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COLLECTION IDÉBI
Le langage
et la société

Gallimard
Tous droils de traduction, de reproduction el d'adaptation
réservés pour lous les pays, y compris l'U. R. S. S.
© Éditions Gallimard, 1966.
« The mirnl is ies own place, arnl in
itself con make a Heaven of Hell, a Hell
of Heaven. »
(Mibon, Paradise Lose, 255)
C HA P I T R E P R E M I E R

Questions du langage et langage en question


Premier tour d'horizon

Les questions concernant le langage ont pris dans


la pensée contemporaine une importance prépon­
dérante. On peut se demander si cette importance
n'est pas exagérée. Nous aurons à nous prononcer
à ce suj et, et c' est un des buts de ce livre.
Pour commencer, un rapide tour d'horizon
s'impose. Nous allons reconnaître (au sens d'explo­
rer) le terrain sur lequel nous allons nous déplacer.
Il nous faudra ensuite revenir pour examen appro­
fondi sur la plupart des points et des lieux décelés
dans cette première investigation. De quelle situa­
tion théorique (idéologique et scienti fique) cette
prépondérance est-elle l'effet, ou la cause, ou le
symptô me ? Comment et pourquoi le langage se
trouve-t-il au centre de préoccupations multiples,
dans les se cteurs les plus différents ? Que signifie,
ou qu'indique cette convergence ?
Il serait juste, mais banal, de rappeler que les
contacts - souvent brutaux - entre cultures, entre
régimes sociaux et politiques, entre secteurs inéga­
lement développés (tant au point de vue de la crois­
sance économique que du développement social et
culturel proprement dit) appellent l'attention sur
10 Le langage et la société

les langages. Il serait moins trivial et aussi JUSte


d'indiquer comment la « parcellarisation » et la spé·
cialisation de plus en plus poussées des travaux,
des connaissances, des activités sociales, portent
au premier plan, dans chaque pays, dans chaque
domaine, les exigences de l'accord, de la communi­
cation et du langage. Ce n'est pas seulement entre
les peuples, c'est entre les « disciplines », les sciences
et les savants que diffèrent les langages. Dans chaque
réunion « interdisciplinaire », dans chaque « colloque >>,
chacun doit sortir de son propre langage, de son
jargon spécialisé. Ce qu'on a pu nommer la « culture
mosaïque » a pour contrepartie un problème géné­
ralisé et l'ermanent de traduction. En ce sens, l'an­
tique notion philosophique de « totalité » émerge de
la dispersion des connaissances.
Pour rapide qu'il soit, notre examen de la « situa­
tion théorique » ne peut se contenter de ces appré·
ciations. Essayons de préciser.
a) Dans les sciences en général
On a souvent dit et répété que toute science
consiste en une langue bien faite. On a aj outé que le
langage scientifique a une double fonction : des·
criptive, explicative. Un pas en avant décisif de la
connaissance s'accomplit lorsque le savant passe
d'un terme expressif de sa recherche et de sa propre
pensée à un terme signifiant un concept, situé dans
un ensemble de concepts. Les mots « servent à repré·
senter et même à expliquer les idées », écrivait Leib­
niz 1• Les concepts enveloppent la nomenclature
et mènent aux constructions théoriques.
1. Nou11eau:e Eaaais sur l'entendement humain, livre 111, • Des
mots >, chapitre 1, • Du langage en général •. Ce traité re.marquable
oontient dan1 une s;yatématiaation philosophique plu1iears notion•
Questions du langage et langage en question U

Chaque savant a donc le souci constant de définir


à chaque pas de sa démarche sa terminologie, en la
raccordant d'une part (quand c'est possible) au lan­
gage courant et d'autre part au vocabulaire acquis
de sa science. C'est ainsi qu'il progresse dans la cons­
truction de son objet - « modèle » ou « théorie » -
qu'il ne cesse de confronter avec l'expérience humaine
en général, et plus particulièrement avec les faits
qu'il veut interpréter et expliquer. Il procède ainsi
du clair, qu'il ne doit jamais délaisser, au distinct
et au rigoureux. Son regard ne quitte j amais ni les
faits ni les mots et concepts dont il se sert pour domi­
ner les faits. Dans les méthodes des sciences dites
exactes, les questions de terminologie sont reconnues
comme essentielles. La nomenclature prépare les
concepts et elle les résume.
Plus précisément, ces scien ce s explorent leur
domaine en l e « ba l i s a n t », en attribuant une déno­
mination aux lieux, aux instants, aux événements.

que les linguistes modernes (depuis F. de Saussure) ont redécou­


vertes en les précisant. Lorsque N. Chomsky résume dans Diogèru
(n° 31, juillet-septembre 1965, p. 14 et sq. : • De quelques constan­
tes de la théorie linguistique • ) une étude à paraitre sous le titre :
Carle8ian linguistics, on s'étonne de le voir insister sur la Gram­
maire et la Logique de Port-Royal, sur les ouvrages de Géraud de
Cordemay et Du Marsais, en passant sous silence l'œuvre de Leib­
niz, le plus illustre avec Spinoza des continuateurs (critiques) de
Descartes. Il est vrai que Leibniz n 'ignorait pas les travaux des
gens de Port-Poyal. Cf. en particulier, dans l'édition Flammarion,
p. 226, sur r arbitraire des signes et Je langage comme institution;
p. 233, sur les liaisons formelles des signes; p. 238 et p. 234, sur le
r6le des différences et dichotomies; - l'ensemble du texte sur la
fonction des métaphores et similitudes, des métonymies ou a110-
ciationa, etc. L'inquiétude sur Je langage, aa mise en question -
indispensables à la réflexion et à la connaissance - apparai11ent
chez Leibniz à travers le « nominalisme • et la discussion sur le
nominalisme (théorie philosophique selon laquelle un mot n'est
qu'un nom).
12 Ls langage et la société

Le microphysicien et l' astronome ne procèdent pas


différemment, chacun à son échelle. Ils inventorient ;
ils établissent une « cartographie » sommaire et une
nomenclature. Après quoi viennent la mesure
et le calcul, déj à impliqués dans l'exploration
du terrain et visés par les opérations prélimi­
naires 1•
Plus précisément encore, un problème vient à
l'ordre du jour pour les sciences en général : la consti­
tution d'une métalangue, ou langue universelle de la
science. Cette création est exigée par les machines
(cerveaux électroniques, machines à traduire et à
calculer). Le savant rencontre ce problème dès qu'il
veut éclaircir les questions relativement élémentaires
de nomenclature, de classement. Par exemple, il
est difficile sinon impossible de classer les documents,
ouvrages et articles d'une grande bibliothèque
scientifique moderne sans usage d'une métalangue,
avec machines appropriées. Seule une telle procédure
permet, au niveau très simple de la bibliographie,
le passage d'une spécialité à une autre, d'une langue
à une autre.
Il est intéressant de noter que les mathématiques
ne peuvent fournir la métalangue, bien que leurs
méthodes s'introduisent dans tous les domaines.
Pourquoi ? Parce que les mathématiques se sont
diversifiées considérablement et que les mathéma­
ticiens sont à la poursuite d'un principe unificateur.
On en vient à ne plus considérer les mathématiques
comme le langage des sciences mais à examiner, à
1.. Sur le repérage et le balisage, cf. Initiation 4 la thAorie da la
relati11iU, par V. Kou..ganoft, P. U. F., 1954, chap. 1 en entier .
Nous reviendrons plus loin sur ces opérations en tant qu'elles relè­
vent de la science générale ou des sciences générales du langage
(linguistique, sémantique, sém i ologie) .
Questi.ons du langage et langage en questi.on 13

comprendre, à exposer les mathématiques et à


déterminer leurs relations avec la « réalité » en fonc·
tion du langage 1• Et cela par l'intermédiaire de
recherches sur la cohérence du discours et sur la
logique, inhérentes aux langages humains, encore
que les langages, même ceux des sociétés historique·
ment développées, ne puissent se définir par la
seule rigueur logique.
Dans cette perspective reprend vie l'idée d'un
1 corps des sciences » (corpus scientiarum) , abandon·
née à cause de la spécialisation, ou confiée aux seuls
philosophes. La théorie du langage permettrait la
constitution d'une sorte de • science des sciences •
qui ne serait plus une philosophie, donc une spécula·
tion idéaliste ou matérialiste. Une science unitaire,
sans synthèse déformante ni systématisation abusive,
s'organiserait autour de ce noyau. Il s'ensuivrait
la mise en place, lente mais inévitable, d'une insti·
tution très moderne : L' Internationale des savants
et de la science, la Cité scientifique de l'avenir.
La notion de message prend ainsi une portée
nouvelle. Les phénomènes de la nature seraient
à leur manière (spécifique : non intentionnelle)
des messages, adressés non seulement à l'homme
mais d'un groupe de phénomènes à un autre. Les
interactions et interdépendances, au sein de la
• nature 11 pourraient se concevoir en fonction de ce
concept. Dans la réalité humaine, la société, à côté
des messages conscients et intentionnels qu'envoient
ou transmettent les individus, il y aurait de multiples

1. C'est ainsi que certains savants pensent que la théorie dea


la cl é
ens e m bles est dea mathématiques (en France, l'école dite
• bourbakiste •) et qu'il y a lieu d' expoeer la grammaire, la .yntaze

dea eu1embles.
14 Le langage et la société

messages demi-intentionnels, demi-conscients. Or


un message ne se perçoit et ne se déchiffre qu'avec
un code. Le décryptage des émissions (messages) ,
captées mais incomprises o u mal comprises, sup J?OSe
l'élaboration (la construction) d'un code. Les notions
de message et de code atteignent ainsi une grande
généralité. Ne seraient-elles pas les clés de voûte de
l'édifice scientifique ? C'est ce qu'affirment les théo­
riciens de la plus récente parmi les grandes décou­
vertes scientifiques, la théorie de l'information. Ils
généralisent les résultats de l'étude des messages,
des codages et décodages - télégraphe, téléphone,
radio, télévision - véhicules d'informations que ces
savants ont réussi à quantifier (mesurer).
Il est d'ailleurs évident que la langue parfaite de la
science - la métalangue - ne correspond à aucune
des langues effectivement parlées dans des sociétés
réelles. La métalangue, parlée si l'on ose dire par les
machines, ne serait qu'accidentellement utilisée
par des hommes ; elle ne pourrait même pas se
« parler 11 avec les lèvres, la bouche humaine, le
soufile. Ce serait une construction « pure 111 plus
proche d'une élaboration logique poussée jusqu'à
son terme que de « l'expression 11 naturelle et spon·
tanée des sentiments, émotions, passions, images.
Il se pourrait par exemple (hypothèse dont nous
verrons plus tard sur quoi elle se fonde) que cette
langue parfaitement rationnelle se caractérise par le
déplacement ou l'élimination des « stops 111 des
« blancs 11, des coupures, des pauses, qui jalonnent
le langage parlé ou écrit. Ce jalonnement segmente et
découpe notre « expression B dans la langue ; il
introduit des articulations mais aussi des arrêts,
des incertitudes, sans doute des choix plus ou moins
arbitraires (entre les mots, les tournures, les façons
Queatio118 du langage et langage en quution 15

de composer le discours). Certaines de ces coupures,


certains de ces arrêts, proviennent de la physiologie
(nécessité pour la vue et l'ouïe de discerner, pour
le « parleur » de reprendre souffle, etc.) plutôt que de
l'intellect et des opérations mentales. Une démons­
tration mathématique n'est évidemment pas découpée
et agencée comme un discours. L'enchaînement
se poursuit sans lacunes, de façon continue, bien qu'il
y ait reprise ou introduction d'éléments distincts
(bien définis).
Ainsi la recherche du langage parfait, celui de
la certitude (scientifique) ébranle la confiance dans
le langage (courant, parlé).

b) Da118 le.a science.a sociale.a.


L'étude du langage, son inventaire, en le considé­
rant comme le dépôt (ou si l'on veut employer un
terme plus noble, le trésor) des connaissances que
les hommes possèdent, serait le point de départ des
sciences de la réalité humaine. La psychanalyse a
ouvert cette voie. Elle consiste en une interrogation
sur le langage en général et sur « l'exp ression » de
chaque individu, sur leur confrontation en tant
qu'ils révèlent et dissimulent à la fois des besoins et
des désirs, des « normalités 11 et des « déviations ».
L'entretien du « malade 11 et de son « médecin », par la
médiation du langage, sans intervention matérielle,
sans autre moyen ni recours que la communication,
a été promu par Freud au rang de thérapeutique.
Prenons un autre cas très proche de ce dernier :
la psychiatrie. Les psychiatres n'ont pu jusqu'à
maintenant établir une correspondance précise
entre les descriptions anatomiques et les descrip­
tion" cliniques des maladies mentales. Ils cherchent
16 Le langage et la sociéti

une nouvelle voie d'approche : par le langage et ses


troubles 1.
Les • social scientists » ont donc simultanément à
constituer leur langage dans des domaines où les
préoccupations scientifiques se font jour lentement et
difficilement - et à étudier les langages des groupes,
peuples, classes, nations, civilisations et sociétés
qu'ils veulent appréhender.
La linguistique ayant accompli des progrès
remarquables, dont nous rendrons compte dans les
chapitres ultérieurs, se situerait ainsi au centre des
recherches et des découvertes. Noyau ici encore,
mais d'une double façon (par la méthode et par
l'objet, par la forme et par le contenu), le langage
livrerait le secret des sociétés les plus diverses,
saisies justement dans leur diversité, des sociétés
dites « archaïques » aux sociétés modernes, dites
•industrielles ». Métaphore prometteuse et peut-être
compromettante, ce • noyau 11 est explicitement dési­
gné comme tel par Cl. Lévi-Strauss 1.
Dans cette orientation, les uns réserveraient la
spécificité des sciences sociales ; ils préserveraient
la liberté humaine, parce qu'il y a des choix dans
«l'expression 11 par le langage. D'autres aligneraient
la connaissance du réel humain sur les sciences
dites exactes, sur une combinatoire mathématique,

utilisés dans le langage et de leurs combinaisons 8.)


en s'inspirant de la phonologie (science des sons

Laissons de côté cette divergence. Elle ne manque


pas d'intérêt, car elle renvoie de la science à une 1 idéo·
logie 11 : liberté ou automatisme. En dehors de cette

1. Cf. La théorie de l'aphuie, R. Jakobson: Euaie de lin,W..


tique glnb'aù, Ed. de Minuit, 1963, p. 43 et sq.
2. Le Cru ee le Cuit, Pion, 1964, Ouverture.
8. L. Sébag: &ructuratilisme ee mar:i:i1me, Payot, 1964, p. 260.
Questions du langage et langage en question 17

option déchirante, considérons la démarche des


sciences sociales et du savant, à partir du langage,
à propos du langage. Nous disons qu'elle est double.
D'une part, elle vise la constitution du langage
propre et spécifüJue de la science sociale. Ce langage
ne saurait coïncider avec le langage courant, celui
du discours quotidien, banal, trivial. Comme les
sciences de la nature, exactes ou non, les sciences
sociales doivent élaborer leur vocabulaire, leur
nomenclature, leurs concepts, leurs modèles théo­
riques. D'autre part, elles prennent pour « objet »
le langage des sociétés étudiées. Nous disons que cette
démarche entraîne une double mise en question. De ce
dernier côté, la langue, même prise comme « dépôt »
et u trésor 11, même étudiée comme telle, ne contient
plus en soi la certitude de la connaissance ; il faut lui
substituer le langage de la science. Mais de cet autre
côté, le langage de la science se sépare du discours
réel, de la langue parlée. Il s'avance dans l'incer­
titude ; il peut difficilement s'assurer de la solididé
du terrain où il se déplace.

c) La philosophie générale.
Plusieurs philosophes contemporains s'estiment
fidèles à leur vocation ainsi qu'à la mission tradition·
nelle de la philosophie tout en évitant les spéculations
inconsidérées, en réfléchissant sur le langage. « Connaî·
tre ce que l'on sait •, ce mot d'ordre correspond aux
plus anciens impératifs de la réflexion philosophique :
« connais-toi toi-même », en tant qu'être humain qui
a reconnu sa qualité d'être social et historique ; - « de­
viens ce que tu es ». Le bilan, l'inventaire, le classement
des contenus du langage, y compris celui des philo­
sophes, pourraient ainsi rénover la réflexion philo-
18 Le langage et la société

sophique. Ces philosophes savent confusément ou


clairement qu'ils courent un risque, celui de répéter
ce qui a été déj à dit. Les dangers d'une telle réflexion
portent des noms : logol ogie, tautologie, pléonasme,
cercle vicieux, plus familièrement « tourniquet »
d'une réflexion portant sur les mots, sur le vocabu­
laire, en se contentant de l'inventorier. Ces philo­
sophes acceptent le danger, en se promettant de
l'éviter. Le savoir contenu dans le langage, empirique­
ment, deviendrait ainsi connaissance par la réflexion
qui s'y applique, qui l'explicite. Le célèbre problème
du commencement (de la réflexion philosophique)
trouverait ainsi sa solution autrement que par
un postulat spéculatif, par une proposition portant

donc je suis ») . De même le p roblème de la fin,


sur « l'être » (tel le cogito cartésien, le « je pense

du but de la pensée philosophique. Bien conduite,


cette réflexion éviterait le cercle dans lequel
s'enfermèrent plus d'une fois les philosophes, en
discutant les conséquences de leur propre attitude
philosophique, en confondant la fin avec le commence­
ment, en posant et proposant sous le nom de système,
leur cercle comme la réalité et l'intelligibilité iden­
tifiées (Hegel). En analysant le langage, en carac­
térisant l'être humain comme « homo loquens »1 la
philosophie éviterait à la fois les dramatisations
(le romantisme spéculatif, l'idéalisme s'éloignant
de l'humain vers l'absolu) et les dé-dramatisations
(le regard pur et abstrait, l'indifférence, la préten­
due sérénité des penseurs, les descriptions et ana­
lyses sans parti pris). Le secret d'une invention qui
ne renoncerait pas à la rigueur se situerait dans
l'étude analytique du « logos », qui remplacerait
l' usage sans rigueur, sans précaution, de ce « logos »
ou discours. Cette étude passerait entre deux obsta-
Questions du langage et langage en question 19

des, elle éviterait deux impasses : la méta-physi­


que arbitraire, le froid positivisme.
Qu'est-ce que la philosophie ? C'est l'effort pour
savoir ce dont on parle, a écrit Yvon Belaval 1• C'est
la lutte entre l'expression et !'exprimé, disait
�lerleau-Ponty. Toute autre conduite de la réflexion
philosophique bute sur le langage. Alors le philo­
sophe trébuche. « Le problème du langage est exac­
tement parallèle à celui des corps », affirme J.-P.
Sartre 2• Que signifie ce dernier énoncé ? Le langage
incarne ou exprime une conscience saisissable et
définissable avant le langage, sans le langage. N'est­
ce pas une impossibilité ? Une absurdité philoso­
phique ? La recherche du rapport entre la pensée et
les mots nous renverrait au problème des rapports
entre l'âme et le corps, entre !'Esprit et la Matière.
Problèmes sans doute insolubles, peut-être mal
posés par la spéculation philosophique. La moindre
connaissance concrète des actes humains interdit
de séparer l'activité de ce qu'elle fait, de ce dont
elle se sert pour créer : les mots et leur agencement.
Merleau-Ponty étudiait le langage non pas comme
signe d'une pensée ou d'une conscience pré-exis­
tantes, mais comme signes tout court 3•
Ces assertions, Maurice Merleau-Ponty les avait
émises dès 1949, dans ses cours à la Sorbonne,
récemment édités. Pour lui, le centre de la réflexion
(ou de la méditation) philosophique se déplaçait
vers les problèmes du langage. Il reprochait à J.-P.
Sartre de ne pas percevoir cet indispensable dépla­
cement et de s'en tenir à la philosophie de la cons-
t. Lea Philollopha 6' leur langage, Gallimard, Coll. Essais, 1952,
p. tu.
2. L' Etre et le Néam, p. 442.
3. Signes, Gallimard, 1 960, cf. notamment la Préface, p. 25 et BI!!•
20 Le langage et la société

cience, à la tradition cartésienne : cr Dans cette


perspective, le langage relève de l'ordre des choses,
non de l'ordre du suj et ... Dans cette perspective,
on aboutit à dévaloriser le langage, en ne le consi­
dérant que comme vêtement de la pensée. Même
pour un auteur comme Sartre, qui pourtant n'ignore
pas le problème d'autrui, il est impossible que le
langage apporte quelque chose à la pensée ; la
« puissance 11 du mot n'existe pas ; le mot univer­
salise, résume ce qui existe déjà. La pensée ne doit
rien au mot. 11 Position intenable, réfutée par la
psychologie, par la linguistique, par l'expérience
littéraire qui répudient aussi le postulat selon
lequel le langage est déjà dans les choses. Au philo­
sophe incombe la tâche de trouver le statut du lan­
gage : « Le langage n'est ni chose ni esprit, à la fois
immanent et transcendant, son statut reste à trou­
ver... 1.11
Le philosophe et la philosophie, jadis, se cher­
chaient un langage. Aujourd'hui, ils pensent la pensée
humaine, dans la forme du langage. Repli ? Ambition
nouvelle ? Une divergence apparaît aussitôt. Pour
les uns, la réflexion philosophique consiste en une
interrogation sur le langage, lié au monde, à l'« être »,
aux choses existantes, à l'homme vivant, agissant
et pensant. Pour d'autres, la p hilosophie s'attache
à l'analyse des propositions (logiques), à l'élaboration
d'un lexique plus satisfaisant que les dictionnaires
habituels, ou bien encore à la genèse du langage, à
l'explicitation des termes, de leurs sens et change­
ments de sens (sémantique générale).
En d'autres termes, sur la nouvelle base ou le

1. Groupe d'étude de psychologie de l'Université de Paris, Bul­


letin, novembre 196i, p. 226-227.
Questions du langage et langage en q uest io n 21

nouveau fondement, des tendances philosophiques


opposées se manifestent 1• Chaque philosophe
élabore sa propre théorie du langage et de son langage.
Quoi qu'il advienne, la linguistique, la sémantique,
sciences générales du langage, apporteraient au
philosophe un aliment pour sa réflexion, peut-être
un aboutissement de cette réflexion. En introdui­
sant ici des termes plus techniques, nous pourrions
dire que le philosophe débute dans cette voie en
recevant avec leurs connotations (résonances affec­
tives ou intellectuelles) certains mots-clés, pour
éliminer ces approximations et parvenir aux dési­
gnations, aux dénotations exactes, donc vraies.
Il procéderait comme le savant, mais par une autre
voie, plus réflexive. Ce cheminement peut réserver
des surprises. Pour peu qu'il utilise de façon criti­
que ces instruments d'analyse, le philosophe s'aper­
cevra en route que tel terme qui passait pour dési­
gner quelque chose - concept ou réalité - n'a pas
de contenu, donc pas de sens. Le centre d'intérêt
de la réflexion ou de la méditation philosophique
se déplaçant, ce déplacement a des conséquences.
Il met en question simultanément et le langage
des philosophes et la philosophie en tant que lan­
gage élaboré par les philosophes. Ce n'est pas tout.
Il met en question, au nom de la philosophie, le

1. Allant de l'ontologie fondamentale ou révélation de l ' • être• à


travers le langage (Heidegger) au pOlli tivisme logique. Nous y re­
viendrons. Rappelons que Brice Parain ouvrit la voie en publiant
dès 1942 ses Recherche& sur la nature el les fondions du langage, Gal­
limard, Bibliothèque des Idées. B. Parain rejette avec d'excellents
argumenta la théorie selon laquelle le langage • exprime • une pensée
préexistante (cf. p. 137 et sq.). Cependant il l'attribue à Hegel et
rejette d'une façon qui nous semble contestable l a méthode dialec­
tique issue de Hegel (p. 70 et sq.) en réduisant la raison dialectique
à l'entendement analytique (p. 101 et 1q.).
22 Le langage et la société

langage courant et les concepts qu'il véhicule,


élevant à la réflexion, mais aussi à l'incertitude,
l'antique démarche des philosophes.
d) La littérature.
Autrefois, c'est-à-dire jusqu'au milieu du x1xe
siècle, l'écrivain recevait sans autre forme de procès
son instrument : le langage, c'est-à-dire le vocabu­
laire (lexique) , la grammaire (morphologie) , la
syntaxe (formes de liaison) , en usage autour de
lui. Il se servait de cet instrument de façon plus
ou moins habile ou honnête, mais touj ours artisa­
nale, comme le menuisier applique à la matière du
bois ses outils. Au cours de la seconde moitié du
Bixe siècle, en France, les écrivains commencent
par examiner leur instrument, le langage. Ils ont
suivi dans cette orientation critique, avec quelque
retard, les philosophes postérieurs à Kant qui
examinaient leur instrument, la pensée réfléchis­
sante, le jugement, le concept. Tantôt l'écrivain
investit dans le langage des espoirs immenses et
démesurés : l' Alchimie du verbe, le Livre absolu,
l'œuvre - poème ou roman - totale. Tantôt il le
considère avec suspicion ; il doute de sa portée. Il
s'interroge sur son rôle : moyen ou fin, communi­
cation ou solitude, prose du monde ou transcen­
dance poétique, trivialité ou mystère. Deux voiett
divergent : le fétichisme du langage, le renonce­
ment à la parole. Voies qui peuvent se croiser.
Aboutissement : ce que nous pourrions appeler le

devant le fourmillement chaotique du « moi ») -


sil'ence d'en bas (l'impuissance devant « l'autre » ou

et le silence d'en haut (l'extase, le délire, l'inexpri­


mable, le dépassement ou prétendu tel de l'exprimé).
Dans tous les cas, c'est par rapport au langage que
Questions du langage et langage en question 23

l'écrivain se situe, plus et plutôt que par rapport


à une attitude extérieure, réalité ou idéologie.
Encore que ces références ne manquent point, elles
se spécifient par rapport au langage. Certains,
réalistes ou partisans d'une certitude idéologique,
croient au langage. D'autres, plus sceptiques, se
référant à l'cc abîme », au « soliloque »1 à la u com­
plexité humaine »1 en désespèrent.
e) Les arts.
Il est entendu, pour les artistes et surtout pour
les professionnels de la « critique » d' art, que la
peinture est un langage ou une « écriture » - que
la musique est un langage, etc. Les a.u tres champs
de significations ou de sens, les champs sensibles
(aux yeux, aux oreilles) sont ainsi réduits aux opé­
rations mentales qui interviennent dans le langage
articulé et parlé. On tend à écarter les caractères
spécifiques de ces arts et leurs problèmes propres,
en les concevant par analogie avec le langage consi­
déré comme ensemble de certitudes, ou de techni­
ques acquises. Ce qui permet de discourir sur les
œuvres et les écoles. On aligne sans précaution
les arts sur le langage ; on les définit comme un
langage, donc à partir du langage. Simultanément
on considère chaque art et parfois chaque œuvre
comme un « monde » ou un « univers » -1 'univers
ou le monde de Proust, de Joyce, de Picasso, de
Rembrandt, de Beethoven, etc. On ne s'aperçoit
pas que l'on saute ainsi des généralités, des lieux
communs, à des particularités peu définies, ébran­
lant ainsi la certitude attribuée au langage. Quoi
qu'il en soit, on accepte de traiter chaque expres­
sion à partir du langage, considéré comme forme
d'expression évidente et fondamentale. Nous pour-
24 Le langage et la aociété

rions, sans plus attendre, apprécier ironiquement


cette situation. Le langage ne serait-il pas pour
la pensée un « objet » proche, trop prochain ?
N'offrirait-il pas à la réflexion des facilités exces­
sives ? Cette réflexion, en s'appliquant d'abord
et surtout au langage, ne battrait-elle pas en
retraite ? Ne se replie-t-elle pas au lieu d'aller vers
les choses elles-mêmes, franchement, directement ?
Ne signifie-t-elle pas une situation de crise J?lus
que l'ouverture de nouveaux horizons ? Tel qui se
défie du verbalisme se voue à tomber dans le ver­
balisme du seul fait de son attention portée sur le
langage. Défiance vis-à-vis des mots et confiance
exagérée en eux s'établissent sur le même terrain.
La philosophie classique ne s'est-elle pas égarée
dans des facilités analogues, sur des terrains vagues
et trop accessibles ? Combien de jeunes philosophes
ont cru suivre Descartes et aller plus loin en scru­
tant indéfiniment leur « moi » ? Combien d'appren­
tis penseurs ont discouru sur la substance et la chose,
ou sur • l'être 1 ? Quelques phrases des plus illus­
tres méditatifs n'avaient-elles pas indiqué et épuisé
ces directions ou plutôt ces impasses ? Que de pages,
que de livres furent écrits qui ne signifiaient rien
d'autre que l'échec de ces philosophies du pur « moi »
ou de la « substance » pure, échec que les intéres­
sés ne percevaient pas ; il s'engageaient dans leur
orientation sans esprit de retour et sans critique,
alors que rien n'eût été plus fécond que de tirer les
leçons de l'échec.
A coup sûr, il y a quelque chose de troublant
et de troublé dans la situation décrite plus haut.
Impossible d'éviter le discours sur le discours, la
logologie ou logographie, le bavardage sans consis­
tance ou trop consistant, le formalisme d'une réfle-
Questions du langage et langage en question 25

xion dégagée des contraintes du contenu et se lan·


çant dans le milieu éthéré du langage comme l'oi­
seau kantien, qui croit mieux voler dans le vide
parce que la résistance de l'air ne le gênera plus.
Pourtant, nous ne pouvons nous complaire dans
cette ironie. De telles situations se révèlent haute·
ment complexes, paradoxales jusqu'à la contra·
diction ; les concepts et l'idéologie, les découvertes
et les superfétations s'entrecroisent ; des modes,
des phénomènes de dégénérescence et de décadence
peuvent fort bien accompagner des pas en avant
de la connaissance. Et inversement. Ces conj onc·
tures paradoxales, c'est-à-dire contradictoires, ne
sont pas nouvelles, bien qu'on les ait peu analysées.
Citons un exemple d'une telle situation : Vienne
aux alentours de 1910. Dans la dislocation immi­
nente de l'Empire austro-hongrois, dans cette
capitale en proie aux snobismes conjugués de l'aris­
tocratie et de la bourgeoisie, une « intelligentsia »
exceptionnellement brillante inventait la psycha­
nalyse, la musique moderne, les perfectionnements
de la logique ; elle découvrait les problèmes concrets
de la pensée dialectique marxiste (le problème des
nationalités, entre autres). Ensemble extraordi­
naire et d'ailleurs inaperçu en son temps, couvert
par le tumulte de la cour et par les orchestres qui
jouaient des valses viennoises. Devant une critique
d'autant plus implacable qu'elle ignore et qu'on
ignore sa portée, les référentiels tombent simulta­
nément : le bon sens, la perception courante, la
famille, la patrie. Le caractère, socialement dis­
solvant et attaché à une dissolution, de ces décou­
vertes ne les empêche en rien d'avoir apporté du
nouveau à la connai ssance. La psychanalyse met
en question la famille, l'image du Père, le rôle de la
26 Le langage et la société

Mère. L'harmonie de Schônberg ébranle la tonalité


et la perception admise du champ musical. La
logique (Carnap) met en doute le bon sens qui croit
au monde extérieur et aux mots comme « reflets »
des objets.
Nous devons donc saisir de plus près les raisons,
causes et motifs de l'importance attribuée au lan­
gage, en discernant la part des découvertes réelles,
la part d'engouement, les pas en avant de la science
et de la conscience et la part de détérioration du
langage lui-même. Après avoir tenté d'atteindre
ce qui se cache sous la situation déjà décrite et
caractérisée à grands traits, nous énumérerons des
arguments méthodiquement opposés à une valo­
risation abusive du langage. Nous partirons, pour
l'ap profondir en la vérifiant, de notre constatation
prunordiale. La mise au premier plan des questions
langagières s'accompagne d'une mise en question
du langage. Le langage contient, pour l'enfant,
pour l'adulte, pour l'homme qui réfléchit, les pre­
mières certitudes. La réflexion sur le langage les
ébranle. Elle naît avec l'incertitude et le doute.
L'un ne va pas sans l'autre. Comment poser les
« problèmes du langage » sans rendre problématique
le langage - ou sans qu'il soit devenu probléma·
tique ? Il suffit de lire les linguistes spécialisés ou
les écrivains qui interrogent le langage et s'inter­
rogent sur leur langage, pour s'en rendre compte.
Les « formes », les « fonctions », les « structures »
du langage sont mises en questions - ou mises en
question dès qu'interrogées et parce qu'interrogées.
Elles s'obscurcissent. Qu'est-ce que le mot, se
demandent longuement les linguistes (après les
philosophes) ? Ils ne savent pas répondre et finis­
sent par penser que le mot n'est qu'un écran qui
Questions du langage et langage en questlon 27

cache le véritable mouvement du langage. L'imp or­


tant pour nous, c'est que cette situation n'est pas
intérieure à une science spécialisée, la linguistique.
Elle a beaucoup plus d'ampleur et révèle autre
chose. Nous aurons constamment l'occasion d'in­
sister sur ce paradoxe : au moment où les moyens
de communication (les mass-media) abondent, les
hommes les plus lucides doutent de la communi­
cation. Pendant que se déverse sur nous un flot de
signes (de signifiants), la réflexion cherche les si gni­
fiés et plus encore les sens. Recherche inquiète.
P ourquoi?
Le privilège accordé au langage dans la pensée
moderne nous apparaîtra à la fois étonnant, de plus
en plus, et de plus en plus riche d'enseignements.
Autant ou plus que l'examen du langage lui-même.
A ce privilège, nous avons découvert deux séries
de raisons, les unes d' ordre philosophique, les autres
d'ordre sociologique (ou si l'on veut : culturel).
Nous allons reconnaître de plus près ces deux séries.
C HAP ITRE I I

Vera un nou11el intelligible1

Intelligibilité et philosophie.
Pendant la longue période marquée par la philo­
sophie classique, les « penseurs » interrogeaient le
monde et l'homme, sans connaître les présupposi­
tions et postulats, les conflits et les contradictions
qui motivaient leurs questions et leurs réponses.
Pour les problèmes proprement dits philosophi­
ques qui changeaient assez peu, ils détenaient des
réponses déjà impliquées dans les questions. Ces
réponses consistaient en entités : la Nature, l' Esprit,
plus tard le Moi, plus près de nous la Conscience
et l'inconscient, le Génie individuel ou le Génie
du peuple, ou celui de l' Homme en général.
Lorsque se fit j our la méthode comparative dans
l'étude des faits humains, les savants, d'abord
modestes artisans des sciences de la réalité humaine,
se mirent à traiter ces thèmes : le langage et la société,
les vocabulaires et les grammaires, les « styles » des diffé­
rents arts dans les différents peuples. Ils parvinrent,
non sans efforts, à des découvertes : impossible de sépa­
rer une langue de la société dont elle naît, du peuple
Vera un nou11el intelligible 29
ou de la nation qu'elle exprime. Comment comprendre
la langue grecque sans la société grecque, le latin sans
Rome et la romanité et la latinité ? Sans ces rapproche­
ments perpétuels, pas d'enseignement, pas d'huma­
nisme. Ces premiers résultats de la méthode compa­
rative devinrent le pain quotidien de la pédagogie,
de l'interprétation des textes et de la u critique •
littéraire. On ne s'apercevait pas qu'assez vite, per­
dant de vue les différences que l'on croyait exposer
et même expliquer, on tombait dans la tautologie,
ou bien on recréait une entité occulte. Le génie d'un
peuple ? Il est dans sa langue, il s'y exprime. Ou
bien, source mystérieuse et mystique, il entretient
le génie de la langue. Le génie de la langue ? C'est le
génie du peuple. Le génie du peuple, son esprit ou sa
nature, c'est le génie de la langue. Or, s'il faut admet­
tre que la langue est l'œuvre d'un peuple ou d'une
nation, n'y a-t-il pas, entre le peuple (ou la nation) et
la langue, une différence analogue à celle qui distingue
l'activité d'un résultat, la conscience d'un de ses pro­
duits ? Toute conscience « est 11 dans et par ce qu'elle
fait et crée, mais « n'est pas » telle ou telle œuvre.
Si elle se perd dans une œuvre, c'est qu'elle se fige ;
l'œuvre dès lors n'est plus qu'un produit inerte,
un résultat mort, bref une chose. N'en irait-il pas de
même pour le langage ?
Aujourd'hui, les entités envisagées apparaissent
comme des modalités du langage. La réflexion sur
l'usage des mots détruit le fétichisme attaché à cer­
tains termes. Elle les frappe tous de relativité, y
compris la Nature et l'Esprit, le génie du peuple ou
de la nation, l'Etre et la conscience. Dans certaines
circonstances, pour des raisons souvent obscures,
certains termes reçoivent un privilège, une marque
spéciale. Ils deviennent particulièrement u expres-
30 Le langage et la société
sifs ». Ils portent une surcharge de sens. Ils accèdent
à la dignité et à l'illusion de symboles supérieurs
ou profonds. On considère donc les usages philoso·
phiques et idéologiques de ces mots comme de sim·
pies faits d'expression (terme équivoque, ambigu ,
à élucider) plutôt que comme énoncés de principes
ontologiques ou de valeurs absolues. D'où une
« problématique » nouvelle, avec de nouvelles
demandes et de nouvelles réponses, sur le plan du
langage.
Considérons, par exemple, les usages et abus du
petit mot « être » dans une langue où ce verbe
j oue un rôle important (en français) . L'usage de ce
verbe qui permet ou qui soutient la réflexion des
philosophes ne va pas sans extrapolations. Si je
déclare : « Paul est un imbécile », le mot « est »
détermine Paul. Il lui associe une définition. La
pensée qui se veut précise ne peut procéder autre·
ment. Elle ne peut se mouvoir dans l'indéterminé,
dans l'indéfini. A chaque détermination corres·
pondent des mots parmi lesquels implicitement ou
explicitement le terme « être », plus les attributs
affectés à tel « être ». De la détermination en géné·
rai, on passe à des formulations précises et pour·
tant confuses : les causes et les effets de ce qui
u est », le déterminisme ou les déterminismes. Or,
ces procédés ne peuvent satisfaire la pensée qui
réfléchit. Il se peut que Paul ait commis une erreur
ou dit quelque bêtise. Il se peut aussi qu'il soit
• autre chose » que bête. D'une seule phrase, dans
une formule péremptoire, je le juge ; Je l'ai défini
une fois pour toutes. Je l'ai classé et fixé dans une
catégorie, avec un attribut que je prends (ou feins
de prendre avec perfidie ou mauvaise foi) pour
vrai. J'enferme Paul - un « être » humain divers,
Vers un nouvel intelligible 31
contradictoire - dans une « essence ». Pourquoi ?
Parce que cela me convient. Une telle phrase m'ex·
prime plus qu'elle ne désigne Paul.
L'analyse critique du langage commence par
rejeter la portée « ontologique » du verbe 8tre et
celle d'autres termes, tels que Esprit, conscience,
moi, nature, etc. Elle leur enlève un privilège que
leur accordaient la philosophie traditionnelle (méta·
physique) et aussi les idéologies.
Le mot « est » ? Il ne comporte pas de droit
l'attribution d'une qualité ou propriété à un « être ».
Il formule la j onction d'un sens ou d'une significa­
tion et d'un objet.
Toutefois, il convient de noter que cette j onction
s'effectue dans le langage courant sous la forme et
dans l'apparence d'une attribution substantielle.
Le discours quotidien est tout aussi « substan·
tialiste » que le discours philosophique. Bien que
très différemment. Le rôle joué dans le discours
quotidien par les « ça », les « ils », les « c'est »,
les « il est » ou « ils sont », se remarque facilement.
Le discours quotidien se fige dans des entités,
comme le discours élaboré des idéologues et des
philosophes. Si donc il faut examiner de façon critique
les « essences » et rej eter leur attribution méta·
physique à « l'existence », il faut aussi se souvenir
que sens et signification apparaissent dans le lan·
gage courant comme entités attribuées à cc quelque
chose », comme qualités inhérentes aux gens et
aux choses. Il faut donc expliquer ce fait.
L'abus vient d'un certain accent sur le terme
« être », qui change Paul - un individu, un « être »
singulier - en une entité. De tels abus ne seraient­
ils pas fréquents ? L'examen critique des mots
(sémantique) ne permet-il pas de déceler ces abus,
32 Le langage et la aociété

de traquer des extrapolations, d'élucider les termes,


de leur rendre une portée exacte, d'épurer le langage
en éliminant les surcharges ? A la certitude naïve,
à la confiance spontanée dans les mots, succéderait
ainsi une connaissance. A l'intelligibilité reçue du
langage se substituerait une intelligibilité plus haute,
œuvre de la connaissance du langage.
Lorsque Leibniz s'occupe du langage 1, il en
donne une théorie insérée dans sa systématisa­
tion. Lorsque Brice Parain, au milieu du xxe siècle,
publie ses « Recherches », il pense encore le langage
et ses problèmes en fonction des doctrines philoso­
phiques : de Platon à Hegel. Pourtant, il considère
déjà le langage comme une réalité spécifique. « Il
faut se résoudre à chercher dans le langage le fonde­
dement de l'obj ectivité... La condition primor­
diale de la vérité est que les mots aient un sens. 11 11 .
Ce changement, nous l'avons vu, devient plus sen­
sible et même décisif au cours de la vie philoso­
phique de Maurice Merleau-Ponty, des Cours qui
datent du début de sa carrière à ses derniers écrits,
dont Signea. Le philosophe ne soumet plus le langage
aux critères et aux exigences de la pensée philoso­
phique. Il l'examine et l'interroge en lui-même. Le
philosophe, par rapport à la science du langage
et au savant qui s'y consacre, devient demandeur.
Certes, il promet beaucoup ; il s'engage dans une
difficile entreprise : fixer le statut du langage. Il
estime que le linguiste, enfermé dans sa science

1. Dam les NouPeGU:I: Euaia et ausai dans les Méditaliona, dans


le Diacoun tk mllaphy•ique, dans le fragment De linguarum origine
et dans de nombreux autres textes. Ce que nous disons de Leibniz
peut ausai se dire de Descartea (Diacoura "8 la mélhode, V• partie)
etc.
2. Ret:ht!nhe., p. 7, p. 11.
Vers un nouPel intelligible 33
parcellaire, ne peut y parvenir. En même temps, et
de ce fait, il ébranle et met en question le statut de la
philosophie comme réflexion souveraine, dominant
les réalités et les sciences parcellaires. Parmi les
réalités humaines, il se dispose à accorder une pré­
séance à cette activité bien déterminée et mal située :
la parole, l'activité langagière.
Il n'est d'ailleurs pas évident que le philosophe
soit mieux équipé que le linguiste pour aboutir.
Le psychologue, Je sociologue, l'anthropologue,
l'historien, n'auraient-ils pas leur mot à dire ?
Sous cet angle et dans cet éclairage, l'attitude de
la plupart des philosophes reste ambiguë. Préoc­
cupés du « Logos », c'est-à-dire de la raison incarnée
dans le langage, ils cherchent encore à l'interpréter
en fonction de la philosophie (de leur philosophie) .
Ils s'en servent, au lieu de l'étudier en lui-même et
par lui-même. Ils font fi de la linguistique comme
science 1 et du langage comme fait social. Ils en
viennent à privilégier philosophiquement (ontolo­
giquement) telle ou telle langue, la grecque, l'alle­
mande, la française, prolongeant ainsi la thèse
mystique du « génie de la langue ». Pourquoi celles­
là plutôt que d'autres, l'anglaise ou la russe, peu
propices (semble-t-il) à la spéculation pure ? Dans
la langue élue certains termes reçoivent un privilège,
le mot « être » entre autres, alors que nous avons
quelques raisons de nous en méfier . . .
L a complexité d u cc monde » qui s e déploie autour
de nous défie les concepts classiques de la philoso­
phie. D'une façon plus précise, en usant d'une ter-
1. Par exemple, Heidegger, lorsqu'il paraphrase avec une extra­
ordinaire virtuosité les mots de la langue grecque (logos, alétheia,
moira - cf. notamment Essais et conférences). On admire ces com­
mentaires brillants; ils laissent inquiet le lecteur. Que prouvent-ils?
34 Le langage et la aociété

minologie scientifique, la complexification crois­


sante de la société exige un nouvel équipement
conceptuel. Les concepts de la philosophie conve­
naient à une société relativement simple. Devant
le • monde des obj ets » et sa complexité et ses contra­
dictions (le quantitatif et le qualificatif, les produits
et les œuvres, etc.) que tirer du concept classique de
1 l'objet 1 ? Devant les problèmes qw se posent aux
individus, alors que nous ne savons pas si l' « indi­
vidu 1 a pour destin l'écrasement ou l'épanouisse­
ment, devant les activités et situations nouvelles, que
tirer du concept philosophique de • sujet » ? Pour
savoir quelles sont les relations actuelles entre les
êtres humains (les individus, les groupes) et les
objets, ne faut-il pas d'abord questionner le langage ?
Cependant, la tradition philosophique entière est
sans doute indispensable pour interroger le « monde
des objets •, pour se demander quel est le destin
de l'individu, de l'homme social, de l'homme total.
Quel que soit le destin particulier du philosophe,
nous pouvons affirmer que la réflexion la plus géné­
rale recherche et propose aujourd'hui un nouveau
type (ou modèle) d'intelligibilité. Cet intelligible
ne proviendrait plus d'une sorte de décision arbi­
traire prise par les philosophes ; il se relierait d'une
façon cohérente (rationnelle) à la réalité humaine
et peut-être s'identifierait à une part de cette réalité :
le langage. Dans les textes consacrés au langage,
Maurice Merleau-Ponty allait-il assez loin ? Pous­
sait-il jusqu'à son terme sa réflexion ? Il donnait
pour objectif à la philosophie l'étude du langage,
la détermination de son statut. Mais peut-être
l'étude du langage supplante-t-elle la philosophie ?
Peut-être la rénove-t-elle jusqu'à la transformer ?
La philosophie classique (européenne) a proposé
Vers un nouvel intelligible 35

deux types (ou « modèles ») d'intelligibilité et de


réalité :
a ) l'un emprunté à la chose, à la Substance, donc
à la réalité obj ective, sensible (ou crue telle), maté­
rielle (ou prétendue telle) , donc à l'obj et et à la déter­
mination obj ective ;
b) l'autre emprunté à la conscience, au « moi »,
donc à l'Esprit (plus ou moins décanté, plus ou moins
« pur » ) donc à la liberté (présumée ou affirmée)
de l'activité subjective.
Les problèmes dits philosophiques naissaient de
cette contradiction, elle-même provenant de l'atti­
tude philosophique traditionnelle (spéculative, systé­
matique).
La philosophie n'a jamais pu surmonter les diffi­
cultés qui surgissent d'une opposition en apparence
extérieure à chaque système (dont le promoteur
avait choisi son principe), en fait inhérente et inté­
rieure à la philosophie. Lorsqu'elle affirmait l' obj et,
elle renvoyait au suj et et inversement. Lorsqu'elle
partait de la liberté, elle glissait vers la détermina­
tion, vers le déterminisme. Et réciproquement.
Voici plus d'un siècle que Marx a réfuté sans
ménagement les philosophes. Il accusait leurs repré·
sentations de la substance, de la matière, de se
résumer en abstractions tirées du sensible puis por­
tées à l'absolu. Il dénonçait en « la conscience » et
en « l'esprit » des entités desséchées, érigeant en
vérités métaphysiques certains aspects de l'acti­
vité humaine. Il récusait simultanément la ligne
« idéaliste » et la· ligne « matérialiste », de Platon à
Hegel (inclus). Le matérialisme ? C'est le spiritua­
lisme de la matérialité. La spiritualité ? C'est la
matérialité (la chose abstraite) de la conscience.
Ce sont façons de dire propres aux philosophes. Le8
36 Le langage et la société

problèmes rhilosophiques sont insolubles parce que


mal posés .
La philosophie classique, nous l'avons remarqué,
rencontrait le langage comme un problème inso­
luble, comme un butoir. Les philosophes de la cons­
cience et de l'esprit posaient leur principe ontolo­
gique comme antérieur à l'objet, donc au langage
qui en traite. Cette philosophie donc renvoyait le
langage du côté de l'objet ; elle se rendait incapable
de légitimer son emploi. Trop pure, la conscience
(celle du philosophe) doit s'exprimer dans les mots
et ne le peut. L'Esprit s'avouait inexprimable,
indicible. Quant à la philosophie de la substance
ou de la matière, elle postulait une correspondance
étroite entre le langage et les choses. Le langage
se réduisait ainsi au vocabulaire, à une nomencla­
ture supposée exacte des faits et des choses, chaque
mot désignant une chose ou un groupe bien déter­
miné de faits. Théorie qui correspond au sens
commun et que la science du langage, dès ses débuts,
a rej etée. Mais le philosophe devait bientôt recon­
naître son incapacité à justifier une telle correspon­
dance. D'où le « problème de la connaissance ».
Par ailleurs, ou bien le philosophe inventait un
langage, dont le privilège se révélait insoutenable.
Ou bien il employait le langage courant, celui de
l'opinion et du sens commun, et son propre privi­
lège tombait.
Pris comme modèle du rationnel et en même
temps du réel, le langage se situe en dehors ou au­
delà des propositions contradictoires avancées par
les philosophes. Ni subjectif ni obj ectif, il enveloppe
le suj et et l'obj et. Ne résoudrait-il pas ainsi la contra-
1. Cf. J. Hyppolite : Etude sur Marx el Hegel, Rivière, 1955,
p. 111, et les publications des diverses t;endances • marxiat.es • .
Vers un nou11el intelligible 37

une o� ectivité qui ne serait pas celle d'une chose,


diction insoluble pour les philosophes ? Il détiendrait

d'une substance (relative ou absolue) . Il posséde­


rait une réalité subj ective irréductible à celle d'une
« conscience » détachée, séparée de l'objet (qu'on se
la représente comme « existentielle » ou comme
« transcendantale », pour adopter le langage des
philosophes).
Dès ses premiers pas, la science contemporaine
du langage atteint au cœur les philosophes ; elle
détruit leurs illusions. Le langage ne peut pas plus
se concevoir comme un sac-à-mots que comme un
sac-à-malices. Il ne se compose pas de termes dont
chacun désignerait une chose ou une « idée ». Cette
notion de langue-répertoire se fonde sur la thèse
simpliste que le monde tout entier « s'ordonne,
antérieurement à la vision qu'en ont les hommes,
en catégories d'obj ets parfaitement distinctes, cha­
cune recevant nécessairement une désignation dans
chaque langue 1 ». Ce qui est vrai jusqu'à un certain
point lorsqu'il s' agit des êtres vivants ne l'est pas
lorsqu'il s'agit d'expériences sensibles qui paraissent
pourtant évidentes : les noms des couleurs par
exemple. Les noms des couleurs constituent un véri­
table code qui permet de déchiffrer ce message : les
innombrables nuances. Il les classe. Ce code a changé
selon les sociétés, comme les valeurs et sens des cou­
leurs (deuil ou j oie, etc.) 2 • Dans notre société, ce
code a changé avec les connaissances scientifiques
(analyse spectrale de la lumière blanche, couleurs
complémentaires), avec les techniques de colora­
tion des tissus, etc. Le langage a ses lois propres
1. Cf. A. Martinet : Eléments de linguistique générale, 1-6.
2. Sur le champ sensible des couleurs, cf. les remarques d'Octa­
vio Paz, L'Arc et la Lyre, Les Essais, Gallimard, 1 965.
38 LB langage et la société

qui ne sont pas celles de la nature (bien que . son


élaboration permette de formuler des connexions
et régularités dans le flux des phénomènes obj ec­
tifs). Les choses (perçues distinctement ou plutôt
distinctivement) dépendent des mots, substantifs
et autres, autant que les mots et leurs connexions
dépendent des faits et de l'expérience. Ces remarques
portent contre la philosophie de la substance, contre
la théorie philosophique du langage défini comme
calque ou reflet immédiat de la « réalité ». Quant à
la conscience, peut-elle se déployer et se saisir sans
langage, hors du langage, avant le langage ? La
science du langage le conteste. Pas d'activité
sans 11 matière •, sans contenu que cette activité
s'approprie au cours d'une lutte couronnée par le
succès ou dont elle échoue à vaincre la résistance.
Pas d'acte sans résultat, sans produit, sans œuvre.
Donc, pas de conscience individuelle ou sociale sans
mots et phrases. Si la conscience individuelle se
croit supérieure aux mots, c'est qu'elle les a reçus
de la société en assimilant son langage. Si la cons­
cience humaine, dans la philosophie et chez les
philosophes, a cherché à se saisir en elle-même (pour
soi), c'est qu'elle bondit et rebondit sans cesse en
s'appuyant sur le langage. La réflexion a élaboré
sa langue, celle de la philosophie et de la connais­
sance, sans laquelle elle ne serait rien. Ce qui légi­
time la recherche du :p hilosophe, mais la borne, en
écartant à la fois l'illus1on substantialiste (celle d'une
substance saisie au-delà du langage) et celle de la
conscience « pure • (saisie en deçà du langage). Si
la conscience parvient à définir les formel' de la
rigueur (la logique) ou les buts du repli rfiflexif des
activités sur elles-mêmes, le langage fournit point
d'appui et matériaux. Le langage apparaît à l'exa-
Vers un nou11el intelligible 39

men d'une haute complexité. Il déborde les cons­


ciences individuelles, prises une à une, « ut singuli 11,
Il les relie. Il leur permet de naître et de se mani­
fester, d'entrer en relations entre elles, ainsi qu'avec
les « choses ». A côté des dénotations dont le philo­
sophe voudrait établir et clore la liste, il y a les
connotations : fines résonances, harmoniques mal
définissables. De quelle discipline relèvent-elles ?
De la science de la langue ? D'une connaissance
spécifique qui partirait de la vieille rhétorique ? De
la sociologie ? De la psychologie, celle des profon­
deurs ou celle des émergences ? On en discute avec
ardeur. Les connotations indiquent les richesses de
la conscience, mieux que la philosophie de la cons­
cience qui la métamorphose en principe ontologique,
la substantifie et par conséquent la fige. Le 11 Cogito »
cartésien ? Un cercle fermé que les philosophes de
la conscience s'épuisèrent et s'épuisent encore à
briser.
Le « modèle » du langage offre un autre avantage.
S'il dépasse la philosophie, s'il résout les conflits
internes de la philosophie, c'est au nom d'une
science ou de plusieurs sciences. Les disciplines qui
s'occupent du langage portent des noms connus :
linguistique, (étude générale, comparative, histo­
rique, structurale des langues) - sémantique (étude
des significations et changements de significations
des mots) - sémiologie (étude des signes et systèmes
de signes non linguistiques) - phonologie (étude
des sons entrant dans la composition des mots).
L'intelligibilité nouvelle, englobant les termes philo­
sophiques (tels que : suj et-obj et) se lierait donc
intimement à la pensée scientifique, à des sciences
constituées. Il est vrai que les sciences qui s'occupent
du langage sont multiples et parcellaires. Conver-
40 Le langage et la société

gent-elles ? Couvrent-elles l'étendue entière du


« champ » qu'elles explorent ? Ne laissent-elles pas
des vides, des lacunes ? N'ont-elles pas en elles­
mêmes des trous ? Il n'est pas sûr qu'une simple
coopération « interdisciplinaire » puisse combler ces
lacunes. Sans doute une investigation qui prolonge
celle des philosophes mais qui diffère de la systéma­
tisation philosophique classique trouve-t-elle ici
lieu et occasion de s'exercer. De toutes façons, l'exis­
tence du langage n'a rien d'hypothétique ni de
spéculatif. Elle est sociale et pratique. Si d'un côté
sa structure interne permet de mieux définir la
rationalité, d'autre part il a une réalité. Il est le
réel humain, ou du moins une part importante et
peut-être caractéristique (ou « essentielle » ) de cette
réalité. L'homme ne doit-il pas se désigner princi­
palement ainsi : homo loquens ? L'articulation entre
des termes disjoints malgré les efforts (la science
et la philosophie - l'intelligible, le rationnel, le
réel - la connaissance en général et la connaissance
de l'homme) s'opère ainsi de façon remarquable.
Historiquement, cette proposition (promouvoir
le langage, en tirer le type de l'intelligibilité) émerge
avec Hegel, sans que ce philosophe, empêtré dans
la philosophie systématique, aille jusqu'aux conclu­
sions. Curieux ensemble, cet hégélianisme : couronne­
ment et fin de la philosophie classique, rigidité,
découverte d'horizons inexplorés, inauguration de
formes neuves et souples de la pensée (la dialec­
tique) , contradictions inaperçues au sein d'une théo­
rie de la contradiction.
Hegel cherche à résoudre les difficultés de la philo­
sophie antérieure en surmontant la contradiction
du sujet et de l'objet. D'après lui, le sujet (la cons­
cience, la pensée) révèle et dévoile par le dire ce dont
Vers un nouPel intelligible 41

il est séparé, à savoir l'obj et. L'opération du Logos


(langage et parole) n'est pas créatrice en elle-même.
Elle ne produit pas ce qui est. Elle l'énonce. La
tâche de la conscience, en général, c'est de dissoudre
l'opacité de l'objet immédiatement donné, de ré­
soudre sa « compacité » et de l'élever à la transpa­
rence de la pensée par le langage. Ainsi ce qui est
devient ce qu' il est : maintenu, conservé, changé en
vérité. Porter au langage un contenu obscur, c'est
le porter au concept, donc le révéler. Pourtant,
l'opération du Logos ne se borne pas au dévoilement.
Il organise, il systématise ; le Vrai se pense et s'at­
teint en reconnaissant ses fragments, en les reliant.
Connaître, c'est donc reconnaître. La réflexion
apparaît avec la transparence de la pensée, mais
cette transparence n'a de sens qu'en métamorpho­
sant l'obj et, en le faisant passer de son existence
sans lumière à la clarté de la détermination réfléchie.
Rien de vrai qui ne soit dicible, et qui ne devienne
vérité par l'acte de le dire. Le langage est la média­
tion essentielle, par laquelle le réel (le donné) devient
vrai, et le vrai se reconnaît dans le réel en écartant
l'apparence. Le Logos (langage rationnel) apporte
donc le sens, c'est-à-dire la vérité. A une condition :
l'élaboration complète des concepts, leur totalité 1•
Le Logos hégélien tente donc de dépasser la phi­
losophie et ses catégories limitées, non seulement le
sujet et l'obj et, mais la conscience et la substance,
la réflexion et la spontanéité, etc. Pourtant, il en
reste prisonnier. L'activité proprement humaine se
réduit à l'acte de réfléchir : à l'activité philosophique.
Le Logos ? C'est le nom que prend l'attitude philo­
sophante, c'est le discours du philosophe. L'homme
1. Cf. sur le langage, Phénoménologie, éd. Lasson p. 228 et 458 ;
et MorceaU:11 clwisis de Hesel, Galli mard, p. 188.
42 L8 langage et la aociété

ne crée pas. Il doit se contenter de « refléter 11 en


réfléchissant, de projeter la lumière des concepts sur
ce qui existe et d'en réunir les fragments dans une
totalité philosophique.
Pourtant, le langage véhicule des concepts. C'est
lui qui les porte et les transporte, qui permet l'appré­
hension (la saisie) de l'objet non transparent. La
réflexion sur le langage tend chez Hegel à dépasser
la simple réflexion, et même la réflexion sur le lan·
gage, le discours sur le discours. Il cherche à fonder
sur le Logos l'unité (l'identité) du rationnel et du réel ;
il ne la fonde pas sur l'étude du langage, sur la science
du langage, mais sur sa propre théorie du langage
et du Logos. Il reste philosophe spéculatif. L'intelli­
gible, pour lui, c'est le concept. Pas le concept de
ceci ou de cela, pas ce concept ou cet autre concept,
mais le Concept en soi, forme de l' Idée absolue. Il
admet la coïncidence entre le langage des concepts
et la conception du langage, sous le signe de l' Idée
absolue.
Prenons, un peu différemment mais dans une
perspective historiquement aussi fondée, la théorie
hégélienne du Logos. Dans le langage commun et
courant, ce qui se retrouve et se reconnaît, c'est
l'entendement (Verstand). Le langage du sens commun
est déjà œuvre de l'Esprit, mais au niveau inférieur
où cet esprit n'est qu'analyse qui distingue, qui
souligne les différences, qui les sépare et les fixe dans
les mots. Le langage, c'est le corps de la pensée,
11 Lsib du Denkena » 1 , l'incarnation de l'esprit et sa

1. Formule reprise, nous l'avons mentionné, par J.-P. Sartre


dans L' Etre et le f\"éant. Nous la soulignons ici parce que cette ana­
lo gie malheureuse compromet l'idéa lisme spéculatif. Sur la distinc­
tion entre l'entendement analytique et la raison dialectique, cf,
Morceaw: choiaia, p. 49-50, p. 59, p. 64, etc.
Vera un nouvel intelligible

déchéance. La raison dialectique (Vernunft) remet


en mouvement ce qui se fige dans les mots. Le Logos
entre en transe et en danse. La Raison dépasse l'im­
médiateté des objets séparés, des mots distincts,
des déterminations disj ointes par l'entendement.
Elle élève le contenu au concept. En surmontant le
figé et le séparé, le fini, la Raison se retrouve. C'est
elle qui se reconnaît à travers les mots, en les inflé­
chissant. Hegel voulait à sa manière constituer une
langue universelle, la langue de sa philosophie : de
son système achevé. Dans le langage courant, les
mots et leur rapport avec le sens - la totalité, le
vrai, l' Idée - restent accidentels, contingents ; ils
n'atteignent pas les choses en elles-mêmes, « l'être 1
de ces choses. Indifférent ou plutôt extérieur au
contenu, incapable d'engendrer la forme à partir du
contenu, le langage courant ne peut aller jusqu'au
vrai. Il ne le contient pas. Seule la Raison du
philosophe, la raison dialectique, métamorphose
le Logos en absolu, en totalité.
Le « moment » où le dedans devient dehors ( expres­
sion, extériorisation, obj ectivation) doit coïncider,
selon Hegel, avec celui où le dehors se change en
dedans (intériorisation, subjectivation). Cette coïn­
cidence, cette identité, définissent philosophique­
ment le « moment ». L'en-soi se transforme en pour­
soi pendant que le pour-nous devient pour-autre.
L'homme devient ce qu'il était déjà : par et dans le
monde. Le monde devient humain. Est-ce la praxia
(pratique sociale) que Hegel définit ainsi ? Non, c'est
encore et seulement le Logos. Tout se passe et s'ac­
complit dans le seul discours.
Malgré cette justification du langage philoso­
phique, les œuvres de Hegel abondent en remarques
hautement pertinentes sur le langage. Il n'est pas
Le langage et la société

mauvais de le souligner : la critique de la philosophie


ne doit pas jeter le discrédit sur les œuvres des philo­
sophes. Au contraire. Elle doit permettre d'en mieux
voir la portée, d'en extraire les concepts et leur conte·
nu. « Dans le langage, le moyen de communication
est constitué par un signe, c'est-à-dire par quelque
chose d'extérieur et d'arbitraire. L'art, au contraire,
ne peut pas se servir de simples signes, mais doit
donner aux significations une présence sensible ...
En voyaJ'.!.t un lion réel, vivant, je ne trouve, à pre·
mière vue et en ne tenant compte que de la forme,
aucune différence entre lui et un lion reproduit sur
une image. Mais la reproduction contient quelque
chose de plus : elle montre que la forme avait existé
d'abord dans la repré11entation, qu'elle a jailli de
l'esprit humain et de son activité productive, de sorte
que nous avons devant nous non plus la représenta·
tion d'un objet, mais la représentation d'une repré­
sentation humaine. La reproduction d'un lion, d'un
arbre, ou de n'importe quel autre objet, ne répond
nullement à un besoin �rimitif de l'art ; au contraire,
c'est à son déclin que l art se consacre à la représen­
tation de ces objets, afin de faire valoir l'habileté
subjective à créer des apparences. L'intérêt principal
de l'art consiste à rendre perceptible à tous les
conceptions objectives primitives, les idées essentielles
générales. Ces conceptions sont abstraites, vagues,
imprécises ; l'homme, pour pouvoir se les représen­
ter, a recours à un moyen non moins abstrait, au
matériel, au massif, au lourd, pour leur donner une
forme précise, qui en soi n'est ni concrète ni vrai­
ment spirituelle. Le rapport entre le contenu et la
forme sensible. . . ne pourra être dans ces conditions
que de nature symbolique. Un édifice, destiné à
révéler une signification générale, n'a pas d'autre
17ers un nouyel intelligible 45

but que cette révélation et constitue pour cette


raison le symbole se suffisant à lui-même d'une idée
essentielle, ayant une valeur générale : un langage
muet à l'intention des esprits... » 1 Ce chapitre en­
tier mériterait citation et commentaire. Hegel montre
comment des signes utilisés par l' architecte (la colonne
grecque, la voûte romane, l' ogive gothique, etc.)
n'ont pas de signification par eux-mêmes, mais sont
utilisés par l'architecture dans des ensembles, les
monuments, ayant un sens qui tend vers l'univer­
salité. Les éléments significatifs font partie d'ensem­
bles signifiants et cependant, pris isolément, n'ont
pas de sens. Remarquables indications qui j alonnent
notre chemin.
Dans la voie ouverte par Hegel, sans touj ours s'en
souvenir, en ayant de ce fait la chance de rej eter son
côté spéculatif, la pensée actuelle va plus loin. Elle
veut surmonter, avec l' opposition classique du suj et
et de l'obj et, du rationnel et du réel, celles de l'intel­
ligible et du sensible, du nominalisme (les mots,
entre autres les substantifs, ne seraient que « flatus
vocis », sonorités sans contenu) et du réalisme (les
mots indiquent des essences, des idées, et les ont pour
contenus, pour signifiés) 1• Cet effort de dépasse­
ment ne peut pas ne pas nous intéresser au premier
chef. Dépasser les anciens « modèles » de l'intelli­
gibilité, n'est-ce pas proposer une intelligibilité nou­
velle ? Examinons les arguments.
L'analyse scientifique du langage a révélé des pro­
priétés surprenantes, inattendues, sous la trivialité
1. Esthétiq1UJ, tr. fr. éd. Montaigne, 19(.(., t. III, p. 31 et sq. 1' Ar­
chitecture.
2. Cf. Cl. Lévi-Strauss, op. cit. Ouverture, p. 19, sur la • pensée
objective 1 - p. 22, sur l'effort pour •.transcender l'opposition du
lell sible et de l'intelligible •.
46 Le langage et la aociétA

de constatations connues depuis des siècles. La


parole se déroule dans le temps. Les Grecs la disaient
ailée. Rien de plus évanescent que ce phénomène
temporel. A peine prononcée, la parole meurt. A
peine énoncée, la pensée disparaît, si elle n'est pas
reprise par une autre pensée ou par une mémoire. Et
cependant ce phénomène évanescent, cet événement
pur vient s'inscrire spatialement dans l'écriture.
L'écriture a son histoire et elle s'insère dans l'his­
toire. Elle a eu d'immenses conséquences d'ordre
sociologique. Dans l'écriture idéogrammatique, les
sons (mots) indiquent des signes qui ont un rapport
avec les choses, puisque ce sont des dessins plus ou
moins tra ns f orm é s graphiquement. Le nombre des
signes est énorme. Le rapport du signifiant au signifié
qui constitue le signe reste attaché au « c o ntenu », à
l'obj et. La langue reste aussi proche que p ossible
de la nomenclature, du « sac-à-mots ». La formali­
sation et les connexions formelles apparaissent peu.
Le principe rationnel du moindre effort semble sus­
pendu. Des éléments difficiles à représenter graphi­
quement prennent une grande importance, par
exemple la hauteur des sons émis. « On pourrait
parler, c'est-à-dire se faire entendre par les sons de la
bouche, sans former des sons articulés, si l'on se
servait des tons de musique pour cet effet, mais il
faudrait plus d'art pour inventer un langage des tons,
au lieu que celui des mots a pu être formé et perfec­
tionné peu à peu par des personnes qui se trouvent
dans la simplicité naturelle. Il y a cependant des peu­
ples, comme les Chinois, qui, par le moyen des tons
et accents varient leurs mots » , observe le Théophile
de Leibniz 1 pour qui le princi p e d'économie était

1. Nou11eaw: Eaaaia, p. 222.


Vera un nouvel intelligible 47

partie intégrante de son optimisme. La culture et la


civilisation prirent une orientation rationnelle avec
l'écriture dégagée des idéogrammes et fixant sur
une surface un enchaînement phonique (consonanto­
vocalique) formel, dépourvu en soi de relation im­
médiate avec le contenu, avec les choses. De ce fait
l'écriture échappait virtuellement aux castes de scri­
bes et de prêtres. De ce fait, la rationalité du lan­
gage, c'est-à-dire sa formalisation, devait croître ;
son usage culturel devait se développer, c'est-à-dire
qu'une démocratisation de la culture devenait pos­
sible.
En dehors de cette histoire sociale, l'écriture a de
remarquables propriétés, dans l'acception scientifique
de ce terme. Le temporel (à savoir la parole, l'acte
de parler), se projette dans une simultanéité : la
phrase écrite, la page, le livre. Il vient occuper un
espace qu'il oriente en s'y proj etant ; il faut choisir
un sens de l'espace, une symétrie. On écrit de droite
à gauche, ou de gauche à droite, de haut en bas ou
de bas en haut, suivant les cultures et les civilisations
pour des raisons encore peu connues. A la mélodie
et au rythme des phrases prononcées, correspond
dès lors la combinatoire des signes écrits : les lettres
de l'alphabet, les syllabes dont l'usage fixe la pro­
nonciation.
Il est vrai que cette projection du temps dans
l'espace laisse échapper quelque chose. Le lecteur
s'en aperçoit lorsqu'il veut lire à voix haute un texte.
L'apprenti comédien éprouve encore mieux que le
lecteur moyen les difficultés d'une restitution de
la parole vivante, avec son accompagnement de
gestes et de mimiques expressives. La parole devenue
objet, enregistrée dans l' écriture, est peut-être mutilée,
peut-être « réduite », peut-être modifiée. L'histoire
48 Le langage et /,a société

du langage, c'est-à-dire des langues, porte peut-être


les marques de l'écriture, des diverses écritures et
graphismes, depuis qu'on les inventa. Cependant,
non sans peine, on peut retrouver la parole à partir
de l'écrit, l'y reconnaître en y réactivant souffle,
rythmes, chant, gestes, en ré-inventant l'inspiration
première, en re-créant la parole. Parfois la parole a
fui. Qui peut retrouver dans les É critures la « parole
biblique » ?
Les techniques perfectionnées de 1' enregistrement
(électrophone, magnétophone) ont confirmé l'ensei­
gnement de l'écriture, ou plutôt ont dévoilé ces
enseignements en les faisant entrer dans la pratique
sociale. De même ce fait dont la familiarité dissimule
les paradoxes : la musique - qui passait chez les
philosophes pour la pure temporalité - vient aussi
se fixer sur disques ou bandes magnétiques avec
fidélité.
Celui qui retient de la philosophie son effort vers
l'universel, mais pose en termes nouveaux les anciens
problèmes, peut à bon droit se demander s'il n'y a
pas là un schéma très remarquable. Le temps et
l'espace ont touj ours été pris isolément par les philo­
sophes. Quand ils cherchaient à les réunir, c'était
dans l'abstrait, à partir de leur séparation, comme
pour l'obj et et le suj et, l'esprit et la nature, l'âme et
le corps. Ici, le temps et l'espace sont impliqués dans
un rapport défini, et ce rapport donne lieu à des
techniques opératoires. Or, si l'on regarde bien
autour de soi, il n'est pas rare de rencontrer des
ensembles simultanés, qui dépendent ou qui « résul­
tent » d'un processus temporel. Ainsi un paysage
(rural ou urbain), un ensemble architectural, un
tableau (pictural) , ou encore la langue et peut-être
la société elle-même, avec les institutions qui la
Vers un nou11el intelligible 49

maintiennent et les œuvres qui la rendent sensible.


