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Séoul, inhumaine, trop humaine

Séoul : inhumaine, trop humaine

Le modèle industriel des New Towns touche-t-il à sa fin? La capitale sud-coréenne semble
enfin sur le point de changer de paradigme, ou plutôt d’abandonner une utopie urbaine pour
une autre. Car si le rêve a tourné au cauchemar, et si les réalités économiques et
démographiques sonnent l’heure du réveil, personne n’a vraiment envie d’ouvrir les yeux.
Alors oui, l’humain commence enfin à prendre place au coeur du rêve des planificateurs et
des citoyens, mais ce rêve est-il seulement accessible ?
Essai de Stéphane MOT publié in Atelier des Cahiers : « Séoul : inhumaine, trop
humaine » (19 avril 2012)

Une mégapole, cent villages, mille visages


1) L’industrie du rêve de la ville idéale
. Révolution industrielle du logement : du cycle vertueux à la bulle
. De la grande conso à la mode et aux services, du rêve à la dystopie
2) Une humanité en transition
. Communautés et espaces partagés
. Vie et survie des villages
3) Ville idéale 2.0 et nouvelles utopies
. La fin d’une époque, mais pas encore la fin du rêve immobilier
. De la « ville dure » à la « ville douce »
. De la New Town à l’Human Town, le retour en grâce des villages

© Stéphane MOT 2011 – page 1


Séoul, inhumaine, trop humaine

Une mégapole, cent villages, mille visages

Parisien de naissance et Séoulite d’adoption, je navigue depuis désormais vingt ans entre
ces deux capitales que tout semble opposer : cinq fois plus vaste et peuplée que Paris, Séoul
représente l’archétype de la mégapole en perpétuel redéveloppement et friande d’innovations
technologiques, là où Paris semble parfois briguer le label de ville-musée.

Bien sûr, la caricature du terrifiant monstre de béton étalant ses blocs d’appartement
monolithiques à perte de vue est tout aussi réductrice que celle du pitoresque « village
parisien » résonnant d’un sympatique air d’accordéon. Aujourd’hui encore, Séoul recèle de
nombreux villages bouleversants, parfois figés plusieurs décennies en arrière. Et même dans
ses quartiers les plus trépidants, tous les habitants ne partagent pas la même horloge interne
réglée en permanence sur la vitesse maximale.

Ces ensembles collectifs standardisés correspondent pourtant à un rêve comme à une réalité
de confort et de prospérité longtemps partagés par la majorité de la population. Mais la ville
idéale tend à s’uniformiser et à se déshumaniser, et derrière l’enthousiasme général
entretenant la bulle immobilière, le tissu social se déchire.

La capitale sud-coréenne semble enfin sur le point de changer de paradigme, ou plutôt


d’abandonner une utopie urbaine pour une autre. Car si le rêve a tourné au cauchemar, et si
les réalités économiques et démographiques sonnent l’heure du réveil, personne n’a vraiment
envie d’ouvrir les yeux. Alors oui, l’humain commence enfin à prendre place au coeur du rêve
des planificateurs et des citoyens, mais ce rêve est-il seulement accessible ?

Une chose est sûre : l’image que la ville projette dans l’inconscient de ses visiteurs comme
dans celui de ses habitants ne cesse d’évoluer. Et si Paris était un héros récurrent de roman,
Séoul serait plutôt un personnage insaisissable, changeant sans cesse de rôle d’une nouvelle
à l’autre. C’est peut-être la définition même de la ville : une oeuvre de fiction bien réelle, qui
n’a de cesse de vouloir échapper à ses auteurs.
 

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1) L’industrie du rêve de la ville idéale

Révolution industrielle du logement : du cycle vertueux à la bulle

Profondément (re)structurée pendant l’occupation japonaise puis presqu’intégralement


détruite pendant la Guerre de Corée, Séoul a globalement passé la seconde moitié du
vingtième siècle à s’étendre, puis à généraliser et industrialiser à l’extrême le modèle des
blocs d’appartement (apateu ou ap’at’u, pour reprendre la traduction employée par Valérie
Gelézeau dans son étude sur ces grands ensembles évoquant immanquablement Le
Corbusier*).

Au départ méprisé pour son caractère assez froid et anonyme par rapport à la maison
individuelle, l’habitat collectif moderne devient presque du jour au lendemain un symbole de
réussite suite au déménagement de quelques membres de l’élite nationale vers un nouvel
ensemble au sud du fleuve. Ce transfert fut en réalité orchestré et même sponsorisé par le
gouvernement de Park Chung-hee pour faciliter le succès des futur développements. De fait,
il a réussi à effacer l’image très négative des appartements comme celle de ces nouveaux
quartiers gagnés sur les rizières, et donc permis aux autorités de passer à l’échelle
supérieure.

Pour les politiques, le logement de masse apportait une réponse efficace à des contraintes
démographiques de plus en plus pressantes comme le baby boom ou l’exode rural venus
s’ajouter aux afflux massifs de la fin de la guerre civile, en particulier depuis le Nord.
Désormais, il répond au rêve de chaque Séoulite soucieux d’afficher sa réussite, de s’élever
en phase avec la modernisation du pays, et d’abandonner les signes d’un passé
embarrassant. Et à mesure que la production de ces barres d’immeubles s’industrialise avec
le soutien de l’Etat et l’omniprésence des conglomérats (chaebol), l’appartement devient peu
à peu ce bien de consommation ultra standardisé que l’on achète presque sans avoir à le
visiter, et que l’on revend quelques années plus tard avec une plus value toujours plus
conséquente, pour bouger vers un appartement toujours plus grand et/ou un quartier toujours
plus prestigieux.

