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Qui sont les “petits chiens” ?

Jésus
et la femme cananéenne

— Qui sont les “petits chiens” ?

Par Alexandre Salomon


Septembre 2018

salomonlesage777@gmail.com

ALEXANDRE SALOMON 2
Qui sont les “petits chiens” ?

Sommaire

Problématique ............................................................................... 5
Le terme “chien” dans la Bible et la tradition juive .............. 11
Le terme “chiens” sur les lèvres de Jésus............................... 17
Jésus loue la foi d’une femme ................................................... 27
Conclusion .................................................................................... 35
Bibliographie ............................................................................... 36

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Qui sont les “petits chiens” ?

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Qui sont les “petits chiens” ?

1. Problématique

DEUX évangiles canoniques[1] relatent le séjour de Jésus


de Nazareth sur d’un territoire païen, Tyr et Sidon, où il sera
sollicité par une femme. Celle-ci, qualifiée par Matthieu de
Χαναναία[2] (Kananaïa : “Cananéenne”) et par Marc de Ἑλληνίς
Συροφοινίκισσα τῷ γένει (Hellênis Syrophoinikissa tô genei :
“Grecque, Syro-phénicienne de race”)[3], implorera Jésus
pour la guérison de sa fillette fortement démonisée et lui,

[1]
Matthieu 15 : 21-28 ; Marc 7 : 24-30.

[2]
L’adjectif χαναναία (kananaïa) est un hapax legomenon, c’est-à-dire un
mot n’apparaissant qu’une seule fois dans tout le corpus
néotestamentaire. Matthieu l’emploie peut-être pour une raison
théologique. En effet, les Cananéens figuraient parmi les anciens
occupants de la Phénicie (actuelle Palestine) que les Israélites ont dû
expulser pour occuper le territoire, la Terre Promise aux patriarches et
avec lesquels ils ne devaient conclure aucune alliance (cf. Genèse 15 : 17-
21 ; Exode 3 : 7-8, 16-17 ; 34 : 11-16 etc.) En présentant cette femme
comme “cananéenne”, Matthieu pointait donc probablement du doigt
son milieu culturel hostile aux Israélites. De fait, selon l’historien juif
Flavius Josèphe qui vécut au premier siècle, “…il est notoire, en effet,
que les Égyptiens sans exception, et parmi les Phéniciens ceux de Tyr,
avaient à notre égard les plus mauvaises dispositions.” (Contre Apion,
XIII, 70).

[3]
William L. Lane fait remarquer que la femme “est appelée une Syro-
phénicienne parce que la Phénicie appartenait administrativement à la
province de Syrie et était distinguée de la Libo-phénicie dont le centre se
situait à Carthage, au Nord de l’Afrique.” (Lane, The Gospel of Mark,
Grand Rapids, Michigan, UK: 1974, p. 260.) Spol renchérit pour dire que
la Syro-Phénicie se rapportait, “dans la période romaine, à la Phénicie
réunie à la Syrie, pour la distinguer de la Syrie propre.” (E. Spol,
Dictionnaire de la Bible, Paris : 1876, p. 214.)

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feignant de ne pas avoir entendu la requête, ne lui répondit


pas un seul mot. Cet épisode dont la lecture à la surface
choque le profane et dont on n’a pas de trace chez Marc,
incite Alphonse Maillot à faire l’observation suivante[4] :

[…] On a l’impression que pendant un moment, Jésus


pratique un contre-Evangile. En effet à une femme qui
lui crie sa douleur de mère, Jésus ne répond que par…
son silence. Jésus ne dit rien, ne semble vouloir rien
dire, ou n’avoir rien à dire, à une mère qui lui fait part
de son malheur. Lui qui s’est posé comme le
consolateur des affligés, l’apaisement de ceux qui
pleurent, le secours des tourmentés, il ne dit rien. Pas
même le plus petit de sympathie, d’encouragement ;
pas le moindre signe d’amitié. Rien ! Rien ! Sinon le
silence : la pire des choses. Le refus du dialogue ;
l’absence de la présence ou la présence de l’absence.
L’attitude de Jésus est pour le moins déroutante.
Disons même scandaleuse.

Face à cette attitude supposée “scandaleuse”, il aura


fallu l’intervention de ses disciples pour que le rabbin Jésus
rompe le silence. Ceux-ci, agacés par les vociférations
incessantes de la femme, s’approchent de leur Maître (cf. 15 :
23), le suppliant (ἐρωτάω, erôtaô) de la congédier.[5] Pour
évoquer cette congédie, le grec emploie le verbe ἀπολύω,

[4]
Alphonse Maillot, Les miracles de Jésus, Paris : 1993, p. 85.

[5]
Le verbe ἀπολύω (congédier/renvoyer) est formé à partir de la
préposition ἀπό (apó : “à partir de, loin de”) et du verbe λύω (lýō : “laisser
aller, délier, détacher, rendre libre”). Matthieu l’emploie dans le même
contexte (cf. 15 : 32, 39) à propos du renvoi (ἀπολῦσαι, apólysai/ ἀπολύσας,
apólysas) d’une foule attroupée autour de Jésus. — Voir aussi Matt. 1 :
19 ; 5 : 31, 32 ; 14 : 15, 22, 23 ; 18 : 27 ; 19 : 3, 7-9 ; 27 : 15, 17, 21, 26.

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apolyô ; doit-il être compris comme en Marc 6 : 35-36 où les


mêmes disciples demandent à Jésus de chasser une grande
foule à jeun (ἀπόλυσον αὐτούς, apolyson autous), ou doit-on
l’interpréter comme une imploration des disciples pour qu’il
exauce la femme, tel que traduit dans la Bible de Jérusalem:
“fais-lui grâce” ?
Le verset suivant (cf. 15 : 24) permet de trancher. Il
débute ainsi : ἀποκριθεὶς εἶπεν (apokritheis eipen : “en
répondant, il dit”). On le devine déjà, Jésus s’apprête ici à
répondre aux disciples :

ὁ δὲ ἀποκριθεὶς εἶπεν · Οὐκ ἀπεστάλην εἰ µὴ εἰς τὰ πρόβατα


τὰ ἀπολωλότα οἴκου Ἰσραήλ

Jésus répondit : “Je n’ai été envoyé qu’aux brebis


perdues de la maison d’Israël.” — Matt. 15 : 24, TOB.

Ce propos qui vient renforcer l’attitude “scandaleuse”


du rabbin Jésus a fait couler beaucoup d’encre et déchainé
bien de discussions. Il fera l’objet d’un dossier spécial avec
l’étendue qu’il mérite. Il faut toutefois préciser que la
restriction ici employée par Jésus[6] (οὐκ…εἰ µὴ) n’est pas
exclusive, mais inclusive car elle met un accent sur la
primauté temporelle du peuple élu (Israël), dépositaire de
l’Alliance, dans le dessein du salut divin. Comme le
soulignait le théologien Jean-Marc Ela : “On n’exclut pas les
païens du salut, mais leur participation aux privilèges

[6]
On notera l’usage de la même syntaxe grammaticale en Matthieu 13 :
57 où Jésus dit encore : “Un prophète n’est déshonoré que dans sa patrie
Οὐκ ἔστιν προφήτης ἄτιµος εἰ µὴ ἐν τῇ πατρίδι καὶ ἐν τῇ οἰκίᾳ
et dans sa maison” (Ο
αὐτοῦ). Cette restriction (οὐκ…εἰ µὴ) n’exclut pas qu’un prophète puisse
être honoré dans sa patrie et dans sa maison, ou qu’il puisse être
déshonoré en dehors des siens. L’accent est mis sur le lieu

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d’Israël s’inscrit dans l’horizon eschatologique.”[7] Ou encore


Alphonse Maillot[8] :

Ce n’est pas que Jésus refuse qu’un jour l’Evangile


parvienne même aux Cananéens ; simplement ce n’est
pas encore l’heure.

