but. À leur tour, les comporte-
ments actifs projetés se subdivisent en deux classes : celle de la
rétroaction ou classe téléologique, celle de la non-rétroaction ou
classe non téléologique. Le terme téléologie assimilé par Wiener
au projet est utilisé par lui comme synonyme de purpose controlled by
feed-back (projet contrôlé par une rétroaction) et il ajoute un peu
plus loin la précision importante suivante : « Contrôlé par l’erreur
de la réaction, c’est-à-dire par la différence entre l’état du méca-
nisme comportemental, à un moment donné, et l’état final inter-
prété comme projet. » Le terme téléologie devient donc synonyme
de comportement contrôlé par une rétroaction négative (Wiener,
Rosenblueth, 1943). C’est à la première de ces classes que l’on
réserva le nom de « projet cybernétique », à condition toutefois
que la rétroaction en cause soit une rétroaction négative ; nous
sommes alors en présence de la boucle d’asservissement ou servo-
mécanisme. Wiener associe le servomécanisme à un comportement
intentionnel intrinsèque (intrinsic purposeful behavior). Il est important
ici de bien distinguer deux types de rétroaction : la rétroaction
négative qualifiée de stabilisante entend réduire l’écart entre le
comportement réalisé et le but fixé ; la rétroaction positive encore
appelée runaway tend au contraire à augmenter l’écart entre le
comportement réalisé et le comportement initialement souhaité,
soit par explosion (runaway vers l’infini), soit par blocage (runaway
vers zéro). Si la première rétroaction est seule liée au projet, la
seconde peut dans certains cas y concourir lorsqu’il s’agit de
réduire un écart jugé trop grand pour une rétroaction stabilisante
(Stanley Jones, 1962).
Le projet cybernétique renvoie donc à un acte ou un comporte-
ment dirigé vers l’obtention d’un but, acte guidé dans sa réalisation
par tout un ensemble de rétroactions négatives visant à orienter le
système vers un état d’équilibration satisfaisant.
Avant d’être reléguée dans un oubli relatif, la pensée cyberné-
tique a connu dans les années 1950-1960 de grands développe-
Meta-systems - 02-03-12 15:23:09
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 158 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

158 Positionnement théorique

ments, en même temps qu’elle a suscité un enthousiasme certain ;


on avait enfin trouvé le paradigme transversal donc unificateur des
différents niveaux de réalité : la « Kubernèsis », cette capacité de
piloter, qui est en même temps un art de gouverner ; la théorie des
communications appliquée aux mécanismes artificiels montre que
les choses inanimées ont désormais cette capacité de se gouverner
elles-mêmes ; il en est de même des êtres vivants ; pourquoi donc
les sociétés n’en tireraient-elles pas analogiquement un certain
nombre de conséquences pour se gouverner ! Ainsi l’« auto », pro-
priété de l’individu de pouvoir être lui-même, se trouve transféré
à la machine, aux différents automatismes parmi lesquels l’autoges-
tion est devenue une machine parmi d’autres et le projet, cette
visée intentionnelle d’un but que l’on croyait jusqu’ici être la spéci-
ficité de l’être humain, voit à son tour ses qualités s’étendre à la
machine. Cette culture de l’« auto » intègre dans un même
ensemble groupes humains et objets techniques à travers le laby-
rinthe des autonomies, automobiles, automatismes…
De la sorte, avec l’étude des systèmes artificiels, la cybernétique
va principalement insister sur leurs propriétés finalisantes. Mais
c’est là que surgit l’équivoque ; certains cybernéticiens, à commen-
cer par N. Wiener dans les travaux que nous venons de citer,
considèrent que ces propriétés sont de l’ordre de la téléologie, ce
qui nous semble être pour le moins abusif. Le projet cybernétique
basé sur le contrôle des comportements par rétroaction négative
nous semble très bien souligner le caractère téléonomique des sys-
tèmes programmés, caractère qui leur est attaché parce qu’il leur
a été imposé de l’extérieur par un constructeur ; il s’agit bien ici
d’une finalité externe au système, qui se traduit dans son fonction-
nement par une exigence interne, c’est-à-dire une exigence qui lui
est inhérente. C’est d’ailleurs en référence aux organismes vivants
et sociaux que les tenants de la cybernétique vont prendre le
concept de purpose ; mais le projet utilisé de façon analogique pour
décrire le comportement des mécanismes artificiels reste en défini-
tive assez approximatif ; son approximation est sans doute liée à la
difficulté de transférer un concept pris dans un champ de connais-
sance, en l’occurrence ici celui de la philosophie et des sciences
sociales, à un autre champ qui s’y prête beaucoup moins, celui des
sciences exactes : c’est là certainement les ambiguïtés et limites
de l’analogie. Cela n’invalide pas la démarche, d’autant plus que
Meta-systems - 02-03-12 15:23:09
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 159 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

