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ARISTOTE À BAGDAD.

CATÉGORIES ET MÉTAPHYSIQUE

Kristell Trégo

Presses Universitaires de France | « Les Études philosophiques »

2018/3 N° 183 | pages 393 à 414


ISSN 0014-2166
ISBN 9782130802242
Article disponible en ligne à l'adresse :
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ARISTOTE À BAGDAD. Aris


CATÉGORIES ET MÉTAPHYSIQUE 414

« La plupart des auteurs mettent une grande


partie de la métaphysique dans la logique,
traitant en cette science des universaux, des
catégories, de l’être de raison et de l’univocation
de l’être ; or, tous ces traités appartiennent de
droit à la métaphysique. »
André Dabillon, Métaphysique des bons esprits,
livre I, disc. 1, q. 1, Paris, Picquet, 1642, p. 7-8.

Les catégories véhiculent-elles une métaphysique ? Une telle question,


interrogeant la portée métaphysique des catégories, naît de la lecture des
textes d’Aristote, et engage l’interprétation que l’on en donne. Si le traité
des Catégories est intégré à l’Organon, et en ce sens relève de la logique,
le livre Δ de la Métaphysique propose également un développement sur
les catégories. Quel sens dès lors donner à cette insertion d’un exposé
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sur les catégories dans la Métaphysique ? Les exégètes d’Aristote n’ont pas
manqué de s’interroger sur le statut des catégories, à la jointure de la logi-
que et de la métaphysique. Au premier rang de ces exégètes, l’Exégète par
excellence, Alexandre d’Aphrodise, affirme résolument le caractère méta-
physique des catégories : « Relève de la philosophie première la division
de l’étant en genres, ce qu’il a lui-même effectué dans les Catégories1. » Il
est ainsi toute une lignée exégétique qui insiste sur la dimension métaphy-
sique, et non seulement, ni d’abord logique des catégories : Avicenne en
est un témoin remarquable, qui reconnaît que les catégories ne relèvent pas
véritablement de la logique2. Appartient encore à cette tradition exégétique
Duns Scot qui affirme la prévalence du discours métaphysique, sur le dis-
cours logique, lorsqu’il s’agit de traiter des catégories : « Il y a seulement
dix genres les plus hauts de choses ; leur distinction n’est pas posée à partir
de quelque chose de purement logique, mais à partir des essences3.  » La
logique recourt aux catégories, mais les tient d’ailleurs. C’est la métaphy-
sique qui aurait en charge de rendre compte de la division catégoriale.
Contre Albert le Grand et Thomas d’Aquin, Duns Scot affirme, dans ses

1.  In Metaphysicam, Γ, in 1003b21, CAG I, 245, 33-35. Nous utilisons l’abréviation


CAG pour les Commentaria in Aristotelem Graeca, Berlin, Reimer, 1882-1909, et PL pour la
Patrologia Latina, éd. J.-P., Paris, Migne, 1844-1855.
2.  Kitâb al-Shifâ’, Al-manṭiq  : Al-maqûlât, Le Caire, Imprimeries gouvernementales,
1959, p.  4-5. Sur l’interprétation métaphysique des catégories par Avicenne, voir Ibrahim
Madkour, L’Organon d’Aristote dans le monde arabe, Paris, Vrin, 1934, p. 79 sq.
3.  Quaestiones in Categorias, a. 11, n. 26, OP I, 350-351. OP renvoie aux Opera philo-
sophica, St. Bonaventure, The Franciscan Institute Publications.
Les Études philosophiques, n° 3/2018, p. 393-414
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Questions sur la Métaphysique, que les catégories ne peuvent être dérivées à


partir des modes de la prédication4. Aux yeux du docteur écossais, la dis-
tinction entre les catégories se joue donc prioritairement et primitivement
en métaphysique5.
La question de la portée métaphysique engage le sens de l’entreprise
catégoriale. On a pu voir dans le traité des Catégories, un traité pro-
topiques6 – l’auteur de la paraphrase latine du ive siècle, les Decem cate-
goriae avait sans doute un tel projet à l’esprit lorsqu’il rédigea son traité.
Mais il faut bien remarquer que la doctrine des catégories n’engage pas
seulement la manière de « prédiquer », et n’est donc pas seulement d’ordre
linguistique. Les catégories concernent en effet, comme nous le dit Aristote
et comme les commentateurs n’ont manqué de le signaler, les étants. Mais
si l’on admet ainsi une dimension métaphysique des catégories, la question
se laisse reformuler ainsi : quel sens, ou quelle figure de l’être découvrent
donc les catégories ?
Les catégories ont revêtu un sens métaphysique fort chez les lecteurs
bagdadiens d’Aristote7. Rappelons que l’école péripatéticienne de Bagdad
se développa au xe siècle autour d’Abû Bishr Mattâ (m. 940) et de deux de
ses élèves, Abû Naṣr al-Fârâbî (m. 950) et Abû Zakariyyâ Yaḥyâ ibn ‘Adî
(m. 974) ; elle compte aussi en son sein les disciples de ce dernier ‘Îsâ ibn
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Zur‘a (m. 1008)8, Abû Alî Ibn al-Samḥ (m. 1027)9, et al-Ḥasan Ibn Suwâr
Ibn al-Khammâr (m. 1017), qui édita et annota les Catégories, sans oublier
Abû al-Faraj Ibn al-Ṭayyib (m. 1043), auteur d’un imposant commentaire

4.  Quaestiones in Metaphysicam, V, q. 5-6, n. 73-80, OP III, 464-466. Voir E. P. Bos
et A. C. van der Helm, « The Division of Being over the Categories According to Albert the
Great, Thomas Aquinas and John Duns Scotus », in John Duns Scotus (1265/6-1308). Renewal
of Philosophy, éd. E. P. Bos, Amsterdam, Rodopi, 1998, 2007, p. 183-196.
5.  Voir Georgio Pini, Categories and Logic in Duns Scotus, Leyde/Boston/Cologne,
Brill, 2002, p. 185-188, ainsi qu’Olivier Boulnois, « Les catégories selon Duns Scot »,
in Giovanni Duns Scoto, Studi e ricerche nel VII Centenario della sua morte, in onore di
P. Cesar Saco Alarcon, éd. Martin Barbajo Nunez, Rome, Antonianum, 2008, I, p. 357-
377.
6.  Sur cet ancien titre, voir M. Frede, « Titel, Einheit und Echtheit der aristotelischen
Kategorienschrift », Zweifelhaftes im Corpus Aristotelicum. Studien zu einigen Dubia, Berlin,
New York, De Gruyter, 1983, p. 11-18.
7.  Sur l’importance de l’école de Bagdad, voir John W. Watt, Rhetoric and Philosophy from
Greek into Syriac, Farnham, Ashgate Publishing, 2010, art. XV et XVI. Les travaux récents
ont souligné la proximité d’Avicenne avec non seulement Fârâbî mais également Yaḥyâ Ibn
‘Adî ; voir Marwan Rashed, « Ibn ‘Adî et Avicenne : sur les types d’existants », in Aristotele e i
suoi esegeti neoplatonici, éd. V. Celluprica et C. d’Ancona, Naples, Bibliopolis, 2004, p. 107-
171, Fedor Benevich, « Fire and Heat », Arabic Sciences and Philosophy, 2017, p. 237-267,
ou encore Oufae Nahli, « Yaḥyâ ibn ‘Adî sulla differenza fra la logica greca e la grammatica
araba », Studia graeco-arabica, 2011, I, p. 47-67, p. 57-59.
8.  On lui doit des gloses sur la substance (mns Paris, BNF, ar. 173, f. 75r-76r), qui
retiennent sa détermination ontique. Sur cet auteur, voir Cyrille Haddad, ʻÎsâ ibn Zurʻa,
philosophe arabe et apologiste chrétien, Beyrouth, Dar al-Kalima, 1971, 2e éd. Beyrouth,
CERPOC, 2013.
9.  Sur Ibn al-Samḥ, et notamment son travail d’exégèse de la Physique, voir S. M. Stern,
« Ibn al-Samḥ », The Journal of the Royal Asiatic Society of Great Britain and Ireland, 1956,
p. 31-44.
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aux Catégories10. À certains égards, cette école aristotélicienne de Bagdad11


prolonge l’œuvre exégétique des écoles néoplatoniciennes antiques, celle
d’Alexandrie notamment12. Mais elle se voit confrontée à des difficultés théo-
riques nouvelles : difficulté de la langue tout d’abord, puisqu’il a fallu tra-
duire du grec au syriaque, puis à l’arabe ; difficulté de l’objet ensuite, puisque
s’est posée la question de l’usage théologique des catégories13 (la plupart de
ces auteurs – à l’exception notable de Fârâbî – étaient des chrétiens, jacobites
ou nestoriens). Répondre à la première difficulté a requis l’affirmation de
l’irréductibilité du catégorial au linguistique ; répondre à la seconde engagea
un travail sur la manière dont une même grille catégoriale pouvait porter
sur le divin et sur l’étant créé. La doctrine des catégories dessine ainsi les
contours d’une certaine figure de l’étant que pouvait prendre en charge la
métaphysique.
L’œuvre de Yaḥyâ Ibn ‘Adî est révélatrice de la manière dont les question-
nements théologiques ont imposé un travail sur l’ousiologie. Après l’avoir
montré, nous nous pencherons sur la constitution d’une métaphysique
des catégories chez Fârâbî, en envisageant successivement l’irréductibilité des
catégories à la langue, puis la conception de la substance, enfin l’attention à
la chose, à côté de l’étant.
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Les intentions des choses

