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COLLECTION LA PHILOSOPHIE EN EFFET

dirigée par Jacques Derrida, Sarah Kofinan,


Philippe Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy
L'Équivalence des catastrophes
DU MÊME AUTEUR

Aux Éditions Galilée

LE TITRE DE LA LETTRE, avec Philippe Lacoue-Labarthe, 1973.


LA REMARQUE SPÉCULATIVE, 1973.
LE PARTAGE DES VOIX, 1982.
HYPNOSES, avec Mikkel Borch-Jacobsen et Éric Michaud, 1984.
I.:OUBLI DE LA PHILOSOPHIE, 1986.
I.:EXPÉRIENCE DE LA LIBERTÉ, 1988.
UNE PENSÉE FINIE, 1991.
LE SENS DU MONDE, 1993 ; rééd. 2001.
LES MUSES, 1994 ; rééd. 2001.
ÊTRE SINGULIER PLURIEL, 1996.
LE REGARD DU PORTRAIT, 2000.
I.:INTRUS, 2000.
LA PENSÉE DÉROBÉE, 2001.
LA CONNAISSANCE DES TEXTES. Lecture d'un manuscrit illisible, avec
Simon Hantaï et Jacques Derrida, 2001.
I.:« IL Y A» DU RAPPORT SEXUEL, 2001.
VISITATION (DE LA PEINTURE CHRÉTIENNE), 2001.
LA COMMUNAUTÉ AFFRONTÉE, 2001.
LA CRÉATION DU MONDE - OU LA MONDIALISATION, 2002.
À L'ÉCOUTE, 2002.
Au FOND DES IMAGES, 2003.
CHRONIQUES PHILOSOPHIQUES, 2004.
FORTINO SAMANO. Les débordements du poème, avec Virginie Lalucq,
2004.
ICONOGRAPHIE DE L'AUTEUR, avec Federico Férrari, 2005.
LA DÉCLOSION (Déconstruction du christianisme, 1), 2005.
SUR LE COMMERCE DES PENSÉES. Du livre et de la librairie, illustra-
tions originales de Jean Le Gac, 2005.
ALLITÉRATIONS. Conversations sur la danse, avec Mathilde Monnier,
2005.
LA NAISSANCE DES SEINS, suivi de PÉAN POUR APHRODITE, 2006.
TOMBE DE SOMMEIL, 2007.
À PLUS D'UN TITRE. Jacques Den'ida, 2007.
VÉRITÉ DE LA DÉMOCRATIE, 2008.
LE PLAISIR AU DESSIN, 2009.
IDENTITÉ. Fragments, franchises, 2010.
I.:ADORATION (Déconstmction du christianisme, 2), 2010.
MAURICE BLANCHOT, PASSION POLITIQUE, 20 Il.
POLITIQUE ET AU-DELÀ, 20 Il.
DANS QUELS MONDES VIVONS-NOUS?, avec Aurélien Barrau, 20 Il.
Jean-Luc Nancy

L'Équivalence
des catastrophes
(Après Fukushima)

Éditions Galilée
© 2012, ÉDITIONS GALILÉE, 9, rue Linné, 75005 Paris
En application de la loi du Il mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement
ou parriellement le présent ouvrage sans autorisation de l'éditeur ou du Centre français
d'exploitation du droit de copie (CFC), 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.
ISBN 978-2-7186-0863-1 ISSN 0768-2395
www.editions-galilee.fr
Son cœur,
d'enfance, s'enchantait toujours
à chaque feuille, à chaque coin d'azur,
en regard de son village. Cet avenir
ignorait qu'aujourd'hui
l 'horizon s'habille d'autres
indifferences. Tout est arrivé:
en nous, par destin,
nous sommes prisonniers du regret
de notre innocence.

PIER PAOLO PASOLINI, Europa 1.

1. Dans Je suis vivant, tr. fr. o. Apert et I. Messac, Caen,


Nous, 2001, p. 57-58.
Préambule

Le titre ne doit pas égarer : toutes les


catastrophes ne sont pas équivalentes, ni
en amplitude, ni en désolation, ni en
conséquences. Un tsunami sans incidence
sur une installation nucléaire n'est pas
identique à un tsunami qui endommage
gravement une usine atomique. L'incurie
dans la gestion de cette usine ouvre encore
un autre registre de gravité.
La catastrophe atomique - militaire ou
civile, toutes différences gardées - reste la
catastrophe tendanciellement irrémédiable,
dont les effets se propagent à travers les
générations, à travers les sols, toutes les
espèces de vivants et l'organisation à grande

11
échelle de la production de l'énergie, donc
aussi de sa consommation.
Ce que veut dire ici 1'« équivalence»
des catastrophes revient à affirmer que la
propagation ou la prolifération des tenants
et aboutissants de toute espèce de désastre
porte désormais une marque de ce dont
le risque nucléaire exhibe le paradigme.
Il y a désormais une interconnexion, un
entrelacement voire une symbiose des tech-
niques, des échanges, des circulations, qui
ne permet plus à une inondation - par
exemple - où qu'elle soit localisée de ne
pas engager de rapports avec une quantité
d'intrications techniques, sociales, écono-
miques, politiques qui empêchent de la con-
sidérer comme un dommage ou comme
un malheur dont on pourrait, tant bien que
filal, tracer la circonscription. Bien moins
encore le peut-on pour une catastrophe
chimique, comme celle de Bhopal en
19841, dont les effets humains, écono-

1. Cette ville indienne avait été victime, le 3 décembre


1984, d'un très grave accident dans une usine de pesticides,
qui a terriblement et pour longtemps pollué cette région.

12
miques, écologiques sont toujours sen-
sibles aujourd'hui.
La complexité désormais en jeu se
marque singulièrement au fait que les
catastrophes naturelles ne sont plus sépa-
rables de leurs implications ou retentisse-
ments techniques, économiques, politiques.
Simple accident, le nuage d'un volcan
bloque la navigation aérienne sur un quart
au moins du monde; vraie catastrophe, un
tremblement de terre secoue avec le sol et
les bâtiments toute une situation sociale,
politique, morale. La question déjà sou-
levée par le séisme de Lisbonne en 1755
- lui-même ressenti du Maroc jusqu'au
nord de l'Europe - et qu'on nommait
alors question de la « Providence », cette
question subtilement renouvelée par Kia-
rostami dans la question «Allah permet-il
cela?» posée par un personnage de son
film sur le séisme iranien de 1990 1, cette
question ne peut plus porter ce nom. On

1. Zendegi va digar hich - en français « Et la vie continue »,


1991.

13
ne peut nier les forces telluriques ou mé-
téorologiques. Mais on ne peut pas plus
nier l'enchevêtrement inextricable des tech-
niques, des politiques, des économies avec
les mouvements de ces forces. Rousseau
écrivait à Voltaire, en 1756, «convenez,
par exemple, que la nature n'avoit point
rassemblé là vingt mille maisons de six à
sept étages, & que si les habitans de cette
grande ville eussent été dispersés plus éga-
lement & plus légérement logés, le dégât
eût été beaucoup moindre & peut-être
nul 1 ». Rousseau pouvait imaginer que la
construction d'une ville soit conçue d'une
autre façon. Mais aujourd'hui tous nos
efforts d'imagination en matière de villes,
de transports, d'énergies sont inexorable-
ment entraînés soit vers un accroissement
de complexité et d'interdépendance tech-
nique, sociale, économique, soit vers les
objections et les obstacles qu'élèvent les

1. Jean-Jacques Rousseau, Lettre à Voltaire sur la Provi-


dence, dans Bernard Gagnebin et Marcel Raymond (éds),
Œuvres complètes, t. IV, Paris, Gallimard, coll. «Biblio-
thèque de la Pléiade», 1969, p. 1061.

