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Les gardiens du Purgatoire

“Nul ne le vit débarquer dans la nuit unanime,


nul ne vit le canot de bambou s’enfoncer dans la fange sacrée,
mais, quelques jours plus tard,
nul n’ignorait que l’homme taciturne venait du Sud
et qu’il avait pour patrie un des villages infinis
qui sont en amont, sur le flanc violent de la montagne,
où la langue zende n’est pas contaminée par le grec
et où la lèpre est rare.”

- Jorge Luis Borges (Les ruines circulaires)

La périlleuse traversée

On ne connaît jamais vraiment l’origine du poète. De quel monde interdit ramène-t-il sa parole aussi
admirée que redoutée ? Quelles eaux tourmentées a-t-il bien pu traverser pour venir s’échouer dans
la “fange sacrée », ce lieu entre deux mondes où habite le poète et règne l’incertitude ?
Le thème du voyage maritime fait partie de ses invariants que l’on retrouve dans les grands textes
d’Orient et d’Occident, aussi bien dans les poèmes intemporels qu'à travers les récits traditionnels
biblique, coranique ou hindou. Dans un poème de jeunesse tiré de son Diwan, Ibn Arabi évoque une
vision où il se situe entre une mer et une terre sans fin :

“Émerveillé, j’ai vu un océan sans rivage et un rivage sans océan !”

Une vision qui fait écho à ces vers de Lamartine issus des “Méditations poétiques” :

“Il me faut un séjour qui n’ait pas d’horizon,


Comme une goutte d’eau dans l’Océan versée…”
(Dieu)

Dans “Le dévoilement des effets du Voyage”, Ibn Arabi évoque les différentes catégories du
cheminement spirituel propre au disciple qui s’engage sur la voie initiatique. Pour lui, “nous ne
cessons jamais d’être en voyage depuis l’instant de notre constitution jusqu’à l’infini. Quand
t’apparait une demeure tu te dis : voici le terme; mais à partir d’elle s’ouvre une autre voie d’où tu
tires un viatique pour un nouveau départ.” (le dévoilement , p.6). Et il ajoute que le voyage par la
mer est plus périlleux que celui par la terre en le comparant à une “errance sans fin”.
C’est par ce voyage périlleux vers un monde inconnu que le poète italien Ezra Pound débute ses
Cantos en évoquant sa navigation sur la “mer divine », une traversée qui s’apparente à la descente
d’Ulysse vers l’Occident, pays mythique du soleil couchant. Les Cantos débutent par la conjonction
de coordination “And”, comme pour souligner le caractère ininterrompu du voyage, de l’errance
perpétuelle du poète toujours entre deux rives :

“And then went down to the ship,


Set keel to breakers, forth on the godly sea…”

Saint-John Perse chante quant à lui « l'épave soyeuse » et le « vaisseau creux » qui le mène jusqu’au
lieu de son exil, au pied d’un abîme entre sables mouvants et mer déchaînée:

(...) chantez, ô conques sur les eaux!


J'ai fondé sur l'abîme et l'embrun et la fumée des sables.
Je me coucherai dans les citernes
et dans les vaisseaux creux,
En tous lieux vains et fades où gît le goût de la grandeur.
(...)
Où vont les sables à leur chant s'en vont les Princes de l'exil,
Où furent les voiles haut tendues s'en va l'épave plus soyeuse qu'un songe de luthier