Le projet comme préoccupation scientifique 159

l’emprunt scientifique pour expliquer l’inférieur mécanistique par


le supérieur humain est somme toute assez rare, à côté de ces
multiples plagiats auxquels le supérieur s’est livré pour se définir,
en recourant à l’inférieur : les concepts lewiniens de dynamique,
de tension, de champ…, les concepts freudiens de pulsion, de
refoulement sont là pour témoigner entre autres exemples de ce
pillage conceptuel auquel les sciences sociales ont eu recours pour
asseoir leur légitimité, une légitimité qui leur a fait bien souvent
défaut ; qu’inversement, de temps à autre, elles soient elles-mêmes
l’objet d’emprunts à travers ici les concepts d’intentionnalité et de
projet ne peut que leur redonner a contrario cette caution de
sérieux !

Le paradigme systémique et l’hypothèse téléologique

Les systèmes semi-ouverts chers aux cybernéticiens ne peuvent


échapper, comme en son temps l’a bien montré la thermodyna-
mique, à la dégradation tant de l’énergie que de l’information,
dégradation qui les achemine vers l’indifférenciation, la confusion :
l’entropie est la caractéristique incontournable de tout système ;
pouvoir lutter contre cette entropie, être capable de réintroduire
dans le système de l’indifférenciation, de la néguentropie demeure
essentiel pour la survie du système mais ne peut se faire lorsque
ce dernier est conditionné par sa quasi-fermeture sur des critères
prédéterminés ; c’est là une contradiction inhérente à bon nombre
de mécanismes cybernétiques. Certes il y a controverse sur la
nature de la cybernétique : si l’on valorise, comme le font les socio-
logues Crozier et Friedberg (1977), ou l’ingénieur J.-L. Le Moigne
(1984), l’autorégulation par servomécanisme, on y verra l’illustra-
tion d’un système quasi fermé ; si en revanche on insiste, comme
le biologiste H. Atlan (1979), sur les capacités d’auto-organisation
à partir du bruit et des échanges avec le milieu, on y identifiera un
système ouvert. Quoi qu’il en soit, la cybernétique est encore restée
trop tributaire de la conception traditionnelle de la science en pos-
tulant qu’un système pouvait en partie maintenir son invariance à
travers la boucle d’asservissement et ce en insistant sur une certaine
réversibilité des échanges avec le milieu. L’invariance n’est possible
ni dans les systèmes mécaniques, ni dans les systèmes vivants ; de
Meta-systems - 02-03-12 15:23:09
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 160 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

160 Positionnement théorique

ce point de vue, le second théorème de la thermodynamique, qui


est d’ailleurs à la base de la pensée cybernétique, l’avait bien
montré. Si l’on veut se rapprocher d’une certaine invariance, on
ne peut paradoxalement que se situer dans la perspective d’un
système résolument ouvert. À ce titre, le grand changement
apporté par les modèles cybernétiques est bien de nous avoir intro-
duit dans une perspective systémique, quel que soit le niveau de
la réalité concernée ; mais leur principale limite réside dans une
approche trop souvent structurale du système, qui ne tient pas suf-
fisamment compte du temps, de son irréversibilité, en un mot de
l’histoire qu’il sécrète.
C’est justement à une telle carence que cherche à remédier la
modélisation du système ouvert, tentée par le biologiste L. von
Bertalanffy ; cette modélisation s’avère analogiquement plus
proche des phénomènes de la vie, et donc axiomatiquement plus
puissante. Pour ce faire, Bertalanffy, soucieux de dépasser l’opposi-
tion ambiante entre mécanisme et vitalisme, conçoit le système
ouvert en partant de l’hypothèse plus ambitieuse de la téléologie,
en laissant de côté la seule téléonomie. De nombreux auteurs,
notamment biologistes (J. Monod, H. Atlan, par ex.), bien qu’étant
de traditions épistémologiques et philosophiques différentes, cri-
tiquent le concept de téléologie, comme appartenant au vocabu-
laire théologique : la théologie et le finalisme qui lui est attaché
feraient intervenir un principe extérieur à la science, d’ordre méta-
physique et spirituel, pour expliquer le comportement intentionnel
des organismes. Avec ces auteurs, nous nous garderons de tout
recours à la théologie ; nous nous risquons néanmoins à utiliser le
terme téléologie pour caractériser sur un mode descriptif et opéra-
toire le fonctionnement spécifique de certains systèmes, ceux qui
ne sont plus agis par une simple finalité à la fois extérieure, et
inscrite dans leur structure, mais qui montrent une capacité à se
déterminer eux-mêmes, par la manipulation de causes finales.
Le paradigme systémique se base sur la même démarche analo-
gique que son devancier cybernétique ; certes en toute rigueur
chronologique, comme l’indique L. von Bertalanffy (1968) lui-
même, le pionnier de la théorie des systèmes, le postulat d’une
théorie générale des systèmes a été lancé bien avant la cyberné-
tique dans les années 1940. Mais ce n’est qu’en 1968 que Berta-
lanffy formalise et développe son postulat, lui assurant par le fait
Meta-systems - 02-03-12 15:23:09
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 161 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