Vu l’urgence de la situation, la femme ne pouvait


attendre cette heure eschatologique. Elle se précipite donc
aux pieds de Jésus et, toute prosternée, elle insiste dans sa
requête auprès de Celui qu’elle a reconnu comme “Fils de
David” (cf. 15 : 22). On peut de facto s’étonner de l’usage de
cette expression messianique sur les lèvres de cette non-
juive. André Rebré écrit[9] :

L’expression “fils de David” était une désignation


populaire du Messie chez les Juifs. On la rencontre sur
les lèvres de deux aveugles, sur celle des foules ou des
enfants (Matthieu 9, 27 ; 12 : 23 ; 20 : 30 ; 21 : 9.15). Elle
surprend sur les lèvres de cette étrangère.

Mais on est loin de notre dernière surprise. En effet,


face à l’insistance de la demanderesse, Jésus prononce une
parole aux allures racistes :

Οὐκ ἔστιν καλὸν λαβεῖν τὸν ἄρτον τῶν τέκνων καὶ βαλεῖν
τοῖ
τοῖς κυναρίοις

[7]
Jean-Marc Ela, Repenser la théologie africaine, le Dieu qui libère
(Éditions Karthala, Paris : 2003), pp. 155-156.

[8]
Alphonse Maillot, Les miracles de Jésus (Paris : 1993), pp. 86, 88.

[9]
André Rebré, Jésus était-il raciste ? (Les Éditions de l’Atelier, Paris :
1993), p. 23.

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Il n’est pas bien de prendre le pain des enfants pour le


jeter aux petits chiens. — Matt. 15 : 26, TOB.

Marc met l’emphase sur la primauté temporelle (πρῶτον,


prôton) des enfants qui doivent être nourris avant les petits
chiens :

Ἄφες πρῶτον χορτασθῆναι τὰ τέκνα οὐ γάρ ἐστιν καλόν


λαβεῖν τὸν ἄρτον τῶν τέκνων καὶ τοῖ
τοῖς κυναρίοις βαλεῖν

Laisse d’abord les enfants se rassasier, car ce n’est pas


bien de prendre le pain des enfants pour le jeter aux
petits chiens. — Marc 7 : 27, TOB.

Pour certains interprètes, Jésus aurait manifesté ici


“son mépris envers les gentils [non-juifs]”[10] et aurait osé par
un tel langage refuser d’accorder à cette femme “la dignité
d’un être humain.”[11] La raison étant que “ce terme [‘chien’]
est probablement une insulte ou une injure, surtout lorsqu’il
est prononcé par un Juif à propos d’un païen.”[12] Le
professeur Gerald F. Hawthorne de renchérir[13] :

Les Juifs avaient pour habitude de se référer aux


païens avec mépris comme des chiens, des animaux
impurs…

[10]
Gonzalo Puente, Messianisme et idéologie (Paris : 1983), p. 86.

[11]
Jean-Claude Petit et Jean-Claude Breton (dir.), Seuls ou avec les
autres? Le salut chrétien à l’épreuve de la solidarité (Montréal, Éditions
Fides : 1992), p. 129.

[12]
Ben Witherington III, The Gospel of Mark: A Socio-Rhetorical
Commentary (Grand Rapids, Michigan, UK: 2001), p. 232.

[13]
Gerald F. Hawthorne, Philippians (Word Biblical Commentary, vol. 43.
Waco, Texas: Word Books Publisher, 1983), p. 125.

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Une telle habitude était-elle véritablement restreinte


qu’aux païens ? Le Messie aurait-il donc épousé l’étroitesse
nationaliste de ses compatriotes juifs et partagé l’attitude
méprisante à l’égard des païens ? Que désigne réellement
l’expression “petits chiens” ? Ce sont là quelques-unes des
questions sur lesquelles nous allons exercer notre plume et
essayer d’apporter une réponse à la fois exégétique,
historique et théologique.
Il paraît important de s’intéresser à certains aspects
que recèle ce récit et à sa contextualisation dans l’échange
avec cette femme au sujet de laquelle le narrateur n’a pas
manqué à fournir quelques informations. Pour mener à bien
notre enquête, nous allons commencer par éplucher des
données traitant de la notion du “chien” dans le contexte
biblique et dans la culture juive en général ; puis évaluer
toutes ces données à la lumière des paroles de Jésus.

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2. Le terme “chien” dans la Bible et la tradition


juive

Dans ses textes sources, la Bible[14] emploie soit l’hébreu


‫[כֶּ לֶ ב‬15] (kelev), soit son équivalent grec ancien κύων[16] (kuôn)
pour désigner le chien.[17] Un examen de ces occurrences
montre que le chien (associé au porc, ḥazir/χοῖρος, interdit
dans la consommation aux Israélites[18]) rimait
métaphoriquement avec l’idée de violence et/ou d’impureté
rituelle.
En Exode 22 : 30, par exemple, Dieu interdit aux
Israélites de manger la viande “d’un animal que les bêtes
sauvages ont déchiré. Vous la jetterez aux chiens” (Parole de
vie) ; et en Deutéronome 23 : 18, il proscrit aux Israélites
d’apporter au temple, “le cadeau d’une prostituée ni le
salaire d’un chien” (Bible Colombe), parce qu’étant choses

[14]
La Bible hébraïque (Ancien Testament) et le Nouveau Testament.

[15]
Exode 11 : 7 ; 22 : 31 ; Deutéronome 23 : 18 ; Juges 7 : 5 ; 1 Samuel 17 :
43 ; 1 Samuel 24 : 14 ; 2 Samuel 3 : 8 ; 9 : 8 ; 16 : 9 ; 1 Rois 14 : 11 ; 16 : 4 ;
21 : 19, 23, 24 ; 22 : 38 ; 2 Rois 8 : 13 ; 9 : 10, 36 ; Job 30 : 1 ; Psaume 22 : 16,
20 ; 59 : 6, 14 ; 68 : 23 ; Proverbes 26 : 11, 17 ; Ecclésiaste 9 : 4 ; Isaïe 56 :
10, 11 ; 66 : 3 ; Jérémie 15 : 3.

[16]
Matthieu 7 : 6 ; Luc 16 : 21 ; Philippiens 3 : 2 ; 2 Pierre 2 : 22 ;
Apocalypse 22 : 15.

[17]
Selon le Dr. Ursula Schattner-Rieser, le mot “chien” apparaît 15 fois
au singulier et 16 fois au pluriel dans la Bible juive. — “Le « Chien » dans
la tradition juive des littéraires bibliques et para- et postbiblique (Ahiqar,
écrits de Qumrân, pseudépigraphes et littérature rabbinique)”, Res
Antiquae 6 (2009), p. 294.

[18]
Lévitique 11 : 7 ; Deutéronome 14 : 8 ; cf. Proverbes 11 : 22 ; Isaïe 65 :
4 ; 66 : 3, 17 ; Luc 15 : 16 ; 2 Pierre 2 : 22.

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abominables à ses yeux. Les rabbins Solomon Schechter et


Kaufmann Kohler écrivent[19] :

Le chien mentionné dans la Bible est l’espèce semi-


sauvage que l’on voit dans tout l’Orient, méprisé pour ses
habitudes féroces et peu sympathiques, et non encore
reconnu pour ses qualités plus nobles en tant que
compagnon fidèle de l’homme. Il est principalement
utilisé par les bergers ou les agriculteurs pour
surveiller leurs moutons ou leurs maisons et tentes, et
pour les avertir par ses aboiements bruyants de tout
danger possible (…). Il vit dans les rues, tel un
charognard, se nourrissant de chair animale impropre
à l’homme et dévorant souvent même les corps
humains (…). Le chien connu des Hébreux à l’époque
biblique était le chien dit paria, le chien de berger (Job
30. 7) étant l’espèce la plus féroce.