L’école de Bagdad s’est livrée à une exégèse de l’œuvre aristotélicienne,


mais s’en est également servie pour répondre à ses propres problématiques,

10.  Celui-ci a été édité par Cleophea Ferrari, qui le resitue dans le cadre de la tradition
exégétique héritée des grecs (Der Kategorienkommentar von Abû l-Farağ ‘Abdallâh ibn aṭ-Ṭayyib,
Leyde/Boston, Brill, 2006). Outre différents commentaires des œuvres aristotéliciennes, on lui
doit aussi un épitomè des Catégories, voir C. Ferrari, Der Kategorienkommentar…, p. 27-42.
11.  Le manuscrit Paris, BNF, ar. 2346, est un témoin du travail critique en même
temps que du travail d’exégèse de l’Organon. Voir Henri Hugonnard-Roche, « Remarques sur
la tradition arabe de l’Organon d’après le manuscrit Paris, Bibliothèque nationale, ar. 2346 »,
in Glosses and Commentaries on Aristotelian Logical Texts. The Syriac, Arabic and Medieval Latin
Traditions, éd. C Burnett, Londres, The Warburg Institute, 1993, p. 19-28.
12.  Voir Emilio Platti, Yaḥyâ ibn ‘Adî, théologien chrétien et philosophe arabe, Louvain,
Departement Oriëntalistiek, 1983, p.  29-32, Philippe Vallat Farabi et l’école d’Alexandrie,
Paris, Vrin, 2004, Kamran  I. Karimullah, «  Influence of Late Antique (ca. 200-800 a. d.)
Prolegomena to Aristotle’s Categories on Arabic Doctrines of the Subject Matter of Logic :
Alfarabi (d. ca. 950 a. d.), Avicenne, Baghdad Peripatetics, (d. 1037 a. d.)  », Archiv fûr
Geschichte der Philosophie, 2017, XCIX, 3, p. 237-299 ; Hawdath Jabbour, L’Âme et l’unité de
l’homme dans la pensée de Fârâbî, thèse de doctorat, sous la dir. de D. De Smet, Paris, EPHE,
2016, p. 44 sq., 91 sq. et 109 sq. ; ainsi que Mario Grignaschi, « Al-Fârâbî et l’épître sur les
connaissances à acquérir avant d’entreprendre l’étude de la philosophie », Türkiyat mecmuası,
1969, XV, p. 175-210. Retenons également la médiation syriaque ; voir John Watt, Al-Farabi
and the History of the Syriac Organon, Piscataway, Gorgias Press, 2009.
13.  Cette perspective théologique était déjà celle de Sergius de Resh‘ayna, qui infléchit
en ce sens la tradition exégétique de l’école d’Alexandrie. Voir John Watt, «  From Sergius
to Mattâ : Aristotle and Ps-Dionysius in the Syriac Tradition », in Interpreting the Bible and
Aristotle in Late Antiquity, éd. J. Lössl et J. W. Watt, Farnham/Burlington, Ashgate, 2011,
p. 239-257, p. 239-246.
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notamment théologiques. En est résultée une réflexion originale, qui ne s’est


pas voulue servile vis-à-vis de la lettre des écrits d’Aristote. La doctrine des
catégories y joue un rôle primordial. Un principe méthodologique est en
effet clairement affiché : pour pouvoir parler justement de métaphysique14,
et faire référence à bon escient à des textes de la Métaphysique, la maîtrise des
Catégories serait requise15. Au nestorien Quryâqus al-Ḥarrânî, qui avait cité le
livre Λ, Yaḥyâ ibn ‘Adî fait la remarque suivante :

Informe-moi  : comment peut-on se permettre de prendre comme témoin


Aristote le Philosophe et ce qu’il dit dans le livre Lam [Λ], qui est un discours sur
la métaphysique (kalâm fî mâ ba‘da al-ṭabî‘ât), alors que tu n’as pas compris ce qu’il
affirme dans son discours qui se trouve au début des livres sur la logique, c’est-à-dire
le Livre des catégories (kitâb qâṭîghûriyas), quand il décrit les particularités de la sub-
stance16.

Si le livre Λ porte sur le divin, sa bonne interprétation, aux yeux de


Yaḥyâ, nécessite la prise en considération du traitement de la substance pro-
posé dans le livre des Catégories. La portée de la doctrine catégoriale ne se
voit pas restreinte au domaine sensible. Contre l’idée d’un éparpillement
du discours métaphysique, Yaḥyâ soutient la nécessaire maîtrise du discours
catégorial pour aborder les développements théologiques du livre Λ, consi-
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déré comme le sommet de la métaphysique. Il ne s’agit donc pas simplement
de constater la co-présence des catégories en logique et en métaphysique, ou
d’astreindre à la métaphysique la charge de rendre compte de la division caté-
goriale, mais bien d’affirmer que le cœur de la métaphysique se situe dans la
doctrine des catégories. Le discours sur le divin ne peut faire l’impasse d’un
examen des catégories.
Or, avec les catégories, c’est le concept de substance qui se voit mobilisé.
Ibrâhîm ibn ‘Adî (sans doute le neveu de Yaḥyâ) parle du livre des catégories
comme « le livre qui est dévolu à la substance et aux accidents17 ». Les caté-
gories offrent ainsi à nos penseurs bagdadiens une ousiologie.
Fin connaisseur de la logique aristotélicienne, Yaḥyâ ibn ‘Adî, surnommé
al-manṭiqî (le logicien), ou al-faylasûf (le philosophe) s’est montré un maître

14.  L’attention aux catégories implique une analyse du nom d’étant (ism al-mawjûd ),
voir ainsi skakk fî qâṭîghûriyas, éd. S. Khalifat, Amman, University of Jordan, 1988, p. 182-
183. Cf. Risâla fî an al-‘araḍ laysa huwa jins li-l-tis‘ al-maqûlât al-‘araḍiyya, éd. Khalifat,
p. 144 sq, et Fî tabyîn wujûd al-umûr al-‘âmmiyya, p. 154-155. Voir M. Rashed, « Ibn ‘Adî et
Avicenne : sur les types d’existants », p. 119 sq.
15.  Sur l’apprentissage des catégories comme voie d’accès à la métaphysique, voir
Al-Mas‘ûdî (m. 956), Murûj al-dhahab, chap. 67, § 1396, éd. A.-C. Barbier de Meynard et
P. Courteille, Paris, Imprimerie impériale, p. 1861 sq., t. IV, p. 67 (éd. revue par C. Pellat,
Beyrouth, Presses de l’Université libanaise, 1966, t. II, p. 394).
16.  1re q., § 16, éd. E. Platti, Yaḥyâ ibn ‘Adî, théologien chrétien…, p. 21*, l. 17-22*,
l. 1 (trad. p. 151).
17.  Voir Fî mâ ikhtalafâ min anna al-jism jawhar wa-‘araḍ, éd. S. Menn et R. Wisnovsky,
Arabic Sciences and Philosophy, 2017, XXVII, p. 1-74, § 4, p. 22 ; § 14, p. 26 ; § 37, 71b16-17,
p. 33.
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dans le maniement de la doctrine catégoriale. En témoignent divers traités


consacrés aux catégories18, comme celui qui explique pourquoi les catégories
sont dix, ni plus, ni moins19. En témoigne encore la discussion, récemment
découverte (dans le manuscrit Téhéran, Marwi 19) et éditée par Stephen Menn
et Robert Wisnovsky, qu’il eut avec Ibrâhîm ibn ‘Adî pour savoir si le corps est
une substance, ou une quantité20. On y voit les interlocuteurs discuter ce pro-
blème aristotélicien en ouvrant la réflexion au kalâm contemporain21.
Les œuvres théologiques témoignent d’un semblable travail à partir des
catégories, et révèlent l’intégration d’éléments contemporains à la doctrine
aristotélicienne. Si Yaḥyâ reproche aux mutakallimûn (al-Jubbâ’i notam-
ment) leur méconnaissance de la philosophie aristotélicienne22, il s’appuie
pour sa part sur celle-ci pour traiter des problèmes théologiques. Le recours
aux termes des logiciens peut alors lui être reproché ; il s’en justifie en expli-
quant par exemple qu’il entend par sujet (mawḍû‘ ) «  l’étant (al-mawjûd)
qui est déterminé par le fait que lui est attribué un attribut (ṣifa)23 ». Yaḥyâ
refuse donc d’abandonner le vocabulaire aristotélicien, mais en éclaircit la
signification. Yaḥyâ apparaît à cet égard tributaire de la reconfiguration de
l’ousiologie imposée par la prise en considération trinitaire : Ibn al-Ṭayyib,
semblablement, présentera une bipartition de la substance (jawhar), par
laquelle il faut entendre l’essence (dhât), et de ses attributs (ṣifât)24, compris
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comme intentions (ma‘ânî)25.

18.  Les œuvres philosophiques éditées par S.  Khalifat manifestent cet intérêt pour la
doctrine catégoriale  : il s’interroge ainsi sur l’idée d’accident (p.  144-147), revient sur les
catégories et leur nombre (p. 167-200) et discute encore ces questions avec Bishr al-Yahûdî
(p. 314-336).
19.  Voir Gerhard Endress, The Works of Yaḥyâ ibn ‘Adî: An Analytical Inventory,
Wiesbaden, Reichert, 1977, p. 48-49, et p. 90.
20.  Fî mâ ikhtalafâ min anna al-jism jawhar wa-‘araḍ, discussion avec Ibrâhîm Ibn ‘Adî
et Sayf al-Dawla, éd. S. Menn et R. Wisnovsky.
21.  Al-Jubbâ’i est cité dans la discussion concernant la substantialité des corps (§ 5, éd.
Menn-Wisnowsky, p. 22), comme en contexte théologique (Discussion entre Yaḥyâ ibn ‘Adî et
al-Miṣrî, IIe partie, § 188, t. II, p. 239). Je cite l’édition de E. Platti, La Grande Polémique anti-
nestorienne de Yaḥyâ ibn ‘Adî, Louvain, Peeters, 1981-1982, 2 t. en 4 vol. (CSCO CCCCXXII,
CCCCXXVIIII, CCCCXXXVII, CCCCXXXXVIII) ; je reprends la traduction proposée en
la modifiant au besoin.
22.  Le mutazilite Abû l-Ḥusayn al-Basrî (m. 1044) témoigne inversement d’une
connaissance de la philosophie, qu’il étudia auprès d’Ibn al-Samḥ  ; voir S.  M. Stern,
« Ibn al-Samḥ », The Journal of the Royal Asiatic Society of Great Britain and Ireland, 1956,
p. 31-44, p. 36-37, et Elias Giannakis, « The Structure of Abû l-Ḥusayn al-Basrî’s Copy of
Aristotle’s Physics », Zeitschrift für Geschichte der Arabisch-Islamischen Wissenschaften, 1993,
VIII, p.  251-258, et, pour plus de précisions, sa thèse de doctorat, sous la dir. de F. W.
Zimmermann, Philoponus in the Arabic Tradition of Aristotle’s Physics, University of Oxford,
1992.
23.  Discussion avec al-Miṣrî, IIe partie, § 93, t. II, p. 130 (trad. p. 111).
24.  Cf. Rasâ’il Ikhwân al-Ṣafâ’, XLI, éd. Baffioni, 2017, p. 182, qui présente al-jawhar
comme réceptacle des attributs (al-ṣifât).
25.  Sur la trinité et l’unité, § 1, éd. G. Troupeau, Bulletin d’études orientales, 1972, XXV,
p.  105-123, p.  109. Nous le verrons  : le terme ma‘nâ est un élément central de la lecture
bagdadienne des catégories. Voir encore les gloses d’Ibn Zur‘a sur la substance, mns Paris,
BNF, ar. 173, f. 75v. Je traduis ma‘nâ par « intention » conformément à la traduction commu-
nément admise du terme, depuis les traductions latines d’Avicenne.
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Or, on le pressent, une telle reprise théologique de la conceptualité


aristotélicienne ne va pas la laisser indemne. Il est ainsi remarquable que le
sujet ne se définisse pas tant comme support d’accidents, qu’à partir de sa
détermination par des attributs. Une telle interprétation du « sujet » suggère
sans doute un repli du modèle réceptif de la substance (modèle difficilement
applicable au divin26), au profit d’une attention à ce par quoi la substance se
caractérise, et pour ce faire se laisse appréhender, sensiblement ou intellec-
tuellement27. Et Yaḥyâ ne manquera d’ailleurs pas d’en appeler à ce critère de
l’appréhension pour déterminer ce qui est une substance : on voit ainsi que
Zayd est un homme un ; aidé de l’intelligence, l’on s’aperçoit, en présence de
Zayd, ‘Umar et Khâled, qu’il y a trois hommes devant nous28. Les substances
sont ainsi abordées à partir de propriétés qui les caractérisent.
Conjointement, il s’agit de faire droit à la définition entendue comme
«  le discours (al-qawl) qui décrit la quiddité (al-mâhiyya)29  ». Le lexique
est aristotélicien  ; mais il implique un déplacement du centre de gravité
de l’ousiologie du sujet support d’accidents aux essences telles qu’elles se
donnent à penser. Les substances, qu’il s’agisse de la substance divine ou
d’une substance advenue, se dévoilent au travers de quiddités. L’extension
du champ d’application de la doctrine catégoriale, des substances sensibles à
Dieu, s’accompagne donc d’une attention à leur détermination quidditative,
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telle que, par delà les mots qui la définissent, l’intellect la saisit. À la bipar-
tition de la substance et de l’accident, Yaḥyâ substitue le couple conceptuel
du sujet et de la quiddité. La multiplicité catégoriale est ainsi réduite, au
profit de l’attention à ce qui caractérise essentiellement la substance.
Un tel infléchissement de la doctrine aristotélicienne de la substance
s’imposait sans doute dans le traitement des problèmes de théologie qui opposa
Yaḥyâ non pas tant aux musulmans (lesquels étaient rétifs à l’application à
Dieu du concept de substance30) qu’aux chrétiens nestoriens. Les contro-