Cette descente poétique à la merci des flots nous ramène à la traversée du Styx sur la barque de
Charon; cette navigation dans les ténèbres qui nous mène de l’autre côté des Enfers. Dans “un coup
de dés…”, Mallarmé nous raconte l’histoire d’un naufrage : celui du “Maître” hésitant dans le creux
de la vague; le Maître qui est “allé puiser des pleurs au Styx”, d’après un autre hymne mallarméen
(le Sonnet en x) . Et bien sûr, comment ne pas évoquer l'Odyssée, ce voyage du Retour archétypal
vers la patrie originelle ? Mais “la joie se changea vite en pleurs” selon Dante qui nous raconte
l’histoire d’un retour avorté (histoire occultée par le poème homérique): le naufrage d’Ulysse dans
les ténèbres occidentales, après l’apparition miraculeuse d’une montagne élevée, symbole du
Purgatoire au sommet duquel se trouve le Paradis terrestre (Enfer, 26 : 136).
Le symbolisme de la traversée nous renvoie aussi à la navigation sacrée de l’Arche de Noé sur les
eaux du Déluge. Dans le Coran, la sourate “Les poètes” fait partie des nombreux chapitres du Livre
saint où est évoqué l'épisode de l’Arche, qui est aussi appelée le “vaisseau bondé” (l'exact opposé
du “ vaisseau creux” de Saint-John Perse). L’Arche y est dépeinte comme un refuge inviolable pour
les croyants alors que les hésitants, ceux qui peinent à se tourner vers l’Absolu, finissent noyés sous
les eaux diluviennes. Une mer impitoyable qui contraste avec la mer s’ouvrant en deux devant Moïse
dont les crêtes se transforment en deux montagnes élevées (verset 63). Car la mer sur laquelle
navigue l’arche de Noé et le chemin de l’entre deux qu’emprunte Moïse et son peuple ne sont pas le
sentier tortueux du poète... Ils symbolisent la voie céleste de la Délivrance, la divin Passage qui
s’ouvre devant le porteur de Vérité, celui qui vainc avec le bâton de la certitude les mages de
Pharaon et leurs illusions évanescentes… Mais le Prophète Moïse a aussi été bercé par des eaux
empreintes d’incertitude lors de sa prime enfance, quand il fut confié aux flots du Nil par sa mère
(28:7)… Dans sa nacelle en osier, Moïse se dirigeait vers une rive inconnue, au bord de laquelle il
sera recueilli par la femme de Pharaon qui l’éduquera jusqu’au dévoilement de sa fonction
prophétique. La navigation de l’enfant abandonné inaugure la voie ultime du retour à la Vérité. Cet
“exil rituel” évoque le sort réservé au poète qui est symboliquement renvoyé à cet “autre monde”
d’où il vient, cette “sombre terre où repose l’étranger sacré” (Trakl-épitaphe à Novalis). Il rejoint les
fous et les lépreux du Moyen-âge, qu’on enfermait aux portes des cités médiévales. Dans son
“Histoire de la folie”, le philosophe Michel Foucault donne une description de ce lieu intermédiaire
consacré au Fou, proche parent du Poète et de sa parole étrange que l’on renvoie dans les limbes
pour cause de déraison :
“Il est le Passager par excellence, c’est-à-dire le prisonnier du passage. Et la terre sur laquelle il
abordera, on ne la connaît pas, tout comme on ne sait pas quand il prend pied, de quelle terre il vient.
Il n’a sa vérité et sa patrie que dans cette étendue inféconde entre deux terres qui ne peuvent lui
appartenir.”

L’étranger sacré ou la conjuration de l’exil

La terre intermédiaire du poète est l’ “ardent pays” d’Edmond Jabès, aux confins du monde comme
une “errance dans l’errance”:

“J’ai quitté une terre qui n’était pas la mienne


pour une autre qui non plus ne l’est pas
(...)
“Nomade ou marin, toujours entre l’étranger et l’étranger
il y a - mer ou désert- un espace délinéé
par le vertige auquel l’un et l’autre succombent.
Voyage dans le voyage.
Errance dans l’errance.
(Un étranger avec, sous le bras, un livre de petit format)

C’est aussi le pays de l'oubli de Beckett, cette terre sans nom où s’enferme le poète :

“il est un pays où l’oubli où pèse l’oubli


doucement sur les mondes innommés
(...)
je ne peux pas sortir je suis dans un pays sans traces.”
(Poèmes, suivi de mirlitonnades)

Gardien du seuil, condamné à fouler une “terre sans retour” , le poète exilé rêve de rejoindre ce
“miracle inachevé” de l’origine, inaccessible comme un crépuscule finissant, et nous conte les
pieuses réminiscences de sa patrie originelle. Telles les complaintes errantes de Mihyar le
Damascène chantées par le poète syrien Adonis:

“Le visage errant, je prie pour ma poussière


et je chante mon âme exilée
En route vers un miracle inachevé
je dépasse un monde que mes chants ont brûlé
et je déploie le seuil” (Visage errant)

“tu serais toujours l’histoire du départ


toujours tu resterais dans une terre sans promesse
dans une terre sans retour” (Terre sans retour)