M. Eugene Boring, professeur de Nouveau Testament


commente[20]:
Dans la Bible et dans la tradition juive ancienne, les
chiens n’étaient pas des animaux de compagnie, des
initiés bien-aimés du ménage et des participants à la
vie familiale, mais des étrangers — des charognards,
dédaignés comme des animaux qui mangent des aliments
malpropres. Les Juifs pourraient jeter les restes de
nourriture pour être consommés par les chiens
sauvages, mais jamais ils n’auraient de chiens “sous la
table” pendant le repas.

[19]
Solomon Schechter et Kaufmann Kohler, The Jewish Encyclopedia,
vol. IV, New York: Funk & Wagnalls Co., 1903, pp. 630-631.

[20]
M. Eugene Boring, Marc: A Commentary, Westminster J. Knox Press,
1988, p. 212. Voir aussi Kenneth E. Bailey, Jesus Through Middle Eastern
Eyes, “Cultural Studies in the Gospels”, InterVarsity Press: 2008, p. 386.

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Selon le Dictionnaire encyclopédique de la Bible


d’Alexandre Westphal[21] :

Le chien (canis familiaris) abonde en Orient, en


particulier en Palestine. Mais ce n’est pas notre chien
domestique, le compagnon et l’ami de l’homme, le
familier et souvent le favori de la maison : c’est une
sorte de chien errant, famélique, à demi-sauvage. (…)
Rien ne les rebute. Les cadavres en putréfaction,
animaux et humains, sont pour eux un régal de choix.
Ils se chargent ainsi du service de la voirie et s’en
acquittent supérieurement. (…) Ces détails expliquent
pourquoi le chien est en Orient l’objet du plus profond
mépris : “Chien, fils de chien, chien mort” sont de
graves insultes.

Sur base de ces données, on comprend aisément que,


quand la Bible fait mention du chien, cela se réfère
généralement au chien errant connu alors pour sa férocité.
D’après la spécialiste Ursula Schattner-Rieser, chargée de
cours d’araméen et de grammaire comparée des langues
sémitiques à l’Institut Catholique de Paris, “sur le plan
quantitatif, la Bible hébraïque n’accorde pas une grande
importance au chien, peu de références.” Elle poursuit[22] :

(…) On se rend compte que non seulement la


littérature biblique ancienne ne prête guère attention
aux chiens, mais aussi que la tradition juive de l’époque

[21]
Alexandre Westphal, Dictionnaire encyclopédique de la Bible :
https://www.levangile.com/Dictionnaire-Biblique/Definition-Westphal-
1140-Chien.htm

[22]
Schattner-Rieser, “Le « Chien » dans la tradition juive”, op. cit., pp.
294-295, 304.

ALEXANDRE SALOMON 13
Qui sont les “petits chiens” ?

a une attitude plutôt négative envers cet animal. Cette


aversion pour le chien ne relève pas seulement du
domaine pratique, elle a des fondements théoriques
(…). Le chien n’est nullement décrit comme un animal
de compagnie, c’est un prédateur féroce qui rôde
autour dans les villes, il aboie et il hurle (Ps 59, 15), il
dévore les carcasses et est un mangeur de cadavres (Ex
22 : 31). Il est attiré par le sang qu’il lèche (1 R 14, 11 ;
16,4 ; 21, 19.24 ; 22,38 ; Is 56,10-11) et il est toujours prêt
à s’attaquer à l’innocent qu’il cerne (Ps 22, 17.21). (…)
Omnivore et charognard comme le porc, le chien est
considéré comme un animal impur sans l’être d’après
la loi mosaïque (Lév 11 et Dt 14,3-10), et le simple prix
que l’on obtient pour la vente d’un chien est un objet
de répulsion, une abomination pour le Seigneur (…).
La vision du chien que nous apporte la Bible hébraïque
est donc généralement négative. (…) Les chiens étaient
généralement considérés par les Israélites comme des
animaux impurs, pire on pensait que c’est un animal
qui rend impur le sacré.

Du côté de la tradition juive, on constate justement,


comme l’a relevé le Dr. Schattner-Rieser, une attitude
généralement négative concernant le chien. Quoique “la
Torah elle-même [n’interdise] pas d’élever des animaux
domestiques à la maison,”[23] certaines formulations
talmudiques comme le Midrash Bava Kamma 7:7[24] qui
interdisent d’élever des chiens à condition de les enchaîner.

[23]
Professeur Fred Rosner, “Good Dogs and Bad Dogs in Jewish Law”,
B’or ha’Torah, 5775 (2014-2015), p. 165.

[24]
Rosner, ibid., p. 165. Voir aussi Bava Kamma 83a.

ALEXANDRE SALOMON 14
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D’après le grand réformateur juif du XIIe siècle, Maïmonide,


surnommé le “second Moïse”[25] :

‫לְ פִ יכָ ְך ָא ְסרוּ ֲחכָ ִמים לְ גַ ֵדּל ְבּ ֵה ָמה ַדּ ָקּה וְ ַחיָּ ה ַדּ ָקּה ְבּ ֶא ֶרץ יִ ְשׂ ָר ֵאל ִבּ ְמקוֹם‬
‫סוּריָא‬
ְ ‫ ְוּמגַ ְדּלִ ין ְבּ‬.‫ַה ָשּׂדוֹת וְ ַהכְּ ָר ִמים ֶאלָּ א ַבּיְ ﬠָ ִרים ַוּב ִמּ ְד ָבּרוֹת ֶשׁ ְבּ ֶא ֶרץ יִ ְשׂ ָר ֵאל‬
‫ְבּכָ ל ָמקוֹם‬
(…)
‫ וְ לֹא ֶאת ַהכֶּ לֶ ב ֶאלָּ א ִאם כֵּ ן ָהיָה‬.‫וְ כֵ ן ָא ְסרוּ ֲחכָ ִמים לְ גַ ֵדּל ֲחזִ ִירים ְבּכָ ל ָמקוֹם‬
‫קוֹשׁרוֹ‬ְ ‫ ַבּיּוֹם‬.‫ ֲא ָבל ְמגַ ֵדּל הוּא כְּ לָ ִבים ָבּﬠִ יר ַה ְסּמוּכָ ה לַ ְסּ ָפר‬.‫ָקשׁוּר ְבּ ַשׁלְ ֶשׁלֶ ת‬
‫ וְ ָא ְמרוּ ֲחכָ ִמים ָארוּר ְמגַ ֵדּל כְּ לָ ִבים וַ ֲחזִ ִירים ִמ ְפּנֵ י ֶשׁ ֶהזֵּ ָקן ְמ ֻר ֶבּה‬.‫ַוּבלַּ יְ לָ ה ַמ ִתּירוֹ‬
‫ָוּמצוּי‬

Pour cette raison, les sages ont interdit d’élever de


petits bovins ou de petits animaux sauvages au pays
d’Israël dans les zones contenant des champs et des
vignobles, bien qu’ils l’aient permis dans les zones
boisées et désertiques du pays d’Israël. En Syrie,
cependant, ces animaux peuvent être élevés à
n’importe quel endroit.

(…)

Les Sages interdisent l’élevage de porcs en tout lieu ou


des chiens à moins qu’ils ne soient enchaînés. Mais [il
est permis] d’élever des chiens dans une ville
frontalière. Un chien doit être enchaîné pendant la
journée et relâché [seulement] quand il fait nuit. Et les
Sages ont dit : “Maudit est celui qui élève des chiens ou
des porcs parce qu’ils causent souvent beaucoup de
dégâts.”