14
cOlnplexités déjà en place et les nécessités
qu'elles imposent.
Cette alternative elle-même - la com-
plexité des systèmes interdépendants (éco-
lo-nomiques, socio-polito-idéo-logiques,
techno-scien tifico-cul turo-logiq ues, etc.)
et/ ou les chaînes de contraintes existantes
(1'électricité, le pétrole, l'uranium, tous les
minéraux rares, etc. - et leurs mises en
œuvre, leurs usages civils et militaires,
sociaux et privés, etc.) - dépend d'une
interconnexion générale: celle de l'argent
par lequel fonctionnent tous ces systèmes
et à quoi, en dernière instance, ils recon-
duisent, puisqu'il faut que toute opération
de fabrication, d'échange, de distribution
aboutisse à une rentabilité. Cette inter-
connexion exprime une économie guidée
par la production et l'autoproduction de
la richesse, d'où découle la production
incessante de nouvelles conditions, normes
et contraintes de vie - non par la repro-
duction des conditions d'existence et la
thésaurisation somptuaire de richesses
glorieuses. Le basculement de la seconde

15
forme à la première a été le fait de ce
qu'on nomme « capitalisme» - c'est-à-dire,
COlnme on le sait, le processus qu'engendre
l'accumulation d'un capital destiné à l'in-
vestissement rentable et non à l' ostension
glorieuse.
Marx a nommé l'argent « équivalent gé-
néral ». C'est de cette équivalence qu'on
veut parler ici. Non pour la considérer elle-
même, mais pour considérer que le régime
d'équivalence générale absorbe désormais
virtuellement, bien au-delà de la sphère
monétaire ou financière mais grâce à elle
et en vue d'elle, toutes les sphères de l'exis-
tence des hommes, et avec eux de l'en-
semble des existants.
Cette absorption passe par une étroite
connexion entre le capitalisme et le dévelop-
pement technique tel que nous le connais-
sons. C'est la connexion, précisément, d'une
équivalence et d'une interchangeabilité illi-
mitée des forces, des produits, des agents
ou acteurs, des sens ou valeurs - puisque
la valeur de toute valeur est l'équivalence.
Les catastrophes ne sont donc pas de

16
même gravité, mais elles cornmuniquent
toutes avec l'ensemble des interdépen-
dances qui composent l'équivalence gé-
nérale. En outre, il ne faut pas oublier
d'inclure les guerres dans cette intercon-
nexion, et plus particulièrernent toutes les
transformations modernes- du concept et
des pratiques de la guerre: guerre « de par-
tisans », guérilla, guerre « totale », « mon-
diale », opérations de police baptisées
« guerres », etc. - développement symé-
trique des armes très lourdes et des armes
légères qui, les unes et les autres, accroissent
la prolifération de la guerre et de ses effets
sur les populations dites «civiles» ainsi
que sur les cultures, les élevages, les sols,
etc. Et sans omettre la guerre économique
qui agite incessamment de l'intérieur le
système de l'équivalence générale.
C'est pour finir cette équivalence qui
est catastrophique.
On n'en conclut pas pour autant que le
capitalisme serait le mauvais sujet de notre
histoire auquel on saurait quel bon sujet
- ou quelle bonne « subjectivation » comme

17
on aime dire aujourd'hui - il convient
d'opposer (un sujet, par exemple, « plus hu-
rnain », ou « plus naturel» ou « plus mo-
ral », « plus spirituel », et tout ce qui relève
d'une« culture ressuscitée 1 »). On n'oppose
ni ne propose. Pas plus on ne propose de
solution des problèmes énergétiques (sor-
tie du nucléaire, révolution de sa gestion,
réduction de la croissance, etc.). Mais on
suggère que l'ensemble interdépendant de
la « civilisation» et de sa « mondialisation»
doit être compris comme dépendant lui-
même d'une orientation profonde prise
depuis beaucoup de siècles - sans déci-
sion, sans délibération - par une humanité
qui désormais se porte vers une catastrophe
généralisée, ou du moins en est capable, et
qui s'invite donc elle-même moins à recti-
fier cette orientation (en la réformant, la
canalisant ou la contrariant) qu'à penser à
ce que peut vouloir dire cette étrange his-

1. Adorno emploie cette expression, et précise: « [ .•. ]


une culture qui a réchauffé ses valeurs traditionnelles de
Vérité, Beauté et Bonté comme s'il ne s'était rien passé»
(Métaphysique, tr. Fr. Ch. David, Paris, Payot, 2006, p. 176).

18
toire qu'elle a suscitée et par conséquent,
tout simplement, l'existence du monde ou
des mondes dont les hommes semblent assez
sérieusement en charge.
Fukushima, au début du XXI e siècle,
ravive des craintes et des interrogations
que le xxe avait déchaînées pour la pre-
mière fois à grande échelle et que le siècle
précédent avait f~lÏt apparaître, ce siècle
qui était issu de la double révolution
industrielle et démocratique et qui avait
été celui des « bourgeois conquérants 1 ».
Cette conquête s'est muée tout à la fois en
domination non plus des «bourgeois»
mais de la machine qu'ils avaient servie et
en dissipation de ce qui semblait donner
sens ou valeur à cette conquête. Sens ou
valeur - ce que Marx disait aliéné sous
l'équivalence générale - deviennent eux-
rnêmes catastrophiques: c'est-à-dire, selon
l'étymologie grecque, bouleversement, re-
tournement et effondrement.

1. Selon le titre du livre de Charles Morazé, Les Bourgeois


conquérants) XIX' siècle, Paris, Armand Colin, 1957.

19
Le dénouement de la tragédie grecque
dans la katastrophè portait le drame en
même temps à son extrémité et à sa réso-
lution - purification, expulsion, conjura-
tion, abréaction, libération, dessaisissement,
comme on voudra: l'histoire des interpré-
tations de la katharsis est interminable.
Mais cette histoire est aussi l'histoire de
notre hantise : nous n'avons jamais re-
trouvé le sens de la tragédie, à supposer
qu'il y ait eu un sens à retrouver et que le
. . . ,.
« sens» ne SOit pas toujours ce qUI s In-
vente, jamais ce qui se récupère.
Nous ne sommes plus ni dans le sens
tragique ni dans ce qui, avec le christia-
nisme, fut supposé transporter et relever la
tragédie en salut divin. Pas plus ne pou-
vons-nous séjourner dans une quelconque
sagesse confucéenne, taoïste ou boud-
dhiste : l'équivalence ne le permet pas, en
dépit de toutes les bonnes intentions.
Nous sommes dans l'exposition à une
catastrophe du sens. Ne nous empressons
pas de cacher cette exposition sous des
chiffons roses, bleus, rouges ou nOIrs.

20
Restons exposés et pensons ce qUI nous
. ,
arnve : pensons que c est nous qUI arn-
vons, OU qui partons 1.

1. La pensée de la ou des catastrophes a déjà, de manière


remarquable et douloureuse, sa « tradition », qui provient
au moins de Hannah Arendt et de Günther Anders, et que
Paul Virilio poursuit avec ardeur, ainsi que plusieurs autres.
Je ne prétends rien ajouter ni même m'inscrire dans une
continuité : je me contente de ponctuer le moment pré-
sent. Par ailleurs, les ouvrages sur la ou les catastrophes ou
disaster(s), en anglais sont devenus très nombreux. Annie
Le Brun, en republiant récemment un texte de 1989 sur le
sujet, peut écrire: « Il aura suffi d'une vingtaine d'années
pour que, de thème de plus en plus privilégié, les réflexions
sur la catastrophe deviennent presque un genre, allant de la
déploration au mode d'emploi» (Perspective dépravée, Paris,
éditions du Sandre, 20 Il, p. 7). Essayons d'échapper tant
à la déploration qu'au mode d'emploi, tant à l'imprécation
qu'à la fascination, et surtout au suspens de la pensée.
1

« Philosopher après Fukushima » : telle


est la demande qui m'a été adressée pour
cette conférence 1. Son énoncé fait inévita-
blement penser à celui d'Adorno: « Faire
de la poésie après Auschwitz. » Il y a des
différences considérables de l'un à l'autre.
Ce ne sont pas des différences entre « phi-
losophie » et « poésie» car on sait que ces
deux modes ou ces deux registres de l'acti-
vité spirituelle ou symbolique entretien-
nent une proximité complexe mais forte.
Ce sont bien sûr des différences entre
« F ukushima » et « Auschwitz ». Ces diffé-
rences ne doivent certainement pas être

1. Visioconférence sur l'invitation, en décembre 2011,


de l'International Research Center for Philosophy de l'uni-
versité de Tokyo.

