Vous êtes sur la page 1sur 275

Du même auteur

OUVRAGES
L’Encre et le Sang
Récits de crimes et société à la Belle Époque
Fayard, 1995

Naissance de la police privée


Détectives et agences de recherches en France, 1832-1942
Plon, 2000 ; rééd. Nouveau Monde Éditions, 2007

Vidal, le tueur de femmes


Une biographie sociale
(avec Philippe Artières)
Perrin, 2001

La Culture de masse en France.


t. I : 1860-1930
La Découverte, 2001

Crime et culture au XIXe siècle


Perrin, 2005

Crimen y cultura de masas en Francia


México, Instituto Mora, 2009

Biribi
Les bagnes coloniaux de l’armée française
Perrin, 2009

DIRECTION D’OUVRAGES
Les Exclus en Europe, 1830-1930
(avec André Gueslin)
L’Atelier, 1999

Imaginaire et sensibilité au XIXe siècle


(avec Anne-Emmanuelle Demartini)
Créaphis, 2005

L’Enquête judiciaire au XIXe siècle


(avec Jean-Claude Farcy et Jean-Noël Luc)
Créaphis, 2007

Le Commissaire de police au XIXe siècle


(avec Pierre Karila-Cohen)
Publications de la Sorbonne, 2008
Le Dossier Bertrand
Jeux d’histoire
(en collaboration)
Éditions Manuella, 2008

Métiers de police
Être policier en Europe
(en collaboration)
Presses universitaires de Rennes, 2008

La Civilisation du journal
Histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle
(en collaboration)
Nouveau Monde Éditions, 2011
DANS LA COLLECTION
L’UNIVERS HISTORIQUE
(derniers titres parus)

Les Enfants de la République


L’intégration des jeunes de 1789 à nos jours
par Ivan Jablonka
2010

L’Art de la défaite (1940-1944)


Nouvelle édition
par Laurence Bertrand Dorléac
2010

La Mémoire désunie
Le souvenir politique des années sombres, de la Libération à nos jours
par Olivier Wieviorka
2010

Pie XII et le IIIe Reich


Nouvelle édition
par Saul Friedländer
2010

Les Métamorphoses du gras


Histoire de l’obésité
Du Moyen Âge au XXe siècle
par Georges Vigarello
2010

Aux armes citoyens !


Naissance et fonctions du bellicisme révolutionnaire
par Frank Attar
2010

Une certaine idée de la Résistance


Défense de la France. 1940-1949
par Olivier Wieviorka
2010

Une histoire politique du pantalon


par Christine Biard
2010

Pudeurs féminines
Voilées, dévoilées, révélées
par Jean Claude Bologne
2010

Une histoire de la peine de mort


Bourreaux et supplices
1500-1800
par Pascal Bastien
2011

Les Ripoux des Lumières


Corruption policière et Révolution
par Robert Muchembled
2011

Le Mariage et l’Amour en France


De la Renaissance à la Révolution
par André Burguière
2011

Histoire de la forêt
par Martine Chalvet
2011

Les Batailles de l’impôt


Consentement et résistance de 1789 à nos jours
par Nicolas Delalande
2011

Histoire de la virilité
I. L’Invention de la virilité. De l’Antiquité aux Lumières
II. Le Triomphe de la virilité. Le XIXe siècle
III. La Virilité en crise ? XXe-XXIe siècle
sous la direction d’Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello
2011

Auschwitz
Enquête sur un complot nazi
par Florent Brayard
2012

L’Apocalypse joyeuse
Une histoire du risque technologique
par Jean-Baptiste Fressoz
2012

Allons enfants de la patrie


Génération Grande Guerre
par Manon Pignot
2012

Le Point de vue animal


Une autre version de l’histoire
par Éric Baratay
2012

Le Parchemin des cieux


Essai sur le Moyen Âge du langage
par Benoît Grévin
2012

La Fin
Allemagne, 1944-1945
par Ian Kershaw
2012

Nouvelle Histoire des Capétiens


987-1214
par Dominique Barthélemy
2012

L’Empire des Français


1799-1815
par Aurélien Lignereux
2012

Monarchies postrévolutionnaires
1814-1848
par Bertrand Goujon
2012

Le Crépuscule des révolutions


1848-1871
par Quentin Deluermoz
2012

Les Voix d’outre-tombe


Tables tournantes, spiritisme et société
par Guillaume Cuchet
2012

Crime et châtiment au Moyen Âge


Ve-XVe siècle
par Valérie Toureille
2013
Ce livre est publié dans la collection
« L’UNIVERS HISTORIQUE »

ISBN 978-2-02-110464-6

© Éditions du Seuil, janvier 2013.

www.seuil.com
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo
Pour Alain Corbin
Introduction
Bas-fonds… l’expression est de celles que l’on comprend
instantanément. Chacun, hélas, voit très bien de quoi il s’agit : des bouges,
des taudis, des corps avachis dans des cloaques qui sentent la crasse et
l’urine, des existences dégradées par la misère et par l’alcool, des bagnes,
des prisons, la chair triste des prostituées, des situations intolérables où la
déchéance se mêle à l’immoralité, au malheur, au crime, à l’inceste.
L’abîme absolu, dans lequel semble continûment entraînée une foule de
vagabonds, de gueux, de mendiants, de filles « perdues », de criminels, de
forçats, autant de figures hideuses, de figures repoussoirs, pour partie
réelles et pour partie fantasmées.
Car si l’expression est immédiatement compréhensible, elle est aussi
diffuse et incertaine. Nulle définition objective des bas-fonds n’a jamais été
donnée, nulle délimitation officielle ne les a circonscrits. Il n’existe ni carte
ni dénombrement de ce monde effroyable. Les bas-fonds s’étendent sur un
terrain meuble, vague, où la réalité, la pire des réalités, a partie liée avec
l’imaginaire, un terrain où le « social » est constamment redéfini par le
« moral », où les êtres de chair et de sang font corps avec les personnages
de fiction. Ce territoire, que j’explore depuis plus de vingt ans, n’a
longtemps constitué qu’un décor, celui de mon travail d’historien du crime
et des marges sociales. Mais le décor, un jour, est devenu objet : qu’étaient-
ce donc vraiment que ces « bas-fonds » qui semblaient aller de soi, que tant
de romanciers, de journalistes, d’observateurs sociaux décrivaient avec
complaisance ? À quelles réalités sociales, à quels impératifs moraux
correspondaient-ils ?
Ce livre est né de ces interrogations. Il entend donc prendre le décor au
sérieux, en comprendre la construction, en saisir les significations, et tenter
d’éclairer la longue fascination qu’il exerce dans nos imaginaires.
L’expression, nécessairement, constitue notre point de départ. Que disent
les dictionnaires, dont la leçon est toujours très précieuse ? Le terme
appartient au registre de la topographie, du paysage. Les bas-fonds, ce sont
d’abord des lieux. Les premières acceptions relèvent du maritime : c’est un
fond où il y a peu d’eau, « qui est dangereux, où il est aisé d’échouer »,
explique dès 1690 le Dictionnaire de Furetière, vite repris par ses suiveurs.
On passe progressivement des flots à la terre ferme. Ce sont « des terrains
bas & enfoncés », note le Dictionnaire de l’Académie française en 1798,
des zones déprimées, moins élevées, souvent envahies par les eaux, donc
marécageuses et malsaines. Le sens social, celui des bas-fonds modernes
qui nous intéressent ici, émerge au XIXe siècle. C’est une « classe
d’hommes vils et méprisables », écrit Émile Littré en 1863, une « classe
d’hommes dégradés par le vice et la misère », précise trois ans plus tard le
républicain Pierre Larousse, plus sensible que Littré aux mécanismes
sociaux et moraux qui engendrent la bassesse. Si l’on glisse ainsi du
topographique au social, la dimension spatiale n’est jamais oubliée. Les
bas-fonds correspondent toujours à des lieux – ce sont des bouges, des
cours des Miracles, des asiles de nuit, des bagnes –, tous marqués par une
propension naturelle à s’enfoncer, dans un mouvement toujours descendant.
Des « dessous », des « envers », des « bas quartiers », qui plongent dans les
profondeurs de ce que Balzac appelait la « caverne sociale ». Mais,
conformément aux conceptions environnementalistes qui dominent
longtemps la pensée médicale, les lieux s’articulent toujours aux caractères,
les topographies sont toujours aussi « morales ».
Trois traits, étroitement entrelacés, semblent définir cet état : la misère,
le vice et le crime. Ces trois termes reviennent de façon obsédante sous la
plume des auteurs. Inquiry into Destitution, Prostitution and Crime, note un
médecin écossais qui explore en 1851 les mauvais lieux d’Édimbourg1.
Vice, Crime and Poverty, titre le journaliste américain Edward Crapsey pour
définir les bas-fonds de New York qu’il sillonne en 18682. En 1896, un
rédacteur de la très sérieuse Revue pénitentiaire décrit le dépôt de la
préfecture de police comme « le grand réceptacle du vice, de la misère et du
crime dans la capitale3 ». « Du vol, de la débauche et du crime », rectifie le
romancier Pierre Zaccone4. C’est « la fosse où Paris secoue, pêle-mêle, ses
vices, ses crimes et ses misères », renchérit le journaliste Maurice Aubenas
dans Détective en 19345. Le dosage entre ces trois éléments peut varier, la
focalisation aussi, mais leur présence croisée est une constante
indispensable. Leurs relations dessinent aussi la dynamique des bas-fonds :
« La misère a donc commencé leur malheur à tous. Le vice est arrivé après,
le crime n’était pas loin », explique le romancier Octave Féré6. D’autres,
évidemment, soutiennent l’inverse : le vice d’abord, puis le crime, enfin la
misère. Toutes les combinaisons sont possibles, que l’invention de la
dégénérescence vient légitimer au milieu du XIXe siècle. Des lieux donc,
des états et des individus enfin. Le peuple des bas-fonds se décline en une
interminable liste : toute la légion des « malfaiteurs », tous ceux –
prostituées, mendiants, voleurs, assassins, rôdeurs, chiffonniers, détenus,
etc. – qui sont nés de la fécondation immonde du vice, du crime et de la
misère.
Cette acception des bas-fonds est intimement liée au XIXe siècle. Si la
plupart des morceaux du puzzle existaient auparavant, quelque chose
survient en ce siècle, qui les assemble de façon cohérente, leur donne un
nom, donc une identité et une visibilité. L’expression, dans son sens social,
émerge au cours de la même année 1840 chez trois auteurs différents, signe
qu’elle est alors arrivée à maturité dans l’air du temps. Balzac l’utilise dans
son roman Z Marcas publié le 25 juillet 1840 dans la Revue parisienne7 ;
Constantin Pecqueur, l’un des socialistes « utopiques » du temps, l’emploie
dans un essai d’économie politique8 ; et Honoré Frégier fait de même dans
son célèbre ouvrage sur les Classes dangereuses de la population des
grandes villes9. Un romancier, un théoricien de la réforme sociale, un
policier : il n’est pas anodin de remarquer que l’expression paraît
simultanément dans les registres qui seront ceux de sa rapide diffusion. De
fait, l’expression se répand très vite chez des auteurs comme Proudhon,
Eugène Sue ou Constant Guéroult. En 1862, elle est devenue d’un usage
suffisamment commun pour qu’Henry Monnier, l’inventeur de M.
Prudhomme, en fasse le titre d’une série de contes évoquant diverses plaies
morales et sociales – Les Bas-Fonds de la société. Scènes populaires10 – et
Victor Hugo celui de l’une des parties de ses Misérables : « Le bas-fond ».
Ce surgissement au milieu du XIXe siècle ne se limite d’ailleurs pas à
la France. La plupart des langues latines l’adaptent dans des acceptions
similaires, bajos fondos en espagnol, bassi fondi en italien, avec des
références explicites à l’origine française11. La situation est plus complexe
en Angleterre, qui disposait déjà de toute une batterie lexicale pour désigner
les taudis et les bouges : rookeries, dens, dives, low life. Mais le XIXe siècle
s’y montre tout aussi inventif qu’en France, puisqu’il forge deux nouveaux
termes, appelés d’ailleurs à supplanter tous les autres. Ainsi du mot slum,
attesté en 1812 dans un sens encore imprécis (« un endroit dans lequel
surviennent de basses embrouilles »), mais qui se répand rapidement dans
les années 1830 et 1840 pour désigner les « bas quartiers », puis les
« taudis » de la ville12. L’autre terme, the underworld, plus proche encore du
français bas-fonds, était utilisé depuis le XVIIe siècle, notamment par Ben
Jonson, pour désigner les enfers païens13. Mais il n’apparaît dans son sens
social qu’en 1869, sous la plume du romancier américain George Ellington
dans The Women of New York14, puis une vingtaine d’années plus tard dans
l’ouvrage d’une philanthrope, Helen Campbell, sous-titré Light and Shadow
of New York Life in the Underworld of the Great Metropolis15. Il est devenu
d’un usage courant à la fin du siècle, qui voit se multiplier les « histoires
vraies de l’underworld 16 ». Le terme se diffuse aussi en Angleterre,
notamment lors de l’affaire Jack l’Éventreur en 1888. C’est un lieu
clandestin, « voué au crime, à la débauche ou au complot », signale au
début du XXe siècle le Chambers’s Dictionary17. Le terme (tout comme son
équivalent allemand Unterwelt) a peu à peu acquis un sens différent,
synonyme de « crime organisé », mais tel n’était pas le cas lorsqu’il
apparaît dans le dernier tiers du XIXe siècle. L’association de la misère et
du crime nourrit alors les représentations, et la plupart des enquêtes, à
l’exemple de celle de Thomas Archer en 1865, mêlent la description des
pauvres, des détenus et des criminels18. Lorsque le journaliste Thomas
Holmes publie en 1912 son célèbre London’s Underworld, il y évoque
presque exclusivement le sort des pauvres et des indigents19. Les
dictionnaires d’argot, très nombreux durant l’entre-deux-guerres, ne s’y
trompent pas : le terme underworld leur sert aussi à désigner la langue des
vagabonds, des mendiants et des marginaux20. C’est donc comme un quasi-
synonyme de « bas-fonds » que je l’emploierai dans ce livre.
Partout au XIXe siècle, les sociétés occidentales éprouvent donc le
besoin de forger des termes neufs pour renommer les réalités liées à la
misère et à la transgression. Cette exigence lexicale, et son inscription au
cœur d’un très dense système de représentations, constitue l’une des
principales questions historiques au cœur de cet ouvrage. Pourquoi et
comment le siècle du positivisme, de l’industrie, de la démocratisation et de
la culture de masse réorganise-t-il la pensée de ses marges ? Mais s’il est
important de comprendre pourquoi, à un moment donné, se reconfigure la
description des réalités sociales, il est tout aussi essentiel d’identifier les
motifs récurrents qui les caractérisent dans leur histoire longue. Car les
réalités en question – l’indigence, la délinquance, la débauche – ont
évidemment existé avant que le terme « bas-fonds » ne vienne les recouvrir.
Deux étapes apparaissent décisives : l’invention du concept de « mauvais
pauvre » au début du XIIIe siècle, pour désigner la troupe alors grandissante
des mendiants et des vagabonds, et celle de la gueuserie au tournant des
XVe et XVIe siècles. La fin du Moyen Âge et le début de la période
moderne sont en effet marqués par l’intensification des peurs sociales et la
multiplication des images de marginaux. Le terme « gueux », qui s’impose
alors, est investi d’une forte charge de duplicité : ce sont à la fois des
indigents et des coquins, des individus méprisables, des misérables. « Le
mot gueux, explique Pierre Larousse, présente la pauvreté comme quelque
chose de sale et de vil ; souvent s’y ajoute aussi l’idée de mendicité. » La
gueuserie, on le voit, recouvre le même registre sémantique que les bas-
fonds : misère et pauvreté, mais aussi vice, fourberie et délinquance. S’y
ajoute l’idée d’une contre-société hiérarchisée, d’un « monde à l’envers »,
et d’une langue, l’argot, censée dissimuler ces agissements coupables.
Projeté au cœur d’une ample production imprimée qui se diffuse rapidement
dans toute l’Europe moderne, le monde des gueux annonce celui des bas-
fonds.
Une difficulté, on le voit, commence à se faire jour. Ces bas-fonds et
ces gueux existent-ils vraiment ? Qu’il y ait des pauvres, des voleurs, des
prostituées et des bandes organisées ne fait malheureusement aucun doute,
qu’ils ressemblent aux descriptions pittoresques et horrifiées qu’en offrent
les principaux récits demeure plus incertain. Pour l’essentiel, les bas-fonds
relèvent d’une « représentation », d’une construction culturelle, née à la
croisée de la littérature, de la philanthropie, du désir de réforme et de
moralisation porté par les élites, mais aussi d’une soif d’évasion et
d’exotisme social, avide d’exploiter le potentiel d’émotions
« sensationnelles » dont, aujourd’hui comme hier, ces milieux sont porteurs.
C’est pourquoi les sciences sociales n’ont jamais pris cette expression au
sérieux. Quelques historiens du crime ou de la pauvreté, comme Louis
Chevalier ou John Tobias, l’ont utilisée dans les années 1950 et 1960, mais
sans en questionner véritablement la nature ou le sens21. C’est également le
cas des travaux consacrés aux milieux marginaux des grandes villes,
comme Londres, New York ou Berlin22. Lorsqu’une réflexion plus
spécifique a porté sur ces termes, principalement celui d’underworld, la
réaction des historiens a été de les récuser comme des expressions vagues,
incertaines, nébuleuses. On y a vu, à raison, une création « littéraire », une
sorte de figure formidable inventée par les élites pour dépeindre un monde
ouvrier brutal, menaçant, et artificiellement isolé du reste de la société. Tel
quel, il ne pouvait rien nous apprendre sur la vie ou sur les expériences du
monde réel. Ce rejet a été accentué par la fascination publique pour les
histoires de bas-fonds et la multiplication d’ouvrages pittoresques et de True
Crime Stories, florissantes dans le monde anglophone. « L’underworld,
comme expression, est tombé en disgrâce chez les chercheurs qui
l’associent aux représentations du XIXe siècle sur les classes dangereuses,
ainsi qu’à tous les travaux pittoresques qui présentent ses habitants comme
s’ils vivaient dans un autre monde géographique », écrit une historienne
britannique23. Le rejet a été encore plus fort du côté des sociologues,
notamment en raison de l’émergence à la fin des années 1970 de
l’expression voisine d’underclass, accusée d’être une clé de lecture
néolibérale masquant les ressorts sociaux de la nouvelle pauvreté24.
On ne cherchera donc pas, dans ces récits des bas-fonds, la trace
d’expériences tangibles de la pauvreté ou du crime. Des réalités, bien sûr,
affleurent incidemment, des lieux, des gestes, des destins peuvent parfois
transparaître, et certains historiens s’efforcent d’appréhender des données
effectives, notamment en matière de criminalité organisée25. Mais les bas-
fonds constituent essentiellement une représentation où se mêlent les
frayeurs, les désirs, les fantasmes de tous ceux qui s’y sont intéressés. C’est
« un amas confus d’éléments résiduels de toute espèce et de toute origine »,
écrit en 1903 le psychologue et criminologue argentin Francisco de Veyga26.
C’est une « imposture », renchérit Henry James dans The American Scene
en 1907. Dans ce récit qui retrace un voyage entrepris tout le long de la côte
atlantique des États-Unis, James s’attarde à New York, dans le Lower East
Side, et dénonce ces récits qui inventent un monde artificiel et sinistre27. Et
c’est bien ainsi qu’il faut le prendre, comme « un agrégat de figures et de
scènes issues de l’imagination urbaine28 », un lieu où s’enchevêtrent mille
images, mille références venues de la littérature, des enquêtes sociales, de
l’hygiène publique, des faits divers, des sciences morales et politiques, de la
chanson, du cinéma. Les historiens de la culture se sont bien sûr montrés
plus intéressés par ces représentations qui expriment les inquiétudes et les
anxiétés des élites, et de substantielles études ont été consacrées aux figures
de la répulsion, du crime, du danger, ou aux pratiques de slumming29 (visite
des bas-fonds). Aucune n’a cependant considéré les bas-fonds comme un
tout, comme un « imaginaire social », passible d’une lecture globale – c’est
ainsi que ce livre entend procéder.
La notion d’imaginaire social mérite à ce stade d’être précisée,
d’autant qu’elle n’a guère fait l’objet de mises au point détaillées et souffre
de la dimension fortement anhistorique que les philosophes et les
anthropologues ont donnée à l’imaginaire30. On le définira ici, dans le
sillage des travaux d’anthropologie historique, comme un système cohérent,
dynamique, de représentations du monde social, une sorte de répertoire des
figures et des identités collectives dont se dote chaque société à des
moments donnés de son histoire31. Les imaginaires sociaux décrivent la
façon dont les sociétés perçoivent leurs composants – groupes, classes,
catégories –, hiérarchisent leurs divisions, élaborent leur avenir. Ils
produisent et instituent le social plus qu’ils ne le reflètent32. Mais ils ont
besoin pour cela de s’incarner dans des intrigues, de raconter des histoires,
de les donner à lire ou à voir. C’est pourquoi l’imaginaire social est surtout,
comme le suggère Pierre Popovic, un « ensemble interactif de
représentations corrélées, organisées en fictions latentes33 ».
Les bas-fonds qu’on se propose ici d’explorer relèvent bien d’une telle
conception de l’imaginaire : produits par des sociétés inquiètes à des
moments de crise ou de surchauffe, ils offrent une série de récits qui visent
à qualifier et à disqualifier, à dire l’intolérable autant que le tolérable, à
concevoir et formuler les possibles lignes de fuite. Mais nul maître d’œuvre
n’a la haute main sur leur élaboration, ils ne sont collectifs que par défaut et
peuvent prendre parfois des chemins de traverse. La pluralité de leur
inspiration et surtout de leurs usages fait leur complexité autant que leur
richesse.
Les trois temps de ce livre nous invitent donc à comprendre comment
les sociétés occidentales ont pensé leurs envers au moment du grand
basculement dans l’ordre industriel. Centrée sur l’avènement des bas-fonds,
la première partie s’attache à plonger au plus profond de cet imaginaire –
lieux, décors, acteurs, motifs – et à sonder les contextes qui, au cœur du
XIXe siècle, expliquent son émergence. Mais elle s’emploie aussi à montrer
la récurrence des représentations, dont certaines s’ancrent dans un passé
immémorial. Si bien que les bas-fonds surgiront ici dans leur hideuse et
insidieuse présence. Défendant l’idée qu’un imaginaire social fonctionne
toujours au travers des intrigues qui lui donnent forme et sens, la deuxième
partie de ce livre identifie quatre scénarios, quatre scripts remarquables, qui
organisent le récit des bas-fonds. On ne soutiendra pas qu’ils l’épuisent –
d’autres choix, d’autres trames étaient sans doute possibles –, mais les
quatre enchaînements retenus éclairent très largement la scénographie de
ces envers sociaux. S’il a une naissance, un imaginaire social doit aussi
avoir une fin, faute de quoi son évidence historique ne saurait être perçue
avec la même acuité. Même si nombre de ses motifs et de ses constituants
restent en place, se reconfigurent ou s’adaptent à de nouveaux contextes, la
combinatoire spécifique née autour des bas-fonds au début du XIXe siècle
s’épuise progressivement vers le milieu du siècle suivant. Les États
providence qui s’imposent au lendemain de la Seconde Guerre mondiale ne
lui laissent guère de place. C’est à l’histoire de son effacement progressif et
de ses rémanences qu’est consacrée la dernière partie. Chemin faisant, elle
s’interroge aussi sur les usages d’un tel imaginaire, les manières souvent
très différentes de l’investir, son « sens pratique » en quelque sorte.