La vision angélique d’Ibn Arabi eut lieue durant son premier exil de l’Occident vers l’Orient (vers le
Sud, lieu de l’Origine), alors que le Shaykh venait d’effectuer la traversée du détroit, comme on
franchirait un isthme (barzakh) entre deux mondes, après avoir quitté la terre natale andalouse pour
se diriger vers Tunis. Et c’est précisément de cette époque (en 1193) que datent ses premiers écrits
poétiques suite à sa vision…
L’exil du poète Mallarmé à Tournon de 1863 à 1866 -“un village misérable” d’après sa
correspondance- fut, au premier abord, moins heureux. Il y connut une solitude extrême et un état
permanent de lassitude qu’il nommera lui-même l’Ennui. Ce sentiment de “mal-vivre” dans une
incertitude constante et sans cause apparente est la Taedium vitae (profond ennui de la vie) du
philosophe Sénèque, et évoque aussi la “somnolence spirituelle” de Joseph Conrad. Mais cette crise
intérieure intense (ou “impuissance poétique”) qui caractérise l’exil du poète va être l’occasion
d’une prise de conscience majeure de Mallarmé sur son travail de création [ Partie II chap.1, la Nuit
d’Idumée] et donnera ainsi naissance à une grande partie de ses poèmes parmi les plus célèbres
(dont L’Azur, Brise marine, Don du poème, L’Angoisse).
Nombreux sont les poètes qui connurent le douloureux exil à mille lieues de leur terre natale, et l’on
se doit de citer Dante qui fut banni de la cité florentine par le gouvernement des guelfes noirs. Toute
sa vie durant, il ne reniera jamais ses idées et restera ferme dans son opposition à l’exercice du
pouvoir temporel par le Pape Boniface VIII, ainsi que dans son soutien à la figure impériale
représentée par Henri VII (malgré l’incompréhension de ce dernier). Il tentera à plusieurs reprises de
retourner parmi les siens afin d’accomplir ses idéaux politiques, sans succès. La vie du Dante
solitaire et mélancolique, arraché à sa terre, fut une douloureuse traversée du Purgatoire (on en
retrouve d’ailleurs les traces dans la “divine comédie”) et les premières années d’exil furent à n’en
pas douter une longue descente dans les neuf cercles de l’Enfer... Là encore, l’éloignement forcé de
la terre natale va inaugurer les prémices de la grande œuvre poétique de Dante. Un autre poète
italien, (contemporain cette fois) connut aussi les affres de l’exil loin de la région maternelle du
Frioul : il s’agit de Pier Paolo Pasolini. Exclu de l’école où il enseignait en même temps que du parti
communiste pour soupçons d’homosexualité, il ira se réfugier dans les bas-fonds de Rome avec sa
mère en 1950. Toujours attaché à sa terre, il n’aura de cesse de vanter à travers son œuvre
l’authenticité du monde paysan qui périclite face à l’avancée impitoyable du capitalisme et de la
société du divertissement (prélude à l’Italie consumériste de Berlusconi). Il chantera ses racines en
utilisant la langue vernaculaire du Frioul rejoignant ainsi le dolce stil nuovo de Dante, c’est-à-dire
l’élaboration d’un langage poétique inédit, né des limbes de l’exil et inspiré de la vulgate populaire
(le toscan pour Dante et le frioulan pour Pasolini). Pour le poète, la nécessité de conjurer l’exil
implique d’habiter un lieu nouveau, un espace intérieur où sera élaboré une nouvelle forme de
langage, une nouvelle poétique aspirant à la pureté de l’origine.
al- Aaraf ou le mont parfumé

Au début de sa nouvelle “Les ruines circulaires” (qui se trouve en exergue de ce chapitre), l’écrivain
et poète argentin Jorge Luis Borges décrit “l’homme taciturne”, un mage qui devient possédé par son
rêve au milieu d’un temple en ruine. Ce personnage évoque le poète enfermé dans son espace sacré,
cet entre-deux où le temps est suspendu et qui demeure inaccessible au commun des mortels. Ce
visiteur du soir “venu du Sud”, telle l'Étoile polaire qui guide les âmes dans la nuit, oscille entre rêve
et réalité et semble condamné à errer dans cette enceinte, comme dans le cercle aporétique de l’anté-
Purgatoire. Cet espace où Dante dit qu’il y a “ni créateur, ni créature”, “un lieu là-bas qui attristent
les ténèbres (...) et où les plaintes ne résonnent pas en cris, mais en soupirs”
(Purgatoire VII,28-30)...

