Vous êtes sur la page 1sur 36

Meta-systems - 02-03-12 15:23:18

PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 237 - BAT


Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

7. Le projet technologique pris au jeu paradoxal


de la motivation et de l’efficacité

Un troisième secteur professionnel a cherché à rendre opéra-


toire le projet, secteur éminemment valorisé par la culture techno-
logique : celui chargé d’assurer le développement sociotechnique
et organisationnel. Dans ce secteur, deux problèmes permanents
se manifestent : rendre l’entreprise efficace, maintenir ou susciter
en son sein un haut niveau de motivation. Le projet s’y trouve
donc placé à la conjonction des paramètres techniques et humains.
Sans doute moins légitimé que le projet architectural mais moins
équivoque dans son utilisation que le projet pédagogique, son
ambiguïté néanmoins demeure, qui vient de son oscillation conti-
nuelle entre une rationalité technique à stimuler et une politique
participative à développer. Ces deux registres parfois apparaissent
bien distincts, parfois se confondent et se renforcent, souvent
entrent en conflit. Quoi qu’il en soit aujourd’hui, les deux modes
privilégiés d’utilisation du projet dans les organisations industrielles
recouvrent ces deux registres : la gestion par projet, ce que la litté-
rature nord-américaine appelle le project management, renvoie davan-
tage à des paramètres techniques ; elle s’apparente sous bon
nombre d’aspects au projet de dispositif technique. À l’opposé, le
projet d’entreprise, avec sa variante de projet entrepreneurial plus
récemment apparue sur le marché langagier, concerne d’abord le
facteur humain. Il répond à une logique qui rappelle le projet
d’établissement précédemment étudié dans le cadre du projet
pédagogique.
À côté de ces deux types de projets, nous aurons à étudier une
variante de la gestion par projet ; cette variante concerne la gestion
Meta-systems - 02-03-12 15:23:18
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 238 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

238 Perspectives opératoires

des grands projets. Enfin nous nous attarderons quelque peu sur
un projet hybride qui oscille entre le grand projet, la gestion par
projet et le projet d’entreprise : il s’agit du projet de développement
que nous avons déjà évoqué.
Nous allons donc passer en revue chacun de ces quatre projets.
Avant de le faire, il faut remarquer que les deux paramètres que
nous venons d’évoquer, motivation et efficacité, nous les avons
aussi rencontrés de façon plus discrète au cœur du projet pédago-
gique qui cherche simultanément à impliquer dans un même des-
sein élèves et enseignants, et à remédier à l’échec scolaire. Ce qui
en revanche différencie le projet pédagogique du projet technolo-
gique, c’est la praxis à laquelle est essentiellement ordonné le pre-
mier, alors que le second vise surtout une poièsis.
Parler de « projet technologique » pour subsumer les quatre
projets que nous venons de mentionner semblera sans doute peu
approprié et arbitraire. L’expression « projet organisationnel »
aurait mieux convenu si elle ne nous était pas apparue trop vague ;
en fait, ce qui fédère nos quatre projets, c’est le constat qu’ils se
sont imposés très récemment dans le milieu technologique et se
trouvent marqués par une logique du « toujours plus » ; dans leur
ambition de maîtrise, ils veulent asservir l’ordre de la nature pour
lui substituer un ordre technique témoignant d’une plus grande
fiabilité, ordre néanmoins tributaire de l’éphémère, destiné à être
lui-même dépassé par la mise en place de projets toujours plus per-
formants.

Le management par projet comme méthodologie


du changement horizontal

La gestion de ou par projet encore appelée management de ou


par projet, avec toutefois des nuances de sens, comme nous le ver-
rons, se veut être un mode original de gouvernement qui vise à
déterminer les meilleures conditions dans l’implantation d’une
innovation au sein d’un ensemble organisationnel, qu’il s’agisse
d’une innovation technologique, d’une innovation comptable,
d’une innovation sociale… Au lieu de faire transiter l’innovation
Meta-systems - 02-03-12 15:23:18
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 239 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

Projet technologique, motivation et efficacité 239

en cause par la hiérarchie, on la confie directement à une équipe


autonome, qui aura la plus large latitude pour intégrer cette inno-
vation aux secteurs concernés de l’entreprise. Ce faisant, au lieu
de considérer l’organisation comme une structure pyramidale à
forte intégration, on cherche à combiner avec une certaine fluidité
ce qui ressortit aux opérations à mettre en place et ce qui a trait
aux fonctions déjà assurées et maintenues par l’organisation. Cette
combinaison a pour caractéristique d’être provisoire, la gestion par
projets devant répondre de façon efficace aux problèmes cruciaux
du moment. C’est dire qu’elle est faite pour être ensuite défaite,
signifiant par là l’obsolescence de tout project management. Celui-ci
concerne l’organisation des grands chantiers modernes, soucieux
de produire des résultats spécifiés dans des limites de temps et de
coûts définies. Il vise aussi l’introduction de l’informatique dans les
entreprises : le projet informatique répond point par point à une
gestion par projet (Gedin, 1986).
La gestion par projet est née aux États-Unis au cours des
années 1940-1950 dans l’industrie de l’armement et de la défense
en même temps que dans l’industrie aérospatiale. À notre connais-
sance, c’est en pleine Seconde Guerre mondiale qu’on a eu recours
pour la première fois à cette forme de gestion, avec le Manhattan
Project, qui va opérationnaliser la première bombe atomique ; le
président américain F. Roosevelt confie dans les années 1941 à un
groupe d’experts le soin de rendre opérationnelle le plus rapide-
ment possible la bombe atomique. Ce groupe s’est donc mobilisé
autour de ce qui fut appelé alors le Manhattan Project, en disposant
pour ce faire de tous les moyens possibles, et sans avoir à subir
pendant la réalisation de son projet, de contrôle hiérarchique. C’est
par la suite dans les domaines militaire et aérospatial que s’est
d’abord développé le project management (ex. projet Appolo, projet
Polaris…), spécialement à la NASA. Puis la gestion par projet s’est
progressivement étendue aux différents secteurs de l’ingénierie
civile de la recherche appliquée et du développement technolo-
gique. Elle entend se définir avant tout comme opératoire et se
caractérise par une extrême mobilité. Dès ses débuts, elle s’est iden-
tifiée avec la démarche de « Recherche-Développement » (RD)
pour signifier cette nouvelle nécessité à laquelle la société postin-
dustrielle se trouve confrontée : la nécessité de l’invention et de
l’innovation en continu (Auvray, 1975, Salomon, 1992).
Meta-systems - 02-03-12 15:23:18
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 240 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

240 Perspectives opératoires

La plupart du temps, la gestion par projet utilise la structure


matricielle au sein de laquelle elle s’implante : les projets assimilés
pour les besoins du moment aux organes opérationnels sont dispo-
sés sur l’organigramme au niveau horizontal, par rapport aux
organes fonctionnels placés verticalement. Cela veut dire que la
gestion par projet, une fois qu’elle a été décidée par la direction
de l’organisation comme devant constituer une source de créativité
et d’innovation importante, échappe temporairement et en partie
à la hiérarchie dans la façon par laquelle l’innovation elle-même
va être implantée. La gestion par projet n’est donc conçue ni sur
un mode descendant par l’intermédiaire de la hiérarchie, ni sur un
mode ascendant grâce à une expérimentation à la base au sein
d’ateliers ou d’unités qui s’y prêteraient. Le modèle matriciel peut
se concrétiser dans l’organigramme suivant (cf. tableau VII).
Cette structure montre en quoi la gestion par projet est latérale,
transversale à toutes les strates de l’entreprise pour le programme
concerné, objet de l’innovation. De ce fait, elle s’apparente à la
théorie de la Lateral Thinking mise en évidence par E. de Bono
(1971) comme puissant ressort de créativité. En neutralisant les
hiérarchies fonctionnelles, la gestion par projet se donne une com-
pétence opérationnelle qui ne relève que d’elle-même, une fois que
lui a été confiée la mission spécifique visant telle ou telle innova-
tion. Dans son étude La gestion par projet, P. Beaudoin (1984) place
l’innovation à trois niveaux différents de l’entreprise, ce qui lui
permet d’élaborer une typologie correspondante des projets :
— niveau de la haute direction, qui définit les orientations de
l’entreprise ;
— niveau du groupe opérationnel chargé de la mise en œuvre
des plans et politiques ;
— niveau du groupe soutien composé de spécialistes devant
définir comment réaliser le travail.
À chacun de ces niveaux correspondent donc :
— pour le premier, le projet stratégique ;
— pour le deuxième, le projet technique ;
— pour le troisième, le projet d’usagers.
À travers ce qui précède, nous voyons s’esquisser l’intention
première de la gestion par projet, qui est de remédier aux formes
bureaucratiques et rigides des organisations industrielles. La ges-
tion par projet revêt donc plusieurs caractéristiques essentielles qui
Meta-systems - 02-03-12 15:23:18
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 241 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

Projet technologique, motivation et efficacité 241

peuvent être ici rappelées (Cleland, King, 1968, 1971 ; Kerzner,


1979) :
— Elle se présente comme temporaire, ce qui lui permet de
mieux répondre aux changements dont l’organisation est le théâtre
et de le faire rapidement : en ce sens le project management est
une réponse momentanée à l’obsolescence technologique, en
même temps qu’il en constitue un mode d’expression très caracté-
ristique.

TABLEAU VII — Structure matricielle de la gestion par projet

Directeur Général

Division Division Division


technologique Autres
opérationnelle financière

Responsabilités par projet


Projet X
(Opérationnelles)
Projet Y

Projet Z

Responsabilités fonctionnelles

Structure matricielle extraite de H. Kerzner, Project management,


Van Noerstrand Reinhold Company, 1979, p. 52.