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Pendant des décennies, l’essentiel de la population a réellement pu profiter de ce boom


immobilier. Mais certains plus que d’autres. Devenu le moyen le plus sûr de s’enrichir pour ne
pas dire un jackpot garanti, l’appartement est l’objet de toutes les spéculations, plus encore
que la Bourse : certains dévorent quotidiennement des pages entières de chiffres et
d’analyses immobilières, suivant parfois le cours des appartements avec une précision
diabolique, le prix réel de vente étant publié. Cette obsession dévorante et cette
omniprésence dans les conversations et les media ne se retrouve qu’à propos de l’éducation,
cet autre secteur ultra-concurrentiel où la course à l’armement pour les meilleures places
pousse les autorités à créer sans cesse mais en vain de nouvelles lois pour lutter contre les
abus et les distorsions du marché. Les deux secteurs se rejoignent d’ailleurs, le prix du
logement étant souvent fonction de la proximité avec les meilleures écoles.

Au même titre qu’un diplôme dans une université d’élite, une adresse dans un bloc
prestigieux constitue un signe essentiel de réussite personnelle, et certains sont prêts à payer
n’importe quel prix pour l’obtenir, contribuant à un emballement irrationnel dans de nombreux
quartiers et par contagion sur l’ensemble du marché. Des fractures se créent puis se
creusent : alors que pendant les vertueuses années de croissance, la classe moyenne
progressait relativement en bloc vers le haut, avec une élite toujours plus inaccessible mais
une pauvreté en recul constant, les coûts du logement et de l’éducation imposent une ligne
de flottaison toujours plus délicate à tenir pour le commun des mortels, et la pauvreté gagne
du terrain au moindre coup de vent.

La crise de 1998 marque pour la première fois un coup d’arrêt sévère dans l’incroyable
période de croissance interrompue du pays, le fameux Miracle sur la Rivière Han.
L’immobilier n’échappe pas au marasme, mais la dynamique n’est pas fondamentalement
remise en cause pour autant : les vastes programmes de New Towns pilotés par les autorités
publiques continuent à totalement reconfigurer des quartiers entiers par dizaines, et les
grands développeurs recommencent à rivaliser par tous les moyens pour entrer dans ces
consortiums, comme pour obtenir l’exclusivité sur les centaines d’initiatives privées
complétant le maillage.

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De la grande conso à la mode et aux services, du rêve à la dystopie

Le temps de remettre l’économie sur les rails, la fuite en avant reprend de plus belle, avec
une débauche de moyens sans précédent. L’apogée de la bulle immobilière coïncide avec les
années 2002-2006, pendant lesquelles le maire et futur Président de la République Lee
Myung-bak justifia amplement son surnom de « buldozer ».

Si la qualité globale des logements n’a jamais cessé de progresser depuis les débuts,
l’apateu - produit de grande consommation standardisé se transforme alors en produit de
mode, avec ses tendances et ses saisons, et avec un prêt à porter de plus en plus design et
confortable dès l’entrée de gamme, du masstige de plus en plus clinquant pour le haut de
gamme, et une haute couture extrême pour l’élite. On retrouve également des codes et
caractéristiques marketing propres au marché automobile, mais avec des cycles produits
beaucoup plus courts, les innovations se copiant immédiatement par les concurrents sans
attendre la saison suivante.

Les développeurs ont maintenant recours à de grands designers internationaux pour


l’architecture extérieure comme pour la décoration d’intérieur. Enfin les interminables barres
de béton en forme de pierre tombale prennent des couleurs, s’autorisent des angles, des
courbes, des fantaisies architecturales. Au milieu des années 2000, la loi impose enfin une
augmentation de la part d’espace verts et d’espace tout court entre les bâtiments.

Les différences statutaires entre blocs comme au sein d’un même bloc se voient
progressivement renforcés. Tout le monde bénéficiant de base d’équipements dernier-cri,
d’accès internet très haut débit et d’une ribambelle de gadgets domotiques (d’une façon
générale, d’un confort nettement supérieur à la plupart des appartements de standing
occidentaux), cette différence se fera sur les volumes, les matériaux employés, et la
surenchère des avantages réels ou perçus, comme ces faux héliports au sommet des tours.
Elle se fera aussi sur les services, puisque le produit apateu est également devenu un service
ou plutôt un ensemble de services, avec spas et concierge de luxe dans sa version cinq
étoiles.

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Le model house se révèle un lieu particulièrement passionnant pour suivre l’évolution réelle,
perçue ou anticipée des modes de vie et de consommation, des espaces privés et partagés
au sein des foyers, des innovations technologiques et de leurs usages au quotidien, de la
représentation du confort et du luxe, et bien sûr des réactions du public à un marketing
toujours plus pointu. Cette structure temporaire facilite la décision des prospects en leur
permettant de se projeter en futur résidents et d’acheter sur plan ou tout du moins de
s’inscrire aux tirages au sort rigoureusement réglementés. Chacun visite le modèle
d’appartement témoin correspondant à ses moyens au sein du futur bloc (généralement
décoré au-delà de ce qu’il pourra s’autoriser), mais le prétendant au petit lot peut s’autoriser
une visite du grand appartement témoin, à l’étage V.I.P. Il traverse sans oser s’arrêter le
lounge pour commencer une visite où il s’extasiera à chaque pièce, comme s’il avait le
privilège d’entrer dans l’intimité d’un propriétaire de chaebol. On surprend nettement plus
rarement un chasseur de gros gibier faisant le chemin inverse.