À la lumière de ces explications, il convient à présent de


vérifier si en s’adressant à la femme cananéenne, Jésus se

[25]
Maïmonide, Mishneh Torah, Laws of Damage to Property 5:9:
https://www.sefaria.org/Mishneh_Torah%2C_Damages_to_Property.5?la
ng=bi

ALEXANDRE SALOMON 15
Qui sont les “petits chiens” ?

faisait l’écho de la perception dégradée qu’avaient ses


compatriotes à l’égard des païens.[26]

[26]
Dans le Nouveau Testament, on note un glissement sémantique ; le
chien est métaphoriquement appliqué à toutes les personnes qui
pratiquement le mal, furent-elles juives ou non (cf. 2 Pierre 2:20-22 ;
Philippiens 3 : 2 ; Apocalypse 22 : 15).

ALEXANDRE SALOMON 16
Qui sont les “petits chiens” ?

3. Le terme “chiens” sur les lèvres de Jésus

On retrouve le mot κύων (kuôn) désignant le chien


sauvage une seule fois (au pluriel) sur les lèvres de Jésus en
Matthieu 7 : 6 :

Μὴ δῶτε τὸ ἅγιον τοῖ


τοῖς κυσὶ
κυσὶν µηδὲ βάλητε τοὺς µαργαρίτας
ὑµῶν ἔµπροσθεν τῶν χοί χοίρων,
ρων µήποτε καταπατήσουσιν
αὐτοὺς ἐν τοῖς ποσὶν αὐτῶν καὶ στραφέντες ῥήξωσιν ὑµᾶς

Ne donnez pas aux chiens ce qui est sacré, ne jetez pas


vos perles aux porcs, de peur qu’ils ne les piétinent et
que, se retournant, ils ne vous déchirent. — TOB.

Ce propos qui évoque un éventuel “déchirement” et un


“piétinement” traduit en filigrane le caractère violent du
chien (ainsi que du porc), d’où l’interdiction de leur jeter ce
qui est sacré.
Bien évidemment, en partant du postulat que “les Juifs
avaient pour habitude de se référer aux païens avec mépris
comme des chiens” (Hawthorne, cf. supra), l’on serait tenté
d’en déduire que les chiens et les porcs désigneraient
allégoriquement les païens, et que Jésus serait en train
d’interdire ici à ses disciples de leur transmettre ses
enseignements sur le Royaume de Dieu (qui est comparé à
une perle en Matthieu 13 : 45-46).
Dans son Commentaire musulman de la Bible (angl.), le
Dr. Syed Barakat Ahmad interprétait ainsi le propos
susmentionné de Jésus[27] :

Dans le Nouveau Testament (Marc 7 : 27, Matt 15 : 26)


et dans la littérature rabbinique, les chiens symbolisent

[27]
Dr. Syed Barakat Ahmad, Muslim’s Commentary of the Bible, éd. 2013,
p. 249.

ALEXANDRE SALOMON 17
Qui sont les “petits chiens” ?

les païens (Midrash du Psaume 4 : 11). (…) Jésus averti


ses disciples de ne pas enseigner et inviter les païens
dans le Royaume, de peur qu’ils ne foulent aux pieds le
message et ne les attaquent.

Cette interprétation fait-elle justice à l’esprit du texte ?


Tout d’abord, il est intéressant de constater avec le
professeur Craig A. Evans que[28] :

La désignation négative de “chiens” s’applique aussi


bien aux Juifs qu’aux païens. Dans l’Ancien Testament,
le chien était une insulte (par exemple, en 1 Sam 17:43 ;
24:14 ; 2 Sam 9:8 ; 16:9 ; Ps 22:20 ; Prov 26:11 ; Is 56:10-
11; beaucoup de ces exemples sont donnés par des
Juifs en référence à d’autres Juifs). La situation est
similaire dans le Nouveau Testament, où les chiens
peuvent se référer aux Judaïsants (comme dans Phil
3:2), aux méchants (comme dans Ap 22:15), ou aux
apostats (comme dans 2 Pierre 2:21-22 [...]).
L’avertissement de Jésus de “ne pas donner ce qui est
sacré aux chiens” semble donc avoir une connotation
générale.

On notera en outre qu’en faisant le tri entre ceux qui


désiraient combattre aux côtés de Gédéon contre les
ennemis d’Israël, Dieu porta son choix sur ceux qui avaient
lapé l’eau “avec la langue comme lape le chien” au détriment
de ceux qui s’étaient mis à genoux pour boire (cf. Juges 7 : 5,
Bible Colombe). Ceci démontre que même les Israélites — pas
exclusivement les païens — pouvaient être assimilés à une
attitude du chien, fût-ce dans un sens positif ou péjoratif.
Pareillement, en Ecclésiaste 9 : 4-5, Salomon compare les

[28]
Craig A. Evans, Matthew (Cambridge University Press: 2012), p. 166.

ALEXANDRE SALOMON 18
Qui sont les “petits chiens” ?

êtres vivants ayant de l’espérance à “un chien vivant” qui


vaut plus qu’un lion mort.
Le Dr. Syed cite également les textes de Marc 7 : 27 et
Matthieu 15 : 26 comme apostrophant les païens ; or, la
corrélation qu’il établit entre ces passages et Matthieu 7 :
6 n’est pas possible dans la mesure où le vocabulaire est
différent : l’expression “petits chiens” qui apparait dans ces
passages traduit un autre mot grec, à savoir κυνάρια
(kunaria), pluriel neutre de κυνάριον (kunarion) qui est un
diminutif de κύων[29] et signifiant littéralement “chiots”. Ce
diminutif κυνάρια n’apparaît nulle part ailleurs dans toute la
littérature biblique sauf dans le récit que nous abordons.[30]
En général, un diminutif est employé pour ajouter une
nuance d’affection, de caresse et de familiarité au mot
considéré. Edmund Burke, philosophe irlandais du XIIIe
siècle, soulignait dans sa Recherche philosophique sur
l’origine de nos idées du sublime et du beau que les
“diminutifs sont presque toujours des termes d’affection et
de tendresse.” Et d’ajouter[31] :

Les Grecs ajoutaient communément ces diminutifs aux


noms des personnes avec qui ils vivaient amicalement
et familièrement. (…) Dans la création animale, hors de

[29]
Anatole Bailly, Dictionnaire grec-français, p. 1151. Un autre diminutif
de κύων (kuôn) est κυνιδιον (kunidion).

[30]
Matthieu 15 : 26, 27 ; Marc 7 : 27, 28. Il est absent des Septante, LXX
(Traduction grecque de l’Ancien Testament).

[31]
Edmund Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du
sublime et du beau, traduction de E. Lagentie, Paris : 1803, section XIII, p.
202.

ALEXANDRE SALOMON 19
Qui sont les “petits chiens” ?

notre propre espèce, c’est pour le petit que notre choix


se détermine.

Ainsi, comme le signale le Dr. Rebekah Yi Liu[32] :

Les petits chiens auxquels Jésus fait référence ne sont


pas des animaux semi-sauvages, sans abri, mais des
animaux domestiques. L’affection et l’attachement des
anciens syrophoéniciens pour leurs animaux
domestiques tels que les petits chiens ont été révélés à
la surprise des archéologues modernes lors des fouilles
d’un grand cimetière canin sur le site de l’ancienne
Ashkelon, une ancienne ville syrophoénicienne.
Environ 60 à 70 pour cent des 700 chiens enterrés là
étaient de petits chiens, dont il a été prouvé qu’ils sont
tous morts de mort naturelle. Les archéologues ont
désigné ces animaux de compagnie comme “les
meilleurs amis des Phéniciens.” Un archéologue
commente l’enterrement de ces chiens comme suit :
“L’enterrement approprié de ce qui, dans certains cas,
était probablement des fœtus de chiens reflète une
relation intense entre les chiens et les humains.” Ainsi,
en se référant à ces petits chiens, Jésus présentait une
scène domestique répandue à laquelle la femme était
familière.