Le procédé par lequel l'ingénieur du son fixe sur
disque une symphonie (et la réversibilité de cette
opération lorsque le disque restitue la symphonie
dans son déroulement temporel), ou l'étude des
écritures et des graphismes, ne permettent-ils pas
de surprendre certains aspects de l'activité créatrice,
sinon de dévoiler les secrets de la création elle-même ?
Nous rendrions ainsi plus effectif le dépassement de
l'intelligibilité philosophique, puisque les philo­
sophes choisissaient pour leur principe soit le temps
(le « monde », déroulement temporel, devenir drama­
tique) - soit l'espace (le « cosmos », étalement ou hié­
rarchie des << êtres » dans leur coexistence simultanée) .
Le schéma ainsi dégagé, correspondant à des actes
productifs et à des techniques précises, pourrait-il
légitimement se transformer en « modèle » général ?
En type d'intelligibilité ? Essayons. Ce modèle abs­
trait mais correspondant par hypothèse à du
« concret » et permettant d'atteindre ce concret, nous
pouvons nous-mêmes le projeter sur la simultanéité
d'une feuille de papier blanc. Nous représenterons
verticalement le spatial, le tableau résultant, le
donné sur le terrain - et horizontalement le processus,
la genèse, le temporel, l'activité qui se déroule dans
une succession d'étapes qui s'enchaînent. (V. fig. p.
suivante).
Ce modèle, (représentation d'une représentation,
proj ection d'un schéma déjà abstrait) doit s'utiliser
avec prudence et se mettre à l'épreuve. Il a deux
« dimensions », sans que l'on puisse définir ce terme
avec la rigueur que lui attribuent les mathématiciens.
Rien ne permet d'affirmer que tous les faits humains
(sociaux et historiques) puissent se représenter selon
deux dimensions. Vraisemblablement nous n'avons
LB langage Bt la sociit8
50

SimultanéitE (synchronie)
E sp ace
Œuvres
Résultats (eusmblu)
Stabili tés (relalivea)
Institutions (aoci.114)
Structures A
Or&tmigramma
'
1
i 11
�- '
- --, i
-- .
!
- k-
0 1-
----- - - - - - - - - - - - - - - - ----- 11 0'
---- - -

i
Temps - Diachronie - Processus
1
Genèse (hisioire) - Devenir (aaivilh crlairice•)
D�ammea j
_j_
1
Aspecta de la totalitE
Complexité horizontale (temporelle) Y
ComplexitE verticale (spatiale) B

N. B. Les deux complexités ou interactions doivent se concevoir


comme croissantes. I l est clair que dans ce modèle il n ' y a pas lieu
de dissocier é"'nement et structure. Le fait m arqué I ' faisant partie
de la synchronie AB, renvoie à l ' événement 1, sur l ' axe temporel
OO' (celui de l ' histoire ) . L'histoire comme science suppose la démar­
che récurrenle qui va de I' en 1 . L' histoire comme processus ne s ' at­
teint que par un j alonnement qui suppose une suite cohérente de
récurrences. La philosophie de l'histoire supposait que la pensée
s'établisse sur l'axe du temps et suive la genèse. Elle omettait l es
démarches récurrentes, celles des historiens, celles de la rigueur
scien t i fique. Cependant la récurrence n ' a de portée et de sens que
si l a genèse exi s t e , que si le j a lonne m e nt permet d ' a tteindre non
des coupes arbitraires dans le dev enir, mais l e devenir lui-même.
Vers un nou11el intelligible 51

devant nous qu'un « modèle réduit ». Il laisse certai­


nement échapper une partie des richesses du devenir
humain et de ce qui en naît. Nous n'avons pas le droit
de le considérer comme exhaustif, ni comme explica­
tif. Il pose une question : que se passe-t-il exactement
au point (ou plutôt aux divers points) d'intersection
et d'interférence entre l'horizontal et le vertical,
entre le temporel et le spatial ? Où et comment se
poursuit l'action créatrice ? Quand nous assistons à
l'enregistrement d'un disque ou quand nous le met­
tons sur l' électrophone, nous ne savons pas de ce
fait comment s'opère le passage du temporel au
simultané, et pourquoi il est réversible. Nous devons
nous le demander. De même ici, l'objet de la recher­
che, le lieu de l'intelligibilité (si cette hypothèse se
confirme) , ce n'est ni le temps pris isolément (thèse
qui fut celle d'une partie des idéalistes classiques),
ni l'espace (thèse du sens commun, qui fut celle du
géométrisme cartésien et du mécanisme matérialiste) ,
ni les activités prises à part, ni les œuvres, ni l'hori­
zontalité séparément (la diachronie) , ni la verticalité
isolément (la synchronie). C'est leur rencontre, leur
articulation : la transition, le passage des activités
aux résultats.
Rien n'autorise à effectuer des « coupes » horizon­
tales dans la verticalité, ou verticales dans la dimen­
sion temporelle, sans les plus grandes précautions.
Plus encore qu'en physiologie, de telles « coupes »
risquent de tuer l'obj et étudié. Celui qui procède
ainsi fait surgir de son opération (de sa technique,
qui semble au premier abord épistémologiquement
justifiée) un « artefact », un produit factice, lequel
paraît objet de science, construction satisfaisante
pour la connaissance. Cependant, supposons qu'en
I' nous trouvions un fait ou élément marqué, que
52 Le langage et la société

nous puissions dater : un monument, une institution,


une loi, une œuvre. Nous devons chercher d'où lui
vient cette marque, ce qui s'est passé à la date indi­
quée. Il n'est donc pas exclu que nous n'arrivions à
jalonner l'axe OO' et à établir des correspondances
entre des ensembles de points 1 et I'. La connaissance
peut aussi cheminer régressivement (de O' vers 0,
de I' vers 1) et progressivement (de 0 vers O', de 1
vers I'). En 1, nous pourrions éventuellement cons­
truire une verticalité qui ne serait pas une coupe
arbitraire effectuée dans un processus hypothétique,
simple proj ection dans le passé de l'actuel AB.
Dernière observation. Du fait que la p arole et la
musique se montrent susceptibles d'inscription quasi
intégrale, nous ne pouvons rien en conclure sans
danger d'extrapolation. Même si ce fait remarquable
nous fournit un modèle, il se pourrait que nous ayons
affaire dans ces deux cas à des cas limites. Un modèle
ne vaut que par confrontation : avec d'autres modèles,
avec les faits. Dans chaque domaine, nous devons
examiner ce qui permet de l'employer et ce qui l'in­
terdit, ce qui se rapproche de lui et ce qui en écarte 1•
Passons maintenant de ces considérations épisté-

1. Ce modèle a été proposé pour la première fois à propos d'un


objet sociologique concret, dans une branche particulière de la
sociologie (Perspecti11ea de la sociologie rurale, Cahiers internatio­
naux de sociologie, 1 953) . Il a été retenu par J.-P. Sartre (Critiql.16
Ile la raison llialeetiql.16, p. 41-42). Comme l'a explicitement stipulé
J.-P. Sartre, il s'agit d'une méthode, la méthode analytico-régres­
sive que suit une démarche historico-génétique. Le • modèle > pré­
cise la méthode, mais y renvoie. Il ne semble pas que J.-P. Sartre,
après l'avoir retenue, ait pris cette méthode - et ce modèle -
comme fil cond u cteur dans ses recherches. La campagne de Cl.
Lévi-Strauss con t re !"histoire et l'historicité (cf. La pensés sau11age,
chap. IX, p. 32� e t sq.) ne peut s'expliquer que par un parti pris
violent en valeur du synchronique contre le diach110nique, qui ne
s'impose pas à notre avis. C'est du dogmatisme structuraliste.
Vers un nou11el intelligible 53
mologiques (méthodologiques) aux acquisitions ré·
centes de la linguistique scientifique. L' une d'elles
semble particulièrement importante et féconde.
N i11eau d'articulation et intelligibilité.
Le langage couramment parlé (et écrit) offre à
l' analyse l'intrication perpétuelle et l'imbrication
étroite d' au moins trois niveaux distincts. Laissons
de côté pour l'instant le troisième niveau : la phrase
(découpage et agencement du discours en unités
distinctes, les phrases) . Ne considérons d'abord que
les deux premiers niveaux. Leur distinction n'est pas
un résultat de l'analyse ; le linguiste se contente de
notifier des différences, continuellement vécues sinon
perçues par les intéressés (le « locuteur », celui qui
parle - le « récepteur », celui qui écoute) dans une
unité constituée précisément par ces différences. Le
langage humain est articulé (par rapport aux cris
des animaux, aux gémissements de douleur ou de
plaisir, aux gazouillis des j eunes enfants, bref par
rapport à toutes les « expressions » naturelles) . Ce que
chacun sait. Les linguistes ont décelé une double
articulation. La première se compose des unités signi·
fiantes, que chacun des membres d'une société (d'une
communauté linguistique) sait employer pour for·
muler son expérience personnelle. Ces unités, les
« mots », sont bien distinctes, bien découpées et
perçues comme telles. Ce qui se représente sur le
papier, quand on écrit, par un blanc ; il correspond à
un arrêt possible de la parole. Ces unités signifiantes
ne sont pas inanalysables, mais les unités qu'y décèle
l'analyse ont un caractère qui les distingue des unités
de première articulation ; elles ne sont pas signifi­
antes : « syllabes », comme on dit couramment, ou sons
indiqués dans l'écriture par les lettres de l'alphabet.
54 Le langage et la société

« Chacune de ces unités de première articulation


présente, nous l'avons vu, un sens et une forme vocale
(ou phonique). Elle ne saurait être analysée en unités
successives plus petites douées de sens : l'ensemble
tête veut dire « tête » et l'on ne peut attribuer à ce
té et à te des sens distincts dont la somme serait équi­
valente à « tête ». Mais la forme vocale est, elle,
analysable en une succession d'unités dont chacune
contribue à distinguer tête par exemple d'autres
unités comme bête, tante, terre. C'est ce qu'on dési­
gnera comme la deuxième articulation du langage 1 ».
Arrêtons-nous sur cette distinction pour en expli­
citer, autant que possible, les enseignements. Le
linguiste qui opère sur le langage courant, qui s'efforce
d'en respecter les éléments et de ne rien « noter » qui
n'y soit déjà indiqué, rencontre aussitôt des formu­
lations contestables qu'il modifie. Dans le langage
courant, les lettres de l'alphabet sont des signBB. Le
linguiste découvre que ce sont des signes sans signi­
fication. Un énoncé (je vais à la ville) ou une partie
de cet énoncé (je - vais - en - ville) comporte un
signifiant, et une signification, le signifié. Le linguiste,
en ce qui concerne les signes, notera entre guillemets
(« je vais à la ville ») le signifié, et entre barres
en alphabet phonétique conventionnel, élaboré inter­
nationalement, le signifiant (3 pour je, etc. ). On voit
d'ailleurs assez bien comment les assemblages de
mots se composent de signes. Mais les phrases et
assemblages de phrases ? Nous proposerons de les
appeler : supersignes 2.
Le linguiste introduit donc un terme scientifique
1 . A. Martinet, EUmenta, p. 19. Tous les linguistes ne sont pas
d'accord sur l'impossibilité d' une analyse des UDitéa signifiantes
en unités signifiantes plus petites. Cf. infra.
2. Terme emprunu\ à A. Moles.
Vera un nouPel intelligible 55

pour désigner ce qu'il reconnaît comme unités signi­


fiantes, c'est-à-dire comme signes linguistiques élé­
mentaires, dotés d'une double face (face signifiée,
signification - face signifiante, forme vocale analy­
sable en unités de deuxième articulation, non signi­
fiantes). Il les appelle monèmes. Les unités de deuxième
articulation se nomment des phonèmes. La dis­
tinction et le concept de la double articulation ont
une telle importance qu'ils permettent de définir la
langue. « Une langue est un instrument de communi­
cation selon lequel l'expérience humaine s'analyse,
différemment dans chaque communauté, en unités
douées d'un contenu sémantique et d'une expression
phonique, les monèmes ; cette expression phonique
s'articule à son tour en unités distinctives et succes­
sives, les phonèmes, en nombre déterminé dans chaque
langue, dont la nature et les rapports mutuels
diffèrent aussi d'une langue à une autre • 1 • La d-Ouble
articulation caractérise donc à la fois le langage
humain et ce qui est proprement linguistique dans
les « expressions » de l'homme. Elle est commune à
toutes les langues. Hors de la double articulation, il
n'y a'point de langue, rien qui relève de la linguistique.
Soulignons aussitôt que les unités de seconde arti­
culation sont en nombre fini : les lettres des alphabets,
les sons émis dans les langues, très diverses pourtant,
étudiées sur la planète Terre. Ces unités se combinent
entre elles et relèvent d'une branche spéciale des
mathématiques, le calcul des combinaisons. On peut
les inventorier et caractériser chacune d'elles par un
certain nombre de traits pertinents (les distinctiPe
features de R. Jakobson) qui la distinguent et l'oppo­
sent aux autres unités. L'unité ne doit pas s � conce-
,_
1 . A. Martinet, op. eit. p. 25.
56 Le langage et la société

voir logiquement, bien qu'il faille la concevoir for­


mellement. Chaque unité contient une multiplicité
en acte ; c'est une gerbe, un paquet de traits, d'oppo­
sitions simultanées. Les unités de seconde articula­
tion se placent pour ainsi dire d'elles-mêmes en un
tableau d'oppositions, dont la plus connue est celle
qui met face à face l'ensemble vocalique (les voyelles,
dans le langage courant) et l'ensemble consonantique
(les consonnes, touj ours précédées au moins d'une

comme çoisé, par opposition à ( p), non nasal par


voyelle) . Par exemple, le phonème ( b) se définira

opposition à (m), la bial par opposition à (d), etc. Les


sons employés pratiquement sont plutôt des réalisa­
tions (sensibles) des phonèmes ainsi dégagés que ces
phonèmes eux-mêmes 1• L'inventaire de ces uni­
tés et de leurs traits pertinents (oppositions distinc­
tives) semble toujours possible pour chaque langue
et toujours limité. On conçoit donc aisément que la
phonologie, qui étudie ces unités, soit devenue une
science rigoureuse, utilisant des procédés mathéma­
tiques (combinaisons, figures géométriques, tableaux
ou « matrices », chaînes de Markov, calcul des pro­
babilités, etc.) li.
Chaque langue semble caractérisée par un système
phonématique dont le j eune enfant fait l'apprentissage
en sélectionnant parmi tous les sons possibles - dans
la continuité et le chaos mélodique de son expression
naturelle (gazouillis, « j asis » du bébé) - ceux qu'ac­
cepte et que filtre sa communauté linguistique. L'en­
fant acquiert, selon l'expression de Troubetzkoï, un
« crible phonologique ».
En va-t-il ainsi des unités de première articulation ?
1 . Troubetzkoï, Principu de phonologie, tr. fr., p . 40.
2. Cf. par ex. R. Jakobson, Enaia, p. 137 et sq. ( le triangle pri­
mordial) .
Vers un n uY
o el intelligible 57

Probablement pas. Avec économie, en utilisant


spontanément et naturellement la loi de moindre
effort, les êtres humains (sociaux) utilisent un nombre
fini d'unités élémentaires (phonèmes) pour pro­
duire un nombre illimité d'unités signifiantes : les
mots (monèmes), les phrases .
La différence entre les deux niveaux n'est qu'appa­

binaisons (entre les « lettres » et les « syllabes ») est


remment simple et facile à saisir. Le nombre des com­

immense. Le nombre des mots (monèmes) figurant


dans le dictionnaire d'une langue (lexique) n'est pas
infini. C'est en principe que l'inventaire lexical est
illimité (infini} et que le nombre des combinaisons
des atomes (éléments) de la signification est fini. En
fait, la distinction n'a pas la brutalité qu'on pourrait
lui attribuer en partant des anciennes catégories
philosophiques : le fini et l'infini. Difliculté supplé­
mentaire qui montre comment la connaissance se
fonde sur des distinctions qu'elle doit aussitôt atté­
nuer, démentir, afliner, parfois dépasser : il existe
des unités signifiantes qui sont des unités discrètes
(distinctes) et cependant ne peuvent se considérer
comme des monèmes. Elles ne figurent pas dans le
dictionnaire (le lexique) mais dans la grammaire
(morphologie de la langue). Examinons les « sylla­
bes » finales des mots : travaillons, travaillez, tra­
vailles, etc. Le linguiste les désignera d'un terme
spécial, les morphèmes, pour les distinguer des lexèmes
(qui figurent dans le lexique, tel le mot traYail) . Or,
ces morphèmes se caractérisent par des oppositions
pertinentes : ils s'opposent les uns aux autres ; ils
entrent dans les listes ou tableaux où ils s' opposent
par contraires, par paires : singulier et pluriel, mas­
culin et féminin. Ils constituent ainsi des paradigmes.
Les conjugaisons, les déclinaisons, avec les « mor-
58 Le langage et la &ociété

phèmes » qui s'aj outent aux radicaux tirés du lexique


pour spécifier les cas et les personnes, sont des exem·
ples de paradigmes. Leur inventaire, touj ours très
limité et très précis, a été mené à bien depuis long·
temps par les grammairiens. Cependant, les listes
d'oppositions s'étendent aux lexèmes : bon et mau·
vais, juste et inj uste, grand et petit, lumière et ténè·
bres, ciel et terre, etc. On pourra dire que dans l' é·
noncé 11 la bière est la meilleure boisson », le terme
1 meilleure » se comprend par opposition à « mauvaise »
et le mot « bière D par contraste avec les autres mots
réels ou possibles de l'énoncé, avec « vin », avec « cidre »,
ou encore par choix entre les termes qui figurent dans
le groupe lexical des boissons. Cependant l'impor·
tante différence entre contraste et opposition semble
parfois s'estomper. Aj outons qu'il y a des cas encore
plus troubles. La syllabe (diphtongue) « ée » dans les
mots français suivants : bouchée, becquée, cuillerée,
charretée, est-elle un morphème ? Les mots considérés
forment-ils un groupe, alors qu'ils ne s'opposent ni ne
s'enchaînent, qu'ils ne sont liés ni par contrariété ni
par contraste ? Ée indique le remplissement, c'est
donc une unité signifiante, et pourtant ce n'est qu'un
suffixe, qui n'a pas d'unité et ne signifie que par un
mot (un lexème : bouche, bec, cuiller, charrette)
auquel il s'applique.
De ces cas intermédiaires, nous ne saurions affirmer
à l'avance qu'ils sont « inclassables » puisque nous les
rencontrons en essayant de classer les unités (éléments)
du langage. Ils nous interdisent de dissocier complè·
tement les niveaux, d'interdire radicalement l'appli·
cation à l'un de la méthode analytique applicable à
l'autre. Nous tendrions ainsi vers un dogmatisme,
puisqu'il y a transition entre les niveaux.
Pourtant, il est certain que le projet d'un inven·
Vera· un nouPel intelligible 59

taire complet du vocabulaire, d'un système lexical


complet et clos, suscite les plus grandes obj ections.
Le lexique reste ouvert. Sur quoi ? Sur l'invention
dans le vocabulaire, sur les découvertes dans la
pratique, dans la technique. Que répliquer à G. Mou­
nin ? « L'importance de cette séparation - qui passe
entre inPentaires limitéa et inPentaires illimitéa en
linguistique, - vient de ce qu'elle touche aux pro­
blèmes capitaux de l'analyse structurale. Les inven­
taires limités (de la phonologie, de la morphologie)
marquent profondément par où le langage est un
système aui generia, un code de signalisation qui
cherche à transmettre le plus d'informations possibles
avec le moins de signaux possibles et le moins d'erreurs
possibles à la fois. » Ce qui donne raison à Saussure,
définissant la linguistique comme science qui a pour
objet la langue envisagée en elle-même et pour elle­
même. Alors que les inventaires illimités reflètent la
séparation « entre la linguistique considérée comme
un système de formes et les significations de ces for­
mes, la séparation capitale entre les structures limi­
tées du code constitué par le langage et les structures
illimitées de notre découverte, de notre expérience,
de notre connaissance, éternellement inachevée, du
monde » 1• Nous aurons à nous en souvenir.
Nous dirons qu'il y a grand risque à étudier l illi­
mité à partir du limité, avec les techniques combina·
toires appropriées aux éléments inventoriahles.
Certes, l'opération est tentante, en raison du trai­
tement rigoureux des « atomes » ainsi considérés.
Définir le fait linguistique (et à travers lui le fait
social et les faits humains) par un seul niPeai.1, c'est
une opération réductrice. Elle réduit le fait considéré
1. G. M ounin : Problèmea théoriques de la traduction, Gallimard,
1963, p. 137-138.
60 Le langage et la société

à un élément. Nous nous demanderons si la phonolo­


gie, que l'on prend - avec ses inventaires et sa com­
binatoire - pour l'intelligibilité nouvelle et pour le
modèle des sciences de l'être humain, répond à
ce dessein. Ne confond-on pas un certain ordre de la
connaissance avec celui de la réalité ? « Il est normal,
selon A. Martinet, que la description d'une langue
commence par un exposé de sa phonologie » 1• Or,
la phonologie décrit le fonctionnement des organes
qui contribuent à la production des sons. Elle classe
les sonorités (en occlusives, aspirées, arrondies, ré­
tractées, postérieuses, antérieures, compactes, diffu.
ses, tendues, lâches, etc.). Ne serait-elle pas comme
la physiologie, comme l'acoustique, une science de le
nature plutôt qu'une science de la réalité humaine ?
Ou bien ne se situerait-elle pas à la charnière entre
les deux groupes de sciences ? Dans cette perspective ,
il serait très contestable de la mettre à la hase, ou
au sommet, des sciences de la réalité humaine. Pour
des raisons méthodologiques, on ne peut accepter
d'emprunter le modèle de l'intelligible nouveau à
un ni11eau. S'il y a renouvellement de l'intelligibilité,
c'est du fait même de l'articulation, c'est-à-dire de
l'existence de niveaux articulés, que doit provenir
cet apport.
Toutefois, nous risquons d'aller trop loin dans la cri­
tique et de franchir sans nous en apercevoir le seuil
qui sépare la critique radicale de !'hypercritique mal
justifiée. Si nous érigeons en critère la double articu­
lation, nous opposons (peut-être) au dogmatisme
de la phonologie, un dogmatisme de la linguistique.
Nous perdons (peut-être) l'inspiration ou l'intuition
de Saussure. Le fondateur de la science moderne du
langage affirmait que la phonétique diffère de la pho-
1. Op. cit. , p. 45.
Vers un nouYel intelligible 6i
nologie. La première est historique, disait-il, non la
seconde. De plus, et surtout, il voyait en la linguis­
tique un cas particulier d'une science plus générale.
Le texte est devenu célèbre : « On peut concevoir
une science qui étudie la vie des signes au sein de la
vie sociale . . . Nous la nommerons sémiologie. . . Elle
nous apprendrait en quoi consistent les signes, quelles
lois les régissent. Puisqu'elle n'existe pas encore, on
ne peut dire ce qu'elle sera, mais elle a droit à l'exis­
tence, sa place est déterminée d'avance. La linguis­
tique n'est qu'une partie de cette science générale.
Les lois que découvrira la sémiologie seront appli­
cables à la linguistique, et celle-ci se trouvera ratta­
chée à un domaine bien défini dans l'ensemble des
faits humains » 1• Ce que R. Jakobson commente
ainsi : « Le langage et la culture s'impliquent réci­
proquement, le langage doit être conçu comme une
partie intégrante de la vie sociale . . . Quand nous dé­
terminons ce que c'est que le langage, nous devons
le comparer aux autres systèmes symboliques. Le
système des gestes, par exemple... Ce système des
gestes offre avec le langage des ressemblances ins­
tructives et aussi des différences non moins remar­
quables. Confrontés à la tâche imminente d' analyser
et de comparer les différents systèmes sémiologiques,
nous devons nous souvenir non seulement du slogan
de Saussure - la linguistique, partie intégrante de
la science des signes - mais aussi de l' œuvre monu­
mentale de son éminent contemporain, un des plus
grands précurseurs de l'analyse structurale en linguis­
tique, C. S. Peirce 2 ... »
1. F. de Saussure : Cours de linguistique générais, Payot, 1964,
p. 33.
1 . R. Jakobson, Essais, p. 27, - C. S. Peirce, Collected Papers,
Harvard, 1 960.
62 Le langage et la aociét6

Serait-ce notre rôle ici d'aviver les controverses,


d'envenimer les frictions, de porter devant le public
les discussions de tendances et d'écoles ? Certes non.
Et pourtant ces conflits restent latents ; ils dégénè­
rent souvent en rivalités de personnes, en querelles
sourdes et sournoises de clans, sans que la contesta·
tion et la confrontation des théories éclatent au
grand jour. Telles sont les mœurs et coutumes de ce
groupe social, les savants. Ce n'est ni la première ni
la dernière fois que nous interviendrons en ce sens :
porter en pleine lumière les contradictions.
Pour A. Martinet, qui détermine par la double ar·
ticulation l'essence du langage humain et l'obj et
d'une science rigoureuse, il faut réserver le terme
de « langue » à ces obj ets : « Regrette-t-on d'exclure
ainsi de la linguistique les systèmes de communication
qui articulent les messages en unités successives,
mais ne soumettent pas ces unités à une articulation
supplémentaire ? Le désir de faire entrer la linguis­
tique dans le cadre plus vaste d'une sémiologie géné­
rale est légitime, mais on ne perdra rien à bien
marquer ce qui fait parmi les systèmes de signes l' ori­
ginalité des langues. Ce qui fait la spécificité de la
langue fonde en même temps la rigueur de la linguis­
tique. » A. Martinet n'hésite donc pas à conclure :
« Les autres emplois du langage sont métaphoriques.
Le langage des animaux est une invention des fabu­
listes. Le langage des fourmis, c'est une hypothèse
plutôt qu'une donnée de l'observation. Le langage
des fleurs est un code comme bien d'autres 1 » •••

Discrètement, l'éminent linguiste écarte de la


science les généralisations de la linguistique. Qui
vise-t-il ? Apparemment, Cl. Lévi-Strauss et son
1. Cf. tout ! " a rticle c o n s a c ré à la double articulation dans Tra­
l'au.x du cercle lillguistique de Copenhague, V, 19�9.
Ver& un nou11el intelligible 63

école. Cl. Lévi-Strauss s'inspire de la phonologie


élaborée par Troubetzkoï, de ses inventaires et de
ses tableaux combinatoires. C'est à partir de ce modèle
ou de ce « noyau » qu'il pose sa thèse la plus célèbre :
l'enchaînement d'opérations mentales inhérentes
aux rapports humains dans les sociétés dites primi­
tives - ou, si l'on veut s'exprimer autrement, l'in­
hérence d'une logique aux rapports sociaux. Il attribue
aux hommes, dès les « origines », la capacité combi­
natoire qui apparaît dans la langue, définie par le
modèle phonologique, ce qui fait de la langue un
système (clos). Le niveau des inventaires limitatifs
se généralise en schéma de l'entendement humain et
des relations opératoires (communications, échanges).
Cl. Lévi-Strauss étudie de la même façon les systèmes
de parenté, les tableaux généalogiques, les échanges de
femmes et de biens, les récits stéréotypés décompo­
sables en séquences fixes (les combinaisons de
mythèmes) .
Le lecteur attentif observe avec un étonnement
amusé les acrobaties auxquelles se livre Cl.
Lévi-Strauss pour éluder ou contourner le concept de
la double articulation dans l'Ou11erture déjà citée de
le Cru et le Cuit, tout en étendant ses thèses à la mu­
sique, à la peinture, à toutes sortes de « langages ».
Il faudrait citer toutes ces pages dont nous croyons
apercevoir l'objectif (plus ironiquement : la structure
latente) : couvrir sous les extrapolations des réduc·
tions abusives.
Le lecteur peut constater aussi combien passe vite
sur cette question gênante R. Barthes dans l'article
où il présente les Éléments de sémiologie 1• Est-ce qu'il
ne veut pas, est-ce qu'il ne peut pas répondre à l'ob·

1. Communications, no �. p 123.
Le langage et la .Tociété

j ection d' A. Martinet ? On se le demande. La sémio­


logie, ou science générale des systèmes de signes,
peut-elle contourner l'argument en acceptant une
moindre rigueur ? En se voulant plus proche de la
littérature et de la critique littéraire que de la science ?
On aimerait savoir si pour R. Barthes le vêtement
comporte une double articulation puisqu'il y a des
pièces élémentaires (slip, pantalon ou jupe,
veston ou blouse, etc. peut-être susceptibles de clas­
sement par traits pertinents comme les phonèmes)
et d'ensembles significatifs (peut-être homologues
aux morphèmes). R. Barthes se contente d'affirmer
que la sémiologie du vêtement n'est pas d'ordre
lexical mais syntaxique 1 ce qui n'est pas tout à fait
éclairant. Et cependant, comment contester l'existence
de champs sensibles pleins de significations, chargés de
sens - la musique, par exemple - que le langage et
la linguistique ne suffisent ni à décrire, ni à analyser,
ni à expliquer ? Combien séduisant le programme
d'une étude générale des champs et systèmes de
signes : les gestes (du moins les gestes ritualisés),
les vêtements et la mode, les codes tels que le code
de la route, les balisages et repérages, sans compter
les systèmes un peu désuets tels que les blasons et
l'héraldique ! �lais combien difficile ! Je puis décrire
sémiologiquement l' arbre sur la place de mon village.
Il a un sens. Il fait partie d'un ensemble, d'un système
de signes peut-être, ou d'un groupe d' obj ets pleins
de « valeurs ». Mais y a-t-il système ? Cet arbre est-il
signe ou symbole ? Nous verrons plus loin les difficul­
tés inhérentes à cette distinction. De plus, si je décris
cet arbre dans la synchronie, en fonction de ce que
j 'aperçois - ce village, d'autres villages, - je risque

1. Critique, mars 1 959, p. �51.


Vera un nouvel intelligible 65

d'omettre quelque chose d'important, qui d'ailleurs


est tombé dans l'oubli : cet arbre de la Liberté fut
planté en 1848.
Quant à R. Jakobson, il ne méconnaît pas la double
articulation. Il la tire de son côté. Le niveau scienti­
fique, c'est celui de la phonologie, c'est-à-dire des
éléments (atomistiques) classables par oppositions
pertinentes (« distinctive features »). Toutefois, cet
auteur s'éloigne du « phonologisme » étroit et sectaire.
On ne peut dire de lui qu'il emploie sans précautions
l'opération réductrice. S'il n'utilise pas pleinement
le concept d' articulation et la double articulation
(mis en lumière par l'école rivale, celle d' A. Martinet)
il maintient des différences de plans ou de dimensions.
D'après lui tout code est un système ; il groupe de
façon cohérente des distinctions ou oppositions per­
tinentes, et la cohérence interne (immanente) lui
est nécessaire. Quant au combinatoire, il s'exerce sur
le plan des associations (enchainements associatifs
dans la chaine parlée). Les deux plans relèvent de
la morphologie (c'est-à-dire des inventaires limités).
Pourtant, selon R. Jakobson, il y a deux plans bien
distincts. Toutefois, entre ces deux plans, il y a des
rencontres, des télescopages, des interférences, des
neutralisations, des proj ections de l'un sur l'autre.
Ce qui donne aux analyses de R. Jakobson une sou­
plesse pour approcher le concret, très remarquable
que nous aurons l'occasion de souligner. Il semble
que son œuvre ait une influence bénéfique sur les
recherches dites structuralistes 1• La sémantique et
1. S'il est permis à un sociologue d'apprécier l'œuvre d ' un ethno­
graphe, nous dirons que cette influence est sensible dans le corp1
du li vre de Cl. Lévi-Strauss, le Cru et le Cuit, où l'auteur emploie
conjoin tement le concept de code et celui de combinaison. Le livre,
à notre avis, vaut plus que son Ouverture, qui tente de généraliser
certaines thèses. L' extrapolation réapparait ioi et là.
66 Le langage et la société

la sémiologie, selon R. Jakobson, font partie de la


linguistique en tant que ces disciplines étudient des
codes et des combinaisons, c'est-à-dire les deux plans
(ou dimensions), avec leurs interactions complexes 1•
En résumé, dès que nous examinons les difficultés
de la science moderne du langage, et son apport
effectif, nous constatons le clivage des tendances.
L'une s'efforce de préciser l'intelligibilité et la ratio­
nalité inhérentes au langage. L'autre s'efforce d'éten­
dre cette intelligibilité supposée bien définie, au lieu
de la restreindre à son « noyau » ; elle veut concevoir
le social entier en fonction du langage et réciproque­
ment le langage en fonction du social, représenté
comme système de signes ou plutôt comme système
de systèmes.
Devrons-nous nous prononcer ? Certainement. Mais
rien ne nous presse. Avouons notre perplexité, et ne
nous hâtons pas d'en sortir. Est-ce pour introduire
dans la poursuite méthodi que de la réflexion les pro­
cédés du « suspense » ? Pas exactement. Il nous
paraît plus intéressant de nous maintenir dans l'in­
certitude, d'examiner les arguments des tendances
et des écoles, de les préciser au besoin, puis d'intro­
duire notre propre argumentation. Laquelle pénétrera
peut-être insensiblement au cœur de l'incertitude.
La perplexité s'accroît si nous examinons à nou­
veau le cas de la musique. Nous connaissons le para­
doxe. Plus aérienne, plus fluide encore que la parole,
elle s'enregistre. Le processus temporel se fixe spatia­
lement, la réversibilité de la fixation dans un espace
orienté devenant possible (à tel point qu'une tech­
nique de production des objets sonores utilisés par
les musiciens actuels consiste dans le retournement

1. Op. cit., p. 39-40.


Vers un nouvel intelligible 67

pur et simple de bandes magnétiques, passant d'ar­


rière en avant et renversant le temps). Nous avons
examiné le fait, nous ne l' avons pas élucidé. Pour­
quoi la fixation et la réversibilité ? Parce que les deux
articulations se reconnaissent en musique. La pre­
mière articulation se définit par les timbres, c'est­
à-dire par les harmoniques qu'émettent les divers
instruments et qu'utilise l'harmonie classique (la
musique symphonique). Le musicien qui compose
pour un seul instrument (piano, par exemple) n'en
tient pas moins compte des harmoniques - des tim­
bres - proposés à cet instrument. S'il est vrai que
les unités ne sont pas séparées par des blancs, des
silences ou des stops, et que par conséquent leur ca­
ractère « discret » ne s'impose pas avec évidence au
même titre que dans le langage (écrit), elles sont ce­
pendant lisibles sur les représentations graphiques
(courbes représentatives) . Physiciens et musiciens
les étudient au moyen de techniques particulières
et de calculs spécifiques : séries et intégrales de Fou­
rier 1 • Le premier niveau d'articulation comprend
les intervalles, bien définis depuis quelques siècles,
à savoir depuis l'usage généralisé des instruments à
sons fixes et à clavier (clavecin, piano) . Ces instru­
ments ont supplanté, dans la technique et la compo­
sition musicales, les instruments plus proches de
la voix et de la mélodie, tels que le violon. Ce che­
minement a occupé plus d'un millénaire, de la cithare
et de la lyre au piano en passant par le luth. Les in­
tervalles ont été déterminés avec une extrême rigueur
1. L'analyse ha r moniqu e diffère, par les formes mathématiques
qu'elle emploie, de l' analyse phonologique. Il n e semble pas que Cl.
Lév i-Strauss, dans l'• Ouverture • de le Cru et le Cuit, ait correc­
tement saisi les a n o l o g ics et les différences entre musique, lingn i•­
tique, invention esthétique , etc.
68 Le langage et la société
par les mathématiciens, les physiciens, les musiciens.
Ainsi que leurs combinaisons, renversements, récur·
rences. Le passage du processus temporel (succession
des notes à intervalles fixés sur les octaves) à la simul­
tanéité (les accords) est assuré et parfaitement défini
à ce niveau. Rameau, dans ses traités, dégagea dès
la première moitié du xvme siècle la notion d'accord,
nouvelle pour le temps bien que la simultanéité ver·
ticale des notes fût utilisée depuis longtemps, à côté
de leur succession horizontale (voix dans la fugue et
le contrepoint). L'harmonie se rapproche singuliè·
rement d'une logique, précisément en raison des pro·
priétés des accords (simultanéité, renversement) et
des intervalles (récurrences). Les accords s'enchaînent,
s'appellent, s'excluent, selon certaines contraintes,
les lois et règles de l'harmonie classique. On ne corn·
prend pas bien pourquoi Cl. Lévi-Strauss incrimine
« l'objectivisme de Rameau tJ en affirmant que la
musique trouve son premier niveau d'articulation
dans la « structure hiérarchisée de la gamme », le
second degré étant apporté par le compositeur, qui
introduit la « fonction signifiante » 1• Notre analyse
de la musique et des deux niveaux d' articulation
est assez différente, moins « subj ectiviste » que celle
de Cl. Lévi-Strauss. Elle permettrait de montrer
comment et pourquoi les transformations de la mu·
sique furent inévitables. L'harmonie classique, celle
de Rameau, celle qui permit la grande musique or­
chestrale, était un vaste système rationnel analogue
à une philosophie, et non pas la simple promotion
d'une échelle musicale physique au rang de fonction
significative. L'harmonie comportait une logique,
une rationalité immanente et d'ailleurs limitée. Elle

1. Cf. Le Cru et le Cuit, p. 29 à 32.


Vera un nouvel intelligible 69

ne pouvait que s'épuiser et se dépasser. Une contra­


diction d'abord inaperçue ne pouvait pas ne pas se
manifester entre l'échelle bien tempérée (les douze
tons égaux) , indispensable pour les transpositions,
modulations, renversements et récurrences d'une
part, et d' autre part le privilège exorbitant, vérita·
tablement ontologique et substantialiste attribué
à la tonique. Les retours vers la tonique (cadences)
se chargeaient de symbolismes affectifs : tensions
et détentes, efforts et repos. Lorsque Schœnberg
définit la série, après avoir mis en œuvre les douze
sons chromatiques sans privilégier l'un d'eux, il
déclare que la nouvelle harmonie compose « avec des
sons n'ayant de rapports qu'entre eux 11, ce qui cor­
respond curieusement à la notion d'un ensemble
dont chaque terme se constitue par ses différences,
sans substantialité. La série dans la nouvelle harmo·
nie, celle de Schœnberg, se rapproche d'un système de
traits distinctifs, d'une structure, en s'éloignant de la
métaphysique rationaliste qui pose et suppose une
référence privilégiée et substantielle (en musique, le
ton ; ailleurs l'espace et le temps absolus, etc.). Mais
bientôt de la notion ainsi dégagée de série surgit celle
de mélodie de timbres (série de timbres, Klangfar·
benmelodie) qui surmonte l'opposition de la mélodie
et de l'harmonie. Il y a donc à la fois élaboration
formelle et dialectisation de la forme (musicale).
Du privilège ontologique attribué au tonal, de ses
symbolismes, de son caractère absolu, devait émer·
ger l'entière relativité des douze sons de l'échelle.
On sait qu'un accord de plus de six notes ne rentre
déjà plus dans la tonalité classique. Elle éclate ou se
dissout, du dedans et du dehors, par son histoire
interne comme par l'histoire externe à son système,
celle de la culture et de la civilisation. Et cela précisé-
70 Le langage et la société

ment parce que système, logique immanente. Le


mouvement dialectique entraîne les formes consti­
tuées et fixées. Comment dès lors accepter les sévères
appréciations de Cl. Lévi-Strauss sur la musique
moderne, ra p portée à la « misère des temps » ? Un
tel néo-classicisme a de quoi surprendre. De quelles
nostalgies s'inspire-t-il ? Si misère il y a, elle est
autrement profonde que celle de tel art (musique
ou peinture), dont le destin exprime autre chose que
sa propre situation !
Les intervalles n'apportent pas seulement la pos·
sibilité d'un découpage temporel (la succession des
notes, structurant le continuum sonore) ; ils compor·
tent un critère de récurrence. La réversibilité de la
succession (série) temporelle paraît indispensable
pour la fixation du temporel en simultanéité et pour la
reproduction (répétition) de la série. En linguistique,
le premier niveau d'articulation (mots ou monèmes)
s'offre à l'expérience commune ; le second niveau
(phonèmes) s'atteint par 11nalyse ; l'exposé des
connaissances commence par 1:e second niveau d'ar­
ticulation. De même en musique. Mais c'est au niveau
plus fin, celui des timbres (harmoniques) que l'ana·
lyse a pu faire des progrès décisifs. La définition des
proximités, des différences, des distances, des phéno· ·

m:ènes périodiques répétables, a été menée jusqu'à la


quasi-perfection. D'où la « haute fidélité » de ces
reproductions qui nous donnent un simulacre obj ec·
tif d'un ensemble d'événements sonores chargés de
sons : un opéra, une symphonie. Nous laissons ici
de côté la phrase musicale et l'agencement de

dite. Il s'agit encore de formes (la forme sonate par


phrases, c'est-à-dire la « composition » proprement

exemple). Ces formes et cet art de la composition,


du découpage et de l'agencement de sons pour créer
Vers un nouvel intelligible 71

un supersigne ou superobjet musical, relèvent peut­


être d'une rhétorique particulière. Insistons pour
l'instant sur le fait que la reproduction permet de
mieux étudier un tel ensemble plutôt que de l'expli­
quer. Ne confondons pas l'analyse grossière avec
l'analyse fine. Nous ne pouvons pas admettre que
la mise en synchronie (en simultané) d'un ensemble
temporel livre de ce seul fait la connaissance de cet
ensemble. Ne serait-ce pas plutôt une étape de la
connaissance, un moyen d'étudier la succession
temporelle, de la tenir devant soi, de la regarder avec
des instruments grossissants (le ralenti, par exemple) ,
de la répéter à volonté pour revenir vers sa genèse ?
Toute autre position du problème comporte une
réduction abusive.
Notre situation - la perplexité - se confirme.
Si nous reconnaissons la double articulation (et
même les trois niveaux d'articulation) dans le champ
musical, ne devons-nous pas conserver ce critère ?
Nous pouvons sans doute examiner en partant de la
linguistique ce champ sémiologique remarquable,
la musique. Mais les autres champs, les gestes, les
vêtements, les meubles, les monuments, et plus géné·
ralement, le « monde des objets » ? Ces faits sociolo­
giques d'une importance extrême, allons-nous les
exclure d'une investigation menée à partir du lan­
gage, dès que nous n'y retrouvons pas la double ou
triple articulation ? Allons-nous ainsi limiter dès le
départ la portée du « modèle » que nous cherchons ?
Ne nous hâtons pas, encore une fois, de conclure.
Nous retrouvons ici le problème plus large de
l'intelligibilité, ou plus exactement de la détermina·
tion renouvelée de l'intelligible. La théorie de la
double articulation nous montre comment coexistent
dans un enchaînement perpétuel deux niveaux en
72 Le langage et la société
eux-mêmes différents. Le flux du devenir s'analyse
en niveaux dont la différence n'interdit pas mais au
contraire présuppose l'interpénétration (l'articula­
tion). Or la philosophie et la psychologie sont parve­
nues à discerner dans l'expérience pratique des ni­
veaux : la sensation, la perception, les éléments des
obj ets, les objets, les groupements d'obj ets. L'étude
du langage révèle l'interpénétration sans confusion
de systèmes (phonématique, morphologique) et d'en­
sembles difficiles sinon impossibles à systématiser
(lexiques). Elle montre la superposition des signes et
supersignes : lettres, syllabes, c'est-à-dire signes non
signifiants - unités signifiantes, mots - phrases
et groupes de phrases - phonèmes, monèmes,
lexèmes, morphèmes, etc. Le concept d'articulation
ne pourrait-il pas nous aider à mieux saisir ce qui se
perçoit, ce qui se lit : expérience sensible, texte
social ? Je me promène dans la rue. Les vitrines et
les objets dans les vitrines me font signe. Ce sont
bien des signes qui s'assemblent et m'adressent un
discours prometteur et séducteur. Les portes, les
fenêtres, les façades, les ornements ne sont-ils pas
aussi des signes (des « sémantèmes ») ? Je perçois
ou ne perçois pas leur assemblage et le sens de ces
groupements. Par rapport à ces signes élémentaires,
les maisons, la rue, sont des supersignes et des super­
objets. Si la maison (l'immeuble) est un super­
signe, un superobjet par rapport aux détails (signifi­
catifs ou non) qui la composent, elle est signe par
rapport à la rue et à la ville. Cette dernière, vaste
configuration, est un supersigne et superobj et. Invi­
sible dans sa totalité, elle se rend sensible et lisible
dans les champs de signes et significations qu' elle
offre. Nous avons devant nous deux et même trois
niveaux s'articulant. Ce schéma peut-il s'élargir, se
Vers un nouvel intelligible 73

généraliser ? Peut-être. Mais n'en abusons pas. N'ex­


trapolons pas. Il nous reste de cette analyse un acquis.
La compréhension du langage parlé et surtout de la
lecture éclairerait sans doute beaucoup de faits
humains, psychologiques et sociaux. Percevoir, ce
serait toujours plus ou moins écouter et lire, arti­
culer des niveaux distincts et des unités discrètes.
On peut envisager cette généralisation, en précisant
la notion, longtemps restée indistincte, de niveaux.
Il s'agit bien d'un apport à la notion de l'intelligibi­
lité. Les niveaux se superposent sans se confondre,
un peu comme les notes sur les lignes de la portée
musicale, lisibles de deux façons : horizontalement
(mélodie) et verticalement (accords). Nous aurons
à reprendre cette analyse.
Dernier point, non le moindre, et lié de près aux
précédents. La langue, d'après les linguistes et d'après
l'expérience pratique courante, obéit spontanément
à la loi générale de moindre effort, de la moindre
dépense d'énergie. Les locuteurs tendent à dire le
plus possible avec le plus possible de garantie (de
compréhension) et le moindre coût (d'effort, d'éner­
gie). C'est là une proposition générale, portant sur
une moyenne, entre les cas extrêmes des bavards et
des taciturnes, de ceux qui parlent trop et de ceux
qui ne savent pas s'exprimer. Une langue change
donc avec lenteur. La base de « l'expression » (de
l'emploi des unités significatives) dans la combina­
toire d'un nombre restreint d'éléments non-signifiants
accentue ce caractère stable de toute langue. Le
système phonologique d'une langue ne peut se modi­
fier que lentement, et selon ses lois (c'est-à-dire brus­
quement, d'un saut, quand le changement s'opère).
De même le système morphologique. L'ensemble
lexical s'enrichit, lui, avec toutes les innovations.
74 Le langage et la société

Il peut s'appauvrir quand décline la société dont il


est « l'expression ». Toute langue possède ces trois
caractères : économie, stabilité, ouverture. Il faut
que les générations successives se comprennent pour
se transmettre leur expérience. D'où les termes :
« dépôt », « trésor », employés constamment par les
linguistes depuis F . de Saussure. Toute langue a une
histoire, mais selon un rythme particulier, dans
l'histoire générale de la société à laquelle elle appar­
tient, de la culture, de la civilisation. Ce rythme est
lent.
Stabilité et intelligibilité.
Si nous mettons l'accent sur cette stabilité, arri­
vons-nous à mieux définir le nouvel intelligible ?
Certains le pensent. Ils placent délibérément le
synchronique (le tableau simultané} au-dessus du
diachronique (le processus, la genèse). Jakobson ne
craint pas d'affirmer « la plus haute validité' des lois
statiques par rapport aux dynamiques » t. Le syn­
chronique contiendrait les raisons de la diachronie ;
il serait explicatif. Le stable, le structuré, l'équilibré
(avec les mécanismes de rétablissement lorsque
l'équilibre est rompu, à savoir les feed-backs) se
substitueraient ainsi, dans la construction de l'intel­
ligible, à la fois comme faits et comme normes, aux
considérations empruntées au devenir. L'histoire
de la pensée se périodiserait ainsi : une période où
la philosophie mettait en avant l'immobilité morte
de la substance métaphysique (de l'être, de l'esprit
éternel) - une période pendant laquelle la pensée
philosophique se tourne vers le devenir, vers l' évolu­
tion (au x1xe siècle après Hegel et pendant la pre-

1 . Essai.a, p. 38.
Vera un nouvel intelligible '75
mière moitié du xxe) - une période enfin pendant
laquelle la science découvre et résout opératoirement
les problèmes concrets de stabilité, d'équilibre, de
structure.
Cette solution du problème posé, celui du « modèle
des modèles », celui de l'intelligible, est simple, élé­
gante. Nous ne pouvons l'accepter. Répondre au
privilège du devenir (pris à part, oonsidéré comme
un mouvement perpétuel, en ignorant les « êtres »,
les « choses », les obj ets stables, les produits et les
œuvres de ce devenir naturel ou historique), par un
privilège attribué à l'immobilité, cela ne peut nous
contenter. C'est entre le mobile et l'immobile, entre
l'éternité et le flux des phénomènes, entre le processus
créateur et la réalité constituée, dans le passage
de l'un à l'autre, que notre recherche se localise.
Le dogmatisme de la structure, que nous mettons
peu à peu en lumière, va plus loin que la substitu­
tion du statique au dynamique dans l'intelligibilité.
Cette substitution a des dessous, si l'on peut dire,
et des implications. La pensée de la période précédente
(en gros, le xxxe siècle) ne s'était pas contentée d'éla­
borer les concepts de devenir, d'évolution, de proces­
sus, de genèse. Avec Hegel et ceux qui s'en inspirèrent,
elle a repris et ap profondi une antique méthode de
pensée, jamais disparue, délaissée pendant de longs
siècles au profit de la substance figée : la pensée
dialectique. Pour cette méthode, ce n'est pas un
devenir quelconque qui crée et qui détruit, qui en­
gendre de nouveaux « êtres », qui dissout ou brise
l'existant. Sans contradictions, il n'y a ni devenir, ni
création, ni « production ». Sans conflits, sans luttes,
la stagnation règne ; l'immobilité se fige. Peut-on
prendre cette fixation pour la norme du réel, pour la
règle de l'intelligible ? Certes non. Même si l'on
76 Le langage et la société

souhaite épargner au « réel » existant l'épreuve du


devenir, l'assaut des contradictions. Ne prendrait-on
pas un vœu pour une loi, pour une « valeur » de la
pensée scientifique ?
La pensée grecque à ses débuts avait proposé cette
figure du devenir. Non sans tendances opposées, celle
de l'éléatisme, par exemple, pour qui déjà le fixe,
l'immobile, l'éternel dans la stabilité (le cercle ou la
sphère) donnaient la figure de l'intelligible. Avec
Aristote, après lui, cette dernière figure l'emporte
jusqu'à Hegel. Qu'oppose-t-on à la dialectique ? La
logique de l'identité, le principe de la pure cohérence :
A est A. L'accent se met sur la substantialité, sur
la chose - ou sur l'acte « pur » et par conséquent
fixe de la pensée et de la conscience. Dans l'ensemble,
pour des raisons que nous laissons ici de côté, car
nous devrions exposer l'histoire entière de la phi­
losophie, la réflexion des philosophes rej ette le mouve·
ment dialectique au profit de- la forme pure, de la
cohérence parfaite, de la substantialité « structurée ».
Lorsque Hegel remit au premier plan la pensée
dialectique, il accomplit spéculativement sa tâche.
La dialectique, chez lui, c'est le mouvement de l' idée.
Il laisse en suspens quelques questions difficiles,
notamment celle du rapport entre la logique (la
cohérence du discours, la déduction, la démarche
du raisonnement mathématique, etc.) et la dialec­
tique (le devenir, l'histoire, les contradictions). Ces
problèmes n'ont pas été résolus. Les exposés de la
méthode dialectique n'ont pas été satisfaisants ;
les lacunes ne furent pas comblées. Bien plus, on ne
le sait que trop, le « devenir » et « l'histoire » devinrent
des images vagues, des explications faciles ; il y eut,
notamment chez les marxistes, un dogmatisme du
devenir, une systématisation abusive de ce qui ne
Vers un nouPel intelligible 77

pouvait pas et ·ne devait pas se systématiser à la


manière philosophique puisque établi sur les ruines
de la philosophie classique : la méthode dialectique.
Sans poursuivre ces controverses qui sortent de
notre propos, essayons sur ce point important de
spécifier la situation. Nous pouvons classer comme
suit les formes de la pensée claire et réfléchie :
Identité (formelle, tautologique, rigueur abstraite
et vide : A est A, forme de la pure cohérence et de
la stabilité complète).
Différence (définissable : il y a A et B. A n'est pas B,
B n'est pas A. Mais A suppose B et B suppose A. Par
conséquent A exclut B et cependant l'inclut. A et B
se conçoivent l'un par l'autre, l'un dans l'autre. La
différence donc enveloppe la polarité, le contraste,
la réciprocité, la complémentarité, etc.) .
Contrariété {opposition : A e t B n e peuvent ni s e
concevoir ni exister isolément, e t cependant ils exis­
tent l'un en face de l' autre, chacun hors de l'autre,
et l'on peut les considérer de façon distincte sans pour­
tant les séparer complètement).
Conflit (contradiction : A et B n'existent que dans
un rapport d'interaction, d'affrontement effectif
dans ce rapport qui les unit).
Antagonisme (paroxysme du conflit : A et B, dans
leur affrontement, approchent d'un point critique où
il y aura éclatement, dissolution, brisure ou dépasse·
ment, suivant les cas).
Ce tableau hiérarchique aurait besoin de commen­
taires. L'identité ne disparaît pas dans les autres
déterminations ; termes et rapports entre les termes
doivent se concevoir selon une cohérence interne,
comme une unité dans la diversité.
La réflexion actuellement prédominante part des
défauts de l'antique formalisme logique et des lacunes
78 Le langage et la société
de la pensée dialectique. Elle cherche à tirer de la
différence le type d'intelligibilité nouveau. Si A et B
ont une différence bien déterminée, si A exclut /inclut
B et ne consiste qu'en ce rapport d'inclusion /exclu­
sion, A et B se conçoivent parfaitement l'un par l'au­
tre. Ils sont transparents. Ainsi le singulier et le
pluriel, le masculin et le féminin, les « traits perti­
nents » dans un paradigme (déclinaison, conjugaison)
ou dans un système phonologique. De même, la signi­
fication résulte du renvoi du signifiant au signifié (et
réciproquement) dans le signe. La signification,
dégagée par F. de Saussure, est immatérielle, c'est-à­
dire non-chose, transparente sans être irréelle. Ce
n'est pas une substance mais une forme « réelle » en
tant que forme. Les différences, pour Saussure, ne
se distmguent pas des réalités substantielles : elles les
constituent, au moins quand il s'agit de la langue.
Dans un tel système chaque terme exprime moins
un sens qu'il ne marque un écart entre lui et les autres
(Merleau-Ponty).
Nous ne dissimulons pas ici un double projet.
Premièrement, il convient de tirer les enseignements
de la situation. L'accent mis sur la différence (la
polarité, la complémentarité, etc.) montre l'insuffi­
sance de l'ancienne logique de l'identité « pure ».
IJ s'opère une certaine « dialectisation ». Nous nous
fixons la tâche de dégager cette « dialectisation ».
On ne saurait pour autant réduire la pensée dialec­
tique à la différence, à l'opposition. Ne pouvons-nous
pas montrer, au cœur même du langage et de la
connaissance du langage, des mouvements dialec­
tiques, c'est-à-dire des conflits, des contradictions ?
Le sens (qui contient quelque chose de plus que la
signification du « mot » isolé) naît-il des seules diffé­
rences ? Nous espérons serrer de plus près la réponse
"'(ers un nouvel intelligibls

à cette interro gà'\ion. Où, comment, de quoi vient


le sens ? ,_

La théorie (très S'ei.entifique) de l'information


confirme ce dessein sans mettre fin à nos perplexités.
Selon cette théorie, la redondance, c'est-à-dire la
banalité, la répétition du connu, fournit l'intelligi­
bilité. L'information, c'est la nouveauté, la surprise,
le désordre qui dérange l'ordre des éléments acquis
et utilisés (rép ertoire). La répétition n'apporte rien,
mais elle est mdispensable pour qu'il y ait message,
code, répertoire, transmission. L'émetteur et le
récepteur communiquent seulement par ces éléments
connus et acceptés par les deux, qui se propagent le
long du canal. Trop de surprise, trop de complexité,
trop d'information, cela bouleverse les éléments. Le
message devient impossible à transmettre ou à
déchiffrer (décoder). Quant à la répétition pure et
simple, elle se transmet et se comprend immédiate­
ment mais n'a aucun intérêt. Le paradoxe de la
théorie, c'est qu'elle mesure (quantifie) l'information
acceptable et les conditions optimales de la transmis­
sion.
Cette théorie a pour nous, ici et maintenant, un
intérêt considérable. Celui qui transmet un message
a devant lui un tableau simultané : un texte, une
forme complexe. Il doit le transformer en un proces­
sus temporel, la transmission proprement dite.
Pour obtenir ce résultat, il doit explorer les divers
points de la structure spatiale, rangés selon un ordre
déterminé. Quant au récepteur, celui qui reçoit ou
décode le message, il doit réciproquement changer
une succession temporelle en un ordre simultané et
structuré de signes ou signaux (atomes ou éléments
de signification). Il décode en revenant à la forme
intelligible.
80 Le langage et la société
Ces messages sont mesurés par la quantité d'in­
formation qu'ils véhiculent, c'est-à-dire par l'impré­
visibilité (limitée) qu'ils introduisent dans l'ordre des
éléments. La mesure est donnée par le logarithme du
nombre de messages possibles entre lesquels le trans­
metteur a choisi. Dans le cas d'un message de N élé­
ments puisés dans un répertoire (lettres, points
et tirets, nombres, etc.) ayant des probabilités
d'occurence (de fréquence plus ou moins grande
p.i), l'information H est en unité d'information :
H = N� p . i log /2 p . i 1 .
Pouvons-nous accepter que l'information soit dif­
férente de la signification et indépendante de celle-ci ?
que l'intelligibilité se définisse par la répétition, par
la redondance et la banalité ? Il est exact que la
répétition est aussi la base de la logique, du principe
d'identité : A = A. Il est exact en linguistique géné·
rale que le message et son code supposent à la fois
un répertoire (lexical) et des éléments connus et
acquis, les systèmes phonologiques et morphologi­
ques. Le paradoxe de cette théorie - qui affirme sa
généralité et son application à toutes les interactions
dans la nature et la société - c'est qu'elle attribue
l'information à la surprise et la signification à la
banalité (redondance), donc l'intelligibilité. Elle
rejetterait donc la recherche de l'intelligible et de la
signification du côté de la combinaison des éléments
ou atomes. Alors que nous savons, par les linguistes,
que le second niveau d'articulation ne comprend
que des unités non signifiantes. Alors que nous ne
pouvons dissocier, dans une théorie cohérente, ce qui
apporte de la connaissance (de l'information) et ce qui
1. Cf. parmi beaucoup d'autres exposés celui de A. Moles : ln/or·
mation 8'mantiqus et information uthttique, Flammarion, 1 950,
p. 61.
Vera un nouvel intelligible 81

a de la signification. Sans quoi le fondement de la


pensée humaine s'écroule.
Il y a donc problème, divergence entre l'apport
d'une théorie scientifique (celle de l'information) et
celui d'une autre science (la linguistique). Divergence
ou contradiction ? Nous voici obligés une fois de plus
de mettre en conflit les théoriciens les uns avec les
autres et de chercher notre lieu et notre voie entre
les deux, aux points de friction.
Si, pour dé finir l'intelligibilité, nous excluons le
recours au second niveau d'articulation pris séparé­
ment, allons-nous chercher seulement du côté du
premier niveau, celui des unités signifiantes ?
Les philosophes s'égaraient dans des considérations
sans fin sur l'infini et le fini, considérations qu'ils
terminaient ou q u 'ils inauguraient par une option
arbitraire. Ils choisissaient par principe et pour prin­
cipe le fini ou l'infini ; ils optaient pour l'un des ter­
mes ; ils pariaient sur l'un ou sur l'autre. L'analyse du
langage nous révèle une articulation, un rapport
perpétuel de l'un avec l'autre. Ce sont deux niveaux
coexistants, leur unité étant donnée avec leur diffé­
rence, dans et par la différence. Ne serait-ce pas une
racine, un fondement de l'interrogation philoso­
phique et de l'inquiétude des philosophes ? Ceux-ci
se hâtent de disj oindre et de fixer séparément ce qui
se donne dans une liaison : l'illimité et le limité. Après
quoi, ils ne peuvent plus les rej oindre, pas plus que
le sujet et l'objet, la substance et la conscience, l'es­
prit et la matière.
L'étude du l angage ne se borne pas à d onner un
sens nouveau aux oppositions et contradictions qui
stimulèrent la pensée philosophique non sans rendre
insolubles les problèmes que se posaient les philoso­
phes. Les termes de ces problèmes se métamorpho-
82 Le langage et la société
sent. Aux notions du fini et de l'infini philosophiques
se substituent les concepts, dont le contenu est bien
déterminé, du limité et de l'illimité (inventaires) et
par conséquent du borné et du non-borné, du clos
et du non-clos : de l'ouverture et de la fermeture.
D'un côté, le clos, le fermé, base nécessaire pour la
connaissance, car la connaissance ne peut se passer
de détermination ; qui dit « déterminé » dit « fermé »,
au moins virtuellement. Ce que signifie le mot « est ».
Base insuffisante. En effet, de l'autre côté, il y a
l'ouvert, que l'on ne peut connaître parce qu'il faut
l'explorer, le constituer, le créer, ou pour le moins
l'atteindre. Car l'ouvert, c'est l'indéterminé (le possi­
ble, par exemple, qui ne va j amais seul : il y a
touj ours plusieurs possibilités entre lesquelles le
choix intervient ; jusqu'au choix et à la réalisation
d'une des possibilités, il y a une indétermination).
Le nouvel intelligible, pour autant qu'il se décou­
vre, ne peut se situer ni d'un côté ni de l'autre : ni
simplement dans le fermé (l'acquis, le solide, la com­
binaison réalisée ou réalisable des éléments saisis par
l'analyse) ni simplement dans l'ouvert (le p ossible,
l'horizon). Ne serait-ce donc pas dans le passage de
l'un à l'autre, dans l'activité qui ouvre et celle qui
ferme, dans la fermeture de l'ouvert et dans l' ou­
verture du clos, que se situerait ce que nous cher­
chons ? La détermination, le déterminé, le détermi­
nisme, ne vont pas sans leur négation. La fermeture
suppose l'ouverture, même s'il faut la briser.
C H A P ITRE I I I

Complexités et paradoxes du langage

La naissance du sens et le problème du métalangage.


Les savants qui étudient le langage tendent à voir
dans leur science une connaissance entièrement
positive, et à ériger le langage lui-même en :p ositivité
complète. Ce faisant, ils oublient l'enseignement
laissé par Hegel et par F . de Saussure. Pour le pre­
mier, le mouvement qui va du négatif au positif
(la vérité) traverse le langage, mais le langage en
tant que tel n'est que négativité. Par ce terme, Hegel
ne désigne pas seulement la fluidité de la parole, le
caractère temporel de l'émission langagière, son
évanescence. Il va plus loin. Le négatif a une puis­
sance terrible. Il dissout ce qui se donne dans une
unité ; il sépare ce qui est lié ; l'analyse tue ; mais
c'est précisément ainsi qu'elle peut pénétrer dans
les « êtres », démembrer et remanier les obj ets, saisir
leur genèse dans le devenir. Spécifique, la négativité
du langage s'articule avec celle de l'entendement et de
l'action sans se confondre avec elle. Ces deux pouvoirs,
ou plutôt ces deux fondements du pouvoir humain sur
l'élément naturel, ravagent, détruisent et construi-
84 Le langage et la société
sent, utilisent et tuent. Le besoin déj à consomme,
mange, dévore ; il anéantit ce dont il a besoin. Et
cependant les besoins des êtres naturels ou pensants
les lient. Le langage, dans la conscience et l'enten­
dement, naît de la lutte à mort des consciences qui
émergent de la vie spontanée. La puissance du lan­
gage, comme celle du Verstand (intellect) ne peut se
comprendre sans celle de la mort. Les signes, les
mots enveloppent, au moins comme possibilité, le
sacrifice, le meurtre de la chose nommée. Théorie
redoutable et profonde. La rationalité (bornée) du
langage n'interdit pas l'irrationnel. L'usage magique
des mots ne peut se séparer de ce caractère essentiel
du langage, la négativité. Les mots remplacent la chose
en son absence, dans une étrange absence-présence, à
la fois aliénation, évocation et puissance. La pensée
réfléchissante n'a donc pas le droit de transformer
inconsidérément la négativité du langage en « posi­
tivité ». Ce droit se légitime seulement dans la mesure
où le positif, c'est-à-dire le vrai et le total, surgit de
l'entendement et du discours : création d' œuvres,
élaboration de concepts. Ce qui implique le passage
à une pensée supérieure, la raison dialectique, inhé­
rente à l'entendement, donc au discours, mais en eux
virtuelle et non actuelle.
Pour Hegel, la « réflexivité », cette propriété de la
pensée qui s'appuie sur le langage, qui retourne sur
soi et va plus loin, tient à ce mouvement dialectique
et au dépassement qui s'ébauche. La pensée ne peut
s'arrêter (alors qu'Aristote faisait de l'arrêt et du repos
la fin de la pensée, son terme). Elle rebondit perpétuel­
lement ; il lui faut aller plus loin que l'acquis, le for­
mulé, le fixé dans les mots, en les reprenant. La
conscience et le discours se meuvent donc entre
l'inconscient du figé et la supraconscience de l'idée.
Complea:itéa et parail:<xua du langage 85
Il y a dans le langage, en deçà et au-delà du langage,
le silence. Il y a dans les mots et 11ur le discours cette
nuit pleine de sens, cette nuit translucide qui appa­
rait aussi dans les yeux et les regards, qui attend la
parole 1•
Saussure a retenu ou retrouvé la notion hégélienne
de la négativité du langage. Cette affirmation ne
rattache pas la pensée saussurienne à Hegel. Une
rencontre entre ces deux esprits nous importerait
plus qu'une « influence ». Dans la langue, pour Saus­
sure, il n'y a que des différences, sana termBB positifs
(souligné dans le texte, Cours de linguistique générale,
p. 166). Signes et sens n'ont aucune valeur absolue,
mais des valeurs positives, relatives, négatives. Un
ensemble constitué par les différences de ses termes
n'a pas de substantialité. C' est une forme pure.
Soient deux êtres humains, A et B qui s'entretiennent.
Dualité constitutive de leur communication : ils se
parlent, ils parlent de quelque chose. Les termes
(signes, atomes de signification, unités distinctes
ou discrètes) dont vont se servir A et B ne font pas
partie de A et de B, pas plus que des choses dont ils
parlent. Le langage désigne (dénote) des choses, ou
plutôt les concepts de ces choses. Il n'est pas une
chose. Cela ne veut pas dire que le langage soit
« irréel »1 mais que sa réalité est spécifique : formelle.
Le langage ne devient objet que par le processus qui
le fixe spatialement : l'écriture. Seule . l'écriture a
consolidé l'opinion d'une substantialité des mots,

t. Contre Hegel, Marx pensait que la reooo nnaissance des cons­


ciences libres ne s'effectue pas dans le négatif (lutte, émergence de
la nuit) mais dans la positivité pratique (sociale) qui déjà surmonte
le négatif : le travail, la production des objets et des œuvres. Il
d éplace l'accent.
86 Le langage et la société

reprise inconsidérément et inconsciemment par ceux


qui font du langage une pure et simple « positivité ».
Le langage est un fait matériel par les sons qu'il met
en œuvre, sa base sensible. En tant que forme, il est
« immatériel ». Il est cependant « réel » et efficace, de
façon analogue à la logique. Le sens, pas plus que la
cohérence logique, n'est une chose. L'ordre des élé­
ments d'un ensemble, q:ui tient à leurs différences,
n'est pas une chose, mais n'est pas indifférent. Nous
pouvons en conclure que le sensible et le sens ne
rentrent pas dans les catégories élaborées par la phi­
losophie classique de la « chose » (et de la « non-chose » :
l'esprit), de la substance, de l'objet (et du « sujet », de la
conscience) . Pas plus que dans le concept élaboré par
les sciences naturelles, dites exactes, du positif.
Nous nous trouvons ici devant une grave difficulté.
Le langage devient objet. Nous l'avons à chaque ins­
tant sous les yeux comme obj et : dans l'écrit. Nous
assistons perpétuellement à son passage dans « l' obj ec­
tif ». En tant qu'objet, il s'étudie positivement. Et
pourtant il se p ourrait que dans cette fixation, quel­
que chose (qui précisément n'est pas une chose) se
perde. Il se pourrait même que ee « quelque chose »
soit important, soit essentiel. Hypothèse à envisager
avec sérieux. En effet, elle tendrait à soustraire le
langage à l'examen et à l'analyse scientifique. On
irait aisément j usqu'au scepticisme. Le sacrifice,
le meurtre rituel ou non, la magie seraient-ils inhé­
rents au langage, en raison de sa négativité ou au­
trement ? Il est difficile de l'admettre. Et cependant,
le sacrifice, l'imprécation, la malédiction, la menace
et l'action destructrice furent et restent des faits
humains, donc « sociaux ». Sans oublier la poésie. Dana
cette direction, on irait vite jusqu'à confier à nou­
veau le langage an philosophe, à la philosophie et à la
Complea:ité8 et paradoa:u du langage 87

métaphysique. En même temps, nous avons montré


que la philosophie menait jusqu'à ce seuil, le langage
et l'examen du langage, sans arriver à le franchir.
L'étude du langage soulève de singulières diffi­
cultés, qui se rapprochent parfois de celles que ren­
contrait et rencontre encore la réflexion dans la logi­
que, dans la « théorie de la connaissance ». Elles se
formulent souvent en « apories », en paradoxes. Au
premier rang desquels le fameux paradoxe du Men­
teur ( « Épiménide le Crétois dit que les Crétois sont
menteurs ») . Comment dénombrer les propositions
et théorèmes portant sur les nombres sans disposer
des nombres ? Y a-t-il un ensemble des ensembles ?
Pour dire en quoi consiste la connaissance et ce qu'elle
vaut (en tant que connaissance) ne faut-il pas déjà
connaître, ou postuler que la pensée humaine peut
connaître ?
Vis-à-vis de ces apories (embarras) et paradoxes,
deux attitudes se font j our. Les uns disent : « Voilà
le nœud que nous devons démêler, dont nous allons
tirer le fil conducteur qui nous guidera dans le laby­
rinthe de la réalité et de la conscience humaines. »
D'autres, au contraire : « Ces cercles vicieux, ces
cercles magi9:ues, il est aussi facile d'en sortir que de
franchir les limites d'un cercle de craie tracé autour
de vous par un enfant. N'est-il pas facile abstraite­
ment de prouver que jamais on ne pourra apprendre
à nager ? Pour entrer dans l'eau sans se noyer, il faut
déjà savoir nager. Bien. Pourtant celui qui le veut
apprend à nager. L'action, la pratique, brisent les
cercles imaginés par la pure pensée, accomplissant ce
qui paraissait impossible. »
Les philosophes ont longuement médité sur cette
« problématique », formulée en paradoxes et apories.

Ils ont cherché une réponse à la question : « Où,


88 Le langage et la aociété

comment, par qui, pour qui naît le sens ? » qui domine


l'ensemble du débat. Hegel, encore lui, a posé le
problème, en ébauchant une réponse : « La naissance
du nouvel obj et, qui se présente à la conscience sans
qu'elle sache d'où il lui vient, c'est ce que nous voyons
se passer pour ainsi dire derrière son dos Le contenu •..

de ce que nous voyons naître est pour elle, tandis que


nous le concevons dans sa forme constituante, ou
dans son pur devenir 1 • » Il y a simultanément (dans
le même temps) double naissance : pour la conscience
(humaine, en général) et pour la pensée qui réfléchit.
La pensée reconstitue un processus qui s'est déroulé
pour et par la conscience ordinaire et lui a échappé.
Ainsi surgissent la signification immédiate de la chose
et son sens général. Le sens dans sa plénitude ne se
produit que par et pour la pensée qui, à partir des
concepts, atteint la totalité. « Le mouvement dialec­
tique de la conscience, aussi bien en son savoir qu'en
son objet, en tant que devant elle le nouvel objet vrai
en jaillit, c'est proprement ce que l'on nomme expé­
rience 1 • 1 L'expénence est active ; elle est activité
créatrice (praxis). Elle produit (au même moment)
et l'obj et avec la signification immédiate de cet objet
et le sens qu'il prend dans l'ensemble de l'expérience
humaine. Signification et sens surgissent, comme la
lumière, de l'opacité nocturne des choses. Mais en
traduisant la démarche spéculative de Hegel, la
méditation qui traverse la Phénoménologie de l'esprit,
en un langage plus accessible, plus proche de l'acti­
vité pratique et sociale, ne l'avons-nous pas trahie ?
En admettant que notre traduction soit fidèle, la
solution proposée par Hegel ne peut nous contenter.
Ce n'est qu'une indication. Il nous renvoie à l'activité

1. Introduction à la Phénownolo&i.e de l'uprit.


Compleo;ités et paradoa:u du langage 89

créatrice. Où et comment la saisir ? La conscience


philosophique suffit-elle ?
L'œuvre entière de Husserl consiste en une réflexion
(ou une méditation) sur la naissance de la signi­
fication et du sens. Le problème s' examine chez lui
sous de multiples aspects : rapports entre la logique
et l'expérience (le flux des phénomènes) - entre
l'assertion et la signification, entre la copule (est dans
le jugement : Paul est un imbécile) qui énonce une
abstraction et la réali\é sous-j acente, - entre l' obj et
en général et l'objet concret - entre signification,­
sens, vérité, etc.
Par malheur, l'œuvre de Husserl semble aussi
diverse, aussi insaisissable que le flux « héraclitéen 11
qu'il pJ1étendait dominer du haut de la philosophie.
Tantôt c'est pour lui la logique qui a pour domaine
l'ensemble des significations possiblM. Le logicien
établira donc une doctrine « pure » des formes, une
sorte de grammaire « pure », c'est-à-dire générale.
Cependant, les significations qui peuvent s'effectuer
par la pensée en écartant les contenus particuliers
des discours, se réduisent au principe d'identité :
« A est A ». Cette forme pure n'a aucune signification
sinon pour le logicien et dans la logique. Il est donc
difficile de maintenir une attitude qui tue la signifi­
cation et le sens en les cherchant, en voulant les élever
jusqu'au rang supérieur de la vérité.
Tantôt chez Husserl le sens naît au niveau « anté­
prédicatif », c'est-à-dire avant tout j ugement qui
joint un prédicat à un suj et, dans la nuit qui précède
le lever de la conscience ; il y a genèse ou surgisse­
ment non seulement du sens, mais de la conscience
et des formes (logi <J.ues, mathématiques). Le sens
émergerait ainsi au mveau des sens, mais un peu au­
dessous ; la sensation et la perception sensibles, insé·
90 Le langage et la société

parables pour la conscience, constateraient les signi­


fications déjà préformées. Il y aurait « préconstitution
passive des significations idéales, dans l'activité
antéprédicative », laquelle se développerait au ni­
veau de la perception consciente. Cette émergence,
ce passage de la nuit au jour des significations n'en
constitueraient pas moins une évidence phénoménolo­
gique, recelant la seule solution au problème du pas­
sage du sensible à l'intelligible. « Le travail de la
subjectivité dans le monde de la vie donne leur seule
justification aux idéalités du monde de l'esprit, en
tant que leur sens effectif de vérité, dans leur être
idéal, ne peut consister qu'à se poser comme la vérité
même de ce monde 1• » Thèse vraiment étrange et
difficile à défendre.
Tantôt chez Husserl le sens apparaît pour l'activité
consciente capable de rétention (« retenir » dans cette
acception, ce n'est pas se souvenir, c'est conserver
sous le regard de la conscience un accompli qui ne
tombe pas dans le passé). Lorsque le regard de la
conscience se retourne sur ce qu'elle a retenu, le sens
de la rétention apparaît comme réalité de l'accompli.
La rétention n'a d' ailleurs lieu, donc sens, que pour
et par une tension vers l' avenir et le possible, pour
et par un proj et : une « protention ».
Tantôt enfin, pour clore cette liste qui pourrait
s'allonger, c'est la conscience transcendantale (pure
et purifiée de tout contenu - du monde entier -

par la « réduction phénoménologique ») qui saisit les


sens, qui les promulgue - faits et valeurs liés indisso-

1. Cf. Tran-Due-Thao, Phénanu!nologie el maUrialiame dîalu­


li'lfUJ, Paris, 195 1 , p. 202. L'auteur a bien taitli lea paradoxes d e la
doctrine huaserlienne, que 1' on pourrait retrouver, - avec u n e
ten tative originale p o u r les résoudre - d a n s l e s ouvrages d e M .
l\lerleau-Pon ty, notamment dans Phénonu!nologie d e la percepti.on.
Complea;ités et paradozea du langage 91

lublement - devant elle et pour elle. « L'être saisi


dans le cogito, puis dans son universalité, c'est la vie
universelle elle-même, dans son unité et sa totalité
indéfinies et illimitées. C'est parce qu'elle apparaît
touj ours comme unité totale qu'elle peut également
être considérée dans des actes perceptifs qui se limi­
tent par l'attention à un plan particulier, et devenir
le thème d'une connaissance universelle 1• » Proposi­
tions magnifiques et peu compréhensibles. En s'éta­
blissant dans sa pureté, la oonscience absolue aperçoit
l'horizon sans limites de la Vie. La vie universelle
devient pensée-pensée de la pensée-pensante. Domi­
nant le monde après l'avoir écarté et par le fait de
l'avoir écarté, la subj ectivité y délimite des régions et
des domaines ; l'attention du p hilosophe y circonscrit
ce qu'elle détermine : propositions et jugements, si­
gnifications et sens. Ils sont à la fois immanents au
donné et « thématisables » pour la réflexion. La pro­
blématique universelle se change en certitude uni­
versalisable. Les sens n'ont rien d'arbitraire, encore
que constitués, c'est-à-dire décrétés par la pure cons­
cience du philosophe.
Acte à la fois inaugural et perpétuel qui prétend
envelopper l'immanent et le transcendant, l'unique
et l'universel, l'existentiel et le métaphysique, la
Conscience husserlienne s'érige en absolu au sein du
relatif. Avec ce qu'elle saisit : le présent, l'actuel.
Nous reconnaissons, portée au paroxysme, une ten­
dance de la philosophie, tendance mutilante, ex­
croissance sur le « réel » plutôt que réafüé.
On ne peut s'empêcher de penser que la spéculation
philosophique s'empêtre de plus en plus (beaucoup
plus chez Husserl que chez Hegel) dans ses postulats

1. Môdilationa cC1rtisienTltl8, sect. t S .


92 Le langage et la société

et présuppositions, exigences et implications. Elle


prend pour thème central la vie, le vécu. Elle veut
atteindre la rigueur descriptive ou analytique. Cepen­
dant elle délaisse la pra xis 1, c'est-à-dire l'activité
concrète. Elle ignore ou feint d'ignorer, ou tente
d'ignorer, le social, obj et de la sociologie.
Que devient, dans la pe rspective philosophique de
Husserl, la connaissance scientifique du langage ?
On croit reconnaître chez lui confusément l'articu­
lation entre l'inventoriable et l'illimité, entre le clos et
l'ouvert. Une étude plus serrée de ces rapports, basée
sur l'analyse du langage, ne doit-elle pas remplacer
une spéculation qui risque touj ours de renverser les
termes, de confondre le clos avec le certain, l'ouvert
avec l'indéfinissable, de sorte que « la vie » se retrouve
mal à son aise, la tête en bas ?
La perspective husserlienne semble pouvoir se
définir ainsi : les significations (partielles) naissent
dans le vécu, devant (et pour) les consciences indivi­
duelles. Quant aux sens (universels) ils naissent pour
(et devant) la conscience philosophique érigée en
absolu, j uge et critère suprê m es . Husserl, dans cette
direction, va encore plus loin que Hegel. Si loin qu'il
compromet sa thèse. Il nous est difficile de l'accepter.
Elle ne répond pas à nos exigences. Les philosophes
ont cherché le sens de la vie ou voulu donner un sens
au monde, à l'homme, à sa vie. Et cela par le langage.
Leurs interprétations du monde et les transformations
qu'elles voulaient introduire devaient opérer par le
seul langage.
Dès le commencement de son œuvre, Marx a soumis
à une dure critique, nous l'avons déj à rappelé, les

1. Cf. J. Desanti : Phénomino/ogie el prazia, Paris, Ed. sociales,


1900.
Complea:itéa et parado:&ea du. langage 93

ambitions et prétentions des philosophes. En ce qui

rent dans la Deutsche ldeologie, écrite vers 1845 par


concerne le langage, les thèses marxistes se précisè­

Marx avec la collaboration d'Engels. Les auteurs


établissent qu'il n'y a ni pensée ni conscience sans
ce support sensible : le langage. Il en résulte que la
pensée et la conscience sont essentiellement des faits
sociaux. « De même qu'ils ont fétichisé la pensée, les
philosophes ont dû faire du langage un royaume sou­
verain 1 • 11 Or, il n'en est rien. Les représentations ,
les idées, ont leur origine dans le « commerce » des
hommes entre eux, dans les échanges, dans la commu­
nication des consciences, dans les activités réelles
qui constituent la pra:eia (pratique sociale). Pour les
formuler, il faut des théoriciens. Ce sont des individus,
mais qui pensent en fonction d'un groupe ou d'une
classe sociale. Ces idéologuea dégagent et unissent
entre elles les signi fications vagues, écloses çà et là
dans la praxis. Ils en tirent des thèses générales, co­
hérentes, systématisées autant que possible : les idéo­
logies, y compris les religions, les philosophies, les
morales. Ils partent donc de la « langue de la vie
réelle » pour élaborer leurs représentations et créer u la
langue de la politique, des lois, de la religion, de la
morale, de la philosophie 1 ». Les grandes idéologies
ont donc produit du langage ; elles entrent dans les
consciences par le moyen du langage. Elles ont cher­
ché et voulu donner un certain sens à l'homme, au
monde, à la vie. Leurs interprétations du monde
opéraient en introduisant dans la langue {donc dans
les consciences) des mots, des tournures. D'où leur
extraordinaire efficacité.

1. ldéolosie allemande, trad. Molitor, Œuvres philoso phiques ,


i. VI, p. 157.
94 Le langage et la société

Les idéologies ne pénètrent pas du dehors dans


les consciences. Elles n'ont j amais dédaigné les
contraintes et la violence, pour s'imposer, mais elles
s'insinuent : elles persuadent. Les hommes ont
adhé1é et adhèrent encore aux idéologies. Ils tuent et
meurent pour elles, même quand ces représentations
n'expriment directement ni leurs besoins, ni leurs
aspirations, ni leur classe.
La critique des idéologies peut se foire par la voie
théorique. Cette critique, nécessaire, ne suffit pas.
u Le problème de savoir comment descendre du monde

des pensées dans le monde réel se transforme en pro·


blème de savoir comment descendre du langage dans
la vie 1• » Les idéologies s'investissent dans le « langage
de la vie réelle », dans la praxis, c'est seulement dans la
praxis et dans l'histoire que les sens se révèlent des
non-sens. L'expérience humaine (dans l'acception
dégagée par Hegel mais approfondie par le marxisme)
peut seule mettre fin aux sens - aux i.nterprétatiom
dépassées. Le langage, c'est un trésor, un dépôt,
comme disent les linguistes. Les mots, chez eux, sont
trop « positifs », à moins qu'ils ne soient métaphoriques.
Il y a de tout dans ce dépôt. Le trésor contient de
faux diamants à côté des vrais. Son inventaire ne
peut se mener à bien que de façon critique. Il y a
des significations et des sens à repousser, à détruire.
Tout ce qui a eu signification et sens pour les conscien­
ces ne peut s'accepter et s'entériner. Le problème,
c'est de saisir le rapport du langage avec la < < vie
réelle », c'est-à-dire avec la praxis. Si le langage
contient à la fois des vérités et des mensonges, des
illusions et des réalités, nous devons envisager le
double passage de la langue à la vie, de la vie à la

1. lb., p. 600.
Complea;ités et parad0$es du langage 95

langue. Ou si l'on veut, des structures linguistiques


aux structures sociales, et réciproquement. La phi­
losophie, avec Hegel, avec Husserl, pose la question.
Elle cherche une réponse, elle ne la donne pas.
L'œuvre maîtresse de Marx, le Capital, contient
une véritable sémantique des termes, élucidés dans
leurs relations avec la praxis d'une société histori­
quement formée et structurée, analytiquement saisie,
globalement exposée. Le Capital ? Ce terme résulte
d'une série d'opérations. Les rapports réels entre
les hommes sont d'abord projetés dans des choses :
les instruments, les machines, les installations, consi­
dérés comme du capital en soi. Après quoi les « choses »
sont personnifiées. A la réification succède la person­
nification. Le « capital » rej oint ainsi la personne du
capitaliste, incarnant la bourgeoisie 1•
Les thèses de Nietzsche diffèrent des thèses marxis­
tes, avec quelques indications communes, notamment
la critique de la philosophie traditionnelle. Pour
Nietzsche, ce ne sont pas les théoriciens (les « idéolo­
gues ») qui font surgir le sens, qu'il nomme éYaluation.
Ce sont les peuples (pas les classes). « Aucun peuple
ne pourrait vivre sans commencer par juger. » A
travers les peuples, c'est l'homme qui parle et se
prononce. « C'est l'homme qui a prêté la valeur aux
choses, afin de se conserver. C'est lui qui a créé le
sens des choses, un sens humain. .. Les créateurs
furent d'abord des peuples et plus tard des individus.
En vérité, l'individu lui-même est la plus j eune des
créations... » Lui, Nietzsche, individu, poète, veut
fixer les valeurs nouvelles, c'est-à-dire le sens. « Ra­
menez comme moi la vérité égarée sur la terre, oui,

1. Mêmes remarques sur la Terre et le Travail. Cf. Capilal, t. VIII,


t ditions sociales, p. 193 et sq.
96 Le langage et la société
ramenez-la vers le corps et la vie, pour qu'elle prête
un sens à la terre, un sens humain ... Nous luttons
encore pied à pied avec le géant Hasard ; sur toute
l'hum1mité régnait jusqu'à présent l'absurde, le non­
aens. Que votre esprit et votre vertu, mes frères,
servent le sens de la Terre 1 » Ainsi naît, pour le
.•.

poète prophétique, le sens, c'est-à-dire la valeur.


Notons que pour Nietzsche, le sens se situe dans le
signifié. Alors que Marx, dans l'analyse du « capital »,
cherche à saisir le j onction du signifiant (le terme
dans ses emplois courants, scientifiques ou non scien­
tifiques) et du 8',gnipé (la société dans son ensemble,
le « réel », c'est-à-dire les rapports pratiques).
Les logiciens et les analystes des propositions lo­
gico-mathématiques ont scruté ces questions avec
plus de rigueur que les philosophes, et bien entendu
que les poètes. Dans l'ensemble, ils rej ettent la mé­
taphysique 1• Les énoncés portent sur des faits donnés
par les sens (pas sur des « objets » sensibles, mais sur
des faits sensibles). Toute signification consiste en
la description d'un fait sensible. Il y a deux types
de propositions : celles qui désignent un fait sensible
(qui l'ont directement pour dénotation) et celles qui
renvoient à d' autres propositions. En analysant ces
rapports, on arrive touj ours à des faits sensibles
(empiriques). Beaucoup de fausses questions et de
problèmes insolubles, posés par les philosophes, dit
Wittgenstein, résultent du fait que nous ne compre­
nons pas les enchaînements de notre langage, sa

t . Ainsi parlait Zarathouatra, 1'" partie, Des mille et u n buts, et


de la vertu qui danse.
2. Cf. Philoaophical Analysi.B, par J. O. Urmson, Oxford, Cla­
rendon Press, 1956, notamment p. 108 et sq. (The rejection of
m etaphysics).
Compl6(1)ités et paradoœes du l1.1ngage 97

logique 1 • Le mérite de Russell, c'est d'avoir compris


que la liaison des énoncés dans le langage ne coïncide
pas avec la forme logique. A l'analyse, cette forme
se dédouble : d'une part en énoncés de forme mathé·

B » ) , d'autre part en désignation de faits sensibles


matique (non pas « A est B », maiS « A est fonction de

(« la rose est rouge » ) . Le petit terme « est », la


copule de la logique aristotélicienne, contient tous
les pièges, permet toutes les erreurs. Les proposi­
tions où entre la copule « est » oscillent entre la tau·
tologie (A est A) et la contradiction logique (A est B),
également inacceptables. Le langage exprime et dissi­
mule la pensée, comme un habit montre le corps et
en même temps le cache. Quant aux conventions
tacites, admises en société pour le langage courant et
sa compréhension, elles sont très compliquées. Ainsi
les significations et les sens naissent pour l'homme
quelconque, dans la vie quotidienne. Ils sont tous éga·
lement suspects et ne résistent guère au logicien. De ce
langage quotidien qui charrie pêle-mêle toutes les im­
puretés, il convient d'extraire des atomes logiques (les
propositions fonctionnelles ayant une signification)
et la référence à des faits sensibles précis. Pour le pre·
mier travail, à savoir la détermination des variables
et de leur relation, la grammaire peut servir. L'étude
de la syntaxe complète celle du vocabulaire. Par
exemple, les énoncés qui contiennent « et » ou bien
« ou » offrent un intérêt particulier et permettent des
analyses d'un niveau plus élevé que celui atteint par
les grammairiens eux·mêmes. Le métalangage qui
permet de parler du langage, ce serait donc celui des
mathématiques, ou mieux encore, la logique des
propositions mathématiques.
1. Tractalus logico-philosophique, Kogan Paul, 1922, trad. fr,
Klossovski, Paris 1961, 4003. Nous citons d'après l'édition:anglaise.
98 Ls langage et la société

Nous n'avons pas ici à résumer les travaux de ces


écoles 1, mais à rappeler comment elles abordent les
paradoxes du langage. Elles ne les éludent pas. Si
l'on énonce « ce mur est gris », la proposition désigne
un certain gris. Or ce gris est unique. Le terme général,
le concept « gris » ne lui con vient pas. Il faudrait,
pour le désigner, un nom propre, dit Russell. Ou bien
il suffirait de le montrer du doigt ; c'est un « index •
(et non pas un signe) de sorte que la proposition peut
s'exclure de la logique symbolique 1. Ainsi la recherche
logico-empiriste rattrape le vieux nominalisme des
philosophes. Il s'ensuit que paradoxalement la
soumission au fait sensible abolit le fait sensible, ou
le prend comme référence et détruit la référence. A
moins que l'on ne définisse, avec Carnap, la science
comme un « protocole d'expériences » consistant en
faits sensibles (physiques). En même temps, le
penseur rigoureux qui ne veut rien accepter sans
l'avoir él�idé, tend vers le solipsisme. Ainsi Wittgen·
stein dans le Tractatus, en 5.62 : « That the world is
my world shows itself in the fact that the limits of
language ( the language, which 1 alone understand)
means the limits of my world », et, en 5.64, en plein
paradoxe : « Here we see that solipsism strictly carried
out coïncides with pure realism. » Si les limites du
langage sont celles du monde, si les limites de mon
langage sont celles de mon monde, si mon langage
est une partie du langage, le « suj et • que je suis est

1. L'école de Vienne ( Carnap ) , l'école de Varsovie (Tarski), l'é·


cole anglaise ( Russell ) , etc.
2. Cf. R. Jak obson, Easais, p. 41 où ce linguiste cite un article
sur le • pointing • (action de montrer du doigt ) . La distinction des
signes, des index, des icônes ( figures peintes) semble remonter à
Peirce. Elle sert à établir le principe selon lequel le langage s t ructu
­
,.,.Jeu>Pnt rompris "8 <le 1i1t11e en si gn e.
Complea:ités et parado:&es du wnguge 99

limité à lui-même, bien qu'il fasse partie du monde.