1. An Inquiry into Destitution, Prostitution and Crime in Edinburgh, Édimbourg, James G. Bertram &
Company, 1851.
2. Edward Crapsey, The Nether Side of New York, or The Vice, Crime and Poverty of the Great Metropolis, New
York, Sheldon & Co., 1872.
3. Henry Alpy, « Les enfants dans les prisons de Paris », Revue pénitentiaire et de droit pénal, 1896, p. 224.
4. Pierre Zaccone, Les Nuits du boulevard [1876], Paris, Fayard, 1880, p. 296.
5. Maurice Aubenas, « Dans le canal des trépassés », Détective, 28 juin 1934.
6. Octave Féré, Les Mystères de Rouen [1845], Rouen, Haulard, 1861, p. 248.
7. . « Il m’a dit en 1831 ce qui devait arriver : les assassinats, les conspirations, le règne des Juifs, la gêne des
mouvements de la France, la disette d’intelligence dans la sphère supérieure et l’abondance de talents dans les
bas-fonds où les plus beaux courages s’éteignent sous les cendres du cigare. »
8. Constantin Pecqueur, Des améliorations matérielles dans leurs rapports avec la liberté. Introduction à
l’étude de l’économie sociale et politique, Paris, Gosselin, 1840, p. 80 : « Les classes riches, parmi lesquelles
les déplacements subits de fortune viennent parfois jeter le trouble et le désordre, produisent de temps en
temps ces fameux chefs de bandits qui ameutent et dirigent tout ce qu’il y a de passion subversive et de
cruauté dans les bas-fonds de la population misérable et pervertie. »
9. Honoré Antoine Frégier, Des classes dangereuses de la population dans les grandes villes et des moyens de
les rendre meilleures, Paris, Baillière, 1840, p. 347.
10. Henry Monnier, Les Bas-Fonds de la société. Scènes populaires, Paris, Jules Claye, 1862.
11. Le Grande dizionario della lingua italiana (Turin, Unione tipografico-editrice torinese, 1988) renvoie à
l’expression française.
12. . « A room where low goings-on occurred », cité par Harold J. Dyos, « The Slums of Victorian London »
[1966], in David Cannadine et David Reeder (dir.), Exploring the Urban Past. Essays in Urban History by H.
J. Dyos, Cambridge, Cambridge University Press, 1982, p. 129-153. Selon Ellen Ross (Slum Travelers.
Ladies and London Poverty, 1860-1920, Berkeley, University of California Press, 2007, p. 301), il s’agirait
d’une diminution argotique de slumber, qui signifie « sommeil ». En 1821, dans Life in London, Pearce Egan
décrit les back-slums de Holy Lane et de Saint-Giles comme de « low, unfrequentend parts of the town » et
Dickens utilise le terme dans le même sens en 1840. Le Times du 16 janvier 1845 en fait un synonyme de
bad-lodging et c’est comme tel qu’il se généralise. Slumming, en revanche, n’est pas attesté avant la décennie
1880. L’Oxford English Dictionnary l’enregistre en 1884.
13. Margaret Tudeau-Clayton, « Underwor(l)ds, l’ancien et le nouveau », in François Laroque et Frank Lessay
(dir.), Esthétique de la nouveauté à la Renaissance, Paris, PUPS, 2001, p. 59-76.
14. George Ellington, The Women of New York or the Underworld of the Great City, New York, New York Book
Co., 1869.
15. Helen Campbell, Darkness and Daylight, or Lights and Shadows of New York Life of the Great Metropolis,
New York, Hartford Publications Co., 1889.
16. Josiah Flynt Willard, « True stories from the underworld », McClure’s, 15 juin 1900.
17. . « A submerged, hidden or secret region or sphere, especially one given to crime, profligacy and intrigue »,
cité par Donald A. Low, Thieves’s Kitchen. The Regency Underworld, Londres, Dent, 1982, p. VIII.
18. Thomas Archer, The Pauper, the Thief and the Convict : Sketches of Some of their Home, Haunts, and Habits,
Londres, Grommbridge & Sons, 1865.
19. Thomas Holmes, London’s Underworld [1912], with an introduction by Iain Sinclair, Londres, Anthem Press,
2006.
20. Cf. par exemple Irwin Godfrey, American Tramp and Underworld Slang. Words and Phrases Used by
Hoboes, Tramps, Migratory Workers and those on the Fringes of Society, with their Uses and Origins, New
York, Sears Publishers, 1930, ou, un peu plus tard en Grande-Bretagne, Eric Partridge, A Dictionary of the
Underworld, British and American, Being the Vocabulary of Crooks, Criminals, Racketeers, Beggars and
Tramps Convicts, Londres, Routledge, 1950.
21. Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris dans la première moitié du XIXe siècle,
Paris, Plon, 1958 ; John J. Tobias, Crime and Industrial Society, Londres, Batsford, 1967.
22. Par exemple, et parmi d’autres, Kellow Chesney, The Victorian Underworld, Londres, Temple Smith, 1970 ;
Gãmini Salgãdo, The Elizabethan Underworld, Londres, Dent & Son, 1977 ; Thomas Gilfoyle, A
Pickpocket’s Tale. The Underworld of Nineteenth-Century New York, New York, Norton & Co., 2006 ;
Richard J. Evans, Tales from the German Underworld. Crime and Punishment in the Nineteenth Century,
New Haven, Yale University Press, 1998.
23. Deborah A. Symond, Notorious Murders, Black Lanterns, & Moveable Goods. The Transformation of
Edinburgh’s Underworld in the Early Nineteenth Century, Akron, The University of Akron Press, 2006,
p. 146, n. 25.
24. Loïc Wacquant, « L’Underclass urbaine dans l’imaginaire social et scientifique américain », in S. Paugam
(dir.), L’Exclusion. L’état des savoirs, Paris, La Découverte, 1996, p. 248-262. Sur ce débat, cf. infra,
chap. IX.
25. Heather Shore, « Undiscovered Country : Towards a History of the Criminal Underworld », Crimes and
Misdemeanours, 1, 2007, p. 41-68.
26. Francisco de Veyga, « Los Lunfardos. Estudios clínicos sobre esta clase de ladrones profesionales », 1903,
cité par Lila Caimari, La Ciudad y el Crimen. Delito y vida cotidiana en Buenos Aires, 1880-1940, Buenos
Aires, Editorial Sudamericana, 2009, p. 56.
27. Henry James, The American Scene, Londres, Chapman & Hall, 1907, p. 201.
28. Lila Caimari, La Ciudad y el Crimen, op. cit., p. 56.
29. Par exemple Alain Corbin, Le Miasme et la Jonquille. L’odorat et l’imaginaire social, XVIIIe-XIXe siècle,
Paris, Aubier, 1982 ; Judith Walkowitz, City of Dreadful Delight. Narratives of Sexual Danger in Late-
Victorian London, Chicago, University of Chicago Press, 1992 ; Seth Koven, Slumming. Sexual and Social
Politics in Victorian London, Princeton, Princeton University Press, 2004.
30. C’est le cas de Gaston Bachelard ou de Gilbert Durand. Voir notamment Gilbert Durand, Les Structures
anthropologiques de l’imaginaire, Paris, PUF, 1960.
31. Bronislaw Baczko, Les Imaginaires sociaux. Mémoires et espoirs collectifs, Paris, Payot, 1984.
32. Cornelius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975.
33. Pierre Popovic, Imaginaire social et folie littéraire. Le Second Empire de Paulin Gagne, Montréal, Presses de
l’université de Montréal, 2008, p. 24.
PREMIÈRE PARTIE

L’avènement des bas-fonds


CHAPITRE PREMIER

Dans l’antre de l’horreur

L’histoire des bas-fonds est complexe. Elle enchevêtre mille motifs,


mille références, dont certains se perdent dans la nuit des temps tandis que
d’autres continuent de nous envelopper. Toute l’ambition de ce livre est
précisément de dénouer la trame subtile de leur construction. Mais il nous
faut d’abord entrer au cœur de cet univers sordide et décrire, au plus près
des images forgées par les contemporains, cet antre de l’horreur. C’est à
l’exploration des bas-fonds, sous toutes leurs formes et au moment de leur
plus grande extension – entre les années 1830 et la Seconde Guerre
mondiale –, que ce chapitre nous invite. Le voyage est parfois difficile,
mais nulle complaisance ou nul désir d’exotisme ne le commande. Avant de
chercher à expliquer, ne faut-il pas décrire, exposer, peindre sans états
d’âme l’objet de la quête ? Il convient donc d’entrer, sans frémir ni reculer,
dans ce « monde sous un monde » qu’évoquaient les Goncourt1 et tenter
d’en cerner les principaux caractères. Telle quelle, la description qu’on va
lire n’existe nulle part. Elle émerge d’une multitude d’enquêtes, de récits,
de reportages, de fictions également, qui s’attachent durant plus d’un siècle
à dépeindre les lieux de misère et de perdition ; elle tente d’en restituer et la
lettre et l’esprit. Tout comme celui d’Eugène Sue au seuil des Mystères de
Paris, voici donc « le lecteur prévenu de l’excursion que nous lui proposons
d’entreprendre parmi les naturels de cette race infernale qui peuple les
prisons, les bagnes, et dont le sang rougit les échafauds2 ».
Villes « en crise »

Les bas-fonds, on l’a dit rapidement en ouverture, désignent à la fois


des lieux, des individus et des comportements. Mais les lieux sont premiers,
ils constituent le décor dans lequel s’enracine toute l’histoire. Au reste,
lorsque l’expression apparaît au début du XIXe siècle, l’heure est au néo-
hippocratisme, théorie médicale qui lie étroitement les topographies et les
caractères moraux. C’est donc dans des espaces précis que s’incarnent les
bas-fonds, des espaces intrinsèquement liés à l’expérience de la ville. Il faut
insister sur ce point : dans ces sociétés paysannes et rurales que sont alors,
très majoritairement, la France et l’Europe moderne, il n’est de bas-fonds
qu’au cœur de la grande ville. La misère, le crime, le viol, l’inceste ont beau
exister aussi et peut-être surtout dans les profondeurs du monde rural, les
bas-fonds sont urbains. Ils sont les enfants de Sodome et de Babylone et
portent la marque d’une « urbaphobie » qui s’exacerbe au XIXe siècle. Si
l’influence corruptrice de la ville est dénoncée de longue date, c’est surtout
là, au cœur des « crises urbaines » du premier XIXe siècle, que la menace
est la plus lisible. Car la ville qui engendre les bas-fonds est toujours la ville
ancienne, vieillie, étroite, saturée, que les tensions sociales agitent et que les
pulsions de son imaginaire enflamment. Le Paris pré-haussmannien,
surpeuplé et surchauffé, sale, suintant et labyrinthique, constitue sans doute
l’archétype de cette ville « en crise ». C’est « la ville gothique, noire,
obscure, crottée et fiévreuse, la ville de ténèbres, de désordres, de violences,
de misère et de sang ! » écrit Jules Janin en 1843, qui dépeint, à l’image de
tant d’autres, les « intersections de maisons, culs-de-sac, pattes-d’oie,
dédales, carrefours… grands espaces boueux et sanglants dans lesquels
clapotaient pêle-mêle les truands des deux sexes »3. Le décor est planté.
C’est le Paris de Vidocq et de Balzac, au cœur de la Cité, dédale de « rues
assassines », d’allées puantes, d’escaliers noirs, de « ruelles humides et
infectes, aux maisons couleur de boue », peuplé d’indigents, de brigands, en
bref « d’une vermine humaine d’où s’engendraient les crimes les plus
monstrueux »4.
Ce n’est donc pas un hasard si c’est à Paris que surgit en 1840
l’expression « bas-fonds ». Ni qu’Edgar Poe, bien qu’il n’y soit jamais
venu, situe l’année suivante l’action de « Double assassinat dans la rue
Morgue », première nouvelle policière de la littérature occidentale. Ni bien
sûr qu’un an plus tard encore, en 1842, Eugène Sue inaugure le genre des
« mystères urbains » appelé à toucher, en moins de deux décennies, toutes
les villes du monde. C’est donc là, dans ce « dédale de rues obscures,
étroites, tortueuses, qui s’étend depuis le Palais de Justice jusqu’à Notre-
Dame5 », que les bas-fonds adviennent à la modernité.
Mais le privilège ne dure guère. Paris a beau avoir été promue
« capitale du XIXe siècle » par Walter Benjamin, elle doit vite partager le
titre de capitale des bas-fonds avec nombre d’autres villes. Toutes les
vieilles cités gothiques du pays font rapidement valoir leurs droits, à l’instar
de Rouen, dont les quartiers de Martinville et Saint-Hilaire réunissent « ce
que la cité a de plus honteux et de plus triste : le vice et le crime6 ». Les
villes portuaires et manufacturières sont aussi très vite de la partie, à mesure
que les enquêtes sociales du début du siècle montrent comment Lille,
Nantes, Amiens, Saint-Étienne, Lyon, Mulhouse et tant d’autres entassent
dans leurs faubourgs ou dans leurs caves ces nouveaux « barbares »
qu’engendre l’industrialisation. Le Sud n’est pas en reste. Dans le
« labyrinthe des mille rues sales et noires qui composent la primitive
Marseille » se presse une population d’ivrognes, de gueux, de marins, de
nervis, de prostituées. « On dirait qu’Eugène Sue a passé par là pour y
glaner des scènes cabaretières »7.
Et puis il y a Londres, qui n’a sur ce point rien à envier à Paris. Si les
bas-fonds y sont inconnus, la ville a ses slums (« taudis »), ses dens
(« clapiers »), ses rookeries (« logements insalubres »), bientôt son
underworld qui font d’elle une fourmilière du « vice ». C’est la grande
Babylone noire, « la grande verrue » (the great wen), comme l’appelle le
radical William Cobbett en 1820. Rarement ville fut investie d’une telle
influence corruptrice : on y dénonce le crime, la paresse, l’immoralité, la
débauche, l’ivrognerie, l’irréligion. Plus tard, dans les années 1880, elle
sera la whoreshop of the world (le « bordel du monde »), cité de la
perversion et de la prostitution. C’est une ville hideuse, en haillons,
corrompue, pervertie, « laboratoire gigantesque de corruption et de crime
[…] qui entraîne le reste de l’Angleterre vers le fond avec elle », comme
l’écrit dans le Times Charles Trevelyan8. Elle est tout au long du siècle
l’objet d’une cartographie quasi obsessionnelle, qui décrit par le menu
l’enchevêtrement de taudis, de garnis, de backslums et de pubs mal famé où
le gin coule à flots. Vers 1840, les quartiers de Saint-Giles et de Covent
Garden constituent, en plein cœur de la ville, un immense taudis de plus de
4 hectares, surnommé la « Terre sainte » : « un amas très dense de masures
si décrépites qu’elles se contentent de ne pas s’effondrer, étroites et
sinueuses venelles, rigoles d’eau croupie, immondices, murs aux teintes de
suite décolorées9 ». La ville que décrit Eliza au début des Mystères de
Londres est un « labyrinthe de rues sales et étroites situées dans le voisinage
immédiat de la partie nord-ouest de Smithfield market ». Elle atteint un peu
plus loin « les rues repoussantes qui se rejoignent à cet endroit qu’on
appelle Smithfield. Il me semblait marcher au milieu de tous ces antres du
crime et d’effroyable misère que j’avais découverts dans les romans, mais
dont je n’aurais jamais pu croire qu’ils existaient bel et bien, en plein cœur
de la capitale du monde »10. Quand une partie du quartier est rasée en 1847,
le centre de gravité se déplace vers l’est, vers l’East End, où se mêlent les
quais, les docks, les taudis, les abattoirs et les peausseries. « Un vaste
continent de vice, de crime et de misère11 », qui incarne à la fin du siècle
toute l’horreur londonienne et que les crimes de Jack l’Éventreur font
connaître au monde entier en 1888.
Ce que Londres fait en grand, d’autres villes le réalisent à plus
modeste échelle : Liverpool et son quartier de Waterloo Road, Birmingham
avec Saint Mary et Saint Lawrence, Édimbourg, résonnant encore des
terribles meurtres des « résurrectionnistes » Burke et Hare, qui assassinent
en 1827 leurs locataires pour vendre leurs corps à la dissection. Manchester
ne vaut pas mieux, avec ses bas quartiers « aux visions répugnantes et à la
puanteur intolérable, où toutes les ordures, les eaux sales et la crasse des
maisons et des caves se putréfiaient dans les rues », comme l’écrit
Geraldine Jewsbury dans Marian Withers en 185112. Partout les villes du
XIXe siècle, gangrenées par une croissance qui entasse les migrants dans
des conditions indignes, exhibent leurs bas-fonds.
Et le Vieux Monde est bientôt trop petit. La reprise de l’expansion
coloniale met rapidement l’accent sur les ports et les grandes villes
coloniales – Bombay, Alger, Tanger, Manille, où l’indigence et la
prostitution se teintent vite de notations racistes. Shanghai, devenu le
« bordel de l’Asie », dispose de maisons somptueuses, mais aussi de bouges
à marins, de « cabanes à clous » et de lupanars « faits de bambou tressé et
de torchis »13. Léopoldville, au Congo belge, est un repaire de voleurs, de
proxénètes, d’une « tourbe de Noirs déclassés et paresseux qui ont pris de la
civilisation ce qu’elle a de moins bon14 ». Les migrations internationales
engendrent la croissance exceptionnelle des bas-fonds du Nouveau Monde.
New York, tête de pont de l’immigration américaine, est sans doute la
première ville touchée. Dès 1830, Five Points, une intersection boueuse au
sud de Manhattan, concentre tous les maux qui assaillent la jeune nation :
misère, violence, prostitution, crimes. C’est le « cloaque de toutes les
dépravations de la nature humaine », déclare Thomas Jefferson15. Dès lors,
et pour longtemps, New York est the wicked city, « la cité du mal et du
vice ». Mais toutes les villes américaines sont rapidement touchées, à tel
point que, dès 1850, chacune d’elles ou presque a déjà son « mystère », sur
le modèle du roman d’Eugène Sue – Boston, Philadelphie, Saint Louis, La
Nouvelle-Orléans, Rochester, Charleston, Lowell et d’autres encore16. Plus
au sud, Buenos Aires s’impose à compter des années 1880 comme
l’épicentre des nouveaux bas-fonds, un immense bordel tombé aux mains
des souteneurs et des rufians, mais où s’agite aussi une population de
voleurs professionnels, d’enfants des rues, de migrants faméliques,
d’anarchistes au regard exalté17. Non loin de là, Rio, Montevideo, Caracas
et Panamá possèdent chacune leurs quartiers de misère et de débauche.

« Un monde sous un monde »

Réalité urbaine, les bas-fonds n’occupent cependant pas tout l’espace


de la ville. Deux types de lieux leur sont réservés. D’un côté les zones
reléguées, déprimées, sales, pauvres, perdues, les marges sordides aux
ruelles boueuses, les bouges, les carrières, les « trous, de la fange et des
constructions inachevées18 ». De l’autre, les lieux de l’autorité, véritables
bas-fonds légaux qui concentrent contre leur gré les marginaux de toutes
sortes dans les prisons, les bagnes, les hospices, les asiles ou les
workhouses.
Un trait commun, inscrit dans les termes mêmes qui les désignent,
précise la localisation de ces lieux répugnants. Il s’agit pour l’essentiel
d’espaces du « dessous ». Partout des caves, des caveaux, des souterrains,
des fosses, des gouffres, des catacombes, des égouts, des « mines ». On
pourrait convoquer des centaines d’exemples, pris dans des registres
différents. À Nantes, tous les vices, l’infamie urbaine, l’immoralité
semblent se concentrer autour du « quai de la Fosse », dont le nom à lui seul
vaut un programme. C’est la partie basse de la ville qui borde le port et
regroupe les bouges, les taudis, les bordels, les tripots, les rues grasses, les
ordures19. « On écarte, en passant, les murs noirs qui retiennent l’air
visqueux, les basses odeurs humaines, la moisissure soufflée par ces caves
superposées […]. Le soir, les couteaux sont à l’affût, quelque part20 ». À
Lille, ce sont des caves, « ce morne enfer » qui indigne le Hugo des
Châtiments (1853) et où les pauvres, « des fantômes, sont là sous terre dans
des chambres ». À Paris, les pires lieux sont ceux dans lesquels on
s’enfonce. Les tapis-francs sont des « cabarets du plus bas étage », comme
l’antre de Bras-Rouge, le Cœur saignant, bouge souterrain des Mystères de
Paris, ou le Trou-à-vin des Mendiants de Paris, une « caverne », une « salle
basse ». Partout dans la ville, « des caves infectes, éclairées par des
soupiraux prenant jour au niveau des ruisseaux », et bien sûr des
catacombes, comme dans les récits célèbres d’Élie Berthet ou de Pierre
Zaccone21. En 1929, Henri Danjou prend encore plaisir à entraîner le lecteur
dans cette « ville des morts […] ville des labyrinthes », avec ses cadavres et
ses mystères22. À Buenos Aires, le quartier le plus sordide est celui de La
Boca, c’est « le fond du fond », écrit Albert Londres, on ne peut
« raisonnablement pas descendre plus bas »23. Quelques années auparavant
pourtant, il y avait pire. Jules Huret se souvient d’El Bajo, « un quartier
populaire, en partie gagné sur les eaux du Rio […] C’était le dépôt des
animaux morts, des ordures et des poissons pourris. Les gens mal famés s’y
réunissaient dans des bouges de basse catégorie24 ». L’Unterwelt berlinois
est « vraiment un monde souterrain qui, de cave en cave, de bouge en
bouge, de coupe-gorge en coupe-gorge, étendait ses ramifications sous le
sol de Berlin25 ». Quelques lieux, bien sûr, peuvent faire exception.
Immonde et répugnant bas-fond aux dires des Occidentaux, la Casbah
d’Alger est, à l’inverse, un promontoire, un interminable escalier qui monte
vers des hauteurs de plus en plus sordides. Et le pire est en haut, la rue des
Zouaves : « une tribu de gitans campe au sommet26 ». Un bas-fond inversé
en quelque sorte, qu’autorise sa nature coloniale.
Cette concentration des populations marginales dans les lieux déprimés
obéit bien sûr à des contraintes sociales. Ce sont le plus souvent les seuls
endroits qu’on leur laisse. Certains peuvent servir de refuge, comme les
carrières d’Amérique et les fours à plâtre adjacents, que peuplent au
XIXe siècle les vagabonds parisiens, ou comme les arches des Adelphi qui
jouent le même rôle à Londres. Ce sont parfois des lieux où l’on sera
tranquille pour fomenter de nouveaux crimes. Les chauffeurs de la bande
d’Orgères – une « horde » – vivaient dans un souterrain27. À Paris, une
horde de pègres, les « Grouilleurs », avait aménagé son repaire dans un
égout désaffecté sur les bords de la Seine28. La confrérie des voleurs
internationaux, que Georges Darien décrit dans Le Voleur, privilégie les
« maisons où la lumière du jour ne pénètre jamais, aux triples portes, aux
fenêtres aveuglées par des planches clouées à l’intérieur ; de mystérieuses
boutiques éternellement à louer, aux volets toujours clos, où l’on se glisse
en donnant un mot de passe ; des caves aux voûtes enfumées29 ». Et la
bande de criminels mise en scène dans The Silver Wedding, un film
américain de 1906, choisit d’opérer depuis les égouts de New York parce
que l’on s’y déplace et s’esquive facilement30. Les lieux de l’enfermement
tendent eux aussi à se nicher dans les contrebas. Les prisons « occupent
souvent les bords des fossés humides », note Villermé31, beaucoup sont des
geôles souterraines, des basses-fosses, des oubliettes. À Paris, le dépôt de la
préfecture occupe une vaste « salle noire, basse, longue, étroite et
obscure32 », dont « le plafond forme une voûte, assez analogue au couvercle
d’un cercueil », complète Gustave Macé33. « Le dépôt est bien un dessous,
comme on dit en langue des théâtres, puisqu’on a jugé bon de l’aménager
dans les substructions du Palais de Justice », précise le vicomte
d’Haussonville34, tandis que d’autres le présentent comme un « cul-de-
basse-fosse35 ». Un peu plus loin, à la Force, les détenus les plus dangereux
sont enfermés dans la « fosse aux lions36 ». À Montfaucon, l’horreur était
moins sur le gibet et ses sinistres fourches que dans les caves, « où l’on
jetait non seulement les débris humains qui se détachaient des chaînes de
Montfaucon, mais aussi les corps de tous les malheureux exécutés aux
autres gibets permanents de Paris37 ». Toutefois, il y a toujours pire. À
Rouen, l’hospice de Saint-Yon, où l’on enferme les aliénés, est un
« tombeau où l’on descend vivant, dont les portes retombent sur la tête de
celui qu’on y traîne, comme le couvercle d’un cercueil sur un cadavre38 ».
Au Pérou, le bagne de Casas-Matas est un ensemble d’étroites galeries
souterraines de chaux et de sable qui ne reçoivent la lumière que par la
porte et les deux fenêtres de l’entrée39.
Réalités topographiques, ces localisations procèdent aussi d’une réalité
symbolique qui a trait à l’enfer, à la catabase, cette descente aux Enfers que
depuis l’Antiquité grecque tout héros se doit d’opérer40, mais aussi aux
décors terrifiants – tombeaux, souterrains, oubliettes – que le roman
gothique a popularisés à la fin du XVIIIe siècle. Bien des bas-fonds et de
leurs mystères ont pris leur source dans Les Mystères d’Udolphe d’Ann
Radcliffe, publié en 1794. L’envers, c’est aussi l’obscurité, la nuit, le noir.
Ces interminables dessous qui constituent les bas-fonds sont donc tout
autant moraux, religieux, sociaux et topographiques. Nous sommes dans un
monde inversé, un antimonde, immonde.
Ce monde n’est d’ailleurs pas seulement celui d’en bas, c’est un
monde qui est entraîné vers le bas, dans un mouvement toujours
descendant. Son devenir, c’est la déchéance, l’alcoolisme, la maladie, la
folie, la mort, laquelle souvent s’achève dans une autre fosse, « la fosse
commune dans laquelle les cadavres d’hommes, de femmes et d’enfants,
dans une effroyable promiscuité, mêlent les fermentations de la mort41 ».
C’est un monde entraîné dans la chute, au sens chrétien du terme, qui
s’enfonce dans les ténèbres et qui se pervertit toujours un peu plus dans ce
mouvement, jusqu’à se concentrer dans un infâme résidu. C’est ce terme,
residuum, utilisé par le député libéral John Bright lors des débats du Reform
Bill de 1867, que les victoriens utilisent pour désigner les pires des
criminels et des indigents. Mais les Français ne sont pas en reste. Les débats
pénitentiaires des années 1840 ont comparé la prison à un « égouttoir42 » et
voici comment l’inspecteur des prisons de la Seine Moreau-Christophe
s’exprime en 1839 :

Au-dessous de toutes les classes sociales, il existe une classe


infime, anormale, en dehors de l’action régulière des rouages
sociaux. [Elle] se compose du sédiment, du résidu, des égouttures de
toutes les classes placées au-dessus d’elle et qui y versent le trop-
plein de leurs immoralités. C’est le récipient de tous les vices qui
découlent d’en haut et qui viennent s’y distiller ou s’y infuser43.