Au plus fort de la bulle, les lancements de programmes d’apartements se multiplient à un


rythme effreiné et les Séoulites enchaînent les visites de model houses et les queues de
plusieurs centaines de mètres pour les blocs les plus demandés. Rien n’est trop beau pour
entretenir le rêve, quitte à prendre quelques libertés avec la réalité. Les innombrables
publicités et encarts dans les quotidiens proposent souvent le même schéma proprement
hallucinant :
• à la base, une vue idéalisée de la partie de la ville concernée, avec ses repères les
plus vendeurs représentés cinq fois plus grands que le reste (un hypermarché gagne
ainsi des dimensions de Tour Eiffel), et de vastes espaces verts la plupart du temps
issus de la seule imagination du graphiste
• miraculeusement, les autres quartiers stratégiques paraissent plus proches, et certains
obstacles montagneux aplanis (ces derniers retrouveront leurs volumes et même plus
quelques années plus tard, pour des développements ‘écologiques’ avec blocs de
tours aux pieds des montagnes)
• au centre, le futur bloc d’appartements élève en toute arrogance ses tours
hypertrophiées plus d’un kilomètre au-dessus du niveau du sol, soit deux fois plus haut
que les titanesques totems noirs signalant les stations de métro les plus proches
• à la même échelle, les principaux axes routiers étalent leurs bandes d’asphalte à peine
fréquentées aux pieds du complexe, même si en réalité ces autoroutes urbaines
saturées passent bien plus loin
• le décalage avec l’intérieur de l’encart est souvent saisissant : lorsqu’il s’agit de
zoomer sur le bloc d’appartements pour un plan en trois dimensions, les proportions

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peuvent s’inverser, et des tours de vingt étages se tasser à moitié pour augmenter le
sentiment d’espace entre deux batiments.
• si les maquettes géantes exposées dans les model houses respectent plutôt bien les
proportions des batiments et des points de verdure offerts aux futurs propriétaires, la
représentation de l’environnement direct demeure assez fantaisiste, et le rendu de la
3D pour le moins sélectif (si vous décelez une légère pente et quelques marches ci et
là sur la maquette, attendez vous à un bloc en escalier très escarpé).

Ces publicités outrageusement mensongères sont naturellement conçues pour appuyer sur
tous les bons boutons et pour vendre du rêve à un consommateur conquis d’avance, mais les
visuels évoquent plutôt les cauchemardesques villes de l’an 2000 dessinées dans le journal
Pilote des années 70... ou le fameux septième étage et-demi du film Being John Malkovich.

2) Une humanité en transition

Communautés et espaces partagés

Une fois de plus, la plupart des occidentaux rêveraient d’un tel niveau de confort et de
services, et ces caricatures masquent des réalités bien plus diverses. Séoul conserve une
âme bien à elle, même au sein de ces grands ensembles.

Le logement de masse a toutefois évolué avec les apateu nouvelle génération : il n’est plus
vraiment inclusif, et plus vraiment collectif. Alors qu’à chaque étage, une douzaine de portes
donnait sur un couloir ouvert sur l’extérieur, comme la rue d’un village où les enfants
parquaient leur bicyclette et les grands parents une plante ou une jarre à gimchi, les paliers
ne sont plus que cet espace clos partagé par deux ou quatre propriétaires qui ne se
connaissent même pas de nom. Les ascenseurs se sont multipliés, les mètres carrés non
utiles raréfiés, les habitats compartimentés.

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Chaque immeuble avait son gardien dans son petit bureau vitré à l’entrée, toujours là pour
régler le trafic sur le parking en plein air aux heures de pointe, réceptionner les colis dans la
journée, ou donner un coup de main aux personnes âgées quand elles rentrent du marché ?
Une équipe réduite gère maintenant des batteries de caméras de surveillance depuis un
poste central parfois caché en sous-sol.

Les ensembles d’ancienne génération étaient par ailleurs plus propices aux usages privatifs
des espaces partagés ou publics, comme l’illustrent ces quelques photographies prises en
2005 à Nowon-gu et Dongjak-gu :

• Les couloirs ouverts sont des lieux de vie où l’on peut étendre sa sphère privée
comme son linge. Plus délicat sur un mini-palier partagé avec un seul voisin.

• Ce terrain de jeux pour enfants au milieu du bloc a été temporairement réquisitionné


pour une grande lessive. Personne ne se permettrait une telle liberté dans les jardins à
thèmes soigneusement dessinés pour les habitants des nouveaux blocs.

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• Séchage de piments le long du mur extérieur d’un bloc. Aujourd’hui, pour obtenir un
accord de développement, une partie du terrain est souvent cédée à la ville pour
élargir la rue. La chaussée est alors refaite, et les trottoirs aménagés en cohérence
avec le bloc. Sans appartenir à ce dernier, cet espace a tendance à être plus respecté
par les habitants comme par les autres.

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• Agriculture illégale tolérée le long des rives du Danghyeoncheon, aux pieds de


nombreux blocs d’appartements. Cet affluent de la rivière Han asséché en hiver a
depuis été totalement rénové et ‘aseptisé’, avec un cours d’eau permanent et des rives
fleuries maintenues par l’arrondissement.

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Indépendamment du cadre de vie, les évolutions de la société coréenne impactent fortement


la vie communautaire. En une génération, le pays est passé du baby boom à la quasi-
dénatalité. Les enfants entrent de plus en plus tôt dans un cycle infernal de petit cours ne leur
laissant aucun temps libre, les mères travaillent, et les grand-mères elles-mêmes se mettent
à profiter sur le tard de loisirs comme les nombreuses activités offertes par les
arrondissements à ses seniors. Des loisirs  inconnus pour des femmes souvent élevées à la
ferme à une époque où le pays, à peine sorti de la guerre, était le plus pauvre du monde. Or
ces femmes constituent le véritable ciment social grâce auquel de nombreux blocs
d’appartements conservent une atmosphère de village.