23
ignorées ni réduites en aucune façon. Il
importe cependant de les apprécier avec
justesse. Je pense que c'est nécessaire si je
veux donner à la demande que j'ai reçue
une réponse sans négligence.
Tout d'abord il faut rappeler qu'Aus-
chwitz a déjà été à plusieurs reprises associé
à Hiroshima. L'issue de ce qu'on nomme
la deuxième guerre mondiale, bien loin
d'être figurable comme la conclusion et la
paix qui devraient ponctuer la fin d'une
guerre, se présente plutôt comme une
double inauguration : celle du projet
d'anéantir des peuples ou des groupes
humains par les moyens d'une rationalité
technique systématiquement élaborée, et
celle du projet d'anéantir des populations
entières et de mutiler leurs descendances.
Chacun des deux projets devait servir un
dessein de domination politique, c'est-à-
dire aussi économique et idéologique. Le
second des deux était du reste lié au pre-
mier par le fait que la guerre des États-
Unis contre le Japon prolongeait celle
dans laquelle ils s'étaient engagés contre

24
l'Allemagne nazie et comportait en outre
le mêrne souci de tenir en respect l'Union
soviétique.
Comme nous le savons bien, le projet
nazi était animé par une idéologie raciste
et mythologique qui portait à son comble
une fureur d'origine européenne et chré-
tienne, celle de l'antisémitisme (élargie au
nom d'une «pureté» fanatique aux Tzi-
ganes, aux homosexuels, aux communistes
et aux handicapés). À cet égard, le délire
hitlérien a été un produit de l'Europe et
se distingue d'une manière essentielle de
l' ambi tion dominatrice nourrie par les
États-Unis en tant que puissance se conce-
vant à la dimension du novus ordo sec/orum
que proclame leur sceau.
Il n'en reste pas moins qu'Auschwitz et
Hiroshima sont aussi deux noms qui
répondent - avec leurs immenses diffé-
rences - à une mutation qui aura été celle
de toute la civilisation : l'engagement
d'une rationalité technique au service de
fins incommensurables avec toute fin jus-
que-là visée, pUIsque ces fins intégraient

25
une nécessité de destructions non seule-
ment inhumaines (la cruauté inhumaine
est une vieille connaissance de l'histoire
humaine), mais entièrement conçues et
calculées à la mesure d'un anéantissement.
Cette mesure doit être comprise comme
démesure et comrne excès par rapport à
toutes les formes de violence meurtrière
que les peuples avaient connues à travers
leurs rivalités, leurs hostilités, leurs haines
et leurs vengeances. Cet excès ne consiste
pas seulement dans un changement d'é-
chelle mais aussi et d'abord dans un chan-
gement de nature. Pour la première fois,
ce n'est pas simplement un ennemi qu'on
supprime: ce sont des vies humaines prises
en masse qui sont anéanties au nom d'un
dessein qui va bien au-delà du combat (au
reste, les victimes ne sont pas des combat-
tants) pour affirmer une maîtrise qui plie
sous sa puissance non seulement les vies
en grand nombre, mais la configuration
même des peuples. Non pas seulement des
vies mais « la vie» dans ses formes, ses rap-
ports, ses générations et ses représenta-

26
tions, la vie humaine dans sa capacité à
penser, à créer, à jouir ou à endurer est
précipitée dans une condition pire que le
malheur lui-même : une hébétude, un
égarement, une horreur, une stupeur sans
recours.

Ce qui est commun à ces deux noms,


Auschwitz et Hiroshima, c'est un fran-
chissement des limites "- non pas des
limites de la morale, ni de la politique, ni
de l'humanité au sens du sentiment de la
dignité des hommes, mais des limites de
l'existence et du monde où elle existe,
c'est-à-dire où elle peut se risquer à es-
quisser, à amorcer du sens. La significa-
tion, en effet, de ces entreprises qui dé-
bordent la guerre et le crime mêmes est
chaque fois une signification entièrement
cOITlprise à l'intérieur d'une sphère indé-
pendante de l'existence du monde : la
sphère d'une projection de possibilités à la

27
fois fantasmatiques et techniques qui ont
leurs propres finalités, ou plus exactement
dont les finalités sont ouvertement dans
leur propre prolifération, dans la crois-
sance exponentielle de figures et de puis-
sances qui valent pour et par elles-mêmes,
indifférentes à l'existence du monde et de
tous ses existants.
C'est pourquoi les noms d'Auschwitz
et d'Hiroshima sont devenus des noms à
la limite des noms, des noms qui ne nom-
ment qu'une espèce de dé-nomination -
de défiguration, de décomposition. Il faut
à leur sujet entendre ce que dit Paul Celan
dans un poème qui peut, pour des raisons
précises, être lu aussi bien en relation avec
l ,un qu,avec l' autre nom:

Le lieu où ils étaient couchés, il a


un nom, il n'en a
y
pas. Ils n étaient pas couchés. Quelque chose
était entre eux.
Ils ne voyaient pas au travers l,

1. Paul Celan, Grille de parole, tr. fr. M. Broda, Paris,


Christian Bourgois, 1991, p. 93.

28
Un nom propre est toujours une façon
de passer outre la signification. Il se signi-
fie lui-même et rien d'autre. Dans la dé-
nornination qui est celle de ces deux noms,
on pourrait dire qu'au lieu de passer outre
ils tombent en dessous de toute significa-
tion. Ils signifient un anéantissement du
sens.
Voici maintenant le nom de Fukushima.
Il est accompagné du privilège sinistre qui
le fait rimer avec Hiroshima. Il faut évi-
demnlen t se méfier de se laisser en traîner
par cette rime et son rythme. Le philo-
sophe Satoshi Ukai a nlis en garde contre
ce risque en rappelant que le nom de
Fukushima ne sufht pas à désigner l'en-
semble des régions touchées (il nomme
les départements de Miyagi et d'Iwate) et
qu'il faut prendre en considération la sur-
exploitation traditionnelle du nord-est du
Japon par le pouvoir central 1. Il ne faut
en effet pas confondre le nom d'Hiroshima

1. Intervention aux « Nuits du 4 aoùt» 20 Il à Peyrele-


vade - http://www.nuitsdu4aout.com/pages/satoshi-ukai-a-
propos-de-fukushima-extrait-5659849.html

29
- cible d'un bombardement ennemi - et
celui de Fukushima dans lequel se mêlent
plusieurs ordres de phénomènes naturels
et techniques, politiques et économiques.
En même temps, il n'est pas possible de
se détourner de ce que suggère la rime des
deux noms. Car cette rime recueille - à
son corps défendant et contre toute poésie
- le ferment d'une proximité. Il s'agit, on
ne cesse pas depuis le Il mars 20 Il de
remâcher cette pilule amère, de l'énergie
atomique.

Dès qu'on amorce ce rapprochement,


cette continuité, une contradiction semble
se lever: l'atome militaire n'est pas l'atome
civil, l'attaque par un ennemi n'est pas la
production électrique du pays. C'est bien
ici que la poésie grinçante de cette fâcheuse
rime ouvre sur la philosophie : que peut-
elle dire « après Fukushima » ?

30
Il s'agit d'abord de ce que veut dire
« après ». Certains « après» ont plutôt la
valeur de « ce qui succède », ce qui vient pos-
térieurement : c'est la valeur que nous avons
donnée au préfixe « post» accolé par exemple
à « moderne» dans « postmoderne » qui dé-
signe 1'« après» de ce «moderne» qui se
conçoit lui-même comme un « avant» inces-
sant, comme le temps qui se précède, qui
anticipe son futur (on a même connu le mot
« futurisme »). Mais 1'« après» dont nous
parlons relève au contraire moins de la suc-
cession que de la rupture et moins de l'anti-
cipation que du suspens, voire de la stupeur.
C'est un « après» qui veut dire: y a-t-il un
après? y a-t-il une succession? allons-nous
encore quelque part?
Où est notre avenir? Tel est le titre d'un
texte que le philosophe Osamu Nishitani
a écrit un mois après le tsunami du Il mars
2011. Il s'agit de savoir s'il y a un avenir,
et par conséquent il est possible qu'il n'y
en ait pas (ou qu'il y en ait un qui soit à
son tour catastrophique). C'est une affaire
de sens, de direction, de chemin - et en

31
même temps de sens en tant que significa-
tion ou valeur. Nishitani non seulement
y développe une analyse politique, sociale
et économique de la situation, mais il y
engage aussi une interrogation sur « la civi-
lisation de 1'atome » 1.
À cet «après» je veux joindre celui
d'une femme poète. Ryoko Sekiguchi vit à
Paris tout en entretenant des liens person-
nels et littéraires avec le Japon. Elle a pu-
blié sous le titre _Ce n'est pas un hasard le
journal qu'elle a tenu à partir du tsunami
(en remontant à sa veille, au 10 mars, pour
des raisons que je laisse découvrir dans son
livre) 2. Au jour du 29 avril elle écrit :
« Quarante-neuf jours après le tremble-
ment de terre. C'est le jour du rituel
bouddhique où l'on dit que l'âme rejoint
définitivement l'au-delà. » Cette notation
porte un double accent : «on dit que»
marque une distance envers la croyance

1. Texte communiqué en français par son auteur. Le


texte japonais est publié dans Gendai-Shiso, Tokyo, Seidosha,
mai 2011, vol. 39-7, p. 34-37.
2. Ryoko Sekiguchi, Ce n'est pas un hasard, Paris, POL, 20 Il.

32
évoquée, et « définitivement », tout en rap-
portant le contenu de la croyance, résonne
aussi d'un irréparable qu'aucun « au-delà»
ne peut consoler.