Tout en bas, on retrouve l’eau, l’eau stagnante, puante, putride, le


cloaque qui renvoie au sens initial et maritime des bas-fonds, mais aussi aux
représentations classiques des Enfers, bordés par le Styx, le fleuve des
morts. Tout le lexique ici est liquide. On parle de fosses, d’égouts,
d’abîmes, d’abysses. C’est un océan qui engloutit les plus faibles ou les plus
vicieux, comme dans le célèbre frontispice d’In Darkest England and the
Way Out de William Booth, le fondateur de l’Armée du Salut. Les pauvres y
sont décrits comme des naufragés, des épaves, the submerged tenth (le
dixième qui a sombré). La pauvreté est une mare stagnante, une mer de
misère humaine, les pauvres sont de la boue, un « amas de matières
fangeuses et de corps dépravés44 ». Ceux qui échappent à l’abîme
demeurent des populations « flottantes ». Partout, les lieux les plus sinistres
sont suintants, gorgés d’humidité, parcourus d’eaux sales et usées. À
Londres, la partie la plus misérable de Bethnal Green forme un « lac de
pourriture », « un énorme fossé, ou un lac d’eau stagnante épaissie de
matières en putréfaction [qui] se bosselait de cadavres de chiens et de chats
à tous les stades de la décomposition »45. À New York, le quartier de Five
Points où poussent les taudis à compter de 1820 est bâti sur un sol
marécageux46. À Madrid, les rues sinistres des quartiers sud sont « un
marais fétide, habité uniquement par des reptiles ou des maures sauvages et
en guenilles47 ». À Buenos Aires, La Boca, au cœur du bas-fond, est un
faubourg « entouré de terrains marécageux sur lesquels on a construit, au
mépris des règles les plus élémentaires ; aussi le quartier est-il un foyer de
fièvres et autres maladies48. » Et l’on pourrait multiplier les exemples à
l’infini. Les intérieurs ne valent pas mieux. « La topographie entière du
Paris mystérieux est composée de niveaux, de marches qui ne peuvent
qu’être descendues49 ». Les caves du cabaret du Lapin blanc, explique M.
Claude, communiquent avec les égouts. Et quand on veut se débarrasser de
Rodolphe, le héros des Mystères de Paris, on l’enferme dans la cave de
Bras-Rouge que l’eau de la Seine inonde périodiquement.
Cette symbolique de l’eau est omniprésente. Trois raisons principales à
cela, qui s’enchevêtrent. La première est historique. On ne peut en effet
oublier que les bas-fonds tirent une partie de leur imaginaire des galères
qui, depuis l’Antiquité et jusqu’au XVIIIe siècle, excluent sur l’océan un
nombre substantiel de leurs indésirables : esclaves, vagabonds, criminels,
déserteurs. L’univers des galères se prolonge dans les bagnes portuaires de
Brest, Rochefort et Toulon, sur les pontons et les navires désaffectés
britanniques. Les hulks, ces effroyables navires-prisons ancrés sur les côtes
ou sur les bords de la Tamise (on en recense une quarantaine vers 1800, et
le nombre des prisonniers est évalué autour de 4 500 en 182850),
épouvantent l’opinion britannique. Et en Australie, en Nouvelle-Calédonie
ou en Guyane, les bagnes coloniaux prolongent ces traditions, entassant
durant le trajet et souvent encore à l’arrivée les forçats dans des pénitenciers
flottants.
S’y adjoint la dimension infernale des eaux, attestée de longue date
dans la culture occidentale et que nourrissent les images du Déluge, du
fleuve des morts, des côtes barbares. La Nef des fous, que Sebastian Brant
compose en 1492, au moment même où s’édifie l’imaginaire des gueux,
associe la folie, l’exclusion, les eaux malsaines et démoniaques – et l’on sait
la défiance que les cultures occidentales ont longtemps portée à l’Océan51.
D’Ulysse et Orphée jusqu’à Dante, la descente aux Enfers constitue une
métaphore majeure de la culture occidentale, pour partie gouvernée par une
imagination catabatique52. Or « les images de l’eau, et d’une eau lourde et
maléfique, accompagnent la plupart du temps ce trajet de descente fatale »,
écrit Alain Pessin53. Certains événements sinistres viennent périodiquement
donner corps à ces idées. En septembre 1878, le Princess Alice, qui rallie
Gravesend à Londres, sombre dans la Tamise avec plus de 700 passagers à
bord. Le naufrage a lieu dans un endroit très pollué par les industries et le
rejet d’eaux usées. Plus de 500 passagers périssent de l’infection des eaux54.
Une poésie sombre, enfin, accompagne souvent les bords de l’eau, leur
confère un aspect triste et sinistre. Les fleuves comme la Seine ou la
Tamise, les docks, et plus encore les canaux attisent le désespoir.

Dans les faubourgs des grandes agglomérations, le canal


aimante tout le brouillard, la poussière, la pluie, le vent, l’air
crasseux, les odeurs de mâchefer, de poussier, d’essence, de gasoil, il
draine les animaux crevés, les ordures, les vieilles barcasses, le bois
mort, il dépose sur ses flancs la caillasse, le charbon, les briques, les
gravats, les sacs de plâtre, les poutrelles, il s’enveloppe d’une cage de
ferraille, d’ateliers, de cahutes, de vieux camions à ridelles, de
wagons déroutés, de palissages, de chantiers interdits au public,
d’hôtels borgnes, d’immeubles peints en noir de fumée. Le grand
dépotoir55.

Le gras, le sale et le difforme

Dans ces lieux sinistres prospèrent la misère, le vice et le crime. Le


dosage, on l’a dit, peut varier entre ces trois constituants. Chacun, selon sa
culture politique ou religieuse, selon le contexte également, insiste sur l’un
ou l’autre de ces composants. La misère l’emporte chez les philanthropes,
les romantiques ou les socialistes, mais le vice et la débauche priment chez
tous les autres, non moins prolixes. C’est le vice qui engendre le crime,
explique Honoré Frégier dans son célèbre traité Des classes dangereuses,
c’est l’immoralité, l’état de celui que la conscience et la religion ne guident
plus, qui ne vit que par les plaisirs et les sens56. Il évalue à
60 000 personnes, hommes et femmes mélangés, la « classe vicieuse »
parisienne en 1840. Dans son Monde des coquins publié en 1862, Moreau-
Christophe récuse lui aussi tout lien entre la misère et le crime : la seule
cause réside dans le vice et l’immoralité57. Dans tous les cas cependant,
c’est par la saleté, la puanteur et la difformité que se manifestent les bas-
fonds. Entraînés vers le bas, ils sont aussi un monde du « bas corporel », au
sens que Mikhaïl Bakhtine a donné à ce terme58. C’est l’univers du gras, du
sale, de l’excrément, du scatologique. D’où la dimension grotesque des bas-
fonds, très présente sous l’Ancien Régime, l’accent porté sur l’orgie, la
prostitution, la perversion sexuelle, la bestialité. On en reste en quelque
sorte au « résidu », tout ce qui, sang, sperme ou excrément, est expulsé du
corps.
La saleté s’impose comme un motif omniprésent, tant sur le plan social
que moral. Elle dit la sauvagerie, la dépravation des lieux, des hommes et
des activités. La boue, la fange, l’ordure sont partout. Réinventant la cour
des Miracles en 1826, G. de la Baume insiste dans son roman Raoul sur la
dimension puante et malsaine de l’endroit : « un égout infect qui drainait
toute la vermine, toute l’ordure dégoûtante qu’engendre une grande ville et
dont l’expérience a prouvé qu’il était difficile de se débarrasser59 ». Les
descriptions de lieux réels sont à l’avenant. À Rouen, les bas quartiers sont
des cloaques, des « réceptacles d’ordures et de fumiers ; le pied cherche en
vain un pavé où se poser ; les immondices envahissent tout60 ». L’un des
pires lieux de Paris, Montfaucon, ancien emplacement du gibet, est devenu
à la fois une décharge, une fosse d’aisances et un centre d’équarrissage.
Toute la ville est contaminée par ses vapeurs nauséabondes. À Londres, on
ne voit que des taudis pourris, « des cours empestées par des miasmes
empoisonnés qui émanent de l’accumulation des eaux usées et des ordures
qui s’amoncellent dans toutes les directions », « des escaliers pourrissants
qui menacent de céder sous vos pieds », « des corridors sombres et sales qui
grouillent de vermine »61. D’ailleurs, les populations qui y vivent se livrent
à des activités qui toutes ont à voir avec le déchet ou l’ordure. Henry
Mayhew, lorsqu’il décrit les petits métiers de Whitechapel dans les années
1860, insiste sur les ramasseurs de crottes de chiens, les chiffonniers, les
tueurs de rats, les équarrisseurs, les chasseurs de vers dans la Tamise. La
saleté porte en elle la vermine, l’infection, la gale et autres maladies
cutanées. C’est pourquoi tout nouvel arrivant dans un asile ou une
workhouse est d’abord débarrassé de ses hardes et conduit à l’étuve de
désinfection. « Il faut les voir pour comprendre à quel point certains
individus peuvent ignorer l’usage de l’eau, voir leur air craintif, leur peur
angoissée, leur attente pleine de terreur […] Il y en a qui crient comme si on
les écorchait62. »
La saleté est aussi celle du mélange des races, de l’impureté ethnique,
qui fait des quartiers d’émigration, comme Five Points à New York où se
pressent les arrivants – Irlandais, puis Italiens, Chinois, juifs, etc. –, et pire
encore des quartiers indigènes des villes coloniales de véritables Enfers. Il
existe à Alger une zone de baraquements lugubres « aux chemins boueux ou
empoussiérés, selon les saisons, mais continuellement infectés
d’excréments63 ». Partout dans la ville, le sol est « glissant, fangeux, jonché
d’ordures », recouvert de « choses gluantes », d’immondices, de « détritus
organiques surchauffés par le soleil »64.
Cette saleté omniprésente nourrit l’insalubrité et la corruption des
lieux. Elle agresse tous les sens, sature l’espace de visions, de bruits,
d’odeurs intolérables. La puanteur est ce qui choque le plus. Celle de la
misère colle aux individus, elle « a quelque chose de fade, de cadavéreux,
qui s’imprègne à vos habits, à vos cheveux, à votre barbe, et que les
essences les plus fortes ont peine à dissiper65 ». De chez Fradin, un bouge
de la rue Saint-Denis où les miséreux pouvaient s’assommer de vin toute la
nuit, « s’exhalait une odeur d’hôpital et de fauves, de chairs jamais lavées,
de vêtements sordides et mouillés, de blessures anciennes, de respirations
avinées, d’organes malades66 ».
Les odeurs plus tenaces sont celles qui émanent du sexe et plus encore
de l’excrément. La plupart des taudis exhalent « des odeurs de vice qui
prennent à la gorge67 », des odeurs de vice et de mort. À Alger, le quartier
de la Marine sent « la transpiration des replis féminins les plus secrets68 ».
Dans les vieux quartiers insalubres comme le centre de Paris, l’odeur des
excréments domine toutes les autres. Dans cette maison que décrit Frégier
en 1840, « les latrines crevées au cinquième étage laissent tomber les
matières fécales sur l’escalier, qui en est inondé jusqu’au rez-de-
chaussée69 ». Dans Les Bas-Fonds de Paris, roman qui ne craint pas de
jouer la surenchère, Bruant fait s’effondrer une fosse d’aisances sur un
groupe de noceurs qui ripaillaient dans les catacombes70. La réalité est
parfois pire : en 1866, dans la workhouse de Lambeth, tout l’étage inférieur
est inondé d’excréments en raison des diarrhées chroniques que provoquent
l’eau et la nourriture71. Partout, l’atmosphère est chargée de miasmes
putrides. « C’est une puanteur infâme que rien ne pourrait chasser ; elle est
innée dans ces quartiers, tout ce qui fait partie d’eux l’exhale, cela vous
oppresse la poitrine et vous étreint la gorge72 ». Le pire se rencontre dans les
colonies, où à la puanteur des bas-fonds s’ajoute celle des « races »
indigènes, pensées comme sales, impures, malades. Dans la Casbah
d’Alger, la puanteur est « homicide73 ». L’air y est vicié, empli
d’émanations nauséabondes provenant d’excréments, de bêtes pourries, de
relents de viandes mortes. Jusque tard au XXe siècle, la Casbah est décrite
comme ce lieu répugnant : « dans cette maison qui pue la crasse chauffée,
les nourritures avariées, le cafard, l’urine et dont chaque mur semble un
comprimé de puante matière car l’odeur sourd aussi des murs comme des
bouches, comme des fenêtres et il n’est pas une molécule de cette maison
qui ne pue, pas un habitant qui ne soit plus ou moins en état permanent
d’asphyxie74 ». Certains lieux spécifiques sont reconnaissables à leur odeur,
comme les workhouses britanniques où règne « la puanteur concentrée et
presque fécale de l’asile75 ». La prison est aussi un monde olfactif. On y
respire « un air infect et saturé de miasmes mortels qui s’exhalent d’un sol
pourri, de murailles humides et de leurs propres immondices », explique en
1791 le rapporteur du comité des Secours publics76. Rien ne semble y faire.
En dépit de « l’amélioration » progressive des prisons, l’espace carcéral est
d’abord puanteur. « À peine cette porte fut-elle ouverte qu’il s’exhala une
odeur fétide qui faillit éteindre la lumière que portait le guichetier », s’écrie
Louis-François Raban en 1826. La responsabilité principale en incombe à
ce que, en argot des prisons, on appelle les « griarches », les seaux et
baquets qui servent aux détenus, très souvent découvertes et rarement
vidées : « par conséquent, les matières qu’elles contiennent sont presque
continuellement remuées : elles se transforment alors en latrines
infectes77 », explique Villermé en 1820. Un siècle plus tard, l’hygiène, le
savon noir et le Crésyl n’en sont pas venus à bout78, signe que le temps a
peu de prise sur ces odeurs-là. Jean Genet le note encore en 1948 :
« L’odeur de la prison est odeur d’urine, de formol et de peinture. Dans
toutes les geôles d’Europe, je l’ai reconnue. » Et la chose demeure encore
aujourd’hui : « La prison, c’est d’abord une odeur ; ça puait de plus en plus
et j’avais une fort envie de dégueuler »79.
Cette saleté, autant physique que morale, déteint sur les corps –
informes, difformes, monstrueux – et sur les caractères. L’horreur de l’âme
renvoie à celle des corps, en lien avec les théories physiognomoniques qui
édifient une hideuse anthropologie des bas-fonds. Mais l’horreur est bien là.
Jack London, observateur scrupuleux, décrit l’émergence dans l’East End
d’une nouvelle race, maladive et rachitique, « une race perdue aux genoux
cagneux et à la poitrine étriquée […], des êtres difformes et inquiétants, aux
visages dantesques80 ». Un peu plus tard, le journaliste français Élie Richard
évoque des « sous-hommes81 ». Ce monde est-il d’ailleurs humain ?
L’animalité y est générale. « La vermine, dans ce qu’elle a de plus hideux,
pataugeait dans cette fange82 » : poux, vers, punaises, souvent concurrencés
par les rats, tous porteurs de germes et de maladies. Les chiens et les chats
errent aussi en quantité. Dans la Casbah d’Alger vivent des ânes, des
chiens, des chats, des moutons. Dans une cave de Londres, rapporte le
révérend Andrew Mearns, un inspecteur sanitaire a trouvé un père, une
mère, trois enfants et quatre porcs83. Car les Irlandais, explique Engels,
n’ont pas seulement importé en Angleterre l’alcoolisme et la saleté, ils
partagent aussi leur habitat avec les porcs. « L’Irlandais lit et dort avec les
porcs, les enfants jouent avec les porcs, montent sur leur dos, se roulent
avec eux dans le fumier84. » La vie animale prospère partout à l’état de
charogne. À Paris, note Honoré Frégier, on a vu « dans la cour d’une de ces
maisons, des débris d’animaux, des intestins et tous les résidus d’une
gargote, en pleine putréfaction85 ».
L’animalisation affecte aussi les habitants des bas quartiers, comme en
témoigne la rhétorique du grouillement, du pullulement, qui sature les
descriptions. Dans les « taudis pourris et puants » de l’East End londonien,
« chaque pièce héberge une famille, souvent deux. Dans une autre pièce, un
missionnaire a trouvé un homme malade de la petite vérole, sa femme à
peine remise de son huitième accouchement et les enfants courant à moitié
nus et couverts de crasse. Dans une autre, ce sont sept personnes qui vivent
dans une cuisine en sous-sol et un petit enfant mort gît dans la même
pièce86 ». À Naples, les classes dangereuses sont assimilées à des vers
rongeurs87. Les criminels, eux, sont décrits comme des hyènes, des fauves,
des vipères, des bêtes féroces. Les prostituées sont parquées comme des
chiennes dans les bahuts des maisons closes, « sortes de chenils
économiques88 ». « Toute forme humaine s’efface dans une chair sans
individualité. C’est l’entassement d’un troupeau89… »
Comment imaginer, dans ces conditions, que ce monde soit régi par
autre chose qu’une sexualité bestiale, transgressive, la sexualité « de la
chair gâtée90 » ? Dans les taudis comme au bagne, on vit « dans un monde
où le vice régnait comme les miasmes malfaisants91 ». La promiscuité,
l’entassement des corps sont les premiers responsables, suscitant des
comportements et des instincts animaux. Dans les bas-fonds de Madrid, les
habitants « dorment dans le même lit comme ils mangent à la même table ;
jusqu’à ce qu’une nuit, l’homme réveillé dans une excitation et dans un état
de demi-inconscience, se jette dans les bras de sa fille, de sa sœur ou de la
femme la plus proche, sans l’ombre d’un mariage, et le mêle avec des
amours homosexuelles92 ». Partout, le vice prend le dessus, suscitant des
« actes coupables, des attouchements obscènes, des désordres graves », que
le monde des prisons et des bagnes porte à leur paroxysme. À l’inceste,
qu’on ose à peine dire, s’ajoute la prostitution, surreprésentée. Quant à
l’homosexualité, elle reste peu visible. Seuls les bagnes, les prisons et plus
tard les maisons de correction autorisent de longs propos sur la corruption
que suscite le « vice honteux ». Voici, à titre d’exemple, le dépôt de Saint-
Denis en 1834 : « le hideux mélange de l’enfance, de la décrépitude et de la
virilité » y forme « un assemblage monstre, grouillant de vices et
d’infamies »93. Il existait pourtant à Londres, comme dans les autres
capitales d’Europe, de nombreux bordels homosexuels, à l’instar du White
Swan d’Oxford Street ou du Rose Tavern, « trou noir de Sodome », décrit
par l’écrivain Thomas Brown94, tandis que des policiers comme Canler
évoquent dans leurs Mémoires le milieu et l’activité des « tantes ». Mais il
faut attendre le début du XXe siècle pour que s’exprime plus librement
l’homosexualité des bas-fonds. Jésus-la-Caille, de Francis Carco, inaugure
en 1914 les récits mettant en scène les jeunes voyous équivoques de
Montmartre. Vingt ans plus tard, la romancière américaine Djuna Barnes,
qui avait donné au New York Sun Magazine de nombreux récits sur les
homosexuels de Greenwich Village, offre dans Nightwood95 une
représentation brutale et cruelle des lesbiennes parisiennes. Un univers sale,
marginal, queer dans tous les sens du terme, au cœur de bas-fonds dont
l’haussmannisation n’est pas venue à bout, « une véritable parade
monstrueuse » composée de travestis, de lesbiennes, de mendiants,
d’enfants débiles et dégénérés.

Le peuple des bas-fonds

Au fond de ces lieux innommables prospère une effroyable


« végétation humaine96 ». Les habitants des bas-fonds forment une liste
interminable qu’il serait vain de vouloir épuiser ici. Contentons-nous
d’évoquer brièvement les différentes « espèces » qui les peuplent, et que
nous retrouverons plus amplement par la suite. Cinq familles principales
peuvent être distinguées.
La plus nombreuse est sans conteste celle des pauvres, sous leurs
multiples identités, indigents, vagabonds, miséreux, gueux, mendiants,
sans-logis, ventres-vides, « les crevés, les inachevés, les “fonds de
bidet”97 ». La société qu’ils composent est aussi complexe et hiérarchisée
que celle du dessus et l’on se perdrait à vouloir la présenter dans tous ses
états. La plupart des récits s’accordent à mettre à part ceux qui travaillent,
quelle que soit la nature de leur tâche, mais qui échappent au monde de la
paresse et de l’indignité. Ainsi des chiffonniers, qui attirent parfois la
sympathie, et de tous les petits métiers, pauvres sans doute, mais qu’une
activité régulière sauvegarde de l’abîme. Une immense fracture,
structurelle, sépare tous les autres : d’un côté les « vrais » pauvres, victimes
de la vie ; de l’autre les faux, tous ceux que la paresse et le vice ont conduits
à la misère. Les premiers sont des épaves sociales, brisées par les aléas de
l’existence, l’alcool ou la déveine. « Des femmes au regard éteint, sans âge
sous leurs loques, des hommes cassés par des labeurs sans fin, sans espoir,
des pauvres gosses martyrs, aux visages d’une gravité navrante98 ». À
Buenos Aires, on les appelle atorrantes parce qu’ils dorment la nuit dans
des conduites d’adduction d’eau fabriquées par l’entreprise A. Torrent99.
Tous ou presque sont condamnés à très brève échéance. Hâves, déguenillés,
exclus du pacte social, ils ne jouent dans les bas-fonds qu’un rôle de
figurants pitoyables : « Seuls, résignés ou farouches, inoffensifs à force de
faiblesse, ils n’attendent plus que leur tour de mourir100. » Tout autres sont
les « faux pauvres », enfants de la cour des Miracles, exploiteurs de la
charité publique, ceux qui font de la mendicité une industrie, ceux qui « ont
réussi à falsifier la misère elle-même101 ». Ceux-là constituent le gros des
troupes, le vivier même d’où sort toute la société des bas-fonds. C’est dans
leurs repaires que « se forme, s’exerce, se recrute sans cesse l’armée du
vice, de la débauche, du crime et sans doute aussi celle de la révolte, de
l’insurrection et de l’anarchie102 ». Ils mendient en haillons dans la rue dès
l’enfance, inventent toutes les supercheries pour tromper la crédulité
publique, deviennent « faux culs-de-jatte, faux manchots, faux
estropiés103 » : les filles se prostituent, les garçons seront voleurs, tous
finiront à l’asile, au bagne ou sur l’échafaud.
Les voleurs forment la seconde nation, la plus puissante, celle qui
règne sur le peuple des bas-fonds. Ils sont l’incarnation par excellence des
« professions » du crime dont ils portent tous les stigmates et les « vices ».
De subtiles hiérarchies les séparent, depuis les gamins des rues, vicieux par
nature et par essence, qu’on dit irrécupérables dès l’âge de 4 ans, jusqu’aux
aventuriers et aux escrocs de « haut vol », dont l’aisance et l’audace
fascinent. Mais tous, « qui n’ont pour règles que leurs instincts pervers, […]
tendent toujours au même but : le vol104 ». Vidocq, dans Les Voleurs, les
divise en trois catégories principales : les faibles, qui volent sous l’emprise
d’une passion, principalement le jeu ; les nécessiteux, que la misère seule a
rendus coupables ; les voleurs de profession, qui « forment dix à douze
espèces bien distinctes, sans compter les variétés, ensuite viennent les
nuances… ». Ce sont ces derniers, incorrigibles en raison de leur fréquente
présence en prison, qui dominent les bas-fonds. Les plus violents vivent en
bande, et s’affrontent pour le contrôle des territoires : escarpes puis apaches
parisiens, nervis marseillais, Dead Rabbits et Bevery Boys new-yorkais,
Scuttlers, Ikers, Peaky Blinders, Hooligans britanniques. Les plus
intelligents se singularisent par une spécialité, un savoir-faire ou des
compétences rares. Mais tous forment une société distincte par ses
habitudes, son apparence, son langage. « C’est un peuple à part, sans foi ni
loi, sans feu ni lieu », écrit Maxime du Camp, des « êtres pervertis qui,
répudiant toute contrainte, dépouillant toute vergogne, vivent en dehors de
la société et n’y touchent que pour lui nuire »105. C’est pour cette raison
qu’ils peuplent depuis la fin du Moyen Âge les histoires de gueux, que leurs
« ruses, finesses et tours industrieux », décrits par le menu, sont
inlassablement ressassés.
Il n’y a pas de femmes dans la dèche, confie à Jack London un
compagnon de fortune rencontré dans les bas-fonds de l’East End106. Ni le
temps, ni l’argent, ni même l’envie. Pas de femmes « honnêtes », aurait-il
dû préciser, car les bas-fonds regorgent, dégorgent littéralement, de femmes
« de mauvaise vie ». La prostitution est partout en ces lieux. Des filles
« dépoitraillées, vautrées, ignobles ; c’est un papillotement de chair pâle, de
tricots rouges, de corsets roses, de cheveux roux ; parfois la frimousse est
jolie, fraîche encore, mais toujours la bouche ordurière et le geste
obscène107 ». À l’exception des gamines et des vieilles femmes – mais le
vice n’a pas d’âge et le pire est toujours possible –, toutes les femmes
peuvent même y être considérées comme des prostituées. À quoi d’autre en
effet la sexualité peut-elle mener dès lors qu’on la découple de sa fonction
reproductrice ? Elle est la chair des bas-fonds, l’incarnation de leur
débauche constitutive. Car à l’inverse d’autres sexualités interdites
(inversion, tribadisme, sodomie, inceste, bestialité, etc.), toutes fortement
euphémisées, la prostitution sature littéralement les représentations.
L’inversion des normes qui caractérise les bas-fonds fait d’elle une activité
ordinaire, usuelle, d’autant plus scandaleuse qu’elle suscite d’autres crimes
(les « funestes secrets » de la contraception, les « perversions »,
l’avortement, l’infanticide), engendre la maladie et la mort. Plus
structurellement encore, dans l’univers si composite et à vrai dire si
improbable des bas-fonds, la société des filles est seule à maintenir une
forme de lien social, tout comme elle est seule à pourvoir à la survie
économique du groupe. De ce rôle capital, la prostituée est d’ailleurs mal
payée en retour, puisque la domination physique et morale est son pain
quotidien ; dès que l’âge ou la déchéance flétrissent ses chairs, elle est
remisée dans la rue ou à l’asile, réduite à l’état de corps vil, de mendiante
ou de clocharde.
Toutes les formes de prostitution ne concourent cependant pas
également à l’imaginaire des bas-fonds. La représentation se double d’une
dimension sociale : les grandes horizontales et les courtisanes du demi-
monde parisien, les pretty horsebreakers de Hyde Park ou des Skittles de
Regent Street, n’en relèvent qu’au crépuscule de leur vie, lorsqu’elles sont
rattrapées par la maladie qui les mène à l’hospice ou sur le pavé de la rue
Monjol, une de « ces ruelles sordides [où] venaient échouer les filles
“vidées” de partout108 ». C’est bien le tout-venant de la prostitution qui
peuple les bas-fonds, les filles perdues, les pierreuses, les marcheuses, les
femmes aux chairs flasques et molles de celles qui ont beaucoup œuvré.
Celles de Saint-Merri sont « grasses et boudinées, elles ne sont plus de toute
première fraîcheur, mais les clients ne manquent pas : bouchers et tripiers
du coin habitués à malaxer la viande mollasse et la bidoche violette109 ».
Toutes sont des figures hideuses, avec des degrés dans l’horreur qui
conduisent jusqu’à la matrone, l’ogresse, la marchande à la toilette. Leurs
chairs sordides, qui s’exhibent par nature, donnent aux lieux leur identité
morale, physique et sensorielle. À Buenos Aires, « La Boca transpire
comme une belle fille qui manquerait de soin » ; à Nantes, le quai de la
Fosse, parfois dénommé quai de la Fesse, était « lourd des puanteurs de
syphilis »110. Figure majeure des bas-fonds, la prostituée sexualise l’espace,
fait de lui « un sexe immense, béant, unique. Les ruelles sont ses plis, les
maisons ses gonflements, ses boutons peut-être, ses cloques ; et les lumières
son duvet palpitant de sueur. Va-et-vient d’hommes et de cris, c’est le
battement du sang, le pouls large et fort de la vulve de la terre qui se tend
vers le port111 ».
Prisonniers, détenus, bagnards et enfermés de toutes sortes forment le
quatrième groupe. Ce pourrait être le plus hétérogène tant ceux qui le
composent apparaissent différents : condamnés et forçats qui purgent les
peines que les tribunaux leur ont infligées, mais aussi mendiants, indigents
et vagabonds qu’on s’efforce de plus en plus, depuis la fin du Moyen Âge,
d’enfermer et de mettre au travail. Ou encore prostituées, dont beaucoup
sont tenues en maisons « closes » ou que le système réglementaire,
dominant après 1800, tient en permanence à la merci d’un internement
administratif. Et enfin les aliénés, qu’on interne de plus en plus, notamment
en France à compter de la loi de 1838, et les indésirables de toutes sortes,
idiots, épileptiques, syphilitiques, incurables, gâteux. Immense cohorte de
réprouvés, que rien ne paraît réunir, mais que rassemble, de fait,
l’enfermement. Et peut-être les bas-fonds n’existent-ils vraiment qu’ici,
dans l’effroyable mélange et la réunion artificielle de tous ces damnés
sociaux. Les États ont inventé les lieux de ce terrible mélange, auquel ce
que Michel Foucault a appelé le « Grand Renfermement » a donné le coup
d’envoi au milieu du XVIIe siècle. Voici Bicêtre, aux portes de Paris.
Construit sur les ruines d’un château qu’on disait hanté, c’est d’abord un
hôpital militaire, édifié par Louis XIII en 1632 pour recevoir les soldats
« estropiés, vieux et caducs ». En 1656, la création de l’Hôpital général lui
donne sa vraie vocation : être « à la fois un hospice, une prison d’État et un
asile d’aliénés112 ». À la fin du XVIIe siècle, on y adjoint les vénériens, que
l’on fustige, les scrofuleux et les enfants placés en correction. Un registre de
1716 recense : « Des épileptiques, des insensés, des faibles d’esprit, des
caducs, des scorbutiques, des escrovellés, des aveugles, des estropiés, des
teigneux, des maltaillés, des galeux, des vénériens, des Bons Pauvres, des
paralytiques, des soldats invalides, des enfants trouvés, des orphelins113. »
C’est là, durant la Révolution, que le Dr Guillotin expérimente sa machine,
là encore qu’a lieu le ferrement des forçats et d’où s’ébroue la chaîne en
direction de Toulon ou de Brest. C’est là aussi que les condamnés à mort
attendent le jour de leur exécution. Deux siècles durant, Bicêtre fut « le
réceptacle de tout ce que la société a de plus immonde », écrit Sébastien
Mercier dans le Tableau de Paris, il fut ce « vaste égout où s’écoulait toute
la boue du royaume », ajoute Lamartine114. Les réformes de l’aliéniste
Philippe Pinel, l’ouverture en 1830 d’une prison pour enfants à la Petite
Roquette et la suppression de la chaîne en 1836 allègent le dispositif : après
1850, Bicêtre n’est plus qu’un asile et un hospice pour indigents.
« L’administration des hôpitaux, note Paul Bru, avait enfin obtenu la
séparation du crime et du malheur115. » Mais les journalistes qui décrivent
l’hospice dans les années 1920 continuent d’évoquer des réalités
terrifiantes, dignes des peintures de Jérôme Bosch. « Bicêtre est le sépulcre
des vivants, écrit Élie Richard, un défilé d’Apocalypse à la mesure d’une
humanité inférieure116. »
Et s’il fallait un second exemple de ce que peut être un bas-fond légal,
voici Blackwell’s Island, dans l’East River, en plein cœur de New York,
entre Manhattan et le Queens (aujourd’hui Roosevelt Island), extraordinaire
lieu de relégation où se mêlent criminels, vagabonds, prostituées, fous,
malades, sans-abri117. Achetée par la ville de New York à la famille
Blackwell en 1828, l’île est consacrée aux institutions charitables et
punitives. En 1832, on y construit un pénitencier, un bâtiment massif et
lugubre de quatre étages et de cinq cents cellules. Sept ans plus tard, on y
inaugure un asile de fous, l’Octogone, que Dickens visite en 1842. En 1852,
on ajoute un asile de pauvres de deux cent vingt cellules pour maintenir les
indigents ivrognes ou fauteurs de troubles, et en 1856 un hôpital pour
soigner la variole, mais dans lequel on envoie aussi les paralytiques, les
épileptiques, les idiots, les aveugles, les prostituées, les syphilitiques et
d’autres encore, atteints de maladies incurables. La construction en 1860
d’un hospice pour indigents complète l’ensemble. Dans les années 1870, on
y recense près de huit mille enfermés de toutes sortes118, vivant dans des
conditions effroyables, maltraités par des surveillants indignes ou vénaux,
un véritable musée des horreurs. À la suite du reportage de Nellie Bly en
1888, les autorités s’efforcent de mettre fin aux abus. En 1921, l’île est
rebaptisée, sans ironie, Welfare Island. Mais il faut près d’un demi-siècle
pour qu’elle soit définitivement désaffectée. Ce n’est qu’en 1935 que les
détenus du pénitencier sont transférés à Rikers Island.
Les bohémiens forment le dernier ensemble, le plus homogène, qui
tend à subsumer tous les autres. Car les bohémiens, peuple abhorré, « race
maudite », concentrent sur leurs personnes tous les traits des bas-fonds : on
les dit sales, vicieux, porteurs d’épidémies, mendiants, voleurs, meurtriers,
membres d’une organisation occulte dont l’existence ne fait aucun doute.
En Angleterre, ils sont réputés de surcroît maquilleurs de chevaux et
fabricants de fausse monnaie119. Quel lieu mieux qu’un campement de
romanichels peut-il incarner les bas-fonds ? À Paris, à la fin du XIXe siècle,
environ deux mille d’entre eux campent dans la zone, vers les portes de
Levallois, de Montreuil, et surtout au sud, entre Montrouge, le Kremlin-
Bicêtre et Ivry. C’est « le pays des gueux », titre La Vie illustrée du
4 décembre 1908, amas de bicoques, de cahutes, de roulottes, d’ordures,
d’excréments, dans lequel vivent, dans une promiscuité écœurante, des
femmes, des hommes, des enfants, des animaux de toutes sortes – « des
chiens, des cochons, des chèvres, des ânes, des chevaux et même des
ours120 » –, tous voleurs et tous criminels.