26.  Sur cette difficulté qu’eurent à affronter les théologiens chrétiens, voir Rachid Haddad,
La Trinité divine chez les théologiens arabes (750-1050), Paris, Beauchesne, 1985, p. 130 sq.
Sur l’usage des catégories pour l’âme humaine, voir Peter Adamson et Peter  E.  Pormann,
« Aristotle’s Categories and the Soul: An Annotated Translation of Al-Kindî’s That There Are
Separate Substances », in The Afterlife of the Platonic Soul: Reflections of Platonic Psychology
in the Monotheistic Religions, éd. M.  lkaisy-Friemuth et J.  M. Dillon, Leyde, Brill, 2009,
p. 95-106.
27.  Le Kitâb al-jam‘ bayna ra’yay al-ḥakimayn Aflâṭun al-ilâhî wa Arisṭâṭâlîs présente la
position aristotélicienne faisant prévaloir la substance individuelle comme une approche logi-
que et physique (éd. C. Martini Bonadeo, Pise, édizioni Plus, 2009, p. 45, l. 12-14) : la prise
en considération de « états de l’étant proche en tant que sensible » (aḥwâl al-mawjûd al-qarîb
ilâ al-maḥsûs) est le préalable pour parvenir au « concept universel » (al-kulli al-mutaṣawwar).
Rappelons que l’authenticité farabienne de ce traité est aujourd’hui discutée. Joep Lameer
(Alfarabi and Aristotelian syllogistic, Leyde, Brill, 1994, p. 35) s’étonnait de ne pas y retrouver
la conceptualité du Kitâb al-ḥurûf. Marwan Rashed (« On the Authorship of the Treatise on
the Harmonization of the opinions of the two Sages attributed to al-Fârâbî », Arabic Sciences
and Philosophy, 2009, XIX, p. 43-82) propose d’attribuer le traité à Yaḥyâ ibn ‘Adî.
28.  IIe partie, § 129, p. 172 et § 130, p. 174.
29.  II, § 93, p. 130.
30.  Discussion avec al-Miṣrî, IIe partie, § 188, t. II, p. 239.
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Aristote à Bagdad 399

verses théologiques ont constitué le point de départ pour l’établissement


d’une ousiologie, qui vaut aussi bien pour les substances créées. On le sait,
Yaḥyâ ibn ‘Adî est jacobite, autrement dit monophysite (il y a une seule
nature du Christ). Pour les nestoriens, à l’inverse, le Christ est constitué de
deux personnes, l’une divine, le Logos, l’autre humaine, entre lesquelles il
y a liaison, mais non union31. Yaḥyâ est invité à justifier qu’il puisse y avoir
une chose une, constituée de deux choses différentes – telle est l’objection
qu’al-Miṣrî lui adresse au nom des nestoriens32, et à laquelle son ousiologie
se doit de répondre.
Deux concepts témoignent tout particulièrement de l’intégration d’une
nouvelle conceptualité, ceux de chose33 et d’intention34. L’ousiologie de Yaḥyâ
ibn ‘Adî se caractérise par l’attention à une multiplicité réelle en une sub-
stance reconnue une35. Les concepts de la théologie trinitaire se retrouvent
mobilisés, puisque la Trinité divine est une essence, et trois personnes ou
hypostases, lesquelles se laissent, en arabe, nommer par les termes « choses »

31.  Tandis que pour les jacobites, le Christ est une substance une, il est, pour les
nestoriens, deux substances, deux substances qui trouvent leur union dans al-barṣûb (tran-
scription de prosôpon), c’est-à-dire le visage, ainsi que dans la volonté et le choix, comme
Yaḥyâ l’explique en ouverture de sa lettre à al-Qâsim, § 3, t. I, p. 7-8.
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32.  Rappelons qu’al-Miṣrî est un interlocuteur musulman qui cherche à défendre la
position nestorienne.
33.  Ibn ‘Adî reconnaît le caractère général du concept de « chose », qui s’applique aux
choses générales comme aux choses singulières (Sharkḥ ma‘ânî maqâlat al-Iskandar al-Afrûdîsî
fî al-farq bayn al-jins wa al-mâdda, éd. Khalifat, p. 289, l. 1-2).
34.  Sur l’usage rigoureux de ces termes dans la controverse, voir E. Platti, Yaḥyâ ibn
‘Adî, théologien chrétien…, p. 80 sq. Ma‘nâ se présente ainsi comme un concept de théo-
logie trinitaire ; voir Abû ‘Îsâ al-Warrâq, Al-radd ‘alâ al-tathlîth, § 141, éd. D. Thomas,
Cambridge, Cambridge University Press, 1992, p.  172. Sur le concept de ma‘nâ, voir
mon article « Intention et réalité. Avicenne et les origines du concept de ma‘nâ », Revue
philosophique de Louvain, 2016, p. 445-460. Sur l’usage de ce terme dans le kalâm, voir
Richard M. Frank, « Al-Ma‘nâ: Some Reflections on the Technical Meanings of the Term
in the Kalâm and its use in the Physics of Mu‘ammar », Journal of the American Oriental
Society, 1967, 87, p.  248-259  ; Harry Wolfson, «  Mu‘ammar’s Theory of ma‘nâ  », in
Arabic and Islamic Studies, éd. G.  Makdisi, Leyde, Brill, 1965, p.  673-688  ; Hans
Daiber, Das Theologisch-Philosophische System des Mu‘ammar ibn ‘Abbâd as-Sulamî (gest.
830n Chr.), Beyrouth, Steiner, 1975, p. 78-90 ; ou encore Josef van Ess, Theology and
Society in the iind and iiird Centuries of the Hijra, trad. angl., t. III, Leyde, Brill, 2018,
p. 80 sq. Ajoutons que la compréhension des accidents comme de ma‘ânî sera au cœur
de la critique qu’Abû al-Ḥusayn al-Baṣrî adresse au bahshamisme (à son contemporain
‘Abd al-Jabbâr plus particulièrement), Abû al-Ḥusayn préférant y voir non des essences
(dhawât), mais de simples attributs (ṣifât), caractères (aḥkâm) et états (aḥwâl)  ; voir
Taṣaffuḥ al-adilla, fr. III, éd. W. Madelung et S. Schmidtke, Wiesbaden, Harrassowitz,
2006, p. 19-20 ; et Hassan Ansari, Wilferd Madelung et Sabine Schmidtke, « Yusûf al-
Baṣîr’s Rebutal of Abû l-Ḥusayn al-Baṣrî in a Yemeni Zaydî Manuscript of the viith/
xiiith century », Studies in Medieval Islamic Intellectual Traditions, Atlanta, Lockwood,
2017, p. 81-100, p. 81.
35.  La question de l’un et du multiple est également abordée dans sa risâla fî-l-tawḥîd
(éd. Khalifa, p. 375 sq.). Dans son Kitâb fî-l-wâḥid wa-l-waḥda, Fârâbî reconnaît que l’un
se dit de multiples manières (éd. M. Mahdi, Casablanca, Toubkal, 1989, p. 36). Voir Olga
Lizzini, « What does tawḥîd mean? Yaḥyâ ibn ‘Adî’s Treatise on the Affirmation of the Unity
of God between Philosophy and Theology  », in Ideas in Motion in Baghdad and Behind,
éd. D. Janos, Leyde/Boston, Brill, 2015, p. 253-280.
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400 Kristell Trego

(ashyâ’) ou «  intentions  » (ma‘ânin)36. Or cette multiplicité en l’unité se


retrouve, pour notre théologien logicien, dans le cas des substances mon-
daines37. Comme il l’écrit en réponse à Aḥmad al-Miṣrî :

Il n’est pas impossible que les définitions multiples soient véritablement attri-
buées à une substance (jawhar) unique bien que cela ne le soit pas en tant qu’elle est
une, mais en tant qu’elle est plusieurs choses (ashyâ’)38.

Il y a en une seule substance de multiples «  choses  ». Yaḥyâ ibn ‘Adî


donne l’exemple de l’homme, lequel est composé du vivant, du rationnel et
du mortel39. Cette multiplicité proprement réelle en la substance est connexe
de l’attention à une diversité d’intentions (ma‘ânî). Un même sujet peut être
doté de plusieurs « intentions » (ma‘ânî), explique-t-il à son coreligionnaire
al-Qâsim ibn Ḥabîb40 :

Quand l’un est un sujet composé de multiples intentions (ma‘ânî), il n’est


pas impossible ni déraisonnable qu’en tant qu’on lui attribue ces intentions mul-
tiples, on lui applique plusieurs définitions, dont le nombre atteint le nombre des
intentions dont il est composé et qui lui sont attribuées. C’est encore le cas pour
l’homme quand on le considère comme un sujet composé du vivant, du rationnel
et du mortel41…
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La doctrine de Yaḥyâ est constante, en dépit de la variété du lexique : un
sujet et plusieurs choses ou intentions42, qui se disent au travers de plusieurs
définitions. Le mot « chose » sert donc à désigner des aspects de la substance,
aspects qui se laissent conjointement appréhender comme des intellections.
Yaḥyâ réélabore ainsi la doctrine ousiologique aristotélicienne à partir de la
conceptualité de la chose et de l’intention. En parlant à la fois de choses et
d’intentions pour décrire cette multiplicité en la substance qui n’interdit pas
son unité, Yaḥyâ intègre une conceptualité qui reprend certaines réflexions
du kalâm, et à laquelle il donne lui-même une portée théologique (les hypos-