L’éminent bibliste M.-J. Lagrange partageait le même


point de vue dans son commentaire sur l’évangile de
Marc[33] :

[32]
Rebekah Yi Liu, “A dog under the table at the Messianic Banquet: A
Study of Mark 7:24-30”, Andrews University Seminary Studies, vol. 48, No
2; Michigan: 2010, p. 254.

[33]
M.-J. Lagrange, Évangile selon saint Marc, Paris : 1911, pp. 184-185.

ALEXANDRE SALOMON 20
Qui sont les “petits chiens” ?

Les κυνάρια sont des chiens domestiques. (…) Le terme


de petit chien, ou chien domestique, n’était pas
entièrement méprisant et permettait d’insister : le
chien est encore de la maison. La parole de Jésus est
un refus, mais elle n’est pas directement outrageante,
quoique la comparaison soit très familière.

On a un détail fort intéressant dans ces deux citations :


l’affection portée par les Phéniciens à leurs animaux
domestiques. Le contexte du passage nous permet de
creuser ce détail. En effet, bondissant sur le propos de Jésus,
la femme s’exclama :

Ναί κύριε καὶ γὰρ τὰ κυνάρια ἐσθίει ἀπὸ τῶν ψιχίων τῶν
πιπτόντων ἀπὸ τῆς τραπέζης τῶν κυρίων αὐτῶν

Oui, Seigneur, dit-elle, pourtant les petits chiens


mangent les miettes qui tombent de la table de leurs
maîtres.— Matt.15: 27, Bible Colombe.

Remarquons qu’elle introduit ici un élément nouveau et


complémentaire dans la métaphore, absent du discours de
Jésus : alors qu’il évoque, lui, la non-bienséance de donner le
pain qui appartient aux enfants (τὸν ἄρτον τῶν τέκνων, tôn arton
tôn teknôn) aux chiots, ou comme formulé chez Marc, la
nécessité pour les enfants d’être rassasiés en priorité (πρῶτον,
prôton), la Cananéenne, quant à elle, met plutôt l’accent sur
la simultanéité entre le moment où les chiots mangent des
miettes (ψιχίων, psichiôn) et celui où leurs maîtres mangent à
table, sans avoir à attendre la fin du repas pour être servis.[34]

[34]
Signalons que la phraséologie n’est pas sans rappeler la parabole de
Jésus à propos du pauvre Lazare qui devait se rassasier de ce qui
tombait de la table du riche (cf. Luc 16 : 21)

ALEXANDRE SALOMON 21
Qui sont les “petits chiens” ?

Ceci dévoile, à l’évidence, que la femme était familière


aux chiots dans son vécu quotidien; d’ailleurs, on le sait,
Jésus avait le goût des paraboles et des métaphores,
n’hésitant pas à se servir d’exemples qui s’imbriquaient dans
la vie quotidienne de ses auditeurs afin de leur
communiquer un message.[35] Rien n’indique donc qu’en la
circonstance, il aurait dérogé à la règle : la découverte
archéologique du grand cimetière de chiens à Ashkelon, une
ancienne cité phénicienne, vient renforcer cette conclusion.
Le professeur Lawrence E. Stager qui a dirigé les
travaux de recherche va jusqu’à suggérer que les chiens
étaient vénérés par les Phéniciens.[36] Daniel Carl Olson
observe donc[37] :

L’évidence suggère que les Phéniciens vénéraient les


chiens comme faisant partie d’un culte de guérison, et
ce qui restait de la culture philistine a été submergé
dans la culture phénicienne dans la période exilique et
post-exique.

Le parcours figuratif d’une scène domestique qui se


dégage des paroles de Jésus et de la syrophénicienne[38] est

[35]
René Luneau, Paraboles nouvelles (Éditions Karthala : 2007), p. 10 ;
Francis Llorens, La parabole des dix vierges (Éditions l’Oasis : 2011, p. 15.

[36]
Philip J. King & Lawrence E. Stager, Life in Biblical Israel
(Westminster John Knox Press: 2001), p. 119.

[37]
Daniel C. Olson, A New Reading of the Animal Apocalypse of 1 Enoch.
All nations shall be blessed. With a New Translation and Commentary,
(Brill: 2013), p. 206, note 42. Voir aussi Anne Marie Smith, “The Ashkelon
Dog Cemetery Conundrum”, Journal for Semitics, vol. 24, N°1; 2015, pp.
93-108.

[38]
“Au niveau des paroles de Jésus et de la Syrophénicienne (vv. 27-28)
joue un autre parcours figuratif, celui de la vie domestique, incluant pain,

ALEXANDRE SALOMON 22
Qui sont les “petits chiens” ?

un indice majeur indiquant que le Messie n’employa pas


“petits chiens” ou “chiots” par mépris. Le bibliste P.
Lagrange écrit[39] :

Ce n’est pas tout à fait une allégorie, car on ne peut


dire que les fils représentent directement les Israélites,
et les chiens les Gentils, d’autant que κυνάρια marque
une nuance et ne présente pas les chiens sous l’aspect
d’êtres méprisés. Jésus fait allusion à une scène
domestique courante. (…) Il est vrai que les Israélites
étaient les enfants de Dieu (…) et que les Gentils ont
été nommés les chiens dans le midrach des Psaumes
(…), cependant dans les textes plus anciens (b. ‘Aboda
zara, 54b) ce sont les dieux des païens qui sont
comparés aux chiens. Les métaphores n’étaient donc
pas toutes faites ; c’est l’emploi d’une semblable
parabole dans de telles circonstances qui la
transformait en allégorie.

Richard C. Henry Lenski, spécialiste biblique, écrit


également[40]:

Jésus n’a pas [simplement] dit “chiens” comme le


traduisent [la plupart de] nos versions mais plutôt
“petits chiens”, le diminutif κυνάρια désignant les
animaux domestiques gardés dans la maison. La
différence est vitale. En Orient, les chiens n’avaient pas
de propriétaires et couraient à l’état sauvage, servant

enfants, table, petits chiens.” — Camille Focant, Marc : un Évangile


étonnant (Paris : 2006), p. 260.

[39]
Lagrange, Évangile selon saint Marc, pp. 184-185.

[40]
R.C.H. Lenski, The Interpretation of Mark’s Gospel (Minneapolis, MN:
Augsburg, éd. 2008), p. 304.

ALEXANDRE SALOMON 23
Qui sont les “petits chiens” ?

de charognards pour tous les déchets et abats. C’est en


se référant à de tels chiens que les Juifs désignaient
tous les Gentils — sans propriétaire, impurs dans tous
les sens, digne d’être expulsés. Mais c’est une
conception tout à fait différente lorsque Jésus parle de
‘petits chiens de compagnie’ (…).

Le bibliste Allen Black renchérit[41] :

La réponse de Jésus prend la forme d’un proverbe. (…)


Et le fondement de ce proverbe n’est pas [de susciter]
une antipathie à l’égard des païens, mais de mettre un
accent primordial envers les Juifs dans le ministère
terrestre de Jésus. Bien sûr, le résultat final de son
ministère devait inclure les païens.