— Elle cherche à casser l’omnipotence de l’organisation pyra-


midale en lui adjoignant voire en lui superposant de façon complé-
mentaire ou parfois concurrente une organisation horizontale qui
se charge de l’implantation dudit projet. Cette implantation se fait
en dehors du contrôle direct des différents responsables de l’organi-
sation verticale ; mais si besoin est, pour peu qu’ils soient impliqués
dans l’innovation, ces responsables pourront être appelés à collabo-
rer au projet. S’il y a conflit entre la responsabilité fonctionnelle et
la responsabilité opérationnelle du projet, seule la direction géné-
rale est habilitée à intervenir.
Meta-systems - 02-03-12 15:23:19
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 242 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

242 Perspectives opératoires

— Le projet inclut un responsable et une équipe 1 qui jouent le


rôle de maître d’œuvre par rapport au maître d’ouvrage qu’est
l’entreprise ; l’équipe-projet peut être prise au sein de l’organisation
dans laquelle doit être implantée l’innovation. Elle peut l’être aussi à
l’extérieur de l’organisation. Cette équipe travaille auprès d’une
seule organisation ou au sein d’un chantier avec plusieurs organisa-
tions. Tout dépend de la nature du projet en cause ; c’est l’équipe du
projet, le project-team qui définit avec son responsable les différentes
opérations de planification et de contrôle. Son degré d’implication
dans la tâche aura des effets déterminants sur son niveau de motiva-
tion. De par la diversification des tâches auxquelles elle doit faire
face, l’équipe sera amenée à travailler autant avec des partenaires
extérieurs à l’entreprise qu’avec les services internes.
— Le projet répond à une demande identifiable venant de la
part du client, intérieur ou extérieur à l’organisation : cette
demande comporte des exigences et exprime de nouveaux besoins
qui ne trouvent pas de solutions immédiatement disponibles et réa-
lisables. La demande doit viser des aspects importants de l’organi-
sation quant à sa propre efficience et son amélioration possible.
— Le projet est destiné à affecter les acteurs qui sont impliqués
dans son dispositif, c’est-à-dire toute personne qui d’une façon ou
de l’autre se trouve être en contact avec lui et appelée à modifier
ses propres pratiques.
— L’introduction d’un projet implique donc la mise en place
d’un changement. Il doit viser une fin identifiable ou la confection
d’un nouveau produit. C’est dire que le projet n’est pas concerné
par les processus répétitifs. Il vise plutôt les prototypes, tout ce qui
est de l’ordre de l’expérimentation.
— Enfin mentionnons que tout projet est séquentiel, compre-
nant principalement selon nous quatre phases :
• phase de conception ou de définition ;
• phase d’organisation ou de planification ;
• phase opérationnelle ou d’exécution ;
• phase d’achèvement ou d’évaluation.

1. La gestion par projet recourt la plupart du temps à la notion d’équipe-projet


(project-team) dotée d’un chef nommé et d’une mission bien précisée. Elle fait plus
rarement appel au groupe-projet (project-group) qui par définition a un fonctionne-
ment plus informel pas de structure hiérarchique ni de mission très définie.
Meta-systems - 02-03-12 15:23:19
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 243 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

Projet technologique, motivation et efficacité 243

Ces quatre phases condensent en quelque sorte les huit étapes


traditionnelles de la trajectoire de tout projet, rappelées par
Declerck et al. (1980) : conception, formulation, analyse et évalua-
tion, décision, mise en œuvre, rapports, transition au stade opéra-
tionnel, postévaluation.
Le project management en conclusion est un essai de combinaison
de ressources humaines et de paramètres techniques qui sont asso-
ciés dans le même ensemble au sein d’une organisation « tempo-
raire » pour réaliser un dessein spécifique. Cette combinaison
implique une mutuelle concession au sein de l’entreprise entre
départements fonctionnels et départements opérationnels chargés
de la mise en place du projet. Un tel mode de gestion concrétise
les nouvelles pratiques organisationnelles de gestion souple (Piore,
Sabel, 1984). Il ne va toutefois pas sans difficultés dans les conflits
souvent latents parfois ouverts entre gens des métiers (départe-
ments fonctionnels de l’organisation) et gens des projets (équipes
opérationnelles). De plus la segmentation que représentent les
équipes-projet, la neutralisation de la hiérarchie de l’entreprise
qu’elles impliquent, la quête incessante d’innovations auxquelles
elles s’adonnent constituent autant d’éléments qui vont fragiliser
l’exécutif de l’entreprise et son autorité.

Une variante très actuelle est encore à évoquer que nous range-
rons dans la gestion de projet, de préférence à par projet dans la
mesure où cette variante est délibérément plus centrée sur l’opéra-
toire que sur le symbolique, il s’agit du projet informatique. Ce
projet est orienté vers la conception de nouveaux logiciels ou la
mise au point de nouvelles applications de logiciels existants dans
des espaces organisationnels qui le sollicitent. Il s’agit de concevoir
sur un mode incrémental une architecture logicielle au sein d’une
équipe projet en utilisant une plateforme technique ou en tra-
vaillant indépendamment de toute plateforme, pour ensuite procé-
der à une mise en pratique dont l’exigence sera de satisfaire les
besoins du client.
Meta-systems - 02-03-12 15:23:19
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 244 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

244 Perspectives opératoires

Gestion par projet et cercle de qualité

Les cercles de qualité ou de progrès qui se sont développés de


façon massive dans les pays industrialisés peuvent être considérés
comme un produit indirect de la gestion par projet. D’ailleurs
B. A. Scott (1980) dans sa présentation relativement exhaustive des
quality circles assimile ces derniers à des management projects dans leur
souci d’affronter plus un problème d’efficacité dans l’entreprise
qu’un problème de participation, même si les deux paramètres ne
peuvent être totalement dissociés. Une littérature volumineuse a
été publiée sur les cercles de qualité, littérature qui à notre avis
n’insiste pas suffisamment sur l’origine et l’originalité du cercle de
qualité, notamment sur le fait que ce mode de gestion s’avère
davantage marqué par le souci d’efficacité que par le désir de parti-
cipation (Turcotte, Bergeron, 1984).
Contrairement à l’imagerie qui leur est attachée, les cercles de
qualité ne sont pas un produit typiquement d’origine japonaise.
Leur principe a été importé des États-Unis par le Japon à la fin de
la Seconde Guerre mondiale, plus précisément dans les années
1950 : époque à laquelle le Japon cherchait à se relever de ses
efforts de guerre et de sa défaite tout en devant faire face à la
piètre réputation de ses produits ; le Made in Japan des années 1950
commercialisé par les Junk merchants faisait dire à l’éventuel
consommateur qu’il n’aurait pas le temps de ramener l’objet
manufacturé à la maison avant qu’il ne tombe en panne ! Partant
de cette situation et à la faveur de la présence sur place des forces
d’occupation américaine, un échange incessant d’experts améri-
cains et japonais se développe pour s’attaquer au problème de la
qualité et du contrôle : les Japonais ont été progressivement sen-
sibles aux suggestions que leur faisaient leurs tout nouveaux parte-
naires concernant notamment les problèmes de gestion de
ressources, l’usage des statistiques dans le contrôle de la qualité, la
« défectuosité zéro », chère aux Américains et qui fut un déclen-
cheur de la réussite pour les Japonais…
C’est en 1962 que se propagèrent officiellement les cercles de
qualité au Japon ; les changements qu’ils introduisirent dans
l’industrie japonaise et leur essor quantitatif dans les entreprises
Meta-systems - 02-03-12 15:23:19
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 245 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

Projet technologique, motivation et efficacité 245

furent assez spectaculaires. Une quinzaine d’années plus tard, la


côte ouest des États-Unis en pleine expansion, soucieuse d’être tou-
jours à la pointe de la recherche, s’intéresse au nouveau dyna-
misme de l’industrie japonaise, et, une fois n’est pas coutume,
tourne ses regards en direction des idées qui viennent du Paci-
fique : c’est ainsi que les cercles de qualité gagnent d’abord l’ouest
des États-Unis puis progressivement l’ensemble de l’Amérique du
Nord avant de franchir l’Atlantique en direction de l’Est, attei-
gnant dix ans après la vieille Europe.
Comme la gestion par projet, le cercle de qualité entend casser
la structure hiérarchique de l’entreprise, en lui substituant, ou tout
au moins en lui superposant une structure horizontale. D’autres
initiatives récentes concourent elles aussi à casser la structure hié-
rarchique, en valorisant l’horizontalité : notamment les groupes
d’expression et conseils d’atelier mis en place en 1983 en France
par le législateur (les lois dites Auroux). Ces groupes et conseils,
nous les laisserons de côté car leur pouvoir et leur ambition
s’avèrent somme toute plus limités, leur philosophie assez éloignée
d’une gestion par projet. Groupes et conseils s’apparentent certes
aux cercles de qualité sans en épouser toutefois l’ensemble des
fonctions ; chargés de recenser les dysfonctionnements observés,
même les plus élémentaires, ils n’ont pas dans leur compétence à
porter eux-mêmes remède à ces dysfonctionnements. Ils trans-
mettent leurs conclusions à la hiérarchie.