Contre-sociétés

Paradoxalement, cet univers sordide, violent, vicieux, est toujours


décrit comme une contre-société puissante et hiérarchisée. C’est même là,
depuis le royaume d’Argot de la fin du Moyen Âge jusqu’aux mafias
contemporaines, l’un de ses principaux traits distinctifs, le seul capable de
donner identité et cohérence à l’improbable réunion de tous les marginaux.
Tout l’imaginaire des bas-fonds repose sur cette croyance en l’existence
d’une nation, d’un peuple, « d’un monde à part, qui a son histoire, ses
traditions, ses mœurs, ses coutumes, ses conceptions, ses besoins, sa
morale, sa vanité, ses héros, ses gloires, son langage, sa littérature même,
son art et sa pensée121 ». Voleurs et criminels, que l’on dépeint toujours en
vastes bandes organisées, sont bien entendu les mieux à même de donner
prise à cette idée. « Il faut bien reconnaître qu’il existe en ce moment parmi
nous une société organisée du crime. Tous les membres de cette société
s’entraident entre eux, ils s’appuient les uns sur les autres ; ils s’associent
chaque jour pour troubler la paix publique. Ils forment une petite nation au
sein de la grande », note Tocqueville en 1843122. C’est une confrérie,
renchérit Moreau-Christophe, unie par les liens invisibles de la solidarité
criminelle123. Et lorsque M. Claude visite Londres quelques années plus
tard, il décrit une « vaste et cosmopolite corporation de filous et
d’assassins124 ». C’est là une constante de représentation, qui date des
premières descriptions de la société des voleurs. On verra au chapitre
suivant comment, dès le XVe siècle, les voleurs et les assassins sont
présentés en redoutables compagnies et en contre-royaumes. À Londres,
note Henry Fielding en 1750, les malfaiteurs « se sont constitués en une
organisation dotée d’un comité directeur et d’une trésorerie, et qui ont
réduit vol et brigandage à un véritable système125 ». Et de telles
représentations se renforcent aux XIXe et XXe siècles. Mafia et Camorra se
veulent autant des sociétés secrètes, aux règles et aux rites exigeants, que
des associations criminelles. À Berlin, au début des années 1930, Joseph
Kessel explore l’Unterwelt qu’il décrit comme une formidable organisation,
« un État dans l’État » à la hiérarchie et à la discipline implacables126.
Compagnes naturelles des bandits, les prostituées sont évidemment
agrégées de plein droit à cette société. L’observation des détenus, qui
reconstituent de solides structures dans les prisons et les bagnes, donne
encore plus de poids à ces représentations.
Mais la croyance en l’existence d’une vaste confrérie ne concerne pas
seulement le monde du crime, elle lui adjoint d’emblée celui des mendiants,
des vagabonds, des bohémiens. Pitoyables fantassins de l’armée du crime,
tous partagent un lien mystérieux, une affection occulte qui les rattachent
sans le moindre doute à « la grande tribu rebelle, vagabonde, à qui tout ce
qui est social est étranger127 ». La chose semble aller de soi pour les
bohémiens, présentés dès leur arrivée en France, au début du XVe siècle,
comme une nation homogène dirigée par le comte de Petite Égypte128.
Littérature de colportage et littérature populaire se plaisent à propager l’idée
d’un contre-royaume bohémien. Ponson du Terrail publie ainsi Le Roi des
bohémiens en 1867 et La Reine des gypsies en 1871. Plus tard, dans
L’Homme foudroyé, Blaise Cendrars retrace l’élection du roi de la zone, au
Kremlin-Bicêtre. Une telle idée est aussi partagée par les autorités,
notamment policières, ce qui justifie les mesures de surveillance et de
contrôle, le recensement de 1895 et la loi si discriminante de 1912, qui
impose aux nomades la possession d’un carnet anthropométrique. Mais tous
les vagabonds sont censés appartenir à cette armée roulante. Voici
comment, en 1930, le journaliste André Charpentier décrit dans Police
Magazine cette improbable association :

Si extraordinaire que cela puisse paraître, tous les errants, les


vagabonds, les loqueteux, les va-nu-pieds de la pègre font partie
d’une association mystérieuse et redoutable et possédant un langage
conventionnel qui s’est transmis de génération en génération, parmi
les « pauvres bougres » depuis la cour des Miracles129.

Il existe entre eux un système de signalisation, véritable code des


gueux qui assure la liaison autant que la communication entre les membres
de cette horde dispersée130.

Tous les affiliés des bas-fonds sont unis par ce lien énigmatique
qu’ils se transmettent fidèlement sans rien changer, et qui facilite leur
misérable existence, en marge d’une société qui les pourchasse et
qu’ils haïssent131.

Le signe le plus évident de cette organisation réside dans l’existence


d’une langue commune à tous les marginaux. L’argot, « langue immonde »,
fonde le groupe et en assure l’identité. « Qu’est-ce que l’argot ? »
s’interroge Hugo dans Les Misérables, « c’est tout à la fois la nation et
l’idiome ; c’est le vol sous ses deux espèces, peuple et langue »132. Dès
l’apparition de la figure du gueux, la conviction est forte que c’est par la
langue que le groupe prospère, par la langue qu’il se structure133. Henri
Estienne dénonce en 1556 « le jargon par le moyen duquel les larrons
s’entretiennent et leurs bandes correspondent134 ». Et, de La Vie généreuse…
publiée en 1596 aux Mystères de Paris et aux reportages de l’entre-deux-
guerres, tous les textes décrivant les bas-fonds sont autant de lexiques qui
révèlent au lecteur les secrets de ce « vocabulaire infâme135 ». La fonction
de l’argot est complexe. C’est pour partie une langue pittoresque, exotique,
qui se teinte volontiers de notes burlesques, comiques, poissardes, et
assume de ce fait une claire fonction récréative. Mais c’est aussi un
instrument de duplicité, qui fait des bas-fonds un univers codé. « La classe
ignoble et rebutée des sociétés humaines a composé l’argot pour dissimuler
les secrets de la débauche et du crime », écrit Charles Nodier136. C’est donc
aussi la langue de la menace, qui se criminalise peu à peu, devient la langue
« atroce » des prisons et des bagnes, la langue de la dissidence, de ceux qui
veulent détruire la civilisation.
Les bas-fonds ne constituent pas un univers en soi. Ils sont toujours
l’envers de la société du dessus, dont ils contrefont et pervertissent le
fonctionnement. C’est pourquoi ils doivent nécessairement être organisés,
hiérarchisés, et codés. De leurs racines populaires, ils ont conservé la
dimension carnavalesque de monde à l’envers. On est surtout frappé de voir
combien leur description se calque toujours, à chaque période historique,
sur l’envers des institutions ou des structures légitimes. Durant l’Ancien
Régime, ils fonctionnent comme une monarchie – le royaume d’Argot –
avec son souverain, ses États, ses corporations aux attributions bien
définies. Pendant la Révolution, les voici à la recherche d’un nouveau
modèle. Dans l’histoire des chauffeurs que publie P. Leclair en 1799, les
bandits, réunis en conseil, décident d’imiter la nouvelle organisation de la
France révolutionnaire, découpée en départements, en arrondissements, en
cantons : « La Révolution opérée en France inspira à Fleur d’Épine le grand
dessein de modifier son système politique et de singer les établissements
respectables du nouveau régime, en régénérant le sien propre137. » Lorsque
le XIXe siècle, à la recherche d’une nouvelle grille de lecture du social,
invente le concept de classe, les voici « classes criminelles », « classes
prédatrices », « classes dangereuses ». Dans la France revancharde des
années 1870, ils se présentent comme l’« armée du crime ». Plus tard,
durant l’entre-deux-guerres, on parle de « syndicats », de « cartels », de
Konzern. Dans cette ronde organisationnelle, les bas-fonds révèlent leur
véritable nature : ils sont le double inversé, contrefait, caricaturé, de la
société ordonnée.

Ces bas-fonds, dans lesquels nous venons de pénétrer, ne sont pas


immuables. De profondes évolutions les affectent également, que les
chapitres suivants auront pour tâche de retracer. Ils s’imposent en revanche
comme une incontestable réalité transnationale. Rien ne ressemble plus à un
gueux polonais qu’un vagabond anglais ou un mendiant italien.
L’iconographie montre les mêmes corps déformés, les mêmes visages
grimaçants, les mêmes hardes répugnantes. Au moment où s’accélère
pourtant la construction des types nationaux, la misère et le crime affichent
leur dimension transversale. La forte circulation des textes, des images, des
motifs, à tout le moins dans le monde occidental, concourt fortement au
phénomène, à tel point que l’on peut considérer l’imaginaire des bas-fonds
comme le premier grand fait de mondialisation culturelle. Les XVe et
XVIe siècles sont fondateurs : les ressources nouvelles de l’imprimerie, les
réseaux du colportage et le vif intérêt du lectorat pour ces questions
suscitent circulation, échanges et transferts138. Des distinctions, des nuances,
apparaissent, mais une Europe de la gueuserie émerge indiscutablement. Le
milieu du XIXe siècle constitue une nette accélération, due à l’apparition du
roman-feuilleton, et dont rend compte le phénomène des « mystères
urbains ». Le roman d’Eugène Sue était en soi un « roman-monde » (il
évoque l’Allemagne, l’Angleterre, l’Algérie, la question de l’esclavage),
mais son extraordinaire dissémination sous la forme de traductions,
d’imitations, d’adaptations et d’appropriations constitue un phénomène
exceptionnel, que les grand cycles qui suivent s’efforcent tous de
reproduire. Le tournant des XIXe et XXe siècles marque un nouvel
élargissement. L’explosion des migrations internationales entraîne celle des
trafics de toutes sortes, et principalement du marché de la prostitution, qui
mondialise très rapidement le système de représentations. Les empires
coloniaux, la Chine, l’Amérique latine deviennent de nouveaux points de
fixation. Les grands ports internationaux sont promus au cœur d’un système
décrit comme cosmopolite. Voici Hambourg, par exemple, « le Chicago
d’outre-Rhin », qui offre un « mélange extraordinaire de toutes les races,
véritable société des nations, unie par le vice, où le Péruvien ivre fraternise
avec le Portugais saoul, où le Suédois boit de la bière mélangée à du cognac
dans le même verre que le Japonais, ou l’Italien succède au Brésilien dans
les bras d’une fille venue de Berlin, du Caire ou même de Paris »139. Toutes
les grandes villes sont désormais des capitales du crime, et de nouvelles
figures émergent, comme celle du proxénète international. Un exemple
suffira, celui du sinistre Raquedalle, « répugnant produit des trottoirs
parisiens » mis en scène par Aristide Bruant dans Les Bas-Fonds de Paris.
Mais très vite, grâce à la prostitution, il devient « l’homme universel ! Celui
qui est un jour ici, faubourg Montmartre ; qui le lendemain prend son
absinthe à Monaco ou au Café royal à Londres, dans Regent Street ; qui de
là s’embarque pour New York ; qu’on retrouve quelque temps après au
Caire, à Constantinople, à Berlin, à Vienne… l’homme épatant, – un génie,
monsieur, un vrai génie ! – dans tous les fourbis, dans tous les trucs, toutes
les trouvailles possibles et inimaginables »140…