Il limite le monde, il se limite par le monde. Qui dit
limite dit finitude. Pourtant, j usque dans le calcul
mathématique, il y a de l'infini. La limite est double :
logique, mystérieuse. La mort est l'abolition de cette
limite : il n'y a plus ni question ni réponse. Telle
semble la singulière conclusion du Tractatus.
N'est-il pas extraordinaire que des théories sur
le langage ordinaire, qui se veulent rigoureuses,
s'ouvrent sur la magie, le sacrifice, le meurtre, la
mort ? N'est-ce pas le paradoxe des paradoxes 1 ?
La négativité écartée par la logique « positiviste 11
rentre en scène dramatiquement. C'est elle le sens
des sens, le sens suprême, l'universel.
Pour comprendre la u réalité 11 du langage il faut
certainement réformer ou même transformer les
notions habituelles de « réalité » , de « positivité » .
Voici une nouvelle difficulté plus grave.
Pour parler du langage, ne faut-il pas un langage ?
Quel langage emploierons-nous ? Quel langage privi­
légié (mais comment et pourquoi ?) permettra de dire
quelque chose sur le langage, d'énoncer des proposi­
tions vraies ? Il convient de définir les termes em­
ployés. Comment les définir sans user d'un langage
qui ne sera pas dé fini ? Plus exactement, comment
définir le sens des propositions où il s'agit de sens ?
Cela suppose une réflexion sans langage, en deçà ou
bien au-delà du langage, position très dangereuse
qui conduit à accepter la thèse métaphysique d'une
transcendance, celle de la conscience ou de l'idée ou

1. Cf. aussi Ortigues, Le Discours et le symbole, Aubier, 1 962, p.


225 : • L ' être vivant que nous sommes n'accède à la conscien c e de

•ni<! ans une communauté de sujets parlants que par le signe de


i ' l n t crdit et de la Mort. •
100 Le langage et la société

de l'être. En somme, la science du langage présup­


pose déjà la constitution d'un métalangage. On peut
l'emprunter à la métaphysique, ou encore à la logique
pure (formelle) . Dans les deux cas, les difficultés
commencent. On a sauté du langage à quelque chose
qui le transcende, et de l'analyse scientifique - ana­
lyse d'un « obj et 11 déterminé - à une attitude philo­
sophique ou purement logique. Comment revenir lé­
gitimement vers le langage et ses structures internes
(immanentes) sans les déformer ?
A notre problème, R. Jakobson apporte une sol u­
tion audacieuse : « Le langage doit être étudié dans
la variété de ses fonctions », déclare-t-il. Ce qui sup­
pose une analyse des facteurs constitutifs de tout
procès linguistique, de toute communication verbale.
Il y a six facteurs : le message lui-même, le destina­
teur (émetteur, locuteur) et le destinataire - la prise
de contact entre eux - le conte:ae du message et le
code qui permet de le déchiffrer. Chacun de ces six
facteurs donne naissance à une fonction centrée ou
axée sur tel ou tel de ces facteurs. La fonction dite
ea;pressiPe centrée sur le destinateur, vise à dire l'at­
titude du « suj et » à l'égard de ce dont il parle : son
émotion, vraie ou feinte. Orientée vers le destinataire,
la fonction conatiPe vise un résultat, un effet : « Buvez ! »
(impératif) . La fonction dite dénotatiPe, ou cognitiPe,
ou référentielle, dominante dans de nombreux messa­
ges, se rapporte au contexte. Beaucoup de linguistes se
bornent à ces trois fonctions. Jakobson y aj oute la
fonction phatique ou de contact (allo ! allo !), la fonc­
tion poétique qui met l'accent sur le message lui­
même, et enfin la fonction métalinguistique. « Chaque
fois que le destinateur et/ou le destinataire jugent
nécessaire de vérifier s'ils utilisent bien le même
code, le discours est centré sur le code. D L'un des
Complea;ités et paradoa:es du langage 101

interlocuteurs commente les termes employés, ou lei


définit ; il donne une glose 1.
- Sylvia ! Hello girl ! (fonction de contact).
- Asseyez-vous ! (fonction conative).
- Je suis très content de vous voir (fonction
expressive) .
- J e crois que vous n'êtes p a s seul (fonction
référentielle).
- Vous êtes bien bronzée, Sylvia, et belle comme
l'été ! (fonction poétique).
- Ce que j 'appelle « bronzé », c'est la couleur du
pam bien cuit (fonction métalinguistique) ...
Pour R. Jakobson, « le métalanga lte n'est pas seu·
lement un outil scientifique nécessaire à l'usage des
logiciens et des linguistes ; il joue aussi un rôle
important dans le langage de tous les jours. Comme
M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir, nous
pratiquons la métalangue sans nous rendre compte
du caractère métalinguistique de nos opérations. »
Cette théorie de Jakobson, comme toute son
œuvre, est subtile et fine. Elle dé-dramatise la ques·
tion du métalangage. Elle la « déphilosophise » si
l'on peut dire, sans pour autant précipiter le langage
vivant dans le langa �e-objet : sans le considérer
comme un simple véhicule objectif de concepts et
d'informations. La fonction qui permet de parler
du langage naît dans le langage lui-même. Perpé·
tuellement, pour nous faire entendre et comprendre,
nous livrons notre « code D par fragments. A chaque
mésentente ou malentendu, pour sortir de cette
situation, nous définissons un mot, un terme, une
articulation. Ou bien nous demandons une défi-

1. Essaia, p. 213 et sq. Les phrases ci-dessus ne ie trouvent pas


dans Jakobson.
l02 Le langage et la société

nition : « Au fait, qu'entendez-vous par ... ? » Et


l'on se met à discuter sur la définition de ceci ou de
cela.
Le . droit du logicien et du linguiste, l'opération
par laquelle ils élèvent au concept un fait linguis­
tique, seraient ainsi légitimés, justifiés et assurés.
Cette opération ne ferait qu'élever à la plénitude -
à la certitude - une fonction inhérente au langage,
surgie en son sein, en son cœur. La connaissance,
de façon surprenante, surgit dans « l'obj et » à
connaître. Elle lui reste immanente. C'est le « prin­
cipe d'immanence ».
Thèse habile, mais pas entièrement convain­
cante. Qu'est-ce qu'un code ? C'est un ensemble
inventoriable et inventorié d'éléments qui entrent
dans des groupes déterminés et peuvent se classer
par oppositions dans ces groupes. C'est un réper­
toire systématisé de sons (phonèmes, dont la phono­
logie fait l'inventaire et le classement), de formes
et de règles d'emploi (morphologie de la langue,
formes grammaticales, syntaxe). C'est une « orga­
nisation », sti:e ule A. Martinet. 11 Toute communi­
cation serait impossible en l'absence d'un certain
répertoire de « possibilités préconçues » ou de « re­
présentations préfabriquées ». - « Je dois admet­
••.

tre que les concepts de code et de message introduits


par la théorie de la communication, sont beaucoup
plus clairs, beaucoup moins ambigus, beaucoup plus
opérationnels que tout ce que nous offre la théorie
traditionnelle du langage ... » déclare Jakobson 1•
Après quoi il décrit et analyse fort bien le proces­
sus : il y a un codeur et un décodeur. Le décodeur
reçoit le message, connaît le code, et grâce à lui

t. Ibid .• p. 32.
Complea:itéa et parado:i;u du langage 103

interprète le message. Dans ces considérations, en


tant que tel le code n'est pas complétement défini.
« Prenez une chaise. - Je ne vois que des divans,
des fauteuils. Qu'est-ce que vous appelez une chaise ? »
Je vais donc définir le mot chaise. Est-ce là livrer
mon code, partiellement ou complètement ? Non.
Je vais montrer à mon interlocuteur une chaise
parmi les autres sièges qui se trouvent dans la pièce.
La chaise et le mot « chaise » font partie de mon
matériel disponible, de mon vocabulaire, de mon
lexique, non de mon code. Le message centré sur le
code, c'est celui du grammairien. C'est le mien
quand j'épelle un mot, quand je dicte pour qu'on
écrive sous ma dictée. Nous reconnaissons la confu­
sion déjà dénoncée entre les niveaux, entre les inven­
taires limités (morphologie) et illimités (lexicaux).
Mais peut-être Jakobson veut-il dire que déjà le
langage transgresse le langage, que la pensée le
traverse pour aller plus loin que lui, en se servant de
lui ? Ce qui est une tout autre idée que celle de « la
fonction métalinguistique », centrée sur le code. Car
le « principe d'immanence » se voit mis en question.
Nous conserverons sous notre regard le nœud des
paradoxes. Nous séj ournerons au voisinage de ce
« noyau ». Ne serait-il pas le centre où se réfugie le
mouvement dialectique quand on le traque au nom
de la forme, de la structure, de la cohérence pure­
ment logique - où il se condense et d'où il surgit
avec la violence d'une tempête ? Le « noyau » dont
la science devrait sortir ne serait-il pas tumultueux ?
.•

D ifficultés et contradictions des définitions


Considérons les notions fondamentales de signi­

admise de la langue-nomenclature (« sac-à-mots ») ,


fication et de sens. Dans la théorie longuement
104 Le langage et la aociété

la signification et le sens paraissaient clairs et dis­


tincts. Ils se conhndaient. Chaque mot désignait
une chose, un obj et, un « être », ou un rapport entre
les choses, les obj ets, les « êtres ». En regardant avec
un tant soit peu d' attention, on se serait aperçu
qu'il était difficile de dé finir les homonymies, les
synonymies, les polysémies (mots à plusieurs sens).
Pendant des siècles, ces difficultés n' ont pas attiré
l'attention. Saussure, en ébranlant cette tran quille
certitude par une critique radicale de la vieille
théorie, fit un pas en avant décisif. Le mot « chaise •
n' est pas un « index » qui montre cette chaise. Le
contenu de ce mot, c'est-à-dire des sons qui le consti­
tuent, ce n'est pas la chose, c' est « quelque chose »
d'immatériel, d'irréel par rapport à une réalité
matérielle donnée : c'est le concept « chaise » (qu'il
y ait ou non, ici ou ailleurs, des chaises réelles). Le
signe ne désigne donc pas la chose, contenu externe
à la forme. Le signifié est inhérent au signifiant
lequel est arbitraire par rapport à la chose ; le mot
« chaise • n'a pas plus de rapport avec la chose que
« stuhl • ou 1 stol • mais inclut étroitement le signi­
fié (concept). Forme et contenu, signifiant et signi­
fié sont différents et indissolublement unis dans
leur différence. Le signe a deux faces, comme le recto
et le verso de cette feuille. J'ai beau découper en
morceaux la feuille de papier, chaque fragment a
encore un recto et un verso.
L'analyse structurale du signifiant et du signifié a
fait date. On oublie souvent qu' elle est loin de
donner une analyse complète du sens. Signifiant et
signifié se font face dans le signe, mais le signe ainsi
défini reste isolé. En le traitant ainsi, on tend à le
figer dans un langage-objet. Personne ne prononce
séparément le mot « chaise ». Tout énoncé (phrase)
Complea;ités et paradoa:es du langage 105

s'insère dau.s un contexte, dans une situation. A


côté et avec le vis-à-vis « signifiant-signifié », il y a
la détermination latérale : ce que Saussure nommait
valeur. J'ai découpé ma feuille de papier en petits
morceaux. Chacun a son recto et son verso, certes,
mais à sa place, parmi ses voisins, comme dans un
puzzle ; les bords des découpures se correspondent.
De même chaque pièce du jeu d'échecs a forme,
figure, règle de déplacement sur l'échiquier, c'est-à·
dire signification, mais elle ne « vaut » que par les
autres pièces et le système entier : les règles du j eu.
Or la notion de « valeur » est loin d'avoir la transpa·
rence du rapport « signifiant-signifié » (de la diffé­
rence) dans le signe. L'exemple donné par Saussure
est plus troublant qu'éclairant. 11 Le français mouton
peut avoir la même signification que l'anglais sheep
mais non la même valeur et cela pour plusieurs
raisons, en particulier parce qu'en parlant d'une
pièce de viande apprêtée et servie sur la table, l'an­
glais dit mutton et non sheep 1• » Qu'est-ce que cela
veut dire ? La valeur du mot vient en même _ temps
déterminer et perturber la signification. La signi­
fication semble précise et bien définie ; mais elle
change avec la valeur. Le mot « mouton » est en
français « polysémique 11 ; il possède deux acceptions,
dont la différence a besoin d'une explication. Il
appartient au groupe qui désigne des animaux vi­
vants et du �oupe qui désigne des viandes de bouche­
rie. La spécification viendra d'un autre mot : « Du
mouton. Le mouton. Une côtelette de mouton. Le
mouton des voisins... ». Le contexte devient déter·
minant ; mais alors nous sommes renvoyés à un
autre problème, celui d'un inventaire lexical, celui

1. F. de Saussure, Coura de linsuiatique sénérals, p. 160.


106 Le langage et la aociéU

des groupements d'obj ets, de leur mode de liaison.


De tels groupements, parmi lesquels l'acte de parler
prélève pour le désigner un des objets qui les consti­
tuent, ont une réalité sociale incontestable. L'exemple
pris par Saussure suffit à le montrer. Ces groupes
n'ont-ils aucune 1t substantialité » ? Sont-ils défi­
nissables seulement par leurs différences ? Curieuse­
ment, la valeur précise la signification en l'unis­
sant dans un ensemble (ou dans des ensembles) et
cependant elle en trouble la clarté. Si le mot
(signe) mouton est arbitraire par rapport au signifié,
les rapports dans lesquels il entre et d'abord la
valeur n'ont rien d'arbitraire. La Paleur exerce une
contrainte aussi précise que la cohérence (logique).
Elle limite étroitement l'arbitraire des signes. Signi·
fioot io n et Paleur semblent donc deux côtés indisso­
lubles du sens. Le sens se dédouble (mais ce processus
est-il ici terminé ?) en signification et valeur. La
première notion se résolvant en différences semble
transparente. Ce qui frappe, se retient et tend à la
privilégier. Pourtant, elle renvoie à la seconde, dont
la transparence ne s'impose pas. Se résout-elle en
dualités bien déterminées par leurs oppositions, ou,
pour suivre de plus près Saussure, en systèmes de
différences ? Ce n'est pas certain.
La notion de double articulation ne supprime pas
nos difficultés. La valeur, incontestablement, n'appar­
tient qu'aux unités de première articulation ou
unités signifiantes. Qu'en conclure ? Ces unités ne
se bornent pas aux mots ; les phrases en font partie ;
les phrases semblent relever, au moins en partie, de
choix. Le moindre examen de la phrase y décèle
des déterminations (mots, significations), des nécessi­
tés (la cohérence, l'exigence logique) , du hasard et
des choix. Le signe est arbitraire mais le groupe·
Compler&ités et paradoxes du langage 107

ment des signes dans la phrase, unité signifiante ou


plutôt supersigne, n'est pas arbitraire, si toutefois
on ne confond pas « choix », « hasard » et « arbitraire ».
La notion de valeur dirait-elle l'ouverture de la langue
dans et vers la parole vivante ? Peut-être, mais en
compromettant la rigueur de la pensée systéma­
tique, fondée sur la différence, la dualité, l'opposi­
tion.
Il semble bien que ce soit l'enseignement de
A. Martinet lorsqu'il montre l'importance des « actes
de parole ». Considérons les trois phrases :
Madame n'est pas à la maison.
Il représente une maison de commerce.
Richelieu lutta contre la maison d'Autriche.
La polysémie du mot maison est évidente. Le
rapport (transparent, différentiel) du signifiant au
signifié s'obscurcit. Il ne s'éclaire que dans le contexte.
La phrase, en tant qu' acte, livre la valeur du mot.
Comment séparer signification et valeur ? Nous ne
pouvons privilégier la signification en tant que
rapport formel. Le sens du groupement des termes
est autrement riche que la signification des termes
isolés. Qu'est-ce qui constitue le sens ? L'ensemble
des significations, qui sont différentes (mais non
définies par leurs différences) et d'autre part se
groupent d'une façon qui n'a rien d'arbitraire. Le
contexte - l'acte - fait apparaître certaines vir­
tualités. Il rej ette les autres dans l'ombre, écrit A.
Martinet qui les nomme « virtualités sémantiques 1 ».
La difficulté réapparaît dans la recherche des plus
petites unités linguistiques (les « atomes », les sémè­
mes ou sémantèmes) . Les uns les cherchent du côté
de la forme phonique et atteignent les unités dépour-

1. l'tléments, p. 41 et sq.
108 Le langage et la société

vues de signification (de seconde articulation).


D'autres les cherchent du côté du signifié, du contenu.
Ils décomposent les unités données en autres termes,
en autres signes : « jument » en « cheval + femelle »,
par exemple. Ce qui donne lieu à des élaborations
théoriques sur lesquelles nous reviendrons.
Loin de lui avoir conféré une clarté qui justifie un
dogmatisme, les progrès de la connaissance linguis­
tiCJ.ue ont plutôt obscurci la notion de signification
qw semblait si claire. Tant il est vrai que les pas en
avant s'accomplissent par la voie critique et néga·
tive, par la voie dialectique, même quand les inven­
teurs et promoteurs l'ignorent.
Mêmes ambiguïtés dans la notion de l'expression,
de l'expressif ou de l' expressi11ité. L'influence des
philosophes a marqué ce mot ; une pensée s'exprime ;
antérieure selon eux, en fait et en droit aux mots,
elle s'y incarne en leur conférant un sens. La cohé­
rence rationnelle surgirait avant les systèmes de
signes et les déterminerait. Mais comment dire ce
que signifie le spontané, le non-intentionnel, ce qui
ne passe pas par l'arbitraire des signes : cris, pleurs,
appels, etc. ? Nous disons qu'un cri de douleur est
expressif, qu'un visage est expressif. Il ne s'agit pas
ici de pensée. Ces « expressions » entrent-elles dans
des groupes, dans des systèmes de signes ? Peut-être.
Pas toutes, ni de façon évidente. Les pleurs du jeune
enfant expriment sans signifier. Inversement, peut-il
y avoir signification formelle et intentionnelle sans
un fond expressif ? Non sans doute. On p eut affirmer
que l'expressif et le significatif se conJuguent dans
le sens, et que pourtant ils diffèrent ; mais ils ne
consistent pas dans leur différence ; ils ne sont pas
constitués par elle. L'expressif renvoie au spontané,
au biologique - ou bien à la pensée active, qui se
Complea;ités et parudoa;es du langage 109

cherche, à la pensée-pensante des philosophes. Mais


où ranger et comment classer les interj ections, les
tons interrogatifs ou exclamatifs, les onomatopées ?
La danse des abeilles, pour prendre un exemple dans
le « langage des animaux » est-elle expressive ou
significative ? Faut-il retenir la formulation « sème
intrinsèque »1 proposée par Buyssens pour désigner
l'expressif, le sème « extrinsèque » étant réservé au
significatif 1 ?
Georges Gusdorf, orienté par la recherche d'une
anthropologie générale, pense que : « La fonction
expressive de la parole humaine fait équilibre à
sa fonction communicative. » Aux origines de l'exis­
tence, l'expression s'affirme seule ; cris, langage
enfantin, puis chant « adhèrent à la réalité personnelle
qu'ils expriment 1 » . La signification (intentionnelle,
conventionnelle, institutionnelle) remplacerait donc
peu à peu l'expressivité, prédominante aux débuts
de la vie, aux origines de l'espèce et de l'individu.
Par contre, pour R. Jakobson, linguiste spécialisé,
l'expression est une fonction parmi d'autres, dans
la communication. Elle prédomine lorsque le message
est axé sur le destinataire.
Jacques Berque décrit avec acuité les civilisations
comme systèmes de signes, singulièrement la civi­
lisation islamique (avec la vill e , les monuments
religieux, etc.). Pour ce sociologue, à juste titre, le
champ sémantique existe intensément ; il est la
manifestation sinon l'essence de la vie sociale. Or,
J. Berque critique avec vigueur le concept de signi­
fication élaboré par Husserl, par les linguistes, par

i. Cf. G . lfounin, Tempa modernu, avril-mai 1 960.


2. G. Gusdorf, La Parole, coll. Initiation philosophique, P. U. F.
1960, p. 64 et sq.
110 Le langage et la société

certains théoriciens de l'information, suivant lesquels


la signification se définit par la dénotation (le contenu,
le signifié) . La signification, c'est la puissance du
signe (vocal, visuel, social, matériel ou autre). « La
transmission d'informations pratiques ou de concepts
analytiques n'est qu'un cas entre autres de cet
ébranlement. » Or le signe social est doté d'une poly­
valence qui s'ouvre à de multiples systématisations :
historiques, religieuses, etc. Les formulations rédui­
sent ces richesses. Elles ne 1' expriment que par une
opération seconde qui appauvrit et même dégrade.
Le terme signification se réserverait à ces degrés
profonds où « semblable à l'oracle de Delphes, le
signe ne veut encore rien dire mais se contente de
vibrer 1 ». Pour J. Berque, ce qu'on parvient à
exprimer appauvrit le sens ; l'expression contien­
drait moins que la signification, mais la signification
serait plus obscure en même temps que plus pro­
fonde. Il y aurait une sémiologie, une science des
systèmes de signes sociaux, qui tiendrait compte
avant tout de leur polyvalence. J. Berque inverse
donc l'acception q ue ces termes ont prise dans la
linguistique depms Saussure où la signification
(rapport différentiel ou diacritique des signifiants
avec les signifiés et des signifiants entre eux) passe
pour critère de la transparence intelligible. Ce qui
permet aussi de rej eter la thèse des partisans rigou­
reux de la double articulation comme critère de la
« relevance » du langage, de sorte qu'une coupure se
creuse entre la sémiologie générale et la linguis­
tique 2• J. Berque évite également la réduction opérée

1 . J . Berque, Dépouuaion du monde, Seuil, 1 964, p. 58-60.


2. Cf. G. Mounin , communication au colloque de Royaumont
sur les S ignea, avril 1 962 et J. Berque, op. cit., p. 60.
Complea:ités et parado:œa du langage i11

par l'école s�ucturaliste (Jakobson, Lévi-Strauss)


des faits sociaux à des systèmes cognitifs, intellec­
tuels (fondés seulement sur des oppositions et des
différences) ainsi que la résorption du temps • en
une structure a-temporelle 1 "· Double avantage
de ce renversement audacieux, mais qui n'élucide
pas entièrement la question.
Certains linguistes ou sémiologues répondraient
à J. Berque qu'il entend p ar ea:preaa io n ce qu'ils
appellent connotations et qui s'aj oute aux dénotations
pour constituer le sens (ou la signification). Nous
verrons bientôt que ces concepts n'échappent pas à
la confusion.
L'intérêt durable des travaux de Brice Parain
sur le langage - bien qu'il n'ait pu tenir compte des
acquisitions du structuralisme - vient de sa critique
de l' ea:preaaioniame. Il le rattache à la seule philo·
sophie allemande, et va de cette critique à une concep·
tion opératoire. Le langage ne tire son sens que des
opérations qu'il désigne 1• L'évidence du résultat
esi la seule preuve de l'évidence du principe, laquelle
peut toujours se contester. « Le raisonnement n'opère
que sur le possible •. Indication à retenir, encore qu'il
faille sans doute la modifier et considérer l' ezplora­
tion du champ des possibles comme une fonction
du langage. Curieusement, la thèse de B. Parain
vire au mysticisme : • Le langage est le seuil du
silence • (OJ?· cit. p. 176).
Aux origines de la linguistique moderne se trouve
donc la discrimination entre l'expressif et le signi-

1. Formulation emprunt6e à M. :Matarasao, Lecture da Llfli·


Strauss, Rev. fr. de sociologie, III, 2.
2. Brice Parain, R«Mrchu •Ill' le langage, Gallimard, p. 113 et
11".
H2 Le langage et la société

ficatif, à l'avantage de ce dernier. AYant Saussure,


C. S. Peirce 1 a distingué l' icône (une photo, une
carte, un diagramme, l'image du 14 Juillet ou de
Dieu le Père, « l'éclat » de rire, le bruit du moteur,
c'est-à-dire un objet ayant en lui-même un sens),
- l' indn (qui montre tel objet et ne change pas
avec l'objet, le doigt tendu ou les mots : çà, là) , - et
le signe (qui a une désignation ou dénotation externe,
change avec l'obj et sans avoir un rapport immédiat
avec lui mais ne peut s'expliciter qu'au moyen d'au­
tres signes, comme les définitions des mots par d'au­
tres mots dans le dictionnaire) . Or, l'icône et l'index
relèvent de l'expression. Saussure et son école ont
accentué cette distinction. Ils ont rejeté l'expressif
hors de la science du langage qui d'après eux se base
sur la signification et part du signe. Les partisans de
l'e:i;pressif n'ont pas manqué d'arguments, nous
venons de le constater, contre cette conception
limitative.
Considérons maintenant le symbole. La confusion
s'aggrave. Les uns tirent le symbole du côté de l'ex­
pressif, du spontané, de l'affectif. Pour les psychana­
lystes, les symboles émergent de l'abyssal. Le bois,
la pierre, le bâton, le trou, la terre, le ciel, de multiples
objets, symbolisent, dans les rêves comme dans le
l!lngage, le père ou la mère. Impossible de parler sans
faire appel à ces brusques surcharges affectives qui
pèsent sur certains mots, parce qu 'elles se joignent
étroitement à certaines choses. Le symbole est à la
fois cause et raison ; il a git sans médiation, directe-

1. C. S. Peirce, Collectetl Paplll'B, Cambridge Massachusets, 1 931,


vol. 11.
La distinction proposée par Peirce a été encore peu utilisée dans
l'analyse des textes et documents.
Complea:ités et paradoxes du langa ge 113

ment ; il produit les blocages de l'intellect, de la


conscience, de la raison raisonnante. Au-delà d'un
seuil mal déterminé, ou en deçà, le symbolisme devient
morbide, soit que la censure l'interdise et coupe le
circuit de la communication, soit que l'effort pour
transmettre le symbole devienne épuisant. Dans
cette direction, on va jusqu'aux « archétypes » de
Jung, symboles collectifs, inhérents à la conscience
humaine, qui surgit des profondeurs. Gaston Bache­
lard, dans la partie de son œuvre qui n'est pas consa·
crée à la méthodologie scientifique, a repris ces symbo­
lismes et tenté de les élucider en rêvant sur les élé­
ments : le feu, l'eau, la terre, le ciel et sur l'espace
qui les contient. En sociologie, les symboles ont
longtemps reçu un privilège analogue. Pour Durk·
heim, la pensée et la conscience collectives ne peu·
vent pas séj ourner dans l'idéal, au-dessus des cons·
ciences individuelles ; elles se fixent donc dans des
choses accessibles à tous : emblèmes, formules, obj ets
totémiques, etc. « Voilà comment un chiffon de toile
peut s'auréoler de sainteté, comment un mince
chiffon de papier peut devenir une chose très pré·
cieuse. » Ce qu'ils symbolisent rejette au second plan
ce que sont en eux-mêmes ces objets. Ils contiennent
le sacré comme une substance plus importante,
dotée d'une bien autre valeur, que leur substance
réelle 1•
Georges Gurvitch n'admet pas une conscience
sociale collective à la manière de Durkheim, mais
l'implication réciproque de multiples consciences
sociales. Cependant, le symbole reste pour lui un
« palier en profondeur », un des ciments qui conso·

1. Sociolosie et philosophia, p. 138.


114 Le langage et la société

lident des structures touj ours précaires et même


caractérisées par cette fragilité.
Les structuralistes de stricte observance pour­
chassent avec acharnement cette conception du
symbolisme. On voit pourquoi : Durkheim, dans
le texte que nous venons de rappeler, attribue les
plus étonnants pouvoirs à la conscience collective :
11 Elle mêle les signes, elle confond les contraires,
elle renverse ce qu'on pourrait regarder comme la
hiérarchie naturelle des êtres, elle nivelle les diffé­
rences. » Jusqu'à un certain point l'anthropologie
des structuralistes pourrait se définir par la restitu­
tion de ce qu'a écarté la réduction durkheimienne, au
nom d'une conscience collective fétichisée : diffé­
rences, oppositions, hiérarchie « naturelle ». Consi­
dérer les obj ets sacrés (en particulier les objets
totémiques) comme des signes, dans un système de
signes, au lieu de leur attacher le caractère symbo­
lique, c'est une démarche essentielle pour Cl. Lévi­
Strauss. Le symbole, tel que le conçoit la psycha­
nalyse ou la sociologie antérieure au structuralisme,
« vaut » isolément, agit et s'impose par lui-même en
tant que rapport sensible d'une réalité ( ou idéalité)
non matérielle. Pour la science qui s'inspire de la
linguistique saussurienne, il n'est rien dans la société
et la culture q ui ne doive se concevoir différentiel­
lement. La substantialité prétendue des symboles
vient de l'observateur, de ses préj ugés. L'affectivité
de l'observant rencontre ou plutôt croit rencontrer
l'affectivité des observés (« indigènes », « sauvages ») .
Les sociologues qui se penchèrent sur les « primitifs »,
Durkheim et Lévy-Bruhl, crurent dégager des caté­
gories affectives : le surnaturel, la participation, le
symbolisme. « Comme l' affectivité e s t le côté le plus
obscur de l' h n ni î' H' , on a é té const amment tenté d'y
Complexités et paradoxea du langage 115

recourir, oubliant que ce qui est rebelle à l'explication


n'est pas propre à servir d'explication 1 ». Dès qu'ils
renoncent à ces préjugés, l'ethnographe et le sociologue
ne découvrent plus d'obscurs symbolismes, mais des
systèmes de signes et de significations, des différences,
des oppositions (contrariétés), des classifications, en
bref, le même fonctionnement de l'intelligence que
chez nous, avec les mêmes procédés investis dans le
langage (implications, compatibilités et incompatibi­
lités, permutations des termes et combinaisons logi­
ques, immanentes aux systèmes de signes). Le rôle du
symbolisme se restreint considérablement. Il prend
un sens très proche de celui que lui donnent les logi­
ciens et mathématiciens : un signe accompagné de ses
règles d'emploi. Chez les Dogons, par exemple, les
végétaux sont classés en groupes (familles) et sous­
groupes, selon des oppositions de rang et de sexe.
Le sexe des plantes (supposé plutôt que connu par
ces populations) j oue un rôle symbolique dans la
nomenclature, comme élément différentiel qui passe
intégralement dans le langage sans renvoyer à un
soubassement caché de la culture et de la vie sociale.
Cette critique se rattache à la substitution déj à
indiquée de la forme (de la différence) à la substan­
tialité dans la connaissance.
On se rapproche ainsi de l'acception abstraite prise
par le symbole, dans les acceptions bien connues :
symbolisme logique, symbolisme mathématique, etc.
Alors que pour Leibniz, fondateur et précurseur
des formes modernes de calcul, la pensée symbolique
était une pensée aveugle, remplaçant le défini non
par la définition mais par une approximation (image),

1 . CI . Lévi-StraU88 , Le Toti!misme aujourd'hui, P. U. F., 1962,


p. 99-106.
116 Le lt1ngage et la société

le terme « symbole » désigne quelque chose de parfai­


tement défini. Le symbole se réduit à un signe auquel
se joignent les indications « syntaxiques » entrant
dans sa définition, les règles opératoires. La signi­
fication disparaît 1 ou devient négligeable. L'opé­
ratoire devient essentiel. Le même mode de calcul
convient à des kilogrammes et à des francs. La
notion de la sphère, par exemple, ne comporte plus
aucune image, aucune représentation. Le mot ne
désigne plus que l'identité relative (l'invariance)
d'une structure se maintenant dans des propriétés
analytiquement dissociées et relevant de domaines
mathématiques différents (topologie, algèbre, théorie
des groupes, etc.). Déj à les chiffres sont des symboles,
accompagnés de leurs règles opératoires, que leurs
noms ne désignent qu'incomplètement (ils n'indiquent
que le nombre cardinal et seulement pour les premiers
lie la série dans le système décimal ; ce sont de
véritables noms propres). Le langage symbolique
n'énonce rien, ne désigne rien. Il ne montre rien.
Simplement, il se montre, il s'énonce. C'est ainsi
qu'il devient général (mais non pas universel) . Witt­
genstein, dans le Tractatus (prop. 2, 1 et la suite)
a parfaitement vu et défini ces caractéristiques
purement abstraites, purement formelles, purement
fonctionnelles, du symbolisme logico-mathématique.
Le symbolisme relatif à un obj et (mathématique)
peut se mettre en un tableau ; la connexion des
éléments du tableau se nomme « structure » ; l'ex­
pression symbolique comporte indiscernablement
forme et contenu. « C'est la caractéristique parti­
culière des propositions logiques que l'on puisse
reconnaître au symbole seul qu'elles sont vraies. »

1. Cf. N. Bourbaki, Théorie du eMembles, Introduction.


Complea;ités et paradoxes du langage 117
Nous voici aux antipodes du symbolisme « abys­
sal » de Freud, de Bachelard, de Jung. Et cependant,
E. Ortigues, après avoir examiné la linguistique
structurale et ses implications, n'hésite pas à déclarer
« Le fait sociologique en tant que tel est touj ours
symbolique », à condition d'écarter l'acception cou­
rante qui réserve le nom de symbole aux emblèmes
et fétiches. « La fonction symbolique est inséparable
du discours dans la mesure où elle implique touj ours
des impératifs, des règles sociales, des interdits, des
promesses, des croyances ou des adhésions. » Originale,
la fonction symbolique aurait pour essence l'homo­
logie entre le fait social et le fait linguistique, dans
une région intermédiaire entre le concept et l'ima­
ginaire. Donc entre deux pôles : d'une part un
accomplissement positif dans un rapport social
reconnu par le discours et, d'autre part, une ouverture
vers l'étrange. Le symbolisme contiendrait donc le
secret de cette ouverture. Les symboles seraient
des extra-signes, puissances supérieures du langage.
La fonction symbolique s'intensifierait, sa capacité
s'accroîtrait au voisinage des éléments fondamentaux
de la société (la famille et la paternité, l'héroïsme
et la tragédie, la naissance et la mort, la faute et la
dette etc.). Il ne peut exister de relation entre un
être humain et un autre « sans qu'intervienne un
troisième terme qui pour le langage est le concept
mais qui pour l'être vivant est la référence à l' Ab­
sence pure, l'Autre absolu, la Mort 1 ».
La théorie du symbolisme devient, chez cet auteur,
théorie philosophique de l'ouverture, qui devient
elle-même théorie métaphysique de la « béance »
vers le vide, la mort, l'au-delà. D'un examen attentif

1. E. Ortigues, Le di1co111'1 el le aymllole, P!�; p."1'96; pdl20,,


1 18 Le langage et la société

du formalisme et du structuralisme renaît la


théorie « abyssale » du symbole et du symbolique.
Quelle plus belle illustration donner d'une confusion
généralisée, d'un babélisme de la pensée qui se veut
et se dit formellement rigoureuse. Nous retrouvons
chez cet auteur récent, très informé des acquisitions
de la linguistique, le même mouvement de pensée
que chez Wittgenstein, chez Brice Parain et chez
Hegel. La théorie du symbolisme aboutit aux mêmes
conclusions que celle de la logique pure ; elle renvoie
à l'abyssal qu'elle a voulu éluder.
Dans le cas du structuralisme orthodoxe et dans
la perspective d'un renouvellement des sciences
sociales par ces méthodes, Lucien Sebag a essayé
de formuler une distinction précise entre signe et
symbole. « Ce qui les distingue l'un de l'autre, ce
n'est pas seulement, comme on l' affirme couramment,
le degré d'arbitraire entre le signifiant et le signifié,
qui pour le premier serait bien marqué et pour le
second presque nul ... Nous appelons signe toute
unité dont la force signifiante n'est pas empruntée à
un système symbolique déj à constitué, mais à un
domaine non organisé en vue de telle fin ; l'arbi­
traire de la relation en découle nécessairement ;
il se trouve considérablement restreint lorsqu'il
s'agit de symboles au sens particulier de ce terme,
car la signification surgit touj ours d'unités signifi­
catives qui sont soumises à un nouveau principe
d'organisation 1• » L'effort pour bien distinguer
les deux thèmes se fonde sur la critique de l'arbi­
traire du signe, thèse saussurienne d structuraliste
par essence. Il y aurait passage du signe au symbole
par réorganisation. Le symbolisme ne serait pas

1. Cf. HiatoirB el atruclure, Temps modernes, n° 195, 1962.


Comple:ûtéa et paradoxes du langage 119

moins mais plus systématisé que le signe. Nouveau


paradoxe. Mais alors, quand et comment les sign es
deviennent-ils des symboles ? Par le signifié ou par
la forme signi fiante ? Les mots en tant que signes
n'appartiendraient-ils pas à des domaines organisés,
à des « s ystèmes » déjà constitués ? D'où provient
l'organisation symbolique ? De l'intellect ? De la
pratique ? Des réseaux effectivement constitués et
stabilisés dans telle société ? Mais comment les at­
teindre, s'ils sont extérieurs aux canaux de la commu­
nication par les signes ? S'ils n'ont pas de code, c'est-à­
dire ne relèvent pas des systèmes de signes permet­
tant de déchiffrer les messages ? La thèse accroît la ·
confusion et les difficultés.
Passons à deux concepts par lesquels les linguistes
essaient d'épui s er la complexité du langage : déno­
tation et connotation. Le concept de dénotation est
clair : c'est la désignation, le signifié, ou si l'on veut
le contenu de la forme phonique. Si la communication
est possible (or elle l'est, même approximative et
ambiguë, oscillant entre la compréhension, le malen­
tendu, l incompatibilité des consciences dans leurs
'

« profondeurs ») , la dénotation se détermine assez


bien : c'est le référentiel, ce à quoi renvoie la fonction
cognitive et rationnelle du langage. Le dénoté ne se
définit avec précision que dans le langage scienti­
fique, mais dans le langage courant il est assez bien
déterminé pour qu'on se comprenne à peu près. On
sait à quoi s'en tenir sur la chose, l'acte, la situation
désign ée (même s'il est difficile d'en donner une
définition stricte, autrement que par le renvoi à
d'autres signes ou à d'autres obj ets dans un groupe).
Le cas de la connotation est assez différent. Il a
été introduit pour cerner la « valeur » dégagée par
Saussure afin de compléter la signification. Ainsi
120 Le langage et la société

le nombre treize a une dénotation claire (treize invités,


treize œufs) et une connotation obscure pour les
gens superstitieux. Il y a une différence très générale,
du moins dans nos sociétés, entre « père », « mon
père », et « papa », bien que le designatum soit iden­
tique. Les théoriciens les plus soucieux de rigueur
négligent ou excluent la connotation 1 • Pour eux, le
signe dénote le denotatum. Rien de plus. La fonction
linguistique se réduit à la relation constitutive du
signe entre signifiant et signifié.
Pourtant, la connotation vient des logiciens. Ils
ont dû distinguer l'extension du concept (le nombre
d'individus auxquels il s'applique, qu'il rassemble)
et sa compréhension (les caractères attribués aux
genres et aux espèces, donc aux classes d'objets in­
clus dans le concept). La variation inverse de ces
deux aspects du concept, qui croît en extension alors
qu'il diminue en compréhension (les caractères de
l'homme et du vertébré sont en petit nombre, alors
que ceux de l'individu sont en nombre illimité) est
devenue une loi logique. Stuart Mill a nommé conno­
tation la compréhension. Depuis Stuart Mill , chez les
linguistes, le mot a glissé vers une autre acception.
Dans le langage, de plus en plus souvent le terme
connotation indique les résonances affectives et intel­
lectuelles des signes : éléments affectifs, suggestions
inspirées par les termes employés, valeurs supplé­
mentaires jointes au signe et inséparables de lui sans
le modifier. Autour du dénoté qui aurait la précision
d'un point, se disposeraient les connotations. Elles

1 . Par exemple, C. W. Morris, Foundationa of Thsory of Signa,


Encyclopedia of unified science, vol. 1, n° 2, Chicago University
Press, 1 938. Le terme • connotation • ne figure pas dans les IU­
menta d'A. Martinet.
Complea:ité& et paradoa;ea du langage 121

institueraient ainsi une aire de dispersion sur le champ


sémantique, ou un champ partiel. Par exemple, les
variantes d'exécution d'un mets en cuisine, qui ne
changent ni son nom, ni sa place (hors-d'œuvre,
dessert, rôti, etc.) 1• Dans le langage, le contenu de la
forme vocale (phonique) ne peut se limiter aux objets
perçus et observables ; il n'est pas seulement sensible,
il est psychologique et social. Cet élargissement de la
signification, destiné à couvrir l'étendue entière des
faits humains liés au langage, a été introduit par
Bloomfield il y a une trentaine d'années. Mais alors
la signification, ainsi « élargie »1 se trouble. La pertur­
bation apportée par la « valeur » s'aggrave. D'autant
plus que la connotation se dédouble : y entrent les
évocations, les émotions, l'affectivité, le côté esthéti­
que des perceptions (bien diffi cile à « coder » malgré
les oppositions : beau-laid, plaisant-déplaisant, etc.).
La clarté et la rigueur se perdent. Que devient, dès
que l'on admet les connotations, le proj et d'une méta­
science tirée du langage, d'une axiomatisation générale
de la connaissance à travers la linguistique et la sémio­
logie ou science des significations 2 ?
Si le signifiant et le signifié s'ajustent exactement,
si les signes effectuent le découpage simultané de deux
masses flottantes, les sons et les concepts, ce qu'affirme
Saussure, si par conséquent la signification se
définit par une articulation (simple ou double, peu
importe ici), quelle est la place de la connotation ?
Faible. Pour que la connotation se fraie une voie, il
faut que les signifiants et les signifiés se « décrochent »
suivant le mot très suggestif employé par R. Barthes a.
1 . Cf. Roland Barthe•, Communicationa, op. cil., p. 1 28.
2. Cf. C. W. Morris, op. cil.
3. Cf. Communication, art. cil., p. 30 et du même auteur, Myllw­
losiea, dernier chapitre.
122 Le langage et la aociété

Tôt ou tard donc, la connotation sortira de l'aire ou


champ de dispersion autour du dénoté, qui ne le mo­
difie .l' as. Pour reprendre un exemple sémiologique
extérieur au langage, tel plat passera d'une catégorie
à l'autre, des entremets aux desserts, des repas de
fête aux repas quotidiens (ou inversement). Un tel
décrochage est d'ailleurs impliqué dans la possibilité
pour les mots de changer leur signification. Un accro­
chage rigoureux, un ajustement sans fissure inter­
dirait les modifications. La sémantique, science des
changements de sens, n'aurait pas d' objet. Admettons
donc la possibilité permanente des décrochages.
Mais où et comment s'effectuent-ils sans troubler les
fonctions de la langue ? On dira peut-être qu'à la
faveur de la distance interne et de l' ouverture qui se
produit entre signifiant et signifié, apparaissent un
nouveau « plan », un nouveau « système », ceux des
connotations. Les connotations constitueraient un
• plan », un « système ». La linguistique des dénota·
tions laisserait place à une linguistique des connota­
tions, plus proche de la sociologie et de la psychologie
sociale. Elle pourrait même s'étendre à des langages
non linguistiques : les objets, par exemple. Mais qui
nous garantit que ce sera une science ? Pourquoi pas
un art d'interpréter, une philosophie, une herméneu­
tique 1 ? Un « code » des connotations est-il possible ?
Aurait-il la rigueur souhaitable, inhérente à la no­
tion de code P Cette science des systèmes seconds, des
significations greffées, introduites à la faveur des
décrochages, serait-elle une métalangue, ou l'inverse
(complémentaire) du métalangage ? Nous retrouvons
ici un problème déjà examiné et mal résolu.

1. Terme employé par P. Rfoœur, Cf. De l'interprétation, Eaaai


mr Freud, Seuil, 1965.
Compleœités et paradoa:u du langage 1 23

Ici encore, R. Jakobson suggère une solution, en


relation avec sa théorie sur le métalangage. Il y aurait,
immanente à la linguistique (par conséquent sans
démentir le « principe d'immanence », sans abandon·
ner la démarche qui va des signes aux signes) une
connaissance des décrochages avec leurs implications
et conséquences. De sorte que la connaissance de ces
implications et résultats ne sortirait pas de la lin­
guistique, bénéficierait de sa rigueur. La sémantique
ne se sépare pas de la linguistique. De même que le
métalangage est une fonction du langage, la rhétori­
que en fait partie. Deux « figures de rhétorique »,
comme on dit traditionnellement, s'opposent et se
conçoivent par leur différence : la métonymie, la
métaphore.
Les linguistes de l'époque « classique » avant Saus­
sure n'ignoraient pas ces faits. Ils orientaient leur
recherche vers l' histoire de la langue, vers les étymo­
logies. Ils tendaient certes à considérer séparément
les mots et à chercher dans l'évolution de chaque mot
isolément (non dans le système) les causes des effets
qu'ils constataient. Ils n'en étudiaient pas moins les
changements de sens, donc les « décrochages ». Ils
cherchaient à comprendre où, comment, pourquoi
s'opéraient ces décrochages. Et aussi comment s' effec·
tue un nouvel accrochage. Sans analyser jusqu'au
bout le rapport du signifiant et du signifié, de la déno­
tation et de la connotation, n'esquissaient-ils pas
un mouvement dialectique entre ces termes, qu'il
conviendrait de retenir ? Dans leur Traité de fo rma ·

tion de la langue française, souvent réédité, encore en


usage, A. Hatzfeld et A. Darmesteter montraient
l'importance de l'ellipse dans les langues latines et
romanes. L'ellipse caractérise une expression ou
composition synthétique de mots (exemple : timbre·
124 Le langage et la soclété

poste, qui veut dire à la fois timbre de la poste, timbre


pour la poste). Dans sa Vie des mots, Darmesteter a
classé les variations et transferts de sens selon les
tropes (figures de rhétorique) : synecdoque, ellipse,
métonymie, métaphore, etc.
Quel est l'apport de Jakobson ? Selon sa théorie
dichotomique, la métaphore et la métonymie ne se
séparent pas mais se définissent l'une l'autre, par
leur opposition (leur différence). Elles sont relatives
l'une à l'autre et complémentaires. Elles ont une
relation étroite avec les composants du langage, ses
« axes », à savoir la sélection ou choix, d'une part,
dans un ensemble de formes ou systèmes existants -
et d'autre part la liaison, l'enchaînement, la combi­
naison. Nous retrouverons ces deux plans sous leur
dénomination précise : le paradigmatique, le syntag­
matique. Alors que les linguistes classiques exami­
naient isolément la vie des racines, des mots, des
sens. Selon Jakobson, l'usage de la langue, le discours,
se dissocie en types complémentaires : métaphorique,
métonymique. Le terme « décrochage » du signifiant
et du signifié (mot qui fait partie d'une métalangue)
suggère une fissure par où passe quelque chose de
nouveau. La figure de rhétorique règle ce qui peut
ainsi s'introduire. Elle soumet le signifié nouveau au
« principe d'équivalence », aux oppositions pertinen­
tes. Dans la métonymie, il y a changement de caté­
gorie logique ; l'effet est pris pour la cause, ou récipro­
quement (« le peintre vit d.i son art » pour « du produit
de son art ». « Sa main désespérée m'a fait boire la
mort dans la coupe sacrée ») - le contenant se substi­
tue au contenu {boire un verre de vin) - le signe rem­
place la chose signifiée (quitter la robe pour l'épée),
etc. La métaphore introduit une comparaison, une
image, sans se préoccuper de la détailler en la présen-
Complea:ités et paradoa:es du langage 125

tant par recours à des termes tels que : « pareil à »,


« semblable à »1 « comme ». Ainsi : « l'homme est un
roseau pensant .. 1 »
.

La métaphore consisterait donc en une substitu­


tion par choix entre les termes substituables, tandis
que la métonymie consisterait en une liaison selon
des règles entre les termes. La première serait très
proche du plan paradigmatique (tableau ou liste des
termes opposés, donc systématisés) et la seconde du
plan des associations (syntagmatique). Dans cette
théorie 1, R. Jakobson a développé une distinction
pressentie par Saussure 3, selon la logique des diffé­
rences et oppositions complémentaires (binaires,
dichotomiques). Les deux plans ou aspects du dis­
cours seraient indissolubles ; cependant certains
discours accentueraient l'un des aspects et certains
l'autre aspect. Il y aurait des discours à prédominance
métaphorique et des discours à prédominance métony­
mique (non sans interférence entre ces deux accen­
tuations ou « projection » de l'une dans l'autre) .
Les deux plans du langage articulé s e retrouveraient
partout où il y a signification et système de signes,
linguistiques ou non, introduits à la faveur d'un
« décrochage », donc dans les connotations. La
rhétorique fournirait un code des connotations 4, c'est­
à-dire le principe d'une science des connotations. Le
domaine de la linguistique s' élargirait avec l' appro­
fondissement de la signification et du sens. Il s'éten­
drait d'abord à une linguistique complète de la parole
et du discours, ensuite à une étude des systèmes non

1. Cf. Le livre recent de Perelman sur la rhérotique, et aussi les


anci ens traites de rhtitori que.
2. Cf. Essais, chap. li, p . 43 et sq.
3. Cours, p. 176 et sq.
4. R. Barthes, Communication, article cité, p. 131.
126 Le langage et la société

linguistiques (des champs sémantiques concrets,


tels que les blasons, les vêtements, les meubles, les
objets).
La problématique qui peu à peu se dégage est déjà
et sera partiellement nôtre. Nous ne sommes dis­
posé ni à admettre facilement que les faits sociaux (les
meubles, les • naisons, les paysag.:s, la ville, la musi­
que, etc.) écl:.:ippent à la connaÏF�ance scientifique
(sociologique) ni à appliquer des r.. éthodes simplifi­
catrices, par Pxemple en réduisant les faits sociaux
aux faits lingnistiques, et ceux-ci à àes « systèmes »
clos s'inspirant; de la phonologie. Lc>;J faits sociaux
doivent se sai �ir selon leur spécificii.é, comme des
signi fications et comme des sens. Surtout quand il
s'agit de « cha;-.:i.ps » et de « systèmes è.i signes »1 se
donnant pour tels.
La rhétoriqtJ.ti renaît de ses cendres. Pendant des
siècles, elle figura parmi les grandes disciplines (mem­
bre du « quadrivium » dans l'enseignement) . Elle
fleurit jusqu'à une date qui n'est pas tellement éloi­
gnée. Au début du xx8 siècle, dans les lycées et
collèges français, l'actuelle classe de « première » se
nommait encore : rhétorique. On enseignait l'art des
vers latins et de la prose. Puis la rhétorique tomba en
désuétude. Faut-il y voir un symptôme de la dépré­
ciation, de la détérioration commençante du langage ?
Ce serait une affirmation aventureuse. Un art du
discours basé sur « l'humanisme » traditionnel, sur les
auteurs grecs et latins, déclinait.
Depuis, les « messages » de la propagande, de la
publicité et même de la littérature l'ont ressuscitée.
La publicité a pu se comprendre par le réflexe condi­
tionné, par la répétition des slogans, par l'utilisation
des lieux communs symboliques. Ces explications ne
suffisent plus. La publicité rédactionnelle, depuis
Complea:itéa et paradoxes du langage 127

une dizaine d'années, relève d'une rhétorique, peut­


être également le cinéma et les textes qui se veulent
littéraires. La rhétorique réapparaît comme appendice
de la linguistique ou comme discipline propre, en
tout cas comme science.
Est-on assuré toutefois que l'analyse des effets
rhétoriques permette d'atteindre les extraordinaires
vibrations affectives qui s'attachent aux symboles et
qui relèvent des connotations ? Il est vrai que c'est
la mode, en littérature et ailleurs, de railler la pro­
fondeur, de rejeter ces vibrations, ces harmoniques,
ces résonances. Est-on certain de pouvoir établir un

(« connotateurs ») ? Il est d'ailleurs possible que la


inventaire (limité) des signifiants de connotations

méthode qui permet de décrire et d'analyser certains


messages (la publicité, par exemple, avec sa rhéto­
rique subtile et grossière) ne permette pas sans modi­
fication l'étude du mobilier, des paysages, des monu­
ments, qui comportent pourtant des messages, des
groupes de signes, des symbolismes, des ensembles
de significations sinon des systèmes clos. Contre
R. Barthes nous pourrions en appeler à J. Berque,
puisqu'ils poursuivent le même but, et cela de façon
incompatible jusque dans la terminologie. Ne re­
trouve-t-on pas ici la difficile question de l'expres­
sion, du symbole, des symbolismes ?
Pour l'instant, nous nous contentons de mettre
l'accent sur une confusion peu extricable. Peut-être,
pour ne pas donner l'impression d'un j eu stérile,
formulerons-nous une sorte de loi ou de régularité.
De même qu'en logique l'extension et la compréhen­
sion d'un concept varient de façon inverse (la plus
grande extension allant vers la plus petite compré­
hension et réciproquement), de même, dans l'étude
des unités signifiantes, la signification exacte
128 Le langage et la société
accompagne une connotation nulle, la connotation
la plus « profonde » et la plus « riche » c'est-à-dire
-

le sens le plus large - allant avec la dénotation la


plus vague (la plus « décrochée » et fissurée). Dès lors
que nous formulons une régularité, pour ne pas insis­
ter dogmatiquement sur le mot « loi », nous n'avons
peut-être pas perdu notre temps. Il est d'ailleurs
possible que cette « loi » ne mène pas très loin. On
reconnaît ici une sorte de principe d'incertitude qui
résume l'expérience des sociologues. En sociologie,
les questionnaires sont précis et systématiques ;
on répond aux questions par oui ou par non. Le
dépouillement se fait sur cartes perforées. Codage et
dépouillement sont des opérations exactes. Mais ces
questionnaires apportent peu de connaissances
concrètes et nouvelles. Quant aux interviews « non
directifs », ils apportent beaucoup et vont loin mais
on a beaucoup de mal à inventorier, à classer, à for­
muler ce qu'ils apportent.
Difficultés et oontradictions dans les théorlea.
Nous n'aurons pas besoin de nous attarder sur
le « mythe ». Pour ceux qui admirent la mythologie
grecque, les Olympiens figurent les puissances de
l'être humain : l'amour, le courage guerrier, l'activité
technique, l'échange, la force et la justice, etc. Ces
mythes ont un sens profond qui a passé dans les
œuvres classiques, épopée, tragédie. La pensée
mythique, émergeant des premières et des plus
fécondes expériences humaines, ne disparaîtrait pas
pour nous bien que nous ne puissions plus depuis
longtemps « croire » en ces figures mythiques. Plus
récemment on a pensé que les dieux (ceux de Rome
plutôt que ceux de la Grèce) forment un ensemble
culturel, un système mythologique, ce qui interdit
Comple:ûtés et paradoa;es du langage 129
de les considérer isolément, à partir de leur nom
propre, en cherchant leur essence ou en accentuant
leurs traits . « Les dieux peuvent changer d e nom
et p ourtant rester semblables à eux-mêmes, c' est­
à - dire assurer la même fonction . . . A l'inverse , cer­
tains noms de dieux peuvent aussi, dans des temps
et dans des milieux différents, recevoir les contenus
les plus divers 1 • » L'important, c ' est donc la struc­
ture du système plus que les éléments pris « éty­
mologiquement ». Cette stru cture serait, elle aussi,
constituée par des oppositions p ertinentes : fonc­
tion guerrière et fonction pacifique, fonction de
j ustice et de conquête, fonction agraire et fonction
urbaine, ou encore divinités solaires et divinités des
autres asp ects d e la nature et de la société.
Dans cette voie, celle de l'analyse structurale,
l'école d e Cl. Lévi-Strauss va j u squ'au bout. l"\on
seulement les mythes constituant des ensembles
sont comparables entre eux, mais ces mythes se
décomposent à l ' instar du l a ngage e n unités, en
atomes d e signi fication : les mythèmes. Ce sont
des récits, des narrations qui groupent leurs atomes
en combinaisons diverses. Ces combinaisons d ' inva­
riants fondamentaux (a tomes narratifs ) en nombre
très limité peuvent se mettre en tableaux, en lignes
et colonnes (matrices) . La connaissance des mythes,
des narrations, des dieux et des hommes s ' a ligne
sur la phonologie 2• Ainsi l' ou vrage de Propp sur
« la morphologie d u co nte p o p ulaire russe 3 »
1. G. Dumézil, L'Heritag" in.du-euro1Jéni à li ome, l ' a 1 ·is, 1 �4�, p.
u M ,y l h o l o�it> •, p a r CL
65 . .Sur l ' i n terprétutiu11 J,·s mythe� gren,, cf.
B a m n o use, A . Col i u , 1 9 6 � .
:! . C f . C. Brémond : L• M,.,.age 11arra.tif, Comm u r1 1 c a t1011 s , 4 ,
p . 4 3 2 . Cf. a us s i G.
O u m e z i l , o p . c i l , p. 35 e l l e s o u v rai.:e• tl e Cl. Lévi­
Strauss { plus particul ièrement Cahiers de l ' lSEA, série M , 11° 7).
3. Publié à Leningrad en 1 9 28.
130 Le langage et la société

décompose le « corpus » (ensemble) de ces contes


en une trentaine d'éléments. Chaque conte tient
en une formule telle que A2B6C3D7 (A désignant
le Dragon, 2 la fille ou la sœur du roi, B l' aigle ou
la lampe, C l'enlèvement, etc.). Dans cette hypothèse,
le récit mythique résume une culture ; chaque atome
de signification résulte d'un découpage opéré au
sein de l'ensemble culturel ; il a une « fonction »
non seulement dans la narration analysée mais dans
un système social de situations, d' obj ets et d'actes 1 •
Par contre, p-our R. Barthes dans son livre (de
premier ordre) sur les Mythologies, le mythe n'est
qu'illusion et véhicule d'illusions. Le mythe mys­
tifie. Des gens le fabriquent, le lancent, l'entretien­
nent, en abusant de façon permanente du langage :
en substituant, à la faveur du « décrochage », des
connotations aux dénotations, en constituant un
système second (parasitaire) qui utilise le système
premier, normal. C'est le cas de la propagande et de
la publicité. Analyses fines qui ne vont pas sans
risque. Pour R. Barthes (Mythologies, p. 122) c'est
le mythe et son étude, non la science du langage,
qui apportent la métalangue.
Sans grande difficulté, nous avons marqué et
remarqué l'antagonisme de deux tendances :
Première tendance (première école) : Troubetzkoï,
Jakobson, Lévi-Strauss, R. Barthes. De la phono-
1. Réitérons ici (ce n'est pas la dernière fois) nos critiques de
cette méthode. Elle n'est acceptable que pour les stéréotypes (récits,
institutions, etc.) dans des sociétés figées qui ont eu le temps de for­
maliser, de ritualiser leurs rapports internes ou externes. Elle con­
fond les deux articulations du langage et applique aux unités signi­
fiantes les procédés applicables aux unités (phonèmes) en nombre
fini, constituant un système clos, ce qui n'a de sens que dans lea
ensembles sociaux sans ouverture : sans histoire, ou démentant
leur historicité.
Complea;ités et paradoa;es du langage 131

logie à la sémantique et à la sémiologie, il n'y a que


des différences, et des différences qui se ressemblent.
De sorte que l'extension des procédés et techniques
de la première science aux autres pose des problèmes
dont la solution enrichit la connaissance, sans que
j amais la pensée rencontre un vide. En particulier,
dans le langage courant, surgissent la fonction méta­
linguistique et la fonction poétique (en rapport
d'opposition, se définissant l'une par l'autre). La
science du langage, ou métalangue, fait donc face
symétriquement et complémentairement à la poésie,
comme le système à la séquence, la sélection à l'asso·
ciation, le paradigmatique au syntagmatique, la
sémantique au structural, la métaphore à la méto­
nymie, la dénotation à la connotation, etc.
Seconde tendance (A. Martinet, G. Mounin, etc.).
La double articulation dé finit le domaine de la
science. Il y a une coupure radicale entre les deux
niveaux, les deux degrés de l'articulation. Les unités
appartiennent à des domaines séparés. Impossible
d'étendre les procédés de la phonologie au-delà de
son domaine. La sémiologie se réduit à une méthode
d'interprétation, plus proche de l'art (de la poésie)
que de la rigueur scientifique. Sauf dans certains
cas bien définis, elle réduit à sa manière les réalités

La différence, prise comme principe d'intelligi­


humaines et celles du langage.

bilité, érigée en absolu, se dissocie. Littéralement, elle


éclate, non sans avoir servi à des analyses plus fines
qu'auparavant. Pour les uns, la notion de diffé­
rence suffit et se suffit ; elle permet de déterminer,
(de comprendre et d' expliquer) toutes les différences.
Elle les englobe. Elle permet non seulement de
définir les obj ets (les unités distinctives), de les
découper, de les agencer, mais de ranger par ordre
132 Le langage et la société

d'implication les disciplines. Pour l'autre école, à


un certain seuil ou selon un certain clivage, la dif­
férence devient coupure, hiatus, distinction radicale.
Elle détermine une séparation plus qu'un rapport
réciproque d'inhérence-exclusion.
Nous avons à peine évoqué jusqu'ici le problème
de la plus petite diflérence. Les linguistes qui mettent
au premier plan cette notion ne peuvent éluder ce
problème. Cette recherche s'impose logiquement et
méthod ologiquenent. D'autant que la loi la plus
générale d'économie, à laquelle on pense touj ours,
stipule l'emploi des différences minimales, les moins
coûteuses, les plus maniables. On entre ainsi dans
des difficultés nouvelles. La différence évolue vers
la quanti fication où elle peut se déterminer avec
rigueur : différentielles (au sens des mathématiciens),
rapports de voisinage, de proximité, de distance
(sur la « chaîne parlée) .
S'étonnera-t-on maintenant de constater des
divergences dans les définitions élémentaires comme
dans les théories ? Lorsque nous avons voulu donner
une dé finition de la langue, nous avons retenu celle
d' A. Martinet, parce que la double articulation nous
a semblé à la fois un trait caractéristique du langage
humain et une acquisition importante de la connais­
sance. Cette dé finition n'est pas la seule. Tous les
spécialistes s'accordent sur quelques points, depuis
Saussure : le langage est un fait social (plus que
psychologique ou physiologique) et c'est un ensemble
de signes. Tous rej ettent la théorie de la langue­
répertoire (nomenclature) comportant un rapport
hi-univoque entre les signi fiants et les signi fiés isolés.
Après quoi, les uns mettent l'accent sur la forme
systématique, d'autres sur les règles d'emploi,
d'autres sur la finalité : « Une langue est un système
Complea:ités et parado:z;es du langage 133

servant à faire tout signal requis », déclare laconi­


quement Coleman dans l' Encyclopedia Britannica
(art. Language) en réduisant sans autre examen le
signe au signal. Pour Sapir : « Le langage est un
moyen de communication purement humain, non
instinctif, pour les idées, émotions et désirs, par
l'intermédiaire d'un système de symboles sciemment
créés 1 », ce qui met l'accent sur l'intentionnel. Pour
Bloomfield : u Le langage permet à une personne
(l'auditeur) de produire la réaction R quand une
autre personne (le locuteur) éprouve le stimulus S 2• »
Cette dé finition met l'accent sur le dualisme inté­
rieur à l'énonciation et non seulement au signe ; il
y a la situation du locuteur, d'un côté, et de l'autre
le comportement de celui qui répond. Le linguiste
s'oriente ainsi vers un approfondissement critique
de la signification et du sens, qui aboutit à une quasi­
désintégration. En effet, comment saisir, comment
définir complètement la situation de celui qui parle
et le comportement (réponse) de celui à qui l'on
parle ? Ni l'un ni l'autre ne les connaissent et l'ob­
servateur pas davantage. Remarquons ce qui se
passe lorsque nous écrivons sur une enveloppe
l'adresse d'une personne dans un endroit où nous
ne sommes j amais allés. La dénotation est précise,
le sens indécis. La référence ? C'est le fait que cette
personne, que nous connaissons plus ou moins bien,
se trouve ou peut se trouver à cette adresse ; et
c'est aussi l'acte social du facteur qui lui remettra la
lettre. Signi fication et sens ne sortent j amais d'une
approximation, d'une ambiguïté qui d'ailleurs suf-

1 . Le Langage, Ir. fr. Payot, 1 953, p. l b .


2. Language, Londo n , 1 955, p. 25. Sur l a situation e t l a réponse,
cf. p. 139. Sur la signification, p. 151.
134 Le langage et la société

fi � ent pratiquement. La signification n'est donc rien


d'autre qu'un résultat - incomplet - des situa­
tions dans lesqu �lles le locuteur a précédemment
perçu la forme phonique considérée. La forme lin­
guistique renvoie aussitôt à la réalité pratique, non
linguistique, qui n'en relève que par procuration.
On conçoit; dès lors pourquoi Bloomfield a introduit
la connotation parmi les concepts et dans le vocabu­
laire des linguistes. Ce terme indique l'aura obscure
et indispensable qui entoure la dénotation. Elle
relève de la pragmatique ou de la stylistique, observe
G. Mounin 1•
Si l'on écarte la signification comme critère, que
reste-t-il ? On peut dé finir le travail du linguiste par
analogie avec celui du décrypteur d'un message dont
il ignore le sens. Le décryptage, forme extrême du
décodage (puisqu'on ignore le code, alors que pour
déchiffrer un message en Morse, par exemple, on a
le code) est devenu au cours des guerres une tech­
nique et une science. Comment procède le décryp·
teur d'un message chiffré ? En étudiant la réparti­
tion des signes : répartition statistique globale,
fréquences, répétitions, etc. Pour la linguistique
distributionnelle, les différences sont données dans
la répartition et seulement par elle. Ni les monèmes
(unités signifiantes minimales) ni les pertinences
(oppositions) ne peuvent se retenir pour déterminer
les structures. Or, ces techniques réussissent. Il
n'est pas de message chiffré qui résiste au décryptage.
La linguistique se transforme alors en science quan­
titative. Avec la signification, la qualité disparaît.
Le langage est pris comme une masse statistique,
comme une population d'obj ets sonores. Cette pers-

1 . Op. cit., p. 158.


Complea:ités et paradozes du langage 135

pective s'affirme indépendante de la signification.


Dans le langage, les unités complexes se résolvent
en éléments simples, distincts, ou différents, qui
se combinent. Les éléments, des plus simples (lettres,
phonèmes ou traits pertinents entrant dans les
phonèmes) aux plus complexes (archiphonèmes,
c'est-à-dire unités distinctives groupant plus d'un
phonème - fragments stéréotypés de phrases ou
phrases entières, « syntagmes » autonomes ou figés,
etc.) apparaissent avec des fréquences et surtout
dans des associations et des liaisons déterminées,
c'est-à-dire selon des lois. Le flux continu de l'émis­
sion parlée s'analyse ainsi en atomes et les lois sta­
tistiques rendent compte des groupements des atomes
en particules (premier niveau) , des particules en
molécules (second niveau) et des molécules en macro­
obj ets linguistiques (troisième niveau) . Le problème
du découpage du « texte sans fin » reçoit une solution
précise. On peut aller très loin dans ce sens en iden­
tifiant les unités linguistiques et les unités phy­
siques ; B. Mandelbrojt a élaboré une macro-linguis­
tique analogue à la théorie physique de la chaleur 1•
Le problème de la signification se réduit à celui des
atomes, à partir desquels on constitue une science
combinatoire. Ce qui oblige à creuser la notion de
différence, en définissant le voisinage (proximité)
et la distance sur la chaîne parlée. Ce qu'on appelle
« esprit humain » consiste en règles d'assemblage

des éléments. l' ne grande boîte, la phrase ou le


groupe de phrases, contient des boîtes plus petites.
La grammaire courante et l'analyse logique des
phrases, techniques bien connues dans l'apprentis­
sage des langues écrites, se transforment en une

t. Cf. Los;ique, langage, théorie de l'information, P . U. F., 1 957.


136 Le langage et la société

théorie des structures 1• Cette théorie va plus loin


que la macro-linguistique, étude quantitative des fré­
quences sur de grandes unités. Elle se veut l'aboutis­
sement de la recherche structurale. Dans l'actualisa­
tion ou l'effectuation de la langue, dans l'analyse
de la chaîne parlée, le point de vue combinatoire
(syntagmatique : contiguïtés, relations, contrastes)
l'emporte sur les autres (similarités, oppositions
pertinentes, corrélations, systèmes paradigmati­
ques). Non seulement dans un certain nombre de
faits linguistiques ou sémiologiques mais dans la
science elle-même, le syntagme annule le système,
le neutralise. Avec la signification disparaît la der­
nière trace de substantialité ; on parvient à tenir
compte des différences de signification en écartant
la signification. Ce qui dans la science se formule
comme loi apparaît dans la langue parlée comme
ensemble de contraintes, ignorées en tant que lois
et même en tant que contraintes (puisque celui qui
parle croit choisir ses « expressions 11, construire ses
phrases avec des mots).
Ici la théorie des structures syntactiques rej oint
la cybernétique, la réalisation des machines à tra­
duire, à parler et même à penser. « Connaître l'acte
de parler, c'est pouvoir en faire un simulacre, qui
participe de toute la liberté de l'acte de parole 8• li
Noam Chomsky ne va pas j usque-là. Sa réflexion
linguistique, qui domine depuis quelques années les

1. Est-il besoin d'insister, après tant de colloques et de sémi­


naires, sur la diversité des acceptions du terme • structure • ? La
tendance à mettre l' accent sur l'aspect syn tactique (syn tagmati que )
de la chaine pa rlée se précise, depuis Saussure, chez une grande
partie des lingui•tes modernes.
2. A . Moles, Méthode cybernAlique eC structures linguistiques, eonfé­
·enre.
Complea:itéa et paradoa;ea du langage i37

recherches, veut étudier « l'aspect créateur du lan­


gage », au niveau de l'utilisation courante. Le sujet
parlant invente la langue et la réinvente. Le « dis­
cours créateur » ainsi étudié serait indépendant par
rapport à certaines contraintes (par rapport aux
symbolismes et peut-être par rapport à la « pression
paradigmatique » ; il ne serait soumis qu'à la « pres­
sion syntagmatique », en adoptant ici des formula­
tions empruntées à A. )lartinet). Le « sujet parlant •
s'installerait ainsi sur le plan d'une combinatoire
illimitée, qu'il tiendrait d'un « code génétique »,
d'une « grammaire génératrice ». En formulant cette
grammaire, on arrive selon N. Chomsky à une gram·
maire universelle portant sur tous les langages
possibles 1•
L'unité signifiante, pour Chomsky, n'est plus le
mot (comme pour Saussure et sa postérité immédiate)
mais la phrase, ou plutôt le jugement, la proposition.
Une phrase-type comme « Dieu invisible a créé le
monde visible » révèle à l'analyse sa structure cachée.
Elle comprend trois propositions : Dieu a créé le
monde - Dieu est invisible - le monde est visible.
Ce système de trois propositions constitue une struc­
ture latente, un substrat ; les propositions élémen·
taires s'analysent en une structure cachée et inver·
sement cette structure cachée permet de revenir
vers la proposition élémentaire (donnée) pour mon·
trer comment elle s'organise. Seule donc la syntaxe
sous-jacente permet de saisir le langage. N. Chomsky
donne donc une théorie des 1tructure1 ayntactiquea.
L'analyse du plan syntagmatique (de la contiguïté
ou association) s'affine en une théorie qui n'est pas

t . Cf. Con.l/Jntu da la. théorie linguistique, dans Diogène, 1 965,


p. t� et sq. et du même auteur : Synl!ll:lic Structuru, La Haye, 1957.
138 Le langage et la société

un simple commentaire interprétatif des textes, m


une description psychologique, mais va beaucoup
plus loin, dans une sorte d' abstraction concrète :
la grammaire universelle.
Essayons de schématiser. Une proposition AB
s'analyse en trois segments (propositions ou j u ge­
ments) et cela d'un point de vue qui se situe à l' arrière­
plan, en O. La proposition suivante, CD, s' analyse
elle aussi d'un point de vue 0 ' .
1
....-,

o�:::-:. ___ '_�o·


Conlinuilé

A B (blanr)

Le découpage analytique en segments constitutifs


fait donc apparaître une configuration cachée OO'
dont la pensée saisit l'unité en se plaçant en 1. On
construit de proche en proche un arbre (un graphe
dans le langage des mathématiciens) qui peut s'étudier
et qui mène à des conclusions générales. On peut
ainsi construire des grammaires génératrices, capa­
bles d'établir des liaisons dans une « infinité de com­
binaisons possibles ». Il s'agit donc d'une combina­
toire universelle 1 ,
Risquons maintenant des hypothèses. En cher­
chant dans cette direction, en étudiant la configu­
ration 0 10 ' et son développement que peut-on

1. Comme celle proj etée par Leibniz, mais par une méthode ana­
ly tique nouvelle. Cf. Diogène, p. 142 (article de S. K. Sa umjan).
Complexités et paradoxes du langage 139

trouver ? Cette configuration ne serait-elle pas un


supersigne, une superstructure, c'est-à-dire un super­
obj et spécifiquement linguistique ? Serait-ce un
modèle parmi d'autres ? Resterons-nous dans les
seuls signifiants ? Dans les pures formes ? Ou
bien cherchant la jonction des signifiants et des
signifiés au niveau le plus élevé, ne tendrions-nous
pas vers une structure des sens alors que la linguis­
tique a cherché après Saussure une structure des
significations ! Ou bien au contraire, l'étude des
graphes permettra-t-elle au mathématicien de tenter
l'analyse exhaustive du sens et par conséquent de
le faire passer par les machines, ce qui nous ramène­
rait au proj et précédemment mentionné d' A. Moles
( « simulation » parfaite de l'acte de parole, recons·
titué dans sa continuité syntagmatique) ? Dès lors
la théorie des structures syntagmatiques devien·
drait théorie de la « machine logique » ou « logique de
la machine ».
Si nous admettons la recherche des structures du
sens, peut-être l'étude des configurations cachées
sous le discours « créateur » et des signifiés qui s'y
indiquent révélera-t-elle non pas des idées pures,
des essences métaphysiques, des entités occultes,
mais des entités inhérentes aux discours réels, telles
que nous les constatons dans les textes journalis­
tiques, littéraires, publicitaires : l' Actualité, la
Féminité, la Virilité, la Jeunesse ou Juvénilité, et
à moins que nous n'y trouvions le secret des tons
employés : le ton descriptif, le ton exclamatif, le
ton ironique, le ton démonstratif, le ton monstratif,
le ton allusif, le ton confidentiel, le ton narratif, etc.
en bref le secret de l'agencement des phrases dans
le discours. Cette recherche ouvre, nous semble-t-il,
un horizon pur de la pensée linguistique, stimulée
100 Le langage et la société

par la recherche sociologique. Elle permettrait de


définir une connexion exacte non seulement entre
la langue et la pensée, mais entre la langue et la
société. Elle serait axée sur l'étude des plus grandes
unités aignifianteB (groupement de phrases), ce qui
aurait un intérêt primordial 1•
Nous ne pouvons qu'indiquer la direction. Jus­
qu'ici l'analyse linguistique a été plutôt orientée
dans la direction inverse : l'analyse des plus petites
unités, étude de la forme phonique du seul signifiant.
Il est possible d'ailleurs que ces deux recherches ne
s'excluent pas mais se complètent.
La recherche des plus petites unités signifiantes
a été poursuivie par Hj emslev. Ce linguiste va non
pas du côté de la forme phonique, celle du signifiant,
mais du cô\é du contenu, du signifié, ce qui ne
manque pas d'intérêt. Hjemslev étend au signifié
ce que la linguistique avait établi au suj et du signi­
fiant (monème). S'il y a forme du signifiant (de
l'expression), il y a aussi forme du signifié (du
contenu). S'il y a substance de l'expression (du signi­
fiant), il y a aussi substance du contenu. La séman­
tique, description et analyse du contenu (du sens)
fait donc partie intégrante de la linguistique struc­
turale. Il y a structure des signifiés comme il y a
structure des signifiants. On peut donc et on doit
atteindre une double articulation dans le contenu
lui-même (non pas dans la substance de ce contenu,
à savoir les émotions, les cognitions, mais dans son
organisation interne). Cette correspondance étroite
entre le plan de l'expression (du signifiant) et celui
du contenu (du signifié) a reçu de Hj emslev le nom

1. Cf. dane DiogèM, article de S. K. Saumjan, et ses oonoluaiona.


p . 152.
Complea:ités et parado:r;es du langage 141

de « principe d'isomorphisme ». Selon ce principe,


l'analyse des contenus atteindrait dans les unités
signi fiantes des unités minimales dotées de traits
(oppositions) pertinents de signi fication. L'atome de
signi fication se découvrirait donc dans les signifiés
et non dans l'analyse formelle du flux parlé, dans le
découpage de « l' expression » . Ainsi : j ument =
cheval + femelle. C ' est une articulation sur le plan du
contenu, indépendante de l' articulation des signes
(signi fiants). Les unités minimales de contenu pour­
raient se décrire comme des « figures » et donner
lieu à une combinatoire, algèbre des signi fiés et non
plus des signi fiants, des traits pertinents généralisés
et non plus des liaisons syntaxiques, des contraires
concrets et non de la répartition formelle 1•
Aux antipodes de ces recherches analytiques sur
les unités minimales se situent les visions globales
du langage. L' étude des langues renvoie aux cultures,
aux idéologies , aux civilisations (et à leurs diffé­
rences ) . Les mots résultent de la totalité, posait en
principe Humboldt, à l'époque de Hegel. Chaque
langue découpe à sa manière l' expérience d' une so­
ciété ; elle apporte une analyse - structurante e t
structurée - de la réalité obj ective, c' est-à -dire pra­
tique et sensible. Ch�.que langue, en tant qu' orga­
nisat,ion, contient unt- image de la réalité, une vision
du monde, qui ne peut se c omprendre que par réfé­
rence aux autres instit utions d e la société considérée.
La société peut se d é finir par un ensemble de struc­
tures, dont la l a 1 1 g u e fait partie intégrante ( d a ns une

1 . Cf. Hjemslev, Essais linguistique., Copenha gue, 1 959 (notam­


ment l' article de 1 954) ; A nalyse critique par A. M a r t i net, résumée
el développée par G. Mounio, op. cit. , p. 45 à 1 1 2 . Cf. aussi F . ü u b o is ,
Grammaire structurale du français, Larousse, 1 965, p. 6, 7.
i42 Le langage et la société
acception active de ce terme : elle intègre les indi­
vidus dans la pratique sociale) et intégrée. Chaque
langue est elle-même un ensemble de structures,
dont la société fournit les formes et les contenus.
« A chaque langue correspond une organisation par­
ticulière des données de l'expérience » 1 et c'est ainsi,
dans ce cadre, que la langue joue son rôle : instru­
ment de communication et « d'expression ». La lin­
guistique analyse cet outil d'analyse, qui opère sur
le flux continu du « réel » et y découpe des différences,
des distinctions, des types de phénomènes. L'univers
n'existe pour l'homme social que par la société, donc
par la langue.
Dans cette orientation, on étudiera des « champs »
notionnels, ou des systèmes sémantiques (partiels)
tels que les grades militaires ou les noms des couleurs.
Contentons-nous de rappeler les célèbres travaux de
Trier. Au début du xme siècle, en Allemagne, Kunst
s'oppose à List. Le code de l'honneur, la courtoisie,
les techniques du combat, bref les attributs de la
chevalerie figurent dans les K ünste. Les Liste sont
roturiers : métiers, habiletés manuelles, et aussi
médecine, astronomie. Une opposition de classes
s'exprime dans l'opposition des termes. La sagesse
spirituelle, Wisheit diffère de Kunst et de List,
s'oppose à tous deux et les surclasse. Un siècle plus
tard, cette constellation a changé, List ayant pris
un sens péj oratif, a disparu. Kunst ne désigne plus
que les sphères courtoises (chevaleresques) de la
société, par opp osition aux vilains, aux roturiers,
aux non-court01s. Le mot tend vers l'acception mo·
derne : arts et connaissances. Dans la trilogie, le
mot Wissen (le savoir en général, sans connotation

1. A. Martinet, auments, p. 16.


Comple:&ités et paradoxes du langage 1.43
particulière) a pris place, mais c'est un savoir plus
qu'une sagesse. « Ainsi les mots forment un champ
linguistique recouvrant un champ conceptuel et
expriment une vision du monde qu'ils permettent
de reconstituer 1 • » Ces notions : champ linguistique,
champ sémantique ou morpho-sémantique, sphère
de pensée, etc. sont à retenir. Elles ne s'étendent
pas aux champs et systèmes non-linguistiques (non
verbaux).
En apparence, nous avons rapidement exposé, en
les survolant (car un exposé détaillé remplirait des
volumes) et en les comparant, les théories des linguis­
tes. En fait, nous avons interrogé les linguistes sur
leurs thèses et nous les avons confrontés.
La diversité des théories peut s'interpréter de deux
façons. On peut penser que les divergences ont plus
de portée que les rencontres, que la science du lan­
gage traverse une crise (de croissance ou de déclin).
On peut aussi. penser que cette diversité témoigne
d'une richesse et d'un développement extraordinaires
depuis l'impulsion donnée par F. de Saussure à
l'étude de la langue.
Même variété dans les théories qui ne se veulent
pas scientifiques, mais qui cependant parlent du
langage et en partent.
A un pôle, voici Heidegger. Il rattache la com­
préhension du langage à une théorie de l' Ê tre (onto­
logie fondamentale). Non que le terme « est » prenne
pour lui un sens métaphysique. Au contraire. Le
Bâtir, l'Habiter, le Dire, ces mots indiquent des
actes (ou des situations actives) et ont une bien autre
profondeur que ce fameux petit mot « être ». L'an-
1. Cf. P. Guisand, La Sémantique, P . U. F., 1 962, p. 73. Cf. éga­
lement p . 77 le résumé des travaux lexicologiques de G. Matoré
appliqués au xvm• siècle (le lexique en 1 765) .
144 Le langage et la société

cienne métaphysique paraphrasait, à la suite des


logiciens, la copule, la formulation du jugement. Le
mot « est • ne porte que sur les résultats de l'iné­
puisable puissance créatrice du monde, résultats
dont elle se retire : les « étants », cette herbe, cet
arbre. Cette pierre est blanche, cet arbre est vert.
Mais l'homme est ceci ou cela (grand, petit, brun,
blond , fort, faible) et il ne l'68t pas. Puisque conscient,
il se dérobe à l'étant et va plus loin, ailleurs, parce
qu'il a un horizon et un proj et, parce qu'il est
ouverture. Le non-être de l'homme, sa conscience
déchirée, ouverte sur le possible, transcendée perpé­
tuellement par le proj et, c'est l' :t;; tre en lui, qui se
donne ou qui l'abandonne. Dans l'ennui, dans la
trivialité, la conscience se retrouve « être » parmi les
existants.
Tous les chemins de la pensée conduisent d'une
façon plus ou moins perceptible et par des passages
inhabituels à travers le langage, décide Heidegger
au début de sa conférence sur la question de la tech­
nique 1. La dispensation de r :t;; tre, c'est la Parole.
Il y a donc un être du langage, du Logos. La mutuelle
appartenance de I ' :t;;tre et de la Raison arrive à
parler dans le Logos (le mot et l'acte).
Pourtant, ne nous trompons pas sur le sens des
signes. Nous appelons signe ce qui par sa constitu­
tion la plus intime est quelque chose qui indique.
Ainsi conçu, le signe, ce n'est pas le mot ou le lan­
gage, c'est l'homme lui-même, en mouvement vers
ce qui se dérobe. L'homme est signe. Il indique
l' Ê tre. Il a ce sens, dans l'histoire de !' Etre. Ceux
qui entendent le langage de la poésie ne le com­
prennent que parce qu'ils se mettent à l'écoute de

1. Cf. Essais et con/érenca, p. 9.


Comple:iitéa et paradozes du langage 145
l'Etre. Ils entendent, en deçà et au-delà des mots,
de tous les mots, ce que dit le silence, « un autre
Dire que le dire ordinaire », un Dire qui demeure
puisqu'il « est • la demeure de l' Etre.
Le mot « être 11 dans le langage ordinaire masque
l'Etre puisqu'il le détermine. Les propositions et
jugements ainsi déterminés entrent dans des repré­
sentations et dans des réflexions qui définissent avec
exactitude. Or il y a un abîme entre la représentation
et la présence. L' Etre ne se re-présente pas ; il se
présente ; il s'offre ; il s'approche dans le risque et
le jeu. Il se dévoile (avec une sorte de mouvement
dialectique : l' Etre infini apparaît en se dis simula nt,
il se voile. en apparaissant dans la finitude). Quant
aux propositions qui déterminent et définissent,
quand elles ne tombent pas dans la trivialité, elles
aboutissent à la technique. Celle-ci connaît l'exis·
tant, le domine, le ravage. L'être humain en même
temps contient l'énigme, les mots de l'énigme, le
secret de l'énigme. Il « est » le labyrinthe et le fil
d'Ariane, la détresse et l'issue 1 • Surtout, que l'on
ne s'imagine pas un Verbe éternel. « Dam la pré·
tendue éternité ne se cache qu'un périssable gardé
en conserve, mis au rancart dans le vide d'un main­
tenant sans durée 2. »
Heidegger en vient ainsi à opposer le langage
inau thentiqu e au langage authentique. Dam le

1 . A ce point d 'un cheminement parfois ingrat, noœ pourrions


nous divertir en comparant la Poésie selon Heidegger à la • fonc­
tion poétique •, �r. Jakobson (Essais, p. 220) , à la théorie des sym­
boles chez Bachelard ou selon E. Ortigues. Nous retrouverions l'op­
position impertinente du fermé et de l'ouvert, ou plutc\t du clos et
du béant. Dilemme dont justement nous voudrions sortir. Le scien­
tisme forme et ferme ; la philosophie rest;e béante. Une t;elle confron­
tation nous entrainerait trop loin de notre itinéraire.
2. Pourquoi dea poèw ? Hot-ese, tr. fr., p. 261 .
146 Le langage et la société

bavardage (la « parlerie ») l'on discourt sur les


« étants », sur l'antique. On a l'air sérieux, on émet
des considérations qui parfois semblent importantes
et sont frivoles, qui parfois semblent frivoles et vont
plus loin que le sérieux parce qu'il s'y introduit un
jeu. Le langage authentique exprime. Quoi ? Qui ?
Questions sans réponse, puisque la réponse abaisse­
rait « l'être » au niveau de l'étant. Authentique, le
langage présente ce qui n'était avant l'expression
qu'un « étant » parmi les autres. Il ré11èle (de quel­
qu'un, pour quelqu'un, quelque chose). Il décou11re
(il est découverte parce que dévoilement). Ainsi il
contribue à la constitution de la vérité de l'homme
et du monde.
Exprimer, à propos de « quelque chose », d'un
« étant »1 c'est dire beaucoup plus que cet « étant »
(le ciel ou la mer, la maison ou l'amour). Le langage
authentique permet de maintenir dans le langage
la révélation de l'être. Poésie, il est aussi demeure
de l'Etre. On le trahit, on le tue, en le considérant
comme un système de signes. Alors q ue le caractère
authentique des mots consiste en la richesse des sens
(ou l'indétermination, la « polysémie »). « Das Leben
der wirklichen Sprache besteht in der Vieldeutlich­
keit. Die Umschattung der lebendigen Worter in
der Starheit einer eindeutig, mechanisch festgelestete

par M. Heidegger, 1, 168).