36.  Voir la réponse à Ibn Jarrâḥ sur la Trinité et l’unité, A. Périer (éd.), Petits traités apolo-
gétiques, Paris, Gabalda – Geuthner, 1920, p. 65-67. Sur cet usage trinitaire de ma‘nâ, voir
R. Haddad, La Trinité divine…, p. 168-169.
37.  Cf. Fârâbî, Falsafat Arisṭûṭâlîs, III, 18, éd. M. Mahdi, Beyrouth, Dar Majallat Shi’r,
1961, p. 88, l. 1-2 : une « chose » (shay’) unique peut être un unique sujet (mawḍû‘ ), tout
en jouissant d’une multiplicité d’attributs (ṣifât) ou de prédicats (maḥmûlât). Constatant
que l’on dit que Zaïd « est » (yûjadu) un animal, « est » blanc, « est » grand, Fârâbî va jusqu’à
parler d’une multiplicité d’êtres (wujûdât) : « ainsi, nous intelligeons qu’il a de multiples êtres
(na‘qulu la-hu wujûdât kathîra) » (l. 5). Une unique chose se voit ainsi dotée de multiples
« êtres », tout du moins pour ce que nous en concevons.
38.  Discussion avec al-Miṣrî, IIe partie, § 109, t. II, p. 147, l. 7-8 (trad. p. 125).
39.  Ibid., § 102, p. 139, l. 10-140, l. 5.
40.  Voir à al-Qâsim, § 6-7, t. I, p. 12-16.
41.  À al-Qâsim, § 7, t. I, p. 14, l. 15-15, l. 1 (trad. p. 11).
42.  On trouve en un même homme différentes intentions (ma‘ânî), apparemment
incompatibles comme le bleu, le noir et le blanc (Discussion avec al-Miṣrî, IIe partie, § 124,
t. II, p. 163-164).
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Aristote à Bagdad 401

tases trinitaires se disent choses ou intentions). L’usage de ces concepts a


pour fin de donner une portée ontique à la diversité trinitaire : les personnes
divines ne sont pas des aspects extérieurs à l’essence divine.
Or, si l’enjeu est initialement théologique, ces concepts dessinent les
contours d’une nouvelle ousiologie, puisqu’ils valent tout aussi bien pour
les substances mondaines. Dans cette optique, les «  choses  », en la sub-
stance, appréhendées ainsi à titre d’«  intentions  » ne se laissent précisé-
ment pas réduire à des expressions43. Yaḥyâ insiste au contraire sur leur
véracité :

Décrire un corps dans lequel se trouve de la blancheur comme un corps dans


lequel se trouve de la blancheur est une description correcte qu’on ne peut contester
[…]. Que les arabes s’expriment ainsi dans leur langue ou non, que c’est d’usage
ou non, (cela n’a pas d’importance), dans notre exposé nous recherchons la vérité
(ṣiḥḥa) des intentions (al-ma‘ânî), sans nous soucier des habitudes linguistiques
(‘âdât al-lughât)44.

La diversité n’est donc pas seulement un effet du discours. Cette diversité


que Yaḥyâ place au cœur de son ousiologie est tout à la fois réelle et intellec-
tuelle : Yaḥyâ redouble en effet la doctrine de l’unité de la substance, héritée,
à travers son maître Abû Bishr, d’Aristote, pour reconnaître une multiplicité
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que l’on découvre par l’intellect, mais qui n’en est pas moins réelle. À la
considération du sujet, un, supportant les accidents, il convient d’ajouter
la considération des multiples facettes selon lesquelles le réel se donne à pen-
ser, sans perdre son unité. Dans cette discussion théologique, s’esquissent,
nous semble-t-il, quelques éléments centraux de la doctrine de l’école de
Bagdad : plus précisément, le refus d’une conception purement linguistique
des catégories, pour faire droit au réel dans sa relation à l’intellection.
En ce qui concerne la question de la dimension linguistique des caté-
gories, l’école de Bagdad a en effet voulu marquer ses distances par rapport à
l’approche grammaticale45. Ibn Suwâr, dans des annotations du texte, expli-
que qu’il y est question des énoncés (alfâẓ), par opposition à ceux qui tiennent
qu’il s’agit des choses (al-umûr)46. Mais ne nous laissons pas abuser par cette
affirmation : il ne s’agit pas par là d’opter pour une réduction des catégories à
des termes ; les mots, précise Ibn Suwâr, doivent désigner les genres des choses
(ajnâs al-umûr)47, autrement dit les choses universelles, plutôt que des indi-
vidus. Les énoncés sont significatifs (ce en quoi le logicien se distingue du

43.  Pour l’usage en grammaire du concept de ma‘nâ, voir Djamel Kouloughli, « À pro-
pos de lafẓ et de ma‘nâ », Bulletin d’études orientales, 1983, 35, p. 43-63, repris dans Histoire,
Epistémologie, Langage, 2014, 36, p. 15-43.
44.  Discussion avec al-Miṣrî, IIe partie, § 95, t. II, p. 133-134 (trad. p. 114).
45.  Concernant Fârâbî, voir Fuad Haddad, « Alfarabi’s Views on Logic and its relation
to Grammar », The Islamic Quarterly, 1969, XIII, p. 192-207.
46.  Éd. Kh. Georr, in Les Catégories d’Aristote dans leurs versions syro-arabes, Beyrouth,
Institut Français de Damas, 1948, p. 361.
47.  Ibid., p. 361.
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402 Kristell Trego

grammairien48). La volonté de marquer l’irréductibilité de la logique au lin-


guistique se rencontrait dans la discussion qui opposa le philosophe Abû
Bishr Mattâ, maître de l’école de Bagdad, au grammairien Abû Sa‘îd al-Sîrâfî.
Ce dernier suggérait que la logique aristotélicienne relevait d’une forme de
linguistique grecque49, quand le premier soutenait au contraire l’universalité
de la logique en tant qu’elle transmet des concepts accessibles à tous50. Pour
Abû Bishr, les spécificités linguistiques de la philosophie grecque, que ne
pourrait prendre à sa charge la traduction dans la langue arabe, ne signifient
pas l’impossibilité d’accéder à ce qui s’est donné à penser aux auteurs grecs.
Et Yaḥyâ d’emboîter le pas à son maître en expliquant que la logique envisage
« les énoncés en tant qu’ils montrent les intentions (al-ma‘ânî)51 ». La logique
s’appuie sur les énoncés, pour s’attacher à des intentions, autrement dit des
contenus intellectifs.
Dans cette perspective, les catégories relèveraient de l’intelligible. Dans
la célèbre discussion déjà antique concernant le statut des catégories (sont-ce
des mots, des concepts, ou des étants ?)52, l’école de Bagdad opte en faveur
de l’interprétation des catégories comme de concepts, comme de concepts
et non comme de mots ; mais aussi comme de concepts avant qu’elles ne
renvoient aux étants, et pour pouvoir renvoyer aux étants53.
Fârâbî, à la suite d’Abû Bishr, soutient une telle approche noétique des
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catégories54, mais peut tout aussi bien s’appuyer sur elles pour dessiner les
linéaments d’une figure originale de la métaphysique. Les pages qui suivent

48.  Ibid., p. 362.


49.  Si la grammaire suit la langue arabe, elle engage malgré tout les intentions (ma‘ânî) ;
voir al-Tawḥîdî, Risâla fî-l-‘ulûm, § 15, éd. M. Berger, Bulletin d’études orientales, 1963-64,
XVIII, p. 241-300, p. 293-292.
50.  Abu Bishr Matta and Abu Sa‘id al-Sirafi on the Merits of Logic and Grammar,
éd. D. S. Margoliouth, Journal of the Royal Asiatic Society, 1905, p. 79-129, p. 95.
51.  Fî tabyîn al-faṣl, éd. G. Endress, Journal of the History of Arabic Science, 1978, II,
p. 38-50. Voir Ahmed Elamrani-Jamal, Logique aristotélicienne et grammaire arabe, Paris, Vrin,
1983, p. 101 sq.
52.  Outre Simplicus, In Categorias, CAG VIII, 9-13, voir Dexippe, In Categorias, I,
CAG IV-2, 6-11  ; Ammonius, In Categorias, CAG IV-4, 8-13  ; Philopon, In Categorias,
CAG XIII-1, 8-12  ; Olympiodore, In Categorias, CAG XII-1, 18-22  ; Elias, In
Categorias, CAG XVIII-1, 129-132  ; Boèce, In Categorias, I, PL LXIV, 162B-163B. Voir
Philippe Hoffmann, « Catégories et langage selon Simplicius. La question du skopos du traité
aristotélicien des Catégories », Simplicius. Sa vie, son œuvre, sa survie, éd. I. Hadot, Berlin, New
York, W. de Gruyter, 1987, p. 61-90. Dans son commentaire aux Catégories, Ibn al-Ṭayyib
adopte une position conciliatrice, qui tente de faire droit à ces trois aspects (éd. C. Ferrari,
p.  17-18)  : les catégories sont des expressions signifiant des choses universelles, les genres
suprêmes, qui se rencontrent dans les choses elles-mêmes.
53.  Pour Sergius de Resh‘ayna, les concepts nous ramènent, par delà les mots, à ce qui
existe (itawhi) dans le monde. Voir Commentaire aux Catégories, adressé à Philotheos, § 5, éd.
S. Aydin, Leyde/Boston, Brill, 2016, p. 96-98.
54.  Voir Iḥṣâ’ al-‘ulûm, éd. U. Amin, Le Caire, Maktabat al-Anjlu al-Misriyah, 1968,
p.  87. Un double discours sur les catégories, ou genres suprêmes, est possible, ce dont
témoigne Fârâbî dans sa paraphrase des Catégories, qui distingue l’usage strictement logique
des catégories de leur appréhension en tant qu’« intelligibles des choses qui sont (ma‘qûlât
al-umûr al-mawjûdât) » (§ 41, éd. D. M. Dunlop, The Islamic Quarterly, 1958, IV, p. 168-197
et 1959, V, p. 21-54, p. 26, l. 22).
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Aristote à Bagdad 403

se proposent d’examiner son Kitâb al-ḥurûf 55, littéralement le livre des par-


ticules, ou des lettres. Rappelons que les deux traductions ou interprétations
sont possibles : particules si l’on insiste sur le fait qu’il s’agit d’envisager les
parties du discours, le nom, le verbe, l’adverbe comme le font les grammai-
riens ; lettres, si l’on pense qu’il s’agit de renvoyer aux livres désignés par des
lettres, à savoir les différents livres de la Métaphysique d’Aristote56 – le Kitâb
al-ḥurûf se prête à ces deux interprétations57.

La langue des catégories

Le Kitâb al-ḥurûf est à la jointure d’une interprétation sur les énoncés


et de l’élaboration d’une métaphysique58. Le métaphysicien qu’est Fârâbî
ne saurait méconnaître l’usage des termes qu’il effectue. Ceci apparaît net-
tement lorsqu’il s’agit d’expliciter ce que sont les catégories. La présentation
de l’idée de catégorie fait appel au deux concepts-clés que nous avons repérés
chez Yaḥyâ, à savoir ceux de chose et d’intention :

Toute intention intellectuelle (kull ma‘nâ ma‘qûla), que l’on désigne par un cer-
tain mot, et par laquelle on montre une chose (shay’), nous l’appelons catégorie
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(maqûla, littéralement ce qui est dit)59.