Ce qui caractérise le cercle de qualité, c’est d’abord le fait qu’il


s’appuie sur une cellule de réflexion, celle-ci formée d’un groupe de
travail naturel, c’est-à-dire pris au sein d’un service, d’une unité
déterminée dans l’entreprise ; le volontariat est, comme dans la ges-
tion par projet, essentiel ; l’animateur du groupe pourra appartenir,
mais sans obligation, à la hiérarchie auquel cas il reste à égalité avec
les autres membres au sein du groupe en dehors de son statut d’ani-
mateur ; il se soucie que les réunions se déroulent dans une atmos-
phère de non-directivité. Toujours de façon analogue à la gestion par
projets, le cercle s’attaque à un problème, une difficulté identifiée ;
lorsque la difficulté est bien localisée, le cercle met en place une
méthodologie de résolution de problème ; cette méthodologie doit
déboucher sur la mise en œuvre par le cercle des solutions envisagées
et ensuite sur l’évaluation des résultats obtenus.
Meta-systems - 02-03-12 15:23:19
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 246 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

246 Perspectives opératoires

Une des différences essentielles entre la gestion par projet et le


cercle de qualité est liée au temps ; dans le premier cas, le groupe-
projet n’existe qu’au regard d’un problème identifié et il disparaît
lorsque ce problème est résolu. Dans le second cas, le groupe
acquiert une existence permanente qui ne dépend pas des pro-
blèmes. Les cercles de qualité ont donc une existence plus défensive
qu’offensive, en contraste avec la gestion par projets. De plus ils
peuvent être affectés par le risque de bureaucratisation : la perma-
nence du groupe est source de routine, voire même de sclérose.
Une seconde différence est à mentionner sans doute liée au
mode d’implantation de ces deux initiatives ; la gestion par projet
reste très conjoncturelle et donc dépendante de la singularité des
situations. Les cercles de qualité peuvent épouser la même perspec-
tive, en cherchant à s’implanter uniquement dans les secteurs cri-
tiques d’une entreprise ou les secteurs qui semblent s’y prêter le
plus, compte tenu des acteurs en présence ; mais ils ont aussi la
possibilité d’être généralisés à l’ensemble de l’entreprise selon une
méthodologie de l’innovation impensable pour la gestion par
projet. On procédera alors à un diagnostic organisationnel permet-
tant de fournir une vision globale de l’organisation (direction,
employés, syndicats, structure, technologie, produits et
débouchés…). On utilisera un arsenal technique relativement
lourd d’entretiens, de questionnaires, d’observations, d’analyses de
documents pour ensuite voir comment étendre à l’ensemble de
l’organisation les cercles de qualité. Cette procédure lourde est la
plus éloignée de la gestion par projet. C’est aussi la plus risquée :
après un temps d’enthousiasme, l’innovation généralisée et quelque
peu imposée va se montrer décevante et faiblement opératoire, de
l’ordre du « gadget ». En ce sens, la gestion par projet plus simple,
plus mobile, garde à terme un avantage déterminant sur le cercle
de qualité, pour le moins dans notre culture occidentale, qui évolue
vers une particularisation et une individualisation croissantes de ses
modes de comportement.
Toutefois les cercles de qualité rejoignent la gestion par projet
dans la mise en cause des méthodes traditionnelles de gestion qui
règnent toujours dans les entreprises, méthodes encore marquées
par les perspectives de Taylor et Fayol, notamment à travers la
division, la simplification, la spécialisation du travail. Les méthodes
traditionnelles sont liées à la concentration de l’autorité encoura-
Meta-systems - 02-03-12 15:23:19
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 247 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

Projet technologique, motivation et efficacité 247

geant des communications surtout verticales selon les lignes hiérar-


chiques de l’organigramme, favorisant la dichotomie entre instance
de direction et d’organisation d’une part, instance d’exécution
d’autre part, suscitant la multiplication des mesures réglementaires
ainsi que, et ce n’est pas le moindre, un système de motivation
basé principalement sur les récompenses et les sanctions.
À travers la gestion par projet et le cercle de qualité, nous
sommes donc là en présence de deux tentatives caractéristiques de
ce que l’on appelle depuis plusieurs décennies le développement
organisationnel, développement cherchant au sein de l’entreprise
à valoriser simultanément le changement, l’efficacité et l’implica-
tion. Ce développement organisationnel voit s’entrecroiser les pré-
occupations autour du projet en même temps que celles autour de
la qualité, préoccupations parfois convergentes, parfois opposées 1.
Si les cercles de qualité à l’approche des années 2000 sont tombés
un peu partout en désuétude, ils ont été relayés par l’instauration
des normes qualité attachées au produit manufacturé ou au service
rendu, normes assez souvent rigides et contraignantes, de par leurs
dispositions procédurales emblématiques principalement orientées
vers la satisfaction des besoins du client. Comme le soulignent
Chaigneau et Perigord (1990), il peut y avoir convergence entre
management de projet et qualité totale, certains managements de
projet pouvant avoir comme finalités d’introduire une qualité
totale dans les productions ou services d’une entreprise.

La gestion des grands projets aux prises


avec le programme

La gestion par projet a très vite débordé le cadre de l’entreprise


pour concerner les grands aménagements industriels dont chaque
pays cherche à se doter : construction autoroutière, création de
nouveaux sites industriels, d’aéroport, implantation d’universités…

1. À ce sujet, on opposera le projet-qualité au projet de qualité ; le premier,


normatif, est souvent dévoyé par les indicateurs qui cherchent à le contrôler ; le
second exprime l’exigence de singularité propre à tout projet.
Meta-systems - 02-03-12 15:23:19
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 248 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

248 Perspectives opératoires

Par-delà ces aménagements industriels, elle s’est étendue à la direc-


tion des grandes conquêtes scientifico-techniques : exploration de
l’espace, géophysique, communications par satellites…
Mais cette gestion par projet garde toujours ses caractéris-
tiques propres d’un mode de conception et de réalisation aux
frontières bien délimitées, et centré sur un objectif unique. Une
telle gestion est donc destinée à accompagner, à spécifier des
missions plus vastes, plus permanentes dans le temps et l’espace ;
ces missions sont généralement appelées des programmes : pro-
gramme lunaire, programme géophysique, programme météoro-
logique, programme autoroutier… Chaque programme est
décomposé en une multiplicité de projets, chaque projet étant
chargé d’atteindre l’un des objectifs du programme en regrou-
pant un ensemble de tâches cohérentes en un temps et dans un
espace déterminés. On parlera alors du projet Apollo (de conquète
de la lune qui fut l’un des plus vastes jamais réalisés), du projet
Symphonie (satellite franco-allemand de télécommunication), du
projet Éole (lancement français d’un satellite météorologique), du
projet Ariane… Chaque projet est donc destiné à s’insérer dans
un programme d’ensemble lui-même répondant à une mission
que se donne la collectivité. Il faut toutefois remarquer que la
notion de programme dans ses relations au projet est ici ambiguë
comme elle l’était déjà en architecture et en pédagogie :
— tantôt elle désigne la mission à l’intérieur de laquelle doit
prendre place le projet ; ce dernier devient donc dépendant du
programme et limité par ce qu’il prescrit : ainsi en est-il par
exemple des programmes d’aménagement architectural ;
— tantôt elle précise les différentes séquences par lesquelles va
passer la réalisation du projet, c’est-à-dire le contenu et l’ordonnan-
cement des tâches à réaliser ; le programme devient ici dépendant
du projet. Cette confusion qui entoure le concept de programme a
eu une consécration officielle dans les années 1956, 1957, avec la
mise en place de la célèbre méthode « PERT » destinée à planifier la
réalisation d’un projet : Program Evaluation Research Task (technique
d’ordonnancement et de contrôle des programmes).
Nous pensons que le second sens est abusif ; à la limite, le terme
de programmation lui conviendrait mieux. C’est pour éviter toute
équivoque que lui serait préférable le terme de planification sur
lequel nous allons revenir un peu plus loin.
Meta-systems - 02-03-12 15:23:19
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 249 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

Projet technologique, motivation et efficacité 249

La gestion des grands projets 1 est tributaire de trois paramètres


interdépendants qui doivent continuellement être pris en compte :
les spécifications techniques, les délais, les coûts. Ces paramètres
en tant que contraintes permanentes vont accompagner le projet
tout au long de son évolution ; celle-ci, comme pour tout projet,
comprend deux grandes phases, celle de son élaboration, celle de
sa réalisation. Pour l’élaboration, on peut identifier les trois étapes
essentielles suivantes (Ortsman, 1970 ; Chvidchenko, 1974) :
a / Étude de faisabilité visant à déterminer à quelles conditions
un projet dont l’idée paraît raisonnable peut être réalisable ;
b / Étude des solutions possibles aux problèmes posés par la
faisabilité. Cette étape de définition technique conduit à des essais,
des maquettes, à partir desquels sera choisie une proposition
définitive ;
c / Mise en place de la conception détaillée du projet. À travers
la proposition retenue, cette mise en place implique la préparation
des contrats de réalisation, la spécification des contraintes tech-
niques, des coûts, des calendriers qui vont déterminer dans son
organisation concrète la gestion du projet.
Ces différentes explicitations pourront apparaître dès les docu-
ments produits (organigramme technique, budget prévisionnel,
planning).
L’élaboration terminée, le projet est mis en œuvre avec comme
constant principe de gestion de s’assurer que ce qui a été défini
est correctement réalisé ; la réalisation implique tout d’abord la
planification du déroulement du projet (Wille, Gewald, Weber,
1966, 1971). Cette planification pourra se faire selon l’une ou
l’autre technique déjà évoquée : PERT, CPM (Critical Path Method),
MIS (Management Information System), MPM (Metro-Potential
Method)… Elle s’efforcera d’intégrer au mieux les trois paramètres
de spécifications techniques, de coûts et de délais. La méthode de

1. Il nous faut signaler ici le risque de glissements sémantiques entre de et par :


la gestion de projet privilégie davantage l’objet sur lequel porte le projet ; la gestion
par projet au contraire utilise le projet comme méthodologie appropriée pour
introduire dans la gestion d’un ensemble organisationnel les changements souhai-
tés. Il y a certainement dans tout projet un va-et-vient entre ce ’que requiert la
préposition « de » et ce qu’implique par ailleurs la préposition « par ». Mais, selon
l’expression utilisée, une nuance non négligeable de sens se trouve introduite.
Meta-systems - 02-03-12 15:23:19
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 250 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