Le contexte nous situe donc explicitement dans un


milieu païen auquel faisait partie cette femme, et dans lequel
les chiens occupaient déjà une place importante. La
métaphore employée par Jésus ne pouvait donc refléter la
réalité quotidienne en milieu juif car, comme le souligne le
professeur Ben Witherington III et on l’a ébauché plus
haut[42], “il n’est toutefois pas certain que les Juifs
domestiquaient les chiens à cette époque.” Joshua Schwartz,
professeur de géographie historique de l’ancien Israël,
confirme[43] :

[41]
Allen Black, The Book of Mark (College Press Publishing Company:
1995), p. 137.

[42]
Witherington III, The Gospel of Mark, p. 232, note 104.

[43]
Joshua Schwartz, “Dogs in Jewish Society in the Second Temple
Period and in the Time of the Mishnah and Talmud”, Journal of Jewish
Studies, Vol. LV, No. 2, Automne 2004, p. 248.

ALEXANDRE SALOMON 24
Qui sont les “petits chiens” ?

Il n’y a aucune suggestion dans la littérature biblique


que les chiens étaient perçus comme des animaux de
compagnie, ou qu’ils aient reçu un traitement de
faveur.

Voilà qui permet de constater avec Eugene Boring et


Fred B. Craddock, tous deux professeurs émérites du
Nouveau Testament[44]:

Dans son contexte juif, le “chien” est un mangeur


d’aliments impurs, étranger, charognard et impur.
Dans son contexte païen, le “chien” est un initié, un
“membre de la famille” qui, bien que n’étant pas “à
table”, continue de jouer sous celle-ci et profite de
l’excès de nourriture des enfants, et ce, sans attendre la
fin du repas.

Et c’est sur cet aspect temporel, ne pas “attendre la fin


du repas” après le rassasiement des enfants que la femme
insiste et réclame les miettes d’un exaucement !
L’expression ainsi imagée “petits chiens” ou “chiots” a
une couleur de neutralité et ne cible pas les païens, encore
moins les Juifs ; elle met plutôt l’accent sur la réalité
domestique de la femme et sur la primauté de la mission de
Jésus envers le berîth ‘am (peuple de l’alliance) qui devait
être spirituellement nourri avant toutes les autres nations
selon la promesse divine faite aux patriarches hébreux.[45]

[44]
M. Eugene Boring & Fred B. Craddock, The People’s New Testament
Commentary (Westminster John Knox Press: 2004), p. 141.

[45]
Dieu promit à Abraham, Isaac et Jacob que toutes les familles de la
terre seront bénies au travers de leurs descendants (Israël) ; cf. Genèse
12 : 13 ; 18 : 18 ; 22 : 18 ; 26 : 3-5 ; 28 : 14. Comme le souligne G. Zuccheli :
“Il est vrai que Jésus et les Apôtres ont observé un ordre hiérarchique
dans la prédication de l’Evangile : les Juifs d’abord, les païens ensuite.”

ALEXANDRE SALOMON 25
Qui sont les “petits chiens” ?

Pour reprendre les propos de Svante Lundgren, professeur


agrégé d’histoire des religions et des sciences
comportementales religieuses : “Dieu agit dans l’intérêt de
toute l’humanité, mais en se servant d’Israël comme
agent.”[46] Rebekah Yi Liu en conclut[47] :

Ainsi, l’usage de κυνάρια par Jésus révèle ses tendres


sentiments, trahissant son amour pour cette femme
païenne. Cette seule parole est saturée du message de
l’évangile aux païens, annonçant qu’ils appartiennent
déjà à la maison de Dieu et qu’ils sont éligibles pour
recevoir les bénédictions messianiques même s’ils ne
sont pas considérés comme les premiers dans le
Royaume par les Juifs.

Mais reste à savoir : Jésus craignait-il que les païens


foulent aux pieds son message et s’attaquent à ses disciples,
comme l’a soutenu le Dr. Syed ? Vérifions.

— A travers les Evangiles : La vie et l’enseignement de Notre Seigneur


Jésus-Christ, Nouvelles Editions Latines, Paris : 1984, p. 122.

[46]
Svante Lundgren, Particularism and Universalism in Modern Jewish
Thought (Flobal Publications; 2001), p. 24.

[47]
Liu, “A dog under the table at the Messianic Banquet”, p. 254.

ALEXANDRE SALOMON 26
Qui sont les “petits chiens” ?

4. Jésus loue la foi d’une femme

Assis au bord d’un puits, Jésus discute avec une femme.


Ses disciples qui s’étaient quelque peu éloignés en quête de
nourriture, reviennent et sont surpris de voir leur Maître en
train d’échanger avec elle et qui, de surcroît, est une
samaritaine.[48]
Pourquoi cet effet de surprise ? Premièrement, parce
que les relations entre Juifs et Samaritains étaient tendues ;
ces derniers étant issus de l’union d’Israélites du royaume
du Nord avec des peuples étrangers (cf. 1 Rois chapitre 17),
ils avaient établis un culte parallèle sur le mont Garizim
pour rivaliser avec les Juifs de Jérusalem, le royaume du
Sud. Deuxièmement, parce que, comme le souligne
Frederick Dale Brune : “Les rabbins traditionnels évitaient
la présence publique des femmes.”[49] Cette attitude de Jésus
paraissait donc scandaleuse aux yeux de ses disciples.
Mireille Hadas-Lebel, professeur d’histoire des religions,
écrit[50] :

Au 1er siècle, on est néanmoins convaincu de


l’infériorité congénitale de la femme, et ce ne sont pas

[48]
Jean 4 : 1-42 ; Luc 9 : 52.

[49]
Frederick Dale Brune, Matthew: The Churchbook, Matthew 13-28
(Grand Rapids, Michigan: 1990), p. 767.

[50]
Mireille Hadas-Lebel, “La femme dans le Talmud”, Pardès : 2007, vol.
II [N° 43], p. 131. Certains manuscrits du livre du Siracide (appelé aussi
l’Ecclésiastique ou la Sagesse de Jésus Ben Sirah, livre apocryphe juif du
IIe siècle avant notre ère) portent l’affirmation suivante : “Une femme
effrontée sera estimée comme un chien, mais celle qui a de la pudeur
craindra le Seigneur.” (Siracide 26:25, TOB.)

ALEXANDRE SALOMON 27
Qui sont les “petits chiens” ?

les écrivains juifs les plus hellénisés comme Philon qui


le démentiraient.

En cela, Jésus sortait des sentiers battus : il va inclure


des femmes dans son cercle de disciples[51] et alors qu’il
n’était pas permis à une femme juive ayant un écoulement
du sang de toucher à une chose sainte, à une personne
quelconque ou d’accéder au temple parce que considérée
impure pendant cette période,[52] Jésus, lui, n’ose pas
réprimander une femme atteinte d’un flux de sang depuis
douze ans qui le toucha afin d’être guéri.[53] En fait, des
personnes malades (incluant sans doute des femmes) étaient
même disposées à se jeter sur lui rien que pour être guéries
de leurs maladies (cf. Marc 3 : 10). Dans son livre Le Dieu des
premiers chrétiens, Daniel Marguerat écrit[54] :

Mais il nous faut rapidement vérifier ce que fut la


nouveauté de l’attitude de Jésus à l’égard de la femme
et ce qu’elle ne fut pas. (…) L’accueil non restrictif des
femmes dans son entourage (Lc 8, 1-3) et à l’écoute de
son enseignement, sa compassion envers les femmes
malades, son refus d’entériner la lettre de divorce
réservée à l’usage exclusif de l’homme (Mc 10, 2-9), son
acceptation du dialogue (Mc 7, 24-30 ; Jn 4) — cette
attention indéniable portée à la femme explique
pourquoi, sous la croix, après la fuite des disciples, un

[51]
Matthieu 27: 55 ; Jean 4 : 1-29.

[52]
Lévitique 12 : 1-8 ; 15 : 19-30.