1. Jules et Edmond de Goncourt, préface à Germinie Lacerteux, Paris, Charpentier, 1864.


2. Eugène Sue, Les Mystères de Paris [1842], Paris, Pauvert, 1963, p. 8.
3. Jules Janin, L’Été à Paris, Paris, Curmer, 1843, p. 13.
4. Mémoires de M. Claude, Paris, J. Rouff, 1881-1885, p. 64-65.
5. Eugène Sue, Les Mystères de Paris, op. cit., p. 8.
6. Octave Féré, Les Mystères de Rouen, op. cit., p. 21.
7. Marc-Michel, Les Gueux de Marseille. Chronique contemporaine [1810], Marseille, Imprimerie militaire,
1836, p. 9 ; Horace Bertin, Marseille intime, Marseille, Société des bibliophiles de Provence, 1876, p. 30,
cités par Laurence Montel, « Marseille capitale du crime. Histoire croisée de l’imaginaire de Marseille et de
la criminalité organisée (1820-1940) », thèse d’histoire, Université Paris X, 2008.
8. Cité par Françoise Barret-Ducrocq, Pauvreté, charité et morale à Londres au XIXe siècle. Une sainte
violence, Paris, PUF, 1991, p. 11.
9. Charles Knight, cité par Kellow Chesney, The Victorian Underworld, op. cit., p. 148-149.
10. Georges W. Reynolds, The Mysteries of London [1844-1846], Keele, Keele University Press, 1996, p. 8 et 22.
11. Rapport de la Mission Church, 1867, cité par Françoise Barret-Ducrocq, Pauvreté, charité et morale à
Londres, op. cit., p. 25.
12. Cité par T. Thomas, « Representation of the Manchester Working-Class in Fiction, 1850-1900 », in Alan J.
Kidd et Kenneth W. Roverts (dir.), City, Class and Culture. Studies of Social Policy and Cultural Production
in Victorian Manchester, Manchester, Manchester University Press, 1985, p. 193-216.
13. Christian Henriot, Belles de Shanghai. Prostitution et sexualité en Chine aux XIXe et XXe siècles, Paris,
CNRS Éditions, 1997 (citation p. 231).
14. Carton de Wiart, Le Congo d’aujourd’hui et de demain, 1923, cité par Amandine Lauro, « Maintenir l’ordre
dans la colonie-modèle », Crime Histoire Société, 2012/2.
15. Tyler Anbinder, Five Points. The Nineteenth-Century New York City Neighborhood that Invented Tap Dance,
Stole Elections, and Became the World’s Most Notorious Slum, New York, Free Press, 2001.
16. Paul J. Erickson, « Welcome to Sodom. The Cultural Work of City-Mysteries Fiction in Antebellum
America », PhD, The University of Texas at Austin, 2005.
17. Lila Camairi, La Ciudad y el Crimen, op. cit.
18. Octave Féré, Les Mystères de Rouen, op. cit., p. 166.
19. Damien Cailloux, « Les bas-fonds nantais, XIXe-XXe siècle », master d’histoire, Université Paris I, 2008.
20. Henry Jacques, Jean-François de Nantes, Paris, Louis Querelle, 1929, p. 28-29.
21. Louis-François Raban, Les Mystères du Palais-Royal, Paris, Le Clère, 1845, t. I, p. 6 ; Élie Berthet, Les
Catacombes de Paris, Paris, de Potter, 1854 ; Pierre Zaccone, Drames des catacombes, Paris, Ballay aîné,
1863.
22. Henri Danjou, « Dans Paris souterrain », Détective, 51, 1929.
23. Albert Londres, Le Chemin de Buenos Aires (la traite des Blanches), Paris, Albin Michel, 1927, p. 180.
24. Jules Huret, De Buenos Aires au Grand Chaco, Paris, Fasquelle, 1912, p. 79.
25. Joseph Kessel, Bas-Fonds, Paris, Éditions des Portiques, p. 101.
26. Lucienne Favre, Tout l’inconnu de la Casbah d’Alger, Alger, Baconnier, 1933, p. 76.
27. Nicole Dyonnet, « Les bandes de voleurs et l’histoire », in Lise Andriès (dir.), Cartouche, Mandrin et autres
brigands du XVIIIe siècle, Paris, Desjonquières, 2011, p. 216.
28. Pierre Souvestre et Marcel Allain, Le Voleur d’or [1913], Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1988, p. 1124-
1128.
29. Georges Darien, Le Voleur [1898], Paris, Gallimard, 1987, p. 338.
30. Lee Grieveson, « Gangster and Governance in the Silent Era », in Lee Grieveson, Peter Stanfield et Esther
Sonnet (dir.), Mob Culture. Hidden Histories of the American Gangster Film, New Brunswick, Rutgers
University Press, 2005, p. 11-36.
31. Louis-René Villermé, Des prisons telles qu’elles sont et telles qu’elles devraient être, Paris, Méquignon-
Marvis, 1820, p. 3.
32. Antoine-François Ève, Tableau historique des prisons d’État en France sous le règne de Buonaparte, Paris,
Delaunay, 1814, p. 20.
33. Gustave Macé, Mes lundis en prison, Paris, Charpentier, 1889, p. 74.
34. Othenin d’Haussonville, « Le combat contre le vice », Revue des deux mondes, 1887, p. 803.
35. François Raspail, Réforme pénitentiaire. Lettres sur les prisons de Paris, Paris, Tamisey et Champion, 1839,
p. 365 ; Adolphe Guillot, Paris qui souffre. Les prisons de Paris et les prisonniers, Paris, Dentu, 1889,
p. 466 ; Pierre Zaccone, Histoire des bagnes depuis leur création jusqu’à nos jours…, Clichy, Dupont, 1878,
t. I, p. 432.
36. Eugène Sue, Les Mystères de Paris, op. cit.
37. Victor Hugo, Notre-Dame-de-Paris, dernier chapitre.
38. Octave Féré, Les Mystères de Rouen, op. cit., p. 266.
39. Mariano Felipe Pas Soldan, Examen de las penitenciarias de los Estados Unido…, 1853. Cité par Lissel
Quiroz-Pérez, « Du service du roi au service de la République : haute magistrature et construction de l’État au
Pérou (1810-1870) », thèse d’histoire, Université Paris I, 2009, p. 260-261.
40. David Pike, Metropolis on the Styx. The Underworlds of Modern Urban Culture, 1800-2001, Ithaca, Cornell
University Press, 2007.
41. Louise Michel et Jean Guetré (Marcelle Tynaire), La Misère, Paris, Fayard, 1890, p. 302.
42. Aya Umazawa, « La prison cellulaire et la folie des prisonniers (1819-1848) », thèse d’histoire, Université
Paris I, 2012, p. 134.
43. . « Les détenus », in Les Français peints par eux-mêmes [1839], Paris, La Découverte, 2004, t. II, p. 532.
Moreau-Christophe reprend en la développant cette métaphore dans Le Monde des coquins. Physiologie du
monde des coquins (Paris, Dentu, 1863). Il rajoute : « Ce qu’il y a de phénoménal dans ce mélange, c’est qu’il
opère sans transmutation, en ce sens que les matières impures en fermentation s’y réunissent sans se
confondre. Tous les vices en effet y conservent leur nature propre, le cachet de leur origine, et le rang qu’ils
occupaient dans le monde d’où ils sortent, ils l’occupent encore dans celui où ils viennent s’incorporer »,
p. 52-53.
44. Adolphe Guillot, Paris qui souffre, op. cit., p. 241.
45. Hector Gavin, Sanitary Ramblings, Londres, Churchill, 1848, p. 19.
46. Tyler Anbinder, Five Points, op. cit., p. 19.
47. La Iberia, 26 avril 1860, cité par Fernando Vicente Albarrán, « Los Barrios negros. El Ensanche Sur en la
formación del moderno Madrid (1860-1931) », thèse d’histoire, université Complutense de Madrid, 2011,
p. 343.
48. Théodore Child, Les Républiques hispano-américaines, Paris, Librairie illustrée, 1891, p. 304.
49. Alain Pessin, Le Mythe du peuple et la Société française du XIXe siècle, Paris, PUF, 1992, p. 133.
50. Donald A. Low, The Regency Underworld, Londres, Dent & Son, 1982, p. 48 ; Charles Bateson, The
Convicts Ships, 1867-1869, Glasgow, Brown, Son & Ferguson, 1959.
51. Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1972, p. 21-30 ; Alain Corbin, Le
Territoire du vide. L’Occident et le désir de rivage 1750-1840, Paris, Aubier, 1988.
52. Rachel Falconer, Hell in Contemporary Literature. Western Descent Narratives since 1945, Édimbourg,
Edinburgh University Press, 2005.
53. Alain Pessin, Le Mythe du peuple…, op. cit., p. 133.
54. Jerry White, London in the Nineteenth Century, Londres, Cape, 2007.
55. Jean-Paul Clébert, Paris insolite, authentifié par 115 photographies de Patrice Molinard (1952), Paris, Attila,
2009, p. 116-119.
56. Honoré Antoine Frégier, Des classes dangereuses…, op. cit., p. 34-35.
57. Moreau-Christophe, Le Monde des coquins, op. cit., p. 28.
58. Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la Culture populaire au Moyen Âge et sous la
Renaissance [1965], Paris, Gallimard, 1970, p. 366-432.
59. G. de la Baume, Raoul, ou 15 jours de l’année 1228, Paris, Verdière, 1826, t. II, p. 96.
60. Octave Féré, Les Mystères de Rouen, op. cit., p. 9.
61. Andrew Mearns, The Bitter Cry of Outcast London, 1883, reproduit in extenso in Peter Keating (dir.), Into
Unknown England, 1866-1913. Selections from the Social Explorers, Manchester, Manchester University
Press, 1976, p. 94-95.
62. Géo Bonneron, Les Prisons de Paris, Paris, Firmin-Didot, 1898, p. 87.
63. René Janon, Hommes de peine et filles de joie, Alger, La Palangrote, 1936, p. 30.
64. Ashelbé, Pépé le Moko, Paris, EID, p. 137 ; Pierre Loti, Les Trois Drames de la Kasbah, Paris, Calmann-
Lévy, 1882, p. 50.
65. Octave Féré, Les Mystères de Rouen, op. cit., p. 41.
66. Dubut de Laforest, La Tournée des grands-ducs, mœurs parisiennes, Paris, Flammarion, 1901, p. 10.
67. Louise Michel et Jean Guetré (Marcelle Tynaire), La Misère, op. cit., p. 30.
68. André Tabet, Rue de la Marine, Paris, Albin Michel, 1938, p. 190.
69. Honoré Antoine Frégier, Des classes dangereuses…, op. cit., p. 140.
70. Le Bal des puces, troisième volume de la série, Paris, Fayard, 1903, p. 296 sq.
71. J. H. Stallard, The Female Casual and Her Lodging, Londres, Saunders, Otley & Co., 1866, p. 49.
72. Octave Féré, Les Mystères de Rouen, op. cit., p. 9.
73. Louis Bertrand, Nuits d’Alger, Paris, Flammarion, 1904, p. 156.
74. Lucienne Favre, Dans la Casbah, Paris, Grasset, 1937, p. 41.
75. George Orwell, Dans la dèche à Paris et à Londres [1933], Paris, 10/18, 1982, p. 202.
76. Rapport sur les prisons, maisons d’arrêt ou de police, de répression, de détention, et sur les hospices de
santé, fait au nom du comité des Secours publics, Paris, Imprimerie nationale, an III, p. 3.
77. Louis-René Villermé, Des prisons…, op. cit., p. 21.
78. Louis-François Raban, Le Prisonnier, Paris, Dabo jeune, 1826, p. 8.
79. Louis Roubaud, « Démons et déments », Détective, 9 février 1933 ; Jean Genet, Notre-Dame-des Fleurs
[1948], Paris, 2002, p. 84 ; Alexandre Daumal, Je m’appelle reviens, Paris, Gallimard, 1995, p. 34.
80. Jack London, Le Peuple d’en bas, op. cit., p. 57 et 226.
81. Élie Richard, Le Guide des grands-ducs, Paris, Éditions du monde moderne, 1925, p. 92.
82. Octave Féré, Les Mystères de Rouen, op. cit., p. 12.
83. Andrew Mearns, The Bitter Cry…, op. cit., p. 94-95.
84. Friedrich Engels, La Situation de la classe laborieuse en Angleterre [1844], Paris, Éditions sociales, 1975.
85. Honoré Antoine Frégier, Des classes dangereuses…, op. cit., p. 140.
86. Andrew Mearns, The Bitter Cry…, op. cit., p. 94-95.
87. Francesco Mastriani, Les Vers rongeurs. Études historiques sur les classes dangereuses à Naples, Naples,
L. Gargiulo, 1885.
88. Louis Fiaux, Un nouveau régime des mœurs, Paris, Alcan, 1908, p. 290.
89. Id., La Police des mœurs, Paris, Dentu, 1888, p. 249-250.
90. Jules Vallès, Le Tableau de Paris [1882-1883], Paris, Messidor, 1989, p. 154.
91. René Belbenoit, Guillotine sèche [1938], Paris, Manufacture des livres, 2012, p. 118.
92. Constancio Bernardo de Quiros et José Maria Llanas Aguilaniedo, La Mala vida en Madrid. Estudio socio-
psicológico con dibujos y fotografías del natural, Madrid, Rodríguez Sierra, 1901, p. 129. Cité par Fernando
Vicente Albarrán, « Los Barrios negros », op. cit., p. 344.
93. Hippolyte Raynal, Malheur et poésie, Paris, Perrotin, 1834, p. 81-82.
94. C. Fergus Linnane, London’s Underworld. Three Centuries of Vice and Crime, Londres, Robson Books, 2003,
p. 235-236 ; A. D. Harvey, « Prosecutions for Sodomy in England at the Beginning of the Nineteenth
Century », The Historical Journal, vol. 21, 4, 1978, p. 939-948.
95. Djuna Barnes, Nightwood, Londres, Faber & Faber, 1936.
96. Honoré Antoine Frégier, Des classes dangereuses…, op. cit., p. 192.
97. Aristide Bruant, Les Bas-Fonds de Paris [1897], Paris, Fayard, 1901, t. I, p. 5-6.
98. Ibid., p. 25.
99. Théodore Child, Les Républiques hispano-américaines, op. cit., p. 304.
100. Cyril-Berger, Les Têtes baissées, Paris, Ollendorff, 1913, p. 3.
101. Louis Paulian, Paris qui mendie. Les vrais et les faux pauvres. Mal et remède, Paris, Ollendorff, 1893, p. 82.
102. Ferdinand Moine, Une plaie sociale, la mendicité. Le mal, le remède, Paris, Libraires associés, 1901, p. 86.
103. Aristide Bruant, Les Bas-Fonds de Paris, op. cit., p. 379.
104. Mémoires de Canler, ancien chef du service de la Sûreté, Paris, Hetzel, 1862, p. 200.
105. Maxime du Camp, Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié du XIXe siècle, Paris,
Hachette, 1875, t. III, p. 4.
106. Jack London, Le Peuple d’en bas, op. cit., p. 49.
107. Amédée Blondeau et Maxime Halbrand, Le Palais de Justice de Paris. Son monde et ses mœurs par la presse
judiciaire parisienne, Paris, Librairies-Imprimeries réunies, 1892, p. 322.
108. Jean Galtier-Boissière, « De Ménilmuche à la Villetouse », Le Crapouillot, hors-série, mai 1939.
109. Jean-Paul Clébert, Paris insolite, op. cit., p. 79.
110. Pierre Besnard, Ces messieurs de Buenos Aires, Paris, Éditions du Siècle, 1929, p. 69 ; Ludovic Garnica de la
Cruz, Nantes la brume, Paris, Librairie française, 1905, p. 167.
111. André Suarez, Marshilo, Paris, Trémois, 1931, p. 63.
112. Paul Bru, Histoire de Bicêtre, Paris, Lecrosnier et Babe, 1890, p. 14.
113. Ibid., p. 30.
114. Alphonse de Lamartine, Histoire des Girondins, Paris, Furne, 1847, t. II, p. 7.
115. Paul Bru, Histoire de Bicêtre, op. cit., p. 108.
116. É. Richard, Le Guide des grands-ducs, op. cit., p. 270.
117. T. Gilfoyle, A Pickpocket’s Tale, op. cit., p. 95-101 ; Gunja Sengupta, From Slavery to Poverty. The Racial
Origins of Welfare in New York, 1840-1918, New York, New York University Press, 2009, p. 69-106.
118. T. Gilfoyle, A Pickpocket’s Tale, op. cit., p. 100.
119. Charles Godfrey Leland, The English Gypsies and their Language, New York, Hurd & Houghton, 1873.
120. La Presse, 3 avril 1907.
121. Émile Gautier, « Le monde des prisons. Notes d’un témoin », Archives de l’anthropologie criminelle, Paris,
Masson, 1888, p. 419.
122. Alexis de Tocqueville, « Rapport fait au nom de la Commission chargée d’examiner le projet de loi sur les
prisons », in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1984, t. IV, vol. 2, p. 135.
123. Moreau-Christophe, Le Monde des coquins, op. cit., p. 54.
124. Mémoires de M. Claude, Paris, J. Rouff, 1881-1885, p. 630.
125. Henry Fielding, Examen des causes de l’augmentation récente du nombre des brigands [1751], Paris,
Éditions des Cendres, 1990, p. 54.
126. Joseph Kessel, Bas-Fonds, op. cit., p. 243.
127. Camille Aymard, La Profession du crime, Paris, Bibliothèque indépendante, 1905, p. 31.
128. Henriette Asseo, Les Tziganes. Une destinée européenne, Paris, Gallimard, 1994, p. 15.
129. André Charpentier, « Les mystérieux graffitis de la pègre », Police Magazine, 1930.
130. . « Le code des gueux », Détective, 49, 1930.
131. André Charpentier, « Les mystérieux graffitis de la pègre », op. cit.
132. Victor Hugo, Les Misérables, op. cit., IVe partie, liv. VII, chap. I.
133. Je suis redevable sur ces aspects aux travaux de Claudine Nedelec qui, depuis sa thèse (« Le langage de
l’argot. De La Vie généreuse des Mercelots, Gueux et Bohémiens aux Mystères de Paris (1596-1842) »,
Université Paris III, 1992), a publié des travaux décisifs sur cette question. Voir notamment id., Les Enfants
de la truche. La vie et le langage des argotiers. Quatre textes argotiques (1596-1630), Toulouse, Société de
littérature classique, 1998 ; id., « Les lexicographes des bas-fonds », Cahiers Diderot, 11, 1999, p. 155-168 ;
id., « Les mystères de l’argot », Nord’, 46, 2005, p. 39-61 ; id., « L’argot, langue des “gens d’une même
cabale” », in Lise Andriès, Cartouche…, op. cit., p. 62-83.
134. Henri Estienne, Introduction au traité de la conformité des merveilles anciennes avec les modernes, Genève,
1566, p. 138, cité par Claudine Nedelec, « L’argot… », op. cit., p. 62.
135. Eugène Sue, Les Mystères de Paris, op. cit., p. 40.
136. Charles Nodier, Notions élémentaires de linguistique…, 1837, cité par Claudine Nedelec, « L’argot… », op.
cit.
137. P. Leclair, Histoire des brigands, chauffeurs et assassins d’Orgères, 1799, cité ibid., p. 77.
138. Bronislaw Geremek, Les Fils de Caïn. L’image des pauvres et des vagabonds dans la littérature européenne
du XVe au XVIIe siècle [1988], Paris, Flammarion, 1991.
139. Georges Fronval, Danseuses pour Buenos Aires, Paris, Tallandier, 1932, p. 29 ; Guy de Téramond,
« Hambourg ville colossale », Le Roman-Reportage, Paris, Ferenczi, 1932.
140. Aristide Bruant, Les Bas-Fonds de Paris, op. cit., p. 336 et p. 353-354.
CHAPITRE II

« Cours des Miracles »

Si le XIXe siècle donne aux bas-fonds leur nom et leur configuration


moderne, nombre de leurs motifs s’enracinent dans un passé plus lointain
dans lequel ils puisent une grande partie de leur dynamique. C’est aussi
parce qu’ils se présentent à la fois comme immémoriaux et terriblement
présents que les bas-fonds inquiètent et fascinent tant. On partira dans ce
chapitre à la recherche de ces traces, dans une archéologie discursive qui
voudrait mettre au jour les strates les plus anciennes, celles qui continuèrent
longtemps d’affecter et de travailler cet imaginaire. La séquence décisive
est celle de ces années de crise qui se situent à la charnière du Moyen Âge
et des Temps modernes : tant sur le plan idéologique que sur le plan narratif
se met alors en place une matrice fondatrice, dont la cour des Miracles
constitue le point fort et l’icône. Mais elle se nourrit aussi de nombreuses
images antérieures, bibliques et antiques notamment, et suscite des lignes de
fuite dans lesquelles s’engouffre l’imaginaire des XVIIIe et XIXe siècles.

Sodome, Rome et Babylone

La culture occidentale, à laquelle ce livre se limite, a longtemps été


une culture ancienne, puisant ses sources dans la tradition judéo-chrétienne
autant que dans l’Antiquité grecque et romaine. La Bible et les humanités
ont forgé les références culturelles avec lesquelles ont pensé et agi nos
prédécesseurs. Comment s’étonner dans ces conditions de leur continuelle
présence dans les récits de bas-fonds ? La dimension intrinsèquement
« morale » et normalisatrice de cet imaginaire accentue le recours aux
attestations religieuses, et rend la Bible plus présente que les textes
fondateurs de la culture antique, souvent considérée comme plus
transgressive ou permissive.
Des trois cités qui constituent l’armature urbaine de cet imaginaire, les
villes bibliques sont donc les plus prégnantes, à commencer par Sodome (on
oublie le plus souvent Gomorrhe), dont les références nourrissent jusqu’à
nos jours les représentations des bas quartiers. Cité pécheresse, Sodome
incarne le « vice » – homosexualité autant que débauche et luxure –
pratiqué sur un mode collectif et inaugure en ce sens le discours anti-urbain
consubstantiel à l’imaginaire des bas-fonds. Rappelons brièvement le
contenu du passage de la Genèse qui relate l’événement : Dieu, alerté des
« péchés énormes » commis par les habitants de Sodome, y dépêche deux
anges, qui sont hébergés par Loth, le neveu d’Abraham. Ces deux étrangers,
beaux et riches, attirent la convoitise des habitants de la ville, qui
demandent à Loth de leur livrer les nouveaux venus. Loth refuse et leur
propose d’offrir ses deux filles à la place. Mais les habitants de la ville
n’acceptent pas l’échange. Alors les anges disent à Loth et aux siens de
partir sans se retourner. Convaincu du crime de Sodome (et aussi de ceux de
la cité voisine de Gomorrhe), « l’Éternel fit tomber sur Sodome et sur
Gomorrhe une pluie de soufre et de feu » qui détruisit ces villes et tous leurs
habitants. La femme de Loth, qui se retourna pour regarder le spectacle de
la destruction, fut changée en statue de sel.
Ce récit, mille fois conté, est fondateur. On en retiendra surtout
l’association de la ville, de la luxure collective, du refus d’hospitalité (un
crime au regard des sociétés de pasteurs nomades), ainsi que l’interdit jeté
sur leur représentation. Sodome devient dès lors le symbole absolu de la
perversion sexuelle, et il n’est guère de bas-fond urbain qui ne lui soit
associé. Paris, par exemple, est une « cité que l’on pourrait croire entée sur
Sodome et Gomorrhe », lit-on dans Les Mystères du Palais-Royal1. Mais
l’expression vaut surtout pour Londres. Puritaine, obsédée par la question
de la débauche sexuelle, la culture britannique a les yeux braqués sur la
ville pécheresse. La Rose Tavern, un bouge fameux de Covent Garden, était
connue comme the black hole of Sodom2, et le quartier Saint-Giles, tout
près, est une modern Sodom3, comme l’écrit John Duncombe en 18354. La
référence à la cité biblique s’impose à la fois comme un lieu commun, une
imprécation et une façon plus convenable d’évoquer le vice
« innommable ». Son nom s’étale ainsi dans tous les journaux lors du
scandale de Cleveland Street en 1889, lorsque l’on découvre l’existence
dans cette rue d’un bordel pour hommes fréquenté par la meilleure société
londonienne, dont le prince Albert Victor5. Ces usages franchissent sans
heurt le XXe siècle, notamment pour dépeindre les réalités carcérales.
Décrivant en 1932 l’univers des maisons de correction, le reporter Henri
Danjou évoque longuement « les bacchanales de la Sodome sur laquelle
règnent » les jeunes caïds, ainsi que les « lamentables Gomorrhe » que
constituent les maisons de filles6.
Babylone constitue l’autre grande référence biblique, plus prégnante
que Sodome. Symbole de la ville terrestre opposée à la cité céleste,
Jérusalem, Babylone est la grande prostituée, « la mère des impudiques et
des abominations de la terre ». Tout révulse en elle : elle incarne la
corruption, la décadence, le mercantilisme déshumanisé et perverti. Elle est
la ville dissolue, qui pratique la prostitution sacrée. Chaque femme,
rapporte Hérodote, doit en effet s’accoupler au moins une fois dans sa vie
avec un étranger dans le temple d’Ishtar et donner l’argent à la déesse. Elle
est aussi, précise le Livre de Daniel, le lieu du pouvoir politique, c’est-à-
dire celui des hommes qui gouvernent en lieu et place de Dieu. Mais la ville
est complexe, elle est aussi un des mystères de l’Apocalypse, dont la
signification demeure cachée à la compréhension humaine7. Ville maudite,
temporelle et spirituelle à la fois, elle conserve longtemps un immense
pouvoir de fascination. C’est la partie inhumaine de l’humanité. Les
protestants réactivent son image pour décrire Rome, les victoriens pour
dépeindre Londres. Son ombre pèse lourdement sur le discours anti-urbain,
une constante des civilisations modernes mais que la croissance urbaine et
le romantisme relancent fortement à compter du XVIIIe siècle. Antithèse
des valeurs fondant la société occidentale, la ville est l’espace du laid, du
vice, de l’esprit de lucre, des passions malsaines. Et Babylone devient un
terme usuel pour décrire les pathologies, les visions apocalyptiques et les
anxiétés de la ville. Londres surtout, the modern Babylon8, la grande
Babylone noire, est investie d’une immense influence corruptrice, où
semblent se mêler l’immoralisme, l’irréligion, le vice, le crime, les conflits
de classes ; Alfred Tennyson et William Morris lui consacrent des pages
suggestives. Lorsque le journaliste William Stead publie en 1885, dans la
Pall Mall Gazette, ce qui constitue le scoop le plus monumental du siècle
(comment il négocie auprès de sa mère l’achat d’une jeune vierge pour
5 livres), c’est tout naturellement qu’il titre le reportage : The Maiden
Tribute to Modern Babylon (« Le sacrifice des jeunes vierges à la Babylone
moderne »). Mais Paris n’est pas en reste. Vidocq, Balzac, Hugo ou Bruant,
tous usent fréquemment de l’expression. Les Mystères du Palais-Royal font
de la ville la « quintessence de la moderne Babylone ». Paris est la « source
et le quartier général international de la traite des Blanches », écrivent en
1909 des missionnaires américains, qui concluent qu’elle est bien devenue
the modern Babylon9. L’internationalisation progressive des bas-fonds
multiplie, de fait, les incarnations de Babylone, ce qu’ont bien compris les
feuilletonistes français Henri-Émile Chevalier et Théodore Labourieu, qui
publient en 1864 Les Trois Babylones. Paris, Londres, New York10.
En dépit de la très forte imprégnation des humanités sur la culture du
temps, l’histoire et la mythologie gréco-latines sont nettement moins
mobilisées. Elles fournissent pourtant un répertoire d’exempla, de figures et
de textes (pensons au Satiricon de Pétrone ou à L’Âne d’or d’Apulée)
capables d’offrir de nombreuses représentations des milieux interlopes. Des
marchés d’esclaves proposant de jeunes enfants aux quartiers de
prostitution d’Alexandrie ou de « Canope la putain », des tavernes de
joueurs à la société des gladiateurs, l’Antiquité n’était pas particulièrement
« morale »11. Rome surtout, avec ses quartiers surpeuplés et mal famés
comme Subure, le Janicule ou le Vélabre, était un concentré de débauche où
petit peuple, marginaux, miséreux, voleurs, prostituées, esclaves en fuite et
enfants des rues coexistaient. Plaute évoque également des réunions de
mendiants à la porte Trigémine. Des figures singulières émergent, comme le
leno, à la fois proxénète, marchand d’esclaves et entremetteur, personnage
odieux stigmatisé par les auteurs, les filles des bouges de Subure ou les
participants aux orgies de la bonne société de l’Aventin, symbolisés par
Messaline, l’épouse de l’empereur Claude. Mais ces représentations ne
nourrissent que peu les récits des bas-fonds. Quelques tentatives se font
jour, comme celle du romancier Félix Deriège qui, au plus fort de la vogue
des « mystères urbains », s’attache en 1847 à importer le genre dans
l’Antiquité romaine. Mais s’il décrit bien quelques bouges, ses Mystères de
Rome s’apparentent davantage à un roman historique, plus soucieux de
retracer la conjuration de Catilina que d’explorer les bas-fonds de la ville12.
Des figures ou des lieux surgissent parfois, comme le Minotaure, les pirates
de Cilicie ou la ville de Corinthe, fameuse pour sa prostitution sacrée et sa
forte concentration en maisons closes. C’est ainsi que Maurice Talmeyr
évoque en 1906 la « Corinthe actuelle » pour dépeindre des quartiers de
Paris13. Mais à l’inverse de Sodome ou de Babylone, ces références
demeurent isolées et ne parviennent pas à faire système.