Ces lignes nous plongent au coeur de la difficulté concernant le dis-


cours catégorial. Nous pouvons en retenir trois idées principales. En pre-

55.  Je cite le Kitâb al-ḥurûf, d’après l’édition de M. Mahdi, Beyrouth, Dar el-Machreq,
1968. Je m’appuie en outre sur la traduction proposée par Aziz Hilal, Le Livre des lettres de
Fârâbî, université de Bordeaux III, 1998, 2 vol., et la modifie lorsque nécessaire.
56.  Sur cette interprétation «  métaphysique  » de l’ouvrage, voir Ian Richard Netton,
Al-Fârâbî and his School, Londres, Curzon, 1992, p. 44.
57.  Sur ce texte, voir notamment Stephen Menn, « Al-Fârâbî’s Kitâb al-Ḥurûf and his
analysis of the Senses of Being », Arabic Sciences and Philosophy, 2008, 18, p. 59-97 ; Jacques
Langhade, Du Coran à la philosophie. La langue arabe et la formation du vocabulaire phi-
losophique de Farabi, Damas, IFEAD, 1994, p.  357-374  ; Stéphane Diebler, «  Catégories,
conversation et philosophie chez al-Fârâbî », in Les Catégories et leur histoire, éd. O. Bruun et
L. Corti, Paris, Vrin, 2005, p. 275-305 ; Amina Rachid, « Dieu et l’être selon al-Fârâbî. Le
chapitre de “l’être” dans le Livre des Lettres », Dieu et l’être. Exégèses d’Exode 3, 14 et de Coran
20, 11-24, Études Augustiniennes, Paris, 1978, p. 179-190 ; et Rafael Ramon, « Al-Farabi:
el concepto del ser », Revista di filosofia, 1994, p. 27-49 (avec une traduction du chapitre sur
l’étant). Voir en outre Mauro Zonta, « “Sostanza”, “Essenza” e “Quiddità” nelle diverse lingue
delle letterature filosofiche medievali: una proposta di comparazione storico-linguistica  »,
Studia graeco-arabica, 2012, II, p.  321-330, p.  325 sq., ainsi que mon article «  Ce qui se
trouve là et ce qui est fait. Le nom de l’être et la réception d’Aristote dans la falsafa », Quaestio,
2017, XVII, p. 111-131.
58.  Voir Thérèse-Anne Druart, « Al-Farabi, the Categories, Metaphysics and the Book
of Letters », in Medioevo, 32 (2007), p. 15-37. D’une manière remarquable, le Kitâb al-ḥurûf
s’ouvre par une réflexion sur l’être, et convoque la distinction (Fârâbî transcrit les termes) de
un (c’est-à-dire ὄν) et ûn (ὤν), ce dernier terme ne s’appliquant qu’à Dieu (I, § 1, p. 61). Sans
doute la mention de cette distinction témoigne du milieu des chrétiens hellénophones dans
lequel évolue Fârâbî.
59.  Kitâb al-ḥurûf, Ire partie, chap. 3 (les catégories), § 4, p. 62, l. 21-22
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404 Kristell Trego

mier lieu, la catégorie se conçoit aux yeux de Fârâbî comme une « intention
intellectuelle60  ». La catégorie est donc bien d’ordre noétique  : elle relève
d’une visée de l’intellect (‘aql )61. En second lieu, notons que Fârâbî parle
d’une intention, en arabe ma‘nâ62. Or, ma‘nâ ne désigne pas simplement un
concept ; le terme renvoie à une forme de réalité. La catégorie peut donc bien
être d’ordre intellectuel ; il convient de garder à l’esprit que le concept ainsi
pris en considération n’est pas disjoint du réel. D’une manière remarquable
dans cette perspective, Fârâbî explique que l’intention intellectuelle sert à
désigner une chose (shay’ ). Enfin, la question du langage n’est pas absente.
L’intention intellectuelle est en effet désignée par un mot pour montrer une
chose. Le terme maqûla renvoie au discours : al-maqûla signifie « ce qui est
dit ». Ainsi se met en place le triangle théorique mot, concept, chose. L’accent
est toutefois mis sur l’intention intellectuelle, dans sa relation au réel.
Les catégories apparaissent, de ce point de vue, irréductibles à des
faits de langage. Comme Abû Bishr Mattâ, qui avait défendu les droits
de la logique contre la grammaire, Fârâbî refuse toute interprétation des
catégories qui les ramèneraient à de simples paroles. Deux décisions sont
prises.
1/ Tout d’abord, Fârâbî réinterprète l’usage du terme maqûlat, « dits »,
utilisé pour signifier les catégories. Il distingue pour ce faire différents sens
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du terme maqûl, « dit ». Si maqûl se dit (au sens large) de toute énoncé (lafẓ),
qu’il montre ou non une chose, d’autres sens du terme impliquent le renvoi à
une certaine chose (shay’ mâ), ou à une intention (ma‘nâ)63. Le « dit » apparaît
ainsi connexe d’une chose ou d’un intelligible, et c’est en ce sens qu’il faut
comprendre l’usage du terme au pluriel pour les catégories :

De ce fait, on a appelé les catégories (maqûlât) des dits (maqûlât), parce que
chacune d’elles réunit en elle le fait qu’elle est indiquée par une énoncé (lafẓ) et
qu’elle se prédique d’une certaine chose (shay’ mâ) désignée (mushâr ilayhi) sensible
(maḥsûs)64.

60.  Sur le rapport entre les catégories et les étants naturels, sensibles, voir Falsafat
Arisṭûṭâlîs, III, 17, p. 86, qui les présente comme des « états logiques » (aḥwâl manṭiqiyya,
l. 9).
61.  Sur cette dimension intelligible des catégories reconnue par Fârâbî, voir
Kamran I. Karimullah, « Influence of Late Antique… », p. 254 sq.
62.  Les « Frères de la pureté » présentent les dix termes catégoriaux comme indiquant les
« intentions (ma‘ânî) de tous les étants (al-mawjûdât) » (Rasâ’il Ikhwân al-Ṣafâ’, XI, chap. 2,
éd. C. Baffioni, Oxford, Oxford University Press, 2010, p. 48). L’identité de ces « Frères de la
pureté » est discutée. Guillaume de Vaulx d’Arcy a, dans sa thèse de doctorat (Les épîtres des
Frères en Pureté, une pensée de la totalité. Détermination des conditions historiques de rédaction
et commentaire philosophique de l’ouvrage, sous la dir. de M. Rashed, Paris-Sorbonne, 2016),
proposé d’attribuer ces épîtres à Aḥmad Ibn al-Ṭayyib al-Sarakhsî (m. 899) ; rappelons que
celui-ci étudia la philosophie auprès d’al-Kindî et, comme nous l’indique ibn al-Nadîm dans
son Fihrist, proposa un épitomè des Catégories, voir F.  E. Peters, Aristoteles Arabus, Leyde,
Brill, 1968, p. 7-11 ; il nous en reste un vestige, qu’édite ici même Elvira Wakelnig.
63.  Kitâb al-ḥurûf, Ire partie, chap. 3, § 6, p. 23, l. 22
64.  Kitâb al-ḥurûf, Ire partie, chap. 3, § 6, p. 64, l. 2-4.
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Aristote à Bagdad 405

En d’autres termes, le vocable maqûlât qui désigne les catégories renvoie


certes au langage, mais l’ordre du discours est ouverture à la « chose ». Les
catégories, pour linguistiques qu’elles soient, ne doivent pas être déconnec-
tées du réel.
2/  D’autre part, les catégories se présentent sous la forme d’interro-
gations. Comme l’a montré Stephane Diebler65, dans le texte arabe, non
seulement les catégories du quel (poion) et du combien (poson) peuvent se
comprendre comme des interrogatifs, mais également les autres catégories.
Elles se laissent par conséquent interpréter comme des « particules », ḥurûf,
conformément au titre donné à l’ouvrage. Le § 3 du Kitâb al-ḥurûf se livre
ainsi à une présentation de la liste des catégories à partir de ces particules
interrogatives :

Ce qu’il faut savoir, c’est que la plupart des choses (ashyâ’ ) que l’on interroge au
moyen de ces particules (ḥurûf ), et pour lesquelles on attend une réponse, les philo-
sophes l’appellent par le nom de ces particules (ḥurûf), ou par un nom dérivé à partir
d’elles. Tout ce qui apporte une réponse à la particule « quand ? » (matâ), si elle est
employée, ils l’appellent par l’énoncé « quand » (matâ). Ce qui apporte une réponse
à la question « où ? » (ayna), ils l’appellent par l’énoncé « où » (ayna). Ce qui apporte
une réponse à « comment ? » (kayf ), ils l’appellent par l’énoncé « comment » (kayfa)
et par « commentité » (kayfiyya). De cette manière, ce qui apporte une réponse à
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« combien ? (kam), ils l’appellent par les énoncés « combien » (kam) et « combien-
neté » (kamiyya). Ils appellent ce qui apporte une réponse à « quel ? » (ayy) au moyen
des expressions « quel » (ayy) et ce qui apporte une réponse à « quoi ? » (mâ) par les
énoncés « quoi » (mâ) et « quiddité » (mâhiyya). Cependant, ils n’appellent pas ce qui
apporte une réponse à la particule : « est-ce que ? » (hal ) au moyen de « est-ce que »
(hal ), mais ils l’appellent le « il y a »66 de la chose (inna al-shay’ )67.

Ce texte présente les différentes catégories des philosophes. Fârâbî les


interprète à partir des particules interrogatives, ce qui conduit à un boulever-
sement notable par rapport à la division aristotélicienne. Contentons-nous
de trois remarques.
En premier lieu, Fârâbî insiste sans doute plus avant que ne le faisait
Aristote sur la dimension linguistique des catégories, puisque les différentes