[53]
Matthieu 9 : 20-22 ; Marc 5 : 25-34 ; Luc 8 : 42-48.

[54]
Daniel Marguerat, Le Dieu des premiers chrétiens, Essais bibliques n°6
(Genève, Éditions Labor et Fides : 2011), 4e éd., pp. 130-132.

ALEXANDRE SALOMON 28
Qui sont les “petits chiens” ?

groupe de femmes reste à dire muettement son


attachement au Maître (Mc 15 : 40s).

Pour le théologien allemand Dietrich Bonhoeffer, Jésus


a donné aux femmes “leur dignité humaine. Il leur a révélé
la grâce du pardon. Il a suscité en elles une gratitude et un
amour inlassables. Avant Jésus, les femmes étaient
regardées, religieusement parlant, comme des êtres
inférieurs.”[55]
Dans le récit qui capte l’attention de notre présente
étude, nous avons pu relever plus haut que la première
réaction de Jésus face aux supplications de la femme fut un
silence — silence qui n’avait pourtant rien d’inédit à juger de
la manière habituelle de Jésus. Le péricope de Matthieu 9 :
27-31 évoque deux aveugles qui avaient suivi Jésus et qui
l’ont imploré : “Aie pitié de nous, Fils de David !”,
exactement comme la femme cananéenne : “Aie pitié de moi,
Seigneur, Fils de David !”, s’était-elle exclamée (cf. Matthieu
15 : 22). Tout comme Jésus ne répondit pas à cette dernière
dans un premier temps, autant il ne répondit pas à la
requête des deux aveugles en cours de chemin. C’est
seulement lorsqu’ils arrivèrent à la maison avec lui (cf. 9 : 28)
qu’il opéra un miracle de guérison en leur faveur, suite à
leur profession de foi.
Pareillement, à sa mère qui sollicite un miracle de vin
qui manquait lors d’un mariage, Jésus ne s’exécuta pas
immédiatement et semble, dans un premier temps, lui
opposer une fin de non recevoir introduit par un hébraïsme :

[55]
Cité par Leon Morris, The Gospel According to Matthew (Grand Rapids,
Michigan: 1992), p. 727, note 104. Voir aussi William E. Phipps, The
Wisdom & Wit of Rabbi Jesus, 1993, pp. 167-175.

ALEXANDRE SALOMON 29
Qui sont les “petits chiens” ?

“Femme, qu’y-a-t-il entre toi et moi ? Mon heure n’est pas


encore venue”[56] (cf. Jean 2 : 4). Mais Marie persiste dans sa
requête en exhortant les serviteurs présents à faire ce que
Jésus leur dirait. La suite montre qu’il a effectivement
accompli le miracle en donnant instruction aux serviteurs.
Henri Blocher observe donc[57] :

Ce n’est pas la seule fois où Jésus a usé d’une certaine


“duplicité” pédagogique (comme on l’a appelée); il
provoque souvent, dans un premier temps,
l’incompréhension de ses interlocuteurs (Mt 14.16, cf.
Jn 6.6 ; Jn 2.18 ; 3.3 et les autres fameux “malentendus
johanniques”; l’usage des paradoxes, et l’étrange
intention des paraboles, Mt 13.13ss). En profondeur, la
manière habituelle de Jésus est tout sauf simple:
complexe, subtile, raffinée.

Son silence introductif vis-à-vis de la femme


cananéenne n’avait donc rien de “raciste” à condition de
tirer la même conclusion dans les autres occasions.[58] De fait,

[56]
Comparez 1 Rois 17 :18 ; 2 Rois 3 :13.

[57]
Henri Blocher, “Le Seigneur et la femme syro-phénicienne”, Fac-
Réflexion n°44, p. 28.

[58]
Ce silence peut aussi s’expliquer par le contexte : Marc (7 : 24, Bible
annotée) précise en effet que Jésus s’était retiré dans la région de Tyr et
Sidon pour un but précis : “étant entré dans une maison, il voulait que
personne ne le sût ; et il ne put être caché” (εἰσελθὼν εἰς οἰκίαν οὐδένα ἤθελεν
γνῶναι καὶ οὐκ ἠδυνήθη λαθεῖν). Les nombreux miracles qu’il accomplissait
avaient battu une grande campagne en sa faveur au point où il cherchait
parfois un endroit pour se reposer avec ses disciples, à l’abri des regards
des foules qui le pourchassaient de toutes parts. Mais les foules
guettaient tous ses déplacements ; même pour prendre un repas était
devenu difficile pour lui et ses disciples (cf. Matthieu 14 : 13 ; Marc 1 : 45 ;
2 : 1-2 ; 3 : 7-20 ; 6 : 31-34.) En la circonstance, il venait d’une tournée de

ALEXANDRE SALOMON 30
Qui sont les “petits chiens” ?

on s’étonnerait qu’un tel “racisme” n’ait pas dilué sa haute


appréciation de la foi de la femme qu’il salua non sans un
enthousiasme marquée par l’injection ὦ au début de sa
réponse :
τότε ἀποκριθεὶς ὁ Ἰησοῦς εἶπεν αὐτῇ, Ὦ γύναι,
ναι, µεγά
µεγάλη σου
ἡ πίστις·
στις γενηθήτω σοι ὡς θέλεις. καὶ ἰάθη ἡ θυγάτηρ αὐτῆς
ἀπὸ τῆς ὥρας ἐκείνης.

Alors Jésus lui dit : O femme, ta foi est grande, qu’il te


soit fait comme tu le veux. Et, à l’heure même, sa fille
fut guérie. — Matt. 15 : 28, Bible Colombe.

Il faut remarquer que dans les évangiles, il n’y a que


deux personnes que Jésus a admiré pour leur “grande foi” :
le centurion romain et cette femme cananéenne, deux
étaient des non-juifs alors qu’il reproche à ses propres
disciples de faire preuve de “peu de foi”[59] (ὀλιγόπιστοι) et
d’être une “génération incrédule et pervertie”[60] ( Ὦ γενεὰ
ἄπιστος καὶ διεστραµµένη). À propos du centurion romain qui le
supplia de guérir son serviteur malade à la maison, Jésus,
tout admiré par sa foi, lui fit l’éloge suivant :

guérisons à Génésareth (cf. Matthieu 14 : 34-36) et y avait confronté des


Pharisiens qu’il critiqua sévèrement d’invalider le commandement de
Dieu au profit de leurs traditions ancestrales, notamment sur les règles
d’impureté et de pureté rituelle. (cf. Matthieu 15 : 1-20). Son retrait dans
cette maison située en territoire païen montre donc qu’il voulait se
reposer et c’est à cet instant précis que cette femme, ayant entendu
parler de lui (ἀκούσασα… περὶ αὐτοῦ, cf. Marc 7 : 24-25) s’introduisit auprès
de lui pour solliciter encore un miracle. Chose pour laquelle justement il
voulait se cacher !

[59]
Matthieu 8 : 26, TOB.

[60]
Matthieu 17: 17, TOB.

ALEXANDRE SALOMON 31
Qui sont les “petits chiens” ?

Ἀµὴν λέγω ὑµῖν, παρ᾽


αρ᾽ οὐδενὶ
δενὶ τοσαύ
τοσαύτην πίστιν ἐν τῷ Ἰσραὴ
σραὴλ
εὗρον

En vérité, je vous le dis, je n’ai trouvé chez personne,


même en Israël, une si grande foi. — Matt. 8 : 5-13,
Bible Colombe.