Là-bas où résonnent les soupirs de Pessoa, l’intranquille suprême, derviche de la beauté qui
transforme la réalité en son propre rêve éveillé ; c’est aussi au milieu de ces ruines sacrées que
résonnent les complaintes extatique de Rumi, qui chantent la douleur d’un être privé de son origine
première…
Là-bas aux portes du Purgatoire, où l’on retrouve le personnage de Sordello, archétype du poète
errant, un troubadour au seuil du salut coincé dans la nostalgie de sa terre natale et le feu d’un monde
perclus de misère.
« Aucun lieu ne nous est assigné, il m'est permis d'aller en haut et alentour; tant que je peux aller, je
t'accompagnerai.” (Purgatoire, VII, 42) dit Sordello à Dante, le poète florentin fasciné par la figure
de l’auteur du “Ensenhamens d’onor”, comme le furent après lui Browning, Pound et Beckett. Dans
son roman “Nocturne du Chili”, le poète et écrivain chilien Roberto Bolano trouve également une
place à ce personnage de l’entre-deux, où son nom revient tel une scansion du désespoir dans le
monologue d’un prêtre sur son lit de mort, homme de Dieu féru de poésie, tiraillé entre les regrets
d'un passé douteux et la sérénité d’un cœur dédié à la prière…
Là-bas, où le poète errant chante la nostalgie de sa patrie originelle, avec cet idiome intriguant
semblant venir de l'âge trouble qui précède le langage. C'est “la langue zende" de Borges, l'autre
nom qui désigne l'avestique de Zarathoustra, le dialecte des textes sacrés de la tradition mazdéenne si
foisonnante en Anges et en paradis perdus. Cette langue symbolique du poète qui s'écrit de droite à
gauche comme l'arabe n'est pas “contaminée par le grec”, la langue occidentale par excellence, celle
du crépuscule des poètes exclus de la cité platonicienne. Elle garde sa pureté originelle (son
“arabité”) et demeure la langue du soleil, la suryanya parlée au paradis selon la tradition soufie. C'est
dans ce lieu originel où “la lèpre est rare” que naît l’Idée poétique avant de se transformer en parole.
Celle-ci réveille en même temps qu’elle révèle, terrifie en même temps qu'elle fascine: elle est
apocalyptique au sens étymologique du terme … elle met à nu les “forces mûres” des symboles qui
bousculent “le repos des sens”, selon les mots d’Antonin Artaud à propos de la poésie du théâtre.
Le poète est le “voleur de feu” d’après Rimbaud, et quand il ne remue pas quelques forces obscures
aux parfums de fleurs maléfiques, il nous jette des bribes de lumières à la figure, témoin hiératique
du bien et du mal, adressant des hymnes désespérés à la Beauté depuis ce lieu où se réunissent les
contraires, cette extrême limite où se rejoignent le Ciel et l’Enfer:
“Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l’abîme,
O Beauté ? ton regard, infernal et divin,
verse confusément le bienfait et le crime,
Et l’on peut pour cela te comparer au vin.”
(Baudelaire-Hymne à la Beauté)

Tels les “poètes rêveurs” d'Edgar Poe dans son poème de jeunesse “Al Araaf” (qui est aussi le plus
long jamais écrit par le poète anglais, fervent adepte des longues strophes), et dont le nom vient de la
septième sourate du Coran qui évoque ce mont élevé situé “ loin de l'Éternité du Ciel et combien loin
de l’Enfer !”

“Esprit ! qui demeure là où


dans le ciel profond,
le terrible et le beau
rivalisent de beauté !”
par delà la ligne d’azur-
limite de l’étoile”
(Edgar Poe- Al Aaraf)