250 Perspectives opératoires

planification utilisée en tout état de cause est destinée à régler le


problème de la coordination dans le déroulement d’un projet ; car
ce dernier est toujours constitué d’un grand nombre de tâches liées
entre elles. La seule façon d’arriver à maîtriser dans le concret cette
interdépendance entre les tâches est de se donner une méthode de
planification par réseaux, représentant l’enchaînement des travaux,
leurs liaisons de dépendance ainsi que les dates « au plus tôt »
de démarrage d’une activité, « au plus tard » d’achèvement d’une
activité. La planification va permettre au projet de sécréter son
propre organigramme, qui ne correspond pas aux organigrammes
des entreprises participantes.
Dans sa mise en œuvre, le projet sera piloté par un chef de
projet, responsable de l’ensemble de l’opération, depuis son élabo-
ration jusqu’à son ultime aboutissement. Le chef de projet, encore
appelé directeur de projet ou ingénieur de projet, est un nouveau
venu sur la scène professionnelle actuelle ; son rôle est tout autant
celui d’un coordinateur, d’un animateur et d’un décideur. Comme
le soulignent D. I. Cleland et W. R. King dans leur étude déjà
citée, le chef de projet est un individu dont la tâche est d’intégrer
les efforts internes et externes à l’organisation en projet pour parve-
nir au développement et à l’aboutissement d’une réalisation parti-
culière. Ce souci d’intégration implique de gérer en permanence
les interfaces des personnes en présence, des organisations et des
systèmes (Gousty, Bissada, 1982) ; il s’agit de rendre compatibles
des acteurs jusqu’ici étrangers les uns aux autres : gérer les inter-
faces, c’est tout à la fois se préoccuper d’arbitrer, de planifier,
contrôler, prévoir et communiquer. Compte tenu de la multiplicité
des participants, des statuts différents interviennent dans le projet
(membres de l’équipe pilote, membres de services ou d’entreprises
extérieurs) ; l’organisation concrète du travail se fera donc selon
une structure matricielle ; cette structure caractéristique de toute
gestion par projet permet à l’équipe pilote d’entretenir avec les
services extérieurs (au projet) une relation de clients à fournisseurs.
Elle permet d’articuler l’équipe opérationnelle sur les services fonc-
tionnels des entreprises. Dans la structure matricielle, le pouvoir
hiérarchique de type coercitif laisse la place à un pouvoir « par
influence » de type incitatif.
En cours de réalisation, le contrôle du projet permettra de
suivre les écarts entre ce qui était initialement prévu au niveau de
Meta-systems - 02-03-12 15:23:20
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 251 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

Projet technologique, motivation et efficacité 251

la conception détaillée et ce qui est effectivement réalisé. Ces écarts


seront interprétés au regard d’une double évolution du projet, son
évolution interne notamment à travers les dérives qu’il a dû subir,
son évolution externe à partir des changements survenus dans son
environnement. Compte tenu de la façon par laquelle les écarts
seront interprétés, il s’agira de procéder aux modifications jugées
nécessaires dans la conduite du projet.
L’évaluation terminale s’effectuera lors de la réception du
projet une fois réalisé. Elle pourra prendre la forme d’audit ou
d’analyse du système qui a été mis en place et de ce qu’il a produit.
Nous résumons dans le tableau ci-dessous les principales carac-
téristiques et phases de la gestion des grands projets (cf.
tableau VIII).

TABLEAU VIII — Profil de la gestion d’un grand projet

Élaboration Réalisation
Spécifications
techniques
Faisabilité Définition Conception Planifi- Contrôle Évaluation
Coûts technique détaillée cation
Délais

Si la gestion par projet apparaît très mobile de par la taille


modeste de l’équipe projet, la gestion des grands projets véhicule
avec elle inévitablement la lourdeur des organisations tradition-
nelles et rend problématiques les mécanismes de participation.
Alors que tout projet unit conception et réalisation, le grand projet
va avoir tendance à reproduire la structure taylorienne de l’organi-
sation du travail à travers l’opposition entre d’une part les concep-
teurs et décideurs, d’autre part les exécutants.

Le projet d’entreprise entre culture et stratégie

Le projet d’entreprise est d’apparition plus récente ; on peut le


faire remonter aux années 1970 avec un ancrage plus européen
Meta-systems - 02-03-12 15:23:20
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 252 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

252 Perspectives opératoires

notamment français qu’américain. Ce projet s’oppose à la gestion


par projet, comme on oppose le projet mou au projet dur, le soft
au hard : en effet il ne vise pas tant un produit à sortir qu’un
processus à maîtriser. De ce point de vue, sans négliger la poièsis, il
permet d’opérer un retour sur la praxis : il s’agit par le projet de
conjuguer le développement des hommes avec l’efficacité de
l’entreprise, d’opérer une synthèse des grandes priorités écono-
miques et sociales que l’entreprise se donne pour affirmer sa
volonté d’être. Boyer, Equilbey (1986) à ce sujet considèrent le
projet d’entreprise comme l’expression d’une volonté partagée
comprenant quatre grandes composantes :
— une vision du futur concrétisée dans un grand dessein ;
— une volonté d’atteindre la fin fixée ;
— un système de valeurs partagées ;
— des priorités pour l’action.
Par projet d’entreprise, il faut entrevoir deux figures contras-
tées, au moins au niveau des dimensions temporelles qui les tra-
versent, d’une part le projet de création d’entreprise, d’autre part
le projet d’entreprise pour une organisation déjà existante.

Le projet de création d’entreprise

Le projet de création d’entreprise qu’un usage métonymique


ramène souvent à la création d’entreprise commence à s’imposer
dans les années 1980 et se positionne, comme sa dénomination
l’indique en amont, au départ d’un processus entrepreneurial. Il
n’est donc tributaire ni des vicissitudes d’une histoire, ni de la lour-
deur des fonctionnements et pouvoirs en place dans la gestion
d’une entreprise. Il se déploie dans la naïveté des commencements
d’une action organisationnelle à initier, sans encore bien mesurer
ses effets et en profitant d’un jugement d’indulgence de l’environ-
nement qui observe. Le concept de projet de création d’entreprise
est toutefois un concept flou pour lequel on ne sait jamais très bien
en quoi consistent cette création et le projet qui la fonde, ce qui la
délimite, ses paramètres structurants, ce qu’elle engage en termes
de réalisation, à partir de quand l’entreprise mise sur pied sort
de l’emprise de la période de création pour s’engager dans un
développement et donc dans une histoire qui se constitue.
Meta-systems - 02-03-12 15:23:20
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 253 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

Projet technologique, motivation et efficacité 253

Le projet de création d’entreprise incarné par un acteur isolé


ou un couple d’acteurs, rarement plus, est destiné à osciller entre
un mimétisme concurrentiel et l’affirmation d’une singularité, celle
de la conception d’un nouveau produit ou de la mise en place d’un
nouveau service. Ce qui va accentuer son mimétisme par rapport
à sa singularité c’est le fait qu’il est souvent adossé à des dispositifs
administratifs chargés de le valider pour lui octroyer un finance-
ment. En effet dans un contexte de crise durable de l’emploi mais
aussi de redéveloppement économique (Minguet, 1983), le projet
de création d’entreprise est le seul des projets organisationnels qui
ait suscité une législation doublée d’une réglementation pour
encourager à certaines conditions les jeunes en recherche d’inser-
tion, mais aussi les adultes en reconversion professionnelle à se
lancer dans une création d’entreprise, moyennant l’octroi des
aides publiques.

La création d’entreprise tend aujourd’hui à être instaurée en


paradigme de l’autonomie pour des professionnels désireux de
déployer par eux-mêmes leur activité, hors des structures contrai-
gnantes des organisations existantes. Ce paradigme est caractéris-
tique des espaces professionnels postmodernes : dans ces espaces
de grande vulnérabilité dont un pourcentage non négligeable de
ses membres est menacé d’inactivité forcée et donc de dépendance,
le récent régime juridique et fiscal de l’auto-entrepreneur, mis en
place par la loi de modernisation de l’économie de 2008 se veut
ainsi une réponse administrative à toutes celles et tous ceux qui
ont une idée, un projet, mais qui hésitent à sauter le pas pour
devenir entrepreneurs d’eux-mêmes.

Le projet d’entreprise proprement dit

Le projet d’entreprise proprement dit s’inscrit à la suite de tout


un mouvement désireux de valoriser la dimension sociale et partici-
pative au sein de l’organisation : comment faire pour que le plus
grand nombre d’employés deviennent acteurs dans leur travail et
manifestent une adhésion aux objectifs de leur organisation ? Ce
mouvement est en lien avec l’entreprise du 3e type. II valorise
notamment la théorie Y développée par D. McGregor (1960,
Meta-systems - 02-03-12 15:23:20
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 254 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

254 Perspectives opératoires

1976), que ce dernier oppose à la théorie X justement caractéris-


tique de l’entreprise traditionnelle à dominante taylorienne. La
théorie Y est celle du gouvernement participatif de l’entreprise,
formalisé par R. Likert (1973, 1974). Les travaux de McGregor
aux États-Unis auront des prolongements en France avec O. Geli-
nier (1968) et d’une certaine façon avec G. Archier (1984 et 1986)
à travers son entreprise du 3e type. De ce point de vue, la finalité
du projet d’entreprise est de vouloir associer à son élaboration et
à sa réalisation le maximum de personnes concernées (Thévenet,
1986). Ce vœu altruiste tend à devenir de plus en plus une nécessité
culturelle ; les hommes au travail cherchent aujourd’hui davantage
qu’hier à comprendre ce qu’ils font, pourquoi ils le font, et quel
sens ils peuvent attribuer à leur travail au regard de ce que leur
propose l’organisation. Ces nouvelles exigences sont en grande
partie liées à l’élévation des niveaux de scolarisation ; les forma-
tions initiales dispensées contribuent à développer le sens des res-
ponsabilités, le désir d’autonomie, le goût de la réflexion, toutes
choses trop souvent absentes des strates subalternes des organisa-
tions industrielles.
Grâce à l’apport des sciences humaines au monde de la gestion,
sitôt la fin de la Seconde Guerre mondiale, les relations humaines
définies par leur sigle RH et souvent rebaptisées de façon ambiguë
ressources humaines constituaient une école de pensée et d’action
pour les dirigeants d’entreprise qui se voulaient modernistes. Ces
dirigeants se référaient aux travaux devenus classiques de cher-
cheurs en sciences humaines comme E. Mayo, K. Lewin, pour
introduire plus de démocratie et de concertation dans leur entre-
prise, plus de souplesse au sein d’une hiérarchie qui s’est toujours
crue de droit divin.
Parallèlement à cette école de pensée et souvent en lien avec
elle, la direction par objectifs (DPO) a cherché à apporter une solu-
tion au problème de l’adhésion des salariés aux objectifs de l’entre-
prise (Drucker, 1954 ; Gelinier, op. cit.). La DPO a tenté de le faire
en explicitant les objectifs à court et moyen terme que l’entreprise
dans son ensemble, et plus localement ses services cherchaient à
atteindre : une perception claire de ces objectifs par les différents
salariés était considérée comme la première étape psychologique
d’un changement de gestion ; la seconde étape qui devait en décou-
ler résidait dans un fort degré d’adhésion auxdits objectifs, la troi-
Meta-systems - 02-03-12 15:23:20
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 255 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

Projet technologique, motivation et efficacité 255

sième étape se caractérisant par une mobilisation dans le travail.