Repartons de ce que nous confient ces


deux témoins : civilisation ou irréparable?
civilisation de l'irréparable ou civilisation
irréparable? Je pense en effet que la ques-
tion d'après Fukushima se pose dans ces
termes. Or ce sont à peu de chose près les
termes de Freud parlant de ce qu'il nom-
mait Das Unbehagen in der Ku/tur, c'est-
à-dire moins le « malaise » ou le discontent
anglais (pourtant traductions correctes) que
le mal-être : car Freud n'y constate rien
d'autre que ce fait que l'humanité est en
mesure de se détruire grâce à sa maîtrise
des forces naturelles 1. Freud n'avait aucune

1. « La question du destin de l'espèce humaine me semble


être celle de savoir si et dans quelle mesure le développement
de sa civilisation réussira à maîtriser la perturbation de la vie

33
idée de l'énergie atomique puisqu'il écrit
ces lignes en 1929. Les moyens techniques
déployés dans la première guerre mondiale
avaient suffi à lui faire pressentir ce que
Camus désignera au lendemain d'Hiro-
shima comme la sauvagerie suicidaire de la
civilisation 1.
On se demandera s'il s'agit vraiment de
la civilisation dans son ensemble puisque
l'usage « civil» de l'atome se distingue de
son usage militaire., Il faut tout d'abord

commune par la pulsion humaine d'agression et d'autodes-


truction. À cet égard l'époque actuelle offre sans doute un
intérêt particulier. Les hommes ont poussé la maîtrise des
forces naturelles à un point tel qu'il leur est désormais facile
avec leur aide de s'éradiquer entre eux jusqu'au dernier. »
(<< Die Schicksalsfrage der Menschenart scheint mir zu sein,
ob und in lOelchem Mafe es ihrer KulturentlOicklung gelingen
lOird, der Storung des Zusammenlebens durch den menschli-
chen Aggressions- und Selbstvernichtungstrieb Herr zu lOerden.
In diesem Bezug verdient vielleicht gerade die gegenlOartige
Zeit ein besonderes Interesse. Die Menschen haben es jetzt in
der Beherrschung der Naturkrafte 50 lOeit gebracht, daf sie
es mit deren Hilfe leicht haben, einander bis aufden letzten
Mann auszurotten. » Sigmund Freud, «Das Unbehagen in
der Kultur », dans Gesammelte Werke, vol. 14, Londres,
Imago Publishing, 1972, p. 506. Je traduis.)
1. Albert Camus, dans son éditorial de Combat du 8 août
1945.

34
rappeler que les techniques militaires sont
de même nature que les autres, qu'elles
leur empruntent et qu'elles leur commu-
niquent beaucoup d'éléments. Mais il faut
dire plus et commencer par une mise en
question de la distinction (pour ne rien dire
de l'opposition) entre le militaire et le civil.
On sait que le concept de guerre s'est au
moins considérablement déplacé depuis ce
qu'on a nommé «guerres mondiales» et
depuis toutes les guerres dites «de parti-
sans 1 », les guerres de libération coloniale,
les guérillas et de manière générale, l'intri-
cation de la guerre - armée ou bien écono-
mique, psychologique, etc. - dans beaucoup
d'aspects de l'existence commune.
Le même Osamu Nishitani a pu parler
dès le 19 mars 20 Il d'un état de « guerre
sans ennemi 2 ».Une guerre sans ennemi
est une guerre contre nous-mêmes. Le
problème que pose l'usage « pacifique» de

1. Dénomination due à Carl Schmitt.


2. Dans une lettre adressée à une institution parisienne où
il renonçait à se rendre. Cf http://recherche.collegedesber-
nardins. fr 1wp-co ntentl uploads/lettre_Osam u-Nishi tani. pdf

35
l'atome est celui de sa nocivité extrême et
extrêmement durable. Cette nocivité est
la même après Hiroshima et après Three
Mile Island, Tchernobyl ou Fukushima.
Tout cela est bien connu. Ce qui cepen-
dant reste à penser dépasse le registre de
la solution. Car une solution - qu'elle
consiste à renoncer au nucléaire ou bien
à augmenter considérablement les mesures
de protection - reste prise dans l'orbite de
l'ensemble des dispositions et des compor-
tements techniques au sein desquels nos
vies se déroulent - au sein desquels la ci-
vilisation se déploie. La course aux tech-
niques de substitution ou de contrôle reste
dans l'horizon inchangé d'une civilisation
que, pour faire vite, je dirai ici « du pro-
grès » et de la « maîtrise de la nature ».
Si cette civilisation s'avère être en même
temps une civilisation de la guerre contre
nous-mêmes et contre le monde, si la
1\' , • •

maltnse s y retourne en aSSUjettIssement


à des contraintes toujours croissantes pour
tenter d'échapper à celles de la veille, jus-
qu'à remplacer toute espèce de progrès par

36
une aggravation de notre condition, et si
ce qui était pouvoir des hommes - pou-
voir de leurs techniques mais aussi de leurs
capacités à leur résister - se met décidé-
ment à exercer un pouvoir autonome sur
eux et sur le reste des existants, alors nous
sommes devant une tâche aussi urgente
que la tâche de rnettre hors d'état de nuire
les réacteurs brisés de Fukushima et les
substances qui se sont échappées d'eux.
Ce constat n'est pas nouveau. Peut-être
a-t-il même été dressé jusqu'ici trop sou-
vent sur un mode qu'on a pu qualifier de
« pessimiste », comme on l'a fait souvent de
la pensée de Heidegger sur la technique ou
de celle de Günther Anders, l'auteur de ce
Hiroshima est partout dont le titre condense
la leçon sévère et pourtant trop peu recon-
nue, trop peu mentionnée en tout cas dans
le monde des philosophes 1. Mais on a dit
aussi que Freud était pessimiste, alors qu'en
lisant aujourd'hui les lignes de 1929 que

1. Günther Anders, Hiroshima est partout, Paris, Le Seuil,


2008.

37
j'ai rappelées, nous sommes plutôt frappés
par leur vertu d'anticipation.
Or nous devons savoir que l'anticipation
visionnaire ou divinatoire n'existe pas. Ce
qui paraît après coup anticipé a seulement
été bien vu sur le moment. Il ne s'agit pas de
pessimisme mais de clairvoyance. Pas plus
ne s'agit-il de répéter après tant d'autres que
tous les temps et toutes les cultures - tout au
moins celles qui se sont conçues comme
« civilisation» - ont toujours déploré le
cours désastreux de l'histoire ou bien regretté
un âge d'or perdu. Notre temps - tel qu'il a
pu se percevoir lui-même au moins depuis
la première «guerre mondiale» - est le
temps qui se sait capable d'une «fin des
temps» qui serait le fait des hommes. Gün-
ther Anders écrit : «Aujourd'hui, puisque
l'apocalypse est techniquement possible et
mênle vraisemblable, elle se tient seule de-
vant nous : personne ne croit plus qu'un
"royaume de Dieu" la suivra. Même le plus
chrétien des chrétiens 1. »
1. G. Anders, Le Temps de la fin, Paris, :LHerne, 2007,
p.115.

38
Il aurait pu ajouter que le sens mêrne
du mot « apocalypse» s'en trouve affecté.
Car il signifie en grec « dévoilement» ou
« révélation ». Lorsqu'une révélation révèle
qu'il n'y a rien à révéler, elle se referme.
Peut-être pourrait-on transposer en par-
lant d'un satori qui s'éveillerait à rien, à
aucune compréhension.

Ce que Fukushima ajoute à Hiroshima,


c'est que la menace d'une apocalypse
ouvrant sur rien, sur la négation de l'apoca-
lypse elle-même, ne dépend pas seulement
de l'usage militaire de l'atome ni peut-être
même du seul usage de l'atome en général.
En vérité, ces usages eux-mêmes sont ins-
crits dans une configuration plus large où
se dessinent les traits profonds de notre
civilisation.
L'usage militaire nous donne un aperçu
de cette configuration. L'arme atomique a
engendré par sa puissance une stratégie de

39
la dissuasion parfois invoquée comme une
nouvelle condition de la paix, souvent
aussi désignée comme 1'« équilibre de la
terreur ». Comme on le sait, cet équilibre
lui-même suscite le désir de posséder
l'arme nucléaire pour devenir à son tour
un agent de cet équilibre, c'est-à-dire une
menace de terreur. De cette terreur, soit
dit en passant, on pourrait se demander
quels liens inaperçus elle entretient avec
ce qu'on appelle « terrorisme », lequel d'ail-
leurs a précédé l'arme nucléaire. De manière
générale on peut dire que la terreur désigne
une absence ou un outrepassement du rap-
port : elle s'exerce, seule, elle n'engage pas
une relation.
Dans l'équilibre de la terreur, le rapport
entre fort et faible, ou bien entre plus fort
et moins fort, n'existe pas. Les armes ato-
miques, même de puissance inégale (si on
laisse de côté des armes supposées stricte-
ment « tactiques »), sont capables de des-
tructions telles qu'il n'y a plus à raison-
ner en termes de forces. C'est une même
force absolue qui peut s'exercer de part et