L’invention du mauvais pauvre

La distinction entre bons et mauvais pauvres, rapidement redoublée par


celle qui sépare les vrais des faux pauvres, constitue l’une des principales
lignes de force structurant les représentations des bas-fonds. L’idée qu’une
partie indénombrable des indigents est pleinement responsable d’un état
qu’ils ont choisi par « vice », par paresse ou par facilité, commande une
large partie du dispositif. En permettant de relier la pauvreté à l’immoralité,
l’indigence au crime, elle se trouve même aux sources du phénomène.
L’histoire des pauvres en Europe a fait l’objet d’une immense bibliographie
qui a mis au jour les principales inflexions. On sait que, jusqu’au
XIIIe siècle environ, l’opinion dominante valorise la pauvreté, l’exalte
même parfois comme une vertu sanctifiante. Fort de l’exemple du Christ,
mais aussi de ceux de Job, de Lazare – auxquels on peut associer également
la figure très positive du philosophe grec Diogène –, le pauvre est « pauvre
de Dieu », « pauvre du Christ », « pauvre avec Pierre ». C’est un individu
digne, méritant et porteur de vertu. C’est « l’élu de Dieu et l’image du
Christ ». De son exemple s’inspire le vœu de pauvreté des ordres
mendiants. Son attitude renvoie au comportement du Christ qui se dépouille
de ses richesses, et devoir est fait au chrétien de lui donner l’aumône. Pour
les Pères de l’Église comme pour les autorités qui en émanent, la mendicité
n’est donc pas considérée comme infamante. Des doutes surgissent
certainement, et des récits circulent sur la tromperie et la dissimulation de
certains, mais ils ne suffisent pas à remettre en cause la doctrine de l’Église.
La rupture décisive a lieu entre la fin du XIIe siècle et le milieu du
XIIIe siècle, dictée pour partie par les évolutions économiques et sociales.
La pauvreté était jusque-là collective et universelle. La précarité était
générale, elle touchait une large majorité de la population et était atténuée
par les solidarités de village, de paroisse, de seigneurie. Les contextes
changent à partir de là : l’accroissement démographique, les transformations
des structures agraires, la croissance urbaine et celle de l’économie
monétaire tendent à compliquer et à stratifier la société. L’essor du
capitalisme marchand entend ne pas s’encombrer de ces « inutiles au
monde » et insiste à l’inverse sur la valeur cardinale du « travail ». En
France et en Angleterre, c’est au XIIIe siècle qu’apparaissent les termes de
vagabond et de vagrant14. On tend à passer d’une pauvreté générale et
collective, donc acceptée, à une pauvreté individuelle. Les pauvres ne
constituent plus la masse de la population, n’incarnent plus le corps social.
Ils n’en constituent plus qu’une partie que l’on va peu à peu stigmatiser. La
pauvreté cesse donc d’être une valeur positive pour devenir le produit d’une
déchéance. Dans les communes italiennes d’abord, puis rapidement dans
toute l’Europe chrétienne émerge la figure du « pauvre honteux15 », qui ne
s’exhibe pas, qui ne mendie pas. Elle éclaire en contrepoint l’essor d’une
autre catégorie, antithétique, celle des mauvais pauvres que l’on commence
à décrire comme laids, sales, infirmes, méchants, en guenilles, méprisables,
errants. Ce moment est décisif. La dichotomie produite déclenche un
processus d’« étiquetage » capital dans l’histoire des représentations de la
marge. C’est là, au début du XIVe siècle selon Michel Mollat, que naît la
catégorie de « classe dangereuse16 ». Les crises qui s’enchaînent alors,
guerres, peste noire, famines, accentuent ce phénomène. Ce changement de
perception a des conséquences majeures sur le monde des indigents,
confronté à une stigmatisation et à une répression croissantes, et bientôt à la
tentation de l’enfermement.
On assiste en effet, à compter de ce moment, à un déclin continu et
irrémédiable des bons pauvres, de moins en moins nombreux, au profit des
mauvais pauvres, de plus en plus désavoués. La Réforme accentue encore
ces inflexions. Soucieuse de bannir les « œuvres », elle croit à la
prédestination, valorise le travail, et n’entend plus glorifier la pauvreté,
mais l’éradiquer. D’innombrables représentations en résultent, qui associent
désormais l’indigent à tous les comportements transgressifs et déviants,
insistent sur la fainéantise, la tricherie, la tromperie, auxquelles se livrent
une « nuée d’insectes malfaisants et voraces17 », de « pirates18 », de déchets,
de détritus, de parasites sociaux. « La pauvreté elle-même n’est plus comme
au Moyen Âge le signe d’une transcendance, l’image du Christ sur terre,
résume un publiciste de la fin du XIXe siècle. Elle est le signe d’une
déchéance, l’image de l’animalité qui menace l’humanité19. » Les rares
bons pauvres finissent par se réduire à une poignée d’infirmes, d’invalides,
de vieillards ou d’orphelins, mais encore la suspicion les frappe-t-elle
toujours. Tout vrai pauvre étant nécessairement honteux, tous ceux que l’on
peut voir sont a priori des misérables.
En parallèle a lieu un premier procès de « racialisation ». L’émergence
de la fausse indigence coïncide en effet avec l’arrivée en Europe des
bohémiens, et l’on est frappé de la synchronie avec laquelle les deux
thématiques progressent à la fin du Moyen Âge. En France, c’est en 1419,
dans la ville de Châtillon-en-Dombes dans l’Ain, que l’on mentionne le
premier passage d’une troupe menée par le comte de Petite Égypte20. Paris
est confronté à cette « population étrange » huit ans plus tard, en août 1427,
dont rend compte le Journal d’un bourgeois de Paris : une centaine
d’individus, qui suscitent un mélange de curiosité et de crainte, mais que
l’on accueille favorablement en raison de leur foi chrétienne et de leur
persécution par les Sarrasins21. Mais le ton change rapidement : on les
accuse vite de vol, de sorcellerie et l’hostilité devient générale au début du
XVIe siècle. En 1560, l’ordonnance d’Orléans leur enjoint de quitter le
royaume sous peine des galères22. Les édits d’interdiction et de
bannissement se multiplient dès lors pour purger le royaume d’une
« engeance malfaisante ». La stigmatisation des gueux va de pair dès lors
avec celle des bohémiens. En Angleterre, on évoque l’arrivée des gypsies au
début du XVIe siècle, pendant le règne d’Henri VIII, et l’on a vite fait de
signaler le danger de ces « sombres étrangers », dont le rôle est majeur dans
la définition de la roguery23.
Désignation, étiquetage et répression marchent alors de conserve. Les
premières nomenclatures connues proviennent du monde germanique et
s’apparentent à des textes institutionnels : dès 1342, par exemple, la ville
d’Augsbourg a interdit ses portes à cinq catégories de mendiants, et l’année
suivante à neuf, tous censés simuler des états imaginaires (faux juifs, faux
pèlerins, faux malades, faux infirmes, faux aveugles, etc.), afin de mendier
plus efficacement24. Peu de temps après, vers 1360, le registre de Dithmar
de Meckebach, chancelier du roi de Bohême Charles IV, présente une
nomenclature de onze catégories de voleurs et de criminels (voleurs de
chevaux, d’argent, faux-monnayeurs, coupeurs de bourses, etc.). Ces textes,
de nature politico-juridique, procèdent d’un souci de contrôle social
(démasquer les imposteurs), mais aussi du désir de déchiffrement d’univers
pensés comme exotiques ou interdits.
Ce genre de description se multiplie au XVe siècle. En 1430-1444, la
ville de Bâle publie une longue liste énumérant vingt-six catégories de
mendiants et de vagabonds faussement infirmes, avec la description très
précise des tromperies et des procédés de simulation destinés à susciter la
commisération. La liste insiste notamment sur le cas des aveugles, qui se
couvrent les yeux de torchons ensanglantés, ou qui crèvent ceux de leurs
enfants. Il s’agit donc tout autant de démasquer des procédés honteux et
criminels que de se préserver de la duperie des fourbes. Ces documents
peuvent aussi provenir de l’institution judiciaire, comme à Dijon au milieu
du XVe siècle, lors du procès de la bande des Coquillards (porteurs de
fausses « coquilles » de pèlerins à destination de Saint-Jacques-de-
Compostelle), instruit par le magistrat Jean Robustel. Ces textes se
composent d’une longue énumération de soixante-deux types de filous
(crocheteur, pipeur, vendangeur, desgobischeur, blanc coulon, etc.), avec
explication de l’activité et du jargon qui la nomme.
De la stigmatisation, on passe très vite au désir d’enfermement. Un peu
partout au milieu du XIVe siècle sont prises des mesures contre les
vagabonds et les pauvres, qu’il s’agit de « mettre en besogne ». Dès 1349,
le roi d’Angleterre Édouard III promulgue un Statute of Labourers qui
réprime la mendicité professionnelle25. En janvier 1350, un édit de Jean le
Bon interdit aux pauvres valides de mendier, et le roi de Castille Pierre Ier
fait de même l’année suivante26. Toutes ces mesures, qui se répondent, sont
en plein accord avec les nouvelles représentations qui désacralisent le
pauvre. Une ordonnance de 1367 décide d’emprisonner ceux qui peuvent,
mais ne veulent pas travailler. L’alternative est simple : travail ou châtiment,
et certains, comme Jean de Gerson, défendent dès lors la possibilité de
pauvres « enclos »27. Mais les monarchies n’ont pas les moyens d’appliquer
ce principe, pourtant partout en discussion dans l’Europe de la fin du
Moyen Âge. Des expériences d’enfermement ont lieu dans les Flandres en
1525, à Londres en 1553 où l’on enferme les indigents dangereux dans la
maison de correction de Bridewell. En France, ceux que l’on rafle sur les
grands chemins sont envoyés aux galères. Une ordonnance parisienne de
1545 prescrit aux prévôts des marchands et échevins d’ouvrir des ateliers de
travail forcé pour les mendiants valides, mais elle n’est guère suivie d’effet.
À Lyon, en 1614, les recteurs de la Charité décident d’enfermer des pauvres
dans l’Aumône générale, créée en 1534. Ils sont imités peu après par la
Charité de Marseille28. C’est donc un mouvement massif qui travaille
l’Europe de ces années de crise, et auquel l’État absolutiste de Louis XIV
donne une impulsion décisive avec la création de l’Hôpital général.
Le contexte est alors difficile. On parle de « sombre XVIIe siècle »,
période de crises multiformes marquée par l’augmentation rapide du
nombre des indigents et des vagabonds. L’assimilation entre pauvreté,
délinquance et péché progresse rapidement. Dans son célèbre Procès civil et
criminel, dont la première version paraît à Lyon en 1607, Claude Le Brun
de la Rochette associe l’oisiveté, la pauvreté et la luxure. La tentation est
donc de plus en plus forte d’enfermer les pauvres dans les hôpitaux, en
s’inspirant des systèmes anglais et hollandais de mise au travail forcé. C’est
là le sentiment de la plupart des « gens de bien ». « L’indigence est
aujourd’hui méprisée partout », écrit François de la Mothe Le Vayer en
1643 dans Des richesses et de la pauvreté29. La création de l’Hôpital
général de Paris, en avril 1656, s’inscrit donc dans un contexte très
favorable. L’hôpital était jusque-là une « maison de charité établie pour
recevoir et traiter gratuitement les malades indigents », écrit Pierre
Larousse. Il offrait l’hospitalité aux pèlerins, aux voyageurs, aux infirmes et
aux malades. Il s’agissait donc d’établissements religieux destinés à
recevoir et à aider les démunis. L’institution nouvelle a une tout autre
fonction. Elle offre une forme d’assistance obligatoire et normalisée où les
pauvres valides sont envoyés au travail forcé. Son but est d’empêcher la
mendicité et l’oisiveté, « sources de tous les désordres ». Sont concernés les
pauvres « de tous sexes, lieux, âges, de quelque qualité et naissance, et en
quelque état qu’ils puissent être, valides ou invalides, malades ou
convalescents, curables ou incurables ». L’Hôpital général parisien est
formé de la réunion de cinq institutions préexistantes : la Pitié et la
Savonnerie où l’on installe les enfants, la Salpêtrière et la maison du Refuge
(future Sainte-Pélagie) qui sont réservées aux femmes, enfin Bicêtre où sont
logés les hommes, les vieux mendiants et les indésirables. On sait peu de
choses du fonctionnement de l’institution, mélange de couvent, de prison,
d’asile et de manufacture.
En 1662, le système est étendu à tout le royaume. Un édit prescrit en
effet la création d’un hôpital pour les pauvres et mendiants dans chaque
ville et donne la possibilité à ces institutions de nommer des archers pour
s’enquérir des mendiants.

Tous lesquels pauvres y seront instruits à la piété et religion


chrétienne, et aux métiers dont ils pourront se rendre capables, sans
qu’il leur soit permis de vaguer, ni sous quelque prétexte que ce soit
d’aller de ville en ville, ni de venir en notre bonne ville de Paris, et
que les habitants des villes et gros bourgs y soient contraints par
toutes voies dues et raisonnables30.

Ce ne sont donc en rien des structures de soins, mais d’enfermement ;


si l’état de santé l’exige, on envoie les malades à l’Hôtel-Dieu : ce n’est
qu’en 1781 qu’on y installe des infirmeries31.
On sait que ce dispositif est au cœur de l’analyse de Michel Foucault,
qui vit en lui l’expression d’un pouvoir normatif propre à l’ordre
monarchique qui s’affirme alors, la pièce centrale d’un dispositif absolu
propre à l’âge classique.

L’Hôpital général n’a pas l’allure d’un simple refuge pour ceux
que la vieillesse, l’infirmité ou la maladie empêchent de travailler ; il
n’aura pas seulement l’aspect d’un atelier de travail forcé, mais plutôt
d’une institution morale chargée de châtier, de corriger une certaine
« vacance morale », qui ne mérite pas le tribunal des hommes, mais
ne saurait être redressée par la seule sévérité de la pénitence.
L’Hôpital général a un statut éthique32.

C’était pour Foucault le signe de cette emprise croissante de l’État sur


les individus qui inaugurait les systèmes de discipline moderne. Tout un
réseau d’institutions d’enfermement est alors jeté sur l’Europe, que
l’enquêteur britannique John Howard va bientôt parcourir et décrire dans
The State of Prisons in England and Wales (1777).
Cette analyse a été critiquée pour ses formules trop larges, sa
description de dispositifs pensés sans relation à leur application. Car
l’Hôpital général, il est vrai, est peu mis en œuvre, pour des raisons de
financement d’abord, du fait des conflits et des rivalités locales qu’il suscite
par ailleurs. À Paris en 1663, il ne rassemble qu’un peu plus de 6 000
personnes, pour moitié des valides, pour l’autre des vieillards, des enfants,
des infirmes ou des impotents. Il ne concerne donc qu’une minorité de cette
foule de vagabonds et démunis que compte alors Paris. De nombreux
historiens ont ainsi relativisé la portée de l’édit de 1656, rappelant que
beaucoup d’autres édits l’avaient précédé et que d’autres le suivirent33.
Cher, faiblement productif, détesté de la population, le système fonctionne
mal34. D’où les nombreuses tentatives faites pour le réformer. On réfléchit
durant tout le XVIIIe siècle aux modalités d’internement et de mise en
travail des mendiants valides. Un véritable tournant répressif a lieu en
août 1764, lorsqu’on décide d’envoyer les mendiants aux galères, de
réserver l’hôpital pour les vieux, les femmes et les infirmes, et de placer les
enfants dans les structures « spécialisées », comme les Enfants-Trouvés ou
l’Hôtel-Dieu. Mais le désir d’enfermement des vagabonds et des mendiants
persiste néanmoins ; on crée pour cela, la même année 1764, les dépôts de
mendicité, qu’un arrêt du Conseil d’État rend obligatoires en octobre 1767.
Il en existe quatre-vingts en 1768, mais ils accueillent aussi des aliénés, des
prostituées, voire des pèlerins, et ne se différencient donc guère de l’hôpital.
Une ordonnance de juillet 1777 invite à interner dans des « maisons de
force » « tous Mendians quelconques qui seront trouvés, soit dans les rues
de Paris, soit aux portes des maisons, des lieux publics ou dans les
Églises35 ». Ces dépôts de mendicité font l’objet de représentations tout
aussi négatives que l’ancien Hôpital général. Louis-Sébastien Mercier
dépeint ceux de Paris comme des lieux de dégradation et de corruption, qui
entraînent leurs hôtes « dans le sentier de la crapule et de la débauche36 ».
La Révolution française, tout autant répressive à l’égard de l’oisiveté,
n’entend pas les fermer37. Elle songe un moment à transporter les mauvais
pauvres à Madagascar, mais revient dès juillet 1791 à la solution des dépôts,
rebaptisés « maisons de réception », censés être de réhabilitation. Mais
ceux-ci continuent de servir à la fois d’hospices, de prisons, d’asiles, où la
violence, la maladie et la promiscuité demeurent la règle. D’autres lieux
jouent un rôle analogue comme le couvent des repenties de Marseille, qui
« accueille » toutes les dissidentes possibles : prostituées, femmes adultères,
concubines, filles séduites, délinquantes, criminelles. Un haut lieu de
l’imaginaire populaire marseillais, à la fois prison, hôpital et refuge38.
Il est tout à fait probable que le « Grand Renfermement » ait mal ou
très partiellement fonctionné. Il n’en reste pas moins un moment décisif :
non seulement le désir s’y fait jour de rassembler en un même espace de
relégation toutes les figures repérables de l’exclusion sociale, mais des
lieux, des lieux réels, s’emploient, même imparfaitement, à réaliser le
programme. C’est le cas de Bicêtre, déjà évoqué au chapitre précédent, qui,
du milieu du XVIIe au milieu du XIXe siècle, associe dans ses murs une
population de vieillards, de mendiants, d’aliénés, de malades et de
criminels. « Le vice, le crime, le malheur, les infirmités, les maladies les
plus dégoûtantes et les plus disparates, tout était confondu », déclare le Dr
Pariset39. Avec ses locaux infects, ses murs fétides et son sol recouvert
d’immondices, Bicêtre fut un point majeur de fixation de cet imaginaire.
Diderot, Mirabeau, Malesherbes, Howard, et nombre d’autres auteurs du
XVIIIe siècle jettent un regard effaré sur ce qui, selon l’expression de
Louis-Sébastien Mercier, est un « ulcère terrible sur le corps politique,
ulcère large, profond, qu’on ne saurait envisager qu’en détournant les
regards ». Ceux du XIXe siècle, Appert, Michelet, Hugo, Lamartine, font de
même, incapables de détourner le regard de cet antre du malheur.
« Bicêtre… Ce nom seul a un aspect sinistre et résonne à l’oreille comme
un glas funèbre ! » conclut un peu plus tard le romancier Pierre Zaccone40.

Le Royaume des gueux

L’un des principaux effets de ces inflexions fut la création d’une ample
bibliothèque européenne de la « gueuserie », dont les motifs et les thèmes
structurent dans la longue durée l’imaginaire de la transgression. Ces textes,
dont la production va crescendo, s’adossent aux listes de faux mendiants et
de faux pauvres de la fin du Moyen Âge, mais en élargissent
progressivement la nature et l’assise. On passe ainsi de l’inventaire dressé
par des magistrats ou par les chancelleries au traité littéraire, du judiciaire à
la fiction ou à l’imaginaire, signe de l’intérêt public croissant que suscitent
ces descriptions. Bronislaw Geremek a minutieusement établi la
cartographie de cette production et souligné ses traits principaux41. Dès la
fin du XVe siècle, des énumérations de charlatans, faux mendiants, faux
pèlerins, etc., sont exploitées dans un souci plus ethnographique et littéraire.
C’est le cas notamment du Speculum cerrenatorum, un traité composé par
un ecclésiastique d’Urbino pour dénoncer l’art de la fourberie développé
selon lui par les habitants de Cerreto, un petit village d’Ombrie. C’est le cas
également du célèbre Liber vagatorum, livre des gueux allemands qui date
lui aussi de la fin du XVe siècle, et dont Luther préfaça l’une des versions.
Les mêmes sortes de descriptions se retrouvent à la même époque dans La
Nef des fous de Sebastian Brant. L’audience de ces textes est très large.
Bénéficiant des ressources nouvelles qu’autorise désormais l’imprimerie, ils
sont repris et diffusés par tous les réseaux de colportage et d’imprimés à bas
prix. Ils se fixent bientôt en quasi-genre, littérature des mendiants et des
gueux, qui s’épanouit dans l’Europe des XVIe et XVIIe siècles42 et que
deux traits unifient : la révélation des ruses, supercheries ou techniques de
supplication ainsi que celle de la forte hiérarchie censée régir ce monde. En
Angleterre, The Fraternity of Vacabondes de John Awdeley, publié en 1561,
distingue 19 catégories de vagabonds et 25 de filous. Les hiérarchies
semblent moins rigides en Espagne, mais les Ordenanzas mendicativas de
Guzman y ordonnent cependant la société des mendiants. On est frappé du
caractère presque immédiatement européen de cette production : littérature
picaresque en Espagne, récits de la gueuserie en France, literature of
roguery ou rogue pamphlets en Angleterre, Schelmenroman dans les pays
germaniques. Chacun bien sûr développe quelques traits spécifiques, mais
l’unité du genre est réelle, comme le prouvent les circulations et les
transferts incessants entre les différents espaces.
En France, deux ouvrages occupent une place privilégiée dans la
fixation de cet imaginaire : La Vie généreuse des mercelots, gueux et
boesmiens contenant leur façon de vivre, sublitez et gergon…, publié à
Lyon en 1596, et Le Jargon ou Langage de l’argot reformé, comme il est à
présent en usage parmi les bons pauvres, texte célèbre dû à un certain
Olivier Chéreau et publié autour des années 1630. La Vie généreuse, sorte
d’autobiographique picaresque, retrace l’initiation à la vie de gueux d’un
nobliau breton. Le texte, dans le sillage de ceux qui l’ont précédé, énumère
les divers « États », assortis des ruses et tromperies mises en œuvre, qui
constituent la gueuserie. Mais il innove en décrivant l’organisation de la
« monarchie » des gueux, véritable contre-royaume dirigé par le grand
Coësre (parfois aussi appelé Dasbuche ou roi Thune), qui distribue ses
provinces aux nombreux affidés – les cagoux – qui lui servent de
lieutenants. Le Jargon évoque lui aussi le roi des gueux, dont il décrit
l’élection, puis met en scène les états généraux de la monarchie d’Argot,
dix-huit corporations qui paient chacune tribut au grand roi. On retrouve
dans ces deux textes bien des éléments qui circulaient en Europe depuis la
fin du XVe siècle, notamment la taxinomie détaillée des différentes façons
de mendier ou de voler. Mais la description de la société des gueux est ici
poussée à bout. Celle-ci forme désormais un État dans l’État, une contre-
monarchie précisément organisée et dirigée. Les argotiers « sont tant qu’ils
composent un gros royaume : ils ont un Roi, des Lois, des Officiers, des
États, et un langage tout particulier43 ». L’idée s’affine d’une société du
dessous, qui serait le double inversé de celle du dessus, dans sa structuration
comme dans ses hiérarchies. « Les gueux ont leurs magnificences et leurs
voluptez comme les riches et, dict-on, leurs dignitez et ordres politiques »,
note Montaigne dans les Essais44.
Ces textes sont fondateurs. Les continuités sont évidemment très fortes
avec les nomenclatures de la fin du Moyen Âge : il s’agit toujours de
décrire par énumération l’organisation du monde mystérieux des
marginaux, de dévoiler leurs procédés et la communauté de langage qui les
lie. Le souci de contrôle social y demeure donc essentiel. Mais trois
innovations principales s’y font jour45. La première concerne l’attention
nouvelle portée au biographique. La société, jusque-là très collective des
mendiants et des gueux, laisse peu à peu émerger quelques personnages ou
figures singulières, dont l’entrée en scène modifie l’éclairage. Attaché à des
destins individuels, le propos tend à se faire plus empathique. C’est
principalement le cas des récits picaresques espagnols, qui s’emploient, sur
le mode autobiographique, à narrer les aventures souvent facétieuses et
ponctuées de bons mots d’un picaro, héros marginal mais sympathique.
Vivant d’expédients, vagabondant à travers les différentes classes de la
société, le picaro incarne un mode de vie qui refuse l’intégration et la
socialisation, sans pour autant sombrer dans la déchéance ou les dessous
infâmes. Les œuvres maîtresses comme les « vies » de Lazarillo de Tormès
(1544), de Guzman de Alfarache (1599) ou du Buscon (1626) connaissent
un immense succès.
La deuxième innovation s’y rattache directement. Elle concerne le
caractère plaisant, récréatif, parfois espiègle que prennent ces récits. Sans
doute certains des textes précédents, soucieux de signaler les tours les plus
élaborés des filous ou de lever le voile sur des univers interdits,
possédaient-ils déjà une telle dimension, source d’une lecture distanciée et
de ses prolongements fictionnels. Mais elle revêt au XVIe siècle des accents
nettement burlesques, en relation avec la tradition carnavalesque qui
caractérise la culture populaire du temps. Ce déplacement est
particulièrement sensible dans la littérature « espiègle » germanique, ou
Schelmenroman, marquée par les figures de Simplicissimus et surtout de
Till Eulenspiegel, fils de paysans qu’on prend pour un simplet, mais qui se
révèle être un grand malin et un grand coquin. Il se manifeste surtout dans
le picaresque espagnol, dont l’empreinte marque toute la littérature
européenne. Le regard porté sur les marginaux s’infléchit en conséquence ;
il se fait plus léger, plus délié, plus distrayant aussi, jusqu’à offrir parfois
une valorisation discrète, mais continue de la transgression. On sait
combien cette modalité descriptive est dès lors au cœur du système de
représentation des bas-fonds.
La dernière innovation, sans doute la plus décisive à l’égard de notre
propos, concerne l’émergence de topographies spécifiques, explicitement
vouées au monde des gueux et des marginaux. C’est le motif de la « cour
des Miracles », tel qu’il naît à Paris au cœur du XVIIe siècle, ce lieu secret
et dangereux où, le soir venu et comme par miracle, les aveugles retrouvent
la vue, les manchots leurs bras et les culs-de-jatte leurs jambes. La mention
la plus ancienne date de 1547 : dans les Propos rustiques de Noël du Fail,
Tailleboudin évoque l’existence, à Bourges, d’une « rue des miracles » où
les mendiants aveugles recouvraient miraculeusement la vue. Au début du
XVIIe, David Ferrand parle d’une « cave des miracles », à Rouen cette fois-
ci, et l’on trouve à peu près en même temps mention d’une cour parisienne
dans les Nouvelles et Plaisantes Imaginations de Bruscambille en 161346. À
Paris, un mémoire de 1617 fait allusion à « la place vulgairement appelée
cour des Miracles, derrière les Filles-Dieu, au bas d’un rempart d’entre la
porte Saint-Denis et Montmartre où on les voyait ordinairement le soir, tout
l’été, danser, jouer, jouer ou rire, et se donner du bon temps47 ». En 1630, Le
Jargon de Chéreau en donne une description un peu plus précise :

Ce lieu s’appelle en jargon la cour des Miracles, ou piolle


franche […] c’est le lieu où toutes sortes de maladies trouvent leur
guérison : c’est là où les aveugles retrouvent clarté, les sourds &
muets entendent & parlent, c’est le lieu où ceux qui sont frénétiques
& estropiez de la cervelle reviennent en leur bon sens, où les
paralytiques reçoivent une entière & saine disposition de leurs corps,
l’hydropique est soulagé de son enfleure, la violente ardeur de la
fièvre est esteinte, les fleux de sand estanché, & où les impotents
mesmes recouvrent l’entier maniement de tous les membres48.

Mais il faut attendre le texte célèbre et mille fois recopié d’Henri


Sauval, Histoire et recherches des antiquités de la ville de Paris, publié en
1724 mais rédigé vers 1660, pour disposer d’une description plus précise49.
Avocat au Parlement de Paris, érudit et historien de la capitale, Sauval était
l’auteur par ailleurs de nombreuses « chroniques scandaleuses » qui
détaillaient la vie des courtisanes, des filles de joie, ainsi que des bordels de
la capitale50. Il était donc à son aise pour évoquer la fameuse cour des
Miracles. Il nous présente ainsi, au moment d’ailleurs où elle vient d’être
rayée de la carte de Paris par la nouvelle lieutenance de police, dirigée par
La Reynie, une enclave de mendiants, sorte d’espace de non-droit devenu le
royaume effectif des voleurs et des gueux. On perçoit l’importance de cette
représentation, qui confère une matérialité territoriale au thème du contre-
royaume, dans l’élaboration du motif des bas-fonds. Sauval repère plusieurs
cours des Miracles à Paris, mais décrit surtout la plus grande, dont l’entrée
était située rue Neuve-Saint-Sauveur : « une place d’une grandeur
considérable et un très grand cul-de-sac puant, boueux, irrégulier, qui n’est
point pavé ». On y retrouve la plupart des éléments constitutifs de l’univers
des bas-fonds. Espace labyrinthique, il faut pour y venir s’égarer « dans de
petites rues, vilaines, puantes, détournées ; pour y entrer il faut descendre
une assez longue pente de terre, tortue, rabouteuse, inégale ». C’est le
repaire de la saleté, les logis y sont « bas, enfoncés, obscurs, difformes, faits
de terre et de boue ». Cinq cents familles y vivent, dans la misère et la
promiscuité la plus générale, toutes « chargées d’une infinité de petits
enfants légitimes, naturels et dérobés », soit au total une population estimée
à près de 30 000 personnes. Le vice, le vol, l’irréligion y règnent en maîtres
absolus, « personne n’y avait foi ni loi, on n’y connaissait ni baptême, ni
mariage, ni sacrement ». C’est surtout la capitale du royaume des gueux.
Assis sur un tonneau, coiffé d’un bonnet d’emplâtre en forme de couronne,
vêtu d’une robe d’Arlequin, armé d’une fourche sur laquelle est suspendue
une charogne, le grand Coësre règne sur les « gens d’argot », qui lui rendent
hommage et tribut.
C’est ce texte que lit et reprend Victor Hugo dans Notre-Dame de
Paris en 1831. Et c’est Hugo bien sûr qui donne à la cour des Miracles son
impulsion décisive, qui en fait ce motif quasi universel. Démarquant le récit
de Sauval, Hugo se contente de transposer l’action en 1482, mais ne
modifie ni les lieux ni les principaux personnages. L’étape est pourtant
essentielle. Elle assure la liaison, sur fond de romantisme, entre la vieille
gueuserie qui n’a jamais vraiment désarmé, et les nouveaux bas-fonds qui
grondent dans le Paris de la monarchie de Juillet.