Suivent alors des paroles (cf. vv. 11-12) où il prédit les


épousailles des païens avec le Royaume de Dieu lors du
banquet messianique eschatologique[61] et la mise à l’écart
des Juifs, “les fils du Royaume”, qui n’auront pas fait preuve
d’une aussi grande foi. Comptabilisant ses tournées
missionnaires dans les villes où il avait prêché et accompli
des miracles, Jésus fit des invectives très sévères envers ses
compatriotes juifs qui n’avaient pas ajouté foi à son
message :

Τότε ἤρξατο ὀνειδίζειν τὰς πόλεις ἐν αἷς ἐγένοντο αἱ


πλεῖσται δυνάµεις αὐτοῦ, ὅτι οὐ µετενόησαν Οὐαί σοι,
Χοραζίν, οὐαί σοι, Βηθσαϊδά· ὅτι εἰ ἐν Τύρῳ καὶ Σιδῶνι
ἐγένοντο αἱ δυνάµεις αἱ γενόµεναι ἐν ὑµῖν, πάλαι ἂν ἐν
σάκκῳ καὶ σποδῷ µετενόησαν. πλὴν λέγω ὑµῖν, Τύρῳ καὶ
καὶ
Σιδῶ
Σιδῶνι ἀνεκτό
νεκτότερον ἔσται ἐν ἡµέρᾳ κρί
κρίσεως ἢ ὑµῖν.

Alors Jésus se mit à faire des reproches aux villes dans


lesquelles il avait accompli le plus grand nombre de ses
miracles, parce que leurs habitants n’avaient pas
changé de comportement. Il dit : “Malheur à toi,
Chorazin ! Malheur à toi, Bethsaïda ! Car si les
miracles qui ont été accomplis chez vous l’avaient été à
Tyr et à Sidon, il y a longtemps que leurs habitants
auraient pris le deuil, se seraient couvert la tête de
cendre et auraient changé de comportement. C’est

[61]
Voir aussi en Luc 13 : 29 ; 14 : 15 ; 22 : 16 ; Matthieu 8 : 11 ; 22 : 1-14 ;
Apocalypse 19 : 9.

ALEXANDRE SALOMON 32
Qui sont les “petits chiens” ?

pourquoi, je vous le déclare, au jour du Jugement Tyr


et Sidon seront traitées moins sévèrement que
vous…” — Matt. 11 : 22-24 ; cf. Luc 10 : 13-14, Bible
français courant.

Jésus appelle le malheur sur Chorazin et Bethsaïda,


deux villes de Galilée où les Juifs ne s’étaient pas repentis
pour croire en lui comme étant le Messie. En revanche, il
souligne que Tyr et Sidon, deux villes païennes où la femme
cananéenne l’avait rencontré, se seraient repenties et
l’auraient accepté s’il avait accompli autant de miracles chez
eux comme il l’avait fait dans les villes juives. Autrement dit,
les païens qui n’ont pas été témoins oculaires de nombreux
miracles de Jésus seraient plus réceptifs à son message que
ne l’ont été les Juifs eux-mêmes qui avaient pourtant
bénéficié de sa présence (cf. Luc 10 : 23-24).
À ce titre d’ailleurs, face à leur incrédulité, il prit
exemples sur deux prophètes israélites : Élie qui, malgré
qu’“il y avait beaucoup de veuves en Israël”, “ne fut envoyé
vers aucune d’elles, si ce n’est vers une femme veuve, à
Sarepta, dans le pays de Sidon” ; et Élisée qui, malgré
“beaucoup de lépreux en Israël (…) aucun d’eux ne fut
purifié, si ce n’est Naaman le Syrien.” (cf. Luc 4 : 25-27 ; 1
Rois 17 : 8-10 ; 2 Rois 5 : 1-14, Bible Colombe).
Il est évident que Jésus faisait ainsi comprendre à ses
interlocuteurs juifs que son message, l’Évangile (signifiant
“bonne nouvelle”), atterrirait finalement chez des non-juifs
(comme la veuve de Sarepta, une Sidonienne et le général
Naaman, un Syrien) qui feraient preuve d’une plus grande
foi que les Juifs eux-mêmes. Dans la synagogue où il
prononça ces paroles, cela suscita une grande irritation des
Juifs car ils avaient bien compris ce que Jésus voulait dire :

ALEXANDRE SALOMON 33
Qui sont les “petits chiens” ?

καὶ
καὶ ἐπλήσθησαν πάντες θυµοῦ
θυµοῦ ἐν τῇ συναγωγῇ
συναγωγῇ ἀκού
κούοντες
ταῦ
ταῦτα καὶ ἀναστάντες ἐξέβαλον αὐτὸν ἔξω τῆς πόλεως καὶ
ἤγαγον αὐτὸν ἕως ὀφρύος τοῦ ὄρους ἐφ᾽ οὗ ἡ πόλις
ᾠκοδόµητο αὐτῶν ὥστε κατακρηµνίσαι αὐτόν αὐτὸς δὲ
διελθὼν διὰ µέσου αὐτῶν ἐπορεύετο.

Tous, dans la synagogue, furent remplis de colère en


entendant ces mots. Ils se levèrent, entraînèrent Jésus
hors de la ville et le menèrent au sommet de la colline
sur laquelle Nazareth était bâtie, afin de le précipiter
dans le vide. Mais il passa au milieu d’eux et s’en alla.
— Luc 4 : 28-30, Bible français courant.

ALEXANDRE SALOMON 34
Qui sont les “petits chiens” ?

Conclusion

En conséquence de ce qui précède, il ressort clairement


que l’expression proverbiale “petits chiens” (chiots) dans le
propos de Jésus n’évoque pas un racisme, un exclusivisme
ou une insulte envers les païens.[62] Elle pointe plutôt du
doigt une réalité vécue dans le quotidien de la femme. Le
problème n’était donc pas lié à une question de race ou de
sexe, mais de foi.[63]
Et selon Jésus, les païens bénéficieront d’un plus large
accès au Royaume de Dieu que les Juifs en raison de leur foi.
D’où le châtiment qui sera moins sévère envers les païens
(symbolisés par Tyr et Sidon) qu’il ne le sera envers les Juifs
(symbolisés par Chorazin et Bethsaïda) au Jour du
Jugement.

[62]
Si dans un premier temps (cf. Matthieu 10 : 5-18), Jésus restreint la
mission des disciples à la maison d’Israël (“… allez plutôt vers les brebis
perdues de la maison d’Israël”, cf. vv. 5-6) ; il leur précise que suite à
l’incrédulité et à la persécution des Juifs, ils iront prêcher aux païens :
“Gardez-vous des hommes, car ils vous livreront aux tribunaux et ils vous
flagelleront dans leurs synagogues, vous serez menés, à cause de moi,
devant des gouverneurs et devant des rois, pour leur servir de témoignage à
eux et aux païens” (cf. vv. 17-18).

[63]
Matthieu 8 : 13 ; 9 : 22 ; Marc 5 : 34 ; 10 : 52 ; Luc 7 : 50 ; 8 : 48 ; 17 : 19 ;
18 : 42.

ALEXANDRE SALOMON 35
Qui sont les “petits chiens” ?

Bibliographie

(Cette bibliographie, non exhaustive, fait la recension de


quelques ouvrages et articles que nous avons consultés.)

• Rebré, André. Jésus était-il raciste ? (Les Éditions de


l’Atelier, Paris : 1993).

• Maillot, Alphonse. Les miracles de Jésus (Paris : 1993).

• Lagrange, M.-J. Évangile selon saint Marc, Paris :


1911.

• Lenski, R.C.H. The Interpretation of Mark’s Gospel


(Minneapolis, MN: Augsburg, éd. 2008).

• Yi Liu, Rebekah. “A dog under the table at the


Messianic Banquet: A Study of Mark 7:24-30”,
Andrews University Seminary Studies, vol. 48, No 2;
Michigan: 2010.

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