L’une des traditions perpétuées par cette génération bientôt sur le départ veut qu’un nouvel
arrivant offre une portion bien chaude de gâteau de riz à chacun de ses nouveaux voisins en
faisant le tour du quartier au porte à porte. C’est encore très simple et convivial dans un
couloir ouvert sur l’extérieur où l’on peut tout de suite savoir s’il y a quelqu’un sans même
frapper : quand elle n’est pas ouverte pour aérer l’appartement, la porte laisse facilement
s’échapper le son de la télévision, et la fenêtre translucide donnant sur le couloir d’autres
indices sur la présence des occupants. Et pour en savoir plus sur leur profil, il suffit de relever
la silhouette familière d’un personnage de dessin animé sur le rideau collé à la vitre, ou la
petite trappe au bas de la porte par laquelle la main gantée de blanc de la « madame Yakult »
vient chaque jour déposer deux-trois mini-bouteilles de la célèbre boisson lactée pour
enfants. Cette tournée s’avère nettement plus sinistre lorsqu’il s’agit d’enchaîner des paliers
donnant tous sur la même paire de lourdes portes insonorisées avec visiophone.

Vie et survie des villages

Seule une minorité des Séoulites vit dans ces apateu dernier cri, et les blocs de base « à
l’ancienne » constituent le format dominant (au total, 56% vivent dans des appartements).
Mais la ville est également couverte de plus petits habitats collectifs souvent appelés ‘villas’.
Les maisons individuelles sont progressivement détruites ou agrandies pour créer plusieurs
lots la vente ou la location, le logement collectif le plus extrême étant ces maisons morcellées
en plusieurs ‘one room’ : des cages à lapins pour étudiants démunis particulièrement
répandues aux abords des universités.
 
Déjà menacées d’extinction, les maisons traditionnelles ou Hanok subissent quant à elles un
véritable génocide entre 2005 et 2009, leur nombre chutant de 20.000 à 14.000 : à la simple

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évocation de projets de loi de préservation, leurs propriétaires se sont précipités pour les
détruire afin de profiter, pendant qu’il en était encore temps, de leur droit de construire un
bâtiment de plusieurs niveaux sur leur terrain.

Après avoir tapissé les plaines de leurs pierres tombales géantes, les développeurs sont
partis à l’assaut des montagnes, sans hésiter à raboter les innombrables collines de la ville
sur le chemin avec la déconcertante facilité de chirurgiens esthétiques rompus à une
intervention bénigne. Il y a encore vingt ans, de nuit, une croix de néon rouge signalait une
église au sommet de quasiment chacune d’entre elles. Aujourd’hui, il faut monter au sommet
d’une montagne pour profiter d’une vue panoramique sur un quartier. Quant aux églises les
plus profitables, elles ont mué en colosses d’acier ou de verre dignes de sièges de
multinationales.

Véritables poumons d’une mégapole polluée, les montagnes de Séoul sont trop escarpées et
rocheuses pour être dévorées par les pelleteuses. Mais l’explosion du prix au mètre carré en
plaine ayant radicalement modifié l’équation pour les premières hauteurs, les derniers
daldongnae  ou « villages de la lune » sont désormais dans le collimateur des développeurs.
Ces anciens bidonvilles reculés où atterrissaient les oubliés de la croissance ont beau être
aujourd’hui desservis par des bus et équipés en fibre optique, ils demeurent un peu hors du
temps et conservent un charme poignant. Méfiez vous toutefois des contrefaçons, comme
ces spéculateurs obstinés prêts à occuper illégalement une parcelle de terrain avec leur hutte
et leur serre de plastique pendant le temps nécessaire à l’obtention d’une régularisation,
même s’ils ont déjà largement les moyens de se payer un appartement tout confort.

En dehors de ces cas relativement rares et extrêmes, Séoul conserve de très nombreux
villages plus ou moins intégrés à leur époque et leur environnement urbain. Beaucoup sont
excentrés à la faveur d’un obstacle naturel comme un cours d’eau ou une colline, mais
certains peuvent jouxter des grands axes et des grands ensembles. Si les apateu effacent
totalement un quartier et son passé en recomposant l’espace et en dessinant de nouvelles
rues, ces villages ont vu leur structure interne peu modifiée depuis la guerre. De tels quartiers
peuvent d’ailleurs facilement se repérer à la seule lecture d’une carte de la ville : les veinules
biscornues se font de plus en plus rares au milieu des enchaînements de blocs réguliers.

La présence d’un marché traditionnel animé signale généralement la bonne santé de la


communauté. Ceux qui s’articulent sur un réseau réduit de rues couvertes tendent à mieux
résister, et pas seulement parce qu’ils sont plus faciles à animer : les vastes halles ferment

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les premières parce qu’il n’y a généralement qu’un seul propriétaire à convaincre pour les
développeurs. Certains marchés ont su profiter de la construction d’un bloc ou d’une station
de métro à proximité pour renouveler une clientèle vieillissante[1]. Tous souffrent néanmoins
de la concurrence des chaînes d’hypermarché et plus encore des « SSM » ou Super Super
Marchés, un format récemment créé par les mêmes acteurs et en pleine explosion : ces
moyennes surfaces au merchandisage particulièrement adapté aux nouveaux modes de vie
et de consommation urbains ont eu raison des derniers petits commerces individuels que les
chaines de convenience store n’avaient pas réussi à exterminer.