Le projet comme préoccupation scientifique 161

même une grande diffusion. Selon ce qu’indique l’auteur, la cyber-


nétique fait partie intégrante de la théorie des systèmes mais comme
un cas particulier de systèmes autorégulés. Bertalanffy cherche à
concevoir tout organisme comme un système résolument ouvert,
c’est-à-dire un ensemble d’éléments en interaction se transformant
dans le temps en fonction d’un projet. Un tel paradigme s’efforce
d’articuler au sein du système trois propriétés : la structure, la fonc-
tion, l’histoire ; il entend mettre en évidence l’interface entre une
volonté finalisatrice, celle du système, et l’environnement.
Le paradigme cybernétique n’était fondé comme nous l’avons
vu que sur la seule hypothèse téléonomique, à savoir sur le fait que
tout système est finalisé, ordonné à atteindre un certain critère ou
à s’en rapprocher ; il a manqué à la cybernétique la dimension
historique, évolutionniste du système. Parce qu’il est système
ouvert, l’organisme est finalisant, se crée son propre projet.
De ce fait, piloter un système organisé ne consiste pas tant à
activer ses structures qu’à gérer dans le temps l’évolution de telles
structures. Connaître le système, ce n’est plus seulement connaître
son armature, c’est surtout repérer son projet, c’est-à-dire, en par-
tant de son histoire, identifier son devenir. J.-L. Le Moigne (1977),
dans son travail de synthèse, insiste à plusieurs reprises sur cette
propriété du système général d’opérer une intervention finalisante
sur son environnement, et ce à travers le projet qu’il se donne ; ce
qui lui fait dire p. 184 : « C’est par rapport à ses projets qu’il est
possible d’interpréter et de modaliser fructueusement les comporte-
ments d’un objet et non par rapport à ses structures. »
En utilisant la notion de projet dans une réflexion sur le sys-
tème, Le Moigne pousse plus avant le travail initié par Bertalanffy.
Pour ce faire, il se sert des apports de R. Ackoff (1972) sur une
modélisation des purposeful systems capables non seulement d’être
des goal seeking systems cybernétiques, mais aussi de pouvoir élaborer
et changer eux-mêmes leurs finalités, leurs projets, leurs intentions.
Il est à remarquer que cette hypothèse téléologique, répudiée
par la mécanique rationnelle et à sa suite par les tenants d’une
scientificité rigoureuse parce que traînant avec elle des relents phi-
losophiques, voire théologiques, cette hypothèse se trouve de nou-
veau réintroduite par l’école systémique, non seulement à titre
heuristique mais avec des perspectives opératoires pour décrire le
double caractère évolutif et intentionnel des systèmes.
Meta-systems - 02-03-12 15:23:09
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 162 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