Malgré tout, la DPO demeura trop en extériorité par rapport aux
intéressés ; elle n’a pu concrétiser les espoirs qu’elle a fait naître.
C’est la raison pour laquelle on lui a fait subir une transformation
en DPPO : direction participative par objectifs ; cette direction était
considérée comme plus apte à prendre en charge non seulement
la seconde question évoquée plus haut à propos de la gestion
sociale de l’entreprise, à savoir l’adhésion aux objectifs, mais aussi
la première, c’est-à-dire la nécessité d’être acteur dans son travail.
Finalement en dehors de quelques expérimentations, la DPPO n’a
guère eu plus de succès que la DPO. Elle a notamment achoppé
sur l’opposition au sein de la gestion participative entre objectifs
dits transitifs, c’est-à-dire négociables avec les salariés, et objectifs
dits intransitifs, objectifs non négociables imposés par la direction ;
les salariés ont vite perçu que les objectifs transitifs devenaient
comme la peau de chagrin qui leur était laissée, les véritables
enjeux se situant au niveau des objectifs intransitifs (D. Martin,
1978 et 1981).
Ces essais de participation furent alors relayés par la mise en
place d’autres pratiques visant à valoriser la dimension sociale de
l’entreprise : signalons notamment toutes les recherches faites avec
la collaboration des intéressés autour de l’amélioration des condi-
tions de travail, l’élargissement puis l’enrichissement des tâches.
Enfin plus récemment, la mise en place des groupes d’expression
et des conseils d’ateliers chargés d’établir l’inventaire des différents
incidents et inconvénients de la vie de travail répondait à la même
logique de mieux insérer les salariés dans la vie de leur entreprise.
C’est dans ce contexte fait de multiples essais et tâtonnements
pour dynamiser l’entreprise et ses acteurs qu’est apparu le projet
d’entreprise en référence avec ce que l’on appelle depuis quelques
années la culture d’entreprise. Il s’agit donc pour nous maintenant
de cerner les liens dialectiques existant entre projet, culture
d’entreprise et stratégie.

Projet et culture d’entreprise

Le concept de culture d’entreprise est actuellement l’objet


d’une inflation d’autant plus grande que son apparition sur le
Meta-systems - 02-03-12 15:23:20
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 256 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

256 Perspectives opératoires

marché linguistique est fort récente ; d’où sans doute, comme pour
les autres concepts placés dans la même situation, son érosion
prochaine.
Néanmoins si le concept est nouveau, la préoccupation est déjà
ancienne ; les travaux du Tavistock Institute dans les années 1950,
ceux d’E. Jacques notamment, se sont souciés de favoriser le déve-
loppement organisationnel (organizational development, souvent dési-
gné par l’abréviation OD) en prenant en compte d’abord ce qui
constituait les préoccupations des différentes catégories de salariés,
pour voir comment ces préoccupations pouvaient être orientées
vers le développement de l’organisation. Dès 1951, E. Jacques
employait l’expression « culture de l’entreprise » pour définir un
mode de pensée et d’action plus ou moins partagé par les membres
de l’entreprise. La culture d’entreprise comprend ainsi une vaste
gamme de comportements qui sont à la disposition de l’individu
pour s’orienter dans ses relations avec d’autres membres ou
groupes dans l’entreprise.
La culture d’entreprise en tant que système de valeurs partagées
est faite d’une ambivalence troublante dans la mesure où elle se
manifeste sur deux versants opposés de l’organisation : celui de
capacités d’innovation en partie inexploitées dont se trouve por-
teuse une entreprise en lien avec la mentalité qu’elle a sécrétée
tout au long de son histoire ; celui des routines, scléroses, inerties,
avantages acquis qui condamnent à terme l’entreprise en la vouant
à la paralysie. Articuler le projet sur la culture d’entreprise devient
alors une opération problématique : comment situer ce projet par
rapport à des capacités d’innovation à faire émerger tout en lui
faisant prendre ses distances avec les routines existantes ? Ce qui
est certain, c’est que nulle entreprise ne peut se doter de projet
sans d’abord assumer pour son propre compte sa culture à travers
un diagnostic de situation, pour ensuite articuler les intentions pro-
jetées en continuité ou en rupture par rapport à ladite culture. Le
diagnostic est un élément essentiel et premier dans l’élaboration du
projet d’entreprise ; mais faut-il encore, pour qu’il y ait projet, que
ce diagnostic soit l’objet d’une appropriation par les différents
acteurs. De façon quelque peu contradictoire, le projet se veut
assomption de la culture, sinon il est condamné à l’échec, par
l’exploitation de son imaginaire créateur et en même temps mise
à distance de cette culture par une critique de son imaginaire leur-
Meta-systems - 02-03-12 15:23:21
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 257 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

Projet technologique, motivation et efficacité 257

rant (Fauvet, 1986). A. Bartoli et P. Hermel (1986) font remarquer


à ce sujet que le management américain insiste plus sur la dimen-
sion culturelle de l’entreprise, le management français sur le projet.
En tant qu’émergence de la culture d’entreprise, le projet
cherche en même temps à être le fédérateur des différentes sous-
cultures : cultures professionnelles, cultures syndicales, cultures
scolaires… : sous-cultures spécifiques qui se côtoient, parfois
s’ignorent, parfois se combattent. Ainsi par-delà les sous-groupes
existants, le projet d’entreprise se donne l’ambition d’être un
contrat passé entre l’entreprise et ses hommes, pour assurer légiti-
mité, cohérence et sens vis-à-vis de l’action menée ; ce contrat
permet à l’entreprise de mieux relever les défis auxquels elle doit
faire face, à travers une mobilisation qui finalement revêt une
double fonction :
— mieux intégrer les différents sous-groupes et les hommes qui
les composent, en leur proposant une identité professionnelle dans
laquelle ils pourront se reconnaître ;
— rendre l’entreprise moins vulnérable aux contraintes de son
environnement en lui donnant l’occasion d’expliciter ce qu’elle
veut et les moyens qu’elle entend prendre pour y parvenir.

Projet et stratégie directionnelle

Émergence de la culture d’entreprise en même temps que


volonté de rupture par rapport à cette culture, le projet d’entre-
prise n’est ni une génération spontanée, ni un projet « livré clefs
en main » : il doit au contraire se tracer un chemin entre deux
écueils : celui du modèle autogestionnaire soucieux de l’engendrer
à partir d’une sorte de fusion créatrice, celui du modèle autoritaire
traditionnel avide de l’imposer de l’extérieur. Signalons que le
modèle autogestionnaire en temps de crise fait beaucoup moins
parler de lui qu’en période de croissance. Utopie créatrice, l’auto-
gestion reste plus de l’ordre des finalités qui polarisent l’action, que
d’un projet réalisable. Néanmoins, à certains moments critiques,
des perspectives autogestionnaires peuvent exister : par exemple
au moment de la création d’une entreprise, ou de sa restructura-
tion suite à une grave crise aboutissant à sa transformation en
coopérative ouvrière. Nous n’entendons donc pas nier ces perspec-
Meta-systems - 02-03-12 15:23:21
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 258 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

258 Perspectives opératoires

tives autogestionnaires ; le problème reste que celles-ci ne peuvent


durer, faute pour l’autogestion de prendre suffisamment en compte
les problèmes du pouvoir, c’est-à-dire les relations fondamentalement
dissymétriques entre acteurs. Aussi dans le meilleur pouvoir autoges-
tionnaire, culture et stratégie à l’origine confondues vont rapidement
se dissocier pour laisser apparaître des formes de pouvoir autoritaire.
Pour éviter ces deux écueils, il est nécessaire d’évoquer, à côté
de la culture d’entreprise indispensable à la production d’un projet,
le rôle de la stratégie de l’entreprise, notamment de sa direction.
Il ne peut y avoir de projet sans une stratégie à moyen ou long
terme de la direction. Cette stratégie constitue à côté de la culture
une donnée avec laquelle il faut compter, l’une et l’autre d’ailleurs
étant destinées à se contrôler mutuellement. À l’instar de la culture
d’entreprise, la stratégie prospective n’est pas une préoccupation
nouvelle ; les travaux qui depuis plusieurs décennies ont vu le jour
dans le cadre de la perspective Recherche et Développement (RD)
témoignent d’un souci d’anticiper le devenir de l’entreprise en
s’efforçant de valoriser ses potentialités au regard des demandes de
l’environnement. Ceci fait de la stratégie, concept souvent utilisé
de façon équivoque, un mixte au sein duquel s’entrecroisent tou-
jours deux démarches, quitte à ce que l’une prenne le dessus sur
l’autre : une démarche temporelle de planification à long terme (la
planification stratégique) explicitant les choix essentiels échelonnés
dans le temps ; une démarche spatiale précisant le choix de l’entre-
prise en fonction de son environnement. Si la première démarche,
tournée vers l’intérieur de l’entreprise, est plus analytique, la
seconde dirigée vers l’extérieur reste davantage synthétique ; à
l’optimisation de la planification répond la satisfaction des déci-
sions stratégiques prises en fonction des opportunités spatiales.
Cette opposition entre dimension temporelle et dimension spatiale
de la stratégie, nous la reprenons à M. Marchesnay (1986) 1. La
valorisation du versant stratégique du projet correspond à un souci,
celui d’introduire au sein de l’entreprise un changement finalisé,
permettant d’adapter celle-ci aux mouvances de l’environnement :
mouvances culturelles, technologiques, économiques… Le change-

1. Il est à noter que pour H. Mintzberg (1994), au contraire de Marchesnay,


la stratégie n’est pas de l’ordre analytique ; elle ne saurait être planifiée ; elle
relève uniquement de la synthèse.
Meta-systems - 02-03-12 15:23:21
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 259 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