Bandits et brigands

Les récits et les formes nés au début des Temps modernes ne


disparaissent pas sous l’emprise des Lumières. Le XVIIIe siècle enregistre
même une flambée de littérature argotique, marquée par la vogue du
poissard, du bachique, du burlesque, et les rééditions incessantes de récits
comme La Vie généreuse ou Le Jargon. De profondes inflexions sont
cependant sensibles. La production d’imprimés, d’abord, augmente
considérablement. Aux formes traditionnelles viennent s’ajouter les
canards, les feuilles volantes, complaintes, broadsides et chapbooks
(fascicules de colportage), factums, causes célèbres, arrêts des Parlements,
etc. Une immense culture de l’imprimé se développe, qui fait de la déviance
et du crime l’une de ses principales thématiques. Les contenus se
transforment également, dans le sillage inauguré en Espagne par le genre
picaresque. L’approche biographique tend à se substituer de plus en plus
aux portraits collectifs, et la figure du brigand, du bandit, l’emporte peu à
peu sur celles des mendiants et des vagabonds, condamnés à n’être plus que
de simples figurants. Deux formes spécifiques en résultent, à la fois
articulées et très différentes dans les intentions.
D’une part la littérature dite « d’échafaud » qui, sous des formes très
diverses – feuilles volantes, récits ou sermons d’exécution, pamphlets –,
détaille au crépuscule de leur vie les méfaits des criminels célèbres. Ces
textes, à forte dimension normative, sont plus précoces et plus populaires
dans les pays protestants, en raison de l’importance qu’y tiennent la
confession collective et le discours testamentaire. En Suisse, par exemple,
le pasteur zurichois Johann Jakob Wick en compile neuf cents dès la
seconde moitié du XVIe siècle51. Ils sont également très nombreux en
Angleterre52, où ils essaiment en de multiples sous-genres. Les last-dying
speeches, qui recueillent juste avant son exécution les propos du condamné,
donnent prise à d’innombrables « occasionnels » et autres produits d’une
littérature de l’instant, vendus à la criée dans les foires et les marchés, et
qu’il faut lier à l’engouement du public pour le spectacle du châtiment et de
l’exécution capitale. Les comptes rendus du chapelain de la célèbre prison
de Newgate, à Londres, regroupent également des confessions recueillies
juste avant l’exécution et les transforment souvent en biographies
romancées de criminels. D’autres textes, comme le Newgate Calendar, ou
registre des malfaiteurs, sont des collections de fascicules consacrés aux
procès célèbres, qui visent souvent un public plus aisé53. Une production
similaire se développe en France, principalement sous la forme de canards
ou de récits d’exécutions, tel celui de Dame Lescombat en 1755, qui avait
fait assassiner son mari par son amant, ou celui de l’empoisonneur Desrues
en 1777. Ces textes, qui mettent en scène des actes ou des milieux
transgressifs, obéissent à d’évidentes intentions de moralisation. Le dessein
normatif est fort : il s’agit bien, chaque fois, de renforcer l’autorité
politique, l’allégeance religieuse, les hiérarchies familiales et sociales. Mais
des nuances nationales ou culturelles sont aussi perceptibles : les Allemands
ou les Suisses insistent surtout sur les victimes, les Anglais ou les Français
davantage sur le criminel54. On y note aussi parfois, contradictoirement, la
recherche de sensations, d’émotions fortes, qui peuvent susciter une
certaine admiration pour le transgresseur.
Les biographies de brigands constituent l’autre forme principale. Le
genre existait bien sûr déjà ; bandits et brigands ruraux, qui sont des réalités
sociales du temps, faisaient depuis longtemps l’objet de récits. En France,
l’Histoire de la vie, grandes voleries et subtilités de Guilleri et de ses
compagnons avait retracé dès le début du XVIIe siècle les méfaits d’une
bande de voleurs poitevins dont le chef, Compère Guilleri, est exécuté en
1608. On retrouve dans ce texte tous les motifs classiques de la gueuserie,
répertoire des ruses et des tromperies, description d’une contre-société,
dévoilement du langage secret, mais la figure d’un bandit plus généreux
émerge progressivement. C’est plus net encore dans la version de l’affaire
Guilleri que donne François de Rosset dans ses Histoires mémorables et
tragiques de notre temps en 1685. On trouve la même évolution en
Angleterre avec la figure de James Hind, brigand de grand chemin, pendu et
écartelé à Worcester en 1652, ou celle de Claude Du Vall, the gallant
highwayman, exécuté en 1670 à Tyburn. Ce mouvement se généralise
surtout au XVIIIe siècle. Les bandits quittent peu à peu l’univers archaïque
de la gueuserie, du burlesque et de la cour des Miracles, pour investir des
espaces propres de représentation. Focalisés sur « un grand coupable » ou
un criminel d’exception, ces récits versent dans des formes très ambiguës
où la condamnation explicite croise l’héroïsation implicite. Certains se
teintent d’une touche de contestation politique et sociale : le brigand, qui
s’attaque aux puissants, aux agents de la Ferme ou à ceux de l’État,
rencontre les attentes du petit peuple, qui tend à l’héroïser. En France, une
telle évolution est sensible dans les figures de Cartouche, fils de tonnelier
devenu chef d’une bande de voleurs dans le Paris de la Régence, et de
Mandrin, « honnête homme » ruiné par la Ferme générale et transformé en
contrebandier, champion de la protestation antifiscale en Dauphiné.
Il s’agit bien entendu toujours de figures ambiguës, que les récits ne
magnifient jamais véritablement : ils demeurent des « coupables » et
évoluent dans un univers « méprisable ». Certains textes, comme l’Histoire
de la vie et du procès de Cartouche, publié en 1722, relèvent même de
véritables opérations de désinformation et de manipulation destinées à
détourner du bandit une opinion jugée trop favorable55. La plupart de ces
récits offrent cependant des images plus positives. Ouverts sur l’actualité
sociale et politique, ils se présentent comme des textes plus réversibles, qui
laissent transparaître l’idée d’une violence ou d’un illégalisme légitimes. On
est proche parfois de la figure du redresseur de torts et du bandit social telle
que l’a synthétisée l’historien britannique Eric Hobsbawm56. Le phénomène
est plus sensible en Angleterre, où il bénéficie de la tradition médiévale de
Robin Hood. Les figures pour partie antithétiques de Jack Sheppard, bandit
de grand chemin, et de Jonathan Wild, à la fois grand voleur et chasseur de
primes, sont aux sources d’une immense bibliographie qui alimente le
thème du bandit d’honneur. L’un et l’autre font l’objet d’innombrables
biographies – dont celle rédigée par Daniel Defoe – et se retrouvent, sous
des identités transposées, dans le célèbre Beggar’s Opera de John Gay en
1728, mais sur un ton de comédie et de satire sociale qui rompt avec les
représentations traditionnelles.
Tout un panthéon de brigands célèbres se constitue alors en Europe
(marqué en Espagne par la figure de Diego Corrientes, en Allemagne par
celle de Schinderhannes), qui témoigne de l’émergence d’une sensibilité
différente à la transgression, d’un nouveau genre de textes qui mêlent le
judiciaire et la fiction, la condamnation et l’héroïsation. Le romantisme,
puis la Révolution française accentuent ces évolutions. Le drame de
Schiller, Les Brigands, constitue en 1781 une œuvre charnière qui fait du
bandit le prototype du héros romantique, homme révolté, incarnation
tragique de la liberté individuelle57. Mais le bandit, dès lors, est sorti des
bas-fonds.
Tous ces textes, qui nourrissent une culture, ne disparaissent pas avec
l’Ancien Régime qui leur donne naissance. Imprimés à bas prix, le plus
souvent accompagnés de gravures et de complaintes, ils transitent par les
réseaux du colportage de librairie, dont l’apogée éditorial se situe au milieu
du XIXe siècle. Le Jargon, par exemple, est un des best-sellers de la
Bibliothèque bleue de Troyes, où il comptabilise une trentaine d’éditions.
La plupart de ces récits sont aussi repris, adaptés, réutilisés par les journaux
populaires, les fascicules, les chapbooks, et par les différentes formes
d’imprimés à grand tirage qui prennent le relais. C’est même au début du
XIXe siècle que toutes ces histoires connaissent leur plus grande diffusion.
En 1817, Walter Scott redonne vie au bandit d’honneur écossais Rob Roy.
Le romancier William Ainsworth, fils d’un avocat réputé de Manchester,
acquiert la célébrité en 1834 avec son roman Rookwood, qui retrace la vie
de Dick Turpin, autre bandit de grand chemin britannique pendu un siècle
plus tôt. Il rencontre un succès encore plus grand avec son Jack Sheppard,
publié dans le Bentley’s Miscellany en 1839. Le roman, qui détaille toutes
les péripéties du bandit, fait contre lui l’unanimité de la critique, savante ou
ouvrière, qui en dénonce le grand danger moral, mais il obtient un
extraordinaire succès. L’édition en trois volumes qui suit la publication en
périodique écoule plus de trois mille exemplaires dans sa première semaine
et de multiples adaptations sont réalisées, notamment dans les théâtres
populaires, les penny gaffs58. Il n’est en fait que peu de distinctions, dans
l’Angleterre agitée et tourmentée des années 1830-1840, entre les derniers
feux de la Newgate Literature, les débuts du roman social (Oliver Twist
paraît lui aussi dans le Bentley’s en 1837 et 1839) et ceux du roman-
feuilleton façon Reynolds : tous décrivent les mêmes lieux atroces, les
mêmes destins misérables, les mêmes plaies sociales. Les plus anciens
permettent seulement d’inscrire dans la durée les inquiétudes modernes. Et
la publication de nombreux ouvrages tels qu’A History of Crime in England
de Luke Pike (1873) réactive périodiquement les grandes affaires du pays59.
En France, les biographies de Cartouche, « prince des voleurs », ou de
Mandrin sont rééditées en fascicules ou recyclées dans de nouvelles séries
plus contemporaines.
Parallèlement, les représentations de la cour des Miracles connaissent
un boom extraordinaire après la parution de Notre-Dame de Paris. Quelques
auteurs, pour être juste, avaient devancé Hugo : dans Raoul, publié en 1826,
ou dans Le Duelliste, paru l’année suivante, G. de la Baume et Théophile
Dinocourt avaient déjà mis en scène la cour des Miracles, ce « cloaque
affreux de misère, de vice et de libertinage, lieu d’asile des mendiants, des
filous, des voleurs, des mauvais sujets de toute espèce60 ». Le thème,
manifestement, était de saison, à la croisée des inquiétudes contemporaines
face à la misère et au crime et de la fascination que le Moyen Âge exerçait
sur le romantisme. Mais le roman d’Hugo le propulse au cœur de
l’abondante production de romans historiques qui s’épanouit durant la
monarchie de Juillet. Dès 1832, dans La Cour des Miracles, Théophile
Dinocourt se propose d’étudier « le caractère et les mœurs de cette
intéressante peuplade ». La même année, Paul Lacroix publie La Danse
macabre et s’attarde longuement sur cette « fange de la population » qui
avait banni à tout jamais la morale et la religion : « Là, sans aucun soin de
l’avenir, chacun jouissait à son aise du présent : on y vivait dans la plus
grande licence, on n’y connaissait ni baptême, ni mariage, ni sacrement. »
L’année suivante, en 1833, Charles d’Arlincourt décrit dans Les Écorcheurs
le « foyer d’infection de tout genre, centre des corruptions de toute espèce »
qu’était alors Paris. Dans son Marie de Mancini, Marie Aycard chiffre à
40 000 « le nombre de ces misérables […] répartis dans les sept à huit cours
des Miracles qui infestaient Paris ». Philippon de la Madelaine renchérit en
1834 : la cour des miracles qu’il met en scène dans Le Justicier du roi est
aux mains d’une « population à part entière dont les instincts étaient le
désordre, dont les coutumes étaient le pillage, dont la vie se passait en
rapines ». Dans Le Chevalier de Saint-Pont, paru également en 1834,
Théodore Muret s’intéresse à ces nuées d’« enfants déjà formés à 12 ans
pour la corruption et la débauche »61.
Hugo, on le voit, ne manquait pas d’héritiers. Dans le Paris romantique
des années 1830, la cour des Miracles devient un motif quasi obsédant, dont
l’emprise sur l’invention des bas-fonds apparaît décisive. Les Mystères de
Paris eux-mêmes ne s’inscrivent-ils pas dans le sillage du roman d’Hugo,
dont les premières pages s’ouvrent sur un « mystère62 » ? En 1843, Jules
Janin s’attarde encore sur cette « horrible nation, dont les noms divers
étaient horribles tout autant que la langue qu’elle parlait : culs-de-jatte,
bossus, boiteux, manchots, béquillards, coquillards, cagots, lépreux avec
leurs plaies, beuglements, glapissements, hurlements, fourmilière d’ordures
vivantes, la cour des Miracles pour tout dire63 ». Et la veine se poursuit
inlassablement. En 1845, Maurice Alhoy, célèbre auteur de drames et
d’essais sur la prison, publie Les Brigands et Bandits célèbres, succession
d’anecdotes et de récits de vie puisés dans la tradition de la gueuserie, et qui
fait une large place à la cour des Miracles. Octave Féré, l’auteur des
Mystères de Rouen, y va de sa Cour des Miracles sous Charles VI en 1860,
encore rééditée chez Fayard en 1889.
À Dijon, le souvenir des Coquillards, gloires régionales, suscite
également la publication de nombreux titres, comme ces Compagnons de la
Coquille, texte rédigé par un conservateur des Archives de la ville, qui
retrace en 1842 l’histoire des bandes de malfaiteurs, d’écorcheurs et de
déserteurs rassemblés durant l’hiver 1455 par un puissant « Roy de la
Coquille ». Voleurs, assassins, faux-monnayeurs, ces bandits qui usaient
d’un langage inaccessible au vulgaire, avaient mis en œuvre un « plan de
pillage général de la ville, à l’aide de tous les Coquillards qui s’y seraient
rendus de tous côtés64 ». Quant à la cour des Miracles et à ses habitants, ils
passent très tôt dans le vocabulaire usuel, utilisés comme un synonyme de
« bas-fond ». « Une nouvelle cour des Miracles est en train de s’établir à
Dijon sous l’œil bienveillant de la police », écrit à la fin du siècle le
directeur du Bourguignon salé, mécontent des aménagements urbains
récemment réalisés dans la ville65. « C’est là un beau recommencement de
la cour des Miracles, une population de Trouillefous, de béquillards et de
francs-mitoux, dont un Mouton sera le Grand-Coërce. »
Elle resurgit d’ailleurs pendant les Expositions universelles, comme
s’il s’agissait désormais d’un « lieu de mémoire » avant l’heure. En 1889,
on édifie dans le 15e arrondissement de Paris une tour de Nesle de 26
mètres. En 1900, c’est la cour des Miracles elle-même qu’on reconstruit
avenue de Suffren, avec son dédale « de sombres et pittoresques rues, une
ville de l’époque de Notre-Dame de Paris66 ». L’usage du terme ne faiblit
pas. Albert Londres, qui voyait dans le bagne « une nouvelle royauté »
surnomme le Camp nouveau la cour des Miracles : « Il y avait là environ
quatre cents hommes dont une bonne centaine était infirme. Aux uns il
manquait un bras, d’autres étaient atteints d’éléphantiasis ou étaient
aveugles ou bossus67… » Henri Danjou, en 1932, parle toujours du « peuple
d’argot » et « des échappés de la cour des Miracles »68. À Paris, les vieilles
rues comme la rue Brisemiche ou la rue Pierre-au-Lard « fleurent la cour
des Miracles69 », lit-on en 1932.

« Savez-vous pourquoi j’attache autant d’importance à la connaissance


précise de l’état des classes criminelles durant cette période du XVe siècle ?
s’interroge Marcel Schwob en 1892. C’est que je crois être sur la trace d’un
fait moral qui me semble d’une valeur capitale pour la science historique et
pour l’histoire de l’humanité. C’est alors pour la première fois que ces
classes dangereuses ont acquis la conscience d’une vie autonome et située
hors des limites de la société régulière. Elles faisaient contrepoids à la
bourgeoisie, qui se groupait autour de la royauté. C’était la substance dont
allait s’alimenter le mouvement contre l’autorité de l’Église et de l’État qui
commence à se manifester au début du XVIe siècle70. » Schwob va peut-
être un peu vite en besogne. Ce qui survient alors relève davantage des
angoisses des élites et de leur désir de stigmatisation que d’une improbable
conscience des exclus. Et sans doute est-il difficile également de considérer
l’association des filous et des gueux comme une force révolutionnaire. Mais
l’intuition et le constat de l’écrivain n’en sont pas moins remarquables. La
fin du Moyen Âge constitue bien cette charnière majeure dans
l’appréciation du monde des transgressions. Sans fléchir pour autant,
l’attention portée depuis deux siècles sur les mendiants et les vagabonds
commence à se déplacer peu à peu vers la figure du brigand. L’univers qui
en résulte est toujours pensé comme misérable et corrompu, mais il est aussi
plus structuré, mieux organisé, parcouru d’individus dont certains
parviennent à faire valoir des qualités, voire des personnalités.
L’assemblage complexe d’anecdotes, de mises en garde, de biographies qui
en rend compte n’entend pas renoncer à sa fonction normative et
moralisatrice, mais il a aussi pris acte du potentiel spectaculaire dont le
monde des gueux était porteur.
1. L.-F. Raban, Les Mystères du Palais-Royal, op. cit. t. I, p. 6.
2. Fergus Linnane, London’s Underworld, op. cit.
3. La Rose Tavern est le « trou noir de Sodome », tandis que Saint-Giles est une « Sodome contemporaine ».
4. John Duncombe, The Dens of London, Londres, chez l’auteur, 1835, p. 61.
5. H. Montgomery Hyde, The Cleveland Street Scandal, Londres, Allen, 1976 ; Morris Kaplan, Sodom on the
Thames. Sex, Love and Scandal, Ithaca, Cornell University Press, 2005.
6. Henri Danjou, Enfants du malheur ! [1932], Paris, La Manufacture de Livres, 2012, p. 99, p. 76.
7. Jean Bottero, Babylone et la Bible. Entretien avec Hélène Monsacré, Paris, Les Belles Lettres, 1994.
8. L. Nead, Victorian Babylon. People, Streets and Images in Nineteenth-Century London, New Haven/Londres,
Yale University Press, 2000.
9. Ernest Bell (dir.), War on the White Slave Trade, Chicago, Charles C. Thompson Co., 1909, p. 25.
10. Henri-Émile Chevalier et Théodore Labourieu, Les Trois Babylones. Paris, Londres, New York. Paris-
Babylone, Paris, Lécrivain et Toubon, 1864.
11. Catherine Salles, Les Bas-Fonds de l’Antiquité, Paris, Robert Laffont, 1982.
12. Félix Deriège, Les Mystères de Rome, Paris, au bureau du Siècle, 1847. Voir la présentation de Marie-Astrid
Charlier sur Médias 19 : <http://www.medias19.org/index.php?id=631>.
13. Maurice Talmeyr, La Fin d’une société. Les maisons d’illusion, Paris, Juven, 1906, p. 49.
14. Alexandre Vexliard, Introduction à la sociologie du vagabondage, Paris, Marcel Rivière, 1956, p. 13.
15. Giovanni Ricci, « Naissance du pauvre honteux au Moyen Âge. Entre histoire des idées et histoire sociale »,
Annales ESC, 1983/1, p. 158-177.
16. Michel Mollat, Les Pauvres au Moyen Âge. Étude sociale, Paris, Hachette, 1978, p. 274.
17. G. Le Trosne, Mémoire sur les vagabonds et les mendiants, 1764, cité par Michel Foucault, Surveiller et
punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 87.
18. Lambin de Saint-Félix, Mémoire sur la mendicité, 1775, cité par C. Romon, « Mendiants et policiers à Paris
au XVIIIe siècle », Histoire, économie, société, 2, 1982, p. 262.
19. Jean-Baptiste Martin, La Fin des mauvais pauvres. De l’assistance à l’assurance, Seyssel, Champ Vallon,
1983, p. 57.
20. Henriette Asseo, Les Tziganes, op. cit., p. 15.
21. Journal d’un bourgeois de Paris, 1405-1449, publié d’après les manuscrits de Rome et de Paris par
Alexandre Tuetey, Paris, Champion, 1881, p. 219, cité ibid.
22. François Vaux de Foletier, « Les Tziganes à Paris et en Île-de-France du XVe siècle à la Révolution », Seine
et Paris, 20, octobre 1961, p. 39-47.
23. Gãmini Salgãdo, The Elizabethan Underworld, Londres, Dent & Son, 1977.
24. J’emprunte les exemples qui suivent aux travaux de Bronislaw Geremek, principalement Truands et
misérables dans l’Europe moderne (1350-1600), Paris, Gallimard, 1980 ; et id., La Potence et la Pitié.
L’Europe et les pauvres du Moyen Âge à nos jours, Paris, Gallimard, 1987.
25. Robert Humphrey, No Fixed Abode. A History of Response to the Roofless and the Rootless in Britain,
Basingstoke, Macmillan, 1999.
26. Alexandre Vexliard, Introduction à la sociologie du vagabondage, op. cit., p. 63-68.
27. Michel Mollat, « La notion de pauvreté au Moyen Âge : position de problèmes », Revue d’histoire de l’Église
de France, 149, 1966, p. 19.
28. Jean-Pierre Gutton, La Société et les Pauvres. L’exemple de la généralité de Lyon, 1534-1789, Paris, Les
Belles Lettres, 1971 ; id., La Société et les Pauvres en Europe, XVIe-XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1974.
29. Cité par Joël Cornette, « Le Nain et la “culture des images” », Société, culture, vie religieuse aux XVIe et

XVIIe siècles, Paris, PUPS, 1995, p. 125.


30. Cité par Joël Cornette, L’Affirmation de l’État absolu, Paris, Hachette, 2009, p. 150.
31. Annick Tillier, « Indigence et décrépitude : les hospices de Bicêtre et la Salpêtrière dans la première moitié
du XIXe siècle », in Anne-Emmanuelle Demartini et Dominique Kalifa (dir.), Imaginaire et sensibilités au
XIXe siècle, Paris, Créaphis, 2005, p. 223-234.
32. Michel Foucault, Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Plon, 1961, p. 86 ; Jean-Pierre
Gutton, La Société et les Pauvres, op. cit., p. 295-342.
33. Claude Quétel, Histoire de la folie, Paris, Tallandier, 2009.
34. Jean-Pierre Gutton, L’État et la Mendicité dans la première moitié du XVIIIe siècle. Auvergne, Beaujolais,
Forez, Lyonnais, Saint-Étienne, Centre d’études foréziennes, 1973.
35. Cité par André Gueslin, Gens pauvres, pauvres gens dans la France du XIXe siècle, Paris, Aubier, 1998,
p. 245.
36. Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, Amsterdam, 1783-1788, 12 vol., t. XI, p. 120.
37. Alan Forrest, La Révolution française et les Pauvres [1981], Paris, Perrin, 1986.
38. Annick Riani, « Le grand renfermement vu à travers le refuge de Marseille », Provence historique, t. XXXII,
129, 1982, p. 283-284.
39. Étienne Pariset, « Éloge de P. Pinel », Mémoires de l’Académie de médecine, Paris, Baillière, 1828, t. I,
p. 225.
40. Pierre Zaccone, Les Mystères de Bicêtre, Paris, Charlieu et Huillery, 1864, p. 7.
41. Bronislaw Geremek, Les Fils de Caïn, op. cit.
42. Erik Von Kraemer, Le Type du faux mendiant dans les littératures romanes depuis le Moyen Âge jusqu’au
XVIIe siècle, Leipzig, Helsingfors, 1944.
43. Cité par Roger Chartier, « La “monarchie d’argot” entre le mythe et l’histoire », in Les Marginaux et les
Exclus dans l’histoire, Paris, 10/18, « Cahiers Jussieu », 5, 1979, p. 293.
44. Michel de Montaigne, Essais de Michel de Montaigne, livre I [1572-1573], Paris, Firmin Didot, 1838, p. 567.
45. R. Chartier, « La “monarchie d’argot”… », op. cit. ; id., « Figures de la gueuserie : picaresque et burlesque
dans la Bibliothèque bleue », in Figures de la gueuserie, Paris, Montalba, 1982, p. 11-106.
46. Noël du Fail, Propos rustiques, 1547 ; David Ferrand, La Muse normande, 1625-1655, cités par Alexandre
Vexliard, Introduction à la sociologie du vagabondage, op. cit., p. 153-154.
47. Mémoire concernant les pauvres qu’on appelle enfermés, cité par Louis Cimber et Félix Danjou, Archives
curieuses de l’histoire de France, 1re série, t. XV, 1837, p. 243-270, cité par R. Chartier, Figures de la
gueuserie, op. cit., p. 41.
48. Ibid., p. 177.
49. Henri Sauval, Histoire et recherches des antiquités de la ville de Paris [1724], Genève, Minkoff Reprints,
1974.
50. Id., La Chronique scandaleuse de Paris. Chronique des mauvais lieux, avec une introduction et des notes du
bibliophile Jean, Paris, Daragon, 1910.
51. Joy Wiltenburg, « True Crime : The Origins of Modern Sensationalism », The American Historical Review,
vol. 109, 5, 2004, p. 1377-1404.
52. Françoise du Sorbier, Récits de gueuserie et biographies criminelles de Head à Defoe, Paris, Didier érudition,
1984.
53. James A. Sharpe, « Last Dying Speeches : Religion, Ideology, and Public Execution in Seventeenth-Century
England », Past & Present, 107, 1985, p. 144-167 ; Victor A. Gatrell, The Hanging Tree. Execution and the
English People, 1770-1868, Oxford, Oxford University Press, 1994.
54. James Sharpe, « Last Dying Speeches… », op. cit. ; Joy Wiltenburg, « True Crime… », op. cit.
55. Patrice Peveri, « Littérature de colportage et contrôle de l’opinion », in Lise Andriès (dir.), Cartouche…, op.
cit., p. 269-292.
56. Eric J. Hobsbawm, Les Bandits [1969], Paris, Maspero, 1972, p. 36-37.
57. Lise Andriès (dir.), Cartouche…, op. cit., p. 26-27.
58. Gertrude Himmelfarb, The Idea of Poverty. England in the Early Industrial Age, Londres, Faber & Faber,
1984, p. 421-428.
59. Luke Pike, A History of Crime in England, Londres, Smith, Elder & Co., 1873.
60. G. de la Baume, Raoul, op. cit., p. 96 ; Théophile Dinocourt, Le Duelliste. Roman de mœurs du XVIIe siècle,
Paris, Tenon, 1827.
61. Théophile Dinocourt, La Cour des Miracles, Paris, Vimont, 1832, t. IV, p. 88 ; Paul Lacroix, La Danse
macabre. Histoire fantastique du XVe siècle, Paris, Renduel, 1832, p. 169-170 ; Charles d’Arlincourt, Les
Écorcheurs, ou l’Usurpation et la Peste, Paris, Renduel, 1833, p. 47 ; Marie Aycard, Marie de Mancini, Paris,
Lecointe, 1833, t. II, p. 87-88 ; Philippon de la Madelaine, Le Justicier du roi, Paris, Dumont, 1834, t. II,
p. 101-102 ; Théodore Muret, Le Chevalier de Saint-Pont, Paris, Dupont, 1834, p. 159. J’emprunte ces
références à Sébastien Bracciali, « La guerre de mille ans ? L’obsédante téléologie révolutionnaire aux
lumières du roman historique, 1815-1835 », thèse d’histoire, Université Paris I, 2010, p. 107-109.
62. Richard Maxwell, The Mysteries of Paris and London, Charlottesville, University of Virginia Press, 1992.
63. Jules Janin, L’Été à Paris, op. cit., p. 13.
64. Joseph Garnier, Les Compagnons de la Coquille, Dijon, Duvollet-Brugno, 1842, p. 9.
65. Le Bourguignon salé, 18 juin 1892, cité par Hadrien Nouvelot, « Les Mystères de Dijon », mémoire de
master, Université Paris I, 2011.
66. Le 7e Arrondissement à la Belle Époque, Paris, Musée Rodin, 1978, p. 30.
67. René Belbenoit, Guillotine sèche, op. cit., p. 73.
68. Henri Danjou, Enfants du malheur !, op. cit., p. 7.
69. René Héron de Villefosse, Les Îlots insalubres et glorieux de Paris, Paris, La Madeleine, 1932, p. 272.
70. Cité par Hubert Juin, préface à Marcel Schwob, Le Roi au masque d’or et autres contes, Paris, 10/18, 1979,
p. 11.
CHAPITRE III