162 Positionnement théorique

Que retenir du projet dans son utilisation au sein de


l’approche systémique ? sans doute ce fait qu’ici il est pris dans
son acception pleine et entière de cause finale. Ce n’est donc
pas le recours au projet qu’il nous faut critiquer mais plus l’objet
auquel il est rapporté, le système qui couvre la gamme la plus
étendue des phénomènes naturels et artificiels. Certes comme
pour la cybernétique, l’approche analogique est stimulante. Mais
à trop vouloir la privilégier, on n’arrive plus très bien à savoir
ce dont on parle. La très grande extension du concept de
système lui confère par le fait même une compréhension appau-
vrie. Et de deux choses l’une : ou le système est seulement
finalisé et le projet dont il est porteur pourra se ramener à l’une
ou l’autre des variantes du projet cybernétique que nous avons
déjà analysé ; ou le système est à la fois finalisé et finalisant et,
là, le projet ne peut concerner que cette catégorie de systèmes
ouverts susceptibles d’apprentissage et créateurs de sens, les sys-
tèmes humains ; quel que soit le type de modélisation auquel
recourt la théorie des systèmes, nous ne pouvons nous empêcher,
lorsqu’on y introduit la notion de projet dans son acception
originelle, d’opérer un décrochage entre les systèmes ouverts
finalisants et les autres systèmes ouverts, ceux qui tout en étant
en interaction avec leur environnement ne peuvent créer pour
eux-mêmes et par eux-mêmes des normes et des critères.

À partir de l’étude des systèmes physiques, on a voulu dégager


un ou plusieurs paradigmes émergeant de la complexité étudiée.
Et l’on a fait jouer au projet le rôle de l’un de ces paradigmes avec
toutes les équivoques que nous avons soulignées. À côté de cette
complexité, portée par le projet, la seconde remarque que nous
pourrions faire a trait à la finalité : le recours au projet traduit
certainement un souci au cœur de l’activité scientifique rationnelle
de réintroduire avec ses risques et périls une intelligibilité qui ne
soit pas seulement une lecture distanciée des choses, mais aussi une
lecture orientée, nous pourrions même dire impliquée, soucieuse
de chercher du sens jusque dans le non-sens des systèmes asservis.
Si les sciences sociales dans leur développement ont succombé sou-
vent à un réductionnisme quelque peu abusif de leur mode d’expli-
cation, à travers maintes attitudes objectivistes, on ne peut
s’empêcher ici, peut-être à tort, d’invoquer le piège anthropomor-
Meta-systems - 02-03-12 15:23:09
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 163 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

Le projet comme préoccupation scientifique 163

phique qui guette les sciences physiques lorsqu’elles recourent à


l’analogie en vue de définir l’inférieur par le supérieur.

De la cybernétique au posthumanisme, le projet de cyborg

Sur le terreau de la cybernétique et en profitant des avancées


des technologies de l’information et des biotechnologies ainsi que
des nanotechnologies s’est développé depuis une génération un
courant de pensée se définissant comme posthumaniste (Vander-
berghe, 2006). Ce courant entend déconstruire la distinction fon-
damentale entre nature et culture pour valoriser un monde
toujours plus instrumentalisé et artificialisé. Dans ce monde, les
dispositifs techniques s’emparent du vivant pour le transformer en
créant les conditions émergentes de formes virtuelles faisant, entre
autres, de l’être humain, grâce au savoir scientifique acquis, un
organisme flexible, connecté et hybride. Cet être humain est l’objet
d’incessantes transformations ; ce faisant à l’idée substantielle de
l’homme qui sous-tend l’humanisme, le posthumanisme cherche à
substituer sa malléabilité rendue possible par les avancées des
sciences et techniques (Besnier, 2009).

Le projet de cyborg (organisme cybernétique) entend alors


concevoir une fusion homme-machine qui puisse incarner l’idéal
d’un être rendu plus performant et exprimer le façonnage de cet
organisme hybride, malléable et connecté. Un tel organisme se
donne comme caractéristiques d’être asexué et immortel, capable
de télécharger l’esprit sur un support informatique. Dans ce
contexte, l’humain hybridé, à la fois vital et mécanique pourra être
régénéré par la machine. Ce projet démiurgique en reste pour
l’instant à l’état d’utopie, l’utopie posthumaine qui entend s’arra-
cher à l’état de nature, celle notamment de notre condition mor-
telle comme du dualisme corps-esprit. Une telle utopie en reste
actuellement à la confection d’espaces virtuels qui travaillent sur
l’interconnexion humains et non humains au sein de réseaux
hétérogènes.
Meta-systems - 02-03-12 15:23:10
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 164 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