Projet technologique, motivation et efficacité 259

ment finalisé à promouvoir est bien illustré par la métaphore du


pilotage souvent utilisée et souvent associée au projet d’entreprise ;
le pilotage stratégique sera alors l’art de conduire dans le temps un
changement orienté, véhicule d’une entreprise performante desti-
née à évoluer dans un environnement spatial de plus en plus
contraignant et imprévisible. Cette métaphore du pilotage était
déjà apparue dans les années 1950 avec la cybernétique qui se
voulait être l’art de conduire un changement finalisé ou encore
l’art de piloter une action efficace.
Le projet n’est donc pas le deus ex machina susceptible d’accom-
plir des miracles au sein de l’entreprise ; il n’est pas non plus le
dernier avatar des pratiques réformistes, soucieuses de proposer
enfin la solution aux problèmes de gestion, même si la littérature
qui se développe à son sujet tente de nous le faire croire. Cette
inflation verbale que critique G. Minguet (1987) accompagne le
projet d’entreprise et tend effectivement à le rendre suspect, à
moins qu’elle ne constitue la surface de projection d’un ensemble
d’aspirations cherchant à nier une situation de fait : l’environne-
ment très contraignant dans lequel se débattent aujourd’hui les
organisations industrielles. Le projet d’entreprise constitue avec ses
intérêts et ses limites une démarche parmi d’autres de mobilisation
des énergies. Situé entre culture et stratégie, ce projet implique
d’abord une initiative de la direction soucieuse de donner une
cohérence à la vie de son entreprise, c’est-à-dire de fournir à tous
ceux qui travaillent en son sein les moyens de trouver un sens à
leur activité.
De ce que nous venons de dire, il s’ensuit que le projet ne
saurait être purement culturel ; il ne peut être non plus purement
stratégique ; il est un peu des deux, d’où certainement son incon-
fort. Le risque qui le menace n’est pas tant la dérive autogestion-
naire que l’opacité stratégique : le fait que le projet apparaisse
comme octroyé, comme le moyen d’une manipulation subtile de
la part de la direction. Ce projet, mélange de culture et de straté-
gie, nous l’appellerons, à la suite des auteurs qui se sont intéressés
au projet d’entreprise, le projet partagé ; c’est un tel projet que
nous allons essayer maintenant de définir dans ses contours.
Meta-systems - 02-03-12 15:23:21
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 260 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

260 Perspectives opératoires

Le projet partagé

Le projet d’entreprise entend donc être à la fois le produit d’une


instance stratégique et l’expression d’une culture de base. À ce
titre, il doit conjuguer l’efficacité de l’entreprise et le développe-
ment des hommes. Cette conjugaison apparaîtra dans l’élaboration
d’une charte fédérative, charte de référence au sein de laquelle
culture et stratégie se retrouvent, charte précisée par des objectifs
opérationnels qui vont orienter la tactique de l’action à court terme
(Romand, 1985 ; Papas, 1986).
Cette double ambition prend chez différents auteurs la dénomi-
nation de projet partagé ; le projet d’entreprise exprime donc une
nouvelle offensive de la gestion participative, gestion qui a connu
des hauts et des bas depuis qu’elle a été valorisée par le développe-
ment des organisations. Elle a connu d’ailleurs plus de désillusions
que d’avancées significatives ; la participation reste une obsession
pour les organisations modernes en mal de partage : désireuses
dans bon nombre de cas de partager un pouvoir, elles se culpabi-
lisent aussi en constatant que le partage est inégal : la culture
d’entreprise restera en effet toujours vulnérable face à la stratégie
de la direction ; les nouvelles formes managériales liées au downsi-
zing, au reenginering, à l’empowerment en sont bien la confirmation.
Le projet partagé est donc tout à la fois vécu au sein de l’entre-
prise comme réalité à faire advenir, idéal inaccessible, illusion mys-
tificatrice. C’est ce qui a fait de lui un projet mou en opposition à
la dureté que représente la gestion par projet. Ce projet partagé
exprime à sa façon une donnée de l’ère postindustrielle ; l’organisa-
tion n’y est plus vécue dans sa dominante d’antagonismes ; c’est
au contraire l’inclination consensuelle qui prend le devant à travers
la recherche d’adhésion à des valeurs communes à promouvoir. La
négociation qui jusqu’ici se présentait sous une forme conflictuelle
débouche avec le projet partagé sur un mode qui se voudrait plus
soucieux de consensus.
Mais le projet partagé d’entreprise va être bien malmené avec
les désindustrialisations et délocalisations des années 1990-2000,
avec les restructurations et externalisations des services dans le sens
d’un management toujours plus compétitif. Aussi cette culture de
l’efficacité immédiate génératrice de stress et de burn-out va favori-
Meta-systems - 02-03-12 15:23:21
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 261 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

Projet technologique, motivation et efficacité 261

ser la substitution du management de projet au projet d’entreprise


en voie de disparition.

Du projet d’entreprise au projet entrepreneurial

Les vicissitudes liées aux entreprises postmodernes qui évoluent


dans le contexte d’un capitalisme financier ne leur ont donc pas
permis de conserver, comme outil de gestion et de développement,
le projet d’entreprise. Ce dernier s’intéresse aux perspectives à plus
ou moins long terme alors que les actionnaires de l’entreprise
actuelle de ce nouveau capitalisme se meuvent dans l’instantanéité
et l’urgence, n’hésitant pas entre autres pour le profit immédiat à
délocaliser et donc décapiter une entreprise, si nécessaire. Par
ailleurs l’instabilité des environnements socio-économiques qui
impose une gestion des flux tendus et déstabilise les mécanismes
liant offre et demande fragilise les entreprises qui peuvent être
amenées à procéder à des licenciements massifs amenant à une
crise de confiance chez le personnel restant dans l’entreprise, ce qui
interdit de poursuivre toute velléité de projet participatif. Autant
de raisons donc pour reconnaître que le projet d’entreprise n’est
plus d’actualité.
Avec les années 2000 toutefois survient une nouvelle figure de
projet organisationnel, quelque peu hétérogène et aux multiples
facettes, le projet entrepreneurial (Verstraete, 2000) qui entend
s’inscrire délibérément dans le flux de l’action et du processus :
c’est un projet sans fin, sans délais, soucieux de gérer le momen-
tané et le provisoire dans un esprit d’entreprise, d’entrepreneurship en
dynamisant et réorientant sans cesse la conduite d’une action qui
se veut résolument créatrice. À ce propos, W. B. Gartner (1988),
l’un des premiers théoriciens du projet entrepreneurial centre ce
dernier plus ce que font les entrepreneurs que sur ce qu’ils sont.
S’inscrivant dans le registre de l’action, le projet entrepreneurial
accorde par obligation une place centrale à la négociation et à
la coopération, plus secondairement et si nécessité obligée, à la
prévention et à la gestion des conflits. Il se donne à comprendre
d’abord sur le mode processuel et développemental plus qu’il ne
se laisse enfermer dans une identité aux frontières clairement iden-
tifiables (Brechet et Desrumeaux, 2004).
Meta-systems - 02-03-12 15:23:21
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 262 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

262 Perspectives opératoires

Dans le projet entrepreneurial, il s’agit d’envisager l’ensemble


de l’entreprise sur le mode projet, l’entrepreneur se définissant
comme porteur d’un projet (Fauvet, Fourtou, 1985) ou d’une
intention entrepreneuriale, mixte de désidérabilité et de faisabilité
(Moreau et Raveleau, 2006), mais refusant la posture du patron
solitaire qui appartiendrait désormais à une époque révolue (Luc,
2010). Le nouveau leadership implique une logique de partenariat
pour qu’il soit partagé à travers un processus d’influence réci-
proque entre les personnes mobilisées pour une cause commune
(Schmitt, Bayard, 2008).

Une variante à considérer :


le projet de développement

Le projet de développement se distingue des figures précédentes


et pourtant il utilise certaines de leurs caractéristiques qu’il amal-
game à sa façon ; du projet d’entreprise il emprunte sa dimension
psychosociologique, de la gestion par projet sa dimension technolo-
gique, de la gestion des grands projets sa dimension économique 1.
Le projet de développement s’inscrit d’emblée sur la scène
régionale ou internationale. Il s’agit d’un projet impliquant la colla-
boration de plusieurs instances, États ou organismes privés origi-
naires de ces États. Cette collaboration vise à un transfert de
richesses : transfert de technologie dans un projet d’équipement,
transfert de capitaux dans un projet financier, transfert de compé-
tences dans un projet d’assistance… Ce transfert cherche à venir
en aide à un pays, une région, un village jusqu’ici exclu de la
culture du projet, c’est-à-dire le plus souvent exclu de la sphère de
l’Occident développé. En fait, un tel projet concerne principale-
ment l’aide que certains pays industrialisés de l’hémisphère Nord
entendent apporter aux pays à l’économie souvent précaire de

1. Ces trois dimensions se retrouvent d’une certaine façon dans le sous-titre de


la revue Projet, fondée en 1966 pour réfléchir sur les enjeux qui conditionnent le
développement du monde. Ce sous-titre était intitulé : « Civilisation, travail,
économie ».
Meta-systems - 02-03-12 15:23:21
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 263 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