Dans le Coran, al-Aaraf est une montagne où siègent des âmes qui tout en interpellant les habitants
du Paradis, espèrent faire partie des élus qui goûtent aux délices de la paix éternelle (salam, racine du
mot islam). En observant le feu de l’Enfer, ils prient Dieu de ne pas être parmi les gens de la
Géhenne, tout comme le poète de Poe “haut sur une montagne à la tête émaillée”, qui lève ses
mains au Ciel en suppliant: “j’espère être pardonné”. Leur désir est de contempler la Beauté pure
pour l’éternité. La montagne d’ al-Aaraf apparaît donc comme l’équivalent du Purgatoire de Dante.
En effet, dans l’imaginaire universel, la montagne est le symbole qui unit le Ciel et la
Terre, le lieu intermédiaire où s’ouvrent les portes des théophanies du monde
invisible. C’est bien au sommet des montagnes que les prophètes ont reçus leurs
révélations et où ils furent les témoins privilégiés des apparitions divines. Ainsi,
l’Ange Gabriel est apparu au Prophète Muhammad (psl) sur le mont Hira et Yahvé
s’est directement adressé à Moïse sur une vallée du mont Sinaï, lors de l’épisode du
buisson ardent. La “montagne magique” au sommet de laquelle se trouve le paradis
terrestre est le lieu intermédiaire où le rêve d’Absolu devient enfin réalité et où
peuvent se rencontrer l’Ange du Prophète et les Muses du Poète. On pense à la
montagne Qâf, objet de la quête des oiseaux de Attar, mais aussi au Mont Analogue
de René Daumal qu’il décrit ainsi dans son roman inachevé : “Pour qu’une montagne
puisse jouer le rôle de Mont Analogue, il faut que son sommet soit inaccessible, mais
sa base accessible aux êtres humains tels que la nature les a faits. Elle doit être unique
et elle doit exister géographiquement. La porte de l’invisible doit être visible.” Cet
entre-deux où se situe le poète peut donc être “transfiguré” en une porte de l’invisible
ancrée dans notre propre réalité intérieure et qui s’ouvre sur un espace infini où se
dévoile le monde onirique chanté par Edgar Poe :

“des esprits ailés et des anges (...),


de jeunes rêves voletant encore de leur vol assoupi”
(al-Aaraf).

Si le mot al-Aaraf exprime l’idée d’un lieu élevé, il y a d’autre sens dignes d’intérêt
qui se cachent dans la racine A-R-F. En effet, celle-ci signifie connaître (dans le sens
de connaissance métaphysique), distinguer, discerner, prendre de la hauteur… ce
radical a aussi donné la dénomination d’un autre mont qui occupe une place centrale
dans la tradition islamique et en particulier lors du pèlerinage de la Mecque (Hajj) : le
mont Arafa. C’est à son sommet que se réunissent les pèlerins une fois par an lors du
Hajj, afin d'implorer le Créateur vêtus d’un simple pagne blanc, symbole du
dépouillement de leur individualité. Selon Ibn Arabi, le mont Arafa est la station de la
Connaissance Suprême, le lieu qui symbolise la servitude absolue tandis qu’al-Aaraf,
le lieu de la présence poétique selon Edgar Poe , apparaît comme un reflet de cette
station ultime qu’ont atteint les gnostiques (al arifin), au terme de leur parcours
spirituel. Les poètes d’al Aaraf reçoivent la lumière divine comme la pleine lune
reçoit la lumière du Soleil, c’est-à-dire indirectement, par reflet. Ici, la notion
d’illusion nous rattrape une fois de plus et transparaît dans le nom même d’al-Aaraf…
Car, le radical A-R-F signifie aussi se répandre, se diffuser et désigne spécifiquement
le fait de sentir les parfums. Dès lors, se dévoile une autre définition du poème : une
senteurs évanescente cachant un désir d’infini, le rêve d’une terre céleste derrière
l’illusion d’un langage enivrant.