164 Positionnement théorique

Le projet caractéristique des organismes vivants

L’approche cybernétique, puis l’approche systémique en réin-


troduisant dans les préoccupations scientifiques la référence
constante à la finalité ont ouvert un large champ d’application
au terrain biologique. Pendant longtemps, les biologistes ont dû
se laver du soupçon de vitalisme, aux connotations métaphy-
siques et religieuses. À ce propos, H. Atlan, (1979, 14) aime
citer cette phrase écrite voici plus d’un siècle par le physiologiste
allemand L. Brucker : « La téléologie — raisonnement par
causes finales — est comme une femme sans qui le biologiste
ne peut pas vivre mais dont il a honte d’être vu avec elle en
public. » Le paradigme du système ouvert permet aux biologistes
d’envisager de nouveau l’organisme vivant comme une réalité
en construction, plus spontanément polarisée vers certains états
d’homéostasie que vers d’autres, orientée vers des relations
d’équilibration avec son environnement. En un mot, les biolo-
gistes en viennent tout naturellement à considérer les organismes
vivants comme des systèmes ouverts et plus précisément, selon
l’expression de J. Monod (1970, 22), des organismes à projet :
« L’une des propriétés fondamentales qui caractérisent tous les
êtres vivants sans exception [est] celle d’être des objets doués
d’un projet qu’à la fois ils représentent dans leur structure et
accomplissent par leurs performances. » C’est surtout J. Monod
à partir de ses travaux de biologie moléculaire qui insiste sur
cette capacité des organismes vivants d’être des organismes à
projet. Le projet biologique et la finalité dont il est porteur sont
là pour nous indiquer que l’espèce supplante l’individu à travers
le génome. Peut-on alors affirmer que l’espèce est porteuse d’un
projet dont elle se sert à travers l’individu ? Cette interrogation
d’inspiration finaliste reprise aujourd’hui par la sociobiologie est
destinée à coexister au sein du discours biologique avec une
autre tradition, celle-ci d’inspiration mécaniciste, à laquelle
J. Monod lui-même reste très sensible, tradition soucieuse de
ramener l’organisation du vivant à une perspective statique, à
une stabilisation sélective d’une distribution particulière de
contacts neuroniques parmi l’ensemble des contacts possibles
(Changeux, 1983).
Meta-systems - 02-03-12 15:23:10
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 165 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

Le projet comme préoccupation scientifique 165

Mais en dehors ou au-delà de cette tradition physicaliste, bon


nombre de biologistes ont cherché à travers le paradigme systé-
mique à définir ce qui pouvait faire la spécificité du vivant. Ainsi,
H. Laborit (1974) partant des paradigmes cybernétique et systé-
mique s’efforce de penser une nouvelle grille biologique permettant
de fournir une vision dynamique de l’organisation des systèmes
vivants. Laborit rejoint Monod pour indiquer que l’organisation
vivante est téléonomique, c’est-à-dire orientée vers un but sur les
bases d’un programme adéquat : finalité fonctionnelle de structures
constitutives de l’organisme, qui concourt à la finalité de
l’ensemble, cette finalité pouvant être définie comme la survie
dudit organisme. H. Atlan, part lui aussi des acquis de la cyberné-
tique pour dégager dans une perspective plus étrangère au mécani-
cisme une logique de l’organisation naturelle. Il voit donc cette
logique dans la capacité d’auto-organisation, à partir du désordre,
du bruit : cette auto-organisation se faisant par paliers, destruction
de redondance et réorganisation informationnelle permettant une
augmentation de complexité. Atlan, reprend le concept d’auto-
organisation à H. von Foerster (1960) qui a exprimé la nécessité
d’un principe d’ordre à partir du bruit pour rendre compte des
propriétés les plus singulières des organismes vivants en tant que
systèmes auto-organisateurs. Nous le voyons, les biologistes
rejoignent ici les physiciens, tels Prigogine et Stengers dans leur
Nouvelle alliance, lorsqu’ils montrent que le hasard est structurant.
Pour Atlan, l’auto-organisation consciente s’appuie sur deux
paramètres en perpétuelle interaction :
— la mémoire qui rend présent le passé : conscience-mémoire
du passé ;
— la faculté d’auto-organisation qui construit l’avenir, sans
que nous en soyons conscients, construction qui se fait à partir du
bruit, de l’aléatoire : vouloir inconscient auto-organisateur de
l’avenir.
Atlan aurait pu donner à cette auto-organisation concrète le
nom de projet ; sans doute ne l’a-t-il pas fait pour éviter d’avoir à
se justifier d’un choix entre le projet téléonomique et le projet
téléologique. Il apporte néanmoins une contribution intéressante à
une compréhension de projet comme mode d’organisation du
futur. Cette compréhension implique pour lui simultanément une
réappropriation de son propre passé et le jeu momentané du bruit
Meta-systems - 02-03-12 15:23:10
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 166 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

166 Positionnement théorique

et de l’aléatoire à partir desquels va émerger une nouvelle forme


qui va s’imposer à l’individu. En définitive, qu’il soit téléonomique
ou téléologique, le projet qui se veut délibérément organisation de
l’avenir ne nous appartient jamais en propre. Il agit à travers nous
autant que nous agissons par lui.