Projet technologique, motivation et efficacité 263

l’hémisphère Sud : économie rendue précaire pour différentes rai-


sons qui, souvent, convergent : conditions climatiques de plus en
plus difficiles, notamment à cause d’un cycle imprévu d’années
de sécheresse, démographie galopante non maîtrisée, stimulée au
contraire par une mortalité infantile en baisse et une certaine avan-
cée dans les mesures de protection sanitaire, dégradation des
termes de l’échange rendant problématique la commercialisation
des matières premières de ces pays, occidentalisation inadaptée des
structures politiques, scolarisation et urbanisation mal gérées… À
ces différentes raisons, il nous faudrait ajouter dans un certain
nombre de cas un encadrement idéologique de type politique ou
religieux inhibant toute perspective de créativité. C’est à propos de
cet encadrement que P. Gourou (1982) montre bien en quoi le mal
développement de l’hémisphère Sud souvent attribué à une fatalité
est en effet tributaire d’une mentalité idéologique momentanée,
importée de l’extérieur et donc inadaptée.
Le projet de développement en ce début du XXIe siècle n’est
plus ce qu’il était voici quelques décennies. Ce n’est plus un projet
soucieux d’insuffler les moyens propres à assurer un développe-
ment autocentré. C’est un projet visant à atténuer les conséquences
d’un mal développement dont la plupart des pays de l’hémisphère
Sud sont victimes ; la période optimiste et naïve du développement
est révolue. Survient maintenant la période d’une gestion des
conséquences néfastes d’un développement antérieur mal pensé ;
ainsi par exemple la priorité n’est plus aujourd’hui d’ouvrir des
écoles, mais de savoir comment intégrer de façon moins traumati-
sante les écoles existantes au contexte socio-économique local. De
même l’ambition n’est pas de créer des villes nouvelles, qui seraient
des métropoles d’équilibre, mais de freiner le penchant tentaculaire
des villes existantes, de gérer le mouvement d’immigration qui se
fait en leur direction, de rendre les bidonvilles plus supportables,
de redonner espoir à toutes ces populations déplacées, réfugiées à
la recherche de moyens de subsistance. Dans bon nombre de pays,
il ne s’agit plus de penser une planification du développement agri-
cole mais de lutter contre la désertification et la famine.
Les projets de développement qui se multiplient aujourd’hui et
qui allient un engagement altruiste de minorités des pays dévelop-
pés à un souci pour elles de se déculpabiliser posent au grand
jour le statut du développement. Ce dernier reste trop souvent
Meta-systems - 02-03-12 15:23:21
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 264 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

264 Perspectives opératoires

unidimensionnel et basé sur les seuls facteurs économiques. Il


semble obéir à une logique de mimétisme, présupposant par là que
toutes les sociétés doivent passer par le même itinéraire, par les
mêmes étapes (Partant, 1982 ; Latouche, 1986). Aussi les projets de
développement sont-ils la plupart du temps des projets mimétiques
(Sachs, 1984), confortant un sous-développement de fait plus que
des projets alternatifs. C’est dire qu’une utilisation analogique du
concept de développement reste problématique pour au moins
deux raisons :
— trop souvent le développement est réduit à l’une ou l’autre
de ses dimensions biologique, psychologique, culturelle, écono-
mique au lieu d’être conçu de façon multidimensionnelle ; la
notion de stades de développement et sa prétention universalisante
expriment bien cette réduction ;
— de plus ce développement est soumis à une seconde réduc-
tion : son aspect quantitatif de croissance. On considère alors le
développement comme un processus cumulatif. On oublie sa
seconde caractéristique celle-là qualitative, qui a trait à une diffé-
renciation progressive : en se développant les organismes, les indi-
vidus, les cultures se singularisent ; si la croissance dans certains
de ses aspects peut admettre d’être jugée en fonction de normes
communes de référence, ce n’est pas le cas de la différenciation
qui justement subvertit toute norme, de par son caractère foncière-
ment idiosyncrasique.

C’est dans un tel contexte insolite qu’il nous faut essayer de


cerner les caractéristiques du projet de développement. Ce dernier
peut se matérialiser en une grande variété de figures. Mais dans
toutes ces figures prédomine souvent la dimension économique,
avec ce principe qui la sous-tend : les ressources sont rares. Le
projet sera donc tributaire dans son évolution de l’analyse en
termes de coûts et avantages ; il cherchera à tirer la part la plus
efficace des ressources limitées et ce à travers une proposition
d’investissement en capital susceptible de créer les moyens propres
à assurer la prestation souhaitée de biens ou services (J. A. King,
1967, 1989) : construction d’un barrage, d’un puits, d’un chemin
de fer, d’un dispensaire, d’une école… Le projet consistera à réali-
ser un nouvel investissement ou visera l’extension d’installations
déjà existantes. Dans tous les cas, le projet du développement devra
Meta-systems - 02-03-12 15:23:21
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 265 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

Projet technologique, motivation et efficacité 265

apporter une plus-value par rapport à ce qui existe. Mais il ne vise pas
n’importe quel investissement économique, n’importe quelle rentabi-
lité sectorielle. Il lui faut présenter un caractère relativement global et
autonome. Il implique ainsi la prise en compte de quatre opérations
pour son élaboration. Ces opérations constituent dans leur enchaîne-
ment les étapes préparatoires au projet (Bridier, Michailof, 1980).
Elles permettent de définir les étapes de son ébauche :
— une identification des besoins à travers un diagnostic ;
— une détermination des choix techniques jugés les meilleurs
pour répondre aux besoins identifiés ; cette détermination qui
s’assurera de leur faisabilité sera située par rapport aux avantages
escomptés et aux coûts à engager ; elle pourra s’appuyer sur
l’inventaire des possibilités qui s’offrent à l’acteur qui projette
(OCDE, 1972). Elle se fera alors en deux phases :
• construction des différentes variantes du projet,
• comparaison des variantes et décision.
— une évaluation de la faisabilité technique et économique ;
— un avant-projet d’exécution.
Un projet, analysé en termes d’avantages-coûts, sera plus facile-
ment intégré à l’ensemble cohérent d’objectifs d’une politique
nationale qui lui fournit un cadre rationnel d’action ; les avantages
correspondent à la production nette du projet, c’est-à-dire aux
biens et services qu’il procure à l’économie et qui ne l’auraient pas
été sans lui ; ces avantages impliquent des bénéfices directs et des
bénéfices indirects, secondaires. Les coûts quant à eux peuvent être
définis comme la part de bénéfice sacrifié, le maximum de béné-
fices que l’on aurait pu retirer en ne se lançant pas dans ledit projet
(coûts d’opportunité) ou en se lançant dans un autre projet (coût
d’option) ; ces coûts sont analysés en fonction du principe des avan-
tages comparatifs. Ils peuvent être eux aussi directs et indirects. Le
projet sera alors acceptable lorsque les avantages excéderont les
coûts (Little, Mirriees, 1969, 1974 ; ONUDI, 1973 ; Squire, Van der
Tak, 1977).
Le projet de développement une fois élaboré est mis à exécution
puis évalué. Les évaluations sont nombreuses et souvent probléma-
tiques. Elles expriment bien à leur manière la précarité de cette
entreprise qu’est le projet de développement. Ce dernier concrétise
le face-à-face continuel entre deux partenaires aux statuts fort
contrastés : un agent qui propose une innovation à implanter (un
Meta-systems - 02-03-12 15:23:22
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 266 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

266 Perspectives opératoires

prêt pour une réalisation, une technologie à transférer) et un acteur


local en position démunie qui cherche à saisir l’occasion qui lui est
présentée pour sortir de sa précarité. Au niveau de l’évaluation,
comment savoir à qui profite le projet réalisé ? C’est là une grande
équivoque des projets de développement souvent source d’aliéna-
tion culturelle dans la mesure où ils se laissent réduire à leurs
dimensions économiques et techniques, ce qui déjà faisait dire à
L.-V. Thomas (1978, 23) que ce dont a surtout besoin le dévelop-
pement, c’est d’« un projet total de civilisation si l’on veut d’abord
assurer dans toute forme de développement l’indépendance cultu-
relle au sens de la volonté d’agir par soi-même et pour soi-même ».
En ce qui concerne l’évaluation des projets de développement,
nous connaissons maintenant les effets à moyen terme qu’ils
sécrètent. À côté des effets secondaires pervers, qui sont importants,
l’investissement réalisé engendre certes des effets primaires positifs.
Mais au-delà de tous ces effets, l’action réalisée ne peut échapper
totalement à des connotations moralisantes attachées à l’aide que les
forts consentent aux faibles, à la nécessité de se donner une bonne
conscience face à la misère. Elle ne peut échapper à une logique de
l’assistance que bien souvent elle renforce. Enfin le projet de déve-
loppement est le lieu privilégié de cristallisation des incompréhen-
sions interculturelles : incompréhensions inévitables qui peuvent
devenir stimulantes si elles sont analysées et dépassées. Trop souvent
les multiples projets de développement Europe-Afrique ne
mettent-ils pas aux prises l’homo economicus et l’homo socialis ? Une telle
confrontation suppose que le développement ne soit pas compris
comme à sens unique allant toujours dans la même direction du nord
vers le sud. Elle implique aussi que le projet de développement soit
effectivement un projet de coopération mettant face à face non pas
un agent et un acteur, mais bien deux agents plus soucieux d’une
commune action à gérer que d’un objet à façonner dans le mirage
duquel ils risquent de se perdre (Gueneau, 1986, Lecomte, 1986).
Une histoire serait à faire des projets de développement depuis
le demi-siècle écoulé, depuis que le tiers monde en se positionnant
sur la scène internationale a cristallisé l’attention sur tous ces pays
qualifiés de sous-développés ou en voie de développement ou
encore en voie de mal sous-développement, qui montrent toute la
fragilité des actions initiées de développement et donc du projet de
développement voire de sous-développement. De telles hésitations
Meta-systems - 02-03-12 15:23:22
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 267 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