Reichenfolge wiire der Tod der Sprache » (Nietzsche,

Franchissant un abîme, examinons maintenant


les philosophes qui veulent greffer leur réflexion sur
la sémantique scientifique en poussant à bout la
rationalité immanente au langage. Il leur arrive de
conserver une certaine modestie. Le souci de la ri­
gueur, les études sur la logique, servent de garde­
fou. Le sémanticien ne prétend pas trouver dans sa
Complea;ités et parado:ces du langage i47

science des recettes pour déceler la grandeur ou les


illusions des conflits entre les hommes. La sémantique
ne peut rien sinon établir le sens ou le non-sens des
paroles de celui qui parle 1 • Ce qui va déjà assez loin.
Déclarer le sens (ou l'absence de sens) des propo­
sitions, des paroles prononcées ou écoutées, quel
pouvoir !
Korzybski n'a pas borné ses prétentions. Ce sé­
manticien, qui eut sa période glorieuse mais dont la
réputation mondiale paraît en déclin, a présenté sa
sémantique comme une philosophie générale :
comme la philosophie des temps modernes. Elle
devait généraliser la psychanalyse en une thérapeu­
tique universelle. Selon Korzybski, les tensions, les
conflits, les maladies (mentales ou sociales) résultent
de malentendus, d'erreurs sur le sens des mots. Au
départ, tout malaise (individuel ou non) a une origine
psycho-somatique, avec une erreur de terminologie
concernant le sexe, l' organisme, la nourriture, les
rapports sociaux 2• Korzybski étudie donc les « neuro­
semantics » ou « neuro-linguistics factors ». C'est dire
à quel point la sémantique généralisée déborde la
sémantique comme partie de la linguistique. Le pou­
voir des mots serait extraordinaire parce qu'ils sont,
d'un côté, liés à des conditionnements (réflexes) et
de l'autre parce qu'ils sont mal compris. Ils contri­
buent à créer, pour les individus et les sociétés,
l'environnement, le 11 milieu ».
Cette découverte constituerait la nouvelle révo­
lution copernicienne ; elle marquerait l'entrée dans
la nouvelle Renaissance. La sémantique se définit
comme science des réactions neuro-linguistiques de
1 . Tarski, Semantic conception of truth, dans Linsky, Semantiu
IJ1ld philoaophy o/ l.anguage, Urbana, 1952, p. 17.
2. Science 111rd Sanity, Lancaster, Pe nnsylvanie, 19�0.
148 Le langage et la socié�

l'individu humain et des groupes à leur environne­


ment. Le conditionnement par l'entourage s' exerce
par le moyen des signes. Or les signes sont arbitraires
par rapport à ce qu'ils signifient. Pas seulement les
mots, mais par exemple les signes qui entrent dans
la « légende » d'une carte. On peut représenter la
ville par un rond, un carré, un triangle, un escargot,
un monument, etc. La carte ne correspond pas à la
réalité bien qu' elle permette jusqu'à un certain point
de se déplacer dans la région cartographiée. Kor­
zybski pense que la sémantique (étude des signes et
significations) permet de construire une échelle des
niveaux d'abstraction et d'éloignement par rapport
au réel. L'erreur est inhérente à l'arbitraire du signe.
Elle est, par exemple, inhérente au mot « est » par
lequel on croit atteindre l'objet, le saisir, le fixer,
le définir. Or, dans la réalité, l'usage des signes
entraîne des actions, réflexes ou réfléchies. Nous
tendons à penser qu'un signe ou un groupe de signes
(une proposition, avec usage de la copule) est vrai
ou faux. Donc, commençons par nous délivrer de
la logique aristotélicienne à deux valeurs. Le sys­
tème non aristotélicien débloque la pensée et l'ac­
tion 1 • Les névroses ? Elles proviennent de choix
illusoires imposés par la logique aristotélicienne.
Commençons notre. cure. Exerçons-nous à supprimer
la copule « est ». Enonçons tour à tour : « Ceci est
une table » - « Ceci n'est pas une table mais le
lieu de notre rencontre . . . ». N'oublions pas qu'il
vie 11: � ra toujours quelqu'un pour affirmer le contraire,
quoi que nous disions. Méfions-nous même des subs­
tantifs. Qu'est-ce que cela veut dire : être catholique,
1. U n 1·ocon 11ait le thème du fameux roman de V an Vogt, le
Monde des A (dont chaque chapitre débute par une citation d'un
1émanticien ou d'un logicien/.
Complexités et paradoxes du langage 149

être juif, être communiste ? Et « ne pas être » catho­


lique, juif, communiste ? Les dilemmes engendrent
des conflits. Une fois définie et substantifiée la pro­
priété de catholique, ou de communiste, on exigera
de chacun qu'il soit (ou ne soit pas) catholique ou
communiste. Les individus hautement complexes,
on les classera. L'abus des mots et de la logique
donne le dogmatisme, l'orthodoxie, la tyrannie, l'into­
lérance. Les « accrocs linguistiques » déclare Kor­
zybski, aboutissent à des conflits pathologiques ; ils
entraînent des désordres familiaux, de l'insatisfac­
tion, des troubles nerveux ; dans la vie sociale, ils
engendrent les querelles politiques et les révolutions.
Dans les rapports internationaux, ils produisent la
suspicion, les désaccords, les guerres mondiales.
N'est-il pas curieux de constater chez les séman­
ticiens précisément ce qu'ils diagnostiquent chez les
autres, hommes ordinaires ou penseurs ? Ils ont par­
fois décrit j ustement certaines formes d'aliénation
par le langage. Ils isolent aussitôt ces faits. Comment
les mots auraient-ils du pouvoir s'ils ne sont pas les
mots des hommes qui ont le pouvoir ? Les sémanti­
ciens ne raccordent pas l'aliénation par le langage
aux autres formes d'aliénation : idéologique, poli­
tique, etc. Ils l'expliquent par le seul langage. Après
quoi, ils présentent leur thérapeutique par le seul
langage et ils l'étendent démesurément. Ce qui
grossit leur importance. Qu'est-ce qui peut les arrêter
sur cette voie ? Aucun critère, aucun scrupule qui leur
interdise d'extrapoler.
On sait que pour une philosophie néo-positiviste,
qui ne se dit pas philosophie et qui prouve l'échec
de la philosophie dans les pays de langue anglaise,
les concepts de la philosophie tombent purement
et simplement en désuétude. Ils n'ont aucun sens,
150 Le langage et la société

aucun contenu. Les mots : loi, réalité, espace, temps,


univers, monde (les uni11ersaux) sont sans fondement.
La simple thèse de la réalité du sensible n'a pas de
sens, de même que la théorie inverse (de la non­
réalité) . Les sémanticiens reviendraient-ils vers le
nominalisme ? Pas exactement. Ils exigent une
définition complète des signes entrant dans la cons­
truction de la pensée. Ils acceptent les uns la logique,
et les autres les mots « concrets », c'est-à-dire immé­
diatement liés à des obj ets particuliers. Ils mettent
l'accent sur le principe de l'économie (d'effort, de
pensée) ainsi que sur celui de consensus (accord sur
les termes « concrets ») . Ils semblent donc bien
vouloir expliciter le rationnel immanent au langage.
Ce fut le programme des écoles de Varsovie, de
Vienne, de Prague. L'ironie du mouvement dialec­
tique veut que cette explicitation se mue en irra­
tionalisme.
De leurs prémisses, par extrapolation, les séman­
ticiens tirent des conclusions extravagantes. Kor­
zybski donne une impression de sérieux et de pru­
dence à côté de certains philosophes de la séman­
tique. É coutons un instant Hayakawa 1 et Chase 2 •
Pour le premier, « en tant qu'êtres humains, nous
sommes libres de produire et de manipuler nos
symboles, de leur attribuer n'importe quelle valeur...
Alors que les animaux utilisent seulement quel­
ques cris, les êtres humains emploient un système
compliqué de balbutiements, de siffiements, de glou­
gloutements, de gloussements, de roucoulements,
de bruits, pour transmettre ce qui se passe dans
leur système nerveux . . . » La théorie saussurienne du

1. Lt1n8uage in thoughta and aclion, New York, 1 9�9.


2, The lùanny of words, New York, 1 952.
Complexités et paracloa:66 du langage 151

signe arbitraire et du système formel se transforme


en son contraire : la destruction du langage, réduit
à un pur arbitraire et à un « non-système », le carac­
tère de « système » se transférant à la physiologie
nerveuse. Cette idéologie parvient, par la voie de
la sémantique et sous couleur de positivisme inté­
gral, au matérialisme le plus vulgaire coloré d'irra­
tionalisme grossier.
Quant à Chase, nous le citerons à cause de l'humour
involontaire de ses propos : « Quand les hommes
parlent de choses pratiques et concrètes, ils se
mettent d'accord. Quand ils emploient des termes
abstraits tels que bureaucratie, travail, capitalisme,
ils se heurtent à des difficultés . . » Les mots « argent »,
.

« liberté », « démocratie » ? Ce sont pour Chase des


abstractions obscures, ou mieux des « index » ou
des « icônes » que nous prenons pour des réalités.
Il y a des gens qui exècrent le capitalisme . . . « Mais
il n'existe aucun animal semblable. Le microscope
le plus puissant ne peut le découvrir ... Le Capital ?
Ce n'est qu'un mot. Il n'a rien produit, rien
consommé ; il n'a j amais besoin de rien. Essayez donc
de photographier le capital ! Qui possède des réfé­
rentiels pour de tels mots ? Les discussions sur leur
sens n'ont pas de sens. 11
Rappelons pour mémoire qu'en 1952, le Week
Magazine réclamait que l'on changeât officiellement
la dénomination de la société américaine. Plus de
capitalisme. Même plus de « libre entreprise ». Les
termes : société industrielle, démocratie économique,
organisation de la productivité pouvaient et devaient
fournir la nouvelle appellation. Rappelons aussi une
analyse de Médée par un certain Wiengarten. La
soif de vengeance vient du fait que Médée s'aban­
donne à l'action fascinante des mots : jalousie,
152 Le langage et la société

amour. • Tout ce qui se passe dans la tragédie s'expli­


que comme effet du transfert sémantique. » Elle
est jalouse parce que le mot jalousie existe. De tels
mots sont nuisibles. Au premier rang, les mots :
bourgeoisie, démocratie, capitalisme i.
Avons-nous réussi à mettre un peu d'ordre dans
les concepts et les thèses sur le langage, précisément
en exposant rapidement leurs contradictions ? Nous
l'espérons. Si nous acceptons la métaphore de la
science « en expansion », de la nébuleuse qui s'étend
autour de son « noyau », nous rendons plus concrète
cette image ; c'est d'un éclatement qu'il s'agit, d'une
explosion ou d'une « implosion », l'un pouvant aller
avec l'autre. La linguistique moderne semble en
état de crise, mais de crise féconde et non de dépé­
rissement.

t. Cf. Adam Sehall, lntrodudion IO Semantic1, Pergamon Preu,


1962 et aua1i L'ldéalu- 1ubjecti/ coraùmporain, Moscou, 1957. Les
critiquea 1oviétiques attaquent as&K justement les extrapolations
de la aémantique. Leur dogmatisme, leur crainte du formalisme
(alors que la RUS&ie sov ié tique a produit au début de la Révolution
quelques cbela-d 'œuvrea du • formal isme •} les ont longtem pa em­
pêchés de comprendre l'acquis de la pensée dite s tructuraliste.
Leur as s imi la t i o n de la cy b e rn é t i q ue doit leur permettre de rat­
traper ce retard. Cf. dans Diogène, l'article de S. K. $ aumjan, de
l'Université de Moscou ( p . 1 3 7 et 1q.). Peut-être même iront-il&
trop loin daDI cette directioo l
CHAP ITRE IV

Situation théorique et situation culturelle

Mutation de la société et crUJe du langage.


Si nous jetons un coup d'œil sur le contexte socio­
logique des faits mentionnés précédemment sur le
seul plan de la « théorie », l'impression laissée par
ces faits se confirme. La situation théorique, déployée
dans sa complexité, se comprend encore mieux si
on la réintègre dans la situation historique et sociale.
Nous constatons facilement l'influence croissante
du langage : propagande, publicité. Comment dis­
cerner l'usage et l'abus ? Au-delà des banalités
j ournalistiques sur ces thèmes, ce qui nous frappe,
c'est le mélange chez les gens de la mé fiance et de
la confiance. On se défie de la publicité : « Ce n'est
que de la réclame. » Et pourtant la publicité réussit.
Les budgets de publicité sont rentables. Et aussi
ceux de la propagande. On ne le sait que trop :
crédulité et réticence, naïveté et défiance ne s'ex·
cluent pas. Chacun craint la duperie et cette réserve
oblige les discoureurs à inventer de meilleurs argu·
ments, à mieux abuser des mots. La manipulation
des hommes par le discours gagne souvent de vitesse
l'esprit critique, dès que celui-ci fléchit et ne sait
154 Le langage et la société

plus sur quoi s'appuyer. Le paradoxe, ici, c'est la


réussite de ces manipulations, alors que les « gens »
ont été si souvent trompés et refusent les mystifi­
cations. L'analyse de ces manipulations et de leur
succès a souvent été tentée. Peut-être ne va-t-elle
p as assez loin pour atteindre les raisons et les causes.
Peut-être retarde-t-elle aussi sur l'ingéniosité des
manipulateurs.
Autour de nous, que voyons-nous, qu'entendons­
nous ? Une prodigieuse abondance s'abat, Niagara
de messages sur des gens plus ou moins intéressés
et concernés. Ces messages, ce sont des signes, des
signifiants, déversés au hasard, reçus selon le hasard,
la chance et la malchance. La langue, en principe,
comprend : a ) l'ensemble des signes dont use une
société ; b) le code permettant de déchiffrer les signes,
d'accrocher constamment et sans trop d'efforts les
signifiés aux signifiants.
Or qu'arrive-t-il autour de nous ? En premier lieu,
les messages débordent, de plus en plus, la langue
(images) . Les champs de signification excèdent de
tous côtés le langage (sans pouvoir s'en passer) .
De plus, où est le code ? Autrefois, le .;ode
était fixé socialement. Il comprenait à la fois
des symbolismes (religieux, érotiques, politiques,
poétiques) et des formes (grammaticales, rhétori­
ques). Dans la société moderne, il n'y a plus de code
commun, évident et général. S'il y a évidence, c' est
celle de la disparition du code général. Les linguistes,
les sémanticiens, les sémiologues cherchent à cons­
truire ou reconstruire des codes pour déchiffrer les
messages nouveaux. Ce qui prouve que le code n'est
plus un fait social. Qu'est-ce qui remplace le code,
permettant aux membres de la société le déchiffrage
rapide des messages à eux adressés ? Comment ne
Situation théorique et situation cu lt urelle 155
perdent-ils pas conscience de leur appartenance,
de leur qualité de membres de la société ? C' est
l'existence d'un certain nombre de réseaux qui sont
les véritables systèmes constitutifs de cette société.
Les gens font partie de tel ou tel réseau. Or les
réseaux émettent des messages en utilisant des
canaux qu'ils ont établis et asservis. Ils se servent
de codes. Ils ne livrent pas un code qui permettrait
de saisir leurs secrets. Une telle société est à la fois
transparente et opaque. Les réseaux n'émettent pas
de messages sur eux-mêmes. La fonction méta­
linguistique selon R. Jakobson leur manque !
L'absence de code général (compensée par l'intro­
duction de codes partiels qui en fait organisent impé­
rativement un réseau, tel le code de la route) permet
les tricheries, les truquages de code et de message,
l'introduction d'éléments équivoques, mal connus
ou méconnus (notamment par le véhicule de l'image).
D'où les malentendus. La publicité proclame :
« Soyez heureux en consommant. » Elle présente
comme type et modèle à chacun le consommateur
idéal : soi-même consommant à profusion des obj ets,
objets de libres choix. C'est le grand signifié des
messages publicitaires, c'est l'idéologie qui se cache
en eux. En fait, le message se réduit au pléonasme
de Fourest dans La Négresse blonde : « Soyez heureux,
voilà le vrai bonheur. » La publicité aj oute : « en
achetant ceci ou cela ».
Dans ces conditions, le décrochage des signifiants
par rapport aux signifiés devient un fait social.
Glisseront-ils les uns en dehors des autres ? Vont­
ils flotter chacun de son côté ? Ce serait la fin de la
culture, de la civilisation. Il s'ensuivrait une décom­
position rapide de la pratique sociale elle-même.
Si le décalage entre signifiants et signifiés se creuse,
156 Le langage et la société

on peut se trouver dans une situation morbide,


devant une maladie sociale spécifique. Cependant,
l'opération inverse - le raccrochage - offre beau­
coup de possibilités trop intéressantes pour ne pas
qu'on les tente. A la faveur du décrochage et par
le raccrochage on (qui ? quand ?) peut introduire
beaucoup de significations nouvelles, des « sens »
pouvant aller jusqu'à l'absurdité. Qui procède ainsi ?
La propagande, la publicité.
Les analyses sémiologiques se légitiment ainsi.
Avec des réserves expresses. Ce qui s'introduit, ce
n'est pas seulement de la rhétorique, c'est de l' idéolo­
gie. Les signi fications répandues ainsi ont leur base
dans l'économie et dans l'histoire, qu'il s'agisse du
culte des vedettes, de l'idolatrie des personnalités,
ou de tel produit en vogue. On manipule les gens
par le langage, mais le langage n'est qu'un recueil
de signes au service de stratégies commerciales ou
politiques. Les analyses impliquent, pour atteindre
du « concret », la pensée critique la plus aiguë, la
plus vigilante.
Ce bref tableau ne saurait nous satisfaire. Incom­
plet, il n'apporte pas de solution, il ne montre aucune
issue. De nombreux points, de nombreux coins
restent obscurs. Pourquoi ce double aspect du dis­
cours, dans notre société ? Les mêmes individus qui
méprisent les discoureurs professionnels, politiciens,
intellectuels, « têtes d'œufs », achètent les produits
vantés par la publicité et obéissent aux propagandes.
Les mêmes individus refusent les idées sous prétexte
d'idéologie, se dépolitisent et applaudissent des
charlatans de l'idéologie et de la politique. Aucune
explication satisfaisante n'a été donnée, à notre avis,
de cette contradiction qui n'est pas seulement un
fait psychologique, mais un fait sociologique. Les
Situation théorique et situation culturelle 157

analystes nous paraissent avoir omis plusieurs don­


nées du problème.
Premièrement, on a maintes fois signalé l'impor­
tance également croissante des « champs » de signi­
fication et des systèmes de signes non linguistiques
(non verbaux). Signalons-en quelques-uns : les numé­
ros de téléphone, les photos et illustrations, les
enseignes 1, les images en général, mais aussi les
voitures automobiles, les vêtements et la mode,
le mobilier, etc. Certains de ces systèmes, très com­
muns et banals en apparence, sont extrêmement
curieux ; ainsi les annuaires de téléphone qui arti­
culent les durées et les lieux, qui groupent noms et
habitations dans un réseau dont l'usage permet une
automatisation de plus en plus poussée. Ce réseau
peut s'étudier pour lui-même, scientifiquement,
comme réseau, comme fonctionnement ; ceux qui
y sont inclus l'ignorent. Il n'émet comme message
que l'annuaire qui dit fort peu sur son organisation
interne. Ce réseau systématisé accompagne l'exten­
sion du discours et de la communication. En liaison
et en contraste avec la radio (où l'auditeur est réduit
au silence) et plus encore avec la télévision (où le
voyeur-auditeur est entièrement passif devant le
monde mis en spectacle). L'entretien par téléphone,
sans contact direct, sans présence, pourrait fort
bien réagir sur le « style » de la conversation, sur
l'usage des mots : sur le discours. Mais ceci n'a
sans doute pas beaucoup d'importance. L'essentiel,
à notre avis, c'est la relation entre le langage (parlé
ou écrit) et l'image. Il se passe à l'échelle globale
le phé nomène signalé à l'échelle de l'individu et
cle l'image donnée. L'image a besoin d'un commen-

1 . Cf G . Mounin. Bull. soc. linguiatiqUll, Paris, 1959 p. 276 et sq.


158 Le langage et la société

taire verbal et inversement le commentaire ne « vaut •


que pour et par l'image. Les psychologues constatent
expérimentalement la « polysémie » de l'image , l'indé­
termination qui exige le commentaire verbal 1.
Les images suggèrent et c'est leur manière de dire.
La suggestion est multiple. Au premier abord, elles
semblent des « faits », portant en soi signification
et sens. Il n'en est rien. L'image isolée se situe sur
le plan du rêve ou de la mémoire imprégnée d'affec­
tivité. Un fait « sensible » se su ffi sant , dépourvu
de sens ou livrant un seul sens, n'est qu'une abstrac­
tion. Chaque image isolée peut s'interpréter de
plusieurs manières. Quand on la choisit dans cette
intention, quand ce n'est pas une photo mais un
dessin, les possibilités d'interprétation - les sugges­
tions - se multiplient. C'est pourquoi les sémio­
logues insistent sur cette polysémie de l'image. Elle
im plique , sous-j acente aux signifiants, « une chaîne
flottante de signifiés » (R. Barthes). Le commentaire
verbal, écrit ou parlé, permet de choisir entre les
signi fiés. Bien plus, quand il est écrit, il choisit à
la place du lecteur. Il impose une interprétation.
Mais il n'oriente le lecteur d'images qu'en fonction
des images. Dans le langage, la sélection (choix des
termes) s'accomplit à chaque instant, le long de la
« chaîne parlée ». Sélection et association (paradigme
et sy ntagme) se soutiennent pour constituer cette
chaîne. Dans le cas de la lecture d'images, le choix
disparaît, ou du moins il se fait hors de l'image bien
que se référant à elle, en partant d' elle.
Ainsi, dans les textes publicitaires, il y a oscilla­
tion entre les images (obj ets présentés) et l' écri ture

1. Les \esb psy cholo g iques les plus connus sont le • Rol'acluuh •

et le • T. A. T. •
Situation théorique et situation culturelle 159
rhétorique qui les accompagne. Cette oscillation
aboutit à une conclusion fixée d'avance : achetez
ceci pour être heureux, pour avoir le sourire et vous
conformer aux stéréotypes de la société de consom­
mation, où chacun peut se satisfaire pleinement.
Plus généralement, le « monde des obj ets », le champ
des biens tangibles et sensibles proposés selon la
« stratégie du désir », a besoin de ce commentaire
perpétuel : la publicité elle-même. Sans elle, les
obj ets ne seraient pas ce qu'ils sont. Ou plutôt ils
ne seraient que ce qu'ils sont : des choses, et non
pas des « biens ».
Les images suscitent des processus complexes
d'identification, de proj ection, de transfert . Ces
processus auraient-ils lieu sans les commentaires
verbaux qui spécifient l'intensité ambiguë de l'image ?
On peut en douter.
Le passage du discours à l'image et de l'image au
discours, dans une oscillation qui se termine en fixa­
tion, s'observe dans les bandes dessinées. L'image
renvoie évidemment au texte, et inversement.
Quand le texte est trop important, l'image perd
son intérêt. Et réciproquement quand l'image est
trop précise. Les auteurs de « comics » savent parfois
trouver le degré exact d'indétermination et de détel"­
mination réciproques. C'est un art. Ce rapport donne
lieu à un découpage très remarquable. Nous voyons
se constituer de grandes unités signifiantes, des
super-signes. Ces unités correspondent aux grandes
unités que nous avons signalées dans le langage
proprement dit (groupes de phrases). Pourtant il y
a là un phénomène nouveau, très moderne. Le décou-

s
1. Analysés par Edgar Morin da n l'ensemble de 1ea ouvrages.
Cf. notamment : !, 'Esprit du temps.
160 Le langage et la société

page et l'agencement du récit obéissent, semble-t-il,


à des lois très particulières. Plus exactement , l'en­
chaînement est soumis aux exigences d'un décou­
page précis en unités distinctes.
Généralisons en prenant des précautions pour ne
pas extrapoler. A l'échelle de la société, il n'y a
plus de code général, mais glissement perpétuel
d'une énorme quantité de messages verbaux vers
les « champs » non linguistiques ; ils en sont le com­
mentaire. Et inversement. Ces champs illustrent les
discours ; mieux : ils les appellent ; ils en constituent
désormais l'essentiel, bien que cet essentiel soit privé
de sens parce qu'il a trop de significations. Ces deux
parts du champ sémantique global (le linguistique
et le non-verbal) renvoient de l'une à l'autre sans
arrêt possible. Les deux parties se dévalorisent ainsi
l'une l'autre, tout en se soulignant ou se sous-enten­
dant l'une l'autre. Pour prouver ces affirmations, il
faudrait ici analyser de près les « comics » et bandes
dessinées, et aussi les dialogues de cinéma et de
télévision dans leur rapport aux images, les titrages
et sous-titrages, les « légendes », les exégèses de
l'actualité, etc.
Notre hypothèse s'énoncerait ainsi : comment,
dans ces conditions, n'y aurait-il pas interférence
de l'image et du langage ? On dira qu'une « réalité »
nouvelle naît de leur union. Admettons. Provisoi­
rement, admettons qu'il n'y ait pas de ce fait iné­
vitable détérioration du langage (s'il y a détério­
ration, elle vient peut-être d' ailleurs) . Ne nous
hâ tons pas d'accuser les mass-media, le cinéma, la
télévision, de regretter l'antique culture humaniste
ou de constater sa dégradation. Nous n' allons pas
reprendre les complaintes sur la solitude au sein
de la « société de masses », de la masse des commu-
.Situation théorique et situation culturelle 161

nications et des communications de masse. Il est


difficile cependant de penser que le langage, en tant
que fait quotidien et social, contienne encore en
soi sa certitude : celle qu'il avait au temps où il se
référait à l'écriture (aux documents, aux textes plus
ou moins sacrés), aux paroles (parfois à la Parole,
celle de Dieu ou des dieux, et de leurs témoins ter­
restres) , ou encore au bon sens et à ses références.
Même si ces structures ne sont pas ébranlées, ce qui
nous étonnerait, il n'est plus ce qu'il fut longtemps :
critère. Le trésor n'a pas disparu mais ce qu'il
gageait subit une telle inflation que la confiance
s'ébranle. Ainsi pourrait s'expliquer ce va-et-vient
d'abandon inconsidéré aux mots et de suspicion
devant les discours.
Les messages non verbaux, non linguistiques
(images et champs sensibles) sont latéraux par rap­
port aux messages oraux ou écrits. On peut prévoir
que, dans certaines conditions qui semblent effec­
tivement réalisées, le non-verbal dévalorise le verbal,
et inversement. Une valorisation réciproque peut­
elle s'envisager ? Sans doute. S'il y avait un code
général de la société, les champs pourraient se ren­
forcer. Jusqu'à se clore. On peut comprendre ainsi
les sociétés où il y a un code politique, un code
idéologique unitaire. Y compris les sociétés socia­
listes contemporaines, et aussi celles où une idéo­
logie religieuse prédomine. Actuellement, dans
l'oscillation signalée, le langage en tant que tel ne
suffit pas à déterminer l'image comme telle, à lui
spécifier un sens. Il n'y aura donc pas de barrière,
pas de limite, pas de garde-fou devant « l'imaginaire >'>
social, bien différent de l'antique imagination créa­
trice, appuyée sur des symbolismes encore vivants
et sur des sens. Le rationnel, s'il persiste, aura
162 Le langage et la société

d'autres fonctions que celle de fixer le « réel » devant


u l'imaginaire ». Les limites s'effacent. A l'image,
tout est permis, le pire et le meilleur. Du côté du
langage, pour et par le discours, on pourra tout dire
et dire n'importe quoi. L'image et le langage se
mettent en valeur - ou se dévalorisent - l'un
l'autre, mais ne se limitant pas l'un l'autre, n'ont
plus de régulation interne. Rien ne vient rétablir,
sinon le gros bon sens de la quotidienneté, dans le
trivial et la platitude, les bornes brisées de la raison.
Dans ces conditions, l'amplification rhétorique et les
connotations abusives pourront se donner libre cours
dans le langage (le discours). Quant à l'image, elle
permettra les interprétations les plus surprenantes.
Elle déchaînera l'irrationnel. Elle imposera toutes
les idoles : dieux, demi-dieux, hommes-dieux, mons­
tres sacrés ou bestiaux. Est-ce tout ? Non. Loin de
là. Le champ sémantique global, dont nous venons
de décrire la scission, glisse tout entier vers le si g nal .
Le code de la route, cet exemple apprécié des sémio­
logues (à juste titre) n'est pas un simple système de
signes. Chaque élément de ce système commande
un comportement, ordonne des réflexes (freiner,
accélérer, etc.). C'est un signal, un ordre, dont chaque
injonction porte sur deux conduites opposées et
stipule celle qui convient 1• Pas d'autre signification
au signal. A un tel système, pas de sens autre que
la régulation et l'intégration des « conduites » dans
un réseau. Le code de la route illustre admirablement
l'abondance des signaux, des signes et des signifi­
cations avec absence de sens. De tels réseaux se
multiplient. Thème capital pour notre réflexion cri-
1. Cf. H. Lefebvre, Critique de la 11 ie quotidienne, chapitre sur le
champ sémantique, et In troduction à la modernit.é, Ed. du Minuit,
1962, dont nous résumons ici quelques thèmes centraux.
Situation théorique et situation culturelle 163

tique. La notion de réseau prend plus d'importance


que celle de code. L'une peut recouvrir et cacher
l'autre. Ainsi le code de la route, par certains côtés
code parfait, modèle du code moderne, n'a d'autre
sens que de constituer un réseau, celui de la circu·
lation automobile. Il n'a pas de sens. Dans une
société où les réseaux dominent, où il y a seulement
apparence de sens dans le langage, comment des
gens habitués aux automatismes sociaux, pris dans
ces automatismes, ne seraient-ils pas déconcertés ?
Incapable de saisir, de choisir, bien qu'avide d'op·
tions et de choix pour se prouver sa liberté et se
« personnaliser » - épris de discours, de bavardages,
de « parleries » - l'individu doute du langage et de
la communication, submergé qu'il est dans les corn·
munications et les réseaux de signalisation et les
signaux. Submergé, c'est-à-dire intégré malgré ses
réticences, pris dans des systèmes que cet individu
ne saisit pas du dedans, et ne peut saisir.
Etre ensemble, c'est faire quelque chose ensemble.
Quelque chose, ne serait-ce qu'un j eu. C'est avoir
une activité commune. C'est travailler ensemble,
créer ensemble une œuvre ou un produit. Le « Mit·
Sein » ou « Mit-einander-Sein » (être avec, être avec
l'autre ou l'autrui) ce n'est ni la présence d'une
profondeur ontologique, ni un simple fait pour
lequel le langage suffise. S'il y a dans << l' être ensem·
ble » une valeur en profondeur humaine, il faut
qu'elle se manifeste dans une activité et que cette
activité commune supporte et nourrisse l'entretien.
La présence réciproque implique une praxis, variable
en intensité, en puissance créatrice, en ouverture
sur le possi ble. Dès le degré le plus humble de la
vie quotidienne, avoir une famille, fonder une famille,
vivre en famillP., c'est a voir une maison ou un loge·
164 Le langage et la société

ment, l'occuper, le façonner ; c'est y élever des


enfants. Dès qu'un groupe humain ne « fait » rien,
il se décompose. Le mot « faire » ne doit pas se
prendre dans une acception étroite : l'opération,
la technique. Il comporte un double rapport actif :
entre les membres du groupe (la praxis proprement
dite), avec la matière et l'objet (la poièsis).
Traduisons en langage scientifique ce qui vient
de s'énoncer trivialement. Les rapports de produc·
tion constituent le véritable noyau, la substance
de la vie sociale. Ce contenu reçoit des formes juri­
diques, politiques, idéologiques. Il entre dans la
conscience avec et par le langage. Cette forme
diffère selon les pays et leur histoire, selon les régimes.
Les rapports de production relèvent d'une science
appelée généralement « l'économie politique » mais
ils débordent le domaine de cette science. Ils s'éten­
dent j usqu'aux réalités étudiées par la sociologie,
celle-ci rencontrant son « obj et » principalement dans
les formes prises par le contenu substantiel.
Les mots : « société de consommation » que l'on
essaie de lancer pour définir la société où nous vivons,
sont doublement ou triplement mystificateurs.
Certes, les techniques de production ont accompli
des progrès étonnants, véritables bonds en avant.
Certes la productivité augmente ; la croissance éco­
nomique est remarquable et la consommation suit.
Nous vivons dans une sorte de révolution permanente
des techniques, faute d'une révolution permanente
des rapports sociaux. Une croissance sans dévelop·
pement affecte beaucoup de sociétés modernes. Les
mots « société de consommation » dissimulent le
fait que des groupes entiers sont exclus de la consom·
mation (et que d'autres atteignent une sur-consom­
mation de produits inutiles, sans compter le gas·
Situation théorique et situation culturelle 165

pillage organisé). Surtout, ils insinuent que la pro­


duction travaille désormais pour les besoins humains,
individuels et sociaux, alors que les détenteurs de
la production fabriquent les consommateurs par la­
publicité et infléchissent les besoins selon leurs inté­
rêts. Les réseaux industriels, financiers (bancaires) ,
commerciaux, émettent d e nombreux messages
adressés à la clientèle. Les messages commentent
les choses, et les images des choses, disent peu sur
les réseaux eux-mêmes, manipulent les consomma­
teurs. Enfin, et surtout, ces termes pseudo-scienti­
fiques réduisent le social à la consommation. Or la
consommation ne donne lieu qu'à la rencontre d'indi­
vidus dans des relations extérieures et superficielles.
Les consommateurs, ce sont des individus isolés,
qui mangent, boivent, s'habillent, se meublent,
chacun pour soi. Ils ont des relations inter-person­
nelles sans consistance (sauf par les liens de famille,
de voisinage, de travail, qui diffèrent en substance
du rapport de consommation) . Illustration remar­
quable : les consommateurs ont beaucoup de mal
à s'organiser en tant que tels pour se défendre
contre la fraude, pour essayer de contrôler quelques
produits. Le marché leur échappe à peu près entiè­
rement.
Lorsque les liens venus de la production s'estom­
pent ou sont délibérément rej etés dans l'ombre par
une stratégie et une idéologie, la société elle-même
se disperse (s'atomise). Des groupes se constituent
sur une « base » plutôt biologique que sociale : les
femmes, les jeunes, les vieux. Des revendications
et attitudes de revendication souvent justifiées
consolident cette « base » incertaine et lui donnent
une portée sociologique. L'informe prend forme.
Ces groupes, qui ne sont ni des classes ni des groupes
166 Le langage et la société

dans la division du travail mais qui prennent une


certaine consistance, sont mi-réels mi- fictifs. Ce ne
sont pas des réseaux, aussi cohérents que cachés.
Nous pourrions les nommer des « filières ». Le « nous »
par lequel leurs membres se désignent est touj ours
quelque peu affecté, (« Nous, les j eunes - N ous,
les femmes, etc. »). Ce « nous » a beaucoup de signi­
fications et peu de sens. Les membres de groupements
mal cimentés, qui ne tiennent leur faible cohésion
ni des activités productrices, ni des institutions,
ni des œuvres, n'ont entre eux que peu de communi­
cation directe. Ce qui se joint très bien à un grand
appétit de communication, à une grande soif de
rencontres. C' est cl one sur le pl an cl u langage que
prend forme un tel lien social : sur le plan du dis­
cours rhétorique, bondé d' allusions, bourré d'icônes
et d'index (les vedettes et les idoles), d'images et de
chansons qui célèbrent un lien mal défini et s'effor·
cent de le consolider. Plus un contenu revendicatif
plus ou moins bien déterminé. Ici encore, pour
prouver ces affirmations, il faudrait analyser en
détail dans leurs thèmes et leur rhétorique la presse
féminine, la presse du « cœur », les j ournaux pour
la jeunesse, etc.
Le langage de la belle époque j usqu'au début du
xxe siècle ressemblait au 3 pour cent perpétuel :
valeur sûre, placement pour pères de famille, gagé
solidement sur l'encaisse-or et le budget en équilibre.
On savait ou l'on croyait savoir de quoi l'on parlait,
à propos de Dieu et du Diable, du bien et du mal,
des tableaux et de la musique, de l'art ou de la
science. Le sens de la peinture avait l'air aussi
certain que celui de la physique. Le langage dénotait
clairement et distinctement ceci ou cela. Hors de
la philosophie et même chez les philosophes, on
Situation théorique et situation culturelle 167

connaissait mal les thèses hégéliennes sur la néga­


tivité (celle du langage, celle de l'intellect, celle du
devenir) . On les appréciait peu. É tait-ce l'innocence
du langage avant le péché ? Nous dirons plutôt que
ce fut la bonne conscience.
Que s'est-il passé depuis cette belle époque ?
Beaucoup de choses que nous avons souvent effleu­
rées, parfois saisies. Ceci entre autres, sur quoi nous
devons insister : l'éclatement ou la chute des réfé·
rentiels. Parmi les « choses » que l'on connaissait
ou croyait connaître, que le langage passait pour dési­
gner (dénoter) clairement, il y avait le temps et l'es·
pace, le sensible et le rationnel, le réel et l'idéal. Or,
aux alentours de 1910, les références disparaissent.
Le temps et l'espace absolus font place au temps
et à l'espace de la relativité. Au cœur du sensible et
des arts qui œuvrent sur lui, en peinture et en musi­
que, la ligne d'horizon (la perspective classique, avec
son espace très proche de l'espace euclidien, coper­
nicien, newtonien) et la tonalité (la note privilégiée
de la gamme prenant signification et valeur absolues)
s'évanouissent. Le sensible et l'abstrait s'interpénè·
trent, non seulement dans l'art mais dans la vie
quotidienne : lumière électrique, obj ets techniques,
etc. La fixation de la conscience dans une représen·
tation figée, assez lourde, du réel, se dissout. La
certitude, la bonne conscience s'en vont. C'est une
sorte de péché originel, bien qu'il ne date pas des
origines, qui va marquer la « modernité ». Il s'ensuit
une « désubstantialisation » des idées, des concepts,
des représentations, dans une ambiance étrange
d'irréalité. D'un côté, la puissance de l'argent aboutit
à une « réalisation » très étrange, à une « réification »
des êtres humains. Et de l'autre, la situation nou­
velle aboutit à une « déréalisation » générale. Les
168 Le langage et la aociété

deux aspects s'enchevêtrent, s'accentuent l'un


l'autre.
Il n'est pas inutile de rappeler qu'à la même époque
le capitalisme subit des transformations à la suite
desquelles les rapports de production deviennent
moins directement perceptibles. Dans la « société
industrielle », il y aura croissance de l'industrie,
mais les rapports constitutifs de la production se
recouvriront d'ombres et de pénombres. Les décisions
qui orientent cette production se prennent dans des
sphères ou « centres » de plus en plus lointains, inac·
cessibles, au niveau de l' État ou des grandes « socié­
tés » financières et industrielles.
Détérioration du langage.
Le langage n'a plus de référentiel, sinon une quo­
tidienneté de plus en plus triviale. Ou bien les gens,
dans ces conditions, cherchent dans le langage lui�
même une référence, et c'est la confiance absurde, le
fétichisme du langage. Avec les abus qui s'ensuivent.
Ou bien ils doutent du langage ; ils le rejettent ; ils
le mettent en question comme les autres références.
Le langage a passé longtemps et à j uste titre pour
l'expression de la rationalité humaine : logique des
rapports, précision des termes (possible avec un peu
d'effort). Auj ourd'hui, on insisterait plutôt sur son
ambiguïté, sur son étrangeté et ses côtés insolites.
D'une part, le langage contient la raison qui sans
lui s'effondre ; il est le véhicule des informations ;
les vérités premières et dernières, s'il en est, doivent
passer dans et par le langage. Il a une transparence
particulière. Certaines normes vont de soi : parler
pour se faire comprendre ou pour ne rien dire,
employer ou non le langage de l'auditeur, soliloquer
ou dialoguer, etc. Ceci dit, chacun se convainc aisé-
Situation théorique et situation culturelle 169
ment de l'opacité du langage employé par « les
autres » ; chacun soupçonne des motifs secrets, ina­
voués et inavouables, sous les moindres mots « des
autres ». Chacun oscille donc entre les deux appré­
ciations : transparence et opacité, rationalité et
absurdité, vérité et mensonge, suspicion et respect,
usage et abus, impuissance et pouvoir. En cette
oscillation consiste à la fois l'attitude ambiguë
vis-à-vis du langage, et l'ambiguïté effective du
langage. Tantôt moyen, tantôt fin, il permet à la
fois de manipuler les gens et de dénoncer les mani­
pulations et les manipulateurs. Mais ceci n'est ni
facile ni efficace.
Dans ces conditions, dans une telle situation de
la culture et de l'humain, comment n'y aurait-il
pas dégradation du langage ? Ce n'est d'ailleurs à
notre avis qu'un aspect d'une détérioration plus
grave, celle des liens sociaux, celle de la communi­
cation. L'appauvrissement du langage fait partie
de la « nouvelle pauvreté », celle qui remplace l'an­
cienne .misère, une fois satisfaits quelques besoins
sommaires.
Nous n'avons aperçu qu'une partie des causes et
effets, des raisons et motifs d'une telle situation.
Elle nous semble l'envers et le résultat d'un fait
historique immense : le demi-échec de la transforma­
tion révolutionnaire à l'échelle mondiale, de la
transformation de la vie elle-même. « Changer la vie. »
Utopie ? proj et grandiose destiné à l'échec ? à repren­
dre ? La première période de la société dite industri­
elle nous a légué ce grand rêve (Saint-Simon, Fourier,
Marx) . Or il se perpétue - et par certains côtés se
consolide - ce monde à l'envers où la substance des
rapports humains s'évacue, où subsistent seuls des
rapports de plus en plus extérieurs, par la technique,
i iO Le langage et la société

par l' É tat, par les institutions, par des idéologies


contraignantes qui p erdent en même tem p s contours
et a m pl eur , qui se discréditent. En un mot : par le
langage, ou plutôt par le discours.
La détério r atio n du l a ngage ne peut s ans une
an aly11 e fine 11e di stinguer de11 transformations
1 n ormal e s 11 de la la n gue, qui suit ou précède les
techniques, les changements sociaux. Cette détério·
ration est i négale . Chez les paysans, p o ur autant qu' il s
restent paysans, on p arle peu mais bien. Parler, ce
petit é v én em e nt quotidien, se prépare ; il g ard e

d o n c une val e ur propre ( surt out dans la partie mal


u ne imp o rta nce, fête ou drame. Le la n ga ge c onserve

d év el o pp ée de la France et de l ' E uro p e ) . Chez les


u ca dre s » et dans les m i lieu x dirige a nts, le l a n g age
reste un m oyen d'action. On a bes oi n d'entretiens,
de c onversati o ns . On y lit, on y p arle . Les repas
d ' affaires et lea re nc ontre s, lea c o ll o qu e s et sémi·
naire1, deviennent dea in stituti o n s et même des
manies. Dégénérant en 1 parlerie 11, en discours, le
la ngage ne se dévalorise pas trop. Dans l'immense
éventail intermédiaire, qui co mprend une bonne parti e
des o uvr i ers et des employés (bureaucrates) , d e s
jeunes, de s femmes, le langage est frap pé de s uspi ·

cion ou d'interdit. Le beau parl eur, on l'admire


quelq uefois, o n s' en mé fie t ouj o urs . Il u bara ti ne » ;
nul baratineur n 'é gale un ma r ch a n d forain sur la
place, un bateleur à la foire . On pressent confusé·
ment l'e mploi de la rh éto ri q ue. Dans ce s a mili e ux »,
groupements mal dé fi nis , on se l ai H e manœuvrer
par la publicité, mais on j uge sévèrement ceux qui en
disent trop. D' aill eurs , n'est-il pas touj ours i m p ru d e nt

p h ot o s , ima ge s , chansons 11 i c ô ni que a 11 ( all an t avec


de parle r ? C'est là que l ' im a ge supplante le lan ga ge :

lea images d ei vedette• et dei i dol ea ) , sté ré otyp es


Situation théorique et situation culturelle 171

figés dans des représentations bâtardes. L'incapacité


à s'exprimer, à écouter, devient presque une vertu
et une règle 1• Le laconisme, le silence réticent
s'imposent. Le quotidien n'a pas besoin d'éloquence.
Il va de soi que ...
Dans des groupes peu consistants, liés surtout par
le langage et sur le plan du discours, les rapports
interpersonnels sont à la fois incertains et préoccu­
pants, problématiques et centraux. On assiste donc
à une curieuse généralisation du psychologisme. La
curiosité se porte sur les individus, sur leurs qualités
et propriétés, « suj ets » de conversations sans fin ni
commencement, d'appréciations, de définitions, de
jugements. L'homo loquens et seulement loquens,
qui doute en même temps de son activité principale
- parler - perd de vue le social. La dimension
sociologique, comme on dit, s'estompe : le global
s'appréhende mal. Les autres aspects de la réalité
humaine - le tragique, l'historique - passent dans
le folklore. La « personne » et la « personnalisation »,
caricatures et mystifications de la présence, passent
au premier plan. L'homo ridens et ludens rit des
j eux de mots, calembours, devinettes, rébus, mots
croisés. L'homo sapiens i' Sa sagesse tient dans l'art
de discourir, dans la rhétorique quand il en a besoin.
L'homo faberi' Il pense de moins en moins depuis
qu'il craint de se voir remplacé par les machines.
La psychologie comme science n'échappe pas à
l'ambiguïté. Elle contient à la fois les techniques de

1 . R . Queneau a n o t é certains aspects de cette détérioration. I l


e n donne un exemple, pris chez le linguiste Vendryès : • Il l'a-t-il
j amais attrapé, le gendarme l e voleur •, phrase du langage courant
qui dissocie les morphèmes (indications grammaticales) et les sé­
mantèmes. Cf. Bâtons, chiffres et lettres, Gallimard, coll. Idées,
p. 80.
172 Le langage et la société

manipulation et la réflexion qui dénonce de telles


techniques. Quant au « psychologisme », il devient
une sorte d'idéologie, lié d'une part à la « personnali­
sation », et de l'autre à la « société de consommation ».
La « personnalisation », c'est la principale acquisi­
tion du consommateur qui choisit parmi les produits
offerts, librement, ce qui lui convient et arrange
ainsi son microcosme. Les « obj ets » et le monde des
choses jouent ainsi le rôle prépondérant. Par la publi­
cité, on accède en image à tous les obj ets ; l'éven­
tail des choix est immense (par exemple : de la deux­
chevaux à la Facel-Véga). La hiérarchie des obj ets
est largement ouverte, au moins virtuellement et en
apparence. Le consommateur idéal, parfait, ce
postulat idéologique de la société de consommation,
c'est la « personnalisation » achevée. La « personnali­
sation » a pour contenu la voiture personnalisée, le
mobilier personnalisé. Dans et par les obj ets person­
nalisés, le consommateur idéal coïncide avec lui tel
qu'en lui-même enfin l'éternité le change, l'éternité
apparente des choses et de l'acte qui consomme. Les
obj ets ? Ce sont d'excellents <c suj ets » de conversa­
tion. Avec les « sujets » eux-mêmes : les individus
plus ou moins réussis dans la personnalisation im­
personnelle, leurs anecdotes sexuelles, leurs admira­
tions, icônes et idoles. Le fait humain ? Il devient
« langagier », mais il se dissout dans le discours, et le
langage lui-même risque de se dissoudre. Il n'a plus
pour contenu et comme référentiel un lien social
sous-jacent, mais seulement le « monde des obj ets »,
lui-même relevant de la rhétorique publicitaire.
Reste à comprendre comment l'idéologie de la
consommation entre dans la quotidienneté par le
langage. Faute d'un accomplissement dans une vérité
et un sens qui manquent - et dont l'absence se fait
Situation théorique et situa�t,lpe_U,-. G-'"'t.13
····;,... ;;_�..,rl � ,; �·--�
.. ..

sentir - n'aurions-nous pas un « mon de » de signi­


fications « pures », de satisfactions plus imaginaires
que concrètes, qui résident ainsi encore plus dans
les mots que dans les choses que commente le dis­
cours ? Ce ne sont que des mots.
Nous sommes parvenus à un résultat. Nous avons
fait un pas en avant dans l'analyse de la société où
nous vivons. Contrairement aux sociétés antérieures
qui eurent leurs codes généraux (code de l'honneur,
code de l'amour) et bien qu'elle dispose de nombreux
codes partiels (code civil, code de la route, etc.)
cette société ne se caractérise plus essentiellement
par les messages et codes. Elle se caractérise surtout
par des réseau:i;, multiples, distincts et enchevêtrés,
du réseau téléphonique aux réseaux bancaires,
commerciaux, etc. L'information elle-même donne
lieu à des réseaux (journaux, télévision, etc.). Or
les réseaux ne livrent pas le code, à supposer qu'il
existe, qui permettrait de les comprendre. Au
contraire. Ils brouilleraient plutôt codes et messages
pour ne pas apparaître.
Cette société se caractérise donc par des systèmes
partiels. Et c'est ce qu'il y a de vrai dans les thèses
et théories structuralistes. Mais ces systèmes sont
cachés - et même dissimulés sous la fausse trans­
parence des messages ! Inutile donc de chercher à
comprendre cette société à partir du langage. C'est
bien plutôt son langage et ses discours qu'il convient
de comprendre à partir d'elle. Non moins que la
situation elle-même du langage. Et c'est la limite
des thèses et théories dites « structuralistes », en
ce qui concerne la société moderne.
Nous découvrons à notre horizon des constella­
tions mouvantes. Au-dessus de la surface, couvrant
ce qui se dissimule, - les réseaux souterrains -
1i4 Le langage et la société

trois astres au moins entrecroisent leurs influences


béné fiques ou maléfiques : la quotidienneté, l'idéo­
logie, les œuvres (la littérature et aussi les arts,
créateurs de champs particuliers : la peinture, la
musique, l'architecture, sans omettre la haute
couture ! ) . Ces influences viennent s'investir dans le
langage, se revêtir de discours. Après quoi langage
et discours réagissent sur les influx originels. Ils
ne sont rien que superficialité. Et pourtant, c'est à
cette surface et sur elle que peuvent s'observer les
influences ; c'est au-dessous d'elle que se découvre
ce qu'elle cache. Elle n'est rien, cette surface, et elle
est essentielle. Pour l'instant, nous nous contente­
rons d'évoquer la marche des astres, en suggérant
que la littérature, la critique et même les « sciences
sociales » franchissent le stade des horoscopes et de
l'astrologie.
Puisque le langage n'exprime ni une pensée pré­
existante ni des rapports directs avec les choses
(thèses philosophiques), ni le social comme dans les
sociétés antérieures, il ne peut pas ne pas traverser
une crise. Nous n'hésitons pas à parler d' une crise du
langage, cas particulier d'un entrecroisement de
crises multiples - crises de croissance ou de déclin -
accompagnant une mutation radicale de la société.
Ainsi se précise et s'accentue le sens de notre chapitre
introductif, de même que de notre étude de la « pro­
blématique » des linguistes. L'approfondissement
théorique (scientifique) du langage s'accompagne
d'une mise en question. L'un va avec l'autre, effet
et cause, résultat et raison. Nous pourrons peut-être
tirer d'une analyse de cette crise un diag1nstic,
pour tenter de décrire la mutation. Dire vers quoi
elle mène ? C'est sans doute trop ambitieux.
CHAP ITRE V

La réduction

La réduction et 11es modalité.t.


Le flux chaotique des phénomènes (naturels et
humains), la complexité du monde (sensible et
social) sont tels que l'analyse ne peut les aborder
sans une démarche préalable qui simpli fie. Inévita­
blement, notre pensée découpe dans ce flux, dans cet
enchevêtrement, des secteurs dont l'un sera privi­
légié. La réflexion commencera par lui. Le problème
de la réduction, c'est aussi celui du commencement.
Autrement dit, à partir du « flux héraclitéen »,
de la diversité illimitée des constats et des énoncés
possibles, il faut un principe ou des principes, un
point de départ. La pensée doit s'insérer dans le
monde (même si l'on admet que les lois et structures
de la pensée ou celles du langage correspondent aux
lois et structures des phénomènes et des « choses »,
ou les « reflètent ») . De l'inconsistant, « il faut •
extraire du solide ; à partir du confus, nous « devons »
(impératifs théoriques ; exigences différentes, bien
qu'employant les mêmes mots, des exigences éthi­
•ques) atteindre du distinct ; partant de l'immédiat -
176 L,,. langage et la société

du sensible dans sa richesse et sa pauvreté - il faut


parvenir à des concepts, c'est-à-dire à la saisie du
concret.
Deux tendances se firent jour très tôt dans cette
démarche initiale qui écarte (ceci ou cela, après
les avoir discernés), qui découpe, qui dégage, qui pri­
vilégie : la philosophie, la science. Selon l'orientation
scientifique, l'opération se poursuit avec rigueur dans
1es consécutions et ses objectifs. Par réduction,
l'esprit scientifique dégage la rigueur de la logique
« pure » ; il écarte les contenus pour construire une
forme. Par réduction encore, le savant écarte le sen­
sible, le divers, l'immédiat, au profit de l'abstrait
mathématique : combinaisons de « signes » ou « sym­
boles ». Par démarche inverse et complémentaire, le
savant écarte les abstractions au profit du « fait »
pur : l'observable, l'empirique. Il s'astreint ensuite
à confronter les résultats de ces réductions succes­
sives ou simultanées : la logique, le calcul, l'empi­
rique (l'observable). Il lui incombe la tâche de ré­
soudre les contradictions qui naissent de ses propres
démarches, c'est-à-dire des réductions opérées par
lui. Au cours de cette recherche, en se préoccupant
de ne rien introduire ou réintroduire qui ne soit
analysé (par la réflexion) et constaté (par l'action
expérimentale) , il retrouve le contenu, la diversité
-dq « monde » ou du « cosmos ».
Les philosophes procèdent autrement. Leur réduc­
tion ne vise pas une sorte de vide initial (forme
logique, calcul, forme générale du « fait » observable,
formes de classification) mais au contraire une plé­
nitude, une substantialité. C'est le but de l' atti­
tude philosophique : spéculative, contemplative,
systématique (visant une totalité pleine, le système).
Leur principe, point de départ, se veut et se dit
La réduction 177

« ontologique ». C'est l'être qu'ils veulent, après


avoir écarté l'apparence, le phénomène, l'accidentel.
Ils accordent le privilège ontologique ou « existentiel »
à ce « réduit » dans lequel ils s'installent au départ, à
partir duquel ils déroulent im plications et consé­
quences. La réduction philosophique se poursuit
classiquement dans deux directions : l'obj et, la
substance proprement dite, la chose, la matérialité,
la nature - et le suj et, la conscience, la « spiritualité »
immatérielle. Historiquement, les premières tenta­
tives ont précédé les secondes. Les théories philo­
sophiques de l'objectivité substantielle se précisè­
rent avant celles de la subj ectivité.
Les philosophes eurent touj ours beaucoup de mal
à se débrouiller parmi les résultats de la réduction
philosophique. S'ils écartaient l'apparence au pro­
fit de la vérité ontologique, ils devaient bientôt
convenir que « l'être » a besoin d'apparaître, que
son apparition dans l'apparence n e peut lui rester
indifférente. S'ils partent de l'objet, ils désirent
retrouver le suj et et ne le peuvent puisqu'ils l'ont
éliminé. S'ils partent du suj et, l'obj et les fuit. Inu­
tile d'insister. Venons-en aux origines de la pensée
contemporaine. De Hegel nous savons qu'il tenta de
surmonter la situation inextricable de la philoso­
phie spéculative sans y parvenir. Il prit pour point
de départ, dans sa Phénoménologie, le pur immédiat,
le hic et nunc, puis il voulut montrer qu'en déve­
loppant les implications de ce commencement (en
déployant par le langage le Logos) on retrouve le
temps et l'espace, l'histoire et les degrés de la cons­
cience. Dans sa Logique, Hegel prend autrement
la réduction initiale. Il part du néant conçu par la
pensée, le rien, le vide : le négatif. Il le conçoit, à
l'instar des savants, comme forme vide à remplir
178 Le langage et la société

sans rien admettre qui ne soit explicité, analysé,


en bref connu. Il le conçoit aussi à la manière des
philosophes, comme « rien » ou néant substantiel,
agissant, essence du devenir, destruction et créa­
tion. La négativité, c'est la clef qui permet de par­
courir jusqu'au bout cet étrange labyrinthe qu'est
l'homme : sa conscience et son rapport avec « l'être »,
la mort et la vie, l'histoire et ses désastres et son
développement, la puissance de la pensée analy­
tique et synthétique, la puissance du langage. En
somme, Hegel essaie de surmonter la contradiction
entre le savoir scientifique et le savoir philosophique.
Sous couleur de synthèse, il tente un compromis.
Il use du « néant » méthodiquement ; mais il en use
aussi à la façon des philosophes, en l'infléchissant
vers sa systématisation : en posant son système
comme le commencement et la fin, l'absolu et le
relatif, l'historique et le terme de l'histoire. La
synthèse hégélienne entre la p hilosophie et la science
se détourne en spéculation mconsidérée.
Nous pouvons maintenant mieux comprendre les
trois principales tentatives de réduction, méthodi­
quement poursuivies dans la pensée contemporaine :
la réduction dialectique (Marx) - la réduction phé­
noménologique ( Husserl) - la réduction linguis­
tique (Saussure). Nous allons les caractériser et les
confronter. Nous pourrons ainsi définir la démarche
réductrice. Ce qui nous permettra de l'utiliser de
façon critique en l'appliquant à nos problèmes.
a) La réduction dialectique (Marx) .
D'entrée de jeu, si l'on peut dire, Marx au début
de ses recherches sur l'économie écarte la plupart
des phénomènes que d'autres avaient considérés ou
devaient considérer comme économiques : l'utilité
La réduction 179
des objets, leurs rapports avec les besoins, les qua­
lités et propriétés qui font d'eux des biens (leur
« désirabilité »). Le système de l'économie (bour­
geoise) se présente dans un certain ordre, déclare
l'A1Jant-Propos à la Critique de l'économie politique 1•
Au départ, la marchandise, forme élémentaire de
la richesse accumulée dans cette société. La mar­
chandise ? C'est une « chose quelconque, néces­
saire, utile, agréable à la vie », disent les économistes ;
c'est un obj et pour les besoins humains, un moyen
d'existence au sens le plus large du mot 2 • « Cette
présence de la marchandise comme valeur d'usage
se confond avec son existence naturelle et palpable. »
La valeur d'usage n'a de valeur que pour l'usage,
ne se réalise que dans le procès de consommation.
« On peut utiliser la même valeur d'usage de diffé­
rentes façons. Toutefois, la totalité de ses emplois
possibles se résume dans son existence d'objet, ayant
des propriétés définies. » Si donc l'étude des « biens »
s'oriente vers la description et la caractérisation
psychologique des objets, elle se perdra dans les
détails. Le flux des faits humains ne sera pas dominé.
Le concept de 1Jaleur d' usage comprend la totalité
des manifestations des obj ets (y compris le fait que
ces obj ets se mesurent selon leur particularité natu­
relle : une rame de papier, un mètre de tissu, etc.).
Les valeurs d'usage peuvent prendre des formes
sociales différentes, suivant les sociétés. Dans l'ana­
lyse de la société contemporaine, seule la forme
marchandise nous importe. « La valeur d'usage
comme telle est en dehors du domaine d'investi­
gation de l'économie politique. »
Cette réduction initiale, Marx la reprend et l a
1. Ed. Pléiade, p. 271.
2. 1bid., p. 277.
180 Le langage et la société

confirme dès le début du Cap ital. Il va encore plus


loin. « La marchandise est d'abord un objet exté­
rieur, une chose qui par ses propriétés satisfait des
besoins humains de n'importe quelle espèce. Que ces
besoins aient pour origine l'estomac ou la fantaisie,
leur nature ne change rien à l'affaire. Il ne s'agit pas
non plus ici de savoir comment ces besoins sont
satisfaits, soit immédiatement, si l'obj et est un
moyen de subsistance, soit par une voie détournée,
si c'est un moyen de production. » Ce que l'analyse
écarte, ce ne sont pas seulement les propriétés objec­
tives des « biens » que l'on pourrait int.erminablement
décrire ; c'est la nature entière, y c·ompris celle des
besoins et désirs. C'est l'utilité des biens et choses,
c'est la manière dont cette utilité se réalise : troc,
don, cadeau, etc. « Découvrir ces côtés divers, et
en même temps les divers usages des choses, est une
œuvre de l'histoire. Telle est la découverte des me­
sures sociales pour la quantité des choses utiles. La
diversité de ces mesures des marchandises a pour
origine en partie la nature variée des obj ets à mesurer,
en partie la convention ». Tout cela, historicité et
matérialité, nous le mettons entre parenthèses. « Les
valeurs d'usage des marchandises fournissent le fonds
d'un savoir particulier », celui des commerçants. Ce
savoir empirique n'a rien à voir avec la connaissance
par concepts, seule scientifique. « Les valeurs d'usage
ne se réalisent pas dans l'usage ou la consommation.
Elles forment la matière de la richesse, quelle que soit
la forme sociale de cette richesse. Dans la société
que nous avons à examiner, elles sont en même temps
les soutiens matériels de la valeur d'échange. 1 »
Par réduction, autrement dit par abstraction
1 . Pl.éiade, p. 562 et sq. Cf. plus loin l'esquisse d'une th6orie géné­
rale des formes et la reprise de la théorie de la forme marchandise.
La réduction 181
scientifique, se formulent deux concepts solidaires,
aussi généreux l'un que l'autre : valeur d'usage, va­
leur d'échange. Les deux concepts sont indissolu­
blement liés par le processus qui les constitue. Ils
définissent une forme (aussi générale, aussi purifiée
de contenu que possible). Cette forme, c'est la valeur
d'échange, c'est-à-dire le mode d'existence de l'objet,
du « bien », soustrait à la consommation immédiate
et métamorphosé en marchandise. La réduction qui
la dégage est spécifique. L'étude d'une communauté
paysanne ou d'une seigneurie médiévale ne saurait
procéder ainsi. De plus, Marx va montrer (et c'est
le centre de son argumentation) que l'abstraction
ainsi dégagée n'existe pas seulement dans et par la
tête du savant. La forme, qui émerge du contenu
en le laissant tomber - en l'écartant - se constitue
et se produit selon Marx dans la pratique sociale. Elle
caractérise la société marchande qui deviendra capi­
taliste. La réduction n'a donc rien d'arbitraire. Elle
suit des cheminements par lesquels la praxis - dans
une société déterminée déj à lors de la transition de
la société précédente à celle que la pensée analyse
- donne une certaine forme sociale aux contenus,
aux produits de l'activité (du travail) . É cartée, cette
diversité des contenus (naturels et humains, spon­
tanés ou factices) n'en reste pas moins touj ours là.
Elle subsiste comme soutien matériel de la forme
sociale qui s'élabore et se développe en tant que forme,
dans son rapport avec les contenus. L'étude analy­
tique de cette forme renvoie à l'étude de la division
du travail social.
C'est donc un mouvement dialectique entre le
contenu et la forme - mouvement réel, constitutif
- que saisit la réduction. Nous retrouverons le sens
de ce mouvement.
182 Le langage et la société

b) La réduction phénoménologique (Husserl) .


La démarche réductrice, avec le philosophe Hus­
serl, devient pleinement consciente. Les philosophes
jusque-là l'effectuaient sans la nommer. Marx la
nomme, il est vrai, dans le paragraphe II de son
chapitre sur la marchandise ; l'expérience montre que
cette réduction (qu'il étudie) a lieu constamment,
déclare-t-il, mais il n'explicite pas la démarche comme
telle. C'est le mérite de Husserl, incontestablement.
Le but philosophique de ce dernier, ce fut d'abord
de mettre fin à la confusion générale entre les lois
de la logique et les faits (ou lois) psychologiques.
Sans quitter l'attitude courante (naturelle) devant
les obj ets, le logicien promulgue des lois ; il les sys­
tématise, il les codifie. Ce qui donne une théorie
générale des formes (« Mannigfaltigkeitlehre ») . Cette
théorie veut enchaîner de façon parfaitement cohé­
rente tous les énoncés possibles, construits formelle­
ment, donc a priori. Reste à fonder ces démarches,
en élucidant aussi bien ce qu'est l'obj et de l'expé­
rience possible que les liaisons internes dans les
énoncés. Ce que la pensée et l'expérience habituelle
acceptent comme allant de soi (évident), la philo­
sophie le met en question. Non pour le rej eter mais
au contraire pour lui chercher un fondement rigou­
reux. La première démarche du philosophe, son acte
initial, consiste donc en une « distanciation » (épochè)
vis-à-vis de la pensée courante ; il en suspend les
évidences (logiques ou naturelles).
Pourtant, cette démarche qui « distancie » (le mot
vient de Brecht non pas de Husserl, mais il convient
à la volonté philosophique), cette démarche a des
limites. Le « suj et » ne peut prendre distance vis-à-vis
de lui-même ; s'il essaie, ou bien il se transforme en
La réduction 183

un objet, ou bien il se retrouve lui-même, en acte.


Le « je » pensant peut écarter de soi ceci ou cela ;
il peut braquer sur tel obj et le faisceau lumineux
de son attention (terme psychologique) ou de son
intentionalité (terme philosophique) en laissant dans
l'ombre le reste du monde. Il thématise ainsi le monde;
il l'organise en domaines, en régions elles-mêmes
réparties en obj ets. Le 11 je » pensant peut suspendre
la totalité des obj ets, des « êtres 11, du monde. C'est
même ainsi que le monde se constitue en monde en
apparaissant comme totalité. Tels sont les pouvoirs
du « je » p ensant. Il ne peut se suspendre lui-même
puisqu'il s'affirme par cet acte. « Je pense que j e
pense que j e pense ... et c'est ainsi que je suis je »,
ainsi s'énoncerait le cogito cartésien revu et corri gé
par Husserl dans ses MéditatioM cartésiennes. Un
illimité, un infini en acte se resserre en un point,
en un instant. Ce resserrement est à la fois, d'après
le philosophe, acte propre, acte pur de la philosophie
et retour au « vécu ». Dans le vécu, en tant que perçu
par une intuition, il y a déj à cet absolu : celui qui
vit, le « j e ». La conscience selon les ldeen de Husserl
(1913) a en soi son être qui n'est pas touché par
la réduction. Dès que nous en gagnons conscience,
l'épochè philosophique se change en une activité
supérieure, la réduction phénoménologique. Le « je
pensant » s'affirme comme intention et comme acte,
comme temporel et supra-temporel, comme imma­
nence et transcendance concrète, comme singularité
et comme universalité, comme existence et comme
essence.
Le pur phénomène vécu se distingue ainsi du
« phénomène psychologique 11, puissance du « je 11
pensée comme fait, représentée comme objet. Tel
est le sens de la réduction phénoménologique. Elle
184 Le langage et la société
mène à son aboutissement la thèse cartésienne du
« cogito » en la purifiant. Elle remet à leur place la
psychologie et l'hypothèse du « fait psychique ».
Enfin elle reprend par la base (par le fondement)
la théorie de la connaissance. Suspendre la totalité
des _ obj ets, écarter le « monde » (Erkenntniss-theore­
tische Reduktion) , c'est le saisir comme monde et
saisir la pensée-pensante comme pouvoir d'explorer,
de thématiser le monde. Et cela non par une construc­
tion logique, mais à travers le vécu. La pro blématique
(du « je pensant ») , la mise en suspens du monde, mène
au thématique et de là au catégorique (inventaire des caté·
gories de la pensée, condition de leur application).
On dira que le « je » par la réduction se renferme
sur soi, qu'il se monadise, qu'il se coupe du monde.
Non, répondent Husserl et ses disciples. Au contraire,
le « je » a pour contenu la description thématisée des
structures du monde. Il n'en aura pas d'autres. Le
flux des phénomènes ne se perd pas de vue ; il s'orga­
nise dans le vécu. L'attitude naturelle prend un sens
philosophique ; le philosophe ne la détruit r as ; il la
reprend et l'explicite. Ce que « j e » donne d abord en
silhouettes, par opposition au vécu, sera dévoilé en
tant qu' intentions (unités intentionnelles de la cons­
cience, créatrices de significations et de sens) .
C'est donc bien pour et par l'acte de la pensée­
pensante (le « je » pur) que se constitue le sens et
que le sens apparaît dans le monde. A partir de la
réduction, le philosophe prendra en charge le sens
du monde. Il l'explicitera de proche en proche, à
partir des structures décelées dans l'attitude natu­
relle (domaines et régions, obj ets). La conscience
philosophique s'étendra au monde entier, sans briser
ni forcer les significations : simplement en explici­
tant la spontanéité et la réflexion encore incertaine.
La réduction 185

c) La réduction linguistique.
Attachons-nous à la déterminer de façon précise,
du dehors et de dedans. Quel est l'obj et à la fois
intégral et concret de la linguistique ? demandait
Saussure. C'est la langue. Qu'est-ce que la langue ?
« Pour nous elle ne se comprend pas comme le lan­
gage ; elle n'en est qu'une partie déterminée. » Pris
dans son tout, le langage est multiforme, hétéroclite.
A cheval sur plusieurs domaines, physique, physio­
logique, psychique, il appartient au domaine indi­
viduel et au domaine social ; ainsi considéré il ne se
laisse classer dans aucune catégorie de faits humains ;
on ne sait comment dégager son unité. « La langue
au contraire est un tout en soi, et un principe de
clarification. » É cartons ce qui ne relève pas de la
langue, intermédiaire entre ceux qui parlent, insti­
tution. Mettons entre parenthèses, dans le flux héra­
clitéen des faits de communication, la partie phy­
sique et psychique (individuelle) . Qu'écartons-nous
ainsi ? La parole. « En séparant la langue de la parole,
on sépare du même coup : 1) ce qui est social de
ce qui est individuel ; 2) ce qui est essentiel de ce
qui est accessoire. » La langue n'est pas une fonction
de l'individu parlant ; celui-ci enregistre passivement
cette œuvre de la société. Au contraire, la parole est un
acte individuel de volonté et d'intelligence. Cette dé­
marche effectuée, on peut répondre à la question posée,
dire ce qu'est la langue, en récapituler les caractères :
« 10 Elle est un objet bien défi.ni dans l'ensemble
hétéroclite des faits de langage ... 20 La langue, dis­
tincte de la parole,est un objet qu'on peut étudier
séparément ... » La langue est un système de signes, qui
ne connaît que son ordre propre. Ainsi le j eu d'échecs 1•
1. Coura, p. 25, 30, 31, 34, 37, 43, etc.
186 Le lan gage et la société

D'autres sciences, observe F. de Saussure, opèrent


sur des obj ets donnés d'avance (remarque portant
sur la science de son époque et dont on se demande
si elle pourrait se répéter auj ourd'hui). « Dans notre
domaine, rien de semblable ... Bien loin que l'objet
précède le point de vue, on dirait que c'est le point de
vue qui crée l'objet 1• » Affirmation qui mériterait
un examen critique attentif. Le langage-obj et, qui
écarte l'acte de parole, n'est-il pas déj à impliqué
dans l'écriture ? Et mieux encore dans l'enregistre­
ment au magnétophone ? Nous avons p récédemment
dégagé le sens de cette remarque : pro1 ection ou ins­
cription dans l'espace simultané d'une succession
temporelle, critère de récurrence. F. de Saussure
exprime sa pensée, au début de ce chapitre décisif 1,
comme si le savant construisait avec une sorte d' ar­
bitraire la science systématique des signes et sys­
tèmes de signes. Ensuite, il s'attache à réduire cet
arbitraire pour légitimer la démarche. En quoi con­
siste cette démarche ? En une réduction plus qu'en une
• création JJ de l'objet : en une construction à partir
d'un point de vue (une « mise en perspective ») . La
procédure qui mettra en évidence l'arbitraire du
signe n'a rien d'arbitraire. Elle dégage un objet après
avoir écarté le flux perpétuel qui perturbe cet obj et.
Par ailleurs, nous savons à quel point l'arbitraire
du signe (le mot qui désigne tel signifié) est relatif,
limité de toutes parts, enserré dans le contexte, dans
les contraintes, dans les « valeurs » et les structures.
F . de Saussure ne se pose pas encore clairement le
problème théorique du métalangage (langue de la sci­
ence de la langue) ni de son rapport avec le langage-

1. Ibid,. p . 23.
2. Ibid, chap. III : Objet de la linguistique.
La réduction 187

objet. Il l'entrevoit, mais d'abord il se préoccupe de


bien situer son obj et, par rapport à un contexte plus
large que le contexte verbal : le contexte social.
Cette opération, qui complète et rectifie la réduction
linguistique, s'accomplit dans le texte fameux déj à
cité : « L a langue est u n système d e signes exprimant
des idées, et par là comparable à l'écriture, à l'alpha­
bet des sourds-muets, aux rites symboliques, aux
formes de politesse, aux signaux militaires, etc. On
peut donc concevoir une science qui étudie la vie des
signes au sein de la vie sociale. Nous la nommerons :
sémiologie ... Nous pensons qu'en considérant les
rites, les coutumes, etc. comme des signes, ces faits
apparaîtront sous un autre j our ; on sentira le besoin
de les grouper dans la sémiologie et de les expliquer
par les lois de cette science 1• » Ainsi la linguistique
serait le noyau d'une science plus large, son point de
départ constitué par réduction, et en même temps
partie de cette science couvrant sinon la totalité, du
moins la part la plus accessible et la plus riche (chargée
de sens) de la vie sociale. La réduction s'ouvre sur
un vaste programme.
La problématique de la langue et du langage, pos·
térieure à Saussure, résultant de ses travaux et de sa
démarche, nous l'avons chemin faisant découverte.
Laissons-la de côté pour centrer notre attention sur
la démarche réductrice.
Eœigences et critères de la réduction légitime.
Nous pouvons en suivre les articulations, les impli­
cations et les applications méthodiquement poursui­
vies.
1) Le « réel », le u donné » se présentent tantôt comme

t. Ibid, p. 35.
188 Le langage et la société

une masse dure et impénétrable, tantôt comme un


flux évanescent (et plus souvent encore dans une os­
cillation entre ces perceptions globales et confuses).
Lorsqu'elle se trouve ou croit se trouver devant une
masse compacte, la pensée réfléchissante doit y dé­
couvrir des clivages. Lorsqu'elle se voit ou croit se
voir devant une fluidité, elle doit y tracer des lignes
de force. Dans tous les cas il lui faut pénétrer l'obj et.
Dès que cette pénétration s'est accomplie ou pendant
qu'elle s'accomplit, l'analyse écarte une grande part
de ce qu'elle a distingué. Elle parvient ainsi à une
sorte de vide, qui pour elle est déj à un résultat mais
qu'elle prendra pour point de départ de sa seconde
démarche. Ce vide - forme de généralité - est
spécifique. Ce n'est pas le même « vide » selon les
domaines, pour la physique et pour l'économie poli­
tique et pour la linguistique, par exemple. C'est un
vide susceptible d'un remplissement méthodiquement
poursuivi. En somme, première règle de la réduc­
tion : arriver au départ. Ce qui suppose l'emploi de
critères de réductibilité spécifiques. Le point de départ
doit résister à toute réduction. C'est un irréductible
(sur le plan de la théorie) .
Les pages citées de K. .'.\larx et de F. de Saussure
sont des modèles de réduction méthodiquement pour­
suivie, avec l'emploi minutieusement contrôlé de
tels critères. Quant à la démarche philosophique de
Husserl, elle ne manque pas d'intérêt théorique,
mais diffère des démarches scientifiques. Elle veille
avec soin sur sa pureté, mais sa pureté se réduit elle­
même à la pureté spéculative. Elle n'atteint rien
de spéci fique puisqu'elle suspend « le monde » ; elle
vaudrait, dit le philosophe, pour tous les domaines.
Donc pour aucun. Les critères de réductibilité sont-ils
mis en évidence et respectés ? Nous ne le pensons pas.
La réduction 189

Une conscience de la réduction, une explicitation de


la démarche, accomplies par le philosophe, compro­
mettent et dissolvent dans un néant spéculatif (le
« je » pur, transcendental) la démarche elle-même.
2) L'important dès lors, c'est de revenir vers ce
que l'on a écarté. Si la pensée réfléchissante a coupé
les ponts, sa démarche est inacceptable. Elle se
stérilise. Toutefois, il ne s'agit pas de retrouver le
chaos ou la masse compacte. Le contenu repris se
situe ; il s'ordonne par rapport au point de départ.
Il se révèle et se découpe dans un développement,
celui de la pensée et celui du réel. Le classement ne
suffit pas ; nécessaire, la nomenclature renvoie à
autre chose : le processus de la connaissance et celui
de la réalité. Consigne méthodologique, par consé­
quent : restituer et situer (restituer en situant, situer
en restituant).
Les risques, à ce point, ne manquent pas : laisser
échapper le contenu, le reprendre sans l' ordonner,
lui imposer un ordre arbitraire, se contenter des déno­
minations (nomenclature, etc.) . La démarche de­
vient doublement critique : critique de soi-même,
critique du « réel ». Si par exemple nous prenons dans
l'étude de la société moderne, pour fil conducteur,
la quotidienneté (et ses implications) nous devrons
multiplier les précautions pour repérer (situer) le
non-quotidien.
La démarche correcte et féconde se soumet donc
à des contraintes très strictes. Elle s'interdit les
sauts ; elle ne peut perdre contact avec le contenu.
La réduction fournit un fil conducteur. Celui qui
tient ce fil d'Ariane doit cependant à chaque détour
du labyrinthe, à chaque carrefour, choisir une voie.
S'il n'observe pas les règles, il dévalorise et stérilise
la démarche ; elle cesse d'être méthodique.
190 Le langage et la société