Vers une nouvelle épistémologie

La référence aux systèmes ouverts et l’utilisation du concept de


projet amènent de nouvelles attitudes épistémologiques : il ne s’agit
plus tant de saisir l’objet dans son invariance que de le situer dans
son évolution finalisée, à travers le ou les projets qu’il se donne. Il
ne s’agit plus d’analyser un système mais mieux de le concevoir.
Car la nouvelle épistémologie commande l’élaboration de modèles
qui nous permettent de prévoir : c’est-à-dire de définir des projets
qui puissent être incarnés par des modèles possibles : l’objet étudié
est présumé doté de projet, que ce soit l’objet physique, ou l’objet
vivant, l’objet humain, ou encore l’objet social. À ce sujet, J. Piaget
lui-même comme psychologue (1967 a et 1967 b) ne
reconnaissait-il pas que définir l’objet c’est le connaître dans son
histoire et son devenir, donc dans son projet.
Les styles épistémologiques se sont succédé ; le positivisme valo-
risant l’ordre du pur donné a été supplanté par le néopositivisme
de l’École de Vienne soucieux d’édifier un appareil logique mettant
en œuvre des lois strictement formelles. Dépassant ce néopositi-
visme, le rationalisme critique de Popper en vient à superposer à
la philosophie de la science une réflexion sur l’histoire de la vie
sociale ; Popper (1962, 1979) montre que les propositions descrip-
tives ou énoncées (propositions) concernant un univers irrésolu ne
peuvent faire l’économie d’un recours aux propositions normatives
(proposals), au projet qui inspire la stratégie de l’homme de science,
quelque flou que soit ce projet. Une telle préoccupation trouvera
son expression dans le rejet de déterminisme comme mode de
connaissance, dans l’affirmation d’un avenir ouvert, caractéristique
d’une société elle-même ouverte qui permet tous les possibles. Si
les propositions descriptives visent à appréhender le passé dans
sa détermination, ce monde 1 dont parle Popper, les propositions
normatives concernent le monde 2 des représentations mentales
Meta-systems - 02-03-12 15:23:10
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 167 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

Le projet comme préoccupation scientifique 167

des individus, leurs aspirations et surtout le monde 3 de la culture


à travers des projets d’action qui peuvent permettre une société
ouverte (Malherbe, 1979). Une telle perspective trouvera son
expression la plus achevée dans une attitude épistémologique
encore plus engagée qui se veut émancipatrice, la théorie critique
d’Habermas et de l’École de Francfort.
Le recours au projet comme outil d’investigation au service
d’une activité de conception engendre un nouveau style épistémo-
logique centré sur l’interdépendance sujet-acteur / objet d’investi-
gation ; ce style qui amène avec lui une signification inédite de la
connaissance peut être caractérisé par les traits suivants :
— Plus grande conscientisation dans la démarche méthodolo-
gique considérée d’abord comme une démarche volontaire ; la
découverte scientifique cesse de ce fait d’être surtout le fruit du
hasard ; elle devient dans le dispositif obligé du projet de recherche
le résultat d’une attitude méthodique et consciente vis-à-vis de ce
qui est à élucider.
— Travail d’explicitation de la pensée par un va-et-vient conti-
nuel entre le conçu non encore formulé et le tout juste formalisé,
c’est-à-dire entre l’implicite et l’explicite. Le recours au projet
constitue donc une véritable méthodologie de la pensée ou mieux
de l’acte intellectuel, déjà bien mise en évidence en son temps par
la perspective pragmatiste de Ch. Peirce (1878) et de J. Dewey
(1938).
— Prise en compte du caractère très éphémère de l’objet de
recherche dont le projet n’est qu’une saisie momentanée et évanes-
cente, destinée à être dépassée par des saisies ultérieures moins
approximatives. Cette saisie momentanée se fait au prix d’une
réduction indispensable mais plus ou moins arbitraire de la com-
plexité inhérente à l’objet. Une telle saisie momentanée confère à
l’objet construit par le projet son caractère simplifié et provisoire.
— Identification de l’objet de connaissance visé à un absent
plus ou moins insaisissable faisant de la connaissance non un état
doté de stabilité au travers d’un savoir constitué et structuré mais
un acquis provisoire en perpétuel devenir relativisant les savoirs
antérieurs.
Meta-systems - 02-03-12 15:23:10
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 168 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

Vous aimerez peut-être aussi