65.  «  Catégories, conversation,…  », p.  281 sq. Sur les particules interrogatives, voir
Angela Saffrey, At the threshold of philosophy: A study of al-Fârâbî’s introductory works on logic,
thèse de doctorat, sous la dir. de R. Wisnovsky, Harvard University, 2000, p. 259 sq.
66.  Pour la traduction de la particule inna par «  il y a  », plutôt que «  certes  » (qui
implique une nuance concessive), voir Djamel Eddine Kouloughli, Le Résumé de la grammaire
arabe par al-Zamakhsharî, Paris, ENS Éditions, 2007, p. 48-49.
67.  Kitâb al-ḥurûf, Ire partie, chap. 3, § 3, p. 62, l. 12-20. Rappelons que le suffixe iyya
en arabe (comme uta en syriaque) permet de forger des substantifs abstraits. Pour son utili-
sation dans les traductions philosophiques, voir Khalil Georr, Les Catégories d’Aristote dans
leurs versions syro-arabes, Beyrouth, IFD, 1948, p. 58 sq. Dans sa paraphrase des Catégories
(§ 2, éd. Dunlop, p. 170, l. 2-3), Fârâbî utilise les termes kayfiyya et kamiyya. Le Naqd al-nathr
(d’Ibn Wahb, plutôt que d’Ibn Ja‘far) attribue aux mutakallimûn de recourir à des termes qui
n’existent que dans leur langage, et cite kayfiyya, kamiyya, mâ’iyya (éd. T. Husayn, Le Caire,
Dar al-Kutub al-Misriyah, 1933, p. 116).
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catégories se conçoivent comme des particules. Fârâbî se montre ainsi per-


méable aux discussions contemporaines des grammairiens, dont le discours
s’organise autour de l’idée de particules. Un dialogue implicite s’établit entre
philosophie et grammaire, dialogue qui conduit Fârâbî à relire la doctrine
philosophique à partir de l’interrogation grammaticale sur les particules du
discours68. Entendons-nous bien : l’intention de Fârâbî n’est pas de ramener
la doctrine catégoriale à une réflexion grammaticale, ou linguistique, mais,
tout au contraire, à partir de la conceptualité grammaticale, de dépasser le
plan du discours pour penser le réel. La mention initiale et finale des choses
n’est à cet égard pas anodine.
En second lieu, l’approche des catégories à partir des particules interro-
gatives modifie le sens même de la doctrine catégoriale. L’ordre des catégories
se voit chamboulé. Notamment, apparaît en premier la catégorie du quand,
et non plus la substance, l’ousia aristotélicienne. Mais surtout, et justement,
l’ousia n’apparaît plus comme telle. Ce point est d’autant plus remarquable
que la traduction arabe des Catégories n’omet pas la mention de la substance,
jawhar, lors de l’énumération des catégories69. Si la question « quoi » renvoie
à la substance, Fârâbî ne mentionne pas la substance (jawhar), mais le quoi
et la quiddité (mâ et mâhiyya).
En troisième lieu, à cette promotion de la quiddité au détriment de la
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substance, s’ajoute une nouvelle interrogation, relative à l’existence, à savoir
la question « est-ce ? » (hal )70, et la réponse « il y a » (inna)71. Fârâbî immisce
ce faisant au sein du discours catégorial une interrogation existentielle72,

68.  Cette attention, en grammaire, aux particules, se rencontre par exemple chez Ibn
al-Sarrâj. Voir Gérard Troupeau, « Les partes orationis dans le Kitâb al-Usûl d’Ibn Al-Sarrâj »,
Historiographia linguistica, 1981, p. 379-388, et Zakaria Abouyoub, Les Catégorisations syn-
taxiques chez ibn as-Sarrâj, thèse de doctorat, université Lyon II, 1998.
69.  1a25 sq, éd. Georr, p. 321.
70.  Sur cette interrogation relative au « est-ce » (hal ), voir Shukri B. Abed, Aristotelian
Logic and the Arabic Language in Alfârâbî, New York, SUNY, 1991, p. 105 sq. Voir aussi Kitâb
al-alfâẓ al-musta‘mala fî al-manṭiq, II, 7-11, éd. M.  Mahdi, Dar el-Mashreq, Beyrouth
1968, p. 47.
71.  Cf. Kitâb al-alfâẓ, II, 7-1, p. 45, sur l’être comme inniyya, vocable dérivant de inna.
Le terme inniyya dépasse le simple fait d’être, et se laisse dire de l’essence : « yusammâ dhât
al-shay’ inniyya (on appelle l’essence de la chose inniya) » (l. 7) ; cf. II, 7-12, p. 50, l. 5-7.
Pour Sergius de Resh‘ayna, les dix genres sont posés dans l’être (itawhi) ; voir Commentaire
aux Catégories, adressé à Philotheos, notamment § 9 et § 20, éd. Aydin, p. 100, l. 23 et p. 106,
l. 3. Les auteurs syriaques ont insisté sur le fait d’être (it) pour penser l’ousia comme ituta.
Voir Henri Hugonnard-Roche, « Le vocabulaire philosophique de l’être en syriaque, d’après
des textes de Sergius de Resh‘aina et Jacques d’Édesse », Arabic Theology, Arabic Philosophy.
From the Many to the One: essays in Celebration of Richard M. Frank, Louvain, Peeters, 2006,
p. 101-125.
72.  Il convient de s’interroger sur le fait que la chose soit  : inna al-shay’ (Falsafat
Arisṭûṭâlîs, I, 7, p. 74, l. 19) ; voir aussi Kitâb taḥṣîl al-sa‘âda, I, éd. A. Abu Melehem. Beirut,
Dar wa maktaba al-Hilal, 1995, p. 49. Une telle interrogation se retrouve chez les « Frères de
la pureté » : la question sur l’être (wijdân), formulée sous la forme : « hal huwa (est-ce ?) »,
précède ainsi les questionnements sur la mesure (kam huwa), la qualité (kayfa huwa), mais
aussi la distinction, le lieu, le temps, la cause, et la reconnaissance ; voir Rasâ’il Ikhwân al-Ṣafâ’,
X, chap. 10, éd. C. Baffioni, p. 46-47. La liste ainsi proposée démarque indéniablement la
liste catégoriale classique.
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Aristote à Bagdad 407

qui réinvestit la distinction, énoncée dans les Seconds analytiques, des ques-
tionnements sur le «  est-ce  ?  » (ei esti ) ou le «  qu’est-ce  ?  » (ti esti)73. Ces
questionnements avaient été repris par Kindî en ouverture de sa Philosophie
première, qui proposait une quadripartition en s’appuyant sur les différents
interrogatifs74 : la question « est-ce » (hal ), concernant le fait d’être (inniyya),
précède ainsi les questions «  quoi  » (mâ) portant sur le genre, «  quel  »,
s’enquérant de la différence et enfin « pourquoi » (limâ) à propos de la cause
finale75. Le geste de Fârâbî n’en est pas moins déstabilisant, puisqu’il met sur
le même plan théorique la question du « est-ce ? » et celles concernant les dix
catégories héritées d’Aristote. Avant Kant, et contre Aristote, qui associait
l’ousia au fait d’être, Fârâbî fait de l’existence une catégorie à part entière.
Cette intégration du questionnement sur l’existence de la chose à la liste des
catégories n’est pas anodine. La « chose », dont parle Fârâbî, ne se présente
pas comme une ousia qui serait déjà et d’emblée, mais comme une quiddité,
dont on peut se demander si elle est ou non. S’esquisse dès lors une distinc-
tion de l’essence et de l’existence76.
Résumons ce premier parcours. La réécriture de la doctrine catégoriale
d’Aristote à partir des particules interrogatives marque ses distances avec
l’approche grammaticale, en proposant un discours sur le réel. Avec l’atten-
tion à la quiddité distinguée du fait que la chose soit, Fârâbî témoigne d’une
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promotion de la détermination noétique des choses qu’il entend traiter au

73.  Voir Seconds analytiques, II, 1, 89b21 sq., qui distingue (dans cet ordre) les ques-
tions : hoti, dioti, ei esti, ti esti.
74.  L’ordre suivi par Kindî correspond à celui retenu par Elias et David, voir respecti-
vement In Isagogen, CAG XVIII-1, 3, 4-6 et In Isagogen, CAG XVIII-2, 1, 14-15. Sur cette
médiation, voir A. Altmann et S. M. Stern, Isaac Israeli, Oxford, OUP, 1958, p. 10 sq.
75.  Fî-l-falsafa al-ûlâ, éd. J. Jolivet et R. Roshdi, Leyde, Brill, 1998, p. 11. Une telle
interrogation sur l’existence se retrouve chez Ibn ‘Adî, qui parle de la question relative
à l’haliyya, littéralement l’« est-ce-ité » (Maqâla fî-l-buḥûth al-‘ilmiyya al-arba‘a, § 5, éd.
S. Menn et R. Wisnovsky, MIDEO, 2012, p. 73-96, p. 80). Abû Sa’îd al-Sîrâfî reproche aux
philosophes l’usage de terme tels haliyya, mais aussi mâhiyya, kayfiyya, kamiyya, dhâtiyya,
jawhariyya… (éd. Margoliouth, p. 105). La distinction de la question « est-ce » (haliyya)
et «  ce que  » se retrouve ensuite chez Avicenne  ; voir Ricardo Strobino, «  What if that
(is) why. Avicenna’s Taxinomies of Scientific Inquiries », Aristotle and the Arabic Traditon,
éd. A.  Alwishah et J.  Hayes, Cambridge, Cambridge University Press, 2015, p.  50-75.
Sur ce vocabulaire, voir Amos Bertolacci, «  A Hidden Hapax Legomenon in Avicenna’s
Metaphysics: Considerations on the Use of Anniyya and Ayyiyya in the Ilâhiyyât of the
Kitâb al-Shifâʾ », The Letter before the Spirit: The Importance of Text Editions for the Study of
the Reception of Aristotle, Leyde, Brill, 2011, p. 289-309. Sur l’usage farabien des différents
termes abstraits ainsi formés à partir des particules, voir Stephen Menn, « Al-Fârâbî’s Kitâb
al-Ḥurûf… », p. 92. Une telle similitude lexicale est suggestive. Sans doute ne doit-on pas
mésestimer la contribution de l’école de Bagdad à l’émergence de la question de l’existence,
en sa distinction d’avec l’essence.
76.  La question « quoi » (mâ) porte sur « l’essence, et rien d’autre » (dhât al-shay’, lâ
ghayr), sans s’interroger si la chose est (inna al-shay’), explique le Kitâb al-alfâẓ, II, 7-12,
p. 48, l. 8-9. Citons encore le karaïte Dâwûd ibn Marwân al-Muqammaṣ, ‘Ishrûn maqâla,
chap. 1, § 2 (éd. S. Stroumsa, Provo, Brigham University Press, 2016, p. 3), qui fera précé-
der le questionnement sur la quiddité (mâhiyya) de la chose (shay’ ) par la question de l’être :
wujûd al-shay, à entendre au sens du : est-ce ? (hal ). Al-Muqammaṣ reprend ainsi, dans une
perspective aristotélicienne, la distinction du kalâm jubbaïte (ou bahshamite) entre la chose
(shay’ ) et l’étant (mawjûd ), pour faire droit avant toute chose à la question du : est-ce ?
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408 Kristell Trego

travers des catégories. Si les catégories permettent de référer aux choses sen-
sibles, elles en révèlent la dimension intellective. La chose (shay’ ) est en effet
intelligée (ma‘qûl )77, précisément ce qui est intelligé en premier. Les premiers
pages du Kitâb al-ḥurûf nous montrent dès lors que, s’il y sera question de
catégories (maqûlât) et de particules (ḥurûf), c’est bien en métaphysicien, et
non en grammairien, que Fârâbî s’exprime.

Le prix de la substance

Nous l’avons dit : les particules interrogatives qui permettent de dres-


ser la liste des catégories mettent en avant la quiddité. Toutefois, Fârâbî ne
méconnaît pas pour autant la substance78. On le voit proposer de réduire la
liste catégoriale à la bipartition de la substance et de l’accident :

Certains prétendent que les catégories sont au nombre de deux : ce qu’est ceci
de désigné (mâ huwa hâdhâ al-mushâr ilayhi) et son accident. Ils appellent ce qu’est
ceci de désigné la substance (al-jawhar). Ils ont ainsi réduit les catégories à deux : la
substance et l’accident79.