Dans la plupart des villages peu animés, les petits commerces ne survivent que parce que le
quartier ne mérite pas le déplacement pour une enseigne connue. Ailleurs, les apateu les plus
anciens ont déjà été remplacés par des tours plus hautes, mais ici l’heure du
redéveloppement n’est pas prêt de sonner : le quartier ne figure ni parmi les priorités, ni parmi
les projets au stade le moins avancé. Bien sûr et comme partout, des particuliers tentent bien
de fédérer les habitants pour lancer un projet de redéveloppement, mais peu y croient, et les
prix de l’immobilier continuent à stagner au plus bas. Si certains s’accomodent de cette
qualité de vie constante, beaucoup en nourrissent de l’amertume, une amertume exacerbée
au moment où il semble qu’aucun quartier de Séoul ne sera épargné par la bétonnite aigüe.

Car au sommet de la bulle, les constructeurs prospectent dans toutes les directions pour
préempter des accords d’exclusivité avec les syndicats d’habitants qu’ils vont jusqu’à former
à la base. Les rumeurs de redéveloppement bruissent à tout coin de rue et partout dans la
ville, chacun se prépare plus ou moins à l’idée que le changement est pour bientôt, même si
de nombreuses années peuvent s’écouler entre les premières ébauches et l’évacuation du
quartier. Or dès que la rumeur s’installe dans un quartier, une forme de deuil anticipé s’opère
plus ou moins consciemment, qui renforce l’attrait ou le rejet du lieu par ses propres
habitants, avec des conséquences durables quelle que soit l’issue.

L’atmosphère d’un quartier sur le point d’être redéveloppé est toujours très particulière, avec
ses meneurs, ses suiveurs, et ses nostalgiques. Il y règne un parfum d’espoir et de mort de
plus en plus prégnant à mesure que l’heure de la destruction s’approche. Les derniers à partir
seront souvent les petits commerçants : ils ne servent plus beaucoup de clients mais
percevront, s’ils restent jusqu’au bout, une compensation supérieure pour le préjudice. Sur
les hauteurs derrière Seoul Station, c’est le ronronnement des machines à coudre qui aura
résonné en dernier au beau milieu du quartier fantôme : des petits ateliers pour immigrés
illégaux profitant pour quelques semaines des loyers les plus bas du marché. Très rarement,

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une poignée d’irréductibles va jusqu’au bout de la résistance et refuse de quitter les lieux. Les
développeurs les moins scrupuleux ont alors recours aux yongyeok, ces gros bras recrutés
en externe pour des évacuations musclées à l’issue parfois tragique.

Et puis il y a ces zones hybrides où les habitants se retrouvent piégés à un stade de proto-
développement : toutes les maisons individuelles ont été transformées une à une en mini-villa
de trois à cinq niveaux, créant une sorte d’ensemble urbain non homogène très dense et
économiquement quasi impossible à redévelopper. Des quartiers entiers sans respiration, aux
rues sombres et sans vie, des déserts urbains à la fois stériles et surpeuplés. Personne ne
s’attarde dans la rue mais ce n’est pas une question d’insécurité : ça n’a tout simplement
aucun sens, ce n’est pas un lieu de vie. Si dans certains ensembles géants du sud j’ai
souvent l’impression de traverser le désert du Mojave avec ses cactus géants, ici je me sens
parfois comme l’insecte circulant au fond des craquelures de la terre desséchée du Sahel.

3) Ville idéale 2.0 et nouvelles utopies

La fin d’une époque, mais pas encore la fin du rêve immobilier

L’immobilier subit de plein fouet la crise de 2008 : les prix s’effondrent dans les quartiers les
plus concernés par la bulle, des projets sont suspendus ou abandonnés, des promoteurs font
faillite et l’Etat doit voler au secours d’acteurs clef en leur confiant des grands travaux.
Phénomène sans précédent, des propriétaires renoncent en masse à leur nouvel
appartement et aux versements déjà effectués parce qu’ils sont incapables de vendre leur
logement actuel. Les prix cassés et les promotions les plus délirantes ne suffisent pas à faire
revenir des clients qui se battaient quelques mois plus tôt pour figurer sur les listes d’attente.

Mais tout comme aux Etats-Unis, la crise avait commencé bien avant 2008, et bien avant
2006-2007, la période où le grand public a commencé à la ressentir. On l’a vu, le système
portait depuis un moment en lui-même tous les signes de l’échec, et la fuite en avant ne
pouvait pas durer éternellement. Le déni des réalités démographiques et économiques non
plus : les programmes continuaient à accélérer alors que la population de Séoul s’était

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stabilisée, que tous les media se lamentaient de la dénatalité spectaculaire de la nation, et


que l’offre d’appartements commençait à dépasser la demande.

Les niveaux de prix demeurent élevés, et si les bulles se sont dégonflées, peu ont vraiment
explosé. L’optimisme reprend très vite le dessus chez ceux qui n’ont pas tout perdu, et de
nombreuses courbes sont reparties doucement à la hausse. Tous les vieux réflexes n’ont
néanmoins pas survécu, et l’acquéreur ne se dit plus aussi facilement « c’est prohibitif, mais
les prix ont toujours monté dans ce bloc, donc je trouverai toujours quelqu’un pour m’acheter
plus cher mon appartement ».

Plus fondamentalement, le grand public ne croit plus au mythe de l’appartement – jackpot


garanti. Et les spéculateurs se ruent vers les dernières pépites cachées ou niches négligées.
Ainsi, une grande maison dans l’un des derniers grands quartiers résidentiels traditionnels
vaut parfois moins qu’un apartement moyen au coeur de la bulle. Mais la maison individuelle
ne retrouve pas son caractère attractif que pour des raisons bassement financières et
spéculatives : à la fin des années 2000 et pour la première fois depuis des lustres, les
sondages la placent comme idéal de vie devant l’appartement pour la majorité des Séoulites.