Ici encore, K. Marx et F. de Saussure offrent des


modèles de méthode (d'ampleur et de portée iné­
gales, K. Marx allant à notre avis plus loin). A par­
tir de la forme dégagée, celle de la marchandise,
Marx retrouve en l'ordonnant la diversité des tra­
vaux, les caractères sociaux et la division du travail.
F. de Saussure retrouve la vie des signes ; il la met
en place et dans la connaissance.
La démarche analytique, p11océdant par réduction,
se fraie son chemin entre deux im p a sses : la réduction
hyperbolique (qui devant elle fait le vide) et l'ab­
sence de réduction. E n reprenant des termes déj à
employés e t qui s e définissent peu à peu, nous pou­
vons dire que cette démarche se situe entre l'opé­
ration qui ferme et enferme, d'un côté, et de l'autre
celle qui n'ouvre qu'une béance. Ouvrir un chemin
pour la pensée et pour la pratique, cela veut dire
que l ' analyse passe entre le limité et l'illimité, la
forme trop définie et l'informe.
La réduction, pouvons-nous affirmer, est touj ours
structurale. Et cela doublement : structurante et
structurée, à l'aller (vers le point de départ) et au
retour (vers le contenu) . Elle ne peut procéder que
selon les indications de l'obj et, en accentuant les
lignes de clivage. La démarche s'articule. Le point
de départ, qui est aussi le point d'arrivée de la réduc­
tion - l'irréductibilité dans cette direction - a une
propriété essentielle : la fixité. Seule cette détermi­
nation libérée de contenu mobile permet ensuite
de pénétrer et d'ordonner le « réel ». L'ordre des
démarches successives obéit à des règles opératoires,
que nous avons énoncées d' après les modèles « clas­
siques » de l'analyse.
Si maintenant nous examinons les travaux des
deux principales écoles de la linguistique , nous pou-
La réduction 191

vons préciser nos critiques. Elles procèdent toutes


deux, dans l'orientation saussurienne, à une réduction
mal explicitée comme telle, qui aboutit à des extra­
polations ou à des restrictions. Il semble très j uste
et très bien fondé d'attribuer à la double articulation
une importance capitale. C'est une loi et probable­
ment la loi essentielle découverte par les linguistes.
Est-ce une raison suffisante pour en tirer une défini­
tion de l'objet de cette science, pour en faire le cri­
tère de la rationalité de langage et de la science du
langage ? La réduction, jusqu'ici légitime et fondée,
change de sens. Elle devient abusive. Elle restreint
le domaine de la science et la définition de son objet.
Les ambitions du savant se rétrécissent à son petit
domaine assuré, à sa spécialité. L'ampleur de sa
réflexion s'atténue pour mieux se préciser. Notam­
ment, la pensée critique s' émousse. Les linguistes qui
se veulent rigoureux mettent définitivement entre
parenthèses les « champs » extra-linguistiques qui
relèvent de la recherche sémiologique ou bien les
définissent de telle façon que certains aspects essen­
tiels de la vie sociale échappent à l'investigation.
Or l'examen de la société contemporaine semble
montrer que le langage (parlé) ne prend son sens
(ou son non-sens) que par ces champs latéraux par
rapport à lui. Le glissement du champ linguistique
vers les champs non linguistiques et réciproquement
étend à l'échelle sociologique la notion de Yaleur
sémantique.
Nous avons constaté le caractère latéral de la
valeur sémantique, complétant le caractère littéral
du rapport « signifiant-signifié ». Parmi les opposi­
tions, entre en scène celle de la signification et de la
valeur, du littéral et du latéral. Nous nous sommes
déjà demandé les raisons du privilège accordé par les
192 Le langage et la société

linguistes et ceux qui les suivent (ethnographes, socio­


logues, psychologues, etc.) à la seule signification, à la
seule opposition du signifiant et du signifié. Est-ce une
raison de commodité ou de facilité ? Il doi.t y avoir
autre chose. L'accent mis sur la signification - alors
que le sens enveloppe signification et valeur - a
certainement des causes sociales et historiques. Mais
il y a aussi des raisons d'ordre scientifique : la réduc­
tion abusive, poursuivie sans connaissance explicite
des démarches réductrices.
Nous pouvons maintenant formuler une hypothèse.
En quoi consiste la « complexification » de la vie
sociale, au cours de l'histoire ? Ne serait-ce pas, sous
cet angle, dans une multiplication et une diversifica­
tion de ces rapports latéraux qui enrichissent les
sens, à côté des rapports littéraux résultant de l'ac­
crochage « signifiants-signifiés » ? Rappelons l' exemple
des deux champs juxtaposés d'un texte publicitaire,
dans une bande dessinée : le texte verbal, l'image (les
obj ets indiqués dans le texte publicitaire, le commen­
taire du dessin). Ils sont en rapport de latéralité et non
de littéral ité ; ils se mettent en valeur l'un l'autre (ou
se dévalorisent) . L'un de nos obj ectifs, c'est la resti­
tution pleine et entière du sens, ce qui ne peut
s'accomplir qu'en restituant les faits langagiers
(langue et linguistique) dans la globalité sociale.
N'y aurait-il pas, dans divers domaines, une double
relation entre les groupes de signes et ce qu'ils signi­
fient, d'un côté relation de vis-à-vis, de face à face,
relation littérale - et de l'autre, relation latérale,
avec un contexte, avec un enchaînement n' exclu­
ant ni le hasard ni le choix ? Les relations laté­
rales se traduiraient dans le langage au niveau lexi­
cologique plutôt qu'au niveau morphologique. De
même, n'y aurait-il pas relation complexe entre la
La réduction 193

forme linguistique et d'autres formes, donnant lieu à


des champs ? Ces rapports ne seraient-ils pas à la fois
littéraux et latéraux ? Pour l'instant, nous posons
seulement la question en spécifiant qu'il s'agit d'un
problème sociologique, dont le langage et la sociologie
du langage ne sont qu'un aspect.
Dans l'école de Jakobson, la réduction abusive est
encore plus visible, plus évidemment exagérée.
On commence par réduire l'intelligibilité à la diffé­
rence, démarche légitime à condition de ne pas se
clore. De quel droit privilégier la différence, parce
qu'elle est (ou semble) transparente et parfaitement
dé finie ? Le « réel » n'a peut-être pas ces traits. La
démarche scientifique doit revenir vers lui pour
l'éclairer et non postuler sa clarté. Par ces procédés,
l'on risque fort de réduire les différences au concept
de la différence. D'où blocage. Du même coup, on
réduit le sens à la signification, puis le significatif
au non-significatif et par conséquent la linguistique à
la phonologie. Les réductions se succèdent : la science
sociale à la science du langage, la non-combinatoire
au combinatoire, la diachronie à la synchronie. Les
restrictions successives laissent de côté le sens et la
valeur pour les réduire à la signification, la signifi­
cation pour la réduire à l'opposition (différence), et
enfin l'opposition pour la réduire à la combinaison.
Dans cette perspective, tout à fait légitimement,
le linguiste finit par mettre hors de son champ la
signification, suprême paradoxe pour la science du
langa �e. Cette science se formule avec une grande
précision, avec une extrême positivité : c'est le néo­
scientisme et le néo-positivisme des structuralistes
contemporains. A quel prix se paie cette rigueur, plus
apparente que réelle ! La pensée et la conscience,
ainsi miniaturisées, ressemblent à une tête « réduite »
194 Le langage et la société

par un Indien Jivaro, plus qu'à une conscience du


xxe siècle ! Mais alors, l'analyse critique se demande
qui (ou quoi) permet, autorise, encourage, dans la
société du xxe siècle, une telle tentative, que la
pensée critique considère comme un fait historique et
social, comme un événement dans le cadre de la science
en général et de la linguistique en particulier, restituées
dans leurs contextes. Si la valeur, avec la signification
et autant qu'elle, entre dans le sens, que signifie
l'élimination de la valeur et dès lors du sens ? Ne
serait-ce pas une façon de masquer le non-sens ou de
glisser dans le non-sens ? Après quoi, la mise entre
parenthèses de la signification consomme l'absurdité
combinatoire, recouverte de rationalité technicienne
et cybernétique. La technique n'est pas en cause
mais son interprétation idéologique, avec les super­
fétations pseudo-scientifiques greffées sur elle.
L'extrapolation couvre la réduction mais aussi la
révèle. Une démarche qui se coupe du « contenu » se
compense en le remplaçant par un contenu illusoire,
idéologique et philosophique. Ce double mouvement,
cette dialectique interne qui dément leurs procédures,
s'observe tant dans l'œuvre de R. Jakobson que dans
celle de Cl. Lévi-Strauss. Le premier fait irruption,
assez brutalement, dans des domaines lointains,
d'accès difficile, la poésie par exemple. Ce qu'il dit
sur la proj ection du sélectif dans l'associatif en
poésie manque de clarté mais non d'intérêt. Nous
ne serions pas surpris si cela convenait à une certaine
poésie, l'écriture automatique par exemple (en ap­
parence « surréelle », en fait réduisant le « réel » à la
combinaison des unités) .
Plus audacieusement, Cl. Lévi-Strauss procède
par réductions massives et autoritaires. Il brûle
littéralement les ponts derrière lui. L'illimité du
La réduction 195

significatif et l'ouverture du sens, amputés, écartelés,


tombent hors de la connaissance. La réduction opéra­
toire façonne son objet et décrète qu'il est seul objet
de science. La science se réduit à la nomenclature.
Véritable ascétisme de la réflexion structuraliste, la
réduction poussée à ses dernières limites atteint
l'obj et de la science. La cuisine, cette œuvre de civili­
sation, hautement et sensuellement complexe, s'ex­
pose et s'explique à partir de la phonologie 1• Cl.
Lévi-Strauss continue l'œuvre de Mauss. Mais que
l'on compare ces œuvres. Chez Marcel Mauss, le
phénomène qui permet de saisir une société dite
« archaïque » dans son ensemble, c'est le don. Fête,
cadeau, échange et gaspillage, générosité et défi,
ostentation et revendication, c'est un phénomène
social total. La façon de donner vaut plus que ce
qu'on donne. Elle apporte au troc une valeur sup­
plémentaire, proprement sociologique. Or, pour
donner, il faut avoir de quoi donner. Le don et la
fête supposent ce que les marxistes ont appelé un
surproduit (très relatif) . Il faut pouvoir mettre de
côté ce que l'on donnera et ce que l'on consommera
lors de la fête qui accompagne les échanges. Le don
et les festivités sont des œuvres collectives, q;ui
annoncent ou préparent les grandes œuvres de soCié­
tés qui n'avaient certes pas dépassé la pénurie pour
l'abondance mais disposaient d'un certain surproduit
social : les monuments, les cultures. Or, les sociétés
sur lesquelles Cl. Lévi-Strauss a centré son analyse se
situent à peu d'exception près aux alentours de la
limite inférieure de la rareté et de la misère. Elles
n'ont rien ou presque rien de plus que le minimum
indispensable pour la survie. Elles ne tolèrent que
la plus stricte « économie » au sens classique de ce
1 . Cf. Le triangle culiliaire, Arc, n• 25, Aix, 1965.
196 Le langage et la société

terme. On économise les gestes, les paroles. L'éco­


nomique y est déterminant, mais non de la même
façon que pour la bourgeoisie dans le capitalisme
concurrentiel. N'encourageons pas les malentendus
et calembours sur ce mot : économie. Les membres
de ces sociétés pêchent ou cueillent plus qu'ils ne
tirent du sol, par des techniques impliquant fixation
et défrichement coordonnés, des produits agricoles.
Dans ces conditions, la générosité (avec sa contre­
partie, la revendication, feinte et réelle, mimée et
accentuée, d'un don égal ou supérieur) n'a guère lieu
de s'exercer. Pour autant qu'elle se manifeste, elle
reste à l'état d'ébauche ou de virtualité ; elle ne
s'institue pas et ne se constitue pas.
Dans ces sociétés stagnantes ou déchues, rien qui
ne soit soumis à la loi de la plus stricte et dure néces·
sité. Pourquoi ne pas reprendre l'hypothèse « dar­
winienne » d'une disparition des groupes sociaux
qui n'ont pas pratiqué l'exogamie, l'échange des
femmes (ou des prestations sexuelles) contre des
biens ? L'hypothèse d'une finalité inconsciente des
structures ne satisfait pas la réflexion analytique.
Les groupes qui - hasard ou fatalité - n'ont pas
pris les précautions indispensables pour survivre,
n'ont pas survécu. Ceux qui survivent, dans la société
comme dans l'animalité, offrent à la réflexion une
apparence de finalité que l'analyse doit élucider sans
faire appel à des causes finales. Dans ces sociétés
misérables, on comprend qu'il y ait « homologie »
entre les échanges de femmes, de biens, d'informa­
tion. Les règles qui assurent la communication des
femmes ont peut-être un rapport étroit avec celles
qui assurent la communication des services et des
biens et celles qui garantissent la communication des
messages. Mais ce système d'échanges généralisés
La réduction 197

correspond à une immense pauvreté, conséquence de


la misère sans issue. Pourquoi baptiser élogieuse­
ment « structure » cette grande misère humaine ?
Dans ces sociétés, pas d' excès. En elles, il n'y a place
ni pour l'amour, ni pour la fête, ni pour la guerre
(sauf peut-être pour le pillage désespéré, en dernière
extrémité) . Rien à tirer d'une conquête. Cette grande
trilogie : l'amour, avec la passsion, la fête avec le
gaspillage, la guerre avec la volonté de puissance,
a largement marqué de son empreinte les cultures
et les civilisations. Entre les trois volets de ce tripty·
que, il serait facile d'indiquer des analogies et des ho·
mologies : l'amour comme guerre et fête, la fête
violente et sensuellement déchaînée, la guerre comme
fête et relation ambiguë avec l'ennemi. Ces corres­
pondances passent dans le langage, dans les images,
dans les récits mythiques. Puis dans les œuvres.
La « rareté » ne définit pas un « monde » dans lequel
se dérouleraient exclusivement des luttes sordides pour
s'emparer de biens. Les époques intermédiaires entre
la stagnation archaïque et l'accumulation capitaliste
nous ont laissé les œuvres dont nous vivons. Pour se lan­
cer dans ces œuvres et ces folies superbes - les monu­
ments et la poésie - il fallut quelques moyens obte·
nus par la persuasion (l'idéologie) et la contrainte (le
pouvoir). Il fallait se permettre l'excès et la démesure.
Inutile d'ajouter que la guerre a perdu depuis un
siècle le prestige qui la liait à la fête et à l' amour.
Le monde des sociétés misérables signifiait et signifie
u inconsciemment 11 ou non leur impuissance, leur avi­
dité, leur faim. Tel est son sens. Le moindre acte sexuel
exige son immédiate contre-partie en nature. Procéder
autrement, c'est trahir la misérable communauté et la
misère commune. Les pauvres gens se proclament inof­
fensifs jusque dans le site et l'ordre de leurs villages. Ils
198 Le langage et la société

élaborent leur misère en récits mythiques. Ils se disent


inoffensifs. Le sont-ils ? C'est une autre histoire. On a
l'impression que la prolifération et la perfection de ces
narrations stéréotypées masquent les maux incurables
et l'absence d'issue.
Quoi qu'il en soit, la vision de ces sociétés et de ces
cultures que l'ethnographe tire de leur étude doit
varier selon qu'il étudie des groupes agonisants ou
des groupes relativement actifs, productifs, conqué­
rants, capables d'ériger des monuments ou de créer
des œuvres. Dans les sociétés africaines, les récits
mythiques ou non ont une autre portée et un autre
sens. Parmi des centaines d'illustrations possibles,
en voici une, empruntée à Griaule (Dieu d'eau, p. 243-
244). Nous savons par le contexte qu'il y a déjà un
marché et de la monnaie. « Avoir des cauris, c'est
avoir des paroles. On a commencé par échanger,
contre des cauris, des bandes de tissu, c'est-à-dire la
parole des ancêtres, et notamment celle du Septième,
maître de la parole. Les cauris avaient donc fait leur
apparition sous le signe du verbe ; ils étaient verbes
eux-mêmes en tant que signifiant des chiffres et re·
présentant par là un langage. Ils étaient moyens
d'expression et peut-être qu'à l' aurore des relations
entre les hommes ils ont servi au même titre que les
mots parlés à échanger des idées. Peut-être étaient-ils
arrivés j usqu'au Dogons par ceux qui les apP.ortèrent,
en écho des usages lointains des cauris ? Ë voquant
cette obscure période, Ogotomili déclarait : « A
l'origine, les cauris ont servi aux échanges de paroles
en même temps qu'aux échanges de marchandises.
Celui qui n'avait pas de cauris ne pouvait pas parler
ou parlait moins que les autres .. »
.

Ce texte, comme bien d'autres, n'évoque pas une


homologie struct1irale « inconsciente » entre des
La réduction 199
échanges de biens sensibles (matériels : femmes, objets,
signes) mais la naissance confuse de plusieurs formes,
celle de la marchandise, celle du langage élaboré,
celle de l'éthique, celle du calcul (esquisse de la forme
logico-mathématique) dans une société différenciée
où il y a marché, achat et vente selon des quantités,
inégalités, mouvements et contraintes éthiques. Le
tout inséré dans des récits cosmologiques. De telles
sociétés semblent intermédiaires (médiation couvrant
de longues périodes) entre le stagnant et l'historique.
Elles possèdent des rudiments d'une économie mar­
chande et monétaire, sans développer ces embryons.
Stationnaires, elles résistaient aux modifications de
leurs structures et cependant furent déjà créatrices
d'œuvres, d'institutions. Est-ce que ces indications
infirment les analyses de Cl. Lévi-Strauss ? Pas com­
plètement, mais elles interdisent d'extrapoler à
partir d'une réduction abusive, pour la compenser.
Trop d'ethnographes se penchent avec complai­
sance sur les Bororos qui ne méritent ni tant d'hon­
neur ni tant d'indignité. On dirait que certains sa­
vants c h erch ent l ' oppos é d ' eux-mêmes, de notre
société dite « d'abondance » et de « consommation »,
pour se dépayser. Un quarteron de pauvres hères à moi­
tié morts de faim fournit alors le prototype des « cul­
tures ». Un homme éminent, Cl. Lévi-Strauss, s'excuse
de publier un grand livre d'ethnographie sans attendre
la parution complète de !'Encyclopédie Bororo 1•
1. Le Cru et le Cuit, p. 14. Encore une citation de cette Ouverture
où l'auteur se dévoile. Remarquons comment J .-P. Sartre et Cl.
Lévi-Strauss, pour des raisons différentes, partant de points de vue
opposés (pour le premier, la philosophie de la conscience efferves­
cente - pour l'autre la réduction aux combinaisons phonologiques
fixées) passent à côté de la vaste question des œuvres dans les socié­
tés antérieures à la nôtre et de la valeur ou du sens qu'elles irardent
• pour nous •·
200 Le langage et la société

Après avoir souligné l'importance de ce proto­


type structurel, auquel aboutit sa réduction, il
se lance dans de vastes considérations sur la musique
et la peinture à travers les âges. Il survole de haut les
continents historiques dévastés par sa propre marche.
Il aboutit à notre époque. On pourrait le juger plus
sévèrement qu'il ne juge l'art dit moderne en exami­
nant la composition de son ouvrage. Il promet, il
annonce une sorte d'œuvre musicale. Et qu'avons·
nous sous les yeux ? Un programme de concert :
ouverture, variations sur un thème, fugue, cantate,
toccata, etc. 1• Formules brillantes qui cachent une
sorte d'ascétisme intellectualiste, lequel à son tour
dissimule la rationalité techniciste et l'idéologie
technocratique. La musique, comme le mythe,
serait « machine à supprimer le temps ». Hélas, elle se
contente de l'approprier un moment.
Nous n'en avons pas fini avec le structuralisme,
c'est-à-dire avec un concept, celui de structure, isolé
par une démarche légitime, la réduction, à laquelle
s'aj oute, par défaut et par excès, par restriction et
par superfétation, une idéologie. Nous allons même
élargir la controverse.
Trois concepts jouent un grand rôle, inégal selon
les domaines, dans la pensée scientifique : fo rme,
fonction, structure. On les retrouve partout, notam­
ment en linguistique. Ces concepts s' obtiennent par
réduction. Une démarche correctement menée les
1. Puisque Paul Ricœur et CI. Lévi-Strauss se sont affrontés au
cours de discussions publiques, répétons que notre démarche passe
entre ces deux excès : la réduction hyperbolique qui dessèche et
anéantit la richesse offerte par le • monde • - et l'interprétation
(herméneutique) qui tourne en délectation dans le divin chaos de
ce • monde •. Ni l'ascèse intellectualiste, ni l'acceptation a-critique.
Cf. Esprit, novembre 1963, exposés suivis d'une discussion, notam·
ment p. 596-627 : Strucluru el herméneutigue.
La réduction 201

distingue en écartant ce qui tombe hors d'eux et de


leur aire de validité, en éliminant pour chacun d'eux
ce qui relève des deux autres concepts. Il convient en
effet de discerner clairement la forme, la fonction,
la structure. Une fonction analogue peut s'accomplir
avec des formes diverses et des structures différentes.
Une même forme peut revêtir des fonctions diffé­
rentes. Ainsi, dans les êtres vivants, des organes de
formes variées et de structures nettement différentes
(poumons, branchies, etc.) assurent la fonction respi­
ratoire. Des formes analogues cachent des fonctions
et des structures d'une extrême diversité : la baleine
a la « forme » d'un poisson. Toutefois, il y a homolo­
gie fonctionnelle entre l'aile et le bras chez les verté­
brés supérieurs. Bref, ces concepts, ainsi que ceux
d'homologie et d'analogie, ne peuvent se manier
sans précaution. Que d'acceptions de la structure ou
de la forme, pour ne pas parler de la fonction ! Pour­
tant la confusion ne peut s'admettre. Les pires erreurs
en résultent. Ainsi, dans l'analyse du processus
d'urbanisation, on constate que la fo rme de la villti
(l'antique cité) a éclaté par proliférations extérieures
(les banlieues, les « ensembles » qui n'ont flus rien
d'urbain). Mais les fonctiona de la ville n ont pas
pour cela disparu ; au contraire, de nombreuses
fonctions se sont aj outées aux anciennes dans les
agglomérations modernes. Quant aux structures (les
unités d'habitation et de voisinage, la rue, le quartier,
le centre) elles se transforment sous nos yeux. Une
analyse qui ne discrimine pas entre ces concepts passe
à côté de l'obj et.
Or, une seconde démarche, fréquemment, réduit
ces concepts les uns aux autres et constitue ainsi le
point de départ d'une idéologie : formalisme, fonc­
tionnalisme, structuralisme. Selon les tenants de
202 Le langage et la société

telle idéologie, la forme englobe la fonction et la


structure. Selon d'autres, la fonction est essentielle
et doit tout expliquer ; elle « totalise » les aspects
de la réalité ; l'analyse des fonctions est la seule
positive, la seule concrète et pratique (opératoire).
Selon d'autres, enfin, la structure se subordonne la
forme et la fonction ; elle apporte le point de vue le
plus élevé, le plus vaste.
Cette réduction seconde nous semble abusive. Le
terme structure désigne un concept scientifique, ayant
un contenu, mais des limites. Son aire de validité ne
peut excéder certaines bornes. Il n'a pas le droit
d'absorber les autres concepts ou de se les soumettre.
Nous distinguons donc entre la structure, concept
difficile à manier, souvent imprécis, mais néces­
saire, et le structuralisme qui le proclame suffisant
autant que nécessaire. Au cours de cet exposé, nous
nous efforçons de donner à ce concept sa place en cri­
tiCJllant la philosophie (l'idéologie) qui se greffe sur
lui, qui l'étend exagérément et en même temps le
ferme. En effet, le processus « réduction-extrapola­
tion » obtient ce résultat. En négligeant les limites
du concept, il en abuse ; il les étend ; mais il néglige
aussi le reste du « monde », que par cette opération il
enserre dans le concept abusivement privilégié.
Sauf information contraire, il semble qu'en lin­
guistique le terme « structure » ait reçu des accep­
tions bien définies. D'où l'usage que l'on en fait en
dehors de la linguistique. La confusion ne disparaît
par pour cela. Elle revient, par choc en retour, vers
la linguistique elle-même.
La forme du langage ne se réduit pas aux structures,
qui ne se définissent clairement que par les inventaires
limités (morphologie) et les combinaisons syntacti­
ques. Quant aux fonctions du langage, en tant que
La réduction 203

fonctions sociales, elles ne sont certainement pas


toutes réductibles à sa forme et définissables par les
seules considérations formelles (selon le « principe
d'immanence » de R. Jakobson).

Littéralit6
&i�fi.6
Lllllralill

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IÎgllifiant

Commentaire
Ce schéma montre comment et pourquoi le sens et
la valeur diffèrent de la signification. Ils ne peuvent
s'y réduire, alors qu'une tendance s'est fait jour dans
la linguistique en faveur de cette réduction.
La paleur (linguistique) des mots a autant et peut·
être plus d'importance que leur signification littérale,
qui en dépend. La Paleur dynamise la signification.
Par elle le mot isolé entre dans un groupe de mots,
lequel chevauche d'autres groupes, s'entrecroise
avec eux, d'où transitions, passages, possibilités
(donc choix ).
La signification est au départ, le sens à la fin. La
valeur sert d'intermédiaire (de médiation). Il y a ici
204 Le langage et la soci.été

une analogie avec la théorie des ensembles. Le mathé­


maticien construit des ensembles avec des nombres
petits (au départ : 0 et 1) ; mais la théorie porte sur
des ensembles illimités ou infinis.
Le signe est arbitraire. Pas les groupements de
signes (morphologiques, syntactiques, lexicologiques).
Il y a trois niveaux d'articulation : les unités non
signifiantes (phonèmes) - les unités signifiantes
élémentaires ou littérales (les « mots »), ( les monèmes)
- les unités ayant un sens (phrases et ensembles de
phrases) .
La valeur d'emploi oriente l'investigation vers des
séries ouvertes (inventaires non limités) c'est-à-dire
les groupements lexicologiques dont l'acquisition
caractérise l'apprentissage d'une langue après l'acqui­
sition des systèmes phonématiques, morphologiques
(grammaire, syntaxe) .
Le sens est plus difficile à atteindre (exemple : il
est tard, la maison silencieuse. J'entends une porte
grincer. Je reconnais le bruit. C'est la porte sur la
rue. Le grincement est significatif. Quelqu'un est
entré ou sorti. Mais qui ? Pourquoi ? Je cherche. Je
m'étonne. Je réfléchis. Je compare avec d'autres
bruits significatifs. Ai-je entendu marcher ? Oui.
Quels pas ? Avec quelles chaussures ? Bientôt, je
trouve. Georges a écrit une lettre. Il est allé la jeter
à la boîte pour qu'elle parte au premier courrier. Je
tiens le sens . . . ) .
« C'est derrière l'écran des mots qu'apparaissent
les traits réellement fondamentaux du langage hu­
main » (A. Martinet, Diogène, p. 53).
CHAP ITRE V I

Le11 dimensions d u langage

Le problème d6IJ dimensions.


Nous trouvons maintenant sur notre chemin une
interrogation. Depuis longtemps préparée, nous
l'avons, pourrions-nous dire, sur le bout de la langue.
Elle peut se formuler de plusieurs façons : « Quelles
variables, indépendantes et cependant liées, l'analyse
discerne-t-elle dans le langage, en les isolant par
réduction légitime ? Sur combien d'axes porter les
éléments atteints par l'analyse ? Comment représen­
ter schématiquement, d'une façon correcte, la chaîne
parlée ? Comment construire un code pour décrypter
les énigmes du langage ? »
Une difficulté, déjà signalée, vient du concept de
dimension. Il est banal de dire de tel peintre, de tel
écrivain « qu'il manque d'une dimension ... qu'il intro­
duit une dimension ... » Indispensable et confus, vul­
garisé et utilisé sans grandes précautions, ce concept
reçoit en mathématiques des définitions rigoureuses,
que l'on transporte mal dans les domaines que nous
prospectons. Pourtant, dès qu'elle a atteint des « élé­
ments », la pensée analytique cherche à figurer (gra-
206 Le langage et la société

phiquement) leurs rapports. Cette représentation


est étroitement solidaire de la réduction et de la for­
malisation que poursuit la méthode analytique.
A. Thèse de l'unidimensionalité.
L'ancienne linguistique ne s'interrogeait pas à
propos des dimensions du langage. Spontanément, elle
ne lui en attribuait qu'une. Elle le concevait linéaire­
ment, comme suite de rapports associatifs 1. Battue
en brèche, cette thèse n'a pas disparu. Elle a pris
forme plus rigoureuse. Nous pouvons l'attribuer à la
linguistique distributive, quantitative, statistique,
celle qui poursuit jusqu'au bout la réduction en écar­
tant le sens et la signification, en rej etant la séman­
tique hors de la linguistique. La répartition et la dis­
tribution des unités (phonèmes ou monèmes) se por­
tent sur un seul axe. Par convention, nous le traçons
horizontal. Nous le nommons syntaxique ou syntag­
matique (bien que certains linguistes de cette école
trouvent obscure la notion de « syntaxe » pour n'e.;ivi­
sager que la combinatoire et les règles d'assembl.1ge
décelées statistiquement).
S'agit-il d'une réduction excessive ? Certainement.
Nous croyons l'avoir montré. Il est vrai qu'elle se
fonde sur une expérience et une pratique opératoires :
le décryptage des messages chiffrés. A cet argument,
qui ne manque pas de poids, nous répondons que
ces messages ne prélèvent pas leurs unités (signi­
fiantes ou non) dans une langue vivante, mais déjà
dans une langue spécialisée, appauvrie, celle des
opérations militaires par exemple. Le déchiffrage,
la reconstitution du code d'un tel message ne sont
donc pas des expériences concluantes en ce qui con-

1. Cf. F. de Sau1Bure, Cauri, chap. V.


Les dimensions du langage 207

cerne la signification et le sens dans le langage. On a


écarté le sens et réduit les significations au strict
minimum. Pour ne prendre qu'un exemple connu,
les messages en Morse ne peuvent passer pour des
modèles de langage vivant (« expressif »). Les machi­
nes traduisent mieux, parait-il, les textes d'une stricte
banalité que les poèmes. La réduction n'est légitime
que pour un langage conventionnel et déj à « réduc·
teur-réduit ». Seul peut se décoder (décrypter) exhaus­
tivement un message qui fut codé exhaustivement,
sans « résiduel ». Ce qui ne s'opère que pour des mes·
sages bien déterminés et non pour le langage parlé.
B. Théorie de la bi-dimensionalité.
Cette thèse a pour elle des autorités considérables :
F. de Saussure, R. Jakobson, entre autres. Elle se
reli e à d es consid érati ons d ' ord re gé n é ral , d ' ordre
logique (la théorie des contraires, des différences) et
philosophiques (le rôle des oppositions dans la pensée
et la conscience). Enfin, elle n'est pas sans liaison
avec une branche de la science, la théorie de l'infor­
mation, elle-même solidaire de techniques (machines
à calculer, à traduire, etc.). Elle porte déj à un nom :
le binarisme 1 ou modèle binaire.
Saussure procédait par dichotomies : signifiant et
signifié, langue et parole, synchronie et diachronie, etc.
La phonologie (Troubetzkoi} et la linguistique ont
généralisé cette procédure, étendue à l'ethnographie
et même à la sociologie par C. Lévi-Strauss et le
structuralisme. Nous avons donc devant nous un
édifice maj estueux et magistral, une architecture de
1. • Discuté en phonologie, inexploré en sémantique, le binarisme
est la grande inconnue de la sémiologie • (R. Barthes, Communi·
cations, p. 127, avec référence à A. Martinet : Économu des change·
ments phonétiques).
208 Le langage et la société
concepts (un système philosophico-scientifique) qui
exige une discussion serrée 1•
Commençons par le commencement, c'est-à-dire
par le terme (la fin) de la déduction, qui devient le
début (terminus a quo dans la terminologie philoso­
phique la plus traditionnelle) de la démarche. L'étude
des phonèmes (phonologie, divisée en phonétique,
étude générale et abstraite des traits phoniques per­
tinents et phonématique qui traite des combinaisons
et systèmes de phonèmes dans les signifiants de
telle langue réelle) procède par dichotomies. Elle
discerne le groupe des voyelles (vocalique) et le
groupe des consonnes (consonantique), groupes qui
s'opposent ou qui contrastent en opposant les traits
pertinents qui constituent chaque terme. Suivant
l'indication précise d' A. Martinet 1, réservons le
terme contraste aux rapports directement constata­
hles dans les énoncés, et le terme opposition aux rap·
ports d'exclusion réciproque, non observables dans
les énoncés, distinction que ne fait pas Cl. Lévi­
Strauss, semble-t-il. « Dans toutes les langues du
monde, des systèmes complexes d'oppositions entre
les phonèmes ne font rien d'autre qu'élaborer dans de
1 . Nous ne pourrons pas la poursuivre en tenant compte de tous
les tenants et aboutissants. Que le lecteur s'en souvienne : cette
controverse ne met pas seulement en cause le langage et les struc·
tures intemes (immanentes) au langage. Elle s'étend de proche en
proche aux rapports entre la logique et la dialectique, entre les sta­
bilités ( relatives) et le devenir. C'est un vaste problème, celui qui
prolonge - avec des éléments nouveaux pris dans la connaissance
et dans l'expérience pratique - ceux de l'antique philosophie.
L'investigation menée rigoureusement exigerait un examen des
mathématiques et de leurs méthodes. Les propriétés duales y tien•
nent une place considérable, dès la théorie des ensembles (ensemble­
réunion, ensemble-intersection, etc. ) . L'arithmétique binaire (usant
seulement de 0 et de 1) a une importance théorique et pratique.
2. .�. Martinet, .tumenu, p. 33.
Lu dimensions du langage 209

multiples directions un sys�ème plus simple et com•


mun à toutes, soit le contraste entre consonne et
voyelle . 1 » Voyelles et consonnes se classent par
. .

paires, par exemple les voyelles ouvertes et fermées,


arrondies ou rétractées, buccales ou nasales, etc.
Nous savons déj à que chaque son réel (phonème) se
saisit comme un 11 paquet » de traits pertinents élé·
mentaires ; il s'analyse ; ces traits ne sont pas tous
immédiatement constatables. C'est assez dire que
l'analyste doit procéder avec une extrême prudence,
pour ne pas détruire ses propres concepts.
Dès le départ, nous notons la dichotomie : « groupe
vocalique - groupe consonantique », avec ses consé·
quences, mais surtout la dichotomie générale : 11 op·
position - contraste » qui implique la relation : équi·
valence et différence. Notons aussi les dichotomies
déj à rencontrées : 1 inclusions - exclusion » -
« voisinage - distance • .
Sans nous appesantir sur les détails techniques,
établissons une liste des dichotomies utilisées par la
linguistique contemporaine.
En tête de la liste, avec les couples très généraux
que nous venons de mentionner, nous retrouvons :
le destinateur (locuteur) et le destinataire,
le signifiant et le signifié,
la langue et la parole,
l'expression et la signification,
le phonème et le monème.
Inscrivons encore : le code et le message, la déno-

1. a. Lévi-Strauss, Le triangle culinaire, !'Arc, n • 26, p. 29. L'au·


teur embrouille la questi on en mélangeant opposition et contraste
dans la différence. La réduction cartésienne du complexe au simple
est ici poussée tr�s loin. D'où sortent la complexi fication croissan t e,
l'élaboration multiforme ? Ne comprennent-ils pas des bonds, de>
sauts. des différences substantielles ?
210 Le langage et la société

tat1on et la connotation, l'actuel et le virtuel, la


sélection et l'association.
Ici, arrêtons-nous. Nous touchons un point impor­
tant : la dichotomie dans la théorie de R. Jakobson.
Pour ce dernier, le langage se représente avec deux
dimensions, sur deux axes : l'axe de sélection, l'axe
des combinaisons : « Tout signe linguistique implique
deux notes d'arrangement : 1) la combinaison. Tout
signe est composé de signes constituants et /ou appa­
raît en combinaison avec d'autres signes. Cela si­
gnifie que toute unité linguistique sert en même
temps de contexte à des unités plus simples et /ou
trouve son propre contexte dans une unité signifi­
cative plus complexe. D'où il résulte que tout assem­
blage effectif d'unités linguistiques les relie dans une
unité supérieure : combinaison et contexture sont
les deux faces d'une même opération. 2) la sélection.
La sélection entre des termes alternatifs implique
la possibilité de substituer l'un des termes à l'autre,
équivalent du premier sous un aspect et différent sous
un autre. En fait, sélection et substitution sont les
deux faces d'une même opération 1• » F. de Saussure
avait, selon Jakobson, aperçu le rôle fondamental
de ces deux opérations, et cependant privilégié l'une
d'elles, la concaténation. Il croyait encore au carac­
tère linéaire (donc unidimensionnel) du signifiant.
Pourtant, il a caractérisé correctement la combinai­
son par la présence actuelle des termes dans une série
effective, avec leurs contrastes observables alors que
la sélection prélève un terme dans une liste virtuelle
dont les membres s'excluent par opposition et qui
par conséquent sont inobservables au même instant
(par exemple dans le groupe paradigmatique des

1. R. Jakobson, Eaaaia, p. 48.


Les dimensions du langage 211
pronoms). Les uns ont un statut de contiguïté ; les
autres (pris dans un groupe de substitution, in absen­
tia, c'est-à-dire par la mémoire) sont unis entre eux
par des rapports de similarité. Il s'ensuit que
deux références servent à interpréter chaque signe
d'un message : l'une au système c'est-à-dire à un
code, l'autre au contexte (l'une à la mémoire, l'autre
à la cohérence du discours) .
Le comportement verbal utilise donc deux modes
fondamentaux d'arrangement : la sélection et la
combinaison. Soit « enfant », le thème d'un message.
Pour énoncer ce qu'il veut dire, le locuteur choisit
parmi une série de noms plus ou moins équivalents :
enfant, bébé, gosse, gamin (semblables de son point de
vue) . Ensuite, il choisit l'un des termes sémantique­
ment apparentés, tels que : dort, sommeille, repose,
etc. Les mots choisis se combinent dès le début de
la chaîne parlée qui appelle ensuite un complément
de lieu : « Le bébé dort dans son berceau . . . 1 »
Le schéma représentatif sera donc à deux axes.
Par convention, nous avons réservé l'axe horizontal
aux associations
aélections
11ubstitutio111
aimüaritû
1

1
1

- - - - -- - -
! · combinailon
'- - - - --- - - - - - - - - - - - lia ison
contigultl

1. Id., p. 200. La célèbre théorie de Jakobson llUl' les troubles de


la parole ae fonde sur cette analyse. Il distingue les troubles de la
similarité (de la &élection et substitution, la capacité de eombiner
212 Le langage et la. société

La chaîne parlée s'analyse en choix (décisions)


binaires ; mais la schématisation qui distingue les
axes ne doit pas nous faire oublier qu'ils sont insé­
parables. Toute sélection entre dans une combinaison ;
la combinaison ne groupe que des éléments choisis.
La meilleure combinaison - la plus économique,
celle qui actualise, aux moindres frais de temps et
d'effort, les virtualités - prélève ses éléments dans
un système d'oppositions bien marquées. C'est le
« code optimum ». La dissociation des deux activités
est un indice de trouble. Chacune est perpétuellement
« miroir » de l'autre 1• Lorsque le principe qui préside
aux sélections passe dans la combinaison, il y a selon
Jakobson prédominance d'une des fonctions du lan­
gage : la fonction poétique 11• La sélection ne dispa·
rait pas ; elle se proj ette dans la combinaison. « La
fonction poétique proj ette le principe d'équivalence
de l'axe de la sélection sur l'axe de la combinaison. »
D'où l'importance des règles prosodiques, de la métri­
que dans le vers, qui spécifient cette proj ection. Le mé­
talangage également « fait un usage séquentiel d'uni­
tés équivalentes », mais de façon inverse par rapport
à la poésie. « La jument est la femelle du cheval ».
Le métalangage utilise la séquence pour construire

restant stable) et les troubles de la contiguïté (avec conservation


relative des opérations de sélection et de substitution). La psychia­
trie restant hors de notre domaine, rappelons allusivement l'objec·
tion de Chomsky : • Vraiment se passe-t-il tant d'événements dans
le cerveau des gens quand ils parlent ? • A quoi l'on peut répondre
que le langage courant charrie beaucoup de • syntagmes figés • et
que les opérations apparaissent seulement • quand on cherche ses
mots • . Dans ce trouble naissant, et fécond, elles se manifestent en
se dissociant, avec accentuation de l'une d'elles.
1. Id. , p. 1 45, avec une citation de H . Wallon (Les originea tle la
pensk cha l'en/onl) , qui insiste sur la structure binire.
2. Cf. id., p. 220.
Les dimensions du langage 213

une équation, alors que la poésie utilise l'équation


pour construire la séquence.
L'axe des sélections est celui des paradigmu.
Celui des combinaisons est celui des syntagmes (qui
ne coïncident pas avec la syntaa;e mais l'englobent).
Les paradigmes sont des ensembles cohérents d'op­
positions : des systèmes (exemple déj à donné : les
pronoms). Ce n'est pas tout. Choisir un terme appro­
prié dans une liste « systématique » où ces termes se
discernent et s'opposent selon leur ressemblance,
par similarité (exemple : les couleurs, les éclairages,
le blanc et le noir, le lumineux et l'obscur) , c'est pro­
céder par métaphore : « une robe bleu clair ». On passe
d'un terme à un autre, en affectant les mots de si­
gnifications additionnelles. Par contre, on procède par
métonymie lorsqu'on lie des obj ets qui font partie d'un
même tout (exemple : les objets qui servent à manger,
le couteau et la fourchette, et qui contrastent dans
cette liaison : « la fourchette à gauche, le couteau à
droite ») . On passe d'un terme à un autre, en le prenant
comme caractéristique de l'ensemble. Ce qui revient à
indiquer pour le développement d'un discours deux
lignes « sémantiques », deux pôles opposés : le
processus métaphorique, le processus métonymique.
Normalement, écrit R. Jakobson, les deux procédés
s ont continuellement à l'œuvre. Une observation
attentive montre l'accentuation de l'un d'eux, la pré­
férence pour lui, dans de nombreux discours, sous
l'influence des modèles culturels, de la personnalité,
du style.
Le schéma bidimensionnel se précise donc :
« Structure bipolaire » du langage, « deux types de
connexion, simultanéité et contiguïté, dans leurs
deux aspects, positionne} et sémantique », telles
sont les formules de R. Jakobson résumant sa théorie.
214 Le langage et la aociété

Nous avons vu s'introduire de nombreuses dichoto­


mies, complémentaires entre elles et complétant celles
qui figuraient dans notre liste : classement et décou­
page - système et liaison - paradigmatique et syn·
tagmatique - métaphorique et métonymique, etc.
Le tout soumis à deux grands principes accouplés :
le principe d'équi11alence (réglant la cohésion du dis­
cours dans sa tension pour dire quelque chose qui n'a
pas encore été dit) et le principe d' immanence (le
langage et le métalangage ne peuvent sortir d'eux­
mêmes et le discours va de signes en signes) . Cette
conception binaire se représente sur le papier selon
la dualité : horizontal-vertical, de façon claire et
compréhensible.
Axe (plan)
paradigmalique (IJCIÏflill ,Z, claoü:
rnilaphorique 81 de claa1111118nl)

11
11
-- -- -
1 - - - - -- - ·
Axe (plan)
�;;;;�ip, 8
""" '"""""1ique
'-��-� _
...
, ...,. w
· - de
J
ae
1• •
11111011
rUcoupage)
el

Les différences couplées qui s'entrecroisent dans la


construction de R . Jakobson peuvent-elles s'appuyer
sur d'autres couples ? Ce n'est pas certain et la plus
grande prudence s'impose. L'information et la redon­
dance s'incluent et s'excluent réciproquement ; mais
la redondance se définit quantitativement par l'inverse

�)
de l'information (si H est l'unité d'information, la
redondance se mesure par . D'autre part, le rapport
entre information, signification et connaissance reste
problématique. Quant à la dénotation et à la conno-
Les dimensÜJTIB du langage 215

tation, nous savons déj à que leur différence indique


une sorte de principe d'incertitude : plus le langage
est précis, plus ce qu'il dénote est étroit ; plus ce qu'il
connote est large et riche de suggestions, donc de
sens, moins il est rigoureux. Qu'en conclure du point
de vue de la thé orie binaire ? Rien qui vienne l'étayer
semble-t-il. Sauf avis contraire, il en va de même
pour les oppositions de l'irréversible (la parole) et du
réversible (la lecture du langage-objet, c'est-à-dire
écrit) - du grammatical et du lexical - du notion­
nel (sémantèmes, lexèmes) et du structural (morphè­
mes), etc.
Quant à l'importante opposition du rare et du
fréquent, elle nous oriente vers d'autres considéra­
tions. Pourquoi le rare (mot, obj et, etc.) est-il rare ?
Parce qu'il est difficile à manier, parce qu'il est
coûteux (et réciproquement) . Le classement des mots
(ou des objets) par rang selon leur fréquence dans
une longue série donne lieu à une courbe : la courbe
de Zipf. On y porte les fréquences depuis le mot ex­
trêmement rare (voire unique : hippocampéléphan­
tocamelos) jusqu'aux mots extrêmement fréquents
(et, oui, etc.). Cette courbe représente de nombreuses
séries de phénomènes. Elle se rattache au principe
général d'économie, de moindre effort, de moindre
action. Elle a dans son domaine les classements et
rangements (par exemple les séries d'obj ets dans un
grand magasin). Dans le cas qui nous occupe, celui
du langage et des mots, c'est la loi générale de la
banalité, la loi de la trivialité. Pour ne pas trop dé­
penser d'énergie physiologique et cérébrale, les gens
emploient le plus possible de mots bien connus et le
moins possible de mots difficiles qu'il leur faudrait
définir et expliquer. Ils laissent de côté le fait que,
dans l'entretien courant (la « parlerie », le discours)
216 Le langage et la société

se perdent et la communication et le sens, avec l'effort,


avec la tension. L'on va du connu au connu, du lieu
commun au lieu commun (sans qu'il y ait pour autant
communauté). En somme, aux environs d'une limite
inférieure, du « champ » de communication par le
langage, l'entretien tourne sur lui-même : banalité,
tautologie, redondance, pléonasme, moulinet, tour­
niquet. Puis il s'arrête dans le « silence d'en bas ». A
l'autre pôle, à l'autre limite, l'échange devient sur­
prise intolérable, stupéfaction devant l'exceptionnel,
l'unique : c'est « le silence d'en haut ». Le champ étu­
dié par les théoriciens se situe entre ces deux extrêmes.
Tenons-nous ici un certain lien entre l'information,
la signification et le sens ? Peut-être 1•
On peut se demander si l' effort des linguistes contem­
porains ne tourne pas autour de la loi non banale de
la banalité.
Ces considérations suffiraient à montrer, s'il en
était besoin, quelle énorme problématique « externe »
soulèvent les questions « internes » au langage. Déj à
l'opposition de l' interne et de l' estBrne paraît échapper
au « principe d'immanence » de R. Jakobson, selon
lequel la pensée s'astreint à rester au-dedans du
t . La loi de Zipf, loi de la banalité, est extrêmement simple. La
• courbe • représentative se réduit à une droite sur du papier loga•
rithmique. Il ne faudrait pas croire que cette théorie de la banalité
soit banale. La relation entre le rang d'un mot dans l'ordre des mots
par fréquences décroissantes, ou sa fréquence, donne lieu à une thé­
orie • homologue • à la thermo-dynamique. • Les systèmes thermo­
dynamiques que nous allons considérer seront de longs textes de
discours ..• Ils sont quantifiés, auront une seule dimension - celle
du temps - et seront articulés aur trois niveaux : lettres, mots,
phrases. • Ainsi débute l'expos6 de B. Mandelhrojt (Institut
Henri Poincaré, Théorie de la loi de Zipf, séminaire de calcul des
probabilités) , qui introduit ensuite les notions surprenantes pour le
profane de templrature d'un discours, d'entropie (physico-mathé­
matique) etc.
Les dimensions du langage 217

langage. Des faits, lois et théories extérieurs en


apparence au langage lui deviennent intérieurs (par
exemple la statistique des molécules, la thermo-dyna­
mique et la théorie de l'entropie). Le « principe »
d'immanence » serait-il un postulat sur lequel s'érige
un trop vaste édifice ?
On conçoit dès lors qu'André Martinet ait pu, avec
la considération due à un savant éminent, rej eter les
outrances de R. Jakobson. « Il faut se rendre à l'évi­
dence que le binarisme universel des oppositions pho­
nologiques n'est qu'une vue de l'esprit 1• » Ces graves
réticences n'épargnent pas l'extension du système de
R. Jakobson, tentée par Cl. Lévi-Strauss. Pourtant,
dans la mesure même où la pensée de ce dernier reste
confuse et se fonde sur l'esprit de finesse plutôt que
sur l'esprit géométrique (non sans les mêler curieuse­
ment), elle échappe à la critique d'une systématisa­
tion trop poussée. Cl. Lévi-Strauss ne se pose pas
plus la question des dimensions que celle des niveaux.
S'il y fait allusion, c'est de façon assez vague. Il ne
s'en préoccupe pas outre mesure. Ainsi, il met au
premier plan constamment une dimension, tantôt
l'une, tantôt l'autre. Tantôt les oppositions perti­
nentes, les sélections, tantôt les combinaisons et
associations. Tantôt le paradigmatique, tantôt le
syntagmatique. Pour le lecteur de Le Cru et le Cuit, ce
qui le frappe, ce qui lui paraît explicatif, c'est tantôt
un code (chaque sens construit son code : la vue,
l'odorat, le goût . . . ) - tantôt une combinatoire (les
mythèmes ou atomes de signification mythique). Les
rapports entre ces axes ou plans ne semblent pas
faire problème pour l'auteur. Pas plus que la distinc­
tion entre contraste et opposition, si fortement mar-

1. Bulletin soc. lin&uistique de Paris , fasc. 2, p. 28.


218 Le langage et la société

quée par A. Martinet, linguiste épris de rigueur, non


moins que R. Jakobson, mais de façon moins « tota­
lisante ».
C. Tri-dimensionalité du langage.
Le problème des dimensions apparaît dans sa
complexité. La thèse de la double articulation (A.
Martinet) ne semble pas compatible avec celle de la
binarité générale (R. Jakobson) . Conclusion impor­
tante : les niveau.a: ne sont pas des dimensions. Dans
l'exposé de sa théorie, B. Mandelbrojt ne tient
compte que d'une dimension, le temp s, avec trois
niveaux ; si donc la triplicité s'introduit, ce n'est pas
jusqu'ici dans les dimensions mais dans les niveau.a:
d'articulation 1•
Dans tous les cas, la réduction du langage à une
seule dimension (le temps, les séquences et combi­
naisons de signifiants) fait dispara2tre la signification
et le sens ou se base expressément sur l'élimination
du sens et de la signification. La réduction à deux
dimensions entraîne une réduction à l'unidimension­
nel dans laquelle le sens et la signification s'engloutis­
sent au profit d'un physicalisme. Les phénomènes
linguistiques s'alignent sur ceux de la nature : combi­
naisons, atomes, molécules, distribution statistique,
etc. Le social ou sociologique, l'usage de la langue
t . Les �u ont un caractère atomique ; les mota sont des suites
de lettres à caractère moléculaire. Les phraau sont dei objets ma­
croscopique1. Une quantité C, attachée à chaque lettre, joue le rôle
de l'énergie ; c'est un coàt (un temps, hypothèse vérifiée au tachy­
toscope, qui mesure la durée de réception des mots ) . Les lettres sont
indépendantes lee unes des autres (hypothèse des BID parfaita) . La
• syntaxe • de Bose-Einatein auppose que la permutation des mota

ne change pu la phrase. La syntaxe de Maxwell-Boltzmann rejette


cette affirmation, celle de Fermi-Dirac la modifie (Mandelbrojt, op.
eit., p. 5).
Lea dime118lo118 du langage 219
s'estompent ou disparaissent par réduction (selon
nous abusive). Même si les linguistes, par une sorte
de pente naturelle de leur esprit scientifique tendent
vers cette élimination - même si cette élimination
s'opère en fait dans la trivialité des « parleries » et
du discours quotidien - même s'il faut tenir le plus
grand compte des « syntagmes figés », de leur distri­
bution quantitative (ou de la dégradation de « l'éner­
gie informationnelle », ainsi que d'une entropie
dans les communications humaines) , nous ne pouvons
admettre cette réduction. Même peu banale, la loi
de la banalité ne nous suffit pas. Si nous suivons cette
pente, ce sera en la remontant. Pour reprendre ici
un calembour de Cl. Lévi-Strauss, nous ne réduirons
pas la science de l'homme, l'anthropologie, à l'en­
tropo-logie, pas plus que la sociologie à une socio­
logique. Pourquoi ? Parce que d'ores et déjà il nous
semble apercevoir, dans la vie de la société et dans
le langage vivant, un mouvement irréductible à la
combinatoire. Parce que les réductions obligent à
restituer (en le situant) ce qui a été écarté. Nous
savons que c' est la seule méthode scientifique. Si
l'on tient compte de la signification et du sens, on
constate des créations de sens, dans une complexité
croissante des significations. La théorie des formes
décèle une diversité de formes, et non une forme
unique, exclusive, essentielle. D'autres raisons déjà
décelées apparaîtront mieux encore par la suite.
Les dualités accusées par R. Jakobson recouvrent
des triplicités. Considérons le langage comme fait
psychologique. Il y a déjà trois termes : je, moi,
l'autre. Considérons le comme fait interpsycholo­
gique. Il y a celui qui parle, celui qui écoute et ce
dont on parle. Considérons-le comme institution. Le
l angage, ou si l'on préfère, la langue est alors le
220 Le langage et la société

troisième terme entre celui (ou ceux) qui parle (nt)


et celui (ou ceux) qui entend (ent). Quant à la dicho­
tomie du signifiant et du signifié, elle renvoie aussi­
tôt à la 11aleur. Lorsque nous avons schématisé cette
relation, nous l'avons nous-même mise en forme
binaire : littéralité, latéralité. Cette mise en forme
masquait provisoirement, pour mieux l'éclairer en­
suite, la triplicité : signification - valeur - sens.
Nous ne prétendons pas pour cela que le sens apporte
la synthèse (hégélienne) de la signification et de la
valeur. Au contraire. Nous souhaitons libérer de ces
catégories figées l'analyse du langage. Nous voulons
simplement dire que le sens aj oute à la signification,
et qu'une signification très précise (littérale) va
avec un sens pauvre, alors qu'un sens riche peut
aller avec des significations imprécises. Le sens naît
seulement au niveau des phrases, où j oue pleinement
la « latéralité ». Ce qui constitue le troisième niveau
d'articulation dans lequel entre la valeur d'emploi
des unités signifiantes.
N'est-ce pas ainsi que le sens peut retrouver le
sensible, c'est-à-dire l'unique et l'individuel ? L'uni­
que, l'individuel portent des noms propres. « Cette
fille nommée Sylvia, ses yeux d'un bleu pervenche ».
A propos de l'individuel et de l'unique, l'arbitraire
du signe et de ses combinaisons formelles éclate. Et
cependant l'individuel et le sens se rej oignent. Com­
ment se retrouve l'unité ? Il faut que le sens, en se
servant des u connotations » surdétermine les dénota­
tions, à la faveur d'un décrochage entre signifiant et
signifié. Ce décrochage affaiblit momentanément les
dénotations. Il évite de se fixer sur elles. Il permet de les
enrichir de u valeurs » et de sens. Le nom propre fa_it pro­
blème pour les logiciens. Pour le sociologue, ne serait-ce
pas au contraire un jalon ? Un poi nt de jonction
Les dime11Bio11B du langage 221

des significations (formelles) et du sensible dans le


sens ?
La jonction du sens et du sensible, indispensable
pour que le sens verbal décroché du perçu ne flotte pas
indéfiniment et ne se perde pas, semble indispensable
pour qu'inversement le sensible (le perçu) prenne
un sens. La musique nous fournit un excellent
exemple de ces « champs » sensibles, extérieurs au
langage parlé, qui ont du sens. L'analyse du champ
musical a été selon nous embrouillée par la confusion
entre sens et signification. Une œuvre musicale a du
sens et n'a pas de signification. Elle peut se dire
« triste » ou « joyeuse ». Elle évoque la tension de
l'effort, de l'action héroïque, ou la détente du bonheur
ou celle de la mort. On peut la commenter avec des
mots. Pourtant, ces mots la trahissent. Son sens,
touj ours, est incomparablement plus riche. Pourtant,
cette œuvre est unique, individuelle tant comme
œuvre d'un compositeur que par l'exécution et
l'audition (qui restent des « événements » malgré
la reproduction et répétition par le disque et l' élec­
trophone) . On peut dire que l' œuvre musicale retrouve
signification précise à travers un commentaire ver­
bal. Mais les discours sont « autre chose » que la
musique. La transcription verbale du sens musical
peut toujours se tenter, se recommencer. Elle atteint
ce sens ; mais si elle se prétend complète, elle passe à
côté ; elle n'épuise pas l'œuvre. Peut-on dire que
cette œuvre ne « signifie » qu'elle-même ? Non, à
notre avis. Le sens est humain, même s'il veut trans­
cender l'humain. Il y a sens. Avec la musique, nous
n'entrons pas dans le trans-sémantique (ou le trans·
sémiologique) même si nous entrons dans le trans·
linguistique.
Les champs extérieurs aux champs linguistiques
222 Le langage et la société

décèlent ainsi l'accrochage du sens au sensible. Nous


n'élucidons pas ainsi leur formation et leurs qualités.
Nous affirmons seulement qu'une telle élucidation
doit être possible.
Horizon des significations, les surdéterminant
non sans les troubler, agissant par la médiation des
valeurs, incarné dans l'agencement des phrases
(troisième niveau d'articulation) , le sens peut fusion­
ner avec le sensible sans se perdre. L'accrochage
du sens au sensible peut être fort ou faible, se ren­
forcer ou s'affaiblir. Il a besoin de se renouveler, par
l'expression parlée. Souvent, quand il est fort, il se
suffit. Un paysage, un monument, une maison, un
meuble - ce paysage, cette maison, ce monument,
ce meuble - exercent leur attrait et se font
adopter ou chérir sans avoir besoin de mots.
Mais ils suscitent paroles et discours. La valorisation
affective rej oint les « valeurs » sémantiques incluses
dans le sens. Le sens se perçoit sans recours au verbe.
Pourtant, il peut se dire, plus ou moins bien. Il peut
même se surcharger de rhétorique.
Parfois, l'accrochage s'opère mal. Les deux champs
- le sensible, le verbal - oscillent de l'un à l'autre.
On fait appel aux mots pour dire le sens, qui se résout
en significations. Mal unis, les champs restent exté­
rieurs les uns par rapport aux autres ; le sens et
même les « valeurs » attachées aux significations se
perdent. Selon nous, tel est souvent (pas touj ours) le
cas des images. La dégradation des sens par
les images sensibles ne coïncide pas avec celle du
langage. Elle ne résulte pas d'un conflit entre les
champs mais d'une laxité (relâchement} et d'une
inarticulation. Le conflit renforcerait plutôt le
rapport « latéral » entre les images et les mots, c'est­
à-dire le rendrait plus intense.
Les dimensions du langage 223

La naissance du sens est complexe. Comment se


produit-il et pour qui, et par quoi ? Naît-il dans les
mots ou dans le sensible, ou dans leur relation ? Com­
ment vient-il s'investir dans le sensible (le perçu) de
façon à constituer tel champ extra-linguistique ? Ces
activités, successives ou simultanées, ne se déroulent
pas à l'intérieur du langage mais dans le rapport entre
le langage et la société, entre la forme linguistique et
les autres formes de l'activité pratique (les contenus
entrant également en ligne) .
Le sens se dégage et se formule dans des mots et
liaisons de mots, d'une part, et d'autre part dans
et par des œuvres (sensibles, comme les monuments
- verbales, comme les œuvres littéraires). Au cours
de cette naissance et des investissements qui s'en­
suivent, que se passe-t-il ? Ceci notamment : l' insi­
gnifiant se charge de sens. Avant le milieu du x1xe siè­
cle, avant l'œuvre de Marx, le travail humain et la
pauvreté du prolétariat n'avaient de sens que pour la
charité chrétienne et pour les utopistes. Ensuite ils
ont pris un sens historique et politique. Ce qui ne
fut possible que par le vaste mouvement (le socia­
lisme) qui rendit agissante la pensée marxiste. Ce
qui symbolisait l'épreuve, le péché originel, la vallée
de larmes, n'avait pas de sens pour le philosophe,
l'homme d' É tat, !'écrivain. Jusqu'à Marx. Avant
Freud, le sexe n'avait guère qu'un sens théologique ;
il appelait la répression - ou la révolte. Il « s'expri­
mait » dans des symboles spontanés ou élaborés et
cependant il était non-signifiant pour le philosophe,
pour le psychologue, pour le sociologue. Freud a
porté la sexualité au langage et au concept (non
sans défauts ni excès). Cet effort théorique rencontra
une « base » pratique dans le grand mouvement de
1 'émancipation féminine, tantôt lié au mouvement
224 Le langage et la société

révolutionnaire, tantôt distinct, relais ou succédané


de la transformation de la vie. A propos des peuples
« coloniaux » et du tiers-monde, nous pourrions

montrer un mouvement analogue.


Les mouvements révolutionnaires et les périodes de
transformation créent du sens (ou des sens). Les
autres périodes exploitent les sens produits, ou les
dégradent. Toutefois, les éclats des mouvements et
des œuvres révolutionnaires ne peuvent reléguer dans
lombre le lent effort quotidien, avec sa contre-partie,
la lourde trivialité quotidienne.
La recherche du sens nous autorise à mettre l'ac­
cent sur le passage de l'insignifiant au sens - et sur
la chute dans l'insignifiant de ce qui eut du sens. Au
cours de ce processus diachronique et conflictuel
(donc dialectique) les unités signifiantes avec leurs
signifiés (« les mots ») sont appelés à des sens nou­
veaux, ou perdent les sens dans lesquels ils s'inté­
graient. Ce qui n'exclut en rien l'introduction ou
l'invention de mots nouveaux. Le décrochage du
signifiant et du signifié, à ce niveau d'articulation,
est nécessaire pour que des sens s'introduisent (ou
se dégradent). L'introduction effectue de nouveaux
accrochages. Ni la « connotation », ni les figures de
rhétorique ne suffisent à rendre compte de ces
processus, encore qu'elles permettent des analyses
approchées. Les sens créés par la praxis, incarnés
dans des œuvres, investis dans des « champs » (dont
le modèle parfait mais lointain, ayant perdu la plus
grande part de ses « sens »1 se retrouve dans les bla­
sons et l'héraldique médiévale) passent plus ou moins
dans les signifiés. Ce qui paraît indiquer le caractère
inépuisable, formellement, linguistiquement, des
sens. Seule peut-être l'histoire arrive à les épuiser.
Les significations s'efforcent, sans y parvenir, d'at-
Les dimensions du langage 225

teindre les sens, de les formuler exhaustivement. Les


sens, à la fois immanents et « transcendants » aux
significations et aux valeurs, les orientent 1 • S'il en
était autrement, les signifiants ne se détacheraient
jamais des signifiés et le langage se fixerait, ou bien
il flotterait dans le décrochage perpétuel. S'il en était
autrement, la culture et la nature, le verbal (abstrait,
formel) et le sensible, se dissocieraient, sans unité
possible et même sans lutte. Nous tenons donc trois
termes en présence : l'insignifiant, la signification, le
sens.
La triplicité, que les thèses u ni-dimensionnelle
et bidimensionnelle éliminaient par réduction, rentre
de tous côtés. Nous avions déj à devant nous trois
degrés, trois niveaux d'articulation : les signes non
signifiants - les signifiants avec leurs signifiés - les
grandes unités signifiantes (phrases et groupes de
phrases) . Ce dernier degré ne relève pas d'inventaires
limités, bien qu'il donne lieu à des segmentations et
découpages d'unités thématiques. Il ne peut se clore et
manifeste l'impossibilité de la fermeture. Ces degrés
d'articulation ne coïncident pas avec les dimensions.
L'analyse (découpage, segmentation) du langage
selon les degrés diffère de l'analyse dimensionnelle.

1. Cette analyse du sens peut se rapprocher de celle donnée par


J. Berque (Déposseasion du monde, loc. cit). Une convergence des
critiques dirigées contre les méthodes réductrices abusives justifie
ce rapprochement. Toutefoi1, nous avons voulu partir des analyses
linguistiques rigoureuses. J. Berque, volontairement, nomme • ex­
pressif • ce que nous continuons à nommer • significatif • et nomme
• signification » ce que nous appelons : sens. - Les travaux de B.

)landelbroj t montrent qu'un message où il y a des blancs (des


lacunes, des intervalles, dea atops) n'est pas complètement décryp­
table. Les messages parlés et écrits, le langage humain, sont donc
inépuisables. La recherche mathématique confirme notre assertion.
Contre-partie : il n'y a pas de discours total, totalement cohérent.
226 Le langage et la sociét8

N'auraient-elles aucun rapport ? Une extériorité


complète des analyses portant sur le même ensemble
de phénomènes surprendrait. L'analyse par degrés
d'articulation et l ' analyse par dimensions convergent
sans doute, au niveau du sens. La prise en considé­
ration, la restitution pleine et entière du se ns nous
obligent à discerner trois degrés, et sans doute aussi
trois dimensions. Nous avons déj à trois « attaques »
de l'analyse sur le fait linguistique : l'analyse par
niveaux, l'analyse dimensionnelle, l'analyse propre­
ment mathématique - l'étude des répartitions et
distributions. Aussi légitime que les autres, celle-ci
procède aussi par réduction et met selon nous en
évidence cet irréductible : le sens. Le langage relèPe
d'analyses différentes, qui l'attaquent différemment
chacune de son point de Pue, qui le découpent diffé­
remment et classent différemment ses éléments, mais
dont aucune ne peut se prétendre e:xhaustiPe.
Quelques lecteurs ne manqueront pas d'obj ecter :
« Vous prétendez vous libérer des catégories hégélien­
nes : thèse, antithèse, synthèse - ou des catégories
d'une dialectique figée : affirmation, négation, néga­
tion de la négation. Mais vous exhibez, comme
Hegel et les dialecticiens qui l'ont suivi, une manie
du nombre trois. De qui héritez-vous ce fétichisme ?
Des Aryens étudiés par le structuralisme de Georges
Dumézil ? Des Romains et des Grecs ? Ou de la tra­
dition chrétienne ? C'est bien à tort que vous croyez
surmonter la philosophie et la théologie ! »
A ces objections, nous répondrons que le nombre
un et le nombre deux conservent leur importance.
Qu'avons-nous constaté ? Chaque détermination se
dédouble à l'analyse. Nous avons tenu compte de
l'unique : l'individuel, la qualité sensible. Nous ver­
rons aussi qu'il y a des symboles i solés Quant aux
.
Lea dimenaiona du langage 227

trois niveaux ou aux trois dimensions, autant dire


qu'il y a fétichisme du nombre trois dans l'énoncé
suivant : « Nous vivons et agissons dans un espace
à trois dimensions, ». Si le temps entre dans certains
calculs comme une quatrième dimension, si l'espace
doit se concevoir autrement que tri-dimensionnel,
c'est à une autre échelle. Rien ne nous autorise à
passer dans une quatrième dimension, si nous n'écri­
vons pas un roman de science-fiction ; ni à mêler
le temps et l'espace dans le « spatio-temporel ». Pour
nous, la relation des dimensions spatiales et de la
dimension temporelle fait problème ; le rapport
entre le temporalité linguistique comme telle (le
déroulement du temps) et l'acte de parole 1 fait
également problème. L'inscription de la temporalité
dans la spatialité révèle un rapport perpétuel mais
encore obscur, thème de recherches et de méditations,
rendu sensible dans la musique et l'écriture, par
exemple, encore mal représenté bien qu'intensément
présent. Car nous dominons un peu le monde par et
dans l'espace, mais nous maîtrisons très mal le temps.
Le langage, en tant que trésor et dépôt, nous promet
cette maîtrise ; il nous la laisse espérer - dans le
récit, dans l'exploration récurrente du passé, dans la
poésie (mieux que les arts qui saisissent plutôt l'éphé­
mère), puis il nous déçoit. Dans l'imaginaire, dans
la science-fiction seulement l'homme domine le temps.
Quelques grands symboles, encore présents, impos­
sibles à écarter, disent au contraire l'irréversibilité
du devenir, l'inéluctabilité du vieillissement, le
tragique de la destruction dans le dP.vt:nir historique.
Serait-ce une suite de réflexions philosophiques ?

1.. Cf. F. Benveniste, dans Diog•ne, p. 1 2, qui y décèle trois arti­


culatioo1.
228 Le langage et la société
Oui et non. C'est plutôt l'expression des limites
actuelles de l'action pratique, du pouvoir sur la
nature et de l'appropriation : des bornes du secteur
dominé, des interrogations qui en naissent. Aucun
rapport, sinon de dépassement, avec la philosophie
spéculative et systématique.
Cette discussion nous a écarté de notre propos.
Nous n'avons pas bien montré la troisième dimension
du langage. Nous n'avons pas démontré son existence.
Nous ne l'avons pas explicitement désignée (nom­
mée) . Nous n'avons pas conclu, sinon en affirmant
la probabilité de son insertion dans une procédure
analytique qui laisse touj ours échapper « quelque
chose » : contenu, mouvement interne, rapports
externes. Pour aller plus loin, nous devons poursuivre
l'analyse du sens et des structures du sens.
Sur le blanc et la phrase.
Nous sommes en train d'élaborer deux concepts
que les linguistes semblent avoir négligés. Pourquoi ?
A cause de leur positivisme, de leur dédain implicite
du « négatif ». Quels sont ces concepts solidaires ?
Le blanc et la phrase.
Le « blanc » ? La métaphore visuelle, entretenue
par l'écriture, renvoie à une abstra.,tion, à un cc objet »
déconcertant parce qu'à la fois abstrait et immédia­
tement sensible, virtuel et actuel. Un blanc, c'est
un vide. Un « rien » qui « est » quelque chose, à la
manière du zéro, premier des nombres, inhérent à la
suite (ensemble) de l'énumération. Le cc blanc » a une
base physiologique : l'arrêt, la pause qui permet de
reprendre souffie et qui rythme l'élocution, l'attente.
Et le silence. Quand nous parlons, nous entendons
sans le voir le blanc qui sépare les mots ; nous écou­
tons celui qui termine les phrases et membres de
Les dimensions du langage 229

phrases. Nous voyons tous ces blancs sur la feuille


de papier. Il y a « blanc » quand il y a coupure, rup­
ture de ton, « suspens » de la parole. N'y aurait-il
pas des « super-blancs » ? (formulation analogue à
u super-signe »). L'éloquence, la dramatisation, la
rhétorique, introduisent des « super-blancs » dans le
discours. Sur la page imprimée, par exemple sur la
page publicitaire, une plage blanche (ou colorée)
parle. Elle a son éloquence. Les metteurs en pages
savent utiliser les blancs et super-blancs pour mettre
en valeur images et textes.
Pas d'articulation sans blanc. Le blanc entre les
lettres joue un rôle implicite. Il détache les traits
P.ertinents des phonèmes. Entre les mots (monèmes)
il est indispensable. Son rôle s'accentue. Son absence,
qui permet aux éléments morphologiques (morphè­
mes) de rej oindre les unités signifiantes (lexèmes} ,
n'a pas moins d'importance que sa présence. Entre
les phrases, et aussi pour indiquer le « décrochage »,
les blancs ont une fonction. Lorsque le signifiant se
détache du signifié, lorsque la latéralité (valeur)
complète la littéralité (signification} un « blanc »
invisible que l'on pourrait nommer « marginal »
s'introduit. Une inflexion de la voix, ou simplement
une lacune perçue dans l'enchaînement, l'indique.
Les blancs possèdent leurs marques propres : les
signes de ponctuation. La ponctuation les spécifie,
leur apporte des traits pertinents. La virgule, le
point-virgule, le point, le tiret, les points de suspen­
sion ou d'exclamation « valorisent » et qualifient les
différents blancs, donnent forme sur le papier aux
pauses de la voix, aux rebondissements du sens, à la
11 réflexivité » du discours comme à son expressivité.
Dans les blancs, la parole et la langue se rej oignent
en acte, sensiblement. Il y a des blancs non marqués :
200 Le langage et la société

entre les lettres et les mots, entre les thèmes trait � b


dans le discours. Quant aux « super-blancs », ils accen­
tuent les discontinuités. Ne jouent-ils pas un rôle
décisif dans une écriture littéraire ou dans une poésie
qui efface les blancs spontanés et leur substituent
des discontinuités intentionnelles ? La poésie moder­
ne, depuis Apollinaire, comporte ces ruptures des
tons, des séquences, d'enchaînement, qu'indiquent
des « super-blancs » suggérés et suggestifs. La voix les
souligne ou les indique quand la lecture retrouve la
parole. Il semble qu'à l'abus des super-blancs (dans
la poésie et dans cette poésie triviale et bien parti­
culière qu'est auj ourd'hui la publicité) s'oppose une
écriture qui tente de les proscrire 1,
Le calcul mathématique ne comporte pas d'autres
blancs que sa fin, ou sa reprise avec des données
nouvelles. Entre deux équations, dont la seconde
résulte d'une transformation de la première, le blanc
est fictif. Considéré comme message, un calcul est
intégralement décryptable, ou se veut tel. Pas de
discontinuité en lui, pas de niveaux d'articulation,
une seule dimension : l'enchaînement. Tout y est
également signi ficatif. Il ne comporte pas de signes
non signifiants : a et b ( constantes) , x et y (varia­
bles) sont définis. Les équations sont-elles analogues
aux phrases ? Non. Le calcul tente de supprimer les
blancs ; ce qui s'atteindrait à la limite dans le calcul
qui comprendrait le cosmos entier. Ce dont rêve le
mathématicien. Il substitue au langagt syncopé une

1. N'est-ce pas ce que désigne Roland Barthes 1- le concept de


l'écriture et de son degré zéro (cf. Roland Barthes, L. Degré zéro de
l'écriture, Seuil, 1 953) . La littérature récente offre de nombreux
eY.emples d'écriture continue, sans blancs et sans super-blancs. Ce
qui wnstitue selon noua l'essai d'un langage intégralement décryp­
table -- et impossible.
Les dimensions du langage 231

continuité formelle. Il remplace par un enchaînement


notre « monde » discontinu, avec ses lacunes et ses
vides, que dans la vie « réelle » nous comblons comme
nous pouvons, notamment en y construisant du
nouveau, en y introduisant du sens. Pas de drame,
encore moins de tragique, pas de fin et de mort dans
le discours mathématique. Même s'il sert de départ
à l'idéologie scientiste et aux rêves de la scien�

Considérer le langage comme intégralement décr�


fiction. -.
table, c'est éliminer le sens et le réduire aux signi­
fications, c'est-à-dire à une combinatoire de signes.
C'est donc éliminer virtuellement les blancs et super­
blancs. Inversement, réduire le langage à une com­
binatoire, c'est le considérer de façon p urement ma­
thématique et non comme un fait social et humain,
en écartant par réduction certains caractères, no­
tamment l'inépuisabilité du sens, l'indécryptabilité
du langage attaché à la parole et à l'action. C'est
supprimer avec le blanc la multi-dimensionalité que
nous cherchons au contraire à définir.
Le paradoxe des blancs, c'est qu'ils se dénombrent
et qu'en même temps ils interdisent aux nombres
d'épuiser la parole et le discours. Un message résul­
tant d'une combinatoire de signes (d'atomes) peut
se décrypter complètement. Un message dans lequel
les blancs, les « stops », les lacunes jouent un rôle est
incomparablement plus difficile à déchiffrer et ne
peut s'épuiser. Le décodage ou décryptage ne seta
jamais terminé. Les blancs, sensiblement ou non
sensiblement spécifiés, empêchent le sens d'être
appréhendé exhaustivement. Car il se passe quelque
chose, dans les blancs : l'entrée en scène du sens. Ni
plus ni moins.
Considérons la phr1J11e. Elle ne se conçoit pas sans
232 Le langage et la société

le blanc. Elle se déroule entre deux blancs. Elle dé­


coupe la chaîne parlée et en même temps accentue
l'enchaînement. C'est une grande unité signifiante,
un « super-signe ». Le discours effectif se compose
de phrases. Les thèmes assemblent des phrases et les
phrases segmentent des thèmes. Sans doute peut-on
classer les phrases selon leur structure morphologi­
que. Ce qui n'entre pas dans notre dessein. Il nous
suffit de bien montrer que la phrase constitue un
troisième degré ou niveau qui s'ouvre sur un nouvel
horizon : le sens. C'est à ce niveau qu'apparaissent,
influentes bien qu'inaccessibles, nuisibles souvent
et cependant perceptibles, des configurations, des
constellations : les structures du sens.
Les linguistes de l'école « classique », antérieure·
ment à la linguistique structurale, n'avaient pas
négligé la phrase. Au contraire. Ils en partaient. Ils
la considéraient comme élément du langage. Par
conséquent, ils ne l'analysaient pas. Ils confondaient
signification et sens. Ils introduisaient des concepts
mal élucidés, qui bouchaient la voie. Par exemple
celui de mot-phrase. Pour A. Meillet, le mot était déj à
une phrase à terme unique : cc Maman !. .. Pierre ? 1 »
On aperçoit ainsi quel pas en avant a accompli la
linguistique structurale en analysant le signe (le rap·
port signifiant - signifié). Mais elle semble avoir été
fascinée par le signe. Elle réintroduit la phrase mais
précautionneusement, lentement. Et plutôt comme
combinatoire de signes (ou d'unités signifiantes) que
comme sens et porteuse de sens 11• Ne pourrait-on

1. Cf. Lin1uiatique historique et linguiatique B'mraù, nutamment


le début du tome I I .
2. Cf. L'ensemble du n° spécial, plusieurs fois cité, de Dio1�ne,
Cf. notamment la contribution d'E. Benveniste, p. 1 2, celle d' A.
Martinet, p. 53.
Les dimensions du langage 233
dire d'elle, d'ailleurs, que le mot lui cache le langage,
c'est-à-dire le fait humain ? On dirait que les lin­
guistes, à ce niveau, craignent de se voir débordés et
de passer dans le « trans-linguistique ».
La phrase et l'agencement des phrases pour nous,
c'est-à-dire pour l'étude sociologique, c'est l'ouver·
ture sur /vers le sens, véhiculant significations et
valeurs. La phrase n'est complète que si elle joint
significations et valeurs dans une grande unité signi­
fiante, supérieure aux liaisons p réfabriquées (syn·
tagmes) qu'elle utilise. C'est l'umté de sens.
En effet, c'est à ce niveau que le sens exerce son
appel (ou sa pression) . Il oriente les phrases, leur suc­
cession, leur enchaînement. Il s'insinue et s'impose ;
il se constitue et s'institue. A son propos, nous obser·
vons le double mouvement de 11irtualisation et d' ac­
tualisation que les linguistes ont mis en évidence dans
la chaîne parlée. Le mouvement de la parole en acte
s'accomplit en explorant le champ du possible. A
l'extrême pointe, le sens s'esquisse ; il s'anticipe ; il
s'entrevoit. A l'autre pôle, il s'actualise ; il s'incor·
pore dans les significations et les valeurs.
Nous restituons ainsi le global, le synthétique
(sans qu'il y ait synthèse fixée à l'avance, préfabri­
quée, mais au contraire globalité mouvante, pouvant
toujours s'arrêter et se fixer dans les significations ou
se dépasser vers des sens plus larges). Parvenons­
nous ainsi tout simplement à réintégrer dans leur
importance les thèmes, les contenus ? Retrouvons·
nous les méthodes traditionnelles de l'explication de
textes, où la recherche des thèmes suit l'analyse
grammaticale et l'analyse logique ? Allons-nous
rencontrer, mal renouvelées, les entités classiques :
le génie de la langue, le génie du J>euple ?
Il ne semble pas. Une globalité reprise après une
234 Le langage et la société

analyse et pour ainsi dire reconquise après une ré­


duction poursuivie méthodiquement se présente
autrement qu'une réalité synthétique appréhendée
confusément sans ces démarches préalables. L'inter­
vention des concepts, analytiquement élaborés, ne
peut pas ne pas modifier les démarches. Les segmen­
tations, les découpages se dérouleront suivant une
autre procédure que dans les types classiques de
l'analyse.
Il n'en reste pas moins qu'une question se pose ici.
En définissant le sens, en retrouvant le global,
n'avons-nous pas quitté le domaine de la linguistique,
de la sémantique, de la sémiologie ? N'entrons-nous
pas dans le « trans-linguistique », relevant d'autres
méthodes ?
Non, à notre avis. Pour que ces obj ections aient
une portée, il faudrait que notre démarche nous ait
porté hors des signifiants, sur le plan du seul signi­
fié. Dès lors une linguistique de la parole, mal définis­
sable, dissociée de celle de la langue, perdrait elle­
même ses droits. Nous devrions explorer le signifié
par une méthode historique, ou par des techniques
extérieures à la linguistique (stylistique par exemple).
La forme linguistique comme telle serait transcendée.
« Il n'y aura aucun sens en linguistique qui ne soit
impliqué formellement dans le message phonique ;
à chaque différence de sens correspond nécessairement
une diflérence de /orme quelque part dans le message »,
déclare justement A. Martinet 1•
Or, au niveau des phrases et du sens, nous consta­
tons des exigences formelles. Il y a un ordre du dis­
cours (parlé ou écrit) qui ne se réduit ni à l' ordre
grammatical, ni à l' ordre logique, comme on dit géné·

1. Élément., p. 42.
235
ralement. Le discours s'organise. Les phrases s' enchaî­
nent. Des segments constitués par une phrase ou plu­
sieurs phrases se succèdent, se chevauchent ou laissent
entre eux un grand blanc. Le discours a des parties,
une composition selon des règles. La composition a
quelque rapport avec le « style » mais ne coïncide
pas avec lui. Elle nous y mène. Nous n'avons pas
quitté la forme, bien qu'à ce niveau la forme rej oigne
le contenu, et la langue la parole et le sens le sensible.
La segmentation selon les règles formelles d'agence­
ment du discours ne coïncide pas davantage avec les
« thèmes » du signifié bien qu'elle les retrouve, et soit
précisément organisée pour les retrouver. A ce niveau
du sens, il y a encore différence du signifiant et du
signifié : de la forme et du contenu ; mais l'unité
supérieure à la scission se restitue dynamiquement,
touj ours passant du virtuel à l'actuel, touj ours en
question, esquissée et jamais complètement achevée.
Il y a donc à notre avis des structures du sens. Et
cela bien que (ou parce que) le sens domine les struc­
tures, les utilise comme ses outils, y compris bien
entendu la signification et les niveaux d'articulation.
N'en va-t-il pas de même en musique ? Les phrases
s'y discernent ; des règles de composition organisent
leur découpage et leur succession. Ces règles font
partie des formes et genres musicaux. Elles utilisent
et dominent les courbes mélodiques, les accords et
leurs enchaînements, les timbres.
D'ailleurs, les phrases ne peuvent s'enchaîner que
par une reprise de l'acquis : ce qui a été signifié. Rien
ne peut se perdre de ce qui fut dit. Le discours com­
porte une rétrospection autant qu'une prospection
incessantes. A ce niveau, la signification et la çaleur
ont entre elles un rapport d'opposition pertinente.
Elles diffèrent et s'impliquent réciproquement. Elles
236 Le langage et la société

se supposent et s'excluent. Mais le sens, c'est-à-dire


le mouvement du discours effectif - lorsqu'il y a sens
- les astreint à se soutenir l'une l'autre et les en­
traîne. Il constitue perpétuellement l'unité engendrée
par une différence perpétuellement renaissante, qu'il
surmonte sa:Q.S autre arrêt que celui du discours.
Le problème du sens a été obscurci par des distinc­
tions à la fois élémentaires et insuffisamment pous­
sées. Nous savons comment un certain dédain pour la
valeur d'emploi entraîne la réduction de la valeur à
la signification ainsi que les privilèges accordés à la
signification, pourtant figée. La fonction référen­
tielle de Jakobson 1, que cet auteur définit par
« 1' orientation vers le contexte » ne tend-elle pas à ré­
duire la valeur à la signification, en considérant le
rapport de la signification à la valeur comme une
simple fonction du signe ? Nous reprendrons, d'un
point de vue sociologique, le problème des fonctions
du langage. Observons ici que le référentiel ne peut
se définir ni par le littéral (le seul dénoté) ni par le
seul contexte. Lorsqu'il ne manque pas, le référentiel
se situe au niveau du sens, à l'horizon, à la j onction
incertaine et cherchée des sens et des champs sensi­
bles dans la perception. Autrement dit, le référentiel
se situe autant dans le possible et l'exploration du
possible que dans l'actuel. Quant à la fonction méta­
linguistique du même auteur, elle porte la marque
de la même réduction. Le réflexiYité, la capacité qu' a
la parole de rebondir, de rassembler ses éléments
(significations et valeurs) dans la poursuite du sens,
ce n'est pas encore le métalangage, c'est-à-dire le
langage permettant de parler du langage 2• La réfle-
1 . Essais, p. 2 H .
2 . Leibniz l'avait admirablemen t saisi à la fin du cha pitre d u
troisième livre dee Nou11eaux E11aÏ8 a ur l'entendemenl humain : • L
Les dimensions du langage 237
xivité rend conflictuelle la différence des significa­
tions et des valeurs. Elle part de leurs oppositions
qu'elle accentue en revenant sur elles pour les entraî­
ner plus loin. Tantôt la valeur s'estompe et la signi­
fication sert d'a �pui solide (littéralité) ; tantôt la
signification précise s'efface devant la valeur quand
il s'agit de situer le dénoté dans un ensemble partiel
d'objets ou d'actes (latéralité) . La réflexivité est
déj à un troisième terme. Elle résout le conflit qu'elle
introduit entre littéralité et latéralité en dehors d'elles
juxtaposées. C'est la réfleœiPité la véritable fonction.
Elle réunit la fonction référentielle et la fonction
métalinguistique selon R. Jakobson, troisième terme
touj ours en action tant que la parole ne laisse pas se
disj oindre et se figer ses éléments. Quant au méta­
langage, il se constitue en réfléchissant sur ce mou­
vement. Sans sortir du langage pour entrer dans le
« translinguistique », il n'est pas immanent au lan­
gage, déj à donné comme fonction linguistique.
Ici, nous mettons en cause le fonctionnalisme
comme le structuralisme des linguistes. Nous les
accusons de méconnaître le mouvement dialectique
du langage vivant pour l'enfermer dans des caté­
gories figées. Ces catégories ont une aire de validité.
Il y a des fonctions et des structures comme il y a
des formes. Seule la saisie de leur mouvement, ou
si l'on veut leur saisie dans le mouvement, permet
l'intelligibilité.
Au niveau supérieur d'articulation, celui des
phrases (articulation dans leur enchaînement) et
des sens, s'opère l'intégration des phrases dans le
arrive quelquefois que nos idées et pensées sont la matière de nos
discours et font la chose même qu'on veut signifier, et les notions
réflexives entrent plus qu'on ne croit dans celles des choses. • (Ed.
Flammarion, p. 235).
238 Le langage et la société

sens. Ce terme cr sens » par une sorte de jeu de mots


riche d'enseignements, ne désigne-t-il pas à la fois
les significations, le mouvement et l'orientation du
mouvement vers le sensible ? Dans et par le sens,
se rejoignent deux successions formelles : l'origine
du discours, les éléments mis en action, le déroule­
ment qui utilise ces éléments avec rétention et
mémoire, donc dans une synchronie, d'une part -
et de l'autre la découverte, la prospection, l'histoire
concrète, la diachronie. La pensée, 9ui ne peut se
séparer du langage, va de l'immédiat sensoriel à
l'abstraction des signtJB (avec la différence formelle :
signifiant-signifié) ; ensuite, par la médiation de la
Paleur, elle atteint le concret du sens, lequel rejoint
le sensible, en particulier dans la perception des
champs en lesquels s'investissent les sens, dont ils
se chargent. La liberté intervient à chaque niveau,
mais aussi le hasard. L'intelligence analytique intro­
duit l'abstrait ; elle régit l'institution des langues
comme systèmes de signes et significations, avec
leurs différences et rè �les de liaison formelle. La li­
berté réapparaît au mveau des sens. C'est elle qui
se sert de cet instrument - signification, valeurs -
comme des autres déterminismes formels qui lui
stipulent ses limites et ses possibilités ; c'est elle qui
cherche les sens en les créant dans l'action. Nous
sommes toujours !ibres ci'égarer cette liberté en
À'dissant !'instrument de la pensée, le langage, perdre
contact avec le sensible, avec les sens, avec le
concret, en le laissant se figer et se dissoudre en
ses éléments, ou se dégrader dans la trivialité du
discours quotidien.
Nous retrouvons ici le « principe d'incertitude »
déj à formulé. La signification est p récise et abs­
traite, mais pauvr". Le Bens est riche et confus,
Les dimensions du langage 239

mais inépuisable. Le sens qui se laisse épuiser n'est


pas ou n'est plus un sens. La signification est litté·
rale. Le sens renvoie de tous côtés à autre chose :
au passé, à l'acquis, à l'actualité, à la mémoire d'une
part - et de l'autre au virtuel, aux possibles, à la
diversité des champs perceptibles chargés de sens.
La valeur, la latéralité, est tantôt claire, lorsque
nous penchons vers la signification des monèmes,
tantôt ambigu� et obscure, lorsque notre attention
se dirige vers les rapports qui intègrent lexèmes et
morphèmes dans des champs plus larges.
Si nous voulons poursuivre une analogie entre
le langage parlé et les mathématiques, ce n'est pas
dans le langage mathématique en général que nous
devons chercher, c'est dans la théorie des ensembles.
L'ensemble des nombres entiers est une partie (un
sous-ensemble) de celui des nombres fractionnaires.
L'ensemble des nombres fractionnaires est enve·
loppé par celui des nombres dits incommensurables.
Le mathématicien perçoit l'articulation de ces en­
sembles. Il commence par les nombres entiers pour
s'élever de degré en degré.
Pousserons-nous plus loin l'analogie ? Les nom·
bres entiers, fractionnaires, incommensurables, trans·
cendants, découpent le continu. Ils ne parviennent
pas à l'épuiser. La théorie des ensembles montre
que • la puissance du continu 1 reste inaccessible,
du moins actuellement, même en utilisant la notion
très élaborée de transfini (ensemble infini et cepen·
dant déterminé). Le continu se trouve au point de
départ, donné, immédiat, sensible ; un acte le réa­
lise ; je n'ai qu'à tracer sur ce papier une droite ou
une courbe quelconques ; il se retrouve au terme,
comme but de l'analyse, impossible à saisir complète·
ment. Pourtant, on s'en rapproche par degrés et
240 Le langage et la société

niveaux successifs : les ensembles avec leurs sous­


ensembles.
Le sens peut jusqu'à un certain point se comparer
à la puissance du continu; il est présent dès le début
et toujours fuyant ; l'homme qui parle ne saisit que
lui et pourtant il l'égare sans cesse, et pourtant le
sens est inépuisable. Il renvoie touj ours en deçà,
vers le commencement, vers les éléments - et tou·
jours au-delà, vers l'action, vers la pratique, vers
les actes sociaux.
Ne poussons pas trop loin la comparaison. Ne
changeons pas l'analogie en homologie. Nous n'avons
pas le droit d'introduire sans autre forme de procès
en linguistique la théorie des ensembles et de cher·
cher l'homologue rigooreux du théorème de Cantor 1•
L'analogie doit seulement nous permettre de mettre
en évidence la comple:.cité croissante des ni11eaux (alors
que la réduction tend à écarter cette complexifi­
cation).
La richesse et l'obscurité du sens ne doivent pas
écarter une interrogation première et dernière. C'est
au niveau du sens et seulement du sens que se pose
la question de la vérité. Nous n'avons pas seule­
ment à chercher comment, dans l'histoire de la
société, naissent et s'investissent les sens. Nous de­
vons nous demander : « Quel est le rapport entre
sens et vérité ? » La vérité n'a pas de « sens » au
niveau des significations. Celles-ci, précises, for­
melles, se laissent manipuler. Elles donnent lieu à

1 . L ' ensemble des 1ous-ensembles d'un ensemble a une puissance


1upérieure à celle de cet ensemble (l'ensemble des nombres pairs,
impairs, premiers , pl'Îll de 3 en 3 , de 4 en 4, de 5 en 5 etc . , est infi­
niment plus infini que celui des nombres en ti e ro) . 11 n 'est pas exclu
que l'o n puisse dégager une propriété analogue de& degrés d'arli·
culation.
Les dime118io118 du langage 241

des techniques d'utilisation (les machines, etc.). Il


en va autrement des sens, que l'on peut touj ours
questionner sur leur vérité parce qu'à ce niveau les
mensonges et illusions transparaissent. Et c'est à
ce même niveau que les sens sont normatifs. Ils
ordonnent non seulement le bien-dire mais le bien­
penser et le bien-agir.
Sans sortir du langage et de sa connaissance,
sans nous établir dans le « trans-linguistique », nous
ne nous sommes pas enfermés dans le langage. Nous
avons montré que le « principe d'immanence » était
en fait un principe réducteur.
Le langage, pris dans son intégralité, a un double
rapport avec le monde sensible. Sous le langage,
avant la parole individuelle, il y a ce que les philo­
sophes nomment l'existentiel : le corps, les besoins,
le fourmillement des impulsions et des sensations.
Vis-à vis de cet informe, le langage, fait social, joue
un rôle de filtre et de contrôle. Mais il y a aussi
dans le langage social et avant la parole indivi­
duelle, le temps et l'espace élaborés. « Pour le
linguiste G. Guillaume, il existe un schème sub-lin­
guistique tendu sous chaque langue qui nous ren·
seigne par exemple sur l'architectonique du temps
dans telle langue 1• » S'il y a niveau sub-linguis­
tique, il y a aussi niveau supra-linguistique : les désirs,
les idées, les œuvres dans lesquelles des sens infini­

nous discerno118 trois niPeaux (au moi118) à l' inté­


ment riches se sont investis. Non seulement donc

rieur du langage, mais le langage lui-même est un


niPeau - un troisième niPeau - entre le sub-linguis­
tique et le supra, entre le silence d'en bas et le silence
d'en haut.
1. M. Merleau-Ponty, L'Acquiaition du langage, cours de psycho·
logie, p . 227, Cf. aussi, Signea, p. 8�, etc.
242 Le langage et la aociétS

L' analyae dimenaionnelle.