Le concept de substance est donc maintenu ; reste qu’elle n’intervient


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significativement que dans un deuxième temps80, comme l’appellation
de ce qu’est ceci de désigné81, autrement dit comme l’appellation de ce
qui se donne d’abord comme un quoi (mâ) en étant déterminé. Notons
que la division de la substance et de l’accident s’appréhende en tant que
corrélat cognitif82. La substance découvre l’être désigné en son essence,
par opposition aux accidents qui font connaître ce qui est extérieur à
l’essence :

C’est comme s’ils disaient que les catégories sont au nombre de deux  : d’un
côté l’essence du sujet (dhât al-mawḍû‘ ), de l’autre ce qui fait connaître ce qui est
extérieur à l’essence83.

D’emblée, la substance se présente donc moins comme le sujet que comme


l’essence de celui-ci, telle qu’elle peut être appréhendée cognitivement. De
ce point de vue, nous sommes loin de la nomination romano-stoïcienne
de l’étant, examinée par Jean-François Courtine, nomination qui avait

77.  § 6.
78.  Voir T.-A. Druart, «  Substance in Arabic Philosophy: Al-Farabi’s Discussion  »,
Proceedings of the American Philosophical Association, 1987, LXI, p. 88-97.
79.  Kitâb al-ḥurûf, Ire partie, chap. 11, § 54, p. 93, l. 18-20.
80.  La substance est présentée en second (chap. 13), après donc les accidents (chap. 12).
Elle a ainsi perdu son primat.
81.  Sur al-mushâr ilayhi comme traduction du tode ti des Catégories, voir K. Georr, Les
Catégories, lexique, n° 120, p. 224.
82.  Cf. Falsafat Arisṭûṭâlîs, III, 18, p. 87, l. 8-11.
83.  Kitâb al-ḥurûf, Ire partie, chap. 11, § 54, p. 93, l. 21-94, l. 1.
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Aristote à Bagdad 409

conduit les Latins à rendre ousia par substantia84. L’explication du terme


au cours du chapitre  13 confirme cette approche de la substance, qui
privilégie l’essence au détriment du sujet : la substance renvoie non pas
à la matière servant de ce substrat, mais à la forme, faisant la chose en ce
qu’elle est.
Le terme arabe jawhar, qui dit la substance, apparaît à cet égard parlant.
Comme le latin substantia, il est sans doute le fruit d’une difficulté à traduire
l’ousia. S’adressant à un public lettré hellénophone, les auteurs syriaques
(comme Sergius de Resh‘ayna85) ont pu faire le choix de maintenir le terme
grec transcrit, usiya86. Les traducteurs arabes d’Aristote ne se sont pas conten-
tés d’une transcription, qui n’aurait sans doute pas été suffisamment parlante
pour leurs lecteurs. Ils ont dès lors cherché dans leur langue les ressources
pour rendre le terme grec87. Or, l’absence d’un verbe disant l’être comme
copule88 les a sans doute incités à s’appuyer sur d’autres champs lexicaux que
celui qui intervient pour rendre einai ou to on. Plusieurs termes ont été pro-
posés. Après le vocable ‘ayn, retenu par Ibn al-Muqaffa‘89, Isḥâq ibn Ḥunayn
choisit de réinvestir le terme, d’origine persane, de jawhar. Cette traduction
s’est imposée. Fârâbî se met à l’écoute de ce que jawhar laisse entendre. Il
constate tout d’abord que ce mot, employé couramment, suggère quelque
chose de précieux :
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al-jawhar se dit, chez les gens du commun, des choses métalliques et des pierres,
qui sont d’après eux précieuses (nafîsa) par convention et réflexion90.

Or, il convient précisément de marquer l’écart entre ce prix qu’on leur


donne et leur dignité naturelle (bi-l-ṭab‘ )91. Le caractère précieux de la pierre
ne lui vient ainsi pas de sa propre nature, mais de la valeur que celui qui la
possède lui accorde. Sans que Fârabî ne développe plus avant cette idée, nous

84.  «  Note complémentaire pour l’histoire du vocabulaire de l’être – les traductions


latines d’ousia et la compréhension romano-stoïcienne de l’être », Concepts et catégories dans
la pensée antique, éd. : P. Aubenque, Paris, Vrin, 1980, p. 33-87 ; repris dans Les Catégories de
l’être. Études de philosophie ancienne et médiévale, Paris, Puf, 2003, p. 11-77.
85.  Voir son commentaire, § 9, éd. Aydin, p. 100, l. 24 sq.
86.  Voir la plus ancienne traduction (anonyme) BL Add. 14658, éd. D.  King, The
Earliest Syriac Translation of Aristotle’s Categories, Leyde/Boston, Brill, 2010, p. 100 sq., ainsi
que l’édition de Khalil Georr, Les Catégories d’Aristote dans leurs versions syro-arabes, p. 253,
255, 256, 258, 259, 260-265.
87.  Henri Hugonnard-Roche, La Logique d’Aristote, du grec au syriaque, Paris, Vrin,
2004, p. 27-28, propose un tableau récapitulatif des traductions des dix catégories.
88.  À côté de la transcription usiya, les auteurs syriaques ont forgé, à partir de it, qui
indique la position dans l’être et sert aussi de copule, le substantif ituta.
89.  Voir Al-manṭiq, § 16, éd. M.  H. Daneshpashuh, Téhéran, Iranian Institute of
Philosophy, 1978, p.  8. La différence de vocabulaire s’expliquerait par le truchement du
pehlvi ; voir Gérard Troupeau, « La logique d’Ibn al-Muqaffa‘ et les origines de la grammaire
arabe », Arabica, 1981, 28, p. 242-250, p. 244.
90.  Kitâb al-ḥurûf, Ire partie, chap. 13, § 62, p. 97, l. 20-21.
91.  Kitâb al-ḥurûf, Ire partie, chap. 13, § 62, p. 98, l. 1.
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410 Kristell Trego

pouvons suggérer que ce prix de la jawhar ne lui vient pas de sa matière92.


Un second usage courant du terme exhibe dans cette optique l’idée que la
substance ne se dit pas de la matière, mais de la forme. L’on peut en effet
énoncer, constate Fârâbî, que Zaïd est d’une excellente jawhar, en entendant
alors qu’il est d’une bonne lignée93. L’examen de ce second sens exhibe ainsi
l’idée de nature originelle, en arabe fiṭra (qui est un terme coranique)94. Or,
cette nature originelle invite à assigner la substantialité non pas à la seule
matière, mais à la forme, engagée dans la matière :

Il est patent que la nature originelle (fiṭra) par laquelle on agit a pour l’homme le rôle
que le tranchant a pour l’épée, et c’est cela que l’on appelle la forme (ṣûra) En effet l’acte
de toute chose (fi‘l kull shay’ ) ne procède de sa forme que si la matière (mâdda) s’adjoint
à la forme pour que l’acte en provienne. Il est patent que la quiddité de la chose (mâhiyya
al-shay’ ) n’est parfaite (kâmila) que si la forme est dans une matière qui concourt avec elle
pour que l’acte en provienne. Et ainsi la matière est intrinsèque à sa quiddité95.

Fârâbî explique donc l’idée de nature originelle en recourant aux concepts


aristotéliciens de forme, de matière, de quiddité, d’acte96. L’accent est dès à
présent mis sur la forme, en tant qu’elle constitue la quiddité. Si la matière est
mobilisée, c’est dans la mesure où sa subordination à la forme permet l’advenue
de l’acte. Avant même que ne soit explicité le concept philosophique, Fârâbî a
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donc orienté le regard vers la quiddité, et la forme engagée dans une matière :

La fiṭra que les gens du commun identifient à jawhar n’est jamais que la quiddité
(mâhiyya) de l’homme97.

La substance en son acception philosophique se présentera sous la forme


d’une quiddité98, conformément donc au sens qui a émergé de l’analyse de l’usage
courant du terme. La substance répond dès lors bien à la question « quoi ? ».
S’ensuit une détermination noétique de la substance99. Le § 67100 détaille
en effet les différentes significations philosophiques du terme jawhar. En un
premier sens, elle signifie ce qui est désigné (al-mushâr ilayhi) qui n’est pas

92.  De ce point de vue, Fârâbî s’éloigne de l’interprétation jabirienne : pour Jâbir Ibn
Ḥayyân, en effet, la substance (al-jawhar) se laisse appréhender comme matière (hayûlâ) ; voir
Taṣrîf, éd. P. Kraus, Le Caire/Paris, El-Khandgi/Maisonneuve, 1935, p. 407, l. 14-15 ; Sab‘în,
p.  482, l.  5-6. Voir Syed Nomanul Haq, Names, Natures and Things, Dordrecht/Boston/
Londres, Kluwer, 1994, p. 51 sq.
93.  Kitâb al-ḥurûf, Ire partie, chap. 13, § 63, p. 98.
94.  Kitâb al-ḥurûf, Ire partie, chap. 13, § 63-64, p. 98-99
95.  Kitâb al-ḥurûf, Ire partie, chap. 13, § 65, p. 99, l. 13-18
96.  Sur la réception de l’energeia aristotélicienne, et sa traduction en arabe par fi‘l,
qui indique l’idée d’activité, voir mon ouvrage La Liberté en actes. Éthique et métaphysique,
d’Alexandre d’Aphrodise à Jean Duns Scot, Paris, Vrin, 2015, p. 187 sq.
97.  Kitâb al-ḥurûf, Ire partie, chap. 13, § 65, p. 99, l. 19-20
98.  Kitâb al-ḥurûf, Ire partie, chap. 13, § 68.
99.  La substance de la chose s’entend de ce que (mâ) nous concevons qu’elle est (Falsafat
Arisṭûṭâlîs, III, 18, p. 88, l. 8).
100.  Kitâb al-ḥurûf, Ire partie, chap. 13, § 67, p. 100, l. 17 sq.
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Aristote à Bagdad 411

dans un sujet101. En un second sens, elle dit tout attribut (maḥmûl) qui fait
connaître (‘arrafa) ce qu’est ce qui est déterminé102, autrement dit l’intelligé
de ce qui est désigné (ma‘qûl al-mushâr ilayhi)103. Ces développements
sont remarquables : l’examen de la substance la découvre dans sa relation à
une intellection. Or, cette acception noétique de la substance n’exhibe pas
seulement un autre sens de la substance104, mais elle est révélatrice de sa
compréhension farabienne. Fârâbî expose en effet en ces termes le rapport
entre ces deux sens philosophiques de la substance :

L’intelligé d’une chose est cette chose même (ma‘qûl al-shay’ huwa al-shay bi-
‘aynihi), si ce n’est que l’intelligé est cette chose en tant qu’elle est dans l’âme, et que
cette chose est l’intelligé en tant qu’il est hors de l’âme105.