40
d'autre, et cela tient à la fois à la destruc-
tion possible dans l'instant et aux des-
tructions ou dégâts qui affecteront pour
très longternps les vivants, l'eau, le sol, les
matériaux. Si le rapport entre plus et
moins fort disparaît, alors disparaissent
aussi les possi bili tés de calcul et d' imagi-
nation de stratégies en face de la force. Il
n'y a plus de sens dans les représentations
du type « David et Goliath », « Ulysse et
le Cyclope» ou «Zatoichi le samouraï
aveugle ».
Là où le rapport des forces était un rap-
port, en dépit de tout, l'équilibre de la ter-
reur annule tout rapport. Il le remplace
par ce que désigne le mot équilibre: l'équi-
valence qui annule la tension en la main-
tenant égale et constante. Il n'y a plus à
proprement parler d'affrontement, il n'y a
plus à proprement parler d'être-en-face-de-
l'autre puisque en définitive c'est le même
qui est confronté au même. Et sa puissance
est telle qu'elle ne peut presque plus être
pensée dans la dépendance des volontés qui
sont censées commander son usage : la

41
seule idée d'une inadvertance ou d'un coup
de folie déclenchant cet usage plonge dans
l'horreur d'une dévastation innommable.
C'est sur la perspective de cette dévastation
que se conclut le Dr Strangelove de Stanley·
Kubrick, parabole d'une possibilité insou-
tenable. Il ne s'agit plus seulement de la
décision humaine: cette décision devient
telle que ce dont elle décide va au-delà
de tout ce qui est calculable comme effets
d'une décision.

Avec l'équivalence et l'incalculable nous


avons déjà étendu notre perspective au-
delà du nucléaire militaire. Avec ces deux
traits en effet, nous pouvons caractériser
non seulement l'usage général de l'énergie
atomique mais sans doute, plus largement
encore, la nature de la disposition générale
des forces dans le monde que nous nous
sommes donné.
L'équivalence est le statut des forces qui

42
se gouvernent en quelque sorte par elles-
mêmes. Qu'il s'agisse d'une centrale nu-
cléaire disloquée ou d'une bombe, que
le réacteur ou l'arme soit plus ou moins
puissant, la démesure des effets dans l'es-
pace et dans le temps les met à égalité dans
l'excès par rapport aux 'moyens de les
contrôler et plus encore de les annuler.
Cela n'est pas absolurnent nouveau : déjà
le charbon, l'électricité et le pétrole ont
entraîné des problèmes, des souffrances ou
des plaies de civilisation qui excèdent les
capacités de la maîtrise aussi bien tech-
nique que politique. On peut bien, par
exemple, s'évertuer à prôner la voiture
électrique mais il n'y a jusqu'ici aucune
vraisemblance dans sa substitution à la
voiture à essence. Cependant, il y a une
grande vraisemblance dans l'épuisement
des ressources pétrolières.

Dans toutes les directions qu'on peut


envisager, qu'il s'agisse de« perfectionner»
des techniques pour maîtriser ou pour
annuler leurs effets ou bien d'abandonner

43
ou de neutraliser l'usage de certaines, il
paraît impossible d'envisager autre chose
que des formes supplémentaires d'interdé-
pendance, d'intrication et de complexifi-
cation des procédés. S'y ajoutent autant
d'intrications et de complexification entre
les techniques matérielles et les techniques
sociales, psychologiques', politiques. L'au-
tomobile a exigé la ceinture de sécurité et
l'airbag, les limitations de vitesse, les sanc-
tions accrues pour la conduite sous alcool
ou sous autres drogues - et jusqu'à l'in-
vention d'un appareil capable de bloquer
le démarrage de la voiture si l'haleine du
conducteur révèle un certain taux d'alcool.
On n'en finirait pas d'énumérer cette aug-
mentation exponentielle des techniques
de contrôle auxquelles sont évidemment
entrelacées les techniques médicales, les
techniques de santé publique, etc.
La médecine est un domaine propice à
ces développements qu'on pourrait nommer
d'autogénération technique. La greffe d'or-
ganes, par exemple, entraîne la recherche de
substances immunosuppressives dont les

44
effets dits secondaires, nuisibles à l'orga-
nisme, doivent être combattus par d'autres
substances qui, à leur tour, engendrent
des effets qu'il faut combattre, etc. On
fabrique ainsi des corps qui sont de véri-
tables complexes chimiques. Des remar-
ques analogues peuvent être f~lÏtes à propos
des cancers et de ce qu'on aurait le droit
d'appeler le cancer des cancers: la prolifé-
ration de formes cancéreuses liées à toutes
sortes de causes elles-mêmes situées dans
l'industrie alimentaire ou dans d'autres
industries.
Dans toutes ces arborescences autogé-
nérées et auto complexifiées - ou auto-
embrouillées, auto-obscurcies - règne ce
que j'ai nommé l'équivalence : des forces
se combattent et se compensent, se substi-
tuent les unes aux autres. Une fois que
nous avons substitué aux forces données
non produites (celles qu'on nommait
« naturelles »), comme le vent et le muscle,
des forces produites - la vapeur, l'électri-
cité, l'atome -, nous sommes entrés dans
une configuration générale où les forces de

45
production d'autres forces et les autres
forces de production ou d'action entre-
tiennent une symbiose étroite, une inter-
connexion généralisée qui semble rendre
inévitable un développement indéfini de
toutes les forces et de toutes leurs interac-
tions, rétroactions, excitations, attractions
et répulsions qui, pour finir, jouent com-
me des renvois incessants du même au
même. De l'action à la réaction, il n'y a
pas de rapport ou de relation : il y a
connexion, concordance et discordance,
aller-retour, mais non rapport si ce qu'on
nomme « rapport» a toujours affaire avec
de l'incommensurable, avec ce qui rend
absolument non équivalents l'un et l'autre
du rapport.

L'incommensurable du même et de
l'autre ne peut pas être ramené à l'incalcu-
lable de ce qui défie nos pouvoirs de déci-
SIon. Personne ne peut vraiment calculer

46
les conséquences de Fukushirna, ni pour
les hommes, ni pour la région, pour le sol,
les eaux et la mer, pour l'économie énergé-
tique du Japon, pour la mise en question,
l'abandon ou le contrôle accru des cen-
trales nucléaires partout dans le monde et
par conséquent pour l'ensemble mondial
de l'économie énergétique. Mais cet incal-
culable est tel parce qu'il défie les capacités
du calcul alors que, dans le même temps,
ce qu'on envisage reste dans l'ordre du
calcul, fût-il hors de portée.
L'incommensurable est d'une autre na-
ture : il ne s'engage même pas dans l'ordre
d'un calcul, il ouvre sur la distance et la
différence absolues de ce qui est autre -
non seulement l'autre personne humaine
mais l'autre de l'homme, l'animal, le
végétal, le minéral, le divin. Mais en nom-
mant ces catégories, nous éprouvons com-
bien elles sont rendues fragiles par la
technique qui, pour prendre un exemple,
rend l'anirnal et le végétal dépendant des
substances de synthèse dont on le nourrit,
ou bien qui expose à des émanations ou à

47
des irradiations les sols, les plantes ou cer-
tains produits (qu'on pense à l'irradiation
ionisante conlme technique de conserva-
tion alimentaire). Quant au divin, il est
superflu d'insister sur le déplacement qu'il
subit du fait de ces opérations. Ce qui se
trouve bouleversé, c'est en fait la distribu-
tion des substances, des caractères et des
registres à travers tous les modes d'exis-
tence, de représentation, de conception
et d'imagination. Là où il y a eu pour
toute l'humanité jusqu'à nous un monde
ordonné, configuré, avec ses régimes, ses
hiérarchies, ses rôles, nous voyons se dé-
ployer plus qu'une transformation : une
transformabilité généralisée qui, en même
temps, ne fournit pas l'unité d'un principe
ou d'une loi de transformation, mais qui
ne cesse au contraire de diversifier et de
multiplier les modalités, les directions, les
causalités de toutes les formes de transfor-
mation, de transport, de transposition ou
de transmutation.
Il a surgi dans le monde, et il surgit
maintenant en tant que monde, VOIre en

48
tant que cette pluralité de mondes que
pense la physique contemporaine, une cir-
culation, une interaction, une communi-
cation et une information aux sens forts,
intenses de ces mots, qui placent les exis-
tences dans une interrelation et dans une
interdépendance toujours' plus serrées et
plus réticulées. Un élérnent majeur de
cette interconnexion est l'incalculable sous
la fonne du très grand nombre et le très
grand nombre - duquel relèvent ce qu'on
nomme 1'« infiniment grand» cosmique
aussi bien que 1'« infiniment petit» sub-
atomique - se manifeste à l'échelle de notre
expérience dans la population humaine
(bientôt 7 milliards au moment où j'écris
ces lignes) aussi bien que dans les quan-
tités d'énergie consommée, de transports
effectués, de produits fabriqués, de brevets
déposés ou de contrats conclus. Ces grands
nombres sont à la fois des effets et des
agents de l'interconnexion générale et
croissante. Ils sont aussi ce qui multiplie
de façon considérable les effets des phéno-
mènes naturels - indépendamment du f~üt

49
que ces phénomènes puissent être eux-
mêmes affectés ou provoqués par des causes
techniques. Un ouragan, un tsunami, une
sécheresse ont aujourd'hui des effets d'une
ampleur incomparable avec ce qu'elle était
il y a seulement cent ans.