Revenons maintenant à l'analyse dimensionnelle.
Dans ses Foundationa of theory of signa, C. W.
Morris admettait la tridimensionalité de ce qu'il
nommait « sémiosis », à savoir le processus par
lequel le signe devient signe et entre comme tel
dans un système de signes. La « sémiosis » comporte
une dimension sémantique (le rapport du signi­
fiant avec l'objet signifié) - une dimension syn­
tactique (la relation formelle du signe avec les autres
signes du système) - et enfin une dimension prag­
matique (la relation du signe avec les interprètes,
le locuteur et l'auditeur). C. W. Morris pro­
clamait l'avènement prochain d'une méta-science
ou science de la science, utilisant la sémiosis
comme « organon » (point de départ et instrument,
à la manière de l'ancienne logique aristotélicienne).
La sémiosis se présentait pour lui à la fois comme
une science, comme une partie de la science dans
son ensemble et comme l'instrument d'unification.
Elle devait fournir, à partir du langage commun,
la sémiotique, langage de la science elle-même.
Son élaboration (axiomatisation) devait donc jouer
un rôle essentiel. La capacité unificatrice de la
sémiosis, s'exerçant à travers la sémiotique, devait
aller pour cet auteur beaucoup plus loin que la
linguistique et même que la science en général.
Relevaient pour lui de cette étude les perceptions :
les gestes, la musique, la peinture, au même titre
que l'écriture. Il proposait de distinguer, à côté
des systèmes stables et rigoureux, tels que le lan­
gage des mathématiques, des « sous-systèmes » plus
labiles, avec différents degrés de cohésion et de
connexion. De ces sous-systèmes, C. W. Morris
Lu dimensions du langage 243

espérait passer à la caractérisation concrète des


situations humaines, déjà impliquées dans la dimen·
sion pragmatique.
L'analyse de Morris ne semble pas se rattacher à
l'œuvre de Saussure, qu'il ne cite pas. Ce chercheur
américain s'inspirait, semble-t-il, des travaux des
logiciens, ceux de l'école de Vienne (Carnap) et de
l'école polonaise (Tarski). Et aussi, bien entendu,
des travaux de C. S. Peirce, de W. James, de G.
H. Mead. La théorie de C. W. Morris et sa critique
permettent de faire le point sur l'analyse dimen­
sionnelle et la troisième dimension. Sur la dimen­
sion syntactique, il n'y a pas de discussion, semble­
t-il. Tout le monde, linguistes ou grammairiens,
est d'accord. Pas de signe ni de système de signes
sans règles formelles d'assemblage, sans relations
elles-mêmes significatrices entre les signes. La
logique est une syntaxe bien systématisée (axio­
matisée) et la syntaxe un système ou une structure
spécifique, que peut-être l'on comprend d'après le
modèle logique. Les règles de formation déterminent
les combinaisons possibles, indépendamment des
membres donnés dans les séries (mots). Les règles de
transformation déterminent les énoncés que l'on
peut obtenir à partir d'autres énoncés. La dimen­
sion syntactique comporte donc l'examen des signes
et combinaisons de signes, en tant que soumis à des
règles formelles .
Admettons. Y a-t-il une dimension sémantique
des signes et systèmes de signes ? La thèse est moins
évidente. Si l'on entend par sémantique le fait que
le signe (signifiant) a une signification, cette affir­
mation est une tautologie. Si l'on entend par ce
terme la capacité de choisir entre des significations
ou de modifier les significations, nous tenons une
244 Le tangage et ta société

opération distincte, une dimension. Nous retrouvons


les paradigmes de R. Jakobson. Une règle for­
melle prescrit le choix à l'intérieur d'un certain
système, ce qui oriente le changement de signifi­
cation. Empiriques ou rationnelles, non formulées
ou explicitées par les grammairiens, et par les lin­
guistes, ces règles confirment l'hypothèse d'une
dimension paradigmatique.
Question plus délicate : la pratique doit-elle
se considérer comme une dimension du langage ?
Peut-on, avec C. W. Morris, parler d'une dimension
pragmatique de la sémiosis ? Si nous répondons
« non » , nous risquons de séparer langage et praxis.
Passons sur les réserves à formuler en ce qui
concerne la « pragmatique » et sur l'impossibilité
d'identifier pratique sociale (praxis) et pragma·
tique. Il est d'ailleurs intéressant de les retrouver,
jusqu'à un · certain point, dans l'œuvre de C. W .
. Morris, qui distingue la pragmatique (science) et
le pragmatisme (théorie). Par contre, si nous répon­
dons « oui », avec C. W. Morris, toute la vie
humaine entre dans le langage ; l'étude du langage
englobe avec les mathématiques, la psychologie,
la sociologie, l'anthropologie, l'histoire (pour autant
que ces sciences subsistent). La sémiosis devient
en effet science universelle, science des sciences,
absorbant les disciplines partielles. Du fait qu'il
n'y a pas vie sociale sans « expression » verbale,
sans communication, on identifie la vie sociale
avec la communication, avec le discours. On réduit
le contenu à la forme. Nous n'avons cessé de contes­
ter cette réduction. Nous espérons l'avoir réfutée.
Pour donner une réponse satisfaisante, il faudrait
pouvoir dire exactement ce qui se passe lors d'une
découverte ou d'une invention, dans un processus
Les dimension& du langage 245
créateur. Quand et comment l'obj et nouveau re­
çoit-il un nom ? C'est encore le problème de la nais­
sance du sens, pris plus « positivement », c'est-à­
dire de façon plus précise et plus restreinte. Il est
difficile de penser (encore que cette hypothèse
se rencontre) que le mot précède la chose, l'annonce,
anticipe sur elle. Il est presque aussi difficile de
penser qu'un obj et puisse se produire sans nom de
baptême. Sans doute faut-il pour répondre étudier
les processus de la pensée et de l'action pratique.
Des travaux sur l'invention technique, par exemple,
avec coopération de techniciens, de psychologues,
de sociologues et même de philosophes (ou ex-phi­
losophes ayant surmonté les limitations de la pensée
philosophique) pourraient apporter des éléments
d'information. Mais le plus important , pour nous,
c'est de formuler la question au niveau le plus élevé.
La praxis ? C'est le référentiel du langage pris dans
son ensemble. La « fonction référentielle » se réduit
singulièrement si on la pense avec R. Jakobson au
niveau de l'unité signifiante élémentaire, le mot
avec sa dénotation. A l'échelle globale, le langage
d'une société renvoie à l'ensemble des situations,
des activités, des obj ets, en un mot à la praxis.
Il ne se suffit pas, bien que nécessaire. La praxis,
telle que nous l'entendons, ne comprend pas seule­
ment le « réel » mais aussi le possible et l'explo­
ration du champ des possibilités. Le langage peut
s'efforcer vers la précision et vers la prévision ; il
peut se vouloir opérationnel, technique. L'opération
n'est pas le discours et le langage technique n'est
qu'un langage. La confrontation du langage avec la
praxis révèle un rapport curieux. Le langage en « est »
l'essentiel - et n'en « est » qu'une partie. Ou
un nù1eau. N'a-t-il pas au-dessous et au-dessus de
246 Le langage et la société

lui l'infra-linguistique et le supra-linguistique ?


Il « est » tout et il « n'est » rien. L'étude de la praxis,
sans abolir le langage, au contraire, en l'élucidant,
ne serait-elle pas « trans-linguistique » ?
Nous retrouvons dans une autre perspective la
question du métalangage. Pour étudier le langage,
il faut une métalangue. Il en faut également une
pour étudier le rapport de la langue et de la société,
c'est-à-dire du langage et d'une praxis déterminée,
laquelle doit se définir. Notons que l'analyse de la
praxis, en étudiant le langage, en créant son langage,
peut déceler des formes qui ne se réduiront pas à
la forme de la langue comme système de signes.
Les philosophes déjà rencontrés, Brice Parain, E.
Ortigues, qui veulent éviter le pragmatisme et
garder une ouverture du langage, le laissent béant
vers l'infini métaphysique. Ils éludent la praxis.
Ils la confondent avec la pragmatique. En évitant
cette confusion, nous gardons le langage ouvert
sur le champ des possibles, dans la praxis. Nous ne
confondons plus ouverture et béance, en refusant
la fermeture du positivisme linguistique.
Les dimensions sont formelles. Or la praxis, c'est
le contenu. C'est le signifié de l'ensemble des signes;
c'est le dénoté ou le référentiel à cette échelle, celle
de l'ensemble et non celle d'un signe. C'est donc
l'ensemble des champs à l'échelle des sens. Par
conséquent, la praxis doit s'atteindre à travers le
langage, en le considérant comme code, en le forma­
lisant jusqu'à l'élaborer comme un code. Impos­
sible de mettre la praxis dans le code, puisque nous
cherchons à la déchiffrer aYec ce code. Or un code,
nous le savons, procède d'une réduction qui exige
ensuite la restitution de ce qui fut écarté : contenu,
1 référentiels ».
Les dimensions du langage 247

Pour ces raisons convergentes, nous ne consi­


dérons pas la pratique, ou la « pragmatique »,
encore moins la praxis, comme dimension imma­
nente (interne) au langage. Nous retenons de tous
les linguistes la dimension syntagmatique (le syn­
tagme comme dimension) et de R. Jakobson la
dimension paradigmatique. Il est vrai qu'André
Martinet se contente de définir l'économie syntag­
matique et l'économie paradigmatique 1 ainsi que
la « pression » syntagmatique, et la « pression »
paradigmatique. Il résume ces indications en disant
« que toute unité. tend à s'assimiler à son contexte
dans la chaîne et à se différencier de ses voisines
dans le système ». Nous préférons conserver le
concept analytique de dimension. Les schémas
qu'A. Martinet donne confirment l'existence de
deux opérations mentales : l'association, le choix.
Mais la troisième dimension ? Nous voici revenus
au point de départ. Ne tournons-nous pas dans
un cercle ?
Pour en sortir, nous avons déjà cherché dans la
direction du symbole. Recherche dont nous savons
qu'elle est rendue difficile par la confusion, par les
diverses acceptions du terme. Les deux acceptions
les plus fréquentes se contredisent. Le mot « sym­
bole » désigne le signe formalisé, entrant dans un
système axiomatisé, donc aussi près que possible
de la forme décantée et purifiée : les mathéma­
tiques. Le symbole mathématique n'est rien sans
ses règles d'emploi. Avec ses règles, par elles, il
« vaut » ; il a une puissance effective. Partie d'un
ensemble, il permet de l'ordonner. Ainsi les sym­
boles f (fonction), x (variable) a ou b (constantes) .

1. :SlémenlB, p. 1 11 2-1 84, et p. 205-207.


248 Le langage et la société

Dans la forme pure, sans se confondre avec elles,


la fonction et la structure atteignent aussi la « pu­
reté ». Le symbole mathématique entre dans une
syntaxe, qui prescrit des combinaisons et les limite.
Or, le même terme désigne un mot chargé d'images,
!d'émotions, d'affectivité, de u connotations ». Le

(l'autorité) , un fait économique (le « patrimoine ») ,


mot Père indique un fait biologique, un fait social

un fait psychologique (admiration ou refus, sujétion


ou rébellion), etc. Acceptions auxquelles se j oignent
des images (la force, la maturité de l'adulte, la
suite des générations, la puissance créatrice, celle
de Dieu le Père, etc.). Le Père ne se comprend pas
seulement par son opposition à la Mère, par sa
différence. Chaque terme possède une réalité subs­
tantielle, hautement complexe (si l'on ose dire).
De plus, le Père a un rôle ; il est très exactement
codé, c'est-à-dire ici prévu par le Code civil. Le
Père a une forme et un contenu. Il est signe et sym­
bole. Un tel symbole est compris de tous ou de
presque tous, y compris bien entendu de ceux -
enfants ou adultes - qui refusent la paternité,
se révoltent, remplacent la confiance par la dé­
fiance et le défi.
N'est-ce pas de ce côté qu'il faut chercher ? La pen­
sée structuraliste a répudié le symbolisme. Pourquoi ?
En raison de la substantialité du symbole, de ses
ambiguïtés, de sa complexité. Il se suffit dans son
unicité. Il s'impose dangereusement. On y discerne
mal le signifié {ou les signifiés) et le signifiant, la
forme et le contenu. Il ne se définit pas par les seules
oppositions pertinentes. La substantialité affective
penche vers le non-intellectuel, verse dans l'irration­

ger en vérité théologique, métaphysique, voire poli-


nel. En l'acceptant, on le consacre. On tend à l'éri­
Les dimenalons du langage 249

tique. Le Père, c'est Dieu: la paternité absolue, éter­


nelle, transcendante. C'est l'essence inquiétante de
la fécondité privilégiée, masculine ou virile. C'est un
« archétype », celui du Chef, du Maître, du Proprié­
taire. Oui, certes ! Mais s'il est compris, à tort ou à
raison, dans et pour le langage vécu ou vivant, pou­
vons-nous l'éliminer ? Si le langage véhicule des sym·
boles, ne devons-nous pas les prendre en considéra·
tion ? Le concept assez vague de « connotation » ne
serait-il pas une facilité pour réduire le symbolisme
et le coucher sur le lit de Procuste des significations
différentielles ? A-t-on le droit de se représenter le
langage comme œuvre intellectuelle, en écartant
l'affectif ? Il est fort possible que le sens implique ou
présuppose des symbolismes ; et que le sens s'estompe
ou disparaît si le symbolisme s'absente. Ainsi une
agglomération sans monuments, sans rues, sans sug­
gestion de sa propre réalité comme « macrocosme »
humain, n'a plus rien d'une ville. Si c'est cela que l'on
décrit, que l'on accepte, que l'on veut, ne faut-il pas
le dire expressément ?
Ces indications, plutôt critiques et négatives, ne
suffisent pas. Pour que nous admettions une dimen­
sion symbolique, nous devons en montrer la nécessité.
Les considérations qui précèdent montrent le chemin;
en examinant le rapport du langage et de la société,
de la forme et des contenus, - en étudiant les signi fiés
sans oublier les signi fiants - nous allons réintégrer
cette dimension. Nous ne restons pas à l'intérieur
du langage comme forme, sans d'ailleurs admettre la
praxis (ou la « pragmatique ») comme dimension
mterne au langage. Nous démentons, pour compenser
son opération réductrice, le 1< principe d'immanence ».
Peut-être allons-nous raisonner en sociologue plus
qu'en linguiste, mais ce sera pour situer le langage,
250 Le langage et la société

fait social, institution, dans la vie et la pratique


sociales. La démarche nous semble légitime et j usti­
fiée par la critique des réductions.
Définissons d'abord le symbole et la conscience
symbolique. Il y a symbole et symbolisme, dit-on,
quand il y a analogie (perçue ou supposée) donc com­
paraison d'un terme désigné avec un terme implicite.
Dans la comparaison entrerait une identité partielle.
Le renard passe pour rusé, le tigre pour féroce. Sans
doute le sont-ils réellement. On dira donc : « Cet
homme a la ruse d'un renard, la férocité d'un tigre »,
ou elliptiquement : « C'est un renard, c'est un tigre ! •••

Tigre altéré de sang, Décie impitoyable ! . . . » etc.


Incontestablement, les réalités de la nature et de
la vie végétale et animale s'érigent ainsi en symboles.
La comparaison, l'anal ogie, l'identité partielle ( fictive
ou réelle) entrent dans une conscience de symbole.
Le symbolisme ainsi considéré suppose touj ours
deux termes, condensés en un seul par un trope
(ellipse, métaphore). Cette théorie classique épuise­
t-elle le symbolisme ? L'atteint-elle dans son noyau ?
A notre avis, non. Les symboles principaux se suffi­
sent dans leur unicité. Ils orientent les comparaisons,
les analogies, les allégories, et ne sont pas constitués
par elles. Pour reprendre notre exemple, le Père ne
surgit dans sa stature symbolique qu'isolément. La
comparaison du Père avec le géniteur biologique,
avec le maîtr.e de la maison, avec le berger du trou­
peau, illustre son image. Elle ne l'épuise pas plus que
son opposition avec la Mère. C'est dans son unicité
que la figure du Père devient fascinante et provoque
des troubles. Serait-ce la théorie des archétypes selon
Jung ? Non. Jung a greffé sa théorie sur ces faits ; il
a extrapolé les figures symboliques, souvent trauma­
tisantes, en une métaphysique. Au lieu de parler du
Les dimensions du langage 251

Père, nous pourrions parler de la Source, de I' Arbre,


figures qui orientent des analogies, des récits, des
mythes, des poèmes, voire des connaissances, images
qui débordent les commentaires verbaux mais entrent
dans « l'expression ».
Que le symbole ne se réduise pas à une opposition,
c'est assez clair. Le père s'oppose à la mère, mais
reçoit dans certaines situations le privilège de l'absolu.
Il s'érige dans la solitude de l'essence : la Paternité,
divine ou humaine. Alors il surclasse et absorbe la
mère ; la Maternité, de son côté, devient une entité
et reçoit affectivement et représentativement le pri­
vilège ontologique : la Mère éternelle ou les Mères,
la déesse mère, la mère en soi, la mère abusive ; alors
elle absorbe la paternité. Quant à l' Arbre ou à la
Source, ils ne s'opposent à rien ; ils « valent » en soi
et par soi. Si quelqu'un prononce : « l'arbre de science
au Paradis ... L'arbre des sciences chez Descartes .. »
.

chacun comprend ou peut comprendre, dans notre


culture, et cela malgré les << connotations » mystico­
théologiques dans la première énonciation, rationnel­
les et intellectuelles dans la seconde. La Source ? C'est
une naissance, une fraîcheur jaillissante, une origine,
un don, une nature qui se répand avec abondance,
qui vient au j our avec profusion, un œil (oculus) qui
reflète le ciel. Dix, vingt images s'efforcent, sans y
parvenir, de faire passer dans les mots le signifié du
symbole.
S'agirait-il d'un signe à la seconde puissance, sur­
chargé de significations ? D'un produit dérivé obtenu
en accentuant les similarités et ressemblances ? La
croix, en effet, c'est le signifiant d'un signifié : le
christianisme. La Croix-Rouge signi fie une organisa­
tion internationale. Le Croissant signifie l' Islam ;
dans les pays islamiques, la Croix-Rouge d ev·�nt le
252 Le langage et la société

Croissant-Rouge. Nous avons ici une série de phéno­


mènes dérivés. Le symbole se change en signe, en
même temps que s'ébauche une suite d'oppositions
pertinentes : un paradigme. Pour le comprendre,
spontanément, nous employons l'épreuve de commu­
tation ; nous comparons Croix-Rouge et Croissant­
Rouge, croix et croissant, christianisme et islamisme.
Dès que nous pouvons comparer deux symboles, ils
dérivent vers le signe. Mais qu'appelle-t-on « signe
de la croix » ? C'est un acte symbolique. Le croyant
trace sur son corps, de son front à ses épaules, la
croix du Christ. Il s'identifie symboliquement au
dieu crucifié et l'identifie avec lui. Il se crucifie sur la
croix du Christ, lui, le chrétien, pris dans les tourments
de la vie, cheminant dans la vallée de larmes, âme
crucifiée à la chair. La forme sensible et schématisée
de la croix permet cette identification, cette partici­
pation à un drame cosmique, qui va bien plus loin
qu'une ressemblance. La: croix comme forme sert de
médiation. Pris comme tel, le symbole transcende
le signe.
Il ne peut donc pas se concevoir à partir du signe,
comme signe d'appartenance, comme signe-valeur,
comme indice d'un pacte social. Telle semble la thèse
de Cl. Lévi-Strauss 1• Le symbole s'expliquerait com­
me une « valence », privilégiant un signe et une signi­
fication. Or, il s'agit dans les symboles d'une « valeur »
bien différente des autres acceptions de ce terme,
linguistiques, économiques, éthiques. L'apparte·
nance a une portée métaphysique, mystico-théolo­
gique. Elle se légitime historiquement ou mythique­
ment par le temps et la continuité dans le temps. La

1 . Cf. notamment : Introduction à Anlhropolosie e& sociolosie,


de M. MauSB, p. XVI, etc.
Les dimenBlonB du langage 253

« valeur » symbolique ou symbolisée concerne les


origines et les fins, la nature et la surnature. Non
l'humain comme tel. Si le symbole fait partie d'un
ensemble, ce n'est pas un « système ». Même si des
exposés rationnels tentent de le systématiser dans une
théologie, ou dans une philosophie. Le symbole porte
l'ensemble dont il est aussi partie (intégrante) . Les
dérivés qui tendent vers le signe, ou si l'on veut vers
la « valence » présupposent le symbole : la Croix­
Rouge suppose la croix des pays chrétiens, catho­
liques, protestants, orthodoxes, laquelle suppose que
d'innombrables suppliciés parmi lesquels le Christ,
furent cloués sur des croix et que d'innombrables
êtres humains subirent le supplice d'une vie de
douleurs.
Une obj ection s'impose. On l'attend : « Vous réin­
tégrez l'irrationnel ; vous réhabilitez le mysticisme.
Vous êtes passéiste. Vous rejetez la rationalité scien­
tifique avec le positivisme. » L'obj ection attendue
ne porte pas. Le prétendu positivisme ainsi présenté
est normatif. C'est une idéologie. Il refuse de consi­
dérer ce qui lui échappe. É tudier l'affectif, l'émotif
donc « l'irrationnel » comme des faits humains et
sociaux, serait-ce les admettre comme tels dans une
philosophie ? Il n'en est rien. Refuser ce que nous
aurons appelé l'ascétisme intellectualiste, positiviste,
rationaliste, ce n'est pas revenir vers le passé. C'est
au plus admettre le passé comme fait et reconnaître
l'historique comme tel. Qu'on ne se méprenne donc pas
sur nos intentions. S'agirait-il pour nous de rebâtir
une sociologie symbolique, expliquant les sociétés
par des entités, ce qu'on peut reprocher à Durkheim,
à sa théorie du totémisme, de l'inceste, de l' exogamie.
Chez ce sociologue, en effet, le totem se change en
essentialité transcendante, support symbolique de
254 Le langage et la société

la conscience collective. De même chez beaucoup


de psychanalystes, chez Freud et surtout chez Jung.
Tel n'est pas notre dessein. Nous ne restituons le
symbole en deçà des signes que dans la mesure où il
11 est » ainsi pour les êtres humains dans une société
déterminée. Nous constatons que le chrétien, (le
croyant), s'identifie symboliquement avec le dieu
incarné, que ce symbolisme j oue un rôle considérable,
qu'il transparaît à travers des signifiants et signifiés
qu'il oriente. C'est une conscience du symbole que
nous cherchons à spécifier. Le symbole ae situe au
niveau du sens. Mais il ne coïncide pas avec le sens.
Loin de là. Il est présenté avant les signes et signi­
fications, alors que le sens les traverse et vient après.
L'un s'impose « en deçà », l'autre se réalise « au-delà »1
à la frontière commune entre les signifiés, les champs
sensibles et la praxis. Le symbole se réfère à la nature
« en soi »1 métaphysiquement (sans se soucier des
difficultés inhérentes, d'un point de vue réflexif ou
rationnel, à cette attitude). Le sens se réfère à la
praxis. Ils s'opposent, mais pas sur le mode des oppo­
sitions pertinentes. Le symbole comporte l'affirma­
tion di! sa transcendance. Le sens et la recherche du
sens comprennent l'élaboration, l'élucidation : la
traversée des significations, saisies ou ressaisies,
reprises et dominées. Ne serait-ce pas le drame de la
communion religieuse et aussi de la poésie ? Elles se
perdent dans la traversée. Le drame du sens, c'est
de se scinder, d'un côté vers les significations
précises et différences formelles, de l'autre dans le
vague des affirmations globales. Ce qui risque de
boucler la boucle : le sens retombe dans le symbo­
lisme. Alors on ressent le symbole sur le mode du
sens. On mêle sans les discerner le concret et l' abs­
trait, l'immédiat et les médiations, l'expressif et le
Les dimensions du langage 255

significatif. Mieux vaut le conflit aigu que cette


confusion et ce bouclage, degré zéro de la pensée où
rien n'est plus marqué.
Il y aurait donc rivalité plutôt qu'identité entre
symbolisme et sens : rapport conflictuel. Chacun
enveloppe le langage à sa manière : le symbolisme
vers l'originel, la nature, la mémoire, le temps
accompli, la continuité, l'expressif - le sens vers
l'activité, vers le possible, vers l'horizon. A la limite,
en soi, le symbole sombre dans l'absurde. Indéchif­
frable, indécryptable, mystérieux, il n'a pas de sens.
C'est la zone des fétiches et des fétichismes, que l'on
prend encore trop souvent pour la zone des « pro­
fondeurs ». La pensée qui se veut axée sur les symbo·
lismes, est touj ours intégriste ou passéiste. Celle qui
s'oriente vers le sens se veut raisonnable, théo­
riquement et dans la praxis. Elle passe par les
significations et les systèmes plus ou moins ration­
nels. Elle enveloppe, plus ou moins complètement,
le moment de la critique. Le croyant, l'homme
de foi, dans toute idéologie, répondra au sens
critique par des symbolismes. Le sens et la
recherche des sens procéderont touj ours en réfu­
tant les symboles, en déterminant les significations,
en cherchant les sens effectifs des actes, des insti­
tutions, des situations. Même si le sens et la recherche
des sens rejettent le symbolisme, même si les symbo­
lismes se détériorent, ils persistent ; ils se confondent
avec les sens, d' une façon touj ours provisoire,
car le conflit reprend et rebondit. Dans certaines
conj onctures, symbolisme et sens se neutralisent ; ils
dégénèrent ensemble dans leur impuissante riva­
lité. Quelle que soit la situation théorique et idéo­
logique, quelle que soit sa dégradation effective, le
symbolisme continue à pénétrer le langage (ou, si
256 Le langage et la société

l'on veut, dans le langage) . On le retrouve jusque dan.:.


\la publicité, et la rhétorique publicitaire consiste
partiellement en usage et abus des symboles. On
peut même se demander si un langage sans symboles
permettrait la communication.
Impossible de confondre la polysémie (multi­
plicité de significations), les connotations, les « sens
figurés » obtenus par métaphore, avec le symbo­
lisme. Ce qui réduirait le symbole à la signification.
Prenons des exemples. Vous vous exclamez : « C'est
sublime ! » devant une sottise, ou « c'est lumineux ! »
à propos d'une affaire embrouillée. Nous avons là une
connotation, une figure de rhétorique : l'ironie. Le
blanc qui suit, que marque un point d'exclamation,
pourrait se marquer d'un signe spécifique, maintes fois
proposé, le point d'ironie. Il substitue à la littéralité,
à la dénotation, à la signification proprement dite,
une latéralité, « valeur », ou si l'on veut « valence ».
Le réel, le littéral, le représenté ou le dénoté ne prédo­
minent que dans le langage de la science, ou chez ceux
qui tendent vers un état pathologique, s'efforçant
de ne jamais décoller du « réel » parce qu'ils se :e er­
dent dès qu'ils s'en éloignent. Dès l'enfance, le 1 eu,
l'imaginaire font partie du « réel », pris dans une accep­
tion souple. L'ambiguïté pénètre dans la signifi­
cation avec la valeur, non sans conflit. Nous savons
que le « mot » (séparé), « mot-phrase », - syntagme
figé 1 , n'est . qu'un matériau de construction.
L'édifice ? C'est la phrase et c'est le discours qui
se com.P ose de phrases. La pensée procède par
réflexiVIté, en se servant de divers matériaux (y
compris les éléments sensoriels et sensibles du perçu
et du « vécu ») , La signification des mots varie.

1 . Cf, A • .Martinet, Diosw, p. 51.


Lu dimeMÎ0118 du langage 257

Prononcez les phrases suivantes : « Réchauffez la flam·


me de son zèle » · « Activez la flamme du feu » « pren·

dre feu » · « prendre un bain » · « prendre son parapluie »


• « Prenez I » « Qu'est-ce qui vous prend d'y aller ? »
-

• « Planter des salades. » « Planter quelqu'un là 11,


-

Nous tenons des polysémies. Le choix de la signi­


fication implique, nous le savons, une valeur qui
s'actualise dans une phrase. Le mot, faisceau ou
gerbe de significations, groupe par lui-même, entre
dans plusieurs groupes, sous-ensembles, sous·systè·
mes. Plusieurs champs sémantiques partiels se
chevauchent, se superposent. Le passage de l'un à
l'autre suppose le aens qui se constitue, et l'inter­
vention de la réflexivité, d'une certaine liberté. La
complexité d'un terme peut devenir surprenante.
Telle la complexité des significations, souvent signa­
lée, du mot « faire » en français (faire l'idiot, faire
des crêpes, faire un voyage, faire l' Italie, faire les
cuivres, faire l'amour, ou simplement, dans une
signification scatologique, « faire »). Les significations
dérivées peuvent provenir de la première et prin·
cipale, par décrochage, par métaphore ou par méto·
nymie. Ce sont des significations dites figurées,
différentes des littérales. Elles peuvent aussi provenir
du transfert d'un mot dans un groupe de significa­
tions (sous-système) très lointain par rapport à
l'initial (« j 'ai beaucoup marché » - « Il a marché dans
l'affaire »). Certains cas sont curieux, parce qu'ils
font intervenir directement la situation, sans autre
indicatif que l'intonation : « On y va ? -- On y va ! »
ce qui mène à la frontière du champ linguistique.
Dans tous les cas, il y a une complexité crois­
sante, par dérivation ou transfert métaphorique.
Portons maintenant notre attention sur le mot
feu dans quelques unités signifiantes : « le feu
258 Le langage et la société

sacré » - « le feu de ses regards » - « le feu de la


jeunesse » - dans les feux de l'enfer » - « brûlé de
Rlus de feux que je n'en allumai... » etc. Qui ne com­
prend ces phrases ? Le mot feu contient et suggère
plus que les emplois et valeurs d'emploi qu'il auto­
rise. Il les gouverne de loin et de haut. Il évoque le
feu du foyer, le feu sacrificiel, la chaleur de la vie,
le feu élémentaire ou élément. C'est alors et ainsi
un symbole. Il entre dans les rêveries du feu, comme
l'eau dans les rêves de l'eau, ou la terre dans les
images de la terre, selon G. Bachelard. Si l'ima­
ginaire et le symbolique ne t:oïncident ni l'un
ni l'autre avec le rêve, ni le rêve avec la rêverie,
les uns portent les autres, sont les contenus des
autres 1 • Le symbole, semble-t-il, sous-tend l'ima­
ginaire social, distinct de l'imagination indivi­
duelle. Il donne lieu et occasion à des signes, ensem­
bles de signes, champs ou « sous-systèmes ». Il
entre ainsi dans des structures sociales, dans des
idéologies. Il sert de support à des emblèmes, ou
à des fétiches. Il est plus et autre, soleil central de
ces satellites qui tiennent de lui, et non d'eux­
mêmes, leur lumière (fictive ou réelle) .
Les symboles et les symbolismes se présenteraient­
ils donc dans une sorte de transcendance ? Seraient­
ils ineffables ? Intraduisibles ? Non. Si le langage
ne peut les épuiser, pas plus que les sens, ils y affleu­
rent constamment. Les images dans lesquelles
ils passent tournent autour d'eux. Nous pouvons
même tenter de les classer :
1. E. Ortigues, op. cit. , p. '1 89, montre à jus te titre qu'il e•t impoa·
1ible de confondre la fonction psychologique de l 'imaginaire et la
fonction sociale du symbole. Il se réfère trop vite au concept de
• structure formelle •. Sur les rêves et rêverie& des éléments, cf. les

livres célèbres de G. Bachelard.


Les dimensions du langage 259

a) Il y a d'abord les symboles constitutifs, origi­


nels, irréductibles. Leur inventaire semble limité
pour chaque culture, chaque civilisation, chaque
société. Cette liste ne peut se comparer à l'inventaire
limité des phonèmes ou de la morphologie. La limi­
tation porte sur le nombre, non sur le contenu affectif
ou représentatif de ces symboles. Nous avons mis en
évidence leur unicité. Ils « valent » par eux-mêmes.
L'aigle ne s'oppose pas à un autre animal, en tant
que symbole, mais à tous les autres animaux qu'il
domine de son regard, qu'il efface devant lui de sa
hauteur. Il symbolise cette puissance : l'aigle impé­
rial. De même le lion, symbole de force et de courage.
De même encore la source, ou l'arbre, ou le feu, déjà
mentionnés. Ces symboles sont puissamment margi­
naux par rapport aux signes. Ils ont quelque chose
de fascinant. On fait appel à eux pour dire ce que les
signes systématisés ne parviennent pas à dire : l'ins­
tinctuel. Fondements de l'imaginaire social et d'une
certaine imagination individuelle, ils recèlent une
dualité, mais intérieure à leurs propriétés de symboles :
barbarie, poésie. Peut-on se passer d'eux ? L'interro­
gation est inévitable. Sans eux, nous le savons déjà,
et nous le verrons de mieux en mieux, le langage se
dégrade ; il tombe dans la trivialité du discours quo­
tidien. Leur abandon, leur obscurcissement entraî­
nent la détérioration du langage. Et cependant leur
ambivalence nous inquiète. Ils permettent beaucoup
d'abus, beaucoup de chantages. lb suggèrent im­
périeusement des entités occultes : la race et le pou·
voir, l'origine inaccessible et impossible à modifier.
Ils permettent des mythes, en deçà des éléments
élaborés des mythologies.
b) Nous avons maintenant devant nous les sym­
boles qui entrent dans des oppositions, mais spéci-
260 Le langage et la aociéti

fiquement, de telle manière que lopposition ne les


définit pas, mais que chacun des termes peut se
�rter à l'absolu : le Père et la Mère, ou mieux la
Lumière et les Ténèbres. La clarté s'oppose à l'ombre
mais devant la Lumière éternelle, les ténèbres s' anéan­
tissent. Le glissement de ces symboles vers les hauteurs
ou les profondeurs de « l'être » fut un procédé constant
de la pensée. Spontanément, nous venons d'utiliser
un de ces symboles : hauteur et profondeur, bassesse
et superficialité.
c) Considérons maintenant les ensembles symbo­
liques, avec les éléments qui en dérivent, lorsqu'ils
se dégagent de l'ensemble (par un procédé qui diffère
de la métaphore et de la métonymie) . La royauté se
symbolise : la couronne, le sceptre, le trône, les fleurs
de lis en France, sans compter l'entourage dont
chaque objet doit porter la marque royale. Les obj ets
symboliques ont une relation avec les attributs
effectifs du roi : origine héroïque ou divine, force,
justice, richesse. Ils renvoient à une entité mysté­
rieuse qu'ils rendent sensible, la majesté. Les obj ets
symboliques sont associés à l'essence royale d'une
manière intime : la « main de justice •, ce n'est pas
une métaphore ; le roi de droit divin concentre en
lui les fonctions de juge avec celles de chef des armées.
Ainsi Dieu le Père, en même temps, juge et exécute les
jugements. Le Roi condense les droits et les pouvoirs,
de telle sorte qu'en lui coïncident le juste et l'injuste.
Certains de ces attributs ont plus d'importance
que d'autres, la Couronne entre autres. La cérémonie
par laquelle le Roi devient ce qu'il est, par naissance
ou par usurpation, se nomme : couronnement. Lais­
sons de côté les circonstances historiques. La couronne
peut se détacher de l'ensemble symbolique attaché
à la Royauté (l'essence du royal). Lorsqu'un roi en
Les dimenaiona du langage 261

exil, dépouillé de ses autres attributs, porte encore


la couronne, il veut dire qu'il continue la lutte et ne
se reconnaît pas pour vaincu et dépossédé. C'est
alors qu'il y a métonymie (la partie prise pour le tout).
Le droit de porter couronne s'étend à toutes sortes
de personnes, pour indiquer un moment exceptionnel :
couronne de laurier, couronne de fête, couronne de
la mariée, etc. Les dérivations du symbolisme sont
nombreuses. Comment un comédien qui j oue le rôle
d'un roi suggère-t-il la royauté ? Il en détache un
symbole, la couronne, ou peut-être un simple geste
dans lequel il mettra la certitude qu'un être royal a de
soi, de son origine et de son pouvoir - de son angoisse,
quand il se sait laid ou menacé, ou déchu. Le talent,
le génie du comédien transparaîtra dans sa manière
de faire participer le spectateur au pouvoir et au
tragique du pouvoir. Comment ? Par les symbolis­
mes dérivés.
d) Au dernier rang de la hiérarchie descendante
des symbolismes, mettons les symboles organisés.
Ils se rapprochent des significations sans se confon­
dre avec elles. Ce sont des symboles par lesquels les
grands groupes sociaux (les peuples et les nations,
les classes, et aussi les groupes religieux et idéologi­
ques) indiquent l'appartenance ; ils résument ou
condensent un ensemble de traits réels, et le montrent
au-dehors. Pour reprendre les formulations de G. Gur­
vitch, ils incluent et ils excluent ; ils révèlent et ils
cachent. A cette remarque très j uste, nous aj oute­
rons que les emblèmes ou allégories, qui font partie
de ces symbolismes publiquement élaborés, renvoient
aux origines. Ils ont généralement besoin d'un
commentaire verbal auquel ils renvoient et qui raconte
les origines du groupe. Chaque enfant des écoles, en
France, sait que le drapeau républicain résume l'unité
262 Le langage et la société

historique de la nation en alliant les couleurs de la


royauté avec le bleu et le rouge de Paris, avec le
rouge de la révolution. Mais pourquoi le blanc de la
royauté ? le bleu et le rouge de Paris ? le rouge de la
révolution ? Ici se place le symbolisme originel,
c'est-à-dire celui des origines. L'on pourrait parler
de « signifiant » au second degré, s'il n'y avait au
cœur de ce « signifiant » l'allusion à l'originel, à la
continuité, qui constitue à notre avis le symbolisme
comme tel.
Les emblèmes, allégories, récits symboliques jouent
un grand rôle dans la vie des groupes. Ils changent,
s'effacent ou disparaissent ou se remplacent. Les
symboles de l'aristocratie ne furent pas ceux de la
bourgeoisie. La bourgeoisie dans son ascension s'em­
para des symbolismes aristocratiques, les adopta,
les remplaça par les siens. Quant au prolétariat il
semble avoir surtout rej eté et détruit les symbolismes
des classes dominantes ; conj ointement avec la tech­
nique et le culte de la technicité, il les remplace par
un réalisme direct, sain mais fruste.
On peut étudier à partir des symboles, emblèmes,
allégories, la vie des groupes. A condition d'éviter
une confusion. Cette sémiologie s'occupe des symp­
tômes, des manifestations plutôt que des raisons et
des causes. Elle ne peut se substituer à l'histoire,
à l'économie politique, à l'étude des idéologies. Elle
ne prend sa portée que dans un cadre qui la déborde :
d'une part les symbolismes proprement dits, et de
l'autre la recherche des sens, recherche qui implique
distance, recul et analyse critique. Faute de précau­
tion la sémiologie tombe dans la confusion. Il fut un
temps où les distinctions de classe se symbolisaient
dans le vêtement (avec ses accessoires : l'épée de la
noblesse, le couvre-chef, les ornements divers). A ce
Les dimensions du langage 263

moment-là, « diachroniquement », c'est-à-dire dans


l'histoire, en France, les classes sociales qui s'affron­
taient et se symbolisaient dans l'habillement ne se
distinguaient pas quant aux lieux d'habitation ; elles
logeaient dans les mêmes quartiers et souvent dans
les mêmes immeubles (le prolétariat aux étages
supérieurs) . Auj ourd'hui, les différences dans l'ha­
billement ont en partie disparu. Elles apparaissent
autrement (dans la mode, avec la hiérarchie : haute­
couture, sur-mesure, prêt-à-porter, confection) . Mais
surtout la discrimination s'opère dans ce qu'on appelle
d'un néologisme assez laid : l'habitat. Les sociologues
qui tirent argument du fait que les ouvriers ne portent
plus blouse et casquette, pour affirmer la disparition
des classes sociales, ne savent pas bien regarder la
société où ils vivent. Ce n'est pas si simple 1•
Ces remarques viennent à point pour nous rappe­
ler que les symbolismes ne sont pas seulement ver­
baux mais transparaissent dans de nombreux
champs sémantiques ou sémiologiques. Les monu­
ments sont chargés de symboles. Y a-t-il un monu­
ment sans symbolisme ? On peut le contester. Si les
symbolismes s'estompent ou disparaissent, que reste­
t-il du Monument ? Ne se réfère-t-il pas touj ours à une
épopée, à une légende, à une image des origines ? Les
monuments religieux portent des symboles cosmi­
ques : ils « sont » un symbolisme cosmologique. Les
monuments civils portent des symbolismes politi­
ques, militaires, sociaux. La Ville a une dimension
symbolique, sans laquelle elle se réduit à une agglo­
mération.
Voici un jeu d'échecs. Jeu parfait. Les règles for-

1. Cf. les remarques de J.-P. Sartre : Critique de la raison dia­


lectique, p. 103.
264 Le langage et la aociété

melles, très précises, y sont essentielles. Les échecs


s'opposent, dans le domaine des jeux, au poker où
le hasard l'emporte, où les règles formelles, réduites
au minimum, ont relativement peu d'importance.
Lorsque F. de Saussure voulut illustrer sa conception
du signe, ce fut aux échecs qu'il pensa, non au poker.
(A tort peut-être ; depuis lors, la théorie des jeux a
quelque peu modifié les représentations ; un entre­
tien, une conversation, une discussion tiennent sana
doute autant du poker que des échecs ; en tout cas,
cela dépend des « locuteurs » et de la façon dont ils
mènent l'entretien.) Chaque pièce entre dans un
système rigoureux, constitué par l'échiquier et les
règles de son déplacement, liées à toutes les autres
règles. Isolée, la pièce n'est plus une pièce. Il importe
donc très peu qu'elle soit en bois ou en ivoire. La
pièce est un signe, et le langage se conçoit formelle­
ment comme un tel système de signes.
Notons que la comparaison poursuivie par le
maître de la linguistique moderne va plus loin qu'il
ne pensait. La pièce a une signification. Le signifiant,
c'est l'obj et (quelle qu'en soit la matière ou la figure
matérielle) . Le signifié, c'est le déplace1..'1ent sur les
cases. Mais la pièce a aussi une valeur. EU" vaut plus
ou moins. La reine vaut plus qu'un pion. Ür la va·
leur n'est pas entièrement fixée à l'avance. Para·
doxalement, ce jeu où les règles formelles constituent
un système clos (dans l'espace et dans le temps)
laisse une part prépondérante à l'initiative du joueur,
au talent. Dans l'affrontement (antagonistique,
conflictuel) le meilleur l'emporte. Du moins sur un
certain nombre de parties. Les pièces ne valent que
dans une stratégie. Tel joueur j ouera avec les che·
vaux, tel autre avec les fous. Il pourra d'ailleurs
changer de stratégie de partie en partie, ou bien en
Lu dime1111 io1111 du langage 265
cours de partie. Cependant, les parties des grands
joueurs portent leur marque. Le sens de la partie
apparaît et se précise au cours du développement ; il
ne devient clair qu'à la fin, quand la stratégie atteint
son but. Les valeurs changent avec la stratégie,
c'est-à-dire avec le sens.
Il serait possible de changer les noms des pièces,
comme leur matière et leurs figures. Pourquoi garder
ces termes : Roi, Reine, Cavalier, Fou, Tour, Pion ?
Nous pouvons les désigner par des lettres, ou des
numéros, par des signes conventionnels. Quelques
grands j oueurs peuvent mener plusieurs parties,
les yeux bandés, donc sans échiquier, sans cases, sans
figures, dans une sorte d'abstraction opératoire.
Les machines à jouer aux échecs n'ont cure des déno­
minations traditionnelles. Pourquoi les conserver ?
Sans doute y a·t-il des raisons. On pourrait aussi
remplacer les figures des pièces par des jetons colorés.
Le jeu perdrait·il en attrait ? En clarté ? Sans doute.
Réduit à une combinatoire impersonnelle, il se pri­
verait d'un élément de rêve et d'affrontement : de la
dimension symbolique. Par elle à travers elle, le jeu
se relie à la grande et cruelle trilogie : l'amour, la
guerre, la fête.
L'exemple du j eu d'échecs (et celui du jeu de cartes)
montre que la dimension symbolique peut s'estom­
per sans disparaître. Elle continue à sous-tendre les
règles formelles, paradigmatiques (le blanc et le noir
dans le jeu d'échecs) et syntagmatique (les assem­
blages et déplacements des pièces dans le même j eu).
Elle les imprègne. Les symboles passent ainsi dans des
structures différentes, sans disparaître. Le roi et la
reine se retrouvent dans des jeux très divers, avec
des règles formelles sans autre relation que celles
supportées par ces symboles.
266 Le langage et la société

Nous venons d'énumérer les plus importantes


raisons qui légitiment, à notre avis, la conception
d'une dimension symbolique du langage. Le shéma
tridimensionnel s'établirait ainsi, projeté sur la
surface du papier :
ParadiAmatique

discontinuitl
opposit ions (pertinentes)
ayseème de traits dis& inct ifs
et de différences formelles
choix et contraintes du choix
dans des ensembles aë&uela

Symbolique Syntagmatique
continuili contras&es (con&igullb
na1 ure
règles d'assemblage,
originel
de combinaiso n)
ass oc ia&io ns
m#moire
passé successions formellemem
stipu&ies
el1'pres si11i1é (sponlanh,
imoti11e, affecifrt) conirainles et choix
de liaisons viriuellsa
C HAPITRE V I I

L e code tridimensionnel
Esquisse d' une théorie des formes

Le schéma tridimensionnel. Ses limites et ses af'pli·


cations.
Avant de chercher les applications de ce schéma
à trois dimensions, formulons quelques réserves. Ce
schéma permet de classer les éléments du langage
et peut-être de certains champs sémantiques et
sémiologiques. L'analyse de ces champs permettra
de discerner les symboles, les paradigmes, les syn­
tagmes. S'il permet de déchiffrer des messages, c'est
un code. Il s'appliquera à des ensembles suffisam·
ment cohérents pour constituer un corpus. Ce
qui ne veut pas dire qu'il les saisira sans que rien lui
échappe. Dans ce code, pour des raisons d'ordre
sociologique, et par conséquent contre l'avis de la
plupart des linguistes, nous avons réintégré les sym­
boles. Nous y intégrons les liaisons, alors que pour
beaucoup de linguistes, les oppositions seules entrent
dans un code, et que d'autres linguistes p rivilégient
les liaisons. Trois termes, trois dimensions. Cette
distinction èorrespond, jusqu'à un certain point, à
d'autres analyses. L'expérience humaine comporte
268 Le langage et la société
trois aspects : le monde, la langue, la société concrète
(praxis). La conscience, elle aussi, peut s'ana­
lyser selon trois directions : le passé, le poids de ce
passé - le présent, l'actuel, l'adhésion au présent
ou le détachement ou le refus - le possible, l'avenir,
le projet. Depuis la pensée grecque, les philosophes
ont distingué : la part des déterminismes et le des­
tin - la part du choix et de la décision - la part du
hasard et des combinaisons aléatoires. Ces divisions
tripartites ne coïncident pas mais elles ne sont pas
sans relation. Ce qu'indique la tripartition : conti­
nuité - discontinuité (opposition) - contiguïté.
Toutefois, le schéma tridimensionnel ne peut se
considérer comme une vérité totale. Que représente­
t-il ? Résultat d'une analyse, c'est aussi un instru­
ment d'analyse. Il procède d'une réduction formelle
(à une forme). Il ne coïncide pas avec la réalité des
champs linguistiques, sémantiques et sémiologiques.
Il laisse hors de lui de multiples aspects du « réel » :
les rapports de production, par exemple, ou les « ré­
seaux » socialement fonctionnels, dès lors qu'ils n'é­
mettent pas des messages sur eux-mêmes, de façon
transparente. Il n'est pas extérieur à la réalité, mais
le possible lui échappe, alors que le possible doit se
prendre aussi comme une certaine réalité. Faute de
'\uoi le concept de réalité se ferme ; ce qu'il désigne
s appauvrit. La clôture de notre schéma est indis­
pensable pour qu'il puisse servir ; un instrument
d'analyse qui manquerait de dureté, qui serait mou
et sans contours, n'aurait pas les propriétés d'un
outil. Pourtant cette fermeture n'est que fictive.
Quant aux raisons d'ordre sociologique qui ont guidé
la recherche, elles ne sauraient ni se prétendre exclu­
sives et définitives, ni s'ériger au-dessus de la pensée
critique, ni servir à un dogmatisme. La sociologie
Le code tri.dimensionnel 269

est une science parcellaire parmi les autres sciences


parcellaires.
Nous disons que les symboles sont inépuisables
et nous les figurons par une dimension. La formali·
sation des symbolismes n'est pas possible. Leur
inventaire est fini, cependant, mais selon notre ana·
lyse, c'est plutôt à une constellation qu'à un monème
que peut se comparer un symbole comme tel. Les
symboles ne relèvent donc pas complètement de
notre code et ne sont pas déchiffrés intégralement
par lui. Ils le débordent d'un côté, comme le sens
déborde d'un autre côté.
Il n'est pas encore prouvé que l'inventaire des
oppositions p aradigmatiques, dans une langue, et
dans une société, soit facile ni que le caractère systé·
matique des oppositions pertinentes puisse se dé·
montrer. Si nous examinons telle langue, les gram·
mairiens nous fourniront telle liste de paradigmes,
complète, systématique, formalisée : les pronoms, les
déclinaisons avec les désinences, les conjugaisons.
Si nous voulons aller plus loin et décrypter la langue
dans ce qu'elle recèle d'inconnu - dans son rapport
avec la société - nous rencontrerons des obstacles.
Comment hiérarchiser les oppositions paradigma·
tiques ? Par leur fréquence ? Par leur importance,
c'est-à-dire par une valeur ? Vraisemblablement, les
syntagmes seront plus aisés à saisir. Ce qui ne veut
pas dire plus essentiels. Nous ne devrions pas tomber
dans cette erreur que nous dénonçons constamment :
confondre la commodité de l'analyse avec l'impor·
tance de ce qu'elle atteint.
Il n'est pas sûr que nous puissions saisir ainsi
toutes les fonctions du langage. N'aurait-il pas une
fonction situationnelle, celle de l'expression des situa·
tions ? Si elle existe, ce que nous pensons, elle ne peut
270 Le langag11 ei la 11ociete
résulter que d'une tension infligée au langage et à la
cohésion formelle du discours pour qu'ils se dépassent
vers les drames de la vie humaine, vers le difficile
ou l'impossible à dire (le niveau supralinguistique) .
S'il y a puissance créatrice, « energeia », du langage,
ce que nous croyons, c'est en tant que le langage se
surmonte vers le sensible, vers l'action, vers la « poiè­
sis » qui change le monde, vers la praxis qui modifie
ou transforme les gens. Cette puissance, l'exploration
du possible, n'apparaît pas dans le code, non plus
que le mouvement inverse : la chute vers la trivia­
lité, vers le quotidien banal, vers la « parlerie ». Dégra­
dation qui ne coïncide ni avec la perte d'information
ni avec l'utilisation des syntagmes figés ; même la
communication la plus ardente laisse perdre des
informations et utilise des stéréotypes (plus ou moins
fréquents, il est vrai). L'aliénation dans le langage,
la réification en et par lui - ce qu'on appelle cou­
ramment « le pouvoir des mots », leur fascination -
ne seront pas codés. Même la fonction opérationnelle
du langage - préparer, ordonner, exécuter une ac­
tion - transparaîtra assez mal.
Avec ce code, nous dégageons des aspects qui
semblent communs aux langues et aux sociétés,
donc généraux 1. Communs à toutes les langues ?
L'affirmation manquerait de prudence. Pourrons­
nous atteindre l'originalité, la spécificité des langues
concrètes ? Ce n'est pas certain. Heidegger, en tant
que théoricien du langage, affirme que seule la langue
allemande peut servir de support à « r ontologie fon­
damentale » (qui n'est précisément pas une onto­
logie, un discours sur l'Etre, mais révèle ce qui de
1 . • Toutes les langues ont en commun certaines ca�gories d'ex­
pre11ions qui semblent répondre à un modèle constant), • (F. Benve­
ni1te, Diogène, p. 31 ) .
Le code tridimensionnel 271

!'Etre passe dans le langage et ce qui s'y perd). La


langue allemande prendrait ainsi la suite du grec
et du sanskrit. Les autres langues modernes, axées
sur l'existant (l'étant) s'éloigneraient de l' Etre. Que
répondre à Heidegger ? Ce qu'il prétend est-il vrai ?
Est-ce une question de vérité, c'est-à-dire de sens ?
L'allemand conserverait-il des caractères archaïques
avec une prédominance symbolique, alors que les
langues des autres grandes nations seraient dominées
par des oppositions ou par des liaisons syntagma­
tiques, c'est-à-dire par des caractères logiques ou
empiriques ? Est-ce un avantage ou un inconvénient ?
Une supériorité ou une infériorité ? La marque d'un
caractère moins élaboré ou mieux élaboré ? Pour
répondre à l'inj onction du philosophe allemand (qui
semble relever du nationalisme et même d'un « arya·
nisme », ce qui n'empêche en rien la profondeur de
certaines investigations), il faudrait s'occuper lon­
guement de ce verbe « être » qui nous a déjà donné du
souci. Comporte-t-il ici ou là du symbolisme ? Entre­
t-il dans les oppositions ? Régit-il les structures syntac­
tiques ? Quelle est son importance dans les différentes
langues ? Tend-il à disparaître devant des verbes
d' action ? A devenir un simple auxiliaire, ou bien au
contraire à indiquer le sens ? A quoi s'oppose-t-il ?
Faut-il faire figurer dans les paradigmes de la langue
allemande ce couple cruel, << être-néant », ce que
semblerait dire Heidegger après Hegel ?
Notre code laisse aussi échapper ces jeu::c de mots qui
j ouent un rôle dans la pensée la plus grave comme
dans les divertissements. Faut-il rappeler ici quel­
ques-uns parmi les plus fameux de ces « j eux » terri­
blement sérieux ? Dieu crée par sa parole ; il dut donc

Dépasser, c'est à la foi s abolir et


commencer par créer la parole ; le Logos, le Ver be, est
donc fils de Dieu. -
272 Le langage et la aociété

porter à un niveau plus élevé. - Ici même nous


avons explicité une polysémie très riche, permettant
un j eu perpétuel et constituant un groupe remar·
quable : le aena (organe - orientation du mouve·
ment - ensemble d'unités signifiantes). Ce groupe
se retrouve dans d'autres langues (allemand : Sinn,
sinnlich). Nous pourrons peut-être expliciter le groupe
attaché au mot : valeur (valeurs linguistiques,
s é manti ques, sémiologiques - valeur éthique - va·
leur d échange, etc . ), si toutefois il y a groupe, si
'

cette hypothèse se confirme. Les constellations, ces


étoiles multiples, ces nébuleuses, brillent au-dessus
de notre 11 réel » . Or le code indique seulement les
directions de l'espace.
A vrai dire, le aena déborde de toutes parts notre
schéma. Nous nous situons à la frontière incertaine,
mouvante, et cependant 11 réelle 11 du linguistique
et du trans-linguistique, c'est-à-dire du social, de
la praxis, du signifié. En essayant de ne pas sortir
des signifiants, de ne pas transcender la forme lin­
guistique par une démarche imprudente et non
légitimée. Exploration difficile d' une région péril·
leuse.
Les grands conflits : symboles et sens - linguis­
tique et trans-linguistique - n'y sont même pas
indiqués. En cherchant du côté des paradigmes, que
trouverions-nous sans aucun doute ? Des idéologies,
qui introduisent ou qui expriment, sur un plan plus
élevé (conflictuel, contradictoire) les oppositions qui
apparaissent dans la liste. Supposons que nous ins·
crivions sur cette liste Ji' aradigmatique les couples :
privé-public, ami-ennemi, à cause de leur importance
ou d e leur fréquence. Nous ne saurons pas pour au·
tant comment et qui et pour qui les amis sont amis,
les ennemis ennemis, etc. L'extension du concept de
Le code tridimenBwnnel 273

paradigme au-delà de la morphologie grammaticale


sera rejetée comme translinguistique. De même les
combinaisons syntagmatiques, en tant qu'elles
seraient prises pour autre chose que la formulation de
l'ordre ou du désordre des unités signifiantes (for­
melles).
Le schéma tridimensionnel n'aurait-il donc aucune
portée ? Ce n'est pas notre avis. Pourquoi l'aurions­
nous longuement élaboré pour ensuite le réfuter et
le rejeter ?
Prenons un exemple. Nous n'avons que l'embarras
du choix. Il serait amusant de décrire et d'analyser
le système de symboles, de signes et de signaux qui
permet aux navigateurs de se diriger le long des
côtes. Ce système est double : les amers sur terre
ferme, les balises dans l'eau 1• L'ensemble constitue
un merveilleux champ sémiologique, un système
élaboré jusque dans le détail des significations (celles
des balises, notamment, qui indiquent la passe à
prendre par tel ou tel point cardinal).
Nous pourrions aussi examiner le code forestier
ou les légendes cartographiques. Contentons-nous
de l'illustration la plus banale : le code de la route.
La dimension syntagmatique est très claire : les
règles de croisement et de dépassement, sans les­
quelles la circulation, chaotique, serait impossible.
Notons que le code est opérationnel : il prescrit,
il ordonne. Le corpw, c'est l'ensemble des voitures
automobiles. Le message, c'est la circulation, ses
11 canaux », les routes. Le signifié, c'est l'ordre imposé,

la circulation réglée de façon cohérente. Le contenu,


c'est la somme des données et résultats statistique-
1. Toute1 indications incluses pour les c6tea de F ran ce et d' An·
gleterre dana le R«d.'a Nauiictd Almanac, mis à jour chaq ue année,
Kelvin Hughes, London.
274 Le langage et la société

ment chiffrables : nombre des véhicules, (par catégo­


rie), vitesses relatives, files d'attente, viscosité du
flux. Le paradigme est d'une parfaite simplicité :
le vert et le rouge, l'interdit et le permis (auxquels
il convient d'aj outer la droite et la gauche, l'avant et
l'arrière des voitures, la proximité et l'éloignement
(par rapport aux points difficiles), le continu et le
discontinu (des lignes jaunes qui « matérialisent »,
c'est-à-dire rendent sensibles, en France, la voie) .
Un troisième terme, le feu orange, est indispensable ;
en même temps, il embrouille les situations et permet
des contestations et des erreurs d'appréciation.
Notons aussi que les feux sont des signaux ; ils
« montent » des automatismes, des réflexes condition­
nés. Il y a glissement, déjà mentionné, du champ
sémiologique vers le signal.
La dimension symbolique manquerait-elle ? Le
code s'analyserait-il selon deux dimensions, la syn­
tagmatique (essentielle) et la paradigmatique (subor­
donnée) ? Non. Le symbolisme ne disparaît pas,
bien qu'il y ait tendance à le réduire. Les courbes,
simples, doubles, multiples, sont indiquées par des
sèmes. Nous reprenons ici la terminologie de quelques
linguistes 1• Le sème annonce, en l'imitant, la cour­
bure de la route. De même l'annonce du rétrécisse­
ment de la voie. Les silhouettes d'enfants au voisi­
nage des écoles, de passants à l'approche des passages
pour piétons, d'ouvriers auprès des chantiers, sont
des symboles. Comme la tête de mort auprès des
carrefours dangereux (que remplace le mot « danger »,
commentaire verbal du champ sémiologique). Ou
bien la voiture qui dérape pour indiquer une route
1. La danse des abeilles, qui indique la direction et l'éloignement
de l'objectif, ne serait ni un signe ni un symbole, mais quelque chose
d'intermédiaire : un sème.
Le code tridimensionnel 275
glissante. Dans ces figures, le signifiant et le signifié,
la forme et le contenu, ne se distinguent pas : ce
sont bien des symboles.
Le code de la route est un exemple parfait, trop
parfait : un cas limite.
La haute complexité de la musique et de la percep·
tion musicale est reconnue par tous les théoriciens.
De Platon à Nietzsche, les philosophes l'ont affrontée,
en confrontant - implicitement ou explicitement
- le sens de la musique et le sens du langage, l'ho­
rizon de la perception musicale et celui du Logos.
Confrontation magnifiquement féconde. La philo­
sophie n'a cependant pas appliqué à la musique la
réduction analytique. C'est seulement de nos j ours
qu'une analyse rigoureuse de la perception musicale
a commencé, non sans risques, et d'abord celui de la
briser en miettes 1• Dans les chapitres précédents,
en discernant le sens de la signification, nous avons
voulu montrer que la musique a des sens mais pas de
signification. Il nous semble donc vain de chercher
à découper un fragment musical en unités signifian­
tes : en « mélèmes » dont la combinaison donnerait
le signifiant musical. Plus encore que dans le langage,
c'est au niveau de la phrase et des groupes de phrases
que s'indique le sens. L'articulation des intervalles, des
accords et des timbres, se subordonne au « phrasé ».
De longues discussions, peu concluantes, ont eu
lieu sur la capacité signifiante des tonalités et des
gammes. Il n'est pas sûr qu'un fragment en do ma·
jeur soit de ce fait joyeux, et triste en do mineur.
Dans de telles tentatives, nous avons dénoncé non
seulement la confusion entre sens et signification,
mais la réduction de l'ensemble à des atomes, l'abus

1. Cf. R. Francès : La Perception muaicale.


276 Ls langtJge et la société
de la réflexion analytique, l'extrapolation, le privi­
lège attribué au combinatoire. S'il s'avérait que la
musique contemporaine (électronique, concrète,
aléatoire) se base sur un tel privilège, nous constate­
rions ; nous aurions une nouvelle preuve d'une
réduction effective des dimensions de l'exp érience
et du langage à une seule : celle de la technicité.
Nous avons discerné dans le mouvement musical
trois niveaux d'articulation : les intervalles, les
timbres, les phrases (avec les règles de composition,
qui assemblent les phrases en « morceaux 11, en œuvres
correspondant à des genres et formes spécifiés, par
exemple la forme sonate). Nous avons montré comment
un mouvement musical se jalonne de blancs (silences,
pauses, points d'orgue, etc.). Essayons maintenant
l'analyse dimensionnelle.
Nous retrouvons, en les codant (en les classant
selon notre schéma) les éléments « classiques D : la
mélodie, l'harmonie, le rythme. La mélodie a précédé
l'harmonie. La voix humaine (en solo ou en chœur)
suit spontanément une courbe mélodique, sensible
dès l'expression parlée. La mélodit. est continue,
expressive, naturelle. Elle n'obéit qut. tardivement
- après une longue élaboration et un e11seignement
- aux découpages nettement stipulés du c.:ontinuum
sonore en intervalles, en gammes. Beaucoup de socié­
tés, aujourd'hui encore, confèrent à la mélodie une
prédominance sur l'harmonie. Seule la musique occi­
dentale, après une longue élaboration, a subordonné
la mélodie à l'harmonie. La musique arabe, par
exemple, sonne étrangement (quand elle est authen­
tique) aux oreilles européennes ; le théoricien formé
par l'harmonie dira que les chanteurs et musiciens
arabes emploient des quarts de ton ou des intervalles
approximatifs. Le musicien arabe, lui, estime que
Le code tridimensionnel 277

les Européens ont été déformés par les instruments


à sons fixes (luth, clavecin, piano) et par la gamme
tempérée (division de l'octave en douze sons séparés
par des intervalles égaux). Dans la musique arabe,
la voix garde une sorte de liberté, sans doute réglée,
mais non déterminée par les contraintes de l'harmonie,
par les tyrannies de la gamme tempérée (dont le
privilège coïncide avec l'emploi croissant des instru­
ments à sons fixes, des accords, de l'harmonie). La mu·
sique européenne antérieure au xvue siècle conserve
quelque chose de cette priorité du mélodique, qui
se prolonge dans l'art de la fugue et dans le contre­
point (encore que la pression de l'harmonique sur
le mélodique s'y exerce fortement). Rappelons briè­
vement la longue rivalité du violon et du piano, du
bel canto (musique italienne) et de la symphonie
(musique allemande) ainsi que l'importance théo­
rique de l'œuvre de Rameau. Libre par rapport
aux intervalles et au découpage rigoureux du conti­
nuum sonore, négligeant les accords et employant
surtout la consonance à l'octave (voix d'hommes,
de femmes et d'enfants), la musique à prédominance
mélodique garde aussi beaucoup de liberté ryth·
mique. La barre de mesure apparaît avec les contrain­
tes harmoniques ; elle fait partie d'un ensemble de
règles formelles qui changent l'unicité expressive
de la mélodie en dimension de la musique dite clas·
si que.
Le développement de l'harmonie a des causes
physiques et des raisons historiques et sociales. Les
harmoniques, découverts en 1701 par Sauveur, mais
soupçonnés auparavant par les cartésiens, ont une
existence comme phénomènes physiques. Bien avant
d'être explicités, ils s'introduisent dans la courbe
mélodique, l'orientent insensiblement, infléchissent
278 Le langage et ta soctsie

l'organisation de la phrase musicale en tant que


phénomène acoustique. L'importance croissante de
l'harmonie et sa prédominance n'en semblent pas
moins liées à des conditions socio-historiques et
surtout à un rationalisme : la fixité (des instruments,
des intervalles, des échelles) , la division de l'octave
en intervalles égaux, le concept d'accord (de renver­
sement, de récurrence, d'équivalence des octaves) .
Cet ensemble d e représentations e t de techniques
correspond à un rationalisme, c'est-à-dire à une
idéologie ayant un fondement social, dont le sens
devient sensible dans un champ sémiologique 1 • Il
y a, sous-j acente à l'harmonie comme substrat struc­
turel (en reprenant la terminologie de Chomsky),
une sorte de grammaire ou de logique que précisé­
ment dégagea Rameau à partir de la théorie des
accords.
Nous n'avons ici q u'à retenir et à souligner le
caractère paradigmatique de l'harmonie. Dans la
théorie et la pratique, l'harmonie comporte un sys­
tème d'oppositions pertinentes. La tonique reçoit
un privilège. Par rapport à la tonique se déterminent
des rapports de proximité et d'éloignement, et sur­
tout de tension et de repos. Le retour à la tonique
(cadence) est essentiel à la fois dans la structure des
phrases et pour le sens. C'est lui qui suggère l'apai­
sement, la joie, la victoire après la tension de la
1 . Nous ne pouvons que laisser de c6t6 l'histoire de l'harmonie,
bien qu'elle nous concerne, notamment le r61e des disaonancea d'a­
bord écartées puis introduites par la pratique musicale (tierce
mineure, accord de septième de dominante, etc. ) . Se reporter aux
travaux de M. Chailley et notamment à se1 coun en Sorbonne (ro­
néotypés) . Le rationali1me de l'harmonie a été établi par Mu
Weber. Toutefois, le sociologue allemand 1ou1-estime l'œuvre de
Rameau et n'entrevoit pas l'état d'épuisement de l'harmonie clu­
sique au moment où il l'étudie.
Le code tridimensionnel 279

volonté, du courage, de la souffrance, ou l'échec. Le


champ sémiologique et le substrat structurel, c'est·
à-dire le contenu sémantique et l'organisation des
phrases sont ainsi attachés au rapport tension·
détente qui présuppose le retour à la tonique.
Quant à l'opposition « consonance-dissonance »,
elle répond au concept de la pertinence et de la
différence. Est considéré comme consonant (accord
toléré ou conseillé) ce qui n'est pas dissonant. Et
réciproquement. Que certaines dissonances aient
été absorbées par les accords admis dans l'harmonie,
c'est la diachronie ; celle-ci ne se comprend qu'à
partir de l'opposition et du système des oppositions.
Ce système intervient dans la syntaxe musicale,
c'est-à-dire dans les groupements d'accords qu'uti·
lise !'harmoniste, dans la phrase et la succession des
phrases (composition) . Le musicien choisit l'oppo·
sition et l'intensité d'opposition (degrés conj oints
ou disj oints, tension ou relâchement par retour à
la tonique) qui lui conviennent. Toutefois, le système
d'oppositions ne régit pas entièrement l'agencement
des phrases. Le musicien, à l'époque classique, ne
songe pas à se passer de la mélodie ni du rythme.
La structure harmonique n'est qu'une dimension.
Elle devient prédominante et tyrannique au
x1x 8 siècle. Alors, une œuvre musicale se construit sur
un accord. La verticalité l'emporte, avec la supré·
matie du piano et l'exploitation parfaite des
ressources pianistiques (Chopin, Schumann) . Curieu·
sement, mais d'une façon qui ne saurait nous sur·
prendre, la dimension horizontale (la voix ou les voix,
leur entrelacement dans le contrepoint et la fugue)
se subordonne à la dimension verticale. Les oppo·
sitions (tension et détente) sont expressément ou
expressivement surdéterminées par des oppositions
280 Le langage et la aociéU

qui tendent vers le conflictuel. Le musicien se ressent


en proie au « monde • et se produit devant le « monde •.
Il est lui-même et autre. Il est le lieu du conflit entre
les lumières et les ténèbres, entre le bien et le mal,
entre le pur et l'impur. Les notes claires et l'acuité
des ha rmo ni ques symbolisent la pureté, la clarté,
la lumière, le divin. Les notes graves et les basses
symboli se nt lélément démoniaque. Le système
rationnel élaboré au xvme siècle se charge de roman­
tisme. Une sensibilité et une idéologie se rendent
perceptibles dans un symbolisme renouvelé en
utilisant les oppositions (paradigmatiques), en les
poussant même jusqu'au paroxysme 1• Ainsi le
sens intègre en les remodelant selon ses exigences
les structures formelles. Non sans inconvénients,
sans côtés négatifs. Cette exaspération annonce et
produit l'épuisement de l'harmonie classique. Sa
contradiction interne (le tonal pris comme référen­
tiel alors que l es douze sons de la gamme sont posés
comme équivalents) la fait éclater. La complexité
des accords et des timbres déborde la tonalité. Le
dépassement de l'harmonie s'accomplit dans des
directions rivales et mêlées : retour à d es échelles
privilégiant effectivement et sans contestation tel
son (modales) - emploi strictement équivalent des
douze sons (atonalité) - mélodie de timbres etc.
Ce dép ass eme nt remplit une longue période : de la
deuxième moitié du x r x e siècle à nos j ours.
Le rythme commande la syntaxe musicale propre·
ment dite. Les contrastes des temps forts et faibles,
des longs et des brefs, en constituent l'armature .
Une phrase se c ompos e d'une suite de mesure11

1. Cf. dans Schumann les deux thèmes : Eusebio et Florestan;y,


notamment dans les Kreuleriana.
Le code tridimensionnel 281

(cellules rythmiques). Avec la déchéance du 11 tyran


ut » (de la tonalité) le rythme se libère. Il se perfec­
tionne et des cellules plus complexes que dans la
période classique entrent en jeu. La musique clas­
sique tient de la prosodie gréco-romaine une partie
de ses rythmes, sinon tous. La cellule rythmique
serait-elle l'unité signifiante ? Non. Si l'on parle de
rythmes lents, précipités, haletants, c'est au niveau
des sens. Telle cellule rythmique (par exemple, chez
J.-S. Bach, l'anapeste) s'utilise de façons très diverses.
En corrélation avec les structures formelles résul­
tant du dépassement de l'harmonie classique, ces
structures syntactiques complexes tendent à pré­
dominer. Sur les ruines de l'harmonie ancienne,
devant les difficultés de l'harmonie nouvelle, de la
série et de l'atonalité, le rythme ae proclame roi.
La dimension symbolique et les oppositions para­
digmatiques (tension-détente) s'estompent et même
disparaissent. La percussion et les instruments à
percussion l'emportent et parfois restent seuls
maîtres du terrain. La dimension syntagmatique
devient exclusive. Non sans périls pour le rythme
lui-même, dont les contraintes s'ébranlent. Sea bases
biologiques (naturelles), la respiration, les cycles
vitaux, les temps de la spontanéité sont loin. Lorsque
la combinatoire et p lus encore l'aléatoire comme
tel deviennent techmquea de composition musicale,
le choix disparaît. L'auteur lui-même s'efface, en
tant que « subjectivité •. Et aussi le chef d 'orchestre.
On peut concevoir une musique dans laquelle le
« public • serait compositeur et auditeur, en préle­

vant au hasard parmi l'infinité des combinaisons


possibles des paquets sonores contrastants liés
peut-être selon les règles très générales d'une sorte
de grammaire, en éliminant les combinaisons les
282 Le langage et la société

p lus probables et les moins probables, banales ou


mtolérables.
Nous retrouvons - ce n'est pas la première fois
ni la dernière - une de nos thèses centrales . Dans
la société contemporaine, une tendance se fait j our
à privilégier la dimension syntagmatique, combi­
natoire, aléatoire (hasard que l'on cherche à utiliser
comme tel au lieu de le laisser maître). Pourquoi ?
Pour des raisons essentielles : la technicité, les
machines, la cybernétique, la théorie de l'informa­
tion. Avec l'idéologie qui s'y j oint : culte de la tech­
nique, opérationalisme, réduction effective (pratique)
de l'être humain à la dimension la mieux manipu­
lable techniquement. Nous n'avons ici qu'à constater,
quitte à en tirer les enseignements par ailleurs ou
plus loin, et à introduire notre critique.
Tenu compte de ces remarques, qui appellent
des développements ultérieurs - tenu compte éga­
lement des réserves déj à formulées, selon lesquelles
le code n'est pas exhaustif - nous proposons pour
la musique le schéma tridimensionnel, analogue
à celui du langage et permettant ainsi de marquer
les différences .
Dans le schéma ci-après, un linguiste de stricte
observance (formaliste ou structuraliste) critiquera
l'extension du concept de paradigme hors de la
morphologie grammaticale. Sans doute dira-t-il
que nous sortons de la linguistique pour entrer dans
la philosophie du langage. Nous rej etons cette obj ec­
tion. Si nous sortons de la linguistique, de la morpho­
logie, de la grammaire, de la syntaxe, c'est au nom
de la sociologie du langage, non pas d'une philo­
sophie. l\"ous ne transgressons ou transcendons pas
le domai ne des linguistes, celui de leur science, en
prétend n n t p e n , e r con ceptuellement ce domaine.
Le oode tridimensionnel 283
Dimension
. paradigmatique : harmonie