« Classes dangereuses »

Si les réalités sociales et morales que recouvre le terme « bas-fonds »


existent bien avant le XIXe siècle, c’est cependant là, au cœur de ce siècle
de progrès et de positivisme, que le pire semble advenir. Brutalement, les
taudis, les coupe-gorge, les maisons de débauche les plus infâmes saturent
les descriptions des villes. Des « classes dangereuses » apparaissent,
peuplées de tous les exclus de la terre, qui semblent vouloir submerger la
société ; des quartiers entiers basculent dans l’indigence et la sauvagerie.
Des mots nouveaux émergent pour désigner ces antres de l’horreur : on
parle désormais de slums, de « bas-fonds », de sottomondo ou
d’underworld. Le langage ne dit pas tout, mais on ne peut cependant
considérer comme anodine ou insignifiante l’émergence quasi simultanée,
dans toute l’Europe, d’un lexique neuf s’attachant à dépeindre les mêmes
réalités sociales. De toute évidence, quelque chose advient au XIXe siècle
qui « recharge » cet imaginaire, lui donne une ampleur et un développement
inédits. Tout le système de représentations édifié à la fin du Moyen Âge
autour des gueux et des marginaux est réordonné dans un dispositif plus
cohérent, désormais clairement inscrit dans une dimension sociale, pris en
charge par de nouveaux savoirs et de nouveaux vecteurs. Tout un régime
descriptif se réordonne alors, nouant étroitement le relevé sociographique,
l’intention philanthropique ou répressive, les rhétoriques de l’effroi. C’est
l’objet de ce chapitre que de comprendre l’importance de ce siècle dans
l’émergence et la fixation de cet imaginaire. Le poids des contextes est ici
déterminant : contextes sociaux, politiques, religieux, culturels. Ce sont eux
qui expliquent les convergences, les seuils, les inflexions et les chronologies
dans lesquels les motifs s’inscrivent ou se réorganisent.

Menaces sociales

Description d’un monde social, les bas-fonds entretiennent


naturellement des liens étroits avec les contextes économiques et sociaux.
La relation est cependant rarement linéaire ; on sait en effet la distance qui
peut exister entre les peintures des bas quartiers, même les plus
« objectives », et la vie réelle des marginaux et des pauvres, qui se laisse
rarement approcher. Les grandes scansions de la vie sociale, les crises ou les
ruptures brutales commandent indéniablement des inflexions fortes dans
l’ordre des représentations. Que les bas-fonds émergent au temps du
paupérisme, de l’urbanisation et de la « question sociale » ne relève
évidemment pas du hasard. Deux temps, deux séquences spécifiques
peuvent cependant être distingués.
La première, qui concerne le début du XIXe siècle, en particulier les
années 1820-1840, est la plus décisive. C’est là, d’ailleurs, que sont forgés
les principaux termes qui nous intéressent. On sait que le début de ce siècle
est marqué chez les élites par un fort sentiment d’anxiété et la certitude
d’une mutation radicale des formes de la vie sociale. Deux processus
synchrones convergent et exacerbent ces sentiments. L’onde de choc de la
Révolution française d’abord, que l’on accuse d’avoir accéléré la
décomposition des liens et des hiérarchies traditionnelles qui structuraient le
monde social ; l’onde de choc d’une « révolution industrielle » ensuite (le
terme, attesté dès 1820, fait sens pour les contemporains), progressivement
perçue comme une rupture décisive. L’accélération des flux migratoires, les
transformations des cadres du travail industriel ou l’apparition de formes
inédites de pathologies urbaines suscitent chez de nombreux contemporains
des inquiétudes inédites. Le sentiment de brouillage, d’inintelligibilité se
conjugue avec la peur sociale, suscitant un intense mouvement d’auto-
analyse et le désir de réordonner une société devenue illisible1. Face à ces
anxiétés se multiplient les désirs de savoir, d’éclairer l’opacité, de décrypter
le monde social. Le premier tiers du siècle est ainsi marqué par une forte
accélération du mouvement des enquêtes et des observations sociales2. À
compter des années 1800 et plus encore 1830, médecins, « économistes »,
philanthropes, réformistes et « observateurs » de toutes sortes publient les
résultats de leurs investigations. Or celles-ci s’attachent pour la plupart à
explorer les zones d’ombre, elles mettent au jour les figures du désordre, du
danger, des ténèbres sociales. Ce sont principalement des pauvres, des
vagabonds, des chiffonniers, des détenus, des prostituées, des criminels qui
se pressent en rangs serrés dans le train quasi continu d’enquêtes sociales
que produit cette période. Ce que nous montrent les ouvrages célèbres de
Villermé, de John Kay, d’Eugène Buret, d’Edwin Chadwik, d’Adolphe
Blanqui ou de tant d’autres, ce sont bien les terribles conséquences sociales
et morales que les transformations économiques produisent chez les plus
vulnérables des travailleurs. Des conséquences que la littérature, inspirée
par la même anxiété, reprend et élargit à ce moment-là. « À l’intérieur,
paupérisme, prolétariat, salaire, éducation, pénalité, prostitution, sort de la
femme, richesse, misère, production, consommation, répartition, échange,
monnaie, crédit, droit du capital, droit du travail, toutes ces questions se
multipliaient au-dessus de la société ; surplomb terrible », écrit Hugo dans
Les Misérables pour commenter les réalités sociales des années 18303. Les
bas-fonds qui s’affirment alors dans le langage sont les enfants naturels de
ces inquiétudes multiformes. Ils signalent des lieux réels, produits d’un
changement social rapide et brutal, mais disent aussi le besoin de consolider
les contours du monde réel par la mise en scène de son envers. Ils sont
symptôme, antidote et spectacle en même temps.
C’est donc en lien étroit avec l’invention du paupérisme et avec les
débats qu’ils suscitent qu’il faut comprendre l’émergence des bas-fonds.
D’un usage courant en Angleterre à compter de 1815, le terme
« paupérisme » est attesté en France une dizaine d’années plus tard4, mais
se répand très vite pour désigner une nouvelle forme de pauvreté, un nouvel
état social, résultant des conditions du travail manufacturier, marqué par les
bas salaires, le chômage structurel, la perte des revenus complémentaires
traditionnels. C’est, au regard des conceptions du temps, une pauvreté
scandaleuse, car loin d’être le fait des oisifs et des paresseux, elle est
également celle des hommes et des femmes qui travaillent. Dès 1806, dans
son traité de police, le magistrat britannique Patrick Colquhoun définit la
pauvreté comme la condition de celui qui n’a pas de bien en réserve ;
« c’est la condition de tous ceux qui doivent travailler pour subsister5 ». En
France, Villeneuve-Bargemont ne dit pas autre chose en distinguant la
pauvreté traditionnelle, « isolée, circonscrite et passagère », du nouveau
paupérisme, qui « n’est plus un accident, mais la condition forcée d’une
grande partie des membres de la société6 ». D’où l’inquiétude de la plupart
des élites – élites sociales, religieuses, philanthropiques ou politiques – qui
voient dans ce phénomène une insupportable régression, et la floraison
d’analyses, de discours et théories critiques qu’elles publient.
Tout se complique dès lors, puisque la pauvreté, et souvent la pauvreté
extrême, affecte désormais des contingents croissants de travailleurs qui ne
trouvent comme récompense à leur labeur que l’entassement dans des
quartiers délabrés et insalubres, la nourriture insuffisante, l’insécurité du
lendemain. Les moins compréhensifs des observateurs ne tardent pas à voir
dans ces travailleurs paupérisés des sauvages, de nouveaux « barbares » qui
campent aux marges de la société. Leurs haillons, leur aspect décharné font
peur, leur misère épouvante. On connaît la formule célèbre de Saint-Marc
Girardin commentant en décembre 1831 l’insurrection des canuts lyonnais :
« Les barbares qui menacent la société ne sont point au Caucase ni dans les
steppes de la Tartarie, mais dans les faubourgs de nos villes
manufacturières7. » La fascination que le romantisme porte alors aux
invasions barbares, au Moyen Âge ou aux sauvages d’Amérique que les
romans de Fenimore Cooper viennent de populariser, renforce ces
convictions et l’alarmisme qui en découle8. Le risque est donc fort d’une
telle « démoralisation » de ces nouveaux prolétaires qu’elle les fasse verser
en nombre dans les rangs des mauvais pauvres, qu’elle en fasse des cibles
de choix pour la délinquance, la prostitution, la débauche, le crime. Un
double phénomène se dessine donc dans les années 1820-1840 : la
mauvaise pauvreté, qui était jusque-là conçue comme une perversion
morale, devient une réalité sociale, capable d’engloutir des contingents
entiers d’ouvriers misérables, voire les cohortes de migrants que
l’urbanisation attire autour des nouvelles manufactures ; les classes
laborieuses et les classes dangereuses tendent donc à se confondre, ou à se
recouvrir, tant dans leur recrutement que dans leur devenir, aux sources
d’un amalgame tenace que Louis Chevalier avait tôt mis en lumière9. « La
classe criminelle, écrit le publiciste anglais Thomas Plint, vit et pour ainsi
dire se fond avec les classes laborieuses ; elle constitue un point de contact
vicieux avec ces classes10. » Les bas-fonds, qui apparaissent en 1840, sont
les produits de ce double constat.
Ce phénomène est particulièrement net en France et en Angleterre, qui
en constituent les deux principaux points de fixation. En France, il procède
surtout de la crainte de l’émeute, des barricades, de la révolution, pensées
comme les compagnes naturelles du paupérisme. En Angleterre, si
l’insurrection gronde et inquiète également les possédants, c’est surtout la
peur de la dissolution sociale qui suscite le plus de frayeurs.
L’industrialisation, plus précoce et plus puissante que sur le continent, attire
vers les zones manufacturières des contingents sans cesse croissants de
ruraux déracinés, petits fermiers expulsés des Highlands ou des régions de
concentration foncière, bataillons d’Irlandais affamés et méprisés, ouvriers
itinérants, etc. La misère extrême qui s’abat sur les prolétaires, leurs
conditions de vie atroces, notamment durant les hungry forties, l’agitation
sociale qui en découle imposent aux élites le sentiment d’une société
brutalement coupée en deux camps ennemis, et définitivement perdue si elle
poursuit dans cette voie. C’est notamment le constat du jeune Disraëli qui
décrit en 1845, dans Sybil or the Two Nations, la menace d’une population
ouvrière brutale, vicieuse et dégénérée dans une ville imaginaire du
Lancashire. Si les rythmes diffèrent selon les situations, ces inquiétudes
affectent la plupart des sociétés européennes. À Madrid par exemple, c’est à
compter des années 1860 que la croissance urbaine et l’industrialisation
provoquent l’émergence de récits et de reportages alarmistes sur les barrios
negros du sud de la ville11.
Le second temps, plus intense encore, affecte la fin du XIXe siècle, à
compter des années 1880 environ, et s’étend jusqu’au nouveau siècle. Il part
d’un terrible constat, que semble révéler la Grande Dépression qui frappe
alors le monde occidental : les efforts d’intégration et la prospérité
économique du milieu du siècle ne sont pas venus à bout des classes
misérables, dont on redécouvre toute l’étendue et les immenses souffrances.
En Grande-Bretagne où ce phénomène est plus profond12, une nouvelle
vague d’enquêteurs, composée de missionnaires, de reporters, de
philanthropes, met au jour des réalités intolérables. Que l’on insiste sur
l’indigence extrême qui s’est développée dans les nouvelles zones
industrielles, sur la débauche sexuelle qui semble l’accompagner ou sur la
délinquance qui gangrène les quartiers populaires, c’est un véritable choc
qui saisit la société britannique. Alors que l’on pensait que les efforts de
moralisation du victorianisme triomphant avaient porté leurs fruits, on
découvre à l’inverse que le pays s’est enfoncé dans la misère et dans le
« vice ». C’est là, dans ces années également marquées par le réveil de
l’agitation sociale et par la combativité du « nouveau syndicalisme », que la
question des bas-fonds prend en Angleterre toute sa signification. Tandis
que de nouveaux enquêteurs sociaux comme Charles Booth s’efforcent de
délimiter, chiffres à l’appui, l’ampleur du phénomène, des centaines de
missionnaires, représentant toutes les Églises du pays, de slummers, de
journalistes, de romanciers, de touristes aussi, sillonnent les mauvais
quartiers à la recherche de ce residuum qu’il s’agit autant d’exhiber que de
réduire. À Londres, qui atteint 5 millions d’habitants en 1881, la
cartographie change également, ce ne sont plus Covent Garden, Drury Lane
ou Saint-Giles qui polarisent l’inquiétude, mais les nouveaux quartiers
excentrés de l’East End qui s’étendent démesurément le long de la Tamise.
On les voit comme des territoires inconnus ayant pour noms Whitechapel,
Bethnal Green, Limehouse ou The Nichol. Ces quartiers inquiètent d’autant
plus qu’ils se peuplent de nouveaux migrants, des juifs venus de Pologne et
de Bessarabie qui y reconstituent ce nouveau ghetto qu’Israël Zangwill
dépeint en 189213, mais aussi des Grecs, des Polonais, des Roumains.
L’accélération des migrations internationales produit le même effet
dans les villes américaines, principalement à New York. Sans doute Five
Points et le sud de Manhattan étaient-ils perçus depuis 1830 comme des
zones de misère et de crime, mais l’essor vertigineux des migrations à
compter des années 1880 donne au phénomène une ampleur inédite,
d’autant que l’origine des nouveaux venus, majoritairement issus d’Europe
de l’Est, du Sud ou de Chine, suscite de forts rejets ethniques. Comme à
Londres, la fin du siècle est marquée par un investissement massif des
Églises, des journalistes, des romanciers, dans l’exploration des bas
quartiers. Alors que la « frontière » a disparu, comme le proclame
officiellement le recensement fédéral de 1890, et que s’accentue la
verticalité des villes, la plongée dans l’underworld peut aussi apparaître
comme une nouvelle aventure14.

L’émeute, ou le vomissement des bas-fonds


À ces frayeurs sociales s’articulent étroitement des inquiétudes
politiques qui en sont, au vrai, indissociables. Si les ouvriers, les prolétaires,
les barbares des grandes villes suscitent autant de frayeurs, c’est aussi en
raison du rôle politique qu’on leur prête. L’irruption du peuple en haillons
sur la scène politique ne constitue évidemment pas un phénomène ni une
angoisse inédits. De la plèbe romaine aux jacqueries médiévales,
l’émergence de l’élément populaire a toujours suscité l’anxiété des élites.
Mais la Révolution française exacerbe ce sentiment. La « populace », la
« canaille », les sans-culottes, parce qu’ils constituent un temps une
alternative possible, vont figurer dès lors l’horreur et l’inacceptable en
politique. Une intense « peur sociale » en résulte, que réactivent en France
les incessants rejeux de l’événement révolutionnaire au XIXe siècle (1830,
1831, 1832, 1834, février 1848, juin 1848, 1871), qui soudent les classes
possédantes dans un réflexe défensif. Des craintes analogues animent les
élites britanniques du premier XIXe siècle, affolées par l’activité des
« radicaux », les menaces d’insurrection et les troubles sociaux qui
culminent de 1836 à 1848 dans l’agitation chartiste.
La certitude s’impose dès lors des liens « naturels » entre les taudis, les
tapis-francs (cabarets des bas-fonds), le vice et les barricades. « Il y a deux
sœurs naturelles au monde, écrit Alphonse Esquiros en 1840, c’est la
prostituée et l’émeute. Ce sont en effet ces bouges enfumés et ces allées
douteuses qui, le jour du tocsin, vomissent dans la rue des combattants15. »
Pour nombre de contemporains, l’insurrection, l’émeute ne sont rien d’autre
que le débordement, le vomissement des bas-fonds. L’émeute des
chiffonniers d’avril 1832 ne précède-t-elle pas les barricades de juin16 ? Dès
les années 1840, la figure du conspirateur s’infléchit. Ceux que l’on
décrivait comme des royalistes ou des républicains acharnés tendent à
devenir des créatures des bas-fonds, dont les menées se trament dans les
arrière-salles des marchands de vin et les taudis des grandes villes plutôt
que dans les salons17. Voici par exemple comment l’ambassadeur
d’Autriche relate une réunion de carbonari à Paris :

Qu’on se figure une rue étroite et sale, au milieu de laquelle


coule un ruisseau bourbeux et fétide. Dans cette rue, il y a une
maison encore plus sale que les autres. Son entrée est barricadée de
débris de légumes, de chiffons, de papiers gras, de paille pourrie, de
pots et d’assiettes cassés, de coquilles d’huîtres, de bouteilles brisées
et d’autres immondices18.

Dans l’Angleterre des années 1840, l’agitation sociale et politique est


explicitement assimilée à l’action des hordes criminelles émanant des bas
quartiers. « La déchéance, la débauche, la sensualité et la criminalité
gagnent du terrain avec une rapidité jamais vue dans les régions
manufacturières et dans les classes dangereuses qui y sont entassées,
explique Archibald Allison dans un article du Blackwood’s Edinburgh
Magazine. Elles s’unissent tous les trois ou quatre ans dans une grève
générale ou une insurrection dangereuse qui, pendant toute leur durée,
provoque une terreur universelle19. » La révolution, aux yeux de nombreux
observateurs, c’est la pègre qui surgit, excitée par quelques démagogues
sans scrupules. Les insurgés parisiens de juin 1848 ne sont que l’« écume
morale et physique de la société ». Ces âmes vénales, mues par la lâcheté et
l’esprit du pillage, « vivent à la charge des prostituées de bas étage et sont
pour la plupart d’anciens vagabonds, des forçats ou des voleurs20 ». Le
Représentant du peuple, organe proudhonien, poursuit dans la même veine,
et décrit des « êtres sans principe et sans drapeau, rejetés du bagne et de la
prison au sein de la société, dont ils sont les ennemis irréconciliables21 ».
D’autres témoins ne jurent que par les filles de joie, dans lesquelles ils
voient les acteurs principaux de l’événement22. C’est la même « population
infernale, de celle qui hante les cabarets, qui forme l’armée des émeutes aux
jours de renversement, des hommes tout préparés à répondre à l’appel des
assassins venus de l’étranger23 », note un magistrat lyonnais en 1859. Et la
Commune de Paris porte ces représentations à leur paroxysme. La
Commune, écrit le ministre de la Justice Jules Dufaure, c’est l’œuvre
d’individus « sortis des bas-fonds de la société ». C’est, précise Gustave
Chaudey dans Le Siècle du 20 mars 1871, l’œuvre de bandits, de déclassés,
de « la lie de repris de justice et de criminels par état », tous mus par la
vengeance, l’alcool, la folie, la bestialité, exhibant des « horribles figures »,
des faces « hargneuses, bilieuses, renfrognées »24. Pour Gabriel Tarde, la
Commune est le produit d’une « troupe hideuse », d’une « multitude
saoule » et prend la forme d’une orgie, mélange de démence, d’ivrognerie et
de débauche sexuelle25.
Paris n’est pas la seule ville à voir ainsi converger la crainte de
l’émeute et celle des bas-fonds. À Londres, durant les troubles de l’hiver
1885-1886, « le West End fut pendant quelques heures aux mains de la
populace », note le Times du 9 février 1886, et la panique se poursuivit les
jours suivants alors que des magasins étaient pillés par la canaille et les
« classes du désordre »26. Les mêmes images sont utilisées pour dépeindre
les syndicalistes et les anarchistes de la fin du siècle, tous criminels, aliénés
et amoraux. En 1928 encore, un rapport de police dépeint les
« individualistes » comme des êtres « sans scrupules, la plupart doués
d’appétits sexuels exagérés, utilisant pour vivre tous les subterfuges, ne
reculant devant aucun moyen propre à leur faire gagner de l’argent ». Cinq
ans plus tard, un second rapport explique que les cercles anarchistes « sont
surtout fréquentés par des malades, des déséquilibrés, des malfaiteurs, des
paresseux à la recherche de combinaisons »27.
Cette stigmatisation des « classes inférieures » ne se limite pas au
discours des élites conservatrices. Au même moment, Marx et Engels
forgent le concept de Lumpenproletariat, prolétariat en haillons, pour
définir cette frange de travailleurs misérables, formée d’éléments déclassés,
sans conscience de classe, facilement utilisable par la bourgeoisie à qui elle
sert de force d’appoint. C’est sans doute durant son séjour à Manchester, où
il s’installe en 1842, qu’Engels découvre les réalités d’un sous-prolétariat
qu’il identifie fréquemment aux Irlandais et qualifie de populations
« excédentaires » et « superflues ». Il est le premier à utiliser l’expression
Lumpen pour dépeindre en 1846, dans un hommage au poète Karl Beck, le
milieu des mendiants et des voleurs28. Marx, dans un passage du Manifeste,
évoque dans le même sens « la pourriture passive des couches inférieures de
la vieille société29 », et y voit l’une des clefs de la répression qui s’abat sur
les révolutions européennes dans les années 1848-1850. « Le
Lumpenproletariat – cette lie d’individus déchus de toutes les classes, qui a
son quartier général dans les grandes villes – est, de tous les alliés possibles,
le pire. Cette racaille est parfaitement vénale et tout à fait importune30 »,
elle sert donc d’hommes de main aux forces de la réaction. Engels y revient
à nouveau dans la préface de 1870 à La Guerre des paysans, décrivant le
Lumpenproletariat comme « cette lie d’individus corrompus de toutes les
classes, qui a son quartier général dans les grandes villes31 ». Marx,
entretemps, a employé l’expression dans un sens un peu différent pour
dépeindre les déclassés de toute sorte qui se retrouvent derrière Napoléon
III :
Des vagabonds, des soldats licenciés, des forçats sortis du
bagne, des galériens en rupture de ban, des filous, des charlatans, des
lazzaronis, des tenanciers de bordels, des portefaix, des pickpockets,
des escamoteurs, des joueurs, des souteneurs, des écrivassiers, des
joueurs d’orgue, des chiffonniers, des rémouleurs, des étameurs, des
mendiants, bref, toute cette masse confuse, décomposée, flottante,
que les Français appellent la bohème32.

On est frappé de cette énumération, semblable à toutes celles qui


emplissent alors les journaux ou les « physiologies de coquins33 ». Sans
doute est-elle le signe de réalités sociales dans cette Europe du milieu du
XIXe siècle, frappée de plein fouet par la crise économique et les effets
d’un libéralisme sans entrave. Mais elle dit aussi la force des
représentations dominantes. On comprend en tout cas que l’avènement des
bas-fonds est alors inséparable des craintes ou des espoirs d’un
bouleversement radical de l’ordre politique.

The Dark Continent

L’association des pauvres et des marginaux aux peuplades des mondes


lointains est un réflexe ancien. Mendiants et vagabonds sont de longue date
décrits comme des sauvages, des barbares, des bêtes féroces, et l’on a
rappelé plus haut les liens souvent tissés entre les hordes de gueux et les
tribus nomades venues d’Égypte et de Bohême. La reprise de l’expansion
coloniale qui marque le XIXe siècle renforce considérablement ce motif.
Comment ne pas remarquer que l’émergence des « bas-fonds » est en
France contemporaine de la conquête de l’Algérie autant que du regain
d’insurrections ouvrières qui secouent les grandes villes comme Paris ou
comme Lyon ? Le phénomène est sensible dans toutes les cultures
occidentales, qui mobilisent souvent des termes empruntés au vocabulaire
colonial pour dépeindre les bas-fonds, liant d’un même mouvement
l’exaltation de la découverte, l’inquiétude, l’horreur parfois, et le