Ce rêve est naturellement inaccessible pour la plupart des citoyens mais les politiques, plus
au fait de tendances lourdes de l’urbanisme qu’il n’y paraît, ont déjà fait en sorte que la ville
continue à faire rêver en lui redonnant un nouveau souffle.

De la « ville dure » à la « ville douce »

Le Séoul que j’ai connu au début des années 90 n’a pas grand chose de reposant : une
mégapole très bétonnée et polluée, un trafic routier en pleine explosion, des infrastructures
très insuffisantes, des loisirs, lieux de détente et espaces verts très limités, et une population
sous pression du matin jusqu’au soir. Aucun sentiment d’insécurité ou de violence (à
l’exception notable des constants accidents de trafic), mais le stress ultraproductif d’une
capitale en plein boom économique sans équivalent dans l’histoire. La voiture règne, le piéton
constituant une forme de parasite que la ville n’autorise pas à ralentir le flot : la plupart des
traversées des grands axes s’opère par un passage souterrain ou sur une passerelle. En
dehors des centres d’affaires et des New Town historiques (en particulier Jamsil ou Nowon,

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construites à la fin des années 80), la majeure partie de la ville reste épargnée par les tours.
Mais partout les chantiers sont lancés.

Le visiteur qui découvre la même ville 10 ans plus tard découvre un paysage encore plus
bétonné, mais la crise de 1998 a marqué une société qui redécouvre l’existence de
phénomènes aussi inconcevables que le chômage ou l’abandon des études pour palier à la
ruine des parents. Dans la rue, la course aux apparences s’est un peu calmée : tout le monde
ne brique plus une voiture qu’il ne remplacera plus aussi vite, tout le monde ne joue plus à la
concurrence du maquillage le plus parfait. Les loisirs et la vie de famille ne sont plus des
tabous et quelque part, l’humain revendique déjà son droit à une ville moins dure.

En 2010, Séoul est devenue une destination touristique très prisée, l’une des villes les plus
attractives du continent, et un membre influent des dix principales capitales mondiales. Son
patrimoine culturel est nettement mieux mis en valeur et avec ses nouveaux grands parcs,
ses couloirs d’autobus arborés et ses pistes cyclables, elle apprend enfin à respirer. En
l’espace de vingt ans, l’image de Séoul a totalement changé, et la réussite ne s’étalonne plus
seulement sur le modèle du businessman accompli.

Si cette évolution a été progressive, elle a été jalonnée par quelques symboles visibles dans
le paysage urbain :
• En 1995, l’ancien siège du Gouvernement Japonais, délibérément construit par
l’occupant au coeur de l’axe fondateur de la ville et du palais royal, est détruit. Une
cicatrice de l’histoire se referme à travers un acte avant tout politique mais au-delà, le
mouvement de restoration du Séoul des origines fait un saut décisif.
• Au début des années 2000, la rue principale d’Insadong est réhabilitée et rendue aux
piétons pendant les week-ends. Ce quartier fréquenté par les touristes étrangers
frustrés de l’absence de couleur locale est réapproprié par les Séoulites et confirme
l’émergence d’un intérêt inédit pour l’ancien et le vintage, auparavant méprisés
puisqu’associés au refus de la modernité.
• Haut lieu de rassemblement des Séoulites descendus dans la rue pour célébrer les
exploits de l’équipe nationale pendant la Coupe du Monde 2002 (le premier vrai
moment de joie pure partagé par tout un peuple), le rond point devant la mairie est
transformé en Seoul Plaza, un vaste espace gazonné et en lieu permanent
d’animations.

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Séoul, inhumaine, trop humaine

• L’abominable autoroute surélevée qui traversait le centre ville sur des kilomètres
d’Ouest en Est est détruit pour restaurer le trésor qu’il avait recouvert en 1968 :
Cheonggyecheon, la rivière centrale et l’axe vital du Séoul originel. Dès son ouverture
en 2005, cette coulée artificielle de nature a été plébiscitée par les employés de
bureau comme les familles.
• Si Cheonggyecheon est le chef d’oeuvre du maire Lee Myung-bak, Gwanghwamun
Square marque le mandat de son successeur Oh Se-hoon. Là aussi la réalisation peut
faire débat, mais le centre historique et culturel de la ville est totalement revitalisé :
alors que l’axe majeur Sejongno était devenu une autoroute à dix voies et un
cauchemar pour les piétons, ces derniers figurent désormais au coeur d’un dispositif
rayonnant sur plusieurs quartiers historiques. Enfin restaurée,  la perspective unique
sur la porte de Gwanghwamun, le palais royal, et la chaîne de montagne de
Bukhansan redevient alors le symbole de la capitale. En parallèle, la restauration de la
forteresse et des portes de la ville se poursuit, et l’effort de préservation des hanok
traditionnels commence enfin à susciter l’adhésion (si les quartiers à l’ouest du palais
de Gyeongbokgung ont été sauvés in extremis du redéveloppement, beaucoup de
trésors cachés continuent néanmoins à disparaître chaque jour).

J’ajouterai à cette liste forcément réductrice le Musée de l’Histoire de la Ville de Séoul


inauguré en 2002 : si le bâtiment en tant que tel n’est pas franchement une réussite
architecturale, cette institution méconnue remplit admirablement sa mission de mise en valeur
du patrimoine humain et culturel de la ville, sans hésiter à rendre hommage aux oubliés de la
croissance, ou à dénoncer les aspects les plus sombres de l’urbanisation. Le Musée est
également à l’origine de projets éditoriaux originaux comme ce travail de mémoire des
habitants de Bogwang-dong commencé très en amont de la démolition de leur quartier*[2].
Notons que la ville de Séoul accomplit depuis cette même année 2002 une oeuvre
remarquable sur ses archives photographiques, en particulier dans le cadre de la série
« Séoul en photos » réalisée par son Comité de Compilation d’Histoire de la Ville*.