1
1 teRSÎoB • dlteBte

I•
degrû conjoirw • degrls disjoW.
conaoBaBces • dissonances
(accords • dlsaccords)

11
1

11

Dimension 1ymb olique : Dimension


syntagmatique : rythmes
mélodie
cellules
et dlcoupage,
comimii&I
et agmcemeBt des cellul•
•pressivi&I
rythmiques
combinaisona
liaiso M

C'est le langage qm, vivant, se dépasse sans cesse


vers « autre chose », la praxis, le sensible. Et qui les
rej oint. Ou bien il se détériore. En vérité, nous nous
mouvons le long de frontières que nous avons contri·
hué à tracer. Nous serions-nous transférés indûment
sur le plan des signifiés ? Mêlerions-nous, dans une
habélique confusion, indifférente aux enseignements
de Saussure, signifiants et signifiés ? Que non pas.
Par exemple. l'opposition « tension-détente » en
musique est formelle, signifiante. Nous disons que
le signifié (le contenu) dépend du sens, lequel s'ins·
taure à un certain niveau. La tension, selon le sens,
sera celle du vouloir, du désir, de l'action héroïque,
284 Le langage et la 1ociété

de l'effort, de l'échec menaçant. La détente sera


celle du repos, de la volupté, de la joie, de l'abandon,
de l'arrêt, du triomphe, de l'échec, de la mort.
Autre argument de poids en notre faveur : d'émi­
nents linguistes qui écartent une linguistique de la
parole distincte de la linguistique de la langue (non
conforme à la dichotomie saussurienne) n'en mettent
pas moins l'accent sur l'acte de parole, sur la langue
et le langage comme u energeia », capacité d'explo­
ration et de création, potentialité touj ours renouve­
lée 1• Nous nous trouvons d'accord avec ces tendances
qui semblent transgresser le « principe d'immanence •
et s'orienter vers notre thème : langue et société.
D'autre part, si l'on se contente de conclure que le
langage s'oriente vers la réalité, tend vers elle, la
11 copie » ou la « reflète », cela ne suffit pas. Même si
l'on indique comment la réalité et son image ne
sont pas immobiles 2, il faut aj outer que le langage
et le sens explorent le champ du possible pour le
réaliser.
Deux dernières remarques, ou plutôt deux confir­
mations. La musique peut se commenter verbale­
ment. C'est le rôle des critiques musicaux, des
esthéticiens de la musique. Sans compter les conver­
sations mondaines. Le commentaire verbal laisse
fuir le sens, qui échappe doublement aux mots :
en tant qu'inépuisable, en tant que sens propre­
ment musical. On peut affirmer que la musique a
son sens elle-même, à condition de préciser qu'il
s'agit bien d'un 1en1. L'analogie entre les deux
domaines leur permet de communiquer au niveau
1 . Dio1èM, n° 51 , E. Benveniste : Le lan1a1e el l'ezpérienee hu­
maina, p. 13 ; R. Jakobson : A la recherche de l'eaaenee du lan-
1age, p. 37-38.
2. A. SchaJI, ül. l..an1age el rlali", p. t 73.
Le code tridimeMionnel 285
supérieur et seulement à ce niveau, qui assure l'unité
de l'expérience esthétique dans l'unité (peut-être
brisée auj ourd'hui mais qui fut puissante) de l'ex­
périence humaine. C'est par en haut que les sens
(et les domaines) se rencontrent. La musique n'est
pas une langue, ni une parole. On ne peut la dire
11 langage » qu'avec réserve. Elle est sens incarné dans
le sensible, champ sémiologique. Le sens, en elle,
atteint la plénitude. Elle ne ressemble en rien à
l'image (et c'est sans doute pourquoi elle peut la
commenter dans les films). Pas d'oscillation pour
la musique entre le sensible et les mots. La musique
et le sens musical n'ont rien d'ambigu. C'est seule­
ment l'image, en raison de son ambiguïté, de la
pluralité des significations (polysémie), qui renvoie
au commentaire musical ou verbal, parce qu'elle
a besoin d'explications. D'où de fortes différences
entre ces champs sensibles chargés de sens : la
musique, les images, etc. Nous n'appliquerons pas
notre code aux images, bien que toute image ou
série d'images contienne un message, certain ou
incertain.
Il est possible que l'histoire de la musique éclaire
la question du langage. Et inversement. En parti­
culier le glissement de la musique vers la seule
dimension syntagmatique (rythmes marqués, per­
cussions, combinatoire de traits sonores) conj oint
au glissement du champ global vers le signal, nous
apporte quelques renseignements. Ne se pourrait-il
pas que l'effacement du symbolique devant le para­
digmatique et de ce dernier devant le syntagmatique
(combinatoire) caractérise l'histoire du langage
comme celle de la musique et des divers champs
sémiologiques ? Que dans cette direction s'exerce
l'influence du langage-objet depuis l'écriture, sans
286 Le langage et la société

omettre d'autres influences tenant au caractère


simultané (synchronique) des obj ets techniques ?
Il n'est pas dès lors étonnant de voir la linguistique
elle-même, en tant que connaissance relevant d'une
sociologie de la connaissance, glisser vers la linguis­
tique distributive, statistique et quantitative, vers
le combinatoire, vers les techniques des machines
à parler, vers la théorie des structures syntactiques 1.
Ne serait-ce pas un fait sociologique ? La linguis­
tique, ses préoccupations, ses concepts, ne peuvent
se séparer du langage puisque la linguistique ou
bien présuppose ou bien conittitue un métalangage.
Elle est donc comme le langage une partie d'une
situation théorique, un aspect d'une situation glo­
bale de la société et de la civilisation. Elle ne naît
pas n'importe comment, n'importe où. Pas plus que
l'esthétique. Que les gens soupçonneux ou suscep­
tibles n'interprètent pas de façon malveillante ces
déclarations. Si les symboles tombent dans le folk­
lore sans que rien de vivant les remplace, si les
sens s'effacent devant les significations et les signes
devant les signaux, on ne saurait en accuser les
linguistes !
Nous avons ailleurs 2 présenté le code qui permet
de déchiffrer le message philosophique, ou la philo­
sophie comme message. Avec les mêmes réserves.
Le code n'épuise pas la philosophie ; il permet au
contraire de déterminer ce qu'il y a en elle d'irré­
ductible, le projet de l'homme (accompli, total).
La prédominance du syntagmatique transparaît ici
dans le culte idolâtrique des systèmes et de la systé­
matisation, culte qui s'affirme étrangement depuis

1. N. Chomsky, cf. Diogène, lac. cit. et S. K. Saumjan.


2. Mélaphiloaoph�, Ed. de Minuit, coll. Arguments 1965.
Le code tridimensionnel 287

que les systèmes ont éclaté. Et d'abord le pl� s


achevé : l'hégélianisme. Les symboles meurent, mais
le discours philosophique sévit, avec une pseudo-
Dimension paradigmatique

vrai - fau:x;
fini - infini
sujer - objet
nécessaire - conringem
être - néant
même - autre
identique contradictoire
-

tolal partiel

fermé - ouvert

L
Ï------------- ------- ------1
1

1
1

1
1 1
1 1

Dimension symbolique Dimension syntagmatique


le Soleil de l'imelligibJ. cohérence
la Source de vérit4 systématisation
la Rose du Monde enchaînement rigourewc
l'Arbre du savoir démonstration

rigueur, celle des dissertations. Le genre philoso­


phique survit à la philosophie vivante, essai des
forces de l'homme, exploration de ses possibilités.
Appliquons maintenant le schéma à des formes
sociales, à des réalités sociales (contenus), considérées
288 Le la ngage et la aociété

comme dans leur forme. Ce qui n'épuise pas le con·


tenu, ni les fonctions ni les structures de ces réalités,
mais permet de classer les éléments formels. Voici
le schéma tridimensionnel de la Maison :

Dimension paradigmatique

1 accessible réservl •

1 ouver& privé
1 ex1érieur inlériel.&1'

1 accueillan& secre& •

j visible caché

1 ac1ivi1é repos
1 inlimité rela&ions

1 voisinage • éloignemen&

r--- - - ------- -1----- --- - - - - ,1


1
1 1
proprié&é)
Dimension symbolique Dimension syntagmatique
l'avoir (l11 ordre des pièces
'" famille e& raffilia1ion cheminemen&s
rlaér,i!Gge (pa&rimoine)
la con&inuilé vitale
l'hospitalité
l'origine, le pusé, rë1re
le corps (visage e& ffJfade •

in&érieur el ven&re)

Nous pouvons m@me étendre cette schématisation


jusqu'à u l'habitat » moderne.
Dans le • monde pavillonnaire », on peut dire que
la métaphore est reine. C'est une métaphore trans·
substantiante : un coin de pelouse, « c'est 11 la nature,
la santé, la joie, vécues de façon à la fois fictive et
réelle. Le symbole, miniaturisé, pullule : l'arbuste,
Le code tridimemionnel 289
le jet d'eau, l'animal en faïence, etc. Dans les grands
ensembles la métonymie l' emporte : le tout est dans
la partie et la partie équivaut au tout par permuta·

Dimension paradigmatique
!d o min an t e : le pavillon
1 s anl4 morbidité

nature fa ti it l c c
'I verdure pierre

i' inti?'il4 promiscu�


so le il o m br e

envuoM4'1'116 nt • vo1.nnage
'

1
r-�---- - -- �----�--�-----�-- 1 '

1 D1mens1on 1
Dimension symbolique 1yntagmatique dominante :
« l'habiter » « les grands ensembles »
(av o ir et être) contrastes : espaces
la Demeurs vides el pleins
arrangement
com b inaiso11
ordre formel
contiguit4

tion d'éléments identiques. Restent hors du classe·


ment codifié les interrogations << Qui a fait cela ? Qui
l'a voulu ou l'a fait sans le vouloir ? Comment ? Pour­
quoi ? Dans quel horizon, vers quelle . finalité ? Qui
« habite » ainsi ? Comment et pourquoi ? Quel est le
sens ou le non-sens de tout cela ? » Le schéma ne
donne qu' un cadre pour aborder ces questions.
290 Le langage et la aociété

La ville traditionnelle, la cité, peut se schématiser


de la même m a nière :

Dimension paradigmatique

!1 ville • campagne
dedans • dehors
1 ceni�e • périphérie
enceinte • portes
(limicea ea accès)
1
1

1
1

,--
1 - - -----------J______________ ï1
! 1
Dimension 1ymbolique Dimension syntagmatique
monumenta itinéraires
aiyle rlsearu: de relationa
mhnoire hialorique unit'8 d'habi1ado11 ea liailona
continuili

Ici l'éclatement de la ville comme forme (non com·


me ensemble de fonctions, bien entendu, ni de struc­
tures) coïncide avec la prédominance du syntagma­
tiqu e . La dimension symbolique a presque disparu
dans les « nouveaux ensembles » et s'est m étamorph o­
sée en • mi cro c os mes » dans les p avillon s de banlieue.
La dimension paradigmatique s'estompe. Seuls sub­
sistent des itinérairP-R de circulation et des réseaux
de t1 services •.
Nous pourrions appliquer le schéma aux obj ets
et au « monde des objets •. C o ntentons - no us pour
l'instant de schématiser les besoins :
Le colÙ tridimensionnel 291
Dimension paradigmatique

! élémentaires - suphieurs
1 sommaires - raffinés
1 biologiques - cul&urels
1 naturels - factices
1 nonna wi: - dévianla
1
1
1

1
1 - - - - -- - --- --- .,
r------------------
1 1
1 1
Dimension symbolique Dimension syntagmatique
le désir 11aiisfactions organisées
enchaînement ei liaison
des satura&ions

Ce n'est pas sans ironie que nous bornons ici à un


seul mot l'aspect symbolique. Le langage passe au
crible les besoins. Il les filtre et laisse passer seule­
ment ce que la société, telle qu'elle est, accepte et
entérine. Et pourtant subsiste cet irréductible ini­
tial et final, le Désir, principe d insatisfaction, d'ima­
'

gination, d appel au Possible. La prédominance du


'

syntagmatique se traduit dans l'idéologie de la con­


sommation : le bonheur et la satisfaction - la satu­
ration - s'identifient.
Plus schématiquement encore, nous pouvons figu­
rer la vie de la conscience. Nous avons déjà affirmé
que l'analyse du langage éclaire celle de la conscience
(comme forme) et inversement. Il n'y a d'ailleurs
pas coïncidence entre les analyses que l'on peut effec­
tuer de cette activité : passé, présent, avenir - mé­
moire et oubli, adhésion et refus, projet ou abandon -
déterminismes, hasards, volontés - objets, situa-
292 Le langage et la société

tions, actes, - comportements, attitudes, opinions -


-besoin, travail, jouissance, etc. Ces divers concepts,
élaborés par les sociologues, par les psychologues,
par la psycho-sociologie ou l'économie politique,
abordent par différents moyens et cheminements la
vie de l'être conscient, individuel et social, agissant
dans le « monde ». L'analyse dimensionnelle inspirée
de celle du langage semble montrer :

a) Une dimension symbolique.


La continuité fondamentale, considérée par les
philosophes comme « ontologique 1> ou « existentielle ».
Sous l' acquis, sous l'accumulé, sous la mémoire, sub­
sistent à la fois l'enfance et l'image-souvenir de l'en­
fance, donc un certain imaginaire, avec i:.es points
d'attache affectifs.

b) Une dimension paradigmatique.


La référence non à des obj ets mais à des oppositions
thématisées dont les termes signifient les uns par
rapport aux autres et forment un ensemble (le moi
et l' autrui, le bénéfique et le maléfique, le prochain
et le lointain, etc). Le choix entre ces termes révèle
la conscience spontanée et l' exploitation réfléchie de
l'acquis.

c) Une dimension syntagmatique.


L' agencement des données disponibles de l'action,
l'organisation des virtualités à partir des éléments
acquis et déj à bien découpés. Doi.c, à la limite, l ' opé­
ration décidée et logiquement pol.i'."suivie, la récep­
tion de l'imprévu dans les cadres du prévisible, l'in­
formation utilisée et captée en par tant de l' expé-
Le code tridimenai.onnel 293

rience (de la redondance, de la répétition des gestes,


des actes, des réflexions).
Cette analyse se proj ette tridimensionnellement
comme suit :
Dimension paradigmatique
I' présence • abaence
adhision • refus
intirEt • disintiressemene
J
r---- - - - --- ---- ---- - - --- - - - - 1
Dimension symbolique Dimension syntagmatiqut. 1
l'âme la personnalisaeion • les objees
personnalisis
l'ordre peraonnel des objees
(choses)
les combinaisons des objees
actes, gesses
la communicabiliti par
les objets personnalisis

Il n• est pas nécessaire de commenter longuement


ce schéma pour en montrer l'aspect critique. L'âme
se meurt, l'âme est morte. Hélas ! la chair n'en est
pas moins triste, alors qu'on n'arrive pas à lire tous
les livres. La présence n'a plus de force ; on la rat­
trape comme on peut. Quant à la voiture personna­
lisée, aux meubles personnalisés, aux vêtements per­
sonnalisés, ils j ouent un rôle déterminant. Ce sont des
mots, donc un langage, celui des obj ets, soumis à une
combinatoire, dans laquelle la liberté se définit par
le choix hasardeux entre les combinaisons.
En quoi et comment le Code civil est-il un code
dans l'acception linguistique (dans la dichotomie :
message-code) ? S'agit-il d'une identité de dénomi·
nation accidentelle (homonymie) et sans contenu ? Ou
294 Le langage et la société

d'un jeu de mots ? Non. A notre avis, le Code civil est


un code comme celui de la route, dans une accep­
tion à la fois linguistique, sémantique, sémiologique.
Opérationnel, il donne forme à un flux de rapports
humains qui sans lui risqueraient de dériver vers le
chaos ou l'informe. Il ordonne ces rapports. En même
temps il les exprime : il leur apporte un langage précis,
en utilisant des signes et significations antérieurs à
son élaboration. Au début du XIXe siècle, Napoléon
le promulgua au moment où (en France) les rapports
constitutifs de la société nouvelle (capitalisme concur­
rentiel) étaient prêts à recevoir cette formalisation,
établie à partir des formes pratiques : le contrat,
l'échange, la propriété. Institué au niveau des rap·
ports juridiques, il s'articule avec les rapports de pro­
priété qui, déjà, existaient avec une certaine forme
(inachevée, non formulée comme telle), et lui appor­
taient un contenu. Le signifié de ce signi fiant, c'est un
ordre, l'ordre de la société en formation. Le droit
confère une stabilité, une structure, à l'ensemble des
rapports de production et de propriété inhérents à
cette pratique sociale. Un nombre fini de lois permet
de comprendre et de régler un nombre illimité de
situations et de rôles. Une multitude d'événements
temporels viennent s'inscrire - approximativement
- sur et dans un cadre fixe.
Au début du X I Xe siècle, l'effervescence révolu­
tionnaire qui a accompagné la mutation s'apaise.
Elle laisse derrière elle un chaos plus apparent que
réel. Le Code civil, code des contrats, des échanges
et de la propriété, déchiffre (décripte) ce chaos, révèle
l'ordre qu'il recèle, instaure effectivement l'ordon­
nance exigée et attendue. Il ne consiste :e as seule­
ment en un recueil de lois déduites de prmcipes. Il
stipule, il 1 code » un certain nombre de rôles sociaux :
LB code tridimenaionnel 295
le Père de famille, l' É pouse, le Propriétaire, le Con­
tractant, l'Héritier - rôles sociaux essentiels à cette
société. Ainsi il l'éclaire. Il perce de sa lumière les

!lins� qu'il préoccupe jusqu'à les fasciner, jusqu'à les


profondeurs cachées de cette société. N'est-ce pas

mspirer, Stendhal et Balzac ? Tous deux voulurent


écrire comme le Code civil. Ils y virent l'instrument
de décryptage d'une réalité hautement complexe.
Plus encore que la Déclaration des droits de l'homme
et du citoyen qui l'appuie et le légitime.
Nous y retrouvons une dimension symbolique, à
savoir le Propriétaire de biens immobiliers, terres
et maisons, figure d'origine féodale. Le bourgeois n'ap­
paraît pas comme tel dans le Code de la bourgeoisie ;
il transparaît dans les symbolismes de la raison, de
la loi, des vertus masculines (mâles ou viriles) qui
lui font cortège. Statue, stature et statut incarnant
l'état des choses et l' É tat, la grande figure du Pro­
priétaire domine symboliquement les formes régle­
mentées. Cet homme est par définition !'Harmonieux
et le Parfait, le Satisfait de son sort, de ses fonctions,
de son ordre intérieur et extérieur.
La dimension paradigmatique se condense en un
système clair et net d'oppositions pertinentes : le
légal et l'illégal, l'égalité et l'inégalité, la propriété
et la non-propriété. Quant à la dimension syntag·
matique, elle consiste en procédure des contrats, en
formalismes juridiques réglant la succession des
actes qui relèvent du droit.
Ce classement tridimensionnel met en évidence
les lacunes, les trous, les manques du Code, qui furent
et sont encore ceux de la société elle-même. On sait
que les groupes concrets (les jeunes, les enfants, les
femmes, les travailleurs, etc. ) sont quelque peu négli­
gés dans ce Code formel et général. Des sous-codes
296 Le langage et la société

vinrent peu à peu le compléter, insuffisamment, et


s'y intégrer, plus ou moins bien.
Le classement ne montre pas le fonctionnement
réel de la société et de sa praxis, en particulier le fait
que les lois se tournent, se détournent, se contour­
nent. Et que telle est la « fonction » de nombreux
« hommes de loi » qui s'emploient tantôt à combler
les lacunes, tantôt à infléchir les règles formelles
selon des intérêts particuliers, tantôt à légaliser
purement et simplement des abus. Comme le Code,
sa mise en forme dimensionnelle laisse échapp er les
cas et la casuistique, les exceptions qui confirment
et infirment les règles.
Généralisons, toujours en prenant garde d'extra­
poler. Nous disposons d'une grille que nous porons
sur les textes et les « réalités 11 pour les décrypter.
Nous saisissons peut-être, en partie, comment un
processu11 temporel s'investit dans un champ, com­
ment une diachronie s'inscrit dans une synchronie.
L'analyse des niveaux, l'analyse des dimensions,
l'analyse des fréquences nous donnent au moins trois
voie11 d'approche convergentes de ce phénomène capi­
tal. Il est vrai que nous postulons leur convergence,
qu'une distance continue à séparer ces voies et
qu'entre elles subsiste peut-être ce qui déviendra
thème et obj et d'une autre analyse.
Qu'est-ce qu'un texte ? Nous pouvons généraliser
cette notion. Regardons autour de nous : la rue avec
les maisons, les gens avec leurs visages, gestes, vête·
ments, les appartements avec leurs meubles. Nous
avons sous nos yeux un texte social. La notion de
ta;te et celle de champ se recoupent. Un texte social
est un champ sensible chargé de sens à travers des
signes et des valeurs. Différents niveaux s'articulent.
Nou s avons déj à indiqué comment l'étude du lan-
Le code tridimensionnel 297

gage, de l'écriture et de la lecture peuvent éclairer


la perception des choses (ce que les philosophes et les
psychologues appellent « perception ». Le11 niveaux
de perception se retrouvent dans la lecture des textes
sociaux. L'analyse dimensionnelle et l'analyse fré­
quentielle s'y aj outent. Nous avons déjà construit
un code tridimensionnel à propos de la maison et de
la ville. L'étude des fréquences déterminerait, dans
la même perspective, les éléments chiffrables, leur
rareté ou leur répétition.
Dans notre exemple, les « sémantèmes », tels que
la fenêtre, la porte, s'articulent en maisons et en rues ;
les rues constituent une ville au sens traditionnel,
c'est-à-dire un champ sensible chargé de sens : Flo­
rence, Venise, une médina. Un tel ensemble groupe
signes et valeurs dans un sens global, qui se révèle
à celui qui le cherche, qui apparait mal au promeneur,
au tounste et même à l'usager qui s'en désintéresse
et n'aperçoit que trivialité dans les symboles et les
sens. Les traits distinctifs - les cintres, voûtes, ogi­
ves, formes des fenêtres, des portes et des toits -
sont subordonnés au style, c'est-à-dire au sens, quand
il y a vraiment ville. Le sens ? C'est une cité, une
façon de vivre, parfois (à Paris, à Rome, à Moscou)
une conception du monde (vraie ou fausse).
En nous inspirant du langage et de son étude, nous
parvenons peu à peu à une méthodologie très géné­
rale. Nous considérons les sociétés comme un mes­
sage perpétuel (temporel) à décoder, c'est-à-dire à
changer en tableaux synoptiques (synchroniques)
pour autant qu'il s'y prête, c'est-à-dire qu'il produit
lui-même de tels ensembles donnés simultanément.
Le message de la société est double : le texte offert à
nos yeux (le paysage, la ville) et le langage lui-même,
texte verbal.
Le langage et la aociéU

Pour bien les saisir comme textes sociaux, une


série d'opérations s'impose : un premier moment, celui
de l'étonnement, que suit un second moment, celui
de la distance critique. Nous devons continuer à
regarder, à écouter, mais pas comme celui qui regarde
et écoute dans la vie quotidienne, p ris dans le texte,
intégré aux systèmes, signe parmi les signes. Nous
ébranlons et dissolvons l'impression du familier, du
connu, du déjà vu. Même les redondances et répéti­
tions dans le texte nous surprendront. Alors et ainsi
nous faisons apparaître l'inconnu dans l'apparem·
ment connu : le message et l'urgence du décodage.
Impossible de comprendre (de décoder) un système
en étant pris dans le système, « signe parmi les signes ».
Pour comprendre une société, il ne faut ni lui être
extérieur ni lui être intérieur, pris, séduit, capté.
Une bonne diatance doit se trouver, analogue à celle
qui permet aux yeux de lire, aux oreilles d'entendre.
Critique et distanciation sont à la hase de la connais­
sance sociologique.
Ensuite, nous attaquons l'analyse du texte : ni­
veaux, dimensions, fréquences. Notamment, nous
construisons les codes qui nous permettront de clas·
ser les signifiants et de mieux saisir leurs rapports
avec le sens.
a) A partir du texte sensible.
Nous nous efforcerons de discerner les champs
sémiologiques. C'est l'ensemble de la pra:i;is ou pra·
tique sociale, c'est-à-dire des activités productrices
et créatrices que nous voulons atteindre. L'appro·
priation du monde sensible se distingue des rapports
entre les êtres humains, de la praxis proprement
dite, sans se séparer d'eux. A l'appropriation du
monde sensible, qui s' opère de telle façon que les
Le code tridimensionnel 299

activités pratiques - avec les rapports inhérents à


ces activités - s'y investissent et s'y inscrivent, nous
réservons le nom de po ièsis. Praxis et poièsis sont
distinctes et liées. L'étude des champs sémiologiques
nous permet d'atteindre leur jonction et la manière
dont elles opèrent conjointement dans le temps social
pour façonner l'espace social.
La construction du code se fait selon les règles
formelles déjà stipulées. Nous supposons tout acte
de communication investi dans un champ (où le
communicable apparaît et transparaît, non sans
pertes et dégâts, illusions et désillusions) selon des
niveaux, des dimensions, des fréquences. Dans les
dimensions, nous cherchons le sym bolisme (contenus
émotifs véhiculés par des images privilégiées, u ex­
pressivité », affectivité) - le paradigmatique (oppo·
sitions inhérentes au champ et à la saisie du champ)
- le syntagmatique (les modes de liaison, d'associa­
tion, de contraste, entre les éléments du champ
donné).
En somme , qu'est-ce qu'un code ? Dans notre pers­
pective, c'est un classement préétabli de signifiants,
opéré à partir de messages déjà connus ou décryptés
par ce moyen, et qui permet de déchiffrer des mes·
sages nouveaux, inconnus ou méconnus.
Par le déchiffrement, c'est-à-dire par le moyen du
code, les signes du message inconnu se chargent de
significations . Ils révèlent les signifiés. La superpo·
sition intellectuelle du message et du code (ensemble
formel) est indispensable pour qu'apparaissent clai­
rement les signifiés, pour approcher valeurs et sens.
Le code est formel. Il a pour principale propriété
la cohérence. Donc la fermeture. Et cependant il
n'arrive à se clore que par réduction. Sauf dans quel­
ques cas limites (code de la route). C'est assez dire
300 Le langage et la société

que l'application d'un code manifeste des résidus


auxquels ensuite doit s'appliquer la recherche ana­
lytique. Les éléments hautement complexes, les
« valeurs » et plus encore les sens, se manifestent
généralement comme résiduels par rapport aux pre­
mières analyses (niveaux, dimensions, fréquences).
Le code, pris isolément et surtout dans sa pro­
jection graphique (schéma sur la page blanche)
fixe ce qu'il veut saisir ; il projette en une forme
figée et en une structure statique un perpétuel
mouvement : l'inscription incessante d'événements
(actes et situations) dans les ensembles d'obj ets.
Déjà, dans le langage, c'est à chaque instant du
temps parcouru par la parole que s'effectuent les
opérations distinguées et rej ointes par l'analyse. Le
schéma devrait se proj eter ainsi :

Sêlectioa !êlection Sélection

t t �f dea
Plan '- oppuiliona,
.,...,.. (almanlique)
11 1 1

1
P.racligma
1 1
T T' f T'' 1

--> - - -;71-
S t
- --- -
·S y
� �
----- - - - - - - - - - ...
t
À:u du eombinailona
Plan asaocioti/
Déœupa&• m unit'8
Syntogmaa

S =symboles incorporés au mouvement.


En T, T', T", il se passe touj ours quelque chose.
Quoi ? l'accrochage ou le décrochage, le recours au
symbole, le choix, l'association. La surcharge du
dénoté par des connotations. L'ouverture vers
Le code tridimensionnel 301
l'horizon du sens ou son obscurcissement, ou sa
perte.
S'il faut admettre que dans la vie pratique nous
percePons les champs (ce que saisit l'analyse des
niveaux) , qu'en même temps nous les décodons (ce
dont s'efforce de rendre compte l'analyse dimension­
nelle) et cela dans des situations ou devant des objets
dotés de certaines fréquences (ce qu'étudie la
méthode mathématique), il faut admettre que ces
opérations ordinaires se déroulent avec une vitesse
extraordinaire. Lorsque nous parcourons une ville,
nous ressemblons à celui qui écoute un fragment
musical fixé sur un disque. Plus : nous sommes l'élec·
trophone lui-même ; nous reconstituons le phénomène
temporel à partir de son inscription dans un espace.
Appareil imparfait mais beaucoup plus sensible
que l'instrument matériel réalisé par les techniciens.
Une telle complexité d'opérations ne peut aisément
se schématiser. De plus, lacunes, insuffisances,
échecs, sont touj ours possibles. C'est la contre­
partie de l'ouverture (vers le possible). Pris dans sa
littéralité, le code montrerait plutôt la tendance à
la dégradation. Il fige ; les significations se fixent,
en devenant prédominantes, dans leurs détails
distinctifs. Après quoi, les signes eux-mêmes se
décrochent des signifiés. N'est-ce pas ce qui arrive
quand on lit un texte écrit ? Il faut s'y reprendre
plusieurs fois pour en deviner et pour en saisir plei­
nement le sens. Au cours de ces approximations,
valeurs et significations se succèdent, se confrontent,
s'affrontent dans la lecture. Il arrive que les mots se

'3 ientôt il n'y a plus sous nos yeux que des mots,
détachent, chacun avec son signifié, et se séparent.

des syllabes, des lettres, dépourvus de signification


et plus encore de sens. Le schéma permet de
302 Le langage et la aociété

comprendre ces mouvements, à condition de les resti­


tuer dans le mouvement.
Pour déchiffrer un message concret (un texte social,)
l'appel aux mots du langage est indispensable. Nous
ne pouvons nous en passer. Par rapport aux champs
sensibles (sémiologiques), le langage de la société
considérée j oue déjà le rôle d'un métalangage. Mais
il ne peut jouer ce rôle dans la connaissance que s'il
est utilisé de façon critique, avec la distanciation
convenable. Sans quoi on reproduit simplement les
commentaires verbaux familiers, par lesquels les gens,
dans la vie quotidienne, s'expliquent les uns aux
autres la musique, les images, les rues et la ville,
Ie.s vêtements, les groupes, les classes, la façon de
vivre.
b) Nous passons ttinsi à un second ordre de consi­
dérations, à une seconde démarche. Le langage dans
lequel une société s'exprime, ce langage qui permet le
décryptage des champs sensibles, a lui-même besoin
d'un décodage. Examiné avec recul et distance criti·
que, il apparaît riche d'inconnu.
Alors, pour chaque « communauté linguistique »
et aussi pour chaque groupe, chaque classe sociale,
nous pouvons essayer de construire un code. Nous
chercherons les symboles, en lea distinguant selon
leur importance, leur influence, leur fréquence.
Dans l'ensemble des symboles, nous mettons les
emblèmes (drapeaux, blasons) «JUi rendent sensible
l'appartenance au groupe et le cimentent, selon l'ex·
pression de G. Gurvitch. Nous établirons ensuite le
système des o ppositions paradigmatiques qui carac·
térisent la société ou le groupe considéré : le permis
et l'interdit, le naturel et le cultivé, le normal et
l'anormal, etc. Nous n'avons pas caché la difficulté
de cette recherche : clore la liste des oppositions,
Le coda tridimenBionnel 303

montrer sa cohésion, hiérarchiser ses éléments en


qualité (importance) et quantité (fréquence). Enfin,
nous tentons de reconstituer les séquences d'actes
et aussi de situatiolul et d'objets, qui s'enchaînent
dans le groupe et le caractérisent.
C'est une démarche métalinguistique mais non tranB­
linguistique. Nous pensons avoir montr écomment
procéder en prélevant dans le langage les éléments
de l'analyse, en les classant, en les faisant entrer
dans la forme de l'analyse et dans la construction
du code. Démarche légitime à condition de saisir
le langage dans son mouvement, dans sa globalité,
dans son rapport avec la pratique, c'est-à-dire avec
le champ entier des possibilités (et non pas avec une
« réalité • déterminée, considérée comme accomplie
et fixée).
En fait, les sociologues n'ont jamais procédé
autrement. Ils n'ont pu procéder autrement. Ils
étudiaient soit les textes sociaux et les champs
partiels à la clarté du langage, soit le langage lui­
même. Ils élucidaient les symbolismes, construi­
saient le paradigme social des groupes considérés,
déterminaient les co nsécutions et conséquences des
actes sociaux. Mais ils accomplissaient parfois ces
démarches en mêlant niveaux et dimensions, en
confondant leurs visions subjectives (leur philo­
sophie) avec la globalité du texte social (avec son
sens). C'est ainsi qu ils attribuaient aux symboles
'

un privilège exorbitant, qu'ils appréciaient les


paradigmes selon leur éthique, qu'ils méconnais­
saient les séquences effectives (des actes et situations
et objets) dans la société examinée.
Il serait aisé d'étudier rétrospectivement avec
cette procédure l'œuvre d'un grand sociologue,
Durkheim, par exemple. Il attachait tant d'impor-
304 Le langage et la société

tance aux symboles qu'ils portaient ou supportaient


pour lui la conscience collective ; ce qui « ontolo­
gise » simultanément les symboles et la conscience
des groupes. Démarche que la critique structura­
liste dénonce à juste titre. Ensuite Durkheim cons­
truisait les paradigmes à sa manière : organique et
mécanique - sacré et profane - magique et reli­
gieux, etc. Ensuite ou simultanément, il déterminait
les liaisons des actes : obligations et sanctions 1•
Nous explicitons donc ici les démarches analytiques
et synthétiques confusément poursuivies par la
connaissance scientifique des sociétés anciennes ou
modernes.
La praxis s' envisage comme un texte, comme
un message vaste et confus, comprenant divers
champs. Le langage courant en est le code. C'est-à­
dire que le contenu de la vie sociale se prend avec
sa forme ; il est donné avec sa forme, sans qu'il y
ait équivalence ou immanence réciproques.
A son tour, le langage se prend comme contenu
(message) qu'il s'agit de déchiffrer, en tenant compte
de l'expérience humaine globale qu'il comprend et
du possible qu'il vise.
1'héorie des formes.
Nous considérons tour à tour le langage comme
forme et comme contenu : comme la forme du
èontenu social, et comme contenu dont nous éla­
borons la forme. Ainsi le mouvement dialectique
inhérent au langage dans son rapport avec la société
devient à un niveau supérieur objet de connaissance.
Repris, ce mouvement devient thème d'une réflexion
sur l'homme et la société. La réflexivité du
langage se réfléchit elle-même dans une science
1 . Cf. J. Duvignaud, Durkheim, P. U. F., 1965.
Le code tridimensionnel 305
qui cherche les points de suture du langage et de
la vie sociale.
Entendons-nous bien. Les contenus ne sont connus
�ue par la forme, dans leur forme ; ils ne sont « vécus »
que pour autant qu'ils ont une forme. Comment
l'être humain serait-il conscient d'un contenu sans
qu'une forme appropriée élabore et façonne ce
contenu ? Un contenu brut ne peut ni se comprendre
dans le « vécu » immédiat ni se concevoir dans la
théorie. Pas plus qu'une forme « pure » absolument.
Les formes ne sont donc pas imposées au contenu
par la connaissance, ni dans la pratique ni dans la
science. Elles en naissent ; elles en émergent ; elles
« sont » les formes spécifiques de contenus spécifiques.
Le langage est la forme spécifique du contenu social
dans sa globalité et son sens. Ce qui ne veut pas
dire que la forme du langage soit la seule forme
entrant dans la praxis. Les autres formes doivent
passer par le langage ; elles doivent pouvoir s'énon­
cer, se désigner. Mais l'analyse, précisément, dis­
cerne la forme linguistique (celle de la langue) des
autres formes qu'elle véhicule et supporte.
Le mot « forme » n'est pas des plus clairs. Il a
d'abord une acception triviale : la forme donnée
par une opération (une technè) à une matière. Le
bois prend, sous la main du menuisier, sous ses
instruments - rabot, scie, marteau - la forme
d'une table, d'une chaise, d'une planche. On parle
aussi de la forme littéraire donnée à un « fond ».
En esthétique, ou en critique d'art, le mot « forme »
désigne tantôt un genre (la forme romanesque ou
poétique), tantôt une qualité plastique (la forme
d'_un objet d'art) . Les psychologues entendent par
forme ce qui se détache sur un fond et aussi l'en­
semble qui intègre des parties ( Gestalt).
306 Le langage et la société

Dans cette confusion, la linguistique nous oriente.


Elle dégage un concept de la forme, aussi clair et
distinct que possible : la langue comme système
de signes. Les logiciens avaient commencé cette
élaboration ; la forme apparaissait déjà avec ses
qualités et propriétés : rationalité, caractère abs­
trait et cependant concret et « réel ».
La forme à laquelle nous nous reportons ne coïn­
cide pas exactement avec celle des logiciens. La
forme logique doit s'extraire des énoncés, des pro­
positions, du langage. Admettons que les formes
logiques contiennent des universaux linguistiques.
Ces universaux, qui émergeaient de l'expérience
accumulée des générations dans la pratique sociale,
n'apparaissent pas comme tels dans le langage. Il
faut les y déceler, les en dégager.
Les formes sociales dont nous parlons sont
constituées et instituées. Elles donnent lieu à des
institutions. Ce qui leur confère une surprenante élas­
ticité. Elles s'adaptent, comme on dit, à des contenus
différents, en se conservant. La rigidité que les
sociologues, au début de leur science, attribuaient
aux institutions, était un leurre. Les formes, non
les contenus, assurent la durée des œuvres humaines.
Ce qui est vrai de la forme logique et mathématique
(extraite ou abstraite des signes linguistiques -
élaborée comme système rigoureux, opératoire,
de signes) l'est aussi de la forme juridique. Le
droit date des Romains. Il a traversé les âges. Le
droit socialiste lui-même, . selon Marx et dans la
pratique actuelle, s'inspire du droit romain. C'est
le droit des contrats et des équivalences dans
les échanges. La forme juridique élaborée, c'est le

La /orme politique possède la même élasticité.


Code.
Le co<k tridimensionnel 307

Les conditions du pouvoir ont cent fois changé.


Les contenus et les contradictions dans les contenus
se modifient sans cesse. La forme du pouvoir -
l' É tat - se perpétue et même se perfectionne.
La religion ? C'est la part maudite (et sacrée)
de l'homme : mélange informe d'existence inévitable
(vivre, souffrir, mourir, subir le temps et le lieu,
l'originel et l'accompli}, somme d'éléments non
dominés, d'impuissantes représentations de notre
impuissance, de symboles tantôt brisés, tantôt
fascinants. Elle a réussi à prendre forme idéologique,
à travers la philosophie dont ce fut une fonction.
Toute philosophie cache une théologie ou une théo­
gonie. La religion se réfléchit en théologie par la
médiation des philosophes : avec eux - contre eux
à l'occasion. Surtout, elle a réussi à prendre forme
politique. L' É glise est un É tat ; l' Islam sans église
est directement politique. La religion se maintient
par la forme idéologico-politique.
En esthétique, le mot forme se prend dans des
acceptions si différentes que nous entrons un peu
plus dans la brume des confusions. Il semble pourtant
que nous puissions introduire le concept de forme
esthétique. Telle œuvre apparaît comme œuvre d'art,
et non pas comme produit consommable autrement,
ou comme œuvre philosophique, politique etc. Elle
a reçu forme esthétique.
La forme philosophique se dé finit plus aisément,
puisqu'une recherche spéculative (désintéressée,
contemplative) et un ensemble de concepts entrent
dans la philosophie en constituant un système. Réflé­
chissant ou méditant sur une totalité présupposée
(le 11 monde, le « cosmos »} , le philosophe la saisit en
un tout qu'il organise. La systématisation cohérente
assure la durée des pensées du philosophe et de
308 Le langage et la société

plus fait de la philosophie une institution ( cultu­


relle, comme on dit).
Forme logique, forme juridique, forme politique,
forme esthétique, forme philosophique, ainsi se
présente le tableau succinct des formes. Nous réser­
vons pour la fin la plus importante, la plus vivace
peut-être de ces formes : la marchandise, abstraction
formelle qui devient sensible dans l'argent (la mon­
naie, le moyen matériel de l'échange) . Les biens,
les « choses », réalités matérielles, revêtent dans
certaines conditions cette forme qui les métamor­
phose sans les toucher, qui les lance dans un destin
différent de leur matérialité et de leur correspon­
dance avec les besoins humains : l'échange.
Le contenu de ces formes, en profondeur, c'est un
continu. Les mathématiques consistent, en partie
du moins, en un effort pour saisir au moyen de formes
discontinues (nombres et pour commencer les
nombres entiers, opérations et o:e érateurs, segments
et lignes, groupes, etc.) le contmu, le non-dénom­
brable. Ce qui peut se dire aussi du sensible, de la
pensée analytique et des activités techniques. Dans
les infinies nuances du monde extérieur, l'activité
sociale distingue des frontières, des limites ; elle
les accentue jusqu'à séparer des objets, des choses,
des régions, des pays, bref tout ce qui œçoit nomi­
nation.
Le continu, c'est le transitif, le transitoire, les
nuances, les gradations insensibles. Or, tout est
transition et transitoire, c'est-à-dire mouvement.
L'opération efficace (technè) cherche à stabiliser
ce qu'elle constitue. La logique, c'est la science
générale des stabilités : des réalités provisoirement
et approximativement arrachées au devenir univer­
sel, détachées et fixées. La continuité n'a pas pour
Le code tridimensionnel 309
autant « valeur ontologique ». Le continu ? Il est
touj ours relatif. La continuité de ce trait tracé sur
cette page ne peut se confondre avec la continuité
du temps biologique ou du temps social. Ce trait,
tracé continuement en un certain laps de temps,
reste continu sur la page. La continuité du temps
s'inscrit dans la continuité spatiale, sur laquelle
peut s'exercer la pensée analytique. Ce continu a
déj à une forme spatiale dont il est le contenu ; il
se donne à nous dans cette forme ; en même temps
il résiste à cette forme. Il ne s'épuise dans et par aucune
analyse formelle. Le contenu (le continu) se mani­
feste à l'analyse comme résiduel.
Il ne s'agit donc pas d'une continuité fondamen­
tale, « ontologique », psychique ou autre, que vien·
draient briser l'action, le langage, (le discours). Il ne
s'agit pas davantage de discontinuités arbitraires
ou de figures articulées découpées dans un tel continu
fondamental par l'entendement humain. Nous ne
revenons pas vers les thèses des philosophes. Au
contraire, l'étude du langage permet d'élucider ces
interrogations de la philosophie. Les formes, ce sont
des modalités de la pratique sociale. La langue nous
montre comment opère une rationalité incomplète,
tantôt efficace, tantôt impuissante (qui se meut sans
cesse entre un secteur relativement dominé du monde,
et le vaste secteur non dominé). Cette raison en acte,
imparfaite, se cherchant, s'incarnant en objets et
en œuvres - et d'abord dans cette œuvre impar­
faite mais efficace, le langage - .c'est celle des hom·
mes en société.
Le continu et le contenu ne consistent pas seule­
ment en temporalité et spatialité données, distinc·
tes et liées. Plus « loin », plus « profond » (encore que
ces termes métaphoriques se prêtent à des abus),
310 Le langage et la aociété

voici la nature : un chaos. Pas seulement ambiguïté


ou ambivalence, aggravées ou suscitées par la cul­
ture, plus ou moins factices. Pas seulement les conflits
émoussés, aménagés, réduits, du quotidien. Non.
Devant nous se découvre un mélange informe de dou­
leur et de plaisir, de volupté et d'horreur, d'efforts
et de j eu, d'appétit et de férocité, d'attrait et de
dégoût : la vie « spontanée », biologique, animale.
Dans ce chaos originel, qui persiste en lui-même,
l'être humain social s'efforce d'introduire une appro­
priation par le moyen de formes, dont la puissance
créatrice (poiètique) apparaît à côté de la technè qui
façonne et de la pra:z:ia qui organise. Selon nous,
c'est cette appropriation qui donne lieu au aena, qui
est son lieu de naissance. La technè et la pra,:i;is res·
teraient aux niveaux inférieurs (significations et
« valeurs » ) . Lorsque l'appropriation (poièsis) s'es­
tompe, le sens s'obscurcit ; il y a non-sens, absurdité.
L'action humaine ne s'efforce pas seulement de
produire des obj ets mais d'introduire une ordon­
nance supérieure : par exemple de produire à volonté
du plaisir (sans contre-partie), de la volupté (sans
dégoût, sans horreur), donc pura. L'homme cultivé
le souhaite mais n'y parvient pas bien. Il poursuit
l'abstraction formelle du plaisir, son ombre. Il lui
arrive d'atteindre la satisfaction, sans plaisir, alors
que jadis les humains eurent du plaisir et parfois
de la j oie sans satisfaction. Froideur et frigidité ne
viendraient-elles pas de ce fantôme obsédant et pré­
senté dans le langage comme forme : le plaisir à l'état
« p u r », la forme abstraite du plaisir, œuvre dès lors
manquée ?
A ce nive a u , l' opposition « nature-culture » prend
sens. La culture vise, maladroitement, non sans
malentendus et méconnaissances, l' appropriation
Le code tridimensionntJl 311

de la nature. L'opposition s'accentue, devient conflic­


tuelle. En même temps, elle tombe. Ce n'est pas
une opposition substantielle, mais une abstraction,
produit elle-même de l'abstraction générale. Il y a
une dualité interne à l'être humain, pour autant qu'il
s'appuie sur des signes (le langage, la logique, les
mathématiques) afin de dominer la nature en lui et
autour de lui, afin de créer dans le ci monde 11 son
monde. L'être humain veut s'approprier sa nature
interne, alors qu'il veut mattriser la nature externe.
Avec les mêmes moyens ou des moyens analogues.
La dualité le scinde. La nature, c'est alors le résidu de
l'appropriation, ce qui résiste, ce qui ne se laisse pas
encore saisir.
Toute forme a un caractère discontinu et une unité
spécifique, qui se maintient à travers les unités dis­
crètes : c'est l'articulation. Nous introduisons ici le
projet d'une étude des opérations concrètes des for­
mes. Par exemple, comment agit la forme juridique ?
la forme politique ? Comment saisissent-elles leur
contenu changeant ? Comment s'appliquent-elles à
des situations particulières et singulières, en nombre
illimité, à partir de quelques principes ? De la forme
juridique, nous savons qu'elle s'applique à des actes
distincts - contrats, échanges d'équivalents - à
partir de rapp orts de propriété permanents (jusqu'à
un certain pomt). Nous savons qu'elle impose ordre et
structure aux relations individuelles, qui sont d'un
niveau supérieur de complexité.
L'étude de la langue révèle la manière d'opérer des
formes : unités et niveaux d'articulation - dimen­
sions - fréquences des unités. Le discontinu formel
ne peut s'infliger du dehors en le violentant à un
contenu (à un continu) qui ne le supporterait pas. Le
premier contenu de la langue avec ses unités discrètes,
312 L e langage e t l a société

le premier continu qu'elle renferme (auquel elle donne


forme), n'est-ce pas la parole ? L'incessante commu­
nication entre les êtres humains - avec ce qui la
précède, le continu spontané des gestes, des mimiques,
des cris, des gémissements, des appels, « expressivité »
qui passe dans la dimension symbolique du langage,
mais à travers des activités qui déj à se distinguent
les unes des autres - prend forme articulée.
Basées sur des discontinuités relatives, les accen­
tuant, les utilisant pour constituer une nouvelle unité,
les formes sont distinctes, c'est-à-dire discontinues
les unes par rapport aux autres, extérieures, donc
rivales. Il est clair qu'elles ne sont pas et ne peuvent
rester sans relations. En premier lieu, chacune s'ef­
force de s'ériger en absolu, en essence ou substance.
Elle .s'autonomise. Si quelque discours s'occupe de
l'ess tnce du politique, ou de la religion, ou de l'idéo­
logie, ou de la f,hilosophie ou de l'art, son thème sous­
j acent, c'est l hypostase de la forme, c'est la forme
prise pour modèle de la réalité humaine, pour mesure
des hommes et du monde. A ce titre, chaque forme
suscite un « esprit », l'esp rit juridique, philosophique,
religieux. Chaque « esprit » prend pour critère de l'ac­
tion et de la pensée le maintien de la forme dont il
se veut partisan, son perfectionnement, sa domina­
tion sur le monde. En ce sens, nous pouvons affirmer
que chaque forme est aliénante-aliénée. En tant qu'elle
se proclame exclusive et unique, chaque forme engage
le combat contre les autres. L'histoire des formes se
compose de leur formation (genèse) , de leurs luttes
(affrontements), de leurs compromis.
De ce point de vue, le contenu change de sens. Il
nous apparaissait comme chaotique. Les formes
imposaient un ordre à l'informe. Maintenant, le
contenu apparaît comme commun aux formes : leur
Le code tridimensionnel 313

sol, le terrain nourricier dont elles émergent. Elles


voudraient s'en passer pour demeurer dans leur subs­
tance éternelle : systèmes, É tat, philosophie, droit.
Le contenu humain résiste aux formes et les relie
dans une commune mesure. Pour chacune d'elles, ce
n'est qu'un résidu, qu'elle cherche à absorber : ce
que nous appelons la quotidienneté, banale et pré­
cieuse, et aussi ce qu'on nomme d'un mot clef la
« nature ». La réduction complète, nous la jugeons
impossible. A la somme des formes qui luttent pour
la domination s'oppose l'ensemble des résidus. Or
le langage sert à « parler » toutes les formes. Toutes
les formes se servent de lui. Aucune ne peut le capter
complètement. Vis-à-vis d'elles, et non sans dété­
rioration possible, il est résiduel. Il fait partie du
contenu, du quotidien. Cha que résidu, obj et de nou­
velles tentatives de réduction, contient un noyau
irréductible. Pour ce qui est de la forme linguistique,
nous avons tenté de montrer un double noyau d'ir­
réductibilité : le symbolisme et le sens lui-même. (La
puissance réductrice étant ici la signification for­
melle, la dimension combinatoire - syntactique -
dont elle autorise les prétentions à la prédominance.)
Les formes et les activités qu'elles suscitent ne per·
dent jamais leur temps ; elles s'agitent ; elles visen1
l'autorité, la préséance, la domination, par toute!
sortes de moyens, la fin de ces moyens résidant en elle·
même. Et cependant, elles perdront le Temps, ca1
le temps les perdra. Elles ne parviennent pas à cap·
ter la temporalité, bien que le secret de leurs origine!
soit l'inscription de la temporalité dans une simul·
tanéité. Le temps qui s'inscrit en elle les ronge. CettE
double efficacité de la durée - produire ou créer dei
œuvres qui « sont » données dans un tout simultané,
dissoudre ou dégrader ou briser ces ensembles -
314 Ls langage et la société

nous la voyons autour de nous. Le temps n'a pas


qu'une seule détermination immanente. Il est double:
créateur, destructeur. Quant aux formes, elles s'usent
dans leur effort colossal pour se mondialiser, pour
occuper le monde et devenir le monde. Elles se confron­
tent. Elles ne convergent pas, elles divergent. Le rési­
duel, à savoir le contenu (l'humain) ne peut disparaître.
Et même il se définit ainsi peu à peu, irréductibi­
lités, résistances, voire révoltes et même révolutions.
Sous cet angle, dans cette perspective, la société
se définit comme ensemble à la fois hiérarchique et
conflictuel de formes dont les liens et rapports chan­
gent avec la conj oncture, qui pourchassent des rési­
dus et s'efforcent de les réduire, non sans se confron­
ter et s'affronter.
Notre étude critique a porté j usqu'ici sur la forme
(et les formes). Nous avons en passant souligné la
distinction entre trois termes et trois concepts : forme,
fonction, structure.
On pourrait s'étonner : une période pendant la­
quelle l'on a construit des branches entières de la
connaissance à partir du concept de différence (d'op·
position, de polarité, de complémentarité, etc.) est
aussi celle où l'on a brouillé et mêlé et confondu les
concepts différents. Or nous savons comment. For·
malisme, fonctionalisme, structuralisme sont des
idéologies élaborées par ce double procédé : réduction
(abusive) - extrapolation (sans limites) .
Quelles fonctions attribuer a u langage ? Rappelons
la thèse de R. Jakobson : il tente de déterminer ces
fonctions en discriminant les diverses accentuations
du message. Il peut s'axer sur le destinateur, sur le
destinataire, sur le contact, sur le message lui-même,
sur le référentiel et enfin sur le code. Nous aurions
ainsi trois couples de fonctions : expressive, conative,
Le code tridimensionnel 315
de contact, poétique, référentielle et enfin méta-lin­
guistique. Aux observations déj à formulées sur les
thèses de l'éminent linguiste, nous en aj outerons une
dernière qui confirme les précédentes. Les fonctions
du langage, déterminées selon R. Jakobson, posent
fort bien les questions : « Qui ? A qui ? Pour qui ?
Quoi ? Pour quoi ? Comment ? » « Qui parle ? A qui
s'adresse celui qui parle ? De quelle manière établit-il
le lien et la communication ? De quoi parle-t-il ? Que
dit-il ? Qui vise-t-il en parlant ? Comment s'y prend-il
pour se faire comprendre ? » Or, ces interrogations
restent sans réponse si l'on se maintient à l'intérieur
du message linguistique. Le linguiste qui se fonde
sur le postulat d'immanence déclarera que les répon­
ses sont trans-linguistiques. Nous affirmons, une
fois de plus, que demandes et réponses se situent aux
confins de la pure forme linguistique, dans le rapport
concret entre cette forme et le contenu social. Le
« pur » linguiste demande et sa demande, soumise par
lui aux contraintes du postulat d'immanence for­
melle, demeure sans réponse.
Il nous semble ici qu'en évitant la confusion entre
forme et fonction nous posons plus correctement le
problème des fonctions. Nécessaire en tant qu'ana­
lyse formelle à l'intérieur du langage, la théorie de
R. Jakobson ne suffit pas ; elle se dépasse vers l'étude
des fonctions réelles (sociales) parce que le langage en
tant que forme se dépasse lui-même, perpétuelle­
ment (dans un mouvement perpétuel) vers la « réa­
lité » sociale, vers la pratique, le champ des possibi­
lités et celui des sens investis dans le sensible.
Fonctions du langage dans la société.
Parmi les fonctions discernées par les théoriciens
- linguistes, philosophes, sociologues - nous allons
316 Le langage et la société

opérer un tri. Nous n'en admettrons aucune sans


discussion. D'autre part, nous en introduirons :
a) Le langage serait à la fois une institution et un
instrument. « La fonction essentielle de cet instru­
ment qu'est une langue est celle de la communica­
tion 1 11 déclare A. Martinet. La fonction communi­
cative serait ainsi la fonction fondamentale du lan­
gage. Nous dirons : « non et oui », c'est-à-dire que
nous n'accepterons cette définition qu'avec réticence.
Pourquoi ? Parce que nous n'a"'°ns cessé de montrer,
contre un certain dogmatisme des linguistes, que les
meilleures communications entre les êtres humains,
les plus vivantes, les plus féconde1>, s'accomplissent
sur et dans des champs sémiologiques, non linguisti­
ques dans l'acception stricte de ce terme : la musique,
l'image, la ville, les paysages, etc. 1.
Si l'on définit le langage par la communication, on
tend réciproquement à définir la communication par
le langage. Or, dans la vie sociale, rien ne s' accomplit
sans communication. L'opération réductrice que l'on
poursuit sans s'en apercevoir a un résultat. Le lan­
gage devient « phénomène social total ». Les autres
formes de la vie sociale, avec les contenus, se rédui­
sent au langage. Elles passent pour des aspects ou
fragments du langage : pour des langages partiels.
Dès lors, on croit pouvoir « tout » saisir à partir du
. langage, en résolvant les activités humaines dans la .
communication langagière. On ne pose plus la ques-

1 . Élém ents, p. 13.


2 . N o u • n o u s placerions a u x côtés de R. B arthes contre l e s purs
linguistes (A. Martinet, G. Mounin) non sans critiquer la tentative
de sy stématisation j akobsonienne qui apparaît dano le dernier écri t,
plusieurs fois cit é , de R. B arthes - non sans retenir quelques élé­
ments de base apportés par ces linguistes, en p articulier la do uble
articulation.
Le code tridimensionnel 317
tion concrète : « Comment telle activité, telle forme
peut-elle s'énoncer ? Comment tel contenu peut-il se
dire, se désigner ? »
Notre étude a voulu montrer que le langage n'est
pas u phénomène social total » (en admettant que ce
phénomène existe, c'est-à-dire qu'il ait été réel et le
soit encore de nos j ours, dans notre société) . Si le
langage paraît phénomène total, cela tient à des cir­
constances, à une conj oncture, par exemple à l'effa­
cement des notions de praœis, ou d'activité produc­
trice, à la disparition des « référentiels » ou d'un code
général commun aux membres de notre société. Alors,
le discours, fait de lieux communs, devient le niveau
prédominant, le « lieu commun » où se rencontrent les
gens qui communiquent ainsi, ou croient communi­
quer.
Au-dessus du langage, au niveau « sub-linguisti­
que », il y a ce que les philosophes nomment l' ea:is­
tentiel- « nature », douleur, besoin, plaisir, désir,
vieillissement, mort, espace et temps. Il y a des repré­
sentations confusément et communément admises.
Dans le « supra-linguistique », il y a l'essentiel, visé
par le langage, atteint à travers lui : les concepts, les
« universaux », les sens. Y compris des entités notoi­
rement fictives, partiellement imaginaires ou repré­
sentées imaginairement (symboliquement), partiel­
lement vécues : la j eunesse, la féminité, la virilité. Et
aussi la francité (pour les membres de la communauté
linguistique qui parle la langue française), et l'his­
toricité (ce qui est perçu comme historique, etc.) Le
langage, niveau moyen, médiation, instaure une
transition perpétuelle entre le sub-linguistique et le
supra-linguistique. Ce qui fait partie pour nous de
sa fonction relationnelle. L'individuel, ce qui se nom­
me d'un nom propre, apparaît au niveau inférieur,
318 LB langage et la 1ociété

transparaît dans le langage, réapparaît au mveau


le plus élevé, celui des sens.
Tenons-nous ici les éléments d'une structure dei
1en1, que nous avons annoncée et qui se situerait dans
cette configuration : l'essentiel, au niveau des « uni­
versaux 11 (l'humain, le mondial, le « réel », du moins
ce qui est saisi comme tel dans une société à travers
son langage) et des entités (la féminité, la virilité,
etc. ) ? Sans doute, mais avec une réserve expresse.
Cette structure est subordonnée à la conj oncture.
Elle change. La configuration se modifie sans cesse.
Par exemple, l'historicité (ce qui est perçu comme
historique par un peuple et investi comme tel dans
la langue en même temps que dans les monuments
et les œuvres) ne reste j amais en repos, ne se stabilise
pas. De même la représentation du masculin et du
féminin. L'historicité et l'actualité, la virilité et la
féminité, la juvénilité et la ma turité, ne s'opposent
pas à la manière des oppositions formelles. Nous
atteignons, avec le sens, l'unité de la forme et du
contenu, des signifiants et des signifiés, ces derniers
prédominant. Quant aux universaux, l'analyse y
décèle des idéologies. Cette analyse ne peut s'effec·
tuer à partir du seul langage, ni par la seule démarche
linguistique ou sociologique. Une démarche analy·
tique et critique, qui reprend « l'esprit philosophique »
mais n'est plus exactement l'esprit des philosophes,
est indispensable.
Cette démarche critique, d'autre part, s'accomplit
perpétuellement dans la vie quotidienne et dans la
pratique. En fait, les « universaux » déçoivent ; chaque
fois qu'on les porte à l'absolu, par une extrapolation
inévitable, on s'aperçoit de leur insuffisance. Les en·
tités ne déçoivent pas moins et laissent frustrés ceux
qui les adop tent. L' « essentiel », sans c es se , e1t mis à
Le code tridimen&ionnel 319
l'épreuve, non seulement dans le langage, mais dans la
vie « réelle ». La vie quotidienne impo�e une confron­
tation incessante entre ces termes que désignèrent
les philosophes mais dont ils ne purent stipuler l'or­
donnance sinon logiquement et abstraitement : le
singulier (l'individuel, ce qui se nomme d'un nom
propre et unique) - le particulier (les particularités
des membres d'un groupe, d'un peuple, d'une nation)
- le général (ce qui passe dans le langage et ensuite
dans la connaissance, comme dépôts et trésors acquis)
- l'uni11ersel (ce qui peut s'attribuer à la vérité).
Cette configura tion nous apparaît sous l'aspect nou­
veau d'une structur e du sens, j amais fixée, jamais
achevée. La confrontation prend un aspect dramati­
que, du fait que l'individuel est à la fois au départ
et à l'arrivée , en bas et en haut, ce qu'il y a de plus
confus et ce qu'il y a de plus subtilement élaboré.
Dans le trésor, l'individuel, c'est la gangue - et le
diamant. C'est le résidu le plus précieux.
La fonction relationnelle du langage n'échappe
pas à la relati11ité. Bien plus, elle nous permet de
souligner le caractère relatif de tout langage.
A l'intérieur d'une « communauté linguistique »,
selon notre analyse, la communication ne s'éta­
blit donc pas et ne se maintient pas à l'aide du seul
langage. Elle comporte l'ensemble des détermina­
tion& sociologiques, y compris les « champs » sen­
sibles (sémiologiques) qui sont des œuvres (collec­
tives). Que ces champs ne soient pas décryptables
par le langage courant de la communauté, encore
qu'elle le tente sans arrêt possible, qu'il y faille
une analyse et un langage propres, cela ne saurait
nous gêner. Au contraire. Cela montre que du point
de vue sociologique, les signifiés ne se réduisent
pas aux signifiants : ces derniers, indispensables,
Le langage et la société
conduisent vers les signifiés ; la j onction signifié­
signifiant au niveau supérieur et à l'échelle la plus
large exige la recherche d'un langage propre, celui
de la science sociologique, comme l'investigation
la plus haute sur les signifiants pose aux linguistes
le problème du métalangage.
Si cela est vrai à l'intérieur d'une « communauté
linguistique », ne serait-ce pas encore plus vrai
des rapports entre les diverses communautés,
c'est-à-dire entre les langues, les civilisations, les
cultures ? Cette question enveloppe mais déborde celles
de la traduction, du bilinguisme et du multilinguisme.
La communication suppose les « champs ». Il faut
montrer les obj ets, les produits, les œuvres. Il faut
dire les activités, et plus encore les situations spéci­
fiques.
Ici nous retrouvons, nous reconnaissons, la notion
d'une « structure des sens », qui ne se réduirait
pas à une structure purement formelle des signi­
fiants (par exemple à la grammaire universelle et
génératrice de N. Chomsky). Pour une société -
rappelons-le en insistant - la structure des sens
consisterait en une configuration ou constellation 1 :
sy m boles spécifiques - concep t (universaux) pré­
tendant à l'universalité mais en fait relatifs à cette
société - essentialités ou entités générales donnant
forme aux rapports de cette société. Au niveau
de ces termes, distincts mais indépendants, la -
communication entre « communautés » se conçoit.
A ce niveau, celui du sens (et des sens), l'apparte­
nance (à une communauté linguistique : peuple,
1 . Terme employé un peu difléremment dans la u glossématique 1
de Hjemslev, lequel met l ' a c cent sur l' usage et non sur le schéma
formel. Nous retrouvons ici certaines conclusions de G. Mounio
(op. cil.) et de M arcel Cohen (cf. notamment Dio1ène, n° 15, 1956).
Le code tridimenBionneZ 321

nation) est constamment signifiée. Elle est aussi


signifiante, réglant l'emploi des formes. Elle peut
être notifiée, c'est-à-dire intentionnellement signi­
fiée. Elle peut être aussi témoignée, c'est-à-dire
involontairement révélée par un interlocuteur
dans un dialogue, sans le savoir et sans le vouloir,
de façon plus intéressante et plus complexe que
selon une notification voulue.
A ce niveau, certains indices (mots, avec la sur­
détermination des significations littérales dans
et par le sens - locutions, tournures, stéréotypes
- mais encore plus des constructions, assemblages,
« tons » et « styles •) trahissent l'appartenance,
donc dévoilent. A ce niveau, la trahison intéresse
davantage que la traduction correcte, qui se veut
rationnellement conduite.
Les indices privilégiés conduisent vers d'autres
analyses, par exemple vers l'étude des idéologies.
Nous comprenons sous ce terme l'inspiration et
l'insertion sociale des œuvres d'art et de connais­
sance au même titre que les croyances, cela va
sans dire. Au-delà des idéologies se révèlent et
peuvent s'atteindre des comportements, des « men·
talités » spécifiques (nationales), des modalités de
la division du travail propres à chaque société,
des techniques et aussi l'organisation du temps
et de l'espace sous-j acente à la langue.
Une idéologie comprend touj ours - que son
agent d'élaboration ou d'utilisation soit un groupe,
une classe ou une nation - plusieurs aspects :
représentation de soi pour soi, rep résentation des
autres pour soi, représentation de soi pour les autres.
Plusieurs images s'entrecroisent : image du monde,
image de la société, image de l'homme. Et cela à
travers quelque chose de partiel (qui se veut total)
322 Le langage et la aoclétd

et de partial (qui se dit vrai) : l'idéologie. Avec


une tendance à la cohérence, et même à la systé­
matisation, ce qui n'exclut pas les contradictions,
voire les incohérences.
Sous cet angle sociologique, les idéologies sont
éléments et aspects essentiels des cultures et des civi­
lisations. Sauf dans les sociétés dites « archaï­
ques •, où il y a des récits mythiques mais non
pas d'idéologies au sens précis du terme, c'est-à­
dire un ensemble de représentations mêlant des
concepts avec des interprétations tendancieuses,
prétendant au général et à l'universel.
Les idéologies passent dans le langage et y pré­
lèvent leurs matériaux. Elles y sont impliquées,
donc aignifiéea. Les structures du sens restent rela­
tivement constantes à travers les représentations
et images mentionnées plus haut, qui s'envelop­
pent et se heurtent. C'est précisément ainsi qu'elles
se manifestent comme structures, ayant � our contenu
caché - à déceler par analyse spécifique - les
idéologies. C'est aussi à ce niveau que les struc­
tures du sens sont normatives, c'est-à-dire à la fois
stimulantes et contraignantes pour les individus
et les groupes sociaux.
Un double mouvement traverse le langage, ver­
ticalement (de l'existentiel à l'essentiel) et trans­
versalement, ou latéralement (vers les champ11
sensibles, c'est-à-dire l'investissement des sens) .
C'est le mouvement dialectique du langage. Si
l'interrogation se cantonne dans la communica­
tion verbale, elle tourne et retourne sans fin les
termes du problème. Est-ce que les gens commu­
niquent vraiment, authentiquement, effectivement ?
Est-ce qu'ils ne seraient pas seuls avec leurs mots,
du bavardage à la poésie ? Dans la praa:ia les êtres
Le code tridimensionnel 823
humains communiquent par le contexte sensible
du discours autant et plus que par le langage et le
discours pris à part. Les visages, les vêtements,
les ameublements, les gestes (cérémonieux, ou
spontanés), la musique et les chansons, et ainsi de
suite, j ouent un rôle aussi grand que le langage.
Les membres d'une société s'entendent à travers
des « choses » qui ne sont pas exactement des choses
(isolées, mortes) . Sans négliger le rapport des groupes
humains avec ce qu'ils font : produits et œuvres,
activités et actions, tactiques et stratégies, spec­
tacles, drames exigeant participation, fêtes, etc.
Certains champs partiels ne se suffisent pas
(l'image). D 'autres se suffisent (la musique ; la
peinture, bien différente celle-ci de l'image). Les
uns renvoient au langage ; le langage renvoie aux
autres. Il explore les champs ; il scrute le réel et
le possible, le proche et l'horizon. Il constate des
lacunes, des trous, des vides, des blancs du
texte social. Le langage permet de combler ces
vides, momentanément ou durablement, par des
interprétations ou des hypothèses. Il se situe au
centre, médiation entre les champs, chemin pour
passer de l'un à l'autre. C'est une fonction relation­
nelle. De cet ensemble résulte la communication,
touj ours recommencée, jamais arrêtée, jamais
complète. Comment le premier soin d'une socio­
logie du langage et de la communication ne serait-il
pas de réintégrer cet ensemble dans la théorie? Il
apporte la contrepartie, à savoir des contenus, à
la théorie de la société comme ensemble de formes,
attachées à cette forme centrale et médiatrice à la
fois, le langage.
Pour ces raisons, non sans risquer les blâmes
des spécialistes, nous n' admettons la fonction de
324 Le langage et la société

communication du langage, comme fonction pro·


pre, que sous bénéfice d'inventaire. La fonction
de communication est inhérente à la praxis entière,
bien plus qu'immanente au langage, niveau (néces·
saire mais insuffisant) de l'expérience humaine.
b) Nous attribuerons au langage une fonction
cumulat i11e, celle de conserver et d'accumuler les
enseignements de l'expérience. Fonction histori·
que et sociale par excellence.
F. de Saussure a tenté de comprendre le mode
d'existence du langage. Mode paradoxal : il n'est
rien sans les gens qui le parlent, et il pèse sur eux.
Il n'existe pas sans les actes de parole et la connais­
sance doit le séparer de ces actes pour le saisir. Il
ne peut se comparer à un objet et seul le langage­
obj et peut s'analyser. Il est à la fois ce qu'il y a de
plus intérieur et de plus extérieur aux consciences,
aux actes humains. Il a les caractères d'une institu­
tion et semble spontané. Une notion importante,
déj à plusieurs fois mentionnée, permet à Saussure
de résoudre cette contradiction : • Si nous pouvions
embrasser la somme des images verbales emma·
gasinées chez tous les individus, nous toucherions
le lien social qui constitue la langue. C'est un tré­
sor déposé par la pratique de la parole dans les
sujets appartenant à une même communauté i .11 •

Ce dépôt, qui a la forme linguistique, forme un sys·


tème cohérent. Seule cette cohérence assure l'en­
tente des locuteurs et la permanence de la langue.
Les changements d'un tel système sont lents ; ils
obéissent à des lois internes, garantissant l'unité
du fait linguistique.

1.. Coura, p. 89. Cl. aUlli p. 98 (avec la note det éditeurs, 1ee
'16vee).
LB code tridimensionNl 325
Depuis Saussure, la linguistique structurale a
accentué, en ne retenant que ce caractère, la notion
de « tout » ou de « système ». Dans la mise en pers­
pective structuraliste, le temps s'estompe, la dia­
chronie s'efface au profit de la synchronie. La fonc­
tion du « trésor » et du « dépôt », c'est-à-dire
d'un ensemble qui s'accroît et se modifie, disparaît.
On en vient à opposer, à partir d'une analyse du
langage, les sociétés sans histoire et les sociétés
avec histoire, les groupes « froids 11 et les groupes
a chauds D. Comme s'il y avait deux espèces d'hom­
mes vivant en société et deux types à j amais séparés
de sociétés humaines 1 !
Cependant, si le langage ne change que lente­
ment, assurant de ce fait l'unité des générations
successives dans la même communauté, garantis­
sant la continuité de la culture et de la réalité
nationales, il enregistre les changements, voire les
mutations. Elles s'y inscrivent. Impossible de le
définir, en dehors de l'historicité, par la seule stabi­
lité de la forme ou l'immobilité des structures : par
le seul système. La fonction cumulative du langage,
à notre avis, lui est inhérente. Il faut expliquer
non pas comment elle s'introduit, mais comment
elle ne fonctionne pas, c'est-à-dire comment la
pratique de certaines sociétés entrave ou interdit
l'accumulation.
Nous avons devant nous une contradiction entre
le diachronique et le synchronique, qu'il s'agit
d'abord de pousser jusqu'au bout, ensuite de ré­
soudre. La distinction des niYeaua; nous le permet.
Il y a une différence essentielle entre le niveau

1. Cl. Lévi-Strauss et ion école. Cf. Notamment le n° précité de


la revue I' Arc.
326 Le langage et la société

des inventaires limités et celui des inventaires


ouverts. La morphologie change avec lenteur.
D ans la langue qui dès lors se conçoit comme super­
position de rythmes inégaux dans le temps, le niveau
phonologique et grammatical constitue la part
la plus stable. Il est même possible qu'à ce niveau
les changements n'obéissent qu'à des lois imma­
nentes. La linguistique historisante, évolution­
niste par idéologie, voulut expliquer les change­
ments morphologiques par des causes ou des
raisons sociales (exemple célèbre : le futur antérieur
apparaîtrait avec les communes médiévales et les
débuts de la royauté parce qu'alors l'ordre social,
celui de la ville et du pouvoir central, permettait
de prévoir l'avenir et obligeait à l'organiser ration­
nellement) . Or, un tableau synchronique des formes
(grammaticales) laisse des cases vides, des symé­
tries non explicitées. Il est donc possible que les
modifications morphologiques viennent remplir
des cases sur le tableau (en reprenant l'exemple
précité, il y aurait apparition simultanée par rai­
son de symétrie du plus-que-parfait et du futur
antérieur).
Quoi qu'il en soit, le niveau des unités signifiantes
- à savoir le dictionnaire, le vocabulaire, les
lexiques - reste oupert. Il n'y a pas, semble-t-il,_
de système lexical clos. C'est donc à ce niveau que
la langue joue le rôle de trésor dans lequel s'accu­
mulent les acquisitions de la culture et de la civi­
lisation. Si la société dans laquelle une langue
s'insère et qu'elle « exprime » est statique, le trésor
ne change guère. Si elle croît quantitativement,
surtout si qualitativement elle se développe, le
trésor augmente. Bien entendu, il ne s'agit pas
d'une croissance quantitative et seulement quanti-
Le code tridimensionnel 327

tative : d'une augmentation du nombre total des


mots (selon une loi d'accumulation « exponentielle »
ou « logistique ») . Une langue, sous l'aspect lexico­
logique, se compose de sous-ensembles de mots,
de sous-systèmes, de groupes. Nous avons retenu
cette idée et tenté de la mettre en lumière. Les
lexiques sont touj ours partiels, incomplets, ouverts.
La complexité de leurs éléments et leur nombre
vont en croissant. Le caractère cumulatif ne vient
pas du langage comme tel. Celui-ci permet ; il ne
détermine pas le caractère de la société dont il est
partie intégrante. Il conserve ce qu'elle amasse
et n'en est ni la cause ni la raison. Par rapport aux
recherches structurales, les études lexicales tombent
auj ourd'hui dans une inj uste obscurité. De patients
et modestes chercheurs les poursuivent. On ne peut
qu'admirer l'effort de ceux qui mettent en fiche
les mots concernant tel domaine del' activité humaine,
pour les classer, en discerner les significations (ce
qui confère aux recherches lexicologiques une
portée sémantique) 1 .
Ces études mettent en évidence des « mots clés »,
ou « maîtres mots » autour desquels, comme
autour des noyaux, s'organisent des sous-systèmes.
Ces groupements croissent, se développent, décli­
nent, disparaissent, réapparaissent parfois méta­
morphosés. La recherche lexicologique se relie
ainsi à une linguistique et à une sémantique dia­
chroniques, restituant le temps.
1 . Nous pouvons citer les travaux du Centre d'hisloire du lexique
politique, à l' É cole normale supérieure de Saint-Cloud, visant la
constitution d'un glossaire du vocabulaire politique français, à
partir d'un dépouillement méthodique (indexation) des principaux
auteurs : Rousseau, Montesquieu, Voltaire, Diderot. A ) ' É cole pra·
tique des hautes études, à Paris, fonctionne un laboratoire de lexi­
cologie (M. Wagner).
328 Le langage et la société

c) Avec la fonction cumulative, nous introduisons


le concept d'une fonction situationnelle. Le lan­
gage permet de décrire et de dire des situations.
Ce terme ne doit pas se prendre (non plus que
d'autres termes déj à employés, tels que u dépôt 11
ou « trésor ») dans une acception étroite. Les
« situations » vécues, traversées, surmontées ne
sont pas seulement celles des individus avec leurs
drames, mais celles des groupes, y compris les classes
sociales, les peuples, les nations. Au fondement
du concept de communication, en deçà ou au-delà
des champs sensibles, il y a les situations parta­
gées i. Le sens provient de situations et renvoie
à des situations. Le concept de « situation » ne
peut se dissocier du concept de réalité (sociale)
mais il le précise ; il lui est aussi nécessaire que celui
de possibilité. Sans ces adj onctions, le concept
de « réalité • devient le plus froid, le plus abstrait,
le plus irréel des concepts. Une théone analytique
et synthétique des situations (individuelles et
collectives) dans le langage aurait autant d'intérêt
qu'une étude lexicologique. Elle la couronnerait.
La « situation 11 ne peut se cerner par la philosophie,
bien que les philosophes aient entrevu le concept.
L'histoire d'abord, puis la sociologie et la psycho­
logie apportent à cette théorie des éléments, à
condition d'introduire une pensée et un mouve-_
ment dialectiques. Une situation est ou n'est pas
conflictuelle. Entre les deux extrêmes, le conflit
paroxystique et la quasi-absence de conflit, il y a
un éventail de possibilités : les contradictions
1 . Cf. le liV1'e déjà cité de G. Mounio qui met en valeur l' apport
de Bloomfield sur ce point. Le contenu, le signifié ou plutôt le réfé­
rentiel ne peuvent se définir seulement par rapport à dee conceptll
ou à des choses, mail par rapport à des aituationa.
Le code tridimensionnel 329

latentes, émoussées, repoussées, - les ambiguités,


supportées ou maintenues. Il y a des situations
inextricables, d'autres peu extricables, d'autres
simples et faciles.
Prenons un exemple historique pour indiquer
ce que nous entendons par « situation D. Sous le
Second Empire, la France connaît une croi&Bance
économique remarquable. Le déJJeloppement social
et politique ne suit pas. Il est paralysé. D'où le
mécontentement, les troubles, la défaite, la tenta·
tive révolutionnaire. Situation inverse sous la
I I Ie République : stagnation économique dans
l'ensemble. Les milieux dirigeants veulent faire
de la France une nation de rentiers. Pourtant un
certain développement social et politique se pour·
suit ; le retard du social et du politique sur l'écono·
mique se comble partiellement. Une vie idéologi·
que, littéraire et artistique assez brillante masque
la base stagnante du régime. Il faut de nouvelles
défaites pour y mettre fin. D'où nouveau renver·
sement de la situation : une croissance remarquable
avec un développement quasi nul. La situation se
retrouve, mais les données ont changé.
Comment ces situations ne s'exprimeraient-elles
pas dans le langage ? ( Il serait curieux par exemple
de comparer écrits et discours présentant les grandes
Expositions, depuis celle de 1864, en ce qui concerne
la France, pour saisir des différences dans le voca­
bulaire, dans la rhétorique et dans le sens 1).
L'expansion et le retrait, l'offensive et la défensive,
1 . Le fil conducteur de nos analyses vient ici en pleine clarté :
la modernité, c'est une situation et non pas une essence. C'est la si·
tuation mondiale aujourd'hui : transition, mutation, vers un hori­
zon ouvert et peut-être béant, vers des possibilités sans limites mais
mal déterminées.
330 Le langage et la société

la montée et la chute, la tension et l'abandon, la


réussite et l'échec, l'acceptation et le refus, définissent
des situations. Y aurait-il une sorte de tableau
d'oppositions caractéristiques ? Ou bien encore une
logique des situations - individuelles ou non en
rapport avec la logique des décisions ? En effet, à
chaque situation, à ses interrogations et problèmes,
il faut répondre par oui ou par non.
Cette logique des situations, éventuellement,
permettrait de les classer, d'observer leurs fréquences
et leurs contextes. Peut-être une telle logique parti­
rait-elle d'une étude du langage. Elle aurait ses
limites. La j eunesse et la vieillesse ne relèvent pas
d'une logique, mais d'une temporalité qui crée des
situations avec une grande indifférence. L'adolescence
est une situation. Un sociologue attentif à la société
contemporaine étudiera la u situation de crédit » où se
trouvent tant d'individus et de familles dans la
société actuelle, situation qui relève de l'économie
politique et des rapports sociaux dans un cadre
économique et politique, plus que d'une logi que.
Nous avons rencontré plusieurs fois la distmc­
tion tripartite : obj ets - actes - situation. Nous
avons mis en évidence, croyons-nous, la distinction
également tripartite : signification - valeur - sens.
N'y aurait-il pas une correspondance ou concordance
entre ces deux suites, entre ces deux analyses ? Les
significations désignent des obj ets par la médiation de
concepts. Les actes introduisent ou accentuent des
valeurs ; ils « valorisent » des obj ets : nager dans la
mer, courir sur la plage, creuser le sable, etc. Un
obj et se détache et reçoit une accentuation momen­
tanément privilégiée parmi un groupe (les fluides
où l'homme peut nager, les endroits où l'on peut
courir, etc.). Quant aux situations, elles se dévoi·
Le code tridimensionnel 331

lent dans le sens et le sens se déploie en les révélant.