Au seuil du rêve

Le mage de Borges rêve un double de lui-même qu’il façonne tel un démiurge jusqu’à ce que les
ruines circulaires deviennent la proie des flammes. Mais lui ne brûle pas... comme les rêves qui ne
sont pas atteints par le feu. Il prend alors conscience qu’il est lui même le rêve d’un autre.
“L’existence toute entière est une imagination dans une imagination”, écrit Ibn Arabi dans le chapitre
des “Fusus al-Hikam” consacré au prophète Joseph (Yusuf dans le Coran), qui est considéré par la
tradition de l’islam comme le détenteur des secrets de l'interprétation onirique.
Telle est la tragique histoire du poète qui compose ses vers comme on donne une enveloppe
charnelle à un songe d’éternité, donnant corps à l’Idée, insufflant son souffle aux lettres qu’il
assemble... jusqu’à la destruction brutale des ultimes vestiges de la réalité dans laquelle il se trouvait
confiné. Le lieu de l’exil devient une prison de flammes et le poète prend alors conscience de
l’extinction de sa propre individualité. Il sombre alors dans une perplexité qui peut s’avérer fatale,
car il réalise que tout n’est que pure illusion, que lui-même appartient à un monde subtil qui
transcende le réel et qu’il doit à tout prix rejoindre pour ne pas sombrer dans cette folie qui le guette.
Cette soudaine prise de conscience qu’on pourrait appeler la sur-conscience du poète est
“l’épanchement du songe dans la vie réelle” prônée par De Nerval écrivant, au seuil de la folie,
“Aurélia ou le Rêve et la Vie”, son dernier texte qui oscille entre délire et onirisme, quelques mois à
peine avant de mettre fin à ses jours. La mort, porte d’accès au Néant, apparaît comme la seule issue
possible pour embrasser cette “seconde vie” qu’est le Rêve. Être poète signifie alors s'inscrire dans
une “perspective de mort”, comme l’affirme Antonio Gamoneda. Mais la nature de cette mort n’est
pas seulement physique, elle est avant tout symbolique. C’est la “mort au monde” qui nous renvoie
au fanâ’, l’extinction du soufi dans la caverne initiatique, le lieu où s’effectue la seconde naissance,
comme à l’intérieur d’une nouvelle matrice maternelle. C’est la désertion du théâtre de la vie, lieu
par excellence du simulacre que nous décrit Gamoneda dans son poème “Description du mensonge” :

Aveugle dans l’immobilité, comme basalte dans le basalte, l’oubli me posséda. Tel fut mon repos.

Je demeurai, je demeurai, mais mon habitude est la rétractation, la retraite vers une espèce
maternelle.

Mansur al-Hallaj arpentait les marchés de Bagdad en criant à qui voulait l’entendre qu’il ne faisait
plus qu’un avec la Réalité suprême (al-Haqq), implorant sa mise à mort, “l’abolition de son être “, de
cette vaine illusion parmi les “ruines croulantes” de l’existence:

Tuez-moi donc, mes féaux camarades,


C’est mon meurtre qu’est ma vie !
Ma Mort, c’est de survivre,
Et ma Vie c’est de mourir !
Je sens que l’abolition de mon être est le plus noble don à me faire
et ma survie telle que je suis le pire des torts.
Ma vie a dégoûté mon âme, parmi ces ruines croulantes,
Tuez-moi donc, et brûlez-moi dans ces os périssables !

Al-Hallaj a imploré le martyr, s’est offert à la vindicte des docteurs de la loi jusqu’au supplice qui le
mènera tout droit à la gloire éternelle… la délivrance de ce corps pétri de mensonges, cette prison de
chair que tant de saints ont subi après avoir connu la lumière de la divine présence. Celle là même
que certains soufis vivant entre deux mondes nous décrivent avec un langage bien à eux, souvent
considéré comme scandaleux et même hérétiques aux yeux de leurs congénères, car empreint d’un
symbolisme incompréhensible pour le commun: ce sont les ravi-en-Dieu que la tradition soufie
nomme les majdoubin.
...
L’Emir Abd-el-Kader, considéré comme un des principaux héritiers spirituels du Shaykh Ibn Arabi,
faisait partie de cette catégorie particulière de saints, de sorte qu’il nous a décrit cet état de l’entre-
deux où règne la perplexité dans un poème d’une rare beauté, où les questions métaphysiques
s’enchaînent tels des cris de désespoir, jusqu’à l’apparition d’une réponse définitive, l’extinction du
moi dans la Réalité Suprême :

“Je suis en vérité perplexe à mon sujet, perplexe jusqu’en ma perplexité.


De ces réalités, laquelle est donc ferme et me concerne en propre ? Laquelle?
Suis-je un être ? Suis-je néant ?
Suis-je attesté ? Suis-je nié ?
(...)

Céleste ? Je ne le suis, ni terrestre.


Suis-je fixé en quelque lieu ? Suis-je errant?

(...)

Rien n’a plus subsisté, ni ceci, ni cela :


il n’est demeuré qu’Allah sans dualité !
(...)

Je me dépouillai de mes sens; je passais au-delà de mon âme


et de mon esprit, là où il fut dit: “Je suis en vérité
Sanctissime!”