La volonté de passer d’une « hard city » vers une « soft city » figure clairement dans le
programme du maire Oh Se-hoon pour faire de Séoul l’une des cinq principales capitales du
monde après l’avoir fait entrer dans les 10 premières au Global City Index. Dans cette vision,
la « ville douce » se fonde sur la culture, les arts et le design là où la « ville dure » reposait
sur la construction, l’économie, la fonction et l’utilité. Cela se traduit par des grands travaux
comme ceux que l’on a pu voir, ou d’autres projets plus ou moins pharaoniques et pertinents,
comme le Dongdaemun Design Park & Plaza ou la réhabilitation des rives du fleuve
(« Hangang Renaissance »), mais aussi par la multiplication des espaces verts et piétons,

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Séoul, inhumaine, trop humaine

des pistes cyclables, des éléments urbains « doux » au plus près de la population. La mairie
parvient à rééquilibrer les travaux d’amélioration de la ville entre arrondissements riches et
pauvres en réformant le système de partage des revenus fiscaux. Partout, la ville crée des
trottoirs arborés et supprime les axes de béton surélevés et autres passerelles pour rendre la
rue aux piétons. Plus discrètement, elle fait aussi l’acquisition de lots au milieu d’espaces
urbains particulièrement comprimés pour créer des jardins publics et réactiver la vie
communautaire. La désertification n’est donc pas une fatalité, et le paysage urbain gagne en
cohérence.

La ville ne renonce pas pour autant aux New Towns et à des projets plutôt « hard » comme
les nouveaux centres économiques de Digital Media City et Yongsan International Business
District, ou encore ce réseau de grands axes routiers souterrains pour réduire le trafic en
surface (le très utopique U-Smartway). Et puis si la restauration du Séoul des origines
constitue l’un des piliers majeurs des nouvelles politiques de la ville plus respectueuses d’un
passé que l’on s’obstinait jusqu’à présent à nier et détruire, n’est-elle pas quelque part aussi
un hommage à la « ville nouvelle » originelle, à la première des New Towns ?

Car dès sa fondation en 1394, Séoul est une ville rêvée : sur un site soigneusement choisi en
raison de sa disposition exceptionnelle, ses montagnes et ses cours d’eau (les humains
l’occupent depuis la préhistoire), le Roi Taejo créera la nouvelle capitale Hanyang de sa
nouvelle dynastie Joseon. Avant toute chose, il fera construire son palais et les deux
principaux sanctuaires, puis sertir la ville dans son écrin montagneux avec une forteresse
d’une vingtaine de kilomètres. Conçue pour durer et accompagner le développement
harmonieux de la cité, cette New Town-là suscite un peu plus de respect que l’immense
Eunpyeong New Town, récemment sortie de terre aux pieds de la même Bukhansan... même
si les développeurs ont décidé au printemps dernier d’ajouter un mini ensemble de 220
hanok au bout de leur océan de tours en guise de faux supplément d’âme.

De la New Town à l’Human Town, le retour en grâce des villages

Le concept d’Human Town a été lancé par Oh Se-hoon en pleine campagne électorale 2010.
Ce maire décidément féru d’urbanisme a bien remporté les élections, mais démissionné un

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an plus tard à la suite de l’échec d’un référendum. Ce projet ne sera peut-être pas confirmé
par son successeur Park Won-soon qui, avant même sa prise de fonctions en novembre
2011, avait déjà annoncé la fin de certains projets jugés peu raisonnables. Il trahit néanmoins
un profond changement dans l’approche de la ville et propose une forme d’utopie
pragmatique plus accessible pour les citoyens – et accessoirement les électeurs.

Jusqu’alors, Séoul continuait à se définir par rapport au seul modèle habituel d’ensembles
plus ou moins grands (du petit bloc d’apateu à la New Town) et plus ou moins mixtes
(logements, commerces, services), mais la machine s’est grippée. Si quelques
redéveloppements suivent leur cours, certains blocs d’appartements ayant atteint l’âge du
remplacement optent pour un « remodelling » plus léger. Puisque ces tours de quinze étages
ne pourront être remplacées par des tours de trente étages, les propriétaires investiront dans
leur modernisation et grignotteront parfois quelques mètres carrés en annexant les fameux
couloirs extérieurs avec le renfort de nouveaux ascenseurs. D’autres blocs restent en stand
by, en particulier lorsque la majeure partie des propriétaires s’avère être des spéculateurs
ayant déjà perdu leur chemise en misant sur le futur redéveloppement.

Ailleurs, certains projets de redéveloppement ont été tout simplement annulés. La mairie a
permis de casser des accords ne tenant plus la route économiquement, et plus généralement
imposé la présence des autorités en amont de tout nouveau projet afin d’éviter les habituels
conflits et cas de corruption qui déchirent les communautés. Les rares derniers quartiers
charmants de la ville peuvent être sauvés, comme Baeksa sur les hauteurs de Buramsan à
Junggye-dong (Nowon-gu) : suite aux déboires du constructeur LH, les autorités ont décidé
d’annuler le redéveloppement et de conserver la communauté avec un remodelling très léger
ne changeant en rien la structure de ce charmant « village de la lune ». Ailleurs dans la ville,
certains quartiers oubliés redeviennent à la mode après avoir attiré une faune plus ou moins
alternative, early adopter ou encore bourgeois bohème. Au risque de devenir une ville-musée
touristique, comme le village de hanok de Bukchon à l’Est du palais.