A propos des situations concrètes, singulières (celles
des individus), particulières (celles des groupes) , géné­
rales (celles des pays, peuples et nations), univer­
selles (les situations mondiales auxquelles partici­
p ent tous les êtres humains , qu'ils traversent)
s'explicitent les sens.
L'analyse du langage permettrait ainsi de serrer
de plus près l'analyse de la praxis. Inversement,
l'analyse de la praxis en éclairant une fonction du
langage - la fonction situationnelle - permet de
serrer de plus près l'analyse des langues. L'unité à
double face des signifiants (significations, valeurs,
sens) et des signifiés (obj ets, actes, situations) se
rétablit au niveau le plus élevé : situations et sens.
d) Admettrons-nous une fonction rationnelle du
langage ? Nous avons cru devoir distinguer la forme
logique de la pensée et sa forme linguistique (celle
de la langue considérée comme forme) . La forme
logique s'obtient par élaboration à partir du lan­
gage, mais elle exige une activité déterminée, spécia­
lisée, opérant sur le langage, le réduisant. On a parlé
de « logèmes », unités logiques, comme de « mélèmes »,
unités d'expression musicale, ou de « délirèmes »,
unités morbides. Ces excès caricaturent la combi­
natoire généralisée à laquelle on aboutit sous cou­
vert de structuralisme. Ils jettent le discrédit sur
l'idéologie qui les couvre. En même temps, ils en
montrent l'orientation.
Qu'il y ait dans la langue une rationalité diffuse,
confuse, c'est incontestable. D'où provient-elle ?
Des activités à l' œuvre dans la pratique sociale.
S'agit-il du travail, de son organisation et de sa
division, des techniques u tilisées ? Sans doute, mais
aussi des actions engagées par les groupes, de leurs
332 Le langage et la aociété

tactiques et stratégies. Et des autres institutions. La


rationalité diffuse vient aussi se concentrer dans
l' É tat, dans la philosophie, dans l'art. Enfin, là où
le langage semble se rationaliser au cours de son
histoire - dans les sociétés européennes occiden­
tales - c'est un trait qui lui vient du caractère de
ces sociétés. Ce caractère a besoin d'être expliqué par
ailleurs. Nous ne pouvons oublier que le sens, dans
de nombreuses sociétés, ne fut pas ou n'est pas
celui de l'organisation rationnelle, non plus que
celui du bonheur (individuel ou collectif). Ces sociétés
- qui l'ignore ? - ont eu ou peut-être auront des
styles, présents dans les œuvres, plutôt qu'une
rationalité.
Nous devons donc nous borner à dire que le
langage, dans nos sociétés, porte et supporte une
élaboration rationnelle. Qui accomplit cette élabora­
tion ? Le logicien lorsqu'il dégage la forme logique
et aussi le philosophe et le savant lorsqu'ils formulent
des concepts, mais également l'homme d' É tat lors­
qu'il perfectionne l'appareil politique, l'écono­
miste lorsqu'il tente d'organiser la production. En
bref, l'intelligence (l'entendement) analytique, s'insé­
rant dans la pratique, élaborant des concepts en
se servant du langage. Les mathématiciens élaborent
un langage non « parlable », entièrement écrit, dé­
veloppant les propriétés du langage-objet, système
d'idéogrammes substitutifs (Georges Mounio), fonc- -
tionnant sans recours aux langues vivantes, avec
des règles synta:eiques (combinaisons) et sémantiques
(interprétations en vue d'un retour vers l'expérience
dans un domaine) . Les logiciens construisent une mé­
talangue qui n'a guère de rapport avec les langues
réelles, ni même avec la métalangue des linguistes.
Quant à l' écrivain, il élabore sa matière première,
Le code tridimenaionnâ 333

le langage en direction de l'œuvre littéraire (non


du concept, du système, ou de l'institution).
La raison dialectique dépasse ces élaborations parce
qu'elle montre, et pour autant qu'elle montre, le
mouvement par lequel le langage se dépasse lui-même.
La rationalité qu'il inclut est supérieure, en ce sens
(bien que moins élaborée) à celle des institutions,
de l' É tat, de l'art, de la philosophie, de la planifica­
tion économique. Elle en est une source, une hase,
un fondement. Au sein de la praxis, vrai fondement
et fondement du vrai . . .
L a fonction ea:pressiPe ? Les théoriciens qui l'ad­
mettent confondent deux aspects du langage. Pour
les uns, les mots et leurs assemblages « expriment »
une pensée pré-existante, confusément ou métaphy­
siquement. Nous avons éliminé cette thèse, qui ne
repose que sur des postulats philosophiques ou théo­
logico-philosophiques. Pour d'autres, la fonction
expressive renvoie aux émotions, aux états affectifs
du « suj et » parlant. Or, selon notre schéma, il s'agit
ici d'une dimension du langage plus que d'une fonc­
tion : la dimension symbolique.
Quant au fait que paroles et phrases prononcées
« expriment » la situation de ceux qui J?.arlent, au­
delà de leurs intentions, et révèlent ce qu'ils cachent,
nous le rattachons à la fonction situationnelle plutôt
qu'à une fonction u expressive » distincte.
Pour autant que les symboles assument une fonc­
tion, ce serait celle d'arracher le discours à la tri­
vialité. Le statisticien peut ranger les mots et groupes
de mots par fréquences. Il dégagera ainsi ce que
nous avons appelé la loi non banale de la banalité (la
courbe de Zipf) . C'est son droit. La banalité n'existe
que trop et c'est en fait très remarquable qu'elle
ait sa loi : celle du discours trivial, aligné sur les
334 Le langage et la société

objets, obéissant à la loi des choses, objet lui-même.


Ici nous soupçonnons que l'ennui obéit à des lois, et
la banalité, et la trivialité, alors que peut-être la j oie
et le plaisir échappent aux lois. Le symbole inter­
vient pour brouiller les cartes. Un terme affreusement
banal (le p ère, père, papa) se chargera d'une affecti­
vité inqwétante, voire pathologique. Au sein de la
banalité quotidienne, il ne sera plus banal. Le symbo­
lisme dément une rationalité triviale, celle du sens
oommun, direction de chute dans le discours et le
bavardage. Démenti, parfois démence. Si les anciens
symboles dégénèrent, si d'autres plus neufs ne les
relèvent pas, la trivialité s'évite difficilement. Dans
le rêve peut réapparaître ce qui du langage a disparu,
ce que le discours banal n'a pas retenu. Que ces élé­
ments symboliques y soient systématisés comme
dans une langue, il est difficile de l'admettre. L'im­
portant, ce serait plutôt la résurgence de symboles
privilégiés et cela de façon propre à chaque individu :
séquences décousues, irruptions brusques. Ce qui
entraîne certains caractères du rêve, tels que retour
en arrière, mélange de mots et d'images, incohé­
rence oppressante, infantilisme ou archaïsme. D'où
les pièges du rêve, qui raconte et qui trompe, qui
dit vrai et qui ment, qui dévoile une situation
et qui amoncelle les voiles.
Notre étude sociologique enlève aux structures
plusieurs aspects du langage. Elle les transfère à la·
forme et aux fonctions nettement et clairement distin­
guées. Que reste-t-il aux structures proprement dites ?
A notre avis ce qu'élabore la théorie de l'information :
le couple redondance-information, quantités inverses
mesurables (en hartleys ou bits) . N'est-ce pas une
propriété structurale, sans contestation possible,
du langage : comporter une redondance, apporter
Le code tridimensionnel 335

une information ? Et cela bien que l'information


mesurable diffère de la signification et du sens, et
qu'elle résulte de la transmission par des aignaua:
d'un message constitué par des signea 1•

LE LANGAGE
A) Forme et analyses formelles :
a) niPeau:i; : phonème, monème, phrase.
unité non signifiante.
unité signifiante.
agencement d'unités signifiantes. s i gne : signifiant
signifié
Paleur
sens
b) dimensions : srmholique, paradigmatique, syn­
tagmatique.
c) fréquences
B) Fonctions
a) relationnelle : comme partie centrale du champ
sémantique global et de l'ensemble des champs
sémiologiques.
b) cumulatiPe : comme trésor, dépôt, fonds commun
de l'expérience acquise permettant l'accumula­
tion.
c) sit uationnelle : « expression » des situations
individuelles et collectives.
C) Structure.
Information - redondance.
1. Cf. G. l'll o unin : Lingui�tique et théurie de l'in/ormati.on, Cahie1
de l ' I . S . E . A., m a rs 1 964.
C HAP ITRE V I I

La forme marchandise et l e discours

La marchandise comme forme.


Nous avons réservé, en raison de l'importance que
nous lui attribuons, l'examen de la forme de la
marchandise (avec celle, qui ne s'en distingue pas,
de l'argent).
On peut envisager de façon critique l'œuvre de
K. Marx, affirmer qu'elle « reflète » la seconde moitié
du x1xe siècle plutôt que le xxe dans son ascension
dramatique et ses innovations. On peut au contraire
penser que l'analyse du monde moderne ne peut se
passer de Marx et du marxisme. Peu importe. Nous
considérons seulement ceci : son exposé de la mar­
chandise reste seul à rendre compte de quelques faits
très simples. Quelle différence y a-t-il entre cet objet
que je tiens dans mes mains (livre, bij ou, paquet de
cigarettes) et qui m'appartient, et le même objet
derrière une vitre, dans une vitrine, près de mes yeux
et de mes mains, inaccessible ? C'est le même obj et
et ce n'est pas le même objet. Quelles métamorphoses
subit-il ? Par quelles ave nture s, abstraitea puisqu'elles
ne touchent pas sa matérialité, passe-t-il ? Comment le
même objet peut-il être tour à tour chose (dans mes
La forme marchandise et le diacoura 337
mains) et signe (dans la vitrine) ? Que signifie·t·il et
dans quel sens entre·t·il lorsqu'il est signe et non
chose ? Interrogations simples qui pourraient se
poser à chaque instant et pour chacun, mais que
l'on ne formule pas souvent.
Reprenons la célèbre analyse de la marchandise,
au début du Capital. Nous avons commencé son
examen en y montrant une démarche réductrice,
mais qui pénètre l'objet au lieu de le détruire.
Les marchandises possèdent une forme-valeur,
qui s'oppose à leurs matérialités contrastantes, à leurs
qualités naturelles. L'exposé de cette forme veut
donner la genèae de la forme monétaire, énigme de
l'économie politique.
Le rapport de valeur (d'échange) entre deux mar­
chandises en fournit l'expression la plus simple.
É crivons :i;A= yB (une quantité :i; de marchandise A
vaut une quantité y de marchandise B) . Par le seul
fait de poser cette équivalence, d'apprécier A par
rapport à B, nous soustrayons :i;A à son existence
naturelle : à la matérialité, à l'usage. Nous faisons
entrer :i;A dans des rapports bien distincts de sa
u réalité 11 immédiate, dans un autre ordre d'exis­
tence. « Le mystère de cette forme de valeur gît dans
cette forme simple, écrit Marx. Aussi c'est dans son
analyse que se trouve la difficulté. 11 :i;A et yB, leur
équivalence, leur relation, impliquent et indiquent
un contenu : des rapports sociaux, notamment
une division du travail et un travail, qui n'apparais­
sent pas comme tels dans la forme. Ce contenu, nous
Je savons, est réduit (écarté) par la démarche initiale.
Cette forme est double. La première marchandise
(:i;A ) exprime sa valeur dans la seconde (yB) qui
sert à cette expression. « La première marchandise
j oue un rôle actif, la seconde un rôle passif. La valeur
338 Le langage et la société

de la première marchandise est exposée comme valeur


relati11e, la seconde marchandise fonctionne comme
équi11alent », affirme l'auteur du Capital, qui précise
cette dichotomie formelle : « La forme relative et la
forme équivalente sont deux aspects corrélatifs, insé­
parables, mais en même temps des extrêmes opposés,
exclusifs l'un de l'autre, c'est-à-dire des pôles de la
même expression de la valeur. Ils se distribuent tou­
jours entre les diverses marchandises que cette
expression met en rapport. »
Ainsi la chose (livre, sucre, etc.), soustraite à son
existence monotone de chose isolée, entre en rela­
tion avec d'autres choses, avec beaucoup d'autres
choses, et même avec toutes les choses réelles et
possibles - mais à travers une première chose, une
voisine, médiation indispensable. En se confrontant,
elles constituent l'unité d'une forme ; mais cette forme
se dédouble. Les deux obj ets ne jouent pas en même
temps le même rôle. Ils entrent dans l'unité d'une
différence, dans une polarité dont les termes se
supposent et s'opposent, s'incluent et s'excluent.
Il y a réciprocité dans la différence, sans que la
différence s'abolisse. Si je dis : « Cinq cents kilogs
de sucre valent un habit », je puis retourner la pro­
position ; la différence subsiste non seulement entre
la matérialité et l'usage des deux obj ets, mais entre
leur position dans la forme. La première nommée
devient marchandise par la seconde et s'y mesure.
L � seconde constitue la première en marchandise et
lm sert de mesure. La seconde introduit la quantité
formelle dans la première (qui ne possède jusqu'alors
qu'une quantité matérielle : kilogrammes, mètres,
etc.) donc la commensurabilité sous un certain aspect,
celui de l'échange. Deux choses matérielles sans
rapport entre elles, nées des besoins auxquels elles
La forme marchandise et le discours 339

répondent, deviennent subitement égales. Une fois


promue ainsi, la première marchandise ne compte
plus ( momentanément mais durablement) comme
obj et correspondant à un besoin, à un usage : comme
« bien ». É levée au rang de marchandise, elle trans­
met à la seconde cette dignité, si l'on peut dire. La
valeur d'usage se réduit à la manifestation de cette
abstraction contraire à la matérialité : la valeur
d'échange, la « forme-valeur ». L'opposition entre
valeur d'usage et forme-valeur se révèle ainsi en un
rapport, « dans lequel A, dont la valeur doit être
exprimée, ne se pose immédiatement que comme
valeur d'usage, tandis que B, au contraire, dans
laquelle la valeur est exprimée, ne se pose immédiate­
ment que comme valeur d'échange » (Marx) .
Nous reconstituons ainsi, avec Marx, dans l' abs­
trait, le processus par lequel se constitue une abs­
traction réelle : une forme dotée d'une existence so­
ciale. La forme, cette unité dans la différence n'en
reste pas là. Son caractère est pour ainsi dire conta­
gieux. Dès qu'un bien devient objet d'échange et
revêt cette forme, un autre obj et, puis un autre et
d'autres encore la revêtent. De proche en proche,
tous les biens deviennent objet d'échange, sans limi­
tation possible. Ils constituent une chaîne, s'affec­
tant les uns les autres, dans ce caractère : l'échangea­
bilité par équivalence (effective ou supposée) . C'est
la forme valeur totale ou développée. Cette forme
totale ne se manifeste en acte que fragmentairement,
dans des enchaînements partiels, dont chacun exclut
l'autre : des groupes d'objets. Pourtant, chacun de ces
fragments renvoie à la totalité. La masse générale
des biens susceptibles d'échange n'est jamais actua­
lisée. Elle reste cependant virtuellement présente.
Elle pèse sur les groupes d'obj ets et sur chacun d'eux;
340 Le langage et la aociéU

mais chaque objet s'évalue par rapport à l'ensemble,


par l'intermédiaire d'un groupe restreint (ainsi les
céréales par rapport au blé). Dans la forme générale
ainsi constituée, chaque marchandise exprime donc sa
valeur doublement : 1) d'une manière simple, dans
un rapport avec un autre ou quelques autres mar­
chandises ; 2) dans un rapport complexe avec l'en­
semble des marchandises (des biens promus à la forme
marchandise).
Il y a donc une sorte « d'œuvre commune des
marchandises dans leur ensemble D (Marx) . Ce raison­
nement, qui suit les conséquences de la forme, met
en évidence le point suivant : « Les marchandises
qui, au point de vue de la valeur (d'échange) sont
des choses purement sociales, ne peuvent exprimer
cette existence sociale que par une série embrassant
tous leurs rapports réciproques. » Leur forme­
valeur doit par conséquent être socialement validée
et consolidée.
Ce sera le rôle de l' arge nt (de la monnaie, d'abord
en nature, puis en métal précieux) . La forme géné­
rale de la valeur incorporée dans un objet privilégié
montre qu'elle manifeste ainsi l'existence sociale du
monde de la marchan.diae. La forme prend consistance,
se pose dans un objet unique, acquiert l' authenti­
cité sociale incontestable. L'argent est un obj et à
part : marchandise suprême, signe d'échange de toutes
les marchandises, il les implique toutes ; il les domine
toutes, tant qu'elles sont. Il condense l'ensemble ;
en même temps, il les exclut toutes, il s'échange
isolément, argent contre argent.
Devançons quelques obj ections d'ordre philo­
sophique. Evidemment, la chose, le « bien D en tant
qu'objet existe de façon sensible, matérielle : hors
des consciences. En tant que produit, il n'existerait
La forme marchandise et le discoura 341

paa sans les activités humaines, sans une praxis,


sans un travail organisé. En tant que forme, c'est-à­
dire en tant que marchandise, l'objet n'existe pas
sans les consciences. Il a une existence sociale, lui
venant de rapports entre les objets « promus » au
rang de marchandises, entrant dans l'échange. Ce
qui ne veut pas dire que les consciences intéressées
aient de la « valeur » une conscience adéquate : un
concept. Seule la connaissance - la science écono­
mique - élabore ce concept. Dans telle ou telle
société règne une conscience incertaine ou même
illusoire, une idéologie, qui apporte une représenta·
tion des choses et des rapports humains. Une telle
conscience, du reste, n'est j amais entièrement
fausse, pour autant qu'elle se réfère à la praxis et
qu'elle satisfait ceux qui l'ont. Seule la connaissance,
ceJle de l'histoire, élucide les idéologies, y compris
les représentations mercantiles. Nous sommes au­
delà de la philosophie classique, matérialiste ou
idéaliste. On sait que l'argumentation de Marx va
plus Join. Le contenu de la forme-valeur ? C'est le
travail. Substance et mesure de la valeur, un mou·
vement dialectique le traverse. Le travail est à la
fois individuel et social, parcellaire et globi.l, quali­
tatif et quantitatif, divisé et donnant liet. à une
moyenne générale (la productivité moyenn13 dans
la société considérée). Nous n'avons pas à suivre
cette argumentation ni à nous engager dans les
discussions qu'elle a suscitées et suscite em ore 1•

1. Indiquons seulement que nous pourrions montrer la p..trt de


vérité que contient la théorie dite • marginaliste • en concev.mt le
1 monde des marchandises • par analogie (sans identification) avec
le langage. Ceux qui ont construit le marginalisme ont compnu que
la valeur d'échange (relative) ne s'attribue à un objet quu par
rapport à d'autres objets, latéralement, et ainsi de llllÏ t e, jusqu'au
342 Le langage et la société

Il en résulte que, selon notre analyse, toute marchan·


dise est un signe, mais n'est pas qu'un simple signe.
De même l'argent. Introduire ici l'arbitraire du
signe et s'en tenir là, faire de la valeur d'échange
et de l'argent des fictions conventionnelles, serait
une erreur, incompatible à la fois avec cette analyse
et avec la théorie des formes (y compris celle du
langage) 1•
Nous avons devant nous un champ à la fois sen·
sible et abstrait : le monde de la marchandise. A sa
manière, c'est-à-dire spécifiquement, il constitue
un système de signes, un langage, un champ sémio·
logique. Il nous parle, avec quelle éloquence persua·
sive et contraignante ...
Nous y retrouvons des niveaux d'articulation.
L'obj et, le bien isolé, n'a rien d'une unité signifiante.
Il s'offre au besoin ; un acte se l'approprie : la
consommation. Sa valeur d'usage ne se définit que
par rapport à cet acte. La forme impérieuse du
besoin l'apprécie. Nous ne sommes pas renvoyés d'un
signifiant à un signifié. Nous restons dans l'immé·
diat, même si la satisfaction est différée. Nous
n'entrons pas dans l'abstraction du monde de la
marchandise.
Pourtant, l'obj et se perçoit d'abord dans son
rapport au besoin. Sans ce rapport, il ne nous dit
rien ; mais aussitôt, sous nos yeux, en tant que
marchandise, l'objet se change en signe. Il unit' en
lui le signifiant (l'obj et susceptible d'être échangé)
et le signifié (la satisfaction possible, virtuelle, pas
seulement différée mais dépendante de l'achat).
dernier objet considéré. K. Marx leur edt reproché de ne pas tenir
suffis amment compte de la réciprocité : la forme équivalente, et de
ne pas aller j usqu'au bout de la chaine : l'or.
1. cf. Capital, 1, 1, 2 ( fin du chapitre).
La forme marchandise et le discours 343

L'obj et recèle dès lors une dualité interne, qui ren­


voie aussitôt à une latéralité. L'objet, en effet, ne
reçoit pas cette forme séparément, mais par rapport
à un autre obj et ou à des groupes d'obj ets dans
lesquels il s'insère et par lesquels il prend valeur.
La chaîne des marchandises se découpe en séquences,
en unités signifiantes : chaque obj et avec sa valeur
d'échange, et les ensembles d'obj ets, fragments de
l'ensemble (la nourriture, les obj ets ménagers, les
meubles, les logements, etc.). Quant au sens, c'est
celui du monde de la marchandise ou de la mar­
chandise comme monde : tout s'achète et se vend.
La chaîne est illimitée ; les groupes qu'elle comprend
peuvent s'inventorier, chacun restant ouvert (non
limité). Pour chaque obj et et chaque groupe d'objets,
la valeur d'échange ne se spécifie que par une double
confrontation : actuelle, avec d'autres obj ets, vir­
tuelle, avec la totalité. La commune mesure géné­
rale, la monnaie (l'argent) permet cette incessante
confrontation qui fait le mouvement perpétuel de
la chaîne des marchandises.
Nous ne songeons pas (faut-il insister sur ce
point ? ) à identifier la notion de Paleur dégagée par
les linguistes, avec la Paleur économique, conçue

rien l'identification, nous retrouvons deux formes.


par Marx. Sous l'homonymie qui n'autorise en

Nous recherchons les analogies et différences, les


relations entre ces formes. Sans pour cela changer
la marchandise et l' argent en simples signes.
Nous reconnaissons bientôt les dimensions de la
forme. La dimension symbolique ? C'est l' or, les
bij oux, les diamants, les pierres précieuses et leur
cortège d'images étincelantes, symboles de la richesse
et du pouvoir qu'elle donne. La dimension paradig­
matique ? Ce sont les oppositions très pertinentes
Le langage 6t la société

du bon marché et du cher, du banal et du rare, du


courant et du précieux, du quotidien et de l'excep­
tionnel, du nécessaire et du superflu, du quantitatif
et du qualitatif, système à travers lequel les mar­
chandises s'adressent à nous. Peut-être convient-il
d'y ajouter les oppositions entre l'artisanal et l'in­
dustriel, entre la série et le modèle. Quant à la dimen­
sion syntagmatique, elle est constituée par les
séquences réelles d'objets et d'achats, l'un entraînant
l'autre : vous achetez un costume, une cravate,
une chemise, etc.
Ainsi les biens, en tant que marchandises, nous
parlent dans une autre langue que celle qu'ils adop­
tent lorsque nous les avons chez nous, à notre dis­
position. Cette dernière, la nôtre, notre parole, nous
la leur imposons. La langue de la marchandise nous
est imposée. Une vitrine, une rue commerçante
avec ses boutiques, nous enseignent vite la langue
de la marchandise. Les objets, fétichisés, fascinants,
imposent l'idolâtrie de la chose, forme présentée
hors de son contenu, chaque signe se joignant d'au­
tant plus fortement au signifié et au sens de l'en­
semble. Les actes de parole - ce que fait le bouti­
quier, derrière sa vitrine, comment et pourquoi il
l'a agencée - nous laissent indifférents, bien que
nous puissions nous tourner vers eux. Le message
s'adresse aux passants. Le langage des objets n'est
pas inévitablement sobre. Laconisme et pauvreté
vont souvent ensemble. Pas touj ours. Un objet,
magnifique et très cher, se suffit à lui-même, bien
exposé.
Il y a une rhétorique des objets. Les étalages la
montrent assez bien. Elle utilise tous les effets pos­
sibles : symbolismes (obj ets précieux, or et bijoux)
- connotations, métaphores (objets évoquant des
La forme marchandise et le discours 345

lieux, des événements, des plaisirs, des joies) -


métonymies (parties d'un ensemble prises pour le
tout) - agencements subtils de groupes qui ne
coïncident pas avec les groupes usuels ni avec les
enchaînements des achats. Lorsque nous constatons
une telle coïncidence, c'est que l'imagination a
manqué ; la rhétorique n'a pas joué, elle n'a pas
métamorphosé les choses.
Les messages des marchandises peuvent être
redondants (se répéter, tombant dans la familia­
rité, dans la banalité grossière) ; ou informatifs
(nous apprenant quelque chose sur les objets ou sur
nos besoins).
La langue des marchandises et le monde de la
marchandise nous introduisent dans le monde des
objets. Ils ne coïncident pas. Le monde des mar­
chandises présente et représente à la fois plus et
moins que celui des obj ets. Ce dernier, plus quotidien,
comprend « nos objets, « nos » choses, « nos » pro­
priétés. Il comprend aussi des obj ets exceptionnels :
objets techniques, objets esthétiques. Quant au
monde des marchandises, il est par excellence,
séduisant, excitant, stimulant, voire fascinant.
C'est l'attrait de la rue, ou l'un des attraits. Lorsque
cet attrait manque - dans un « nouvel D ensemble
urbain ou bien dans l'ascétisme socialiste ou passant
pour tel - quelque chose nous manque. C'est une
absence, l'absence des choses et celle des désirs. Lors­
que l'attrait devient trop fort et que le stimulant se
change en fascinant, il y a là une variante particu­
lièrement curieuse de l'aliénation. Dans cet état
de fascination où elle peut amener le regard, la
marchandise exposée (aux convoitises) n'est véri­
tablement plus qu'un signe, le signe d'une j ouissance
promise et inaccessible. Le contenu (le travail
346 Ls langage et la aoclété

humain) et le signifié (le besoin, la satisfaction d'un


besoin) disparaissent. Le regard plonge dans du signi­
fiant à l'état pur, obsédant, proche du pathologique.
Nous pouvons considérer les marchandises comme
un langage, mais spécifique. Il ne peut se définir
comme « homologue » ou « isomorphique » au langage
verbal. Il a ses traits propres. La négativité n'en est
pas absente : l'objet soustrait à nos prises, présent
et lointain, écarté du besoin et stimulant le désir,
n'est-il pas pour ainsi dire frappé d'un trait négatif ?
Le langage des marchandises n'est-il pas à la fois
évanescent et impérieux ?
Nous devons l'étudier pour lui-même, en tant
que forme distincte des autres formes, non sans
rapports entre elles. Si nous partions du langage
verbal pour appliquer ces formes, fonctions et struc­
tures au monde de la marchandise, nous commettrions
une erreur. Le problème ici c'est d'éclairer le langage
verbal par la marchandise et la langue des marchan­
dises - et inversement, d'éclairer le monde de la
marchandise par celui du langage. Démarche que
nous avons poursuivie sans nous appesantir. Nous
pourrions par exemple dégager une sorte de l.ogique
de la marchandise. C'est la logique de l'argent, dans
les opérations formelles où l'argent n'a plus affaire
qu'à soi. La forme de l'échange devient à son tour
contenu, qui permet de dégager une forme « pul'e »,
celle de la « spéculation » (financière). Si la logique
est l'argent de l'esprit, selon le principe des équi­
valences (égalité, identité) l'argent ne contiendrait­
il pas l'implacable logique du « réel », là et où le
réel se soumet à l'argent ?
Nous ne nous avancerons pas plus loin dans ce
sens, qui d'aill eurs donne une vérité, le sens du
monde de la marchandise.
La forme marchandise et le discours 347

La marchandise, forme d'un contenu (les obj ets,


produits du travail s ocial) , résulte d'une longue
élaboration historique. Lentement, avec la division
du travail, avec la séparation de la ville et de la
campagne, s' établirent des rapports d' échange. La
pensée réfléchie, elle aussi forme d'un contenu, (les
actes, les obj ets, les situations) résulte d'une lente
et longue élaboration, de plus en plus méthodique·
ment orientée.
C omment n'y aurait-il pas, dans une économie
marchande axée sur l'échange, une rationalité imma­
nente, une finalité d' abord diffuse, puis saisie et
réfléchie ? Nous p ouvons nous attendre à des rencon·
tres et � intera ctiqns entre la forme d e la mar·
_c:h.!!.11 di��t .<'..':llle .!i!l la pensée réfléchie, comme entre
ces form�s. Ji!_ _ç_!lHe .dll langage. C ' est sans doute 1c1,
dans l'interaction des formes, que se situe l'intelli­
gibilité vers laquelle nous guide, sans qu'il la con·
tienne et qu' elle y soit donnée de façon immanente,
l'étude du langage. La rationalité immanente à la
production sociale organisée alla au-devant de la
rationalité réflexive (celle de l' entendement) éla·
borée dans le langage à partir du discours cohérent.
Si l ' o n veut exposer la chose autrement, une ratio­
nalité pratique (sociale) se constitua et s e formula
en se formant par deux voies : celle du langage, du
logos, du discours cohérent, c'est-à -dire de l'échange
verbal - celle de l' échange d' obj ets, de biens, méta·
morphosés de ce fait en marchandises.
Nous avons à saisir l' unité dans la différence
entre ces deux voies. Pour commencer, notre ana­
lyse nous permet de poser et de résoudre un problème
sur lequel ni la curiosité des philosophes ni celle
des linguistes ne se sont arrêtées. Comment peut-on
parler la marchandise ou parler des marchandises,
348 Le langage et la aociété

da biena de11enua 11aleurs d' échange P Ce fait, à savoir


que la parole et le discours traitent des « biens »,
que les objets deviennent marchandises et comme
tels entrent dans la chaîne parlée, ne semble éton­
ner personne. Tant c'est normal, « naturel ». Or il
ne nous semble pas que ce soit naturel. Il n'est pas
évident a priori que des rapports entre choses
puissent s'énoncer adéquatement, que la marchan­
dise puisse entrer dans le discours. Pour que les
hommes puissent dire ces choses (ou si l'on veut,
parler entre eux de cea chosea, de façon oohérente)
il faut et il suffit que les liens de ces choses sociales
correspondent à ceux des mots (et groupes de mots).
Nous avons montré comment les marchandises
constituent une langue, spécifiquement mais non
d'une manière entièrement extérieure au discoul'll .
N'est-ce pas ainsi que le monde de la marchandise
a pu entrer dans le discours ? s'y déployer ? devenir
monde ? Tout envahir et transformer en marchan­
dises, jusqu'aux êtres humains, jusqu'aux consciences
dans leurs replis cachés, jusqu'aux idées ?
En Grèce, à Athènes, vers le v8 siècle avant l'ère
chrétienne, il se passa quelque chose de très impor­
tant : la naissance d'une société commerçante (ou
commerciale) .. Jusqu'alors le commerce n'avait été
que sporadique, mélangé de piraterie, de pillage,
de trocs, d'expéditions militaires visant la conquête
ou la fondation de u colonies ». Avec ces traits compo­
sites, le commerce grec permet l'ascension d'une
« thalassocratie •. A Athènes et plus généralement
en Grèce dans cette période, le commerce n'est pour­
tant pas complètement intégré à la cité, ce qui n'ad­
viendra qu'au moyen âge en Europe occidentale.
On pourchasse les marchands qui essaient de s'ins­
taller sur l'agora ; on abandonne le commerce aux
La forme marchandise et le diacoura 349

métèques ; le commerce maritime a son siège au


Pirée et non pas à Athènes, ville politique et reli­
gieuse. Pourtant, c'est bien de l'économie marchande
et maritime - du commerce et des mines d'argent
- qu'Athènes tire sa puissance et son éclat. En
même temps s'instaure une démocratie qu'il est
difficile de comparer aux formes politiques modernes.
Elle en diffère considérablement par ses limites ;
elle exclut de ses institutions les esclaves, les femmes,
les étrangers ; d'autre part, elle est remarquable­
ment directe, basée sur des rapports personnels,
dans une communauté relativement petite de ci­
toyens, où l'individu ne vit que pour et dansl a cité.
Du point de vue qui nous préoccupe - les rapports
de la langue et de la société - que se passe-t-il ?
On a trop insisté, à notre avis, sur la seule écriture.
Certes, les conséquences de l'écriture, immenses,
se déroulent à travers les siècles et les civilisations,
y compris celle de la Grèce. Les langues, lues, devien­
nent « obj ets ». L'écriture échoit à des groupes pri­
vilégiés, ébauches de classes : scribes, prêtres, admi­
nistrateurs. On la dote d'un prestige fabuleux : les
Ecritures, les inscriptions, les textes sacro-saints.
Par elle, devenue chose, la parole semble éternelle.
Mais en même temps on peut examiner plus libre­
ment le texte écrit, détaché de l'homme (héros,
prêtre, roi) qui prononça les paroles. On peut pro­
faner l'écrit, brûler les tablettes, détruire les pierres.
On peut douter de l'écrit, ou - ce qui revient pres­
que au même - spéculer sur lui, s'interroger sur les
rapports entre les éléments de l'écriture, les lettres
et les mots. Il n'est pas exclu que l' examen de ces
éléments (lettres et mots) n'ait été à l' origine de
l' atomisme grec et de multiples théories physiques,
physiologiques, philosophiques. Cet aspect inter-
350 Le langage et la société

rogatif et spéculatif, qui ébranle la foi dans l'Ecri­


ture, pourrait bien caractériser le génie grec, pour
ce qui nous préoccupe ici. L'essentiel, sans doute,
c'est que la parole cesse d'être seulement le siège
de la méditation et le moyen (le milieu) de la commu­
nication pour devenir instrument. Elle devient
discours, instrument de domination, moyen du
Pouvoir. Par le discours, on arrive au Pouvoir, on
s'y maintient.
Ensuite, ou plutôt en même temps (comment sépa­
rer ces aspects négatifs et cependant gros de consé­
quences « positives » du génie grec ?) la langue devient
celle de la société commerciale, des échanges de mar­
chandises et d'argent. Sans modifications fondamen­
tales. La morphologie semble n'en avoir guère été
affectée. Les changements restent d'ordre séman­
tique (significations modifiées) et lexicologiques
(introduction de mots et de groupes de mots nou­
veaux.) Ainsi, l'échange de marchandises entre dans
les échanges d'informations, dans les communications
directes des sentiments. Le monde des marchan­
dises s'installe et domine sans barbariser le langage.
Nous avons déjà mis l'accent sur ce phénomène éton­
nant et trivial, qui suppose à la marchandise une
forme analogue à celle du langage.
Enfin et surtout, la langue devient objet de .c om­
merce. On vend du langage, en Grèce et surtout à
Athènes. Qui pratique ce commerce très spécial mais
d'une portée très générale : vendre du discours,
c'est-à-dire du vent, des mots ? Beaucoup de gens, très
originaux et très actifs : sophistes, rhéteurs et ora­
teurs, grammairiens, pédagogues, philosophes. Méta­
morphosée en obj et par l'écriture, devenue discours
par la pratique politique, la parole se change en bien
précieux, en marchandise (à laquelle seule une concur-
L<J forme marchandise et le discours 351

une « valeur » ) . Rhéteurs, sophistes, grammairiens,


rence aiguë, dans la cité, sur l'agora, permet de fixer

pédagogues, font payer leurs leçons. La parole de


Socrate reste parole (il n'écrit pas) et n'a pas de valeur
marchande. Le Logos, lui, achète et vend, s'achète
et se vend, sert l'ambition, permet le cynisme du
beau discoureur (Calliclès dans le Gorgias de Platon) .
Dans ces conditions, la langue dépasse le stade du
langage-obj et (sacralisé par l'écriture). Elle devient
obj et social. Pour la conscience, devant la réflexion,
elle émerge en tant que forme distincte du contenu
(de ce qu'on dit, de ceux à qui l'on parle). Les gram­
mairiens en démontrent le fonctionnement, en mon­
trent la morphologie et commencent à l'enseigner
par la forme autant que par l'usage. L'élaboration
se poursuit dans des directions différentes mais soli­
daires : la logique, comme forme pure de la cohérence
du discours - la rhétorique, comme forme de l'em­
ploi efficace du discours, pour obtenir certains effets
et résultats.
Avec ces éléments nouveaux, une rupture s'accom­
plit et les rapports du langage avec la société entrent
dans une phase nouvelle. Nous n'avons pas ici à
nous occuper des autres aspects du « miracle grec »,
du « génie grec », à savoir la pensée scientifique nais­
sante, la séparation entre la poésie, la connaissance,
la philosophie. Sans omettre la tragédie et les arts
plastiques. Ces aspects ne peuvent se séparer complè­
tement de ce que nous étudions ; ils relèvent de la
sociologie de la connaissance, ainsi que de l'histoire
des sciences et de la philosophie. Retenons cepen­
dant l'idée que le cc miracle grec » perd son mystère ;
c' est le génie d'un peuple politique et commerçant
(dans les cités les plus remarquables) qui se manifeste
en tous domaines. Pour constater la coupure, il suffit
352 Le langtJge et la aociéttI

de comparer les textes d' Héraclite (obscurs et riches)


avec ceux d'Aristote (précis et pauvres). Une naïveté,
une authenticité, ont disparu, celles de la parole. On
passe de la parole au discours, du spontané à l'éla­
boré, d'une activité non divisée à une activité qui
s'insère dans une division du travail (l'activité :p oli­
tique, l'activité scientifique), l'activité philosophique
figurant dans cette division sur le plan spécialisé de
l'élaboration idéologique. Le progrès ne va pas sans
pertes.
Nous tenons en cet instant les données d'une comé·
die à cent actes divers, dont la scène n'est pas tant
l'univers que la conscience (individuelle et sociale) des
êtres humains. É numérons à nouveau ces données :
tJ ) la marchandise devient forme générale de
l'échange, de la transmission des biens tangibles, de la
communication par les objets sensibles. Elle apporte
son langage propre et cela d'une double manière :
sensible et abstraite. Chaque objet signifie d'abord
lui-même, puis des objets apparentés (groupes d'ob­
jets) et enfin, à travers ces médiations, le monde en·

logique, avec les jeux et tricheries qui compensent


tier de la marchandise. Ce monde se déploie avec sa

la rigueur trivialisante du principe selon lequel


l'échange n'a lieu qu'entre équivalents. L'homme de
la marchandise, le commerçant, deviendra maître du
langage, maitre ès langages. Il s'en servira magis­
tralement : pour s'introduire et se faire accepter, pour
présenter ce qu'il offre, pour le céder au mieux, pour
acheter dans les meilleures conditions. Il mentira, il
inventera, il racontera des histoires. L'intermédiaire
entre les gens et les choses va s'emparer de cette
médiation, le langage. Il saura le perfectionner. Les
peuples commerçants auront (ils ont déjà à l'époque
grecque) les plus belles histoires à conter, la langue
La forme marchandise et le discours 353

la plus affinée et la plus riche. On ne peut exclure l'hy­


pothèse que cette praxis ne modifie pas seulement le
vocabulaire (les lexiques, y compris celui du com­
merce), mais la morphologie elle-même. La sociologie
du langage devrait ici reprendre avec d'autres mé­
thodes les études comparatives (par exemple entre
le catalan, langue d'un peuple façonné depuis des
millénaires par le commerce et la « thalassocratie »
- et le basque, langue d'un peuple de bergers et de
pêcheurs) . En bref, la rationalité du langage et celle
des marchandises se superposent, se renforcent, se
complètent.
b) Le langage, déjà devenu objet et détaché de la
parole par l'écriture, émerge comme forme et s'éla­
bore à ce titre. Des disciplines hautement spécialisées
prennent cette forme pour leur « matière ». Pendant
de longs siècles, presque jusqu'à nos j ours, la rhéto­
rique couronnera avec la philosophie l'enseignement ;
elle accompagnera la grammaire, le commentaire sa­
vant des textes écrits, l'exégèse ; elle sera la connais­
sance du discours. En tant que telle, depuis sa d�té­
rioration et sa quasi-disparition, elle manque. Le vide
n'est pas comblé par la linguistique, bien que celle­
ci s'y efforce. La rhétorique fut doublement formelle :
en tant qu'étude des changements de signification
d'une forme phonique (des mots, non changés mais
transformés par les tropes : métaphore, métonymie,
etc.), en tant qu'étude de la composition du discours,
de l'agencement des phrases, du ton (monstratif, dé­
monstratif, méditatif, lyrique, etc. ), du style (oratoire,
épique, narratif, etc.), du mouvement vers le sens
(ellipse, parabole, hyperbole). La rhétorique, centre
de l'enseignement et par là de la conscience sociale,
reçoit un double complément : d'une part l'éristique,
la sophistique, la dialectique dans l'acception pri-
354 Le langage et la société

mitive de ce mot, c'est-à-dire les arts et techniques


de la discussion ; - d'autre part, la logique, science
et technique de la cohérence, connaissance de la sta­
bilité dans le discours et dans les choses, à laquelle il
convient de se reporter pour ne point s'égarer immé·
diatement dans la rhétorique et l'éristique.
c) Corrélativement, la langue et le langage ou pré·
férablement le discours, deviennent instrument de
puissance. Si la conscience individuelle des philo­
sophes et des moralistes proteste en recherchant l'au­
thenticité de la parole et la rigueur da1:.J.S la démons­
tration, les hommes de l'action et de l'Etat prennent
en mains l'instrument et s'en servent. A la rhétori­
que des littérateurs, à l'éristique des avocats, ils
aj outent leurs figures propres : détournements (des
idées, des situations) - contournement (des lois,
des activités) - réticences, emphases, etc. L'élo­
quence ou la non-éloquence politiques ont leurs lois
et leurs secrets, faciles à percer, difficiles à percevoir.
d) En même temps, le discours (écrit ou non)
devient marchandise lui-même. L'imprimerie accélère.
ce processus. La forme linguistique et la forme mar­
chandise, ici, se rencontrent sans coïncider. Le texte
imprimé, que suit de près l'image, entre parmi les
champs qui constituent le monde socialement sensi·

qui disparaît lentement des pierres et inscrip tions,


ble. La forme abstraite et médiate de la langue-obj et,

retrouve une existence tangible : l'affiche, le journal,


le livre. Reproductible indéfiniment et de mieux en
mieux (par l'imprimerie, par le disque, etc.) le discours
entre lentement mais irréversiblement dans le para­
digme de la marchandise : bon marché ou cher, banal
ou précieux, indispensable ou superflu.
Une constellation changeante de forces et de pres·
Bioos s'exerce donc sur le discours depuis des siècles.
La forme marchandiae et le diacoura 355

Et cela bien davantage au niveau le plus élevé, celui


du sens, qu'à celui des significations. Le discours du
boutiquier fut pauvre, celui du trafiquant avisé, celui
du commis voyageur pittoresque. Le discours du
courtisan fut prudent, éloquent et redondant celui
du tribun, précautionneux celui du paysan, abondant
celui de l'intellectuel, informatif et cauteleux celui
du j ournaliste, etc.
A travers ces péripéties, les symbolismes initiaux
s'éloignent, se perdent, mais ils connaissent de brus·
ques résurgences. Dans l'appauvrissement, dans la
désagrégation du discours, il arrive qu'on se tourne
vers eux ; on les reprend, on les ravive, on les res·
suscite (ou on essaie) avec leurs cortèges de mythes et
d'images qui parlent directement aux sentiments et
suscitent des émotions. Tantôt on les respecte ; tan·
tôt on les utilise sans scrupule.

De la parole aux parleries (au discours).


É bauchons une histoire du discours, c'est-à-dire
(selon notre définition) du langage comme forme uti·
lisée parmi les autres formes et soumise à leurs
influences.
En Grèce, peu après l'émergence de la forme (le
Logos), la pensée, la connaissance plafonnent et puis
déclinent. La culture latine construit un formalisme
juridique inconnu des Grecs ; cet élément mis à part,
que fut-elle sinon le déclin de la culture grecque sous
la pression du discours politique ? Les Latins attei­
gnent le sommet de leur culture et de leur langue lit­
téraire dans la trop fameuse période oratoire cicé·
ronienne. Cet abus de la rhétorique ne prendra pas
fin au moyen âge. Il persistera, mais inconsciemment,
avec un retour en force de la pensée analytique, liée
356 Le langage et la société

à la reprise des relations commerciales dans la ville


médiévale.
L'idéologie, y compris la philosophie, dégénère
vers la fin du monde antique en logographie, en doxo­
graphie, études formalistes des discours, des défi­
nitions, des opinions, des citations.
Parfois la pensée réfléchissante qui se réduit elle­
même au discours sur le discours, précis et pauvre,
bande ses forces. Elle revient en arrière, vers ses
sources : la parole, la poésie-action, la poièsis, qui
tente de s'approprier directement le monde. Elle
ravive les symboles, se donne symboliquement un
festival de symboles. Un certain passé, réanimé, se
voit en même temps fêté et liquidé. Les premières
de ces fêtes, retour vers le passé, rite funèbre, ultime
fulguration de symboles et de mythes, ne furent­
elles pas la tragédie grecque et les Dialogues de Pla­
ton ? Après, longtemps après, il y eut la pensée stoï­
cienne. Et la reprise de toutes les images mythiques,
syncrétiquement, dans le christianisme à ses débuts.
Ainsi meurent, naissent ou renaissent les dieux, �
travers le langage et les discours.
Le moyen âge ? Ce fut le temps des discours idéo­
logico-politiques, régis par cet É tat vaste et puissant,
l' É glise. L'idéologie s'empara, en les soumettant
formellement au Logos latinisé, des symbolismes
cosmiques. L'expression des sentiments, dans le lan­
gage vulgaire, fuyait de son côté vers les symbolismes
de la nature animale et vers le ton narratif-légendaire.
Par ailleurs, le rationalisme pratique de la société
commerciale, c'est-à-dire l'entendement analytique
(intellect ou intelligence) pénètre la langue. Au ni­
veau du sens, disons-nous : la langue, en France, évo­
lue vers la construction qui sera celle du français
moderne. Laissons une fois de plus aux linguistes le
La forme marchandise et le discours 357

soin de chercher comment cette influence s'exerce au


niveau des signifiants et significations (sémantiques),
de la morphologie (oppositions paradigmatiques for­
melles), de la syntaxe (connexions) .
Sautons a u xv18 siècle. Alors, c'est l'explosion. Le
discours revient vers ses sources natives : paroles,
symboles. Riche de toutes ses dimensions et res­
sources, la langue française, en pleine jeunesse,
explore un monde (plus exactement un cosmos) dont
l'homme, l'individu et la société, la connaissance et
l'action ne sont pas absents. La parole retrouvée
domine le discours imprimé. L'homme de ce langage
renouvelé, dru, frais, c'est Rabelais. Il reprend, en les
portant jusqu'à l'épopée, les récits médiévaux. Il
retrouve, en les confondant selon le proj et des Renais­
sants, symboles antiques, mythes, dieux païens,
divinité chrétienne. La figure du Roi-Géant porte les
symbolismes cosmiques. Fête en l'honneur du passé
révolu, le liquidant de ce fait, l'œuvre rabelaisienne
annonce aussi les temps à venir : la puissance de la
pensée, de la connaissance, des techniques.
Cet élan unissant le révolu, l'actuel, le possible, ne
peut se maintenir longtemps. Dès la seconde moitié
du siècle, dès les guerres de religion, la puissance poli­
tique intervient. L' É tat centralisé commence le rabo­
tage minutieux de ce qui lui échappe. La langue, la
parole poétique, redeviennent discours politique
avisé, prudent. A l'articulation : Montaigne.
Au x v n 8 siècle, le rouleau compresseur de l' É tat
a écrasé les diversités régionales, la saveur du lan­
gage direct. Le goût remplace la vitalité. Noble, sou­
verain, le discours obéit à des règles rhétoriques avé­
rées ou cachées. Ainsi qu'à des règles formelles de
composition (les trois unités). Il y a ce qu'on peut
dire et ce qu'on ne dit pas. La tragédie française ?
358 Le langage et la société
C'est une tragédie politique qui emploie un discours
politique sévèrement épuré. Elle expose les drames du
pouvoir, les passions et les échecs des hommes au pou­
voir. Elle se situe sur le plan de l' É tat en imitant de
loin la tragédie grecque, autrement motivée mais
présidée elle aussi par la naissance d'un É tat. La
fête en l'honneur du passé révolu, splendeur de l'ac­
compli, cérémonie funèbre et solennelle, manque dans
notre tragédie classique. L' É tat n'aime ni la vérité
historique ni la liquidation des ancêtres. Ni la pour­
suite du sens : il le donne, il le fixe. Où chercher cette
fête royale ? Dans Shakespeare, pas chez Racine !
Après quelques dizaines d'années d'un vide sur
lequel règne le droit divin, le xvme siècle réinvente
la parole, le langage au-delà du discours appauvri,
en renouvelant la pensée critique. A ce niveau réap·
paraissent le sens, la recherche et la poursuite du
sens. L'homme qui réinvente le langage, c'est Dide·
rot. Pas dans son théâtre où il retombe vers une moda­
lité particulièrement suspecte et dégénérée du dis­
cours, le prêche moralisateur, mais dans les œuvres.
inédites de son vivant, et surtout dans les lettres à
Sophie Volland où resplendissent, au-delà de la lit­
térature et de l'écriture, la parole directe, la chaleur
lumineuse de la communication, en un mot la pré­
sence. Pour comprendre l'écriture de J.-J. Rousseau,
l'allure et le ton de ses phrases, leur organisation, ce
n'est pas selon nous au seul langage que l'historien
doit s'adresser ; il doit recourir à la musique, et sin­
gulièrement à la mélodie, sa dimension symbolique 1•
1. Rappelons briè\·ement que Rousseau, auteur de compositions
musicales, a écrit un remarquable Dictionnaire de musique, rarement
consulté par l es h i s t oriens. Les controverses entre mélodistes et har­
monistes atteignaient alors leur paroxysme. La mélodie se veut et
se dit proche de la voix, de la nature, de l'expressivité alfective.
La forme marchandise et le discours 359

La grande période révolutionnaire ne donne lieu


qu'à un discours politique assez conventionnel (que
le lecteur excuse ce jeu de mots involontaire).
L'imitation de l'antiquité sévit dans l'expression ver­
bale comme dans le costume, la rhétorique cicé·
ronienne inflige au discours une allure qui contraste
de façon criante avec l'effervescence de la conscience,
des institutions et des activités. Au nom de la lati­
nité, c'est-à-dire sous l'égide de l' É tat et du droit en
cours d'élaboration, le jacobinisme et le classicisme
se combinent étrangement. L'ère napoléonienne
accentue cette collusion. Ce qui permet d'expliquer
la stérilité de cette époque dans les créations rele·
vant du langage (théâtre, poésie, roman).
Après quoi les hommes qui voulurent employer
la langue pour une communication et pour une œu­
vre se trouvèrent au pied du mur, confrontés avec
une tâche surhumaine. Le discours politique, le dis­
cours vendu (propagande, journalisme}, le discours
commercial (publicité naissante}, le Code et les codi­
ficateurs convergèrent pour étouffer la parole. Les
romantiques, on le sait, trouvèrent un recours :
l'usage et l'abus des symboles. En les ranimant, ils
purent atteindre ceux que brimait l'ordre nouveau
surgi de la révolution : les femmes, la jeunesse, les
« intellectuels ». Dans les symboles, lieux communs,
dans le culte des ruines, des lacs et de la lune, ils
communièrent, ils communiquèrent. Genre appa·
remment titanique, exigeant l'appel au génie et la
mise en scène du génie - en fait dérisoire. Les grands
et vieux symboles, la lune, les étoiles, le soleil, le ciel,
la terre, les ténèbres et la lumière, sans cesse adjurés
et conjurés, n'en redeviennent pas plus vivants.
Plus jamais ils ne seront ce qu'ils furent pour les
bergers nomades. Comment les galvaniser ? Par une
360 Le langage et la société
rhétorique exaspérée, par l'exaspération de la rhé­
torique, qui j ette ses derniers feux.
Mais ce n'est pas le seul sens du romantisme. Il y
eut aussi la reprise des aspirations révolotionnaires, la
protestation des âmes et des cœurs sensibles devant
la société bourgeoise sortie des grandes promesses
et des grandes prouesses de la révolution. Il y eut les
revendications de ceux à qui le romantisme s'adres­
sait, qu'il touchait, et qui formèrent une sorte de
société secrète, demi-clandestine au sein de la société
bourgeoise. Malgré ces aspects, sur lequels on pour­
rait placer l'accent, à travers eux, il y eut l'étalage
fasciné, la théâtraliaation ritualisée, l'emphase et
l'hyperbole. Finalement, les romantiques et le ro­
mantisme se vendirent, fort bien, fort cher. La société
bourgeoise avait résorbé l'opposition romantico­
rhétorique.
L'homme de cette époque, qui en dévoile le sens
parce qu'il le contient ? Victor Hugo, incontestable­
ment. Diffi cile à a pprécier. Porte-parole du siècle,
passant de la réaction monarchiste à la démocratie.
avancée. Toujours en tête. Il veut changer le monde
et d'abord le langage. Croit-il changer le monde par
le langage ? Peut-être. Espoir naïf d'homme de let­
tres. Hugo renouvelle le langage à partir du discours
trivial. De quoi se targue-t-il ? D'avoir mis le bonnet
rouge au vieux dictionnaire. Ce qui borne ses ambi­
tions aux métaphores et au lexique. Il prend le réper­
toire, il le galvanise par des connotations déchaînées :
sa rhétorique. Un monstre, le premier en date des
monstres sacrés. L'homme de lettres. Rien n'existe
pour lui que dans et par l'écriture, par et pour la lit­
térature. Il vit pour écrire. Il ne se contente pas de
vouloir tout dire, de prétendre que tout est à dire et
de penser que le dire suffit à la révolution. Ce qu'il
La forme marchandise et le discours 361

vit, il le vit en l'écrivant. Il l'a déjà en littérature à


l'état naissant dans sa tête au moment où il vit :
amours, deuils, actions. Un tel monstre sacré sus­
cite une horreur sacrée, baptisée rhétoriquement :
admiratio n.
Pendant que Victor Hugo commence une carrière
glorieuse qui se poursuivra jusqu'aux abords du
siècle suivant, Stendhal écrit modestement. Il dit
son proj et de bonheur, raconte ses échecs. Il se rap·
proche avec limpidité d'une parole authentique, à la
fois soliloque lucide et dialogue avec le lecteur, dans
Henri Brûlard, écrit au-delà de l'écriture. Il parle
un beau langage, celui de la beauté mourante. Sten·
dhal et Balzac imitent (ou croient imiter) le Code.
Balzac emploie, par instinct et par observation, les
discours et les j argons de tous les personnages déj à
codifiés par la société bourgeoise. Le discours trivial
de Birotteau, de Gaudissart, intéresse au-delà de la
beauté, lorsque nous le rencontrons écrit.
Le même mouvement se remarque jusqu'au sur­
réalisme inclus : retour aux symbolismes devant la
platitude du discours, réactivation de symboles dété­
riorés, rhétorique. Plus les aspirations à une vie nou­
velle, dans un essai pour restituer la parole et la
communication directes. Mais l'alchimie du verbe ne
change en or que le verbe. A l'or du verbe poétique
répond le plomb du discours. La vie n'a pas changé. Il
n'y eut pas de « vie nouvelle » après les tentatives de
révolution poétique. La société existante absorba le
surréalisme comme l'ancien romantisme. Non sans
revanches du discours quotidien, trivial donc parlé,
irréductible à l'écrit, se chargeant de néologismes,
de locution argotiques, de tournures appropriées (le
langage de Céline) .
Nous évoquons e n raccourci u n vaste mouvement
362 Le langage et la BOciété

dialectique {c'est-à-dire conflictuel) entre ces deux


termes : la parole, le discours. Et cela au niveau le
plus élevé : celui du sens. Ce mouvement ne se passait
que dans la poursuite du sens. Hors la poursuite du
sens, la pensée réfléchissante retombe au niveau pro­
prement linguistique, sans tension, sans historicité,
celui des unités séparées (discontinues). La poursuite
du sens, c'est-à-dire l'acte de parole, constitue la
temporalité linguistique dont nous soupçonnions
depuis longtemps qu'elle vient s'inscrire dans la lan­
gue. La recherche du sens met seule en valeur les
contradictions internes à ce mouvement, en essayant
de les résoudre. Inversement, il n'y a véritable
mouvement (et temporalité) que dans la poursuite
du sens (dans et par l'acte de parole).
Nous n'avons peut-être pas assez bien défini les
termes, en distinguant l'emploi que nous en faisions
de celui qu'en font les linguistes. Nous avons étudié
le langage comme institution, avec les conséquences
de ce fait dans la réalité et le concept. L'analyse socio­
logique a repris, confirmé, modifié - de son :p oint
de vue - les acquisitions et les concepts des linguistes:
Il nous reste à rappeler un fait humain important.
Qui parle ? C'est touj ours un individu. A qui parle­
t-il ? A un autre individu, à d'autres et pour d'autres
individus. La notion de l'individuel, certes, n'est pas
élucidée pour autant. Une linguistique de la parole
ne va pas sans ·difficultés, sans paradoxes. Et cepen­
dant, c'est quelqu'un qui prend la parole.
Le discours, trivial, banal, se tient dans la vie quo­
tidienne : parlerie, bavardage. Il se situe à proximité
du monde des choses, c'est-à-dire du monde des mar­
chandises et de l'argent. Il n'a pas besoin d'autre
« lieu commun » que cette proximité. L'écrit, l'im­

primé, les images, jouent un grand rôle, mais le dis-


La forms marchandise 6t le discours 363

cours n'exige que la lecture du « monde des marchan­


dises », donné comme suite de signes : les boutiques,
les grands magasins, les achats, la publicité qui sus­
cite besoins et désirs.
On peut affirmer qu'une véritable communication
n'a lieu que lorsque deux paroles, chacune utilisant
à sa manière les matériaux de la langue, trouvent un
langage commun, donc un accord, une transparence.
En ce sens, le langage fut spontané, lié immédiate­
ment à la parole. Quand y a-t-il discours ? Lorsque
l'accord, au lieu de s'atteindre dans une tension vers
la transparence mutuelle de ceux qui s'entretiennent,
est présupposé. Le discours accepte des « normes »
préfabriquées, des « valeurs » toutes faites qui passent
dans les mots. Il véhicule donc des redondances,
des significations et groupes de mots (syntagme11)
figés. L'usage de la langue prolonge det1 préalables,
« lieux communs » j amais remis en question. Le dis­
cours tourne autour de tautologies, de pléonasmes .
C'est ainsi que les formes idéologiques, politiques,
philosophiques, pèsent sur la parole pour la méta­
morphoser en platitude. Et plus encore la forme prise
par les choses dans l'échange généralisé, c'est-à­
dire dans le monde des marchandises.
Le discours délaisse et dédaigne le sens pour rester
au niveau des significations. D'ailleurs, les signifi­
cations, détachées des valeurs et des sens, se per­
dent au cours des « parleries » incohérentes, sautil­
lant d'un mot à l'autre, d'un « syntagme figé » à
un autre. Clichés, stéréotypes, se succèdent, s'en­
chaînent plus ou moins bien. On ne sait plus trou­
ver les mots pour parler de quelque chose de grave.
Et même en parler (de la souffrance, de la mort, de
la j oie, du plaisir) paraît un peu obscène, mal élevé.
Le discours semble le triomphe de la « fonction réfé-
364 Le langage et la société

rentielle ». En apparence, il est positif et supérieure­


ment positif, allant de dénotation en dénotation,
langage du bon sens, de ce qui va de soi (les normes,
les « patterns », les « valeurs ) . Précis, il désigne ceci
ou cela sur un ton déclaratif, réaliste. Il s'oppose à
tout autre emploi de la langue, comme la prose s'op­
pose avec autorité à la poésie, comme la vie quoti­
dienne à la fantaisie qui la compromet, comme l'hom·
me du bon sens au délirant. Le discours se sent solide,
d'autant plus que le poète, la fantaisiste, le loufoque,
le farfelu, se refusent obstinément au discours en se
réfugiant ailleurs. Or, le discours est piégé. Sans le
savoir, il tombe dans les embûches de la propagande
et de la publicité. Il est manipulé, même et surtout
quand il écarte avec dédain ces pressions qui utili­
sent le langage.
La parole ne peut intervenir isolément, par elle­
même, comme si elle descendait d'un monde céleste,
d'un ciel, d'une intelligibilité supra-sensible (des
Idées platoniciennes ou de l' idée hégélienne) . L'acte
de nommer et de dire n'atteint un sens que s'il ex­
pose ce qui nait dans la praxis ou mieux encore dans .
l'appropriation par l!!s êtres humains de la « nature »
en eux, de « l'existentiel ». Alors, la parole change en
essentiel ce qui s'ébauche et s'indique. La timide ou
informe indication prend simultanément valeur et
réalité. L'insignifiant devient sens. C'est pourquoi
l'œuvre de Marx a plus de portée que celle de Niet·
zsche. « Ainsi parlait Zarathoustra », c'est l'irruption
d'une Parole qui se veut poiètique et n'est sans doute
que poétique. Le Surhumain naissait-il ? La mutation
s'annonçait-elle ? Nietzsche l'a cru. Marx, malgré la
suite des événements qui ont tantôt confirmé tantôt
infirmé ses prévisions, semble avoir mieux exploré
le champ du possible et le réel.
La forme marchandise et le discours 365

Il ne s'agit donc ni d'une mysticité de la Parole ni


d'une pensée discursive opposée à la pensée intui­
tive. Pour ce qui concerne le discours, il s'agit sur­
tout de la réduction effective, dans une certaine
pratique, du langage et de la parole à la dimension
combinatoire (syntagmatique) . Le discours, dépouillé
de symboles, incapable d'en inventer, laisse s'éloi­
gner et s'émousser les oppositions (paradigmatiques)
jugées inquiétantes. Il s'établit comme norme sociale.
Avec les choix (paradigmatiques) et les symboles, il
élimine l'imagination (mais non les images, celles de
l'imaginaire social). Il écarte l'existentiel, la douleur,
l'effort, la mort, sans mener vers l'essentiel. Il se ré­
duit à des implications en apparence logiques, à des
imbrications en apparence cohérentes, à des combi­
naisons laissant place à une sorte de liberté d'indif­
férence : jeux de mots, calembours triviaux, arran­
gements personnels de banalités. Illusions, présences
- absences ...
Au discours s'applique trop bien le « principe d'im­
manence », cher aux linguistes qui se maintiennent
dans l'orientation positiviste-réaliste. Il y a en effet
immanence du discours : mémoire du discours, réfé­
rence au discours. Chaque élément renvoie à un autre
élément, chaque signe à un autre signe, sans com­
mencement ni fin, parce que le discours tourne dans

« l'index » ) ou d'exhiber une image (une « icône »)


un cercle. Parfois, l'acte de montrer un objet (avec

interrompt le discours. Ce n'est pas une véritable


interruption, ni l'introduction d'un contenu neuf.
Il reprend ensuite son enchaînement, à la limite pléon­
asmatique (répétitif, tautologique) . La référence
n'est en effet qu'une fonction immanente à la struc­
ture, celle de la banalité. Ce qui n'est pas vrai du lan­
gage vivant, attaché à une parole. Celui-ci se déve-
366 Le langage et la sociét8

l<>ppe doublement : en impliquant et explicitant des


situations - en expliquant les signes par les valeurs
de ces signes et en cherchant le sens.
Selon notre schéma diachronique (historique) , il
a fallu quatre siècles de lente détérioration de la
parole et le déploiement des formes pour passer du
langage vivant au discours. Il a fallu la disparition
quasi complète de symboles que rien n'a remplacés.
Il a fallu le glissement du champ sémantique global
vers le signal, pour que s'accomplisse la prédomi­
nance du syntagmatique (combinatoire-aléatoire) .
N on sans résurgences e t convulsions qu'enregistre
ce sismographe : la liuérature. Socialement, le para­
digmatique ne disparaît pas. Il ne peut disparaître
tant que ce sont des êtres humains qui parlent. Il se
simplifie. Quelques grandes oppositions émergent :
travail et loisir, j eunesse et vieillesse, moderne et
folklorique. D'autres oppositions subsistent, comme
entités ou essences, mi-fictives mi-vécues : virilité
et féminité, (alors que s'estompe l'opposition et la
différence réelles : masculin-féminin). L'opposition
11 nature-société 11 s'aUénue (de même que celle du rêve·
et de la réalité.) . D'autres oppositions semblent s'af­
firmer, telles que : modèle-série, public (ou collec·
tif) - privé (nous ne disons pas : individuel).
Auj ourd'hui, la langue subit le double assaut de
l'image et du discours, celui-ci accompagnant celle-là,
le commentant; dans une oscillation déjà énoncée.
La rébellion semble inutile. É crivains ou écrivants
acceptent le discours, pour en partir. Le discours
devient norme sociale. Il régit les actes et les situationa
comme lu obiets. Il se fétichise. au lieu de se référer à
q uelque chose - contenu, praa:is, données senaibles -
le discours dJJVient le référentiel pour des groupes qui
n' o nt plus tfautre liera que la parlerio, parce que rien
La forme marchandise et le discours 367

ne les met en relation avec l'activité productrice ou cré·


atrice. Lieu commun de ces groupes informels, les
femmes, les j eunes, les vieux, le discours les nivelle.
L'enfant par lui devient précocement adulte et l'a·
duite s'infantilise. Les femmes se masculinisent et les
hommes se féminisent. Tout tend vers le neutre. Les
significations abondent, et c'est l'absurde, puisque
le sens a fui.
C'est ainsi qu'on entre depuis quelques dizaines
d'années dans la situation conflictuelle dont l'exposé
nous servit d'introduction : d'un côté fétichisme du
langage, de l'autre côté destruction et auto·destruc·
tion. Le recours aux symboles et aux mythes devenant
de plus en plus difficile, les projets de renouvellement
se succèdent sans résultat. Type : le surréalisme.
Les écrivains et les artistes se divisent et se clas·
sent selon leur relation au langage. Les uns pous·
sent vers la dissolution, les autres acceptent le dis·
cours. D'autres cherchent une rhétorique pour animer
le discours. On réagit comme on peut contre la tri·
vialité du discours : projet d'un art total (langage,
musique, beauté plastique du sensible), invention
(ratée) de nouveaux mythes et symboles. En fait,
on se borne à consommer massivement l'héritage.
En bref, le discoura, c'eat le degré zéro de la parole 1•
On nous reprochera d'introduire une sorte de mys·
tique de la Parole. Non ! Il nous faut rappeler que

1. Ici on détourne quelque peu le concept p ro poeé par R. Barthee


dans son livre : Le DeBré iiro de l"écriture (Seuil, 1958). Nous avons
accomp li plus d'une fois, en pleine conscience, de tels détoume­
men tl. C'est une procédure perpétuelle de la pe nsée , sans laquelle
il n ' y aurait ni histoire, ni développement, ni féco ndité . Pas plus
qu'il n'y aurait de sémantique sans modifications du • dénoté • par
lee motl. Nous voulons consacrer une autre étude, plus détaillée, à
la détérioration du langage dan1 le discour1.
368 Le langage et la société

c'est quelqu'un qui parle, et non pas un anonyme ni


(jusqu'à nouvel ordre) une machine. II nous faut aussi
rappeler que la référence aux textes de Marx et au
Cap ital, à Saussure et à la linguistique structurale,
aux écrits de Leibniz et de Hegel, à l'image philo­
sophique de l'être humain, n'épuise ni la connais­
sance ni la conscience du monde moderne. Marx n'a
pas seulement écrit sur la philosophie, l'économie
politique, l'histoire. II prit la parole. II y eut depuis les
paroles de Zarathoustra et celles de quelques poètes.
Même si ces paroles n'ont pas été entendues, si elles
n'ont pas eu d'efficacité, elles ont été dites. Elles
restent plus que les écrits. La praxis ne donne prise
et contenu à la conscience qu'à travers un individu
qui parle : qui prend la parole. La création d'un obj et,
d'une représentation, d'une idée ou d'un concept,
ne s'accomplit qu'avec et :p ar une parole. L'acte de
nommer quelque chose qui n'existait pas, qui naît,
c'est une parole. Par opposition au discours, la parole
est initiale et unique. Ensuite, on répète, on repro­
duit, on lit. Bien distincte de l'information comme de
la signification, proche du sens, la parole introduit.
du nouveau. Elle s'oppose à la lente chute (distincte
elle-même de l'entropie ou perte d'information) qui
aboutit au discours. C'est un acte et un é11énement
auxquels participent ceux qui ont écouté et entendu
les mots prononcés.
La parole, à la fois unique et continue, exerce une
influence qui se maintient tant et pour autant qu'elle
se perpétue. Elle s'oppose ainsi à la discontinuité du
discours qui met en œuvre des unités discrètes, non
seulement celles de la langue, mais celles de la pensée :
thèmes sans rapport, visées incompatibles. Le dis­
cours se laisse entièrement découper (par exemple
dans les « comics » et les bandes dessinées) . C'est
La forme marchandise et le discour& 369
ainsi qu'il correspond à la pensée analytique et à l'ac­
tivité fondée sur des techniques opératoires. On
découpe le projet de récit (les honnêtes aventures du
docteur Kildare, les extraordinaires péripéties que
traverse le magicien Mandrake) en unités, en images
avec leurs commentaires dans les bulles. C'est bien
le triomphe du discontinu, du « discret », de l'atomis­
tique, des sémèmes ou sémantèmes, du fractionne­
ment des obj ets en opérations, des fonctions en fonc­
tions élémentaires, des structures en atomes, du
travail en parcelles, des représentations en thèmes,
des sens en significations. La prédominance du dis­
cours se relie ainsi indirectement à des idéologies :
opérationalisme, fonctionalisme, structuralisme. Et
par là aux activités techniques, à la stratégie de
groupes et de réseaux sociaux difficiles à détecter,
cachés mais efficaces.
La parole échappe à ces idéologies, bien qu'elle
puisse créer de l'idéologie aussi bien que lancer une
formule magique ou encore nommeP une réalité nou­
velle (acte qui se ritualise dans les « baptêmes).
Dans le discours et par lui, la communication est
à la fois assurée et incertaine. Assurée : la redon­
dance est énorme, le code connu des destinateurs et

le message passera-t-il ? Sera-t-il ca� Qu'apporte­


des destinaires, ainsi que le répertoire. Incertaine :

t-il ? Le fétichisme du discours s'accompagne-.![1}.n


fétichisme de la communication (qui va avec l'im­
portance des mass-media). Ce fétichisme, nous le
savons, réduit les faits sociaux et humains à la com­
munication en général ; il néglige les conditions con­
crètes de la communication, ses modalités effectives.
Or jamais comme auj ourd'hui la communication n'a
été moins sûre de ses voies. Le fétichisme de la com­
munication va donc avec la grande complainte de
370 Le langage et la société

la solitude, avec le fétichisme du discours, avec la


détérioration du langage.
Dans la parole et par elle, la communication est
directe. Celui qui parle - dans l'acception forte
de ce terme - invente ou redécouvre le contenu
du message, affectif ou conceptuel. Il avance dans
la transparence conquise. La parole est é11énement,
comme la poésie. Le discours n'a rien d'événementiel.
Il poursuit, dans sa discontinuité, son train-train.
Le langage dégradé par le discours suscite une
tentation et des tentatives : ranimer le discours,
l'enlever à cet état neutre. C'est le rôle de la rhéto­
rique. Elle reprend le discours et tente de lui rendre
la vie, sinon celle de la parole, du moins celle de la
« figure ». Tentative souvent caricaturale : la rhéto­
rique n'atteint qu'une mimèsis de la parole. C'est
le beau langage, domaine des professionnels, experts
en littérature, qui conservent cette beauté morte
dans leurs glacières, musées imaginaires, manuels,
extraits , morceaux choisis, exégèses savantes. La rhé­
torique parodie la parole. Elle ne peut restituer le
style. Seule la parole a fondé un style. Les agencements
savants de la rhétorique utilisent habilement le
décrochage entre signifiants et signifiés. Cette rhéto­

échappe, il s'tmfoît) et sur les lacunes des significa­


rique mise à la fois sur les significations (le Bens lui

tions, sur les signes qui pour un temps se déta­


chent des signifiés.
Nous retrouvons ici, en le rattachant à la rhéto­
rique publicitaire et littéraire (ou pseudo-littéraire)
le rapport entre fétichisme et détérioration du lan­
gage. Le décrochage perpétuel des signifiants et
signifiés permet l'intervention d'une hyper-rhéto­
que, raffinée, tricheuse au second degré. Il y a donc
abus des signifiants. On se plonge dans les signi-
La forme marchandise et le discours 371

fiants. On découvre les délices de cet abus, qui rem­


place l'abus des symboles dans le romantisme et
de l'image dans le surréalisme. On consomme du
signifiant. Pourquoi se reporter aux contenus, aux
signifiés, c'est-à-dire aux besoins, aux « biens »,
aux objets tels qu'ils sont ? On savoure pour elle­
même la publicité. Telle page est une œuvre d'art,
tel texte un poème à la gloire de la Féminité, de
la Virilité. Les signifiés se perdent et les significations
s'estompent ? Alors on procède à une inj ection de
signifiés. On revient ostensiblement vers le « réel »,
le « concret », la pratique. On se dit que les mots ne
sont rien, qu'il n'y a de réel que le réel. On s'engage
dans un autre tourniquet (dans un autre pléonasme).
Le robuste champion de la réalité tourne comme
un cheval dans le manège.
Le discours se vend. Il sert à vendre. Il se mani­
pule et permet de manipuler. Les gens se divisent
alors en manipulateurs et manipulés ; les rôles
peuvent changer et le manipulateur se laisse mani­
puler. Le discours parachève ainsi l'aliénation par
l'argent et le monde de la marchandise. En allant
au fond des choses, ce n'est d'ailleurs pas lui qui
manipule et aliène : c'est la forme qui a capturé cette
autre forme, le langage, à savoir la marchandise
et qui la change en discours, en moyen de persuader,
c'est-à-dire de vendre.
Le discours achève et conclut dans le domaine
de la forme linguistique le déploiement de la forme
marchandise. Il y aj oute un élément inquiétant.
Devenu norme sociale, véhiculant les « patterns »,
obligations et sanctions comprises, le discours ne
va pas sans un terrorisme, latent ou avoué. Il exerce
une pression. Les rôles, les attitudes, les opinions
se codifient socialement par le discours banal. La
372 Le langage et la société

« personnalisation », codée selon les « patterns » et


selon les « essences » (la féminité, la j eunesse, etc.)
trouve ses éléments dans le discours. Elle se cons·
truit selon les indications - insinuées, suggérées,
jamais brutalement imposées - contenues dans
ce discours. Celui qui ne se soumet pas au discours
ne peut ni se « réaliser » lui-même ni se faire com­
prendre. C'est un « déviant », c'est-à-dire un malade,
ou une individualité. Le discours devient institu­
tionnel. Il interdit la parole, qui devient, elle, clan·
destine.
Nous disons que le discours exerce un terrorisme
en ce sens qu'il exige le maintien au « degré zéro ».
La parole ? Elle se raréfie ; bien plus, elle est pros­
crite. Elle devient ridicule ou odieuse. Que de choses
il faut éviter de dire, de mentionner, sinon (ou même
pas) allusivement. Le standing, le statut social
commandent les discours ; de même les rôles : enfant
ou père de famille, adolescent ou adulte, client ou
vendeur. De ces « commandes » invisibles, il n'est
jamais question. Ainsi la communication{ vivante)
et la circulation (des idées), déjà difficiles en raison
du discours, sont invisiblement contrôlées. Non
pas du dl:lhors, mais du dedans. Le discours ne garan­
tit en rien l'échange des sentiments ni celui de la
pensée. Il garantit seulement l'échange des marchan·
dises dans la consommation, le maintien des règles,
la permanence des modèles.
Le discours sans réponse, c'est le terrorisme latent
qui s'avoue : la publicité, la propagande, la radio,
la télévision, voix discourant sans dialogue, marchan·
dises dont la consommation est obligatoire sous
peine d'intenable isolement. A la limite, le silence :
celui d'en bas .
Le discours se plaque sur le langage, dans une dua-
La forme marchandise et le discours 373
lité qui s'ajoute à tant d'autres. Le dualisme érigé
en philosophie est faux, mais il y a des dualités, des
scissions internes à la conscience et à l'être humain.
Celle-ci entre autres : le langage et le discours, frag­
ments séparés de la parole. Ils doivent rester en
prise directe. L'embrayage ne fonctionne pas tou­
J OUrs. Les pièces de l'engrenage s'écartent. Alors
l'homme du discours sévit à l'état parfait. Il ne
sent plus rien ; l'affectif s'éloigne. Cet homme sait
beaucoup, il a beaucoup appris ; il se sert dans le
discours de ce qu'il sait, en usant des mots et signi­
fications. Il omet le sens j usqu'à l'oublier. Il tient
debout par le discours. Il agit par le discours. Le
discours devient centre de la conscience individuelle
et sociale.
Nous allons ici à la rencontre d'un problème que
nous ne résoudrons pas complètement. Dans le
rapport complexe entre parole, langage et discours,
se déroule un étrange scénario. Ce que rej ette le
discours et qui passe en arrière, au second plan,
semble « profond ». Des éléments signifiants qui
ne sont pas substantiellement différents de ceux
qu'agence le discours - mots, syllabes désagrégées,
images - apparaissent ce qu'ils ne sont pas : mys­
térieux.
Choc en retour. Placages et décalages dans la
conscience aboutissent à constituer cette modalité
de la conscience que l'on appelle « l'inconscient ».
Dans notre éclairage, qu'est-ce que l'insconcient ?
Tel qu'il se manifeste, comme les psychanalystes
le disent, dans le rêve et la rêverie, ne serait-ce pas
le double et l' autre de la « personnalisation », pour­
suivie dans le discours et le monde des obj ets ? Ne
serait-ce p as le négatif, l'autre côté du discours ?
L'inconscient, ce serait donc l'insignifiant le plus
374 Le langage et la société

plein d'un sens pourtant lointain et absent. Ce


serait un langage chargé de symboles, rompus,
décousus, rejetés à l'arrière-plan. Rempli à l'occasion
de réminiscences idéologiques mal perçues et mal
comprises, il diffère du discours. Ce n'est pas un
discours mais un imaginaire non vécu consciemment
comme tel, mais dans la même situation que la cons­
cience. S'il lui arrive de se systématiser autour d'un
vieux symbole, nous savons ce qui se passe : un
état pathologique s'instaure. La sémantique de
« la conscience » ne coïncide donc pas avec celle de
« l'inconscient ». Cette dernière permet peut-être

de dégager pour chaque cas une symbolique indi­


viduelle, isolée, en débris {fonction, si l'on en croit
Freud, des réactions de défense du « moi » contre
les agressions extérieures, avec travestissement
de ce qui aurait pu et dû seulement s'investir) .
C'est ainsi que le psychanalyste, parvenant ou non
à une « catharsis » {purification et transparence),
entre en scène. Nous ne nous prononçons pas ici
sur la psychanalyse comme science, art ou technique.
Nous constatons : la psychanalyse est devenue un
fait sociologique, dont nous cernons le contexte, à
savoir l'insconcient comme fait social. L'aliénation ?
Elle ne vient pas du langage, ni de la parole, mais
d'une méconnaissance de la narole
· et d'un mésusage :
le discours. Par et dans le discours, Jes gens sont
aliénés, écartés de leurs rapports fondamentaux
{dans la pratique, dans la production, dans la créa­
tion d'œuvres) . Cette aliénation générale de la
conscience engendre un « inconscient » social, encore
que touj ours situé dans les coulisses de la conscience
individuelle. Comment expliquer autrement la
vague d'irrationalisme suscitée nar la rationalité
du discours, de la technique, d és activités opéra-
La forme marchandise et le discours 375

toires ? A coup sûr, il y a non-sens, échec du sens


ou méconnaissance. Donc chute dans « l'inconscient »
en même temps que dans la trivialité du discours
conscient. Il se peut d'ailleurs que le retour à la
parole soit désaliénant. C'est le proj et des psycha·
nalystes et celui des poètes.
Le remède ? Le recours ? Nous n'en proposons
pas. Nous excluons le retour vers les symbolismes.
La restitution des vieux symboles définit un roman­
tisme périmé. Ce que nous appelons, ce serait une
invention, une u poièsis » ou parole créatrice. C'est
d'abord une action qui dans la praxis borne les
prétentions illimitées de la marchandise et de son
monde (donc de l'argent). Sans les remplacer par les
contraintes « supérieures » et les « valeurs » de la
morale ou de la politique. Quelques-uns l'ont tenté :
Nietzsche entre autres. Ils ont échoué. La profondeur
trompe ; et nous serions tenté de formuler ce mot d'or­
dre : « Attention aux profondeurs ! Mé fiez-vous de
l'abyssal autant que du céleste, de l' existentiel autant
que des essences. Restez superficiels, c'est-à-dire à
la surface, près de ce qui éclaire et de ce qui est
éclairé. A condition de dire ce qui s'y passe. La
profondeur contient des pièges, des sortilèges, des
images maléfiques. L'expressif ? Le symbolique ?
L'obscur ? Insistez sur leur aspect relatif. Restez
à la surface, c'est là que les êtres de la profondeur
viennent respirer. Séj ournez-y, à condition de la
dénoncer incessamment, en toute lucidité, c'est-à­
dire en élucidant. La surface, le superficiel, c'est le
quotidien, ce qu'on entend en p a rl a n t flvec les gens,
ce qu'on voit dans leur vie. Ne recommencez pas
l'aventure manquée des philosophes - Nietzsche,
Heidegger, Bachelard -, des poètes qui se crurent
magiciens et prophètes, de Freud, dont la méthode
376 Le langage et la société

se change en technique et en pataphysique. Même


s'il s'agit de révolutionner le discours pour recréer
le langage, évitez les illusions de la métaphysique
et de l'ancien romantisme, qui ne peuvent sortir et
ne sont jamais sortis du cadre qu'ils voulaient briser.
Soyez superficiels, sans toutefois oublier l'aver·
tissement :

Homme, prends garde! ...

Le monde est profond


Plus profond que n'a pensé le jour! »
1. Questions de langage et langage en question. 9
n. Vers un nou11el intelligible. 28
m. Complexités et paradoxes du langage. 83
IV. Situation théorique et Situation culturelle. i53
v. La réduction. i 75
VI. Les dimensions du langage. 205
vu. Le code tridimensionnel. Esquisse d'une
théorie des formes. 267
vm. La forme marchandise et le discours. 336

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