(Poème VII)

Quand les soufis évoquent un dépouillement des sens, le jeune Arthur Rimbaud parle,quant à lui,
d’un “long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens”, après avoir affirmé dans sa fameuse
lettre à :
“Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant”.
Après avoir achevé ses derniers poèmes qui donneront les “Illuminations”, la soudaine disparition
de Rimbaud nous apparaît comme une tentative d’extinction au monde, la mort symbolique d’un
poète qui jamais plus ne prendra la plume pour écrire en vers depuis son exil abyssinien jusqu’à sa
mort précoce. Rimbaud est allé se réfugier en Afrique, dans le désert du Hogar, comme un désir de
retour dans le Sud symbolique, la patrie originelle du poète. Il semblerait que Rimbaud aurait atteint
un certain état spirituel durant cette retraite, si l’on en croit sa soeur qui se trouvait à son chevet sur
son lit de mort. En effet, selon le témoignage d’Isabelle Rimbaud, le jeune poète n’avait de cesse de
répéter durant ses derniers jours: “Allah Karim !” (Allah est Généreux) et elle écrit à sa mère : “Ce
n’est pas un pauvre malheureux réprouvé qui va mourir près de moi : c’est un juste, un saint, un
martyr, un élu !”. Ainsi, le silence de Rimbaud a peut-être un rapport avec la vision de l’indicible…
ou même - qui sait ?- une station spirituelle qui n’aurait rien à envier à la Connaissance Suprême de
Ibn Arabi. Car on affirme que Rimbaud se serait converti à l’Islam sur les terres éthiopiennes, où il
s’occupait de la gestion de son commerce et l'organisation d’un trafic d’armes pour le compte du roi
d’Ethiopie Ménélik II, et qu'après cela, Arthur Rimbaud se serait fait appeler “Ali Abdallah”... il
existerait même des commentaires rimbaldiens de certaines sourates du Coran… Est-il possible
qu’en étant et en se faisant “intégralement Voyant”, Rimbaud ait pu atteindre le rang privilégié des
élus de Dieu (awliyâ Allah), comme l’affirme sa soeur ? Serait-il celui qui réalisa l’alpha et l’oméga
du poète ?