Fukushima est un événement redouta-


blement exemplaire parce qu'il exhibe la
connexion intime et brutale entre une
secousse sismique, une population dense,
une installation nucléaire (sous un contrôle
insuffisant), un nœud de rapports com-
plexes entre les pouvoirs publics et la ges-
tion privée de l'installation, sans parler de
toutes les autres chaînes de corrélation qui
s'étendent à partir de là.
Il ne faut pas penser que la conjonction
qui s'est produite à Fukushima est excep-
tionnelle. Elle ne l'est certes pas au Japon,
mais elle ne l'est pas non plus à l'échelle
du monde. Certes, une secousse sismique

50
et une centrale nucléaire fragile ne se ren-
contrent pas souvent, mais partout où on
manipule l'énergie nucléaire sont présents
des risques aux dimensions peu ou pas cal-
culables. Ces risques ne se limitent pas à
l'industrie nucléaire - et je pense qu'il
faut, pour réfléchir au inieux à notre
avenir, dépasser une focalisation exclusive
sur le nucléaire. Il faut joindre à ses risques
propres tous ceux qui sont liés à toutes
nos techniques, qu'il s'agisse de l'émission
de COz ou de l'épuisement des espèces
de poissons, qu'il s'agisse des techniques
biogénétiques et biométriques, des nano-
technologies ou des techniques électronico-
financières.
C'est l'ensemble interdépendant de
notre monde technicisé - qui est propre-
ment le ITlonde de la création humaine et
en même temps le monde d'un assujettis-
sement virtuellement intégral de tous les
existants - dont nous devons penser la
vérité. Deux exemples illustrent de ma-
nière éloquente notre interdépendance :
celui des systèmes, toujours plus nombreux,

51
de « radio frequency identification» (RFID)
qui perrnettent toutes sortes de repérage,
de traçabilité, de connexion et de contrôle
(dont le « code-barres» est un précurseur)
et celui de la détermination d'un « temps
atomique» indépendant du temps ter-
restre et nécessaire aux synchronies plané-
taires qu'exigent de nombreuses activités
informatiques de communication, de cal-
cul, d'échange, etc.
Or il est une technique qui rassemble
en elle à l'état le plus pur, si on peut dire,
les traits de l'interconnexion générale, de
l'équivalence et de l'incalculable. C'est la
technique monétaire dont est issue la civi-
lisation capitaliste - puisque tel est bien son
nom propre. En désignant la monnaie
comme 1'« équivalence générale », Marx a
énoncé plus que le principe de l'échange
marchand: il a énoncé le principe d'une
résorption générale de toutes les valeurs
possibles dans cette valeur que définit
l'équivalence, l'échangeabilité ou la con-
vertibilité de tous les produits et de toutes
les forces de production. Le mot « valeur»

52
ici ne doit pas faire penser à ces entités
idéalistes que furent et sont encore pour
certains les «valeurs », ces fétiches, ces
réductions de sens nommées « la patrie»
ou « l'honneur », « la justice» ou « la fa-
mille », « l'homme» ou le « care ». Le sens
y est réduit car figé, déposé, représen-
té - et ces représentations sont précisé-
ment le résidu réifié de la perte du sens
qui s'opère dans les flux de l'équivalence
interminable.
Voici la loi de notre civilisation: l'incal-
culable y est calculé comme équivalence
générale. Cela veut dire aussi bien: l'in-
calculable y est le calcul lui-même, celui
de l'argent et en même temps, par une
profonde solidarité, celui des fins et des
moyens, celui des fins sans fin, celui
des producteurs et des produits, celui des
techniques et des profits, celui des profits
et des créations, et ainsi de suite.
Tout récemment l, le président sortant

1. Entretien de Jean-Claude Tricher dans Le Monde daté


du 29 octobre 20 Il.

53
de la Banque centrale européenne décla-
rait : «Le secteur financier doit changer
ses valeurs. » Cette déclaration, qui a déjà
été faite de cent autres manières depuis le
début des grandes secousses financières,
prend sous cette forme une allure de vio-
lente ironie. Les agents de l'interconnexion
financière mondiale n'ont d'autre valeur
que l'équivalence pure. Changer de « va-
leurs» les mettrait au chômage. Mais en
appeler à un tel changement révèle un
refus de considérer cette simple vérité,
refus doublé d'une croyance naïve dans la
possibilité d'un maniement vertueux de
l'équivalence générale.

Nous sommes désormais au-delà du


sens que Marx donnait à sa formule. Pour
lui, l'équivalence de l'argent pouvait être
démystifiée en faveur de la réalité vivante
d'une production dont la vérité sociale
est création de l'humanité véritable. Telle

54
était pour lui la prestation historique du
capitalisme menant à son propre dépasse-
ment.
Nous sommes dans un autre dépasse-
ment, qui est celui de la dissipation de
toute visée d'une «humanité véritable ».
La possibilité de représenter un homme
« total », désaliéné, émancipé de toute
sujétion naturelle, économique et idéolo-
gique, s'est évanouie dans le progrès lui-
même de l'équivalence générale devenant
équivalence et interconnexion de toutes
les finalités et de toutes les possibilités.
Nous sommes désormais 7 milliards
d'êtres humains et des millions de mil-
liards d'autres vivants pris dans une inter-
dépendance où s'effacent les démarcations
entre « nature» et « technique », entre les
différentes techniques, entre leurs fins et
leurs moyens, entre nos existences comme
fins en soi et nos vies sociales comme
moyens de fins indéfiniment équivalentes:
richesse, santé, productivité, connaissance,
autorité, imagination, toutes enrôlées dans
la même logique dont le principe général

55
semble être celui d'une converSIon de la
quantité en qualité: les grands nombres
font la loi, qu'ils soient d'argent, de popu-
lation, de vitesse, de puissance, de circu-
lation, d'information, etc. De toutes les
manières, et dans l'interconnexion de tous
ces registres, la « qualité », c'est-à-dire la
« valeur» ou bien le « sens », se disperse
dans la corrélation interactive de tous les
grands nombres. Ce que depuis bientôt
deux siècles on a nommé « nihilisme» est
le revers exact de ce que nous avions con-
fié à l'espérance de la technique comme
maîtrise d'un destin. La communication
devient contamination, la transmission
devient contagion.
C'est en cela que Fukushima est exem-
plaire: un séisme et le tsunami qu'il en-
gendre deviennent catastrophe technique,
qui devient elle-même séisme social, éco-
nomique, politique et enfin philosophi-
que, en même temps que cette série s'en-
trecroise ou s'enlace avec les séries des
catastrophes financières, de leurs effets sur
l'Europe en particulier et des contrecoups

56
de ces effets sur l'ensemble des rapports
mondiaux.
Il n'y a plus de catastrophes naturelles:
il n'y a qu'une catastrophe civilisationnelle
qui se propage à toute occasion. On peut
le montrer à propos de chaque catastrophe
dite naturelle, tremblement de terre, inon-
dation ou éruption volcanique, pour ne
rien dire des bouleversements produits
dans la nature par nos techniques.
Nous avons, de fait, transformé la
nature et nous ne pouvons plus parler
d' elle.N ous devons arriver à penser une
totalité dans laquelle ne vaut plus la dis-
tinction entre nature et technique et dans
laquelle, en même temps, ne vaut plus un
rapport de « ce monde» à un quelconque
«autre monde ». Cette condition fàite à
notre pensée dépasse de beaucoup ce
qu'on nomme parfois « une crise de civili-
sation ». Ce n'est pas une crise dont nous
pourrions guérir avec les moyens de la
même civilisation. Cette condition dépasse
aussi ce qui est parfois appelé comme
un « changement de civilisation» : on ne

57
décide pas d'un tel changement, on ne
peut pas le viser puisqu'on ne peut pas
dessiner le but à atteindre.
Notre pensée ne doit plus être ni de
crise ni de projet. Or nous ne connaissons
pas d'autre modèle pour une pensée du
« mieux ». Depuis que nous avons voulu
un « mieux », depuis que nous avons voulu
changer et améliorer le monde et l'homme,
nous n'avons pensé qu'en termes de ré-
génération ou de nouvelle génération :
refaire ou faire un monde et un homme
meilleurs. Cela sans doute a commencé
avec la grande configuration historique
marquée par le bouddhisme, le confucia-
nisme, l'hellénisme et le monothéisme
occidental, c'est-à-dire aussi la configu-
ration marquée par la fin des relations
proprement sacrificielles (autosacrificielles)
des hommes avec un monde de dieux.
Le divin, s'il n'a pas toujours ni par-
tout disparu, a profondément changé de
sens. Il est aussi passé, en Occident, dans
la divinisation de l'homme (nommée
« athéisnle »).