Fârâbî affirme donc fermement l’identité de la chose et de l’intelligible,


qui sont comme les deux versants, psychique ou extra-psychique, d’une
même réalité. Remarquable apparaît ici la mention, corrélativement à l’intel-
ligible, de la chose (shay’). L’examen des sens de la substance ne révèle pas
seulement sa dimension noétique, mais une dimension réelle, qui se laisse
précisément dire par le terme « chose ».
En un mot, Fârâbî nous propose une conception de la substance qui
l’envisage comme corrélat d’une intellection.
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La chose et l’étant

Comme cela apparaît, le questionnement catégorial permet chez Fârâbî


la mise en place d’une métaphysique. S’il y sera bien question de l’étant,
Fârâbî ajoute une considération sur la chose, sans que les deux termes, al-shay’
et al-mawjûd, ne soient équivalents. Notons tout d’abord, sous l’influence
probable du syriaque106, les multiples emplois du terme «  chose  » dans la
traduction arabe des catégories107. Ce vocabulaire de la « chose » revêt une
importance capitale dans la métaphysique catégoriale qu’élabore Fârâbî. Les
catégories nous découvrent des choses, ashyâ’ ; et la chose apparaît comme

101.  Kitâb al-ḥurûf, Ire partie, chap. 13, § 67, p. 100, l. 17-18.


102.  Kitâb al-ḥurûf, Ire partie, chap. 13, § 67, p. 100, l. 18-19. Cf. Falsafat Arisṭûṭâlîs,
III, 18, p. 88, l. 8-15.
103.  Kitâb al-ḥurûf, Ire partie, chap. 13, § 67, p. 101, l. 10.
104.  Cf. Kitab qâṭâghûriyâs, § 4, éd. Dunlop, p. 170-171.
105.  Kitâb al-ḥurûf, Ire partie, chap. 13, § 67, p. 101, l. 11-12.
106.  Le syriaque a pu rendre l’idée d’hupokeimenon en faisant appel au terme « chose »,
meddem, biaisant ainsi le sens du texte. Pour dire « être dans un sujet », la traduction ano-
nyme porte ainsi sim b-meddem en 1a20 sq., éd. King, p. 96, 1b9, p. 98, voir le commen-
taire p. 176. Voir Daniel King, « The First Translator of Aristotle’s Categories in Syriac »,
Paroles de l’Orient, 2010, XXXV, p. 1-19, p. 8.
107.  Ainsi, al-mawjûd fi shay’ rend ho en tini huparkhon (1a25, Kitâb al-maqûlât,
éd. Georr, p.  320). Sur les usages de shay’ (et certaines correspondances syriaques), voir
K. Georr, Les Catégories…, lexique, n° 133, p. 226-227. Voir aussi Kitâb al-maqûlât, 4a2-3,
éd. Georr, p. 326.
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412 Kristell Trego

le corrélat de l’intellection108. Fârâbî assume cette attention à la chose, en lui


consacrant un chapitre, à la suite du chapitre relatif à l’étant. L’ultime parole
sur le réel est ainsi la chose, plutôt que l’étant.
Or, cette ultime parole métaphysique reprend la détermination primor-
diale mise en place avec les catégories, puisque la chose se pense comme ce
qui a une quiddité :

Le mot chose (shay’) se dit de tout ce qui a une quiddité (mâhiyya), quel qu’il
soit, qu’il soit extérieur à l’âme ou conçu selon quelque point de vue que ce soit […].
Dire : ceci est une chose signifie qu’il a une certaine quiddité (mâhiyya)109.

La chose devient un concept fondamental de la métaphysique. Elle se


caractérise par le fait qu’elle a une plus large extension que l’étant110, lequel
se limite à ce qui a une quiddité à l’extérieur de l’âme111, et qualifie la propo-
sition qui est vraie. Pour sa part, la chose pourra porter sur l’impossible lui-
même. Une telle attention à la chose est notable : avant Avicenne112, Fârâbî
redouble en métaphysique l’étant par la chose. Cette distinction113, qui fait
écho aux développements contemporains du kalâm (plus particulièrement
du mutazilisme jubbaïte114), élargit le champ de la métaphysique à ce qui n’est
pas, mais a cependant une quiddité. La chose et l’étant se distinguent comme
tout ce qui est doté de quiddité, et ce qui, plus spécifiquement, a une quid-
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dité hors de l’âme, distinction qui nous renvoie aux deux questions finales
de la liste des catégories  : «  qu’est-ce  ?  » et «  est-ce  ?  », et qui annonce la
distinction de l’essence et de l’existence.

108.  L’appréhension par l’intellect, caractéristique des sciences théoriques, n’implique


pas une position dans l’être, voir Kitâb taḥṣîl al-sa‘âda, II, p. 50.
109.  Kitâb al-ḥurûf, Ire partie, chap. 16, § 104, p. 128, l. 6-8.
110.  Sur shay’ comme terme le plus général, voir Rasâ’il Ikhwân al-Ṣafâ’, I, chap.  2,
éd. C. Baffioni, Oxford, Oxford University Press, 2012, p. 11. La chose se définit comme
«  intention (ma‘nâ) par laquelle on connaît (yu‘lamu) et est informé (yukhbaru)  » (XLI,
éd. Baffioni, 2017, p.  182). Cf. al-Khuwârizmî (al-Balkhî), Mafâtîḥ al-ʿulûm, éd. G. van
Vloten, Leyde, Brill, 1895, p. 22, l. 14, qui présente la chose comme ce dont on peut être
informé (yukhbaru) et qui est susceptible d’une indication (dalâla) ; l’étant (al-mawjûd ) et le
non-étant (al-ma‘dûm) se distinguent alors selon la réponse à la question : « est-ce » (hal), l’étant
étant al-kâ’in al-thâbit (p. 22, 14-23, l. 1).
111.  Voir Kitâb al-ḥurûf, Ire partie, chap. 15, § 88, p. 116, l. 6-7.
112.  Voir Jean Jolivet, « Aux origines de l’ontologie d’Ibn Sînâ », Philosophie médiévale
arabe et latine, Paris, Vrin, 1995, p. 221-236, p. 228.
113.  La distinction de la chose et de l’étant n’est pas toujours aussi tranchée chez Fârâbî.
Voir M. Rashed, « Ibn ‘Adî et Avicenne : sur les types d’existants », p. 114-115, n. 12.
114.  Avant son fils Abû Hâshim, Abû Alî al-Jubbâ’î voyait dans la chose (shay’) ce qui
peut être prédiqué, préalablement même à toute advenue à l’être (kawn) ; voir le témoignage
d’al-Ash‘arî, Maqâlât al-Islâmiyyîn, éd. H. Ritter, Die Dogmatischen Lehren der Anhänger des
Islam, Beyrouth, Berlin, Klaus Schwartz Verlag, 2005, p. 522, l. 8-14. Ainsi, « le mot “chose”
(shay’) se dit de tout ce qui est connu (kull ma‘lûm) » (p. 522, l. 15). Cf. le témoignage de ‘Abd
al-Jabbâr, Al-mughnî fî abwâb al-tawḥîd wa al-‘adl, éd. M. al-Khodeiri, Le Caire, Al-kutub
al-misriyah, 1965, t. V, p. 249-252. Un tel concept cogitatif de la chose fait se rencontrer le
kalâm, la théologie, les mathématiques et la métaphysique, sans que l’on puisse lui assigner
une unique source précise. Voir Ilai Alon et Shukri Abed, Al-Fârâbî’s Philosophical Lexicon,
Cambridge, Gibb Memorial Trust, 2007, 2 vol., t. I, p. 208-209.
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Aristote à Bagdad 413

Par conséquent, la quiddité occupe une place centrale dans l’organi-


sation du discours métaphysique farabien. La quiddité, en effet, répond à
l’interrogation catégoriale  : «  Qu’est-ce  ?  » Elle n’est toutefois pas le nom
d’une catégorie parmi d’autres. Son rôle s’avère décisif, puisqu’elle sert, d’une
manière plus générale, à penser l’étant tout comme la chose. Avec ce critère
quidditatif, on découvre la manière dont la doctrine catégoriale structure la
métaphysique. Pour le dire d’un mot, les catégories ne sont pas seulement
intégrées à la métaphysique ; mais il y a une métaphysique des catégories.

Concluons

1/ Pour nos exégètes, théologiens et métaphysiciens bagdadiens, les caté-


gories constituent une parole sur l’être. Dans ces conditions, l’écoute de ce
que la langue exprime ne marque pas un enfermement dans la sphère linguis-
tique, mais plutôt une ouverture à ce qui, de l’étant, se laisse apercevoir, et ce
faisant dire. De ce point de vue, la discussion que les auteurs péripatéticiens
de Bagdad ont eue avec les grammairiens a permis d’approfondir cet enraci-
nement de ce qui se dit dans ce qui se montre.
2/  Quand les catégories s’accompagnaient d’une ousiologie, qui pré-
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sentait la substance comme ce qui demeure sous des accidents (ainsi qu’y
insisteront les lecteurs latins, Boèce au premier chef ), l’ousiologie de nos
bagdadiens s’attache plutôt à ce qui est en étant déterminé par sa quiddité.
On assiste donc à un repli de la détermination subjective de la substance au
profit de sa détermination essentielle.
3/ Dans cette perspective, les auteurs bagdadiens ne se contentent pas de
reconnaître une portée métaphysique des catégories ; plus radicalement, ils
font des catégories la pierre angulaire d’une métaphysique qui pense l’étant
en référence à ce qui s’en laisse quidditativement appréhender. La métaphy-
sique des catégories, entendons  : la métaphysique que les catégories nous
découvrent, présente ainsi ce qui est à partir de ce qu’il est, et donc de ce qui
se donne à penser. La compréhension noétique des catégories que met en
avant l’école de Bagdad appelle une parole sur l’être qui l’appréhende comme
pensable. Le recours à l’intention (ma‘nâ), à côté du concept de chose (shay’ ),
témoigne de cette approche intellective de l’étant.
4/ Une difficulté surgit. Ce que l’on appréhende par sa quiddité est moins
l’étant que la chose. En privilégiant la quiddité, autrement dit le ce qu’est
de la chose, la métaphysique ne laisse-t-elle pas hors de son champ le fait
qu’elle soit, son existence si l’on veut ? La métaphysique des catégories qui
promeut la question : « qu’est-ce que ? » impose de la distinguer de la ques-
tion : « est-ce ? » Partant, l’intégration de cette dernière question à la liste des
catégories ne doit pas masquer le fait que l’existence pose désormais ques-
tion, loin d’être d’emblée donnée. Ce qu’appréhende cette métaphysique
fondée sur les catégories n’a précisément pas à être – ce dont témoigne chez
Fârâbî la promotion de la chose, à côté de l’étant, mais aussi au détriment de
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414 Kristell Trego

l’étant. En un mot, la nouvelle figure de la métaphysique que met en place


Fârâbî, à partir d’un travail sur les catégories, est emblématique de l’exégèse
bagdadienne d’Aristote ; mais ne porte-t-elle pas en germe certaines des dif-
ficultés à venir que rencontrera la métaphysique, d’Avicenne à Descartes,
Malebranche ou encore Kant, en passant évidemment par Henri de Gand et
Duns Scot115 ?
Le travail sur les catégories a donc induit la mise en place de la nouvelle
figure de la métaphysique qui a éclos dans le Bagdad du xe siècle. Les caté-
gories ne sont alors pas une enclave dans le discours métaphysique. Elles
ne véhiculent donc pas tant une métaphysique qu’elles n’irriguent en pro-
fondeur la métaphysique, en lui donnant sa configuration propre.
Kristell Trego
Université Clermont Auvergne, IUF
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115.  Voir Olivier Boulnois, Être et Représentation, Paris, Puf, 1999, p. 444 sq.

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