Beaucoup de quartiers n’ont aucune alternative, et leurs habitants aucune perspective


d’amélioration d’un environnement urbain déprimé et déprimant. Pour eux, le concept
d’Human Town combine le meilleur des deux mondes :
• des blocs d’appartement : une cohérence d’ensemble, un management commun, des
économies d’échelle, des services de maintenance et de sécurité, des parkings, des
espaces verts…

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Séoul, inhumaine, trop humaine

• du village : le sens d’appartenance à une communauté, des rues à taille humaine, des
bâtiments peu élevés (qui ne représentent plus que 20% des logements à Séoul)
• à terme, si la sauce prend et que le modèle s’étend : des services communautaires et
de soins, par exemple pour les seniors

Joli programme, mais comment cela fonctionne-t-il ? Sur le fond, il s’agit moins d’une
rénovation que d’une réhabilitation, de redonner de la respiration à un quartier qui étouffe en
mutualisant les coûts d’investissements et de maintenance au sein d’une communauté d’une
à quelques centaines de foyers. La ville participe à la mise en oeuvre mais aussi
financièrement, par exemple pour acquérir certains bâtiments à détruire ou mutualiser, ou
pour encourager les propriétaires à faire tomber des extérieurs ou céder une partie de terrain
pour améliorer et verdir les passages publics. Les voitures disparaissent dans un parking, les
disgrâcieux paquets de cables pendant entre les maisons sont enterrés, et des éclairages
publics ajoutés, avec les désormais incontournables caméras de surveillance. Le
gardiennage, lui, apporte une touche personnelle plus que policière.

Il est trop tôt pour juger des premiers pilotes menés, mais c’est une façon de réconcilier les
habitants avec leur quartier, et pour le visiteur le changement est déjà sensible. Notons que le
concept comprend également un second type de Human Town, mais il s’agit en réalité d’une
mini-New Town avec redéveloppement d’un quartier de maisons individuelles en
« townhouse », ces résidences individuelles de luxe très recherchées.

Difficile de ne pas faire le grand écart dans une ville particulièrement déchirée sur l’échiquier
politique entre quartiers riches très conservateurs et quartiers pauvres plus à gauche. Elu fin
octobre 2011 avec le soutien des partis de gauche mais sous une étiquette d’indépendant, le
nouveau maire Park Won-soon vient de livrer sa vision pour la politique de la ville avec cette
promesse évocatrice : « Une communauté de village où tous les citoyens vivent bien ! Un
Séoul plein d’espoir où tous les citoyens vivent heureux ! ». Quarante ans après Saemaeul
(« Nouveau Village »), le mouvement initié par Park Chung-hee pour moderniser une nation
très rurale et très pauvre, le peuple doit une fois de plus capitaliser sur la véritable unité
fondamentale, le seul grand ensemble durable.

Finalement, tout comme Paris, Séoul est un village.

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Séoul, inhumaine, trop humaine

***

Comme toujours, cette grande capitale est en phase de transition, mais plus que jamais les
choix opérés aujourd’hui impacteront le long terme : les politiques ne peuvent plus s’appuyer
sur des caisses pleines et une population en forte croissance. De nouvelles vagues
pourraient néanmoins déferler à plus ou moins long terme : la population étrangère, de plus
en plus visible alors qu’elle ne représente encore que 2.5% du total, est amenée à exploser
sous le double effet de la dénatalité et de l’attractivité internationale de la ville, et Séoul sera
au premières loges le jour où le Nord fera sa mue.

En attendant, le nombre d’habitants de la capitale s’affirmant comme Séoulites est passé de


65 à 78% entre 2006 et 2010. Ce n’est pas seulement la conséquence naturelle d’un
glissement démographique correspondant aux vagues d’exode rural depuis toutes les régions
du pays, mais un authentique phénomène d’adhésion. Si les Séoulites n’ont pas vraiment fini
de rêver leur ville, ils ont enfin appris à la reconnaître comme leur. Espérons que cette
reconnaissance ne se cristallise pas dans un conservatisme stérile, mais rende le rêve de
futur plus sain, et la vie au présent encore plus intense.

Car si Séoul n’a jamais cessé d’être rêvée, projetée et inachevée, elle demeure avant tout
intensément vivante.

***

* Bibliographie:

Valérie Gelézeau (2003). Séoul, ville géante, cités radieuses. Préface de Jean- Robert Pitte,
CNRS Editions
Seoul Museum of History (2008). Les gens de Bogwang-dong, Bogwang-dong (보광동 사람들,
보광동)

Han Seong-ok, Kim Seo-jeong (2003). Mon Sajik-dong (나의 사직동). Borim Press.
City History Compilation Committee of Seoul (2002-2010). Seoul Through Pictures, Vol. 1-6.

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Séoul, inhumaine, trop humaine

[1] Les fameuses grand-mères, plus que jamais l’âme de Séoul. Garantes du tissu social au
sein des grands ensembles, garantes de l’ambiance dans les marches de la capitale, ce sont
aussi elles qui font pousser des fleurs et des legumes dans des allées stériles, elles qui
connaissent la valeur du temps et des saisons, elles qui entretiennent les ponts entre la
capitale et les régions,  elles qui conservent la memoire de tout ce qui a marché et échoué
par le passé, elles la principale source de connaissance du peuple de Séoul.
[2] A signaler par ailleurs ‘Mon Sajik-dong’, un livre pour enfants semi-autobiographique
contant avec les yeux d’une écolière les derniers mois d’un quartier de hanok dans le centre
ville.

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