58
Mais cette divinisation a cédé la place, à
son tour, car 1'« humanisme» n'a pas été
capable de penser « la grandeur essentielle
de l'hornrne » 1 , ni celle de la « nature », ni
celle du « monde », ni pour finir celle de
l'exister en général. Elle a cédé la place à
une interconnexion, à une sorte d'environ-
nernentalisme généralisé dans lequel tout
s'environne, s'enveloppe et se développe
selon la réticulation de ce qu'on a pu
nommer un inconscient technologique 2 -
« l'inconscient» voulant dire avant tout,
ici comme ailleurs, le tissage enchevêtré de
tous les étants. Ce tissage, cette contextua-
lisation profuse qui a promu dans notre
modernité le motif de 1'« immanence»
- d'une adhérence à soi sans «soi» en
quelque sorte - engendre les interrogations,
1. Martin Heidegger, Lettre sur l'humanisme, tr. fr.
R. Munier, Paris, Flammarion, 1964, p. 15.
2. Cf Erich Hûrl, « Die technologische Bedingung », in-
troduction au volume collectif homonyme, Berlin, Suhr-
kamp, 20 Il, p. 28. Il faudrait en outre s'engager dans une
interrogation sur ce qui revient à la « science» (à condi-
tion de s'entendre sur ce mot pris au singulier. .. ), ce qui est
imputable à la « technique» et à quels égards il est ou non
nécessaire de coupler l'une à l'autre.

59
soupçons et doutes légitimes qui, après
Dieu, ont pour objet le « sujet », le « sens »,
1'« identité », la « figure ».
Il ne s'ensuit pas pour autant que cette
imnlanence et son intrication doivent être
considérées comme dégradation ou dégé-
nérescence de nos transcendances passées.
Il nous revient de penser autrement qu'en
termes de régénération ou de génération
nouvelle. Cela doit au moins commencer
par une compréhension renouvelée de ce
que « technique» veut dire. Puisqu'il ne
suffit plus de l'opposer ou de la coupler
à une supposée « nature », il faut penser
- fût-ce à nouveaux frais - ce que Hei-
degger a nommé «le dernier envoi de
l'être ». Cela veut dire au moins ceci :
la technique n'est pas un ensemble de
moyens opératoires, c'est le mode de
notre existence. Ce mode nous expose à
une condition jusqu'ici inouïe de la fina-
lité: tout devient fin et moyen de tout. En
un sens, il n'y a plus ni fins ni moyens.
L'équivalence générale a aussi ce sens, un
sens équivoque. Dans le renvoi mutuel de

60
tout se jouent aussi bien la destruction de
toute construction que ce que je nomme-
rais la struction au sens de l'amoncellement
privé d'assemblage 1.
Quel assemblage pourrions-nous inven-
ter? Comment assembler les pièces d'un
monde, de divers mondes; des existences
qui les traversent? Conlment nous assem-
bler, « nous », tous les étants? Fukushinla
peut nous engager à ne plus user du nu-
cléaire, ou bien à en user autrement : je
ne peux pas entrer dans les considéra-
tions qu'entraînent ces options. Je peux
en revanche affirmer qu'aucune option
ne nous fera sortir de l'équivalence inter-
minable des fins et des moyens si nous ne
sortons pas de la finalité elle-même. De la
visée, du projet et de la projection d'un
futur en général. Que nos fins soient deve-

1. cf « De la struction », dans Aurélien Barrau et Jean-


Luc Nancy, Dans quels mondes vivons-nous?, Paris, Galilée,
20 Il, dont la version allemande a paru dans Die technolo-
gische Bedingung, op. cit. La struction représente en quelque
façon le dernier état d'une déconstruction dont elle fait mieux
percevoir la nécessité philosophique, par-delà les sollicita-
tions frivoles qu'elle a connues.

61
nues des fins futures, cela aura été
le principal produit de ce qu'on appelle
l'Occident ou plus généralement le « mo-
derne ». Parler de « postmoderne » est juste
si on désigne par là un outrepassement de
la visée d'un futur conçu comme l'unité
d'un sens à venir. Mais c'est insuffisant car
cela reste pris dans un schème de succes-
sion, d'avant-et-après.
Ce qui serait décisif: en revanche, ce
serait de penser au présent et de penser le
présent 1. Non plus la fin ou des fins à

1. On pourra me dire qu'à partir d'ici je biaise avec la


question des solutions, donc aussi avec les problèmes posés,
et que je fuis dans un idéalisme. Mais des solutions idéalistes
restent des solutions. Or il s'agit d'autre chose que du couple
« problème-solution ». Il s'agit de répondre à une question:
voulez-vous à nouveau une civilisation? et qu'elle soit digne
de ce nom? Les problèmes et les solutions ne peuvent pro-
venir que de la culture où ils naissent. Mais la question que
nous recevons vient d'ailleurs et va plus loin. Elle engage
avant tout la pensée, bien plus que des « solutions ». Elle
engage une pensée qui, dès maintenant, accueille le lointain.
Peut-être une autre civilisation est-elle déjà là, parmi nous.
Ce qui, pour autant, ne nous dispense absolument pas de
veiller à l'avenir, de le protéger et de le laisser advenir, par pro-
gression ou par transformation, par irruption ou par révolu-
tion, par injonction ou par affirmation - toutes formes dont
le mélange produit l'inverse d'une catastrophe.

62
venir, ni même une heureuse dispersion
anarchique des fins, mais le présent en tant
que l'élément du proche. La fin est tou-
jours éloignée, le présent est le lieu de la
proximité - avec le monde, les autres, soi-
même. Si on veut parler de « fin », il faut
dire que le présent a sa fin en lui-même -
comme la technique, en somme, mais sans
addition de représentations « finales ». Le
présent a sa fin en lui-même aux deux sens
du mot «fin» : son but et sa cessation.
Finalité et finitude conjointes - ce qui
veut dire, si on y pense bien, ouverture
de l'infini. Connaissance de l'existence
comme capacité infinie de sens. Pensée du
« sens» comme ce qui n'est aucune fin à
atteindre, mais ce dont il est possible d'être
proche. Fukushima interdit tout présent:
c'est l'effondrement de visées d'avenir
qui force .à travailler à d'autres avenirs.
Essayons de travailler en effet à d'autres
avenirs - mais sous condition de présent
toujours renouvelé.

63
10

Le présent que j'évoque ainsi n'est pas


le présent de l'immédiat, celui de la pure
et simple position inerte où la raison et le
désir se figent dans la stupeur ou dans la
réplétion, sans passé ni avenir, et il n'est
pas non plus celui de l'instant fugace ou
fulgurant de la décision, cette décision
exemplaire que prend le trader qui bascule
des millions d'un compte sur un autre :
ce présent-là est celui dans lequel on
s'échappe vers un futur qu'on désire et
qu'on veut ignorer à la fois (ce qui n'em-
pêche pas qu'on s'évade tout autant vers
un passé de nostalgie ou de collection
d'antiques). Je parle d'un présent dans
lequel se présente quelque chose ou quel-
qu ,un: 1e present
/ d' une venue, d' une ap-
proche. C'est alors l'exact contraire de
l'équivalence générale - qui est aussi celle
de tous les présents chronométriques qui
se succèdent et qu'il s'agit de cornpter. Le
contraire, c'est l'inéquivalence de toutes
les singularités : celles des personnes et

64
celles des moments, des lieux, des gestes
d'une personne, celles des heures du jour
ou de la nuit, celles des paroles adressées,
celles des nuages qui passent, des plantes
qui poussent avec une lenteur savante.
Cette inéquivalence existe par l'attention
portée à ces singularités - à une couleur,
à un son, à un parfum. La contemplation
des cerisiers à leur floraison, cette céré-
monie nommée hanami en japonais et
qui n'est pas par hasard célèbre à travers
le monde 1, ou bien un regard jeté sur
l'éclat d'une pierre précieuse - dont le
« prix» n'est pas marchand - aussi bien
que l'ultime sonorité du Nun de Hel-
mut Lachenmann, dont le titre signifie
« maintenant» - sonorité qui est celle du
k du mot Musik.
1. Un certain temps après avoir écrit ces lignes, je ren-
contre le discours de Haruki Murakami recevant le prix
international de Catalogne en juin 20 Il. Parlant de Fu-
kushima, il fait référence à la culture japonaise de l'éphé-
mère - « nous admirons les fleurs de cerisier au printemps,
les lucioles en été, et les feuilles d'érable en automne» -
pour l'opposer à la destruction irrémédiable « de l'éthique
et des valeurs» (traduction du collectif « Planting seeds
together », site senri no michi).