Projet technologique, motivation et efficacité 267

sémantiques avec les conceptions idéologiques qui les sous-tendent


vont avoir des conséquences sur la signification donnée au projet
de développement ; de ce point de vue, on peut facilement déceler
cinq générations qui se sont succédé dans les projets de développe-
ment mais qui cohabitent encore largement aujourd’hui :
— des projets de développement exogènes, projets d’assistance,
du temps de l’avènement des indépendances africaines dans les
années 1960. Ces projets étaient centrés sur l’aide à apporter et
souvent marqués par un ethnocentrisme culturel occidental ; ils
perdurent aujourd’hui dans les situations d’urgence (famines,
sécheresses, épidémies…) ;
— des projets de développement endogènes, projets autocen-
trés cherchant à prendre d’abord en compte les particularités d’une
situation locale qu’il s’agit de promouvoir dans le sens voulu par
les acteurs locaux qui cherchent à s’approprier le type de dévelop-
pement qu’ils désirent promouvoir ;
— des projets de codéveloppement partant de l’interdépen-
dance de plus en plus forte entre cultures, de l’internationalisation
des problèmes et notamment des déséquilibres ; d’où cette nécessité
d’entrevoir selon des modalités particularisées les différents parte-
naires d’un projet comme étant les uns et les autres en voie de
développement, c’est-à-dire en voie de différenciation et non seule-
ment ceux qui sont par principe en position de recevoir. Pas de
développement localisé pensé de façon isolée sans qu’il soit mis en
lien avec d’autres développements ;
— des projets de redéveloppement pour des sociétés déjà déve-
loppées mais tombées en atonie ou qui ont connu un mal dévelop-
pement ; de tels projets pour X. Greffe (1992) passent par une
réhabilitation des territoires laissés en déshérence ces dernières
décennies mais considérés comme les creusets du redéveloppe-
ment. C’est en ce sens qu’il faut comprendre le recours au dévelop-
pement local des sociétés postindustrielles.
— des projets de développement durable, cherchant à
répondre aux besoins identifiés de la situation présente en termes
environnementaux et sociétaux, sans compromettre l’avenir, celui
de la capacité des nouvelles générations à répondre aux leurs.
Meta-systems - 02-03-12 15:23:22
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 268 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

268 Perspectives opératoires

Une dualité éclairante au service


d’une « adhocratie » grandissante

Nous n’avons pas voulu épuiser toutes les formes opératoires


de projets. Nous nous sommes arrêté à trois des formes qui nous
semblent être aujourd’hui les plus significatives de cette fonction
pragmatique : trois formes contrastées, matérialisées pour l’une
dans le projet architectural et son intégration dans les logiques
d’aménagement, l’autre dans le projet pédagogique ordonné à l’art
d’éduquer, c’est-à-dire à rendre autonome, la troisième dans le
projet technologique au travers de ses différentes variantes organi-
sationnelles.
L’approche opératoire que nous venons d’esquisser en cernant
ces formes de projets permet maintenant de mettre en évidence
deux centrations privilégiées autour desquelles gravite tout projet :
— une centration sur l’action qu’il est susceptible de mettre en
œuvre, une action jamais terminée, ordonnée à son propre perfec-
tionnement et sans cesse à reprendre ;
— une centration sur une action finalisée par un produit exté-
rieur à façonner, selon un cahier des charges et dans des délais
déterminés.
Cette opposition interne présente en tout projet entre sa praxis
et sa poièsis se double d’une seconde opposition, celle-là externe,
liée aux indicateurs contextuels qu’entend privilégier le projet :
• indicateurs spatiaux précisant les modifications à introduire
dans le cadre environnemental ;
• indicateurs temporels exprimant le souci d’orienter l’avenir à
travers des échéances définies.
La double opposition que nous venons de signaler est selon
les situations plus ou moins tranchée ; les indicateurs inter-
agissent continuellement les uns sur les autres, contribuant à
spécifier des typologies de projets, comme nous le montre le
tableau ci-après (cf. tableau IX). Les projets concrets ne s’identi-
fient pas de façon systématique à l’un des termes de chacune
des oppositions. Ils constituent au contraire la plupart du temps
des variantes intermédiaires, tout en comportant selon les cas
des dominantes.
Meta-systems - 02-03-12 15:23:22
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 269 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

Projet technologique, motivation et efficacité 269

TABLEAU IX — Typologie des projets opératoires

Environnement du projet
à dominante spatiale à dominante temporelle

Centrée • Projet de recherche • Pédagogie du projet

surtout • Projet d’aménagement • Projet d’établissement


ou d’entreprise
sur la • Projet de développement
Nature • Projet de formation
praxis
de • Projet de soin
l’action
projetée Centrée • Projet architectural • Projet pédagogique
surtout • Gestion de grands projets • Gestion par projet
sur la • Projet de dispositif technique
poièsis

L’utilisation du projet dans sa version opératoire nous place


face à une logique des possibles ; il s’agit d’inventorier certains
possibles et d’aller jusqu’au bout de ceux qui ont été sélectionnés
(Salomon, 1992) ; il s’agit donc de la part des acteurs de notre
société technologique de maîtriser ou alors « d’extrémiser » le cou-
rant impétueux du changement. L’émergence du projet comme
concept opératoire marque l’apparition d’un nouveau système
d’organisation ; ce système entend à bien des égards être l’antidote
des fonctionnements bureaucratiques et de toutes ces règles qu’ils
ont sécrétées ; de telles règles visaient à introduire plus de stabilité,
plus d’objectivité, plus de rationalité pour les acteurs qui s’y réfé-
raient ; ces règles, sans doute indispensables en leur temps, sont
devenues trop pesantes, trop déterministes, trop chargées d’inertie
pour prétendre aujourd’hui gérer les mutations ininterrompues qui
caractérisent notre complexe scientifico-technique.
Les réorganisations dont nous sommes les témoins et acteurs à
la fois exigent pour les maîtriser un processus continuel de chan-
tiers, de mises en œuvre de nouveaux produits, de réalisations
ponctuelles diverses mais complexes, de tolérance de l’incertitude.
Faute d’opérer ces réorganisations, le changement risque de se
faire sans nous et de façon encore plus brutale, c’est-à-dire trau-
matisante.
Meta-systems - 02-03-12 15:23:22
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 270 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

270 Perspectives opératoires

La figure du projet est donc là pour permettre des changements


intentionnels parfois forcés par une injonction paradoxale, parfois
en douceur. Son inflation traduit cet activisme incessant, voire
même grandissant, auquel nous sommes confrontés, ce foisonne-
ment de renouvellements, ce souci constant qui nous pousse à
innover. L’organisation à projet est mise en place pour nous éloi-
gner de la routine, pour singulariser les situations, re-personnaliser
les êtres et les choses : chaque projet entend justement se confron-
ter à un problème qui se veut unique, qui est à résoudre de façon
inédite. Pour le résoudre, la gestion de projet va constituer une
organisation ad hoc : on réunit un groupe pour concrétiser et
implanter une innovation puis on le disperse une fois que le travail
est réalisé, ou que pointe l’opportunité d’une nouvelle innovation
jugée plus importante. Cette « adhocratie » qu’évoquent A. Toffler
(1970, 1971) et H. Mintzberg (1994) nous inscrit délibérément dans
le temporaire, dans l’éphémère ; nous quittons le monde des confi-
gurations à longue durée pour entrer dans celui des structures pro-
visoires. Le monde de la longue durée est un monde stable, parfois
ennuyeux mais, à bien des égards, plus simple à vivre. Le monde
de l’éphémère qui en peu de temps veut réaliser beaucoup de
choses est un monde complexe, caractérisé par sa fragilité et sa
superficialité ; ce monde complexe fait d’interconnexions entre plu-
sieurs systèmes, impose continuellement des décisions à prendre.
Nous quittons aussi le monde de la verticalité hiérarchique pour
valoriser celui de l’horizontalité des réseaux où chacun au sein de
son projet entend d’une certaine façon être maître chez soi et en
même temps continuellement en interaction avec les acteurs qui
l’environnent, cherchant pour le moins à vivre de façon atténuée
les dépendances qui gouvernent les relations sociales. La gestion
de la complexité amène avec elle le participatif ; pas de projet qui
d’une façon ou de l’autre ne cherche à être partagé : c’est le sens
du projet pédagogique comme du projet d’entreprise. Une telle
démarche exprime donc à sa façon le désir d’une nouvelle socialité.
Quelle sera dans les prochaines décennies la destinée d’une telle
évolution caractéristique des temps postmodernes ? Ira-t-elle en
s’amplifiant ? Visera-t-elle simplement, en valorisant la société de
création, à servir de contrepoint aux grandes organisations bureau-
cratiques jugées trop rigides et trop dépersonnalisées, mais pour-
tant indispensables ? Annoncera-t-elle au contraire le symptôme de
Meta-systems - 02-03-12 15:23:22
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 271 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

Projet technologique, motivation et efficacité 271

désordres plus profonds que le projet est destiné à recouvrir de son


voile pudique de novation et de consensualité ?

Héritiers et bâtisseurs :
de l’innovation à la création

Le projet technologique à travers la gestion adhocratique des


organisations et les initiatives mises en place pourrait être assimilé
à deux logiques différentes, sans que l’on sache très bien laquelle
prédomine aujourd’hui, une logique des héritiers, une logique des
bâtisseurs ; les héritiers doivent se soucier de faire fructifier
d’anciens projets forgés en amont d’eux en apportant leur contri-
bution à travers leurs propres projets ; cette logique des héritiers
ne peut en effet se limiter aujourd’hui à maintenir simplement ce
qui existe, à moins de menacer de régression leur entreprise
confrontée à d’inéluctables changements ; il lui faut au contraire
continuellement chercher à développer, adapter, diversifier. C’est
sans doute en ce sens que l’on pourrait penser l’innovation du
projet d’entreprise ou de la gestion par projet.
Les bâtisseurs en ce qui les concerne donnent au contraire
l’impression d’opérer une rupture par rapport à l’amont qui se
trouve ainsi relégué, rejeté ; ils se lancent dans un effectif projet
d’entreprendre qui au-delà de l’innovation ambiante se veut véri-
table œuvre de création. Les caractéristiques d’un tel projet ont été
bien mises en évidence par B. Aumont et P.-M. Mesnier (1992) : le
projet d’entreprendre est celui d’un explorateur, sorte de créateur
visionnaire qui se trouve lui-même en situation permanente de rup-
ture, de déplacement par rapport à son histoire personnelle
(Gaudin, 1984). La création se fait transgression alors que l’innova-
tion se veut continuité ; le créateur devient ainsi en quelque sorte
sa propre transcendance alors que l’innovateur trouve la transcen-
dance dans l’outil existant qu’il cherche à transformer.
Meta-systems - 02-03-12 15:23:22
PU0174 U002 - Oasys 19.00x - Page 272 - BAT
Anthropologie du projet - Quadrige - Dynamic layout 145 × 200

Vous aimerez peut-être aussi