Voir le rêve

Dans son traité “l’Extinction dans la contemplation”, Ibn Arabi évoque le fana’, la mort symbolique
des gnostiques :
“La réalité Divine Essentielle est trop élevée pour être contemplée par l' "œil" (‘ayn) qui doit
contempler, tant que subsiste une trace de la condition de créature dans l' "œil" du contemplant. Mais
lorsque "s'éteint ce qui n'a pas été" et qui est (par nature) périssant - " et reste ce qui n'a jamais cessé
d'être" - ce qui est (par nature) permanent - alors se lève le Soleil de la preuve décisive pour la
Vision par soi…”
En arabe, le mot “ayn” désigne non seulement l’œil, mais aussi l’essence d’une chose, la source, la
personne… Dans le soufisme, la vision véritable se fait par l’œil du cœur, l’organe spirituel du
croyant qui permet d’accéder à cette Réalité où se dévoile l’essence des choses, où le caché devient
apparent. Cette faculté particulière s’acquiert après un long chemin fait de retraites spirituelles
(khalwa) et de “mise en sommeil” des cinq sens par le jeûne, la veille et le silence. C’est la voie
privilégiée des Abdals, les saints cachés. De même, le poète qui aspire à la “Vision permanente”, doit
repousser les limites des sens pour quitter cet état de perplexité qui le hante. Plus que tout autre
mouvement poétique, ce sont les surréalistes qui ont appliqué à la lettre ce dérèglement contrôlé des
sens prôné par Rimbaud. Dans son “Manifeste du surréalisme” (1924), André Breton a pour objectif
de sortir l’homme (”ce rêveur définitif”) de cette prison illusoire qu’est la vie réelle, en arrivant “aux
sources de l’imagination poétique”. Pour cela, le poète devra saisir le rêve dans son “intégrité” et
ainsi accéder au “Grand Mystère”... On remarque que le vocabulaire est très influencé par les écrits
de certains métaphysiciens de l’époque, particulièrement René Guénon, esprit universel et soufi, qui
fit découvrir à un Occident féru d’occultisme les doctrines hindoues des états multiples de l’être…
Plus qu’un simple manifeste, le surréalisme est un véritable mode de vie pour André Breton qui
multiplie les recettes pour “faire des discours” ou “ne plus s’ennuyer en compagnie” dans “Secrets
de l’art magique surréaliste” , et finit par lancer telle une imprécation fatale :
“le surréalisme vous introduira dans la mort qui est une société secrète.”
Un autre groupe de poètes contemporains du mouvement surréaliste verra le jour peu de temps après
le manifeste de Breton et aboutira à la naissance de la revue “Le Grand Jeu” en 1927. Parmi eux,
Roger Gilbert-Lecomte qui prône certaines expériences-limites à base d’alcool, psychotropes et
drogues en tout genre, afin de connaître “cet accident de la conscience” et ainsi se faire Voyant à la
lisière de la mort… dans leur manifeste, lui et ses acolytes (dont René Daumal) parlent de
“Métaphysique expérimentale”, puis dans une lettre “de rupture” à André Breton (où ses
expérimentations sont qualifiées de “petits jeux de sociétés”), les cinq poètes décrivent Le Grand Jeu
comme “une communauté en quelque sorte initiatique”. Là encore, on relève clairement les
influences du vocabulaire guénonien qui s'était diffusée dans certains cercles artistiques parisiens,
grâce notamment au peintre suédois Ivan Aguéli (Abdul-Hadi) qui deviendra, après sa conversion à
l’islam, le précurseur des études des textes d’Ibn Arabi en Occident. Dans le premier numéro de sa
revue, Roger Gilbert-Lecomte publiera même une recension de l’ouvrage phare de René Guénon:
“La crise du monde moderne” dans laquelle il affirmera « que sa pensée théorique dans son essence
est la nôtre » ; que la tradition dont il se réclame est bien la seule que nous reconnaissions ”. Mais
cette tradition qui le fascine tant nécessite un long cheminement aux côtés d’un authentique maître
spirituel qui le ferait Voyant à force d’ascèse et de sacrifices… Plutôt que d’emprunter cette voie
“dure” et exigeante pour l’âme mais douce et salutaire pour l’esprit, le poète a brûle les étapes en
choisissant le Grand Jeu “irrémédiable”, qui “ne se joue qu’une fois”... “Car, affirme-t-il avec les
siens, il s’agit de se perdre. Nous voulons gagner.”
Rongé par la toxicomanie et le tétanos, Roger Gilbert-Lecomte mourra à 37 ans après son
internement dans le camp d'Auschwitz et laissera à la postérité plusieurs poèmes évoquant cette
quête auto-destructrice d’Absolu. Comme Trakl avant lui, Gilbert-Lecomte est un infatigable
arpenteur de la nuit de l’âme, cet état de “mort-dans-la-vie” qu’il décrit dans “Monsieur Morphée,
empoisonneur public”, un texte qui prône un usage libéré des drogues, une “nécessité inéluctable”
afin d’atteindre “un changement d’état, un nouveau climat où leur conscience d’être soit moins
douloureuse.” De cet univers parallèle, Roger Gilbert-Lecomte nous ramènera “Testament”, un
poème parmi les plus troublants de la poésie francophone :

“L’éternité en un clin d’œil


Quiconque voit son double en face doit mourir
Echéance du drame au voyant solitaire”
(Testament)

On sait que Baudelaire avait aussi recours aux Paradis artificiels (opium et haschich) pour assouvir
son “goût de l’infini” … Là encore, le poète semble condamné à vivre dans un monde d’illusions où
il n’a droit qu’à cet “Idéal artificiel”, soit une pâle copie de la béatitude goûtée par les saints soufis.
Doit-il se brûler lui-même pour embrasser ce rêve en lui et connaître l’extase chantée par Mawlana
Jalaluddin Rumi ? Et pourtant, comme une lueur d’espoir, Dante nous dit en plein Purgatoire (XVIII,
144), que sa pensée “se changea en rêve”… Ainsi, même dans cet état d’incertitude extrême, où
règne la perplexité et l’absence de réalité propre, il serait possible d’accéder à un monde
intermédiaire au sein duquel se retrouvent poètes et mystiques, un rêve authentique où vision et
inspiration trouvent leur naissance et leur lieu commun.

Ali Benziane (« Le cheveu d’ange », essai sur l’inspiration poétique, 2020)

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