65
Chaque fois il s'agit d'une considéra-
tion particulière, d'une attention et d'une
tension, d'un respect, voire de ce qu'on
peut aller jusqu'à nommer une adoration
tournée vers la singularité en tant que
telle. Beaucoup moins un « respect de la
nature », comme le prône un discours éco-
logiste facile, ou un « respect des droits de
l'homme », comme le prône un autre dis-
cours souvent peu réfléchi - et cela, bien
que les respects en question ne soient pas à
mépriser -, beaucoup moins, donc, mais
plutôt une estime au sens le plus intense du
terme: au sens qui tourne le dos à ce dou-
blet que nomme l'estimation. Car l'estima-
tion - ou l'évaluation - appartient à la série
des calculs de l'équivalence générale, qu'elle
soit celle de l'argent ou de ses succédanés
que sont l'équivalence des forces, des capa-
cités, des individus, des risques, des vitesses,
etc. L'estime au contraire s'adresse au sin-
gulier et à sa manière singulière de venir en
présence - fleur, visage ou timbre.
L'estime, en définitive, va au-delà d'elle-
mêrne et s'adresse à quelque chose d'inesti-

66
mable, terme que le français emploie pour
désigner quelque chose de plus précieux
que tout prix, quelque chose d'incalcu-
lable et dont on ne cherche même pas à
imaginer l'excès sur tout calcul possible.
Le présent que je veux évoquer est celui
qui s'ouvre à cette estime du singulier et se
détourne de l'équivalence générale et de
son évaluation des temps passés et futurs,
de l'accumulation des antiquités et de la
construction des projets. Aucune culture
n'a vécu comme notre culture moderne
dans l'accumulation interminable des ar-
chives et des prévisions. Aucune n'a pré-
sentifié le passé et le futur au point de
soustraire le présent à son propre passage.
Toutes les autres cultures, au contraire,
ont su ménager l'approche de la présence
singulière.
Il est vrai que la plupart de ces cultures
ont aussi supporté des tyrannies, des cruau-
tés, des esclavages, des angoisses dont la
culture moderne a voulu l'abolition. Mais
elle en est venue à se subir elle-même
comme tyrannie, cruauté, esclavage et an-

67
goisse. Il nous revient, après Fukushima,
d'ouvrir d'autres chemins, que ce soit au-
dedans ou au-dehors de cette culture qui
se saborde elle-même.
Pour commencer, il faut comprendre
que l'équivalence n'est pas l'égalité. Elle
n'est pas cette égalité que la République
française place entre la liberté et la frater-
nité et qui peut en effet être pensée comme
la synthèse et le dépassement conjoint
de ces deux notions. L'égalité désigne ici
la stricte égalité en dignité de tous les
vivants humains 1 - sans exclure pour au-
tant d'autres registres de dignité pour tous
les vivants, voire pour tous les étants.
La dignité est le nom de la valeur qui
vaut absolument (c'est l'allemand Würde
dont use Kant, et qui est de même famille
que Wert, la valeur). C'est-à-dire qui ne
« vaut» pas si «valoir» implique une
échelle de mesure, qui est donc sans prix
comme nous disons pour dire l'inestimable
et donc l'incommensurable. L'égalité n'est

1. Ou l'égaliberté d'Étienne Balibar.

68
pas l'équivalence des individus à laquelle
fait d'abord penser l'idée de « démocratie»
- favorisant ainsi insidieusenlent à la fois
l'équivalence marchande et l'atomisation
des «sujets », aussi catastrophiques l'une
que l'autre. Tout à l'inverse, la « démo-
cratie » ne devrait être pehsée qu'à partir
de l'égalité des incommensurables : des
singuliers absolus et irréductibles qui ne
sont pas des individus ni des groupes
sociaux mais des surgissements, des venues
et des départs, des voix, des tons - ici et
maintenant, chaque fois.

Exiger l'égalité pour demain, c'est d'abord


l'affirmer aujourd'hui, et du même geste
dénoncer l'équivalence catastrophique. Af-
firmer l'égalité comrnune, communément
incommensurable : un communisme de
l'inéquivalence.
DU MÊME AUTEUR

Chez d'autres éditeurs

LOGODAEDALUS, Flammarion, 1976.


LABSOLU LITTÉRAlRE, avec Philippe Lacoue-Labarthe, Le Seuil, 1978.
EGO SUM, Flammarion, 1979.
LIMPÉRATIF CATÉGORIQUE, Flammarion, 1983.
LA COMMUNAUTÉ DÉSŒUVRÉE, Christian.Bourgois, 1986.
DES LIEUX DIVINS, Mauvezin, TER, 1987 ; rééd. 1997.
LA COMPARUTION, avec Jean-Christophe Bailly, Christian Bourgois,
1991.
LE MYTHE NAZI, avec Philippe Lacoue-Labarthe, LAube, 1991.
LE POIDS D'UNE PENSÉE, Québec, Le Griffon d'argile/Grenoble, PUG,
1991 ; rééd. LE POIDS D'UNE PENSÉE, L'APPROCHE, La Faucille,
2008.
CORPUS, Anne-Marie Métailié, 1992.
NIUM, avec François Martin, Valence, Erba, 1994.
RÉSISTANCE DE LA POÉSIE, Bordeaux, William Blake & Co, 1997.
HEGEL, L'INQUIÉTUDE DU NÉGATIF, Hachette, 1997.
LA VILLEAU LOIN, Mille et une nuits, 1999.
MMMMMMM, avec Susanna Fritscher, Au Figuré, 2000.
DEHORS LA DANSE, avec Mathilde Monnier, Lyon, Rroz, 2001.
LÉVIDENCE DU FILM, avec Abbas Kiarostami, Bruxelles, Yves Gevaert
Éditeur, 2001 ; Klincksieck, 2007.
« UN JOUR, LES DIEUX SE RETIRENT ... )}, Bordeaux, William Blake &
Co, 2001.
TRANSCRIPTION, Ivry-sur-Seine, Credac, 200l.
Nus SOMMES, avec Federico Ferrari, Bruxelles, Yves Gevaert, 2002 ;
Klincksieck,2007.
SANS TITRE/SENZA TITOLO, avec Claudio Parmiggiani, Milan,
Gabriele Mazzotta, 2003.
NOLI METANGERE, Bayard, 2003.
WIR, avec Anne Immelé, Trézélan, Filigranes, 2003.
Au CIEL ET SUR LA TERRE, Bayard, 2004.
58 INDICES SUR LE CORPS, suivi de APPENDICES, par Ginette Michaud,
Montréal, Nota Bene, 2004.
NATURES MORTES, avec François Martin, Lyon, URDLA, 2006.
MULTIPLE ARTS, Stanford University Press, 2006.
PLIER LES FLEURS, avec Cora Diaz, Monterrey, Mexico, Editorial
Montemorelos, 2006.
JUSTE IMPOSSIBLE, Bayard, 2007.
NARRATION! DEL FERVORE, Bergano, Moretti e Vitali, 2007.
JE T'AIME UN PEU, BEAUCOUP, Bayard, 2008.
LES TRACES ANÉMONES, avec Bernard Moninot, Maeght, 2009.
LA BEAUTÉ, Bayard, 2009.
DIEU, LA JUSTICE, LAMOUR, LA BEAUTÉ. Quatre petites confirenees,
Bayard, 2009.
ATLAN - LES DÉTREMPES, Hazan, 2010.
LA VILLE AU LOIN, Strasbourg, La Phocide, 20 Il.
PARTIR, Bayard, 20 Il.
Où CELA S'EST-IL PASSÉ?, Imec, 2011.
DANS LA MÊME COLLECTION

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de Man
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Jean-Luc Nancy
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L'Expérience de la liberté
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CET OUVRAGE A ÉTÉ
ACHEVÉ D'IMPRIMER POUR LE
COMPTE DES ÉDITIONS GALILÉE
PAR L'IMPRIMERIE FL0CH
À MAYENNE EN MARS 2012.
NUMÉRO D'IMPRESSION: 81017.
DÉPÔT LÉGAL: MARS 2012.
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Code Sodis: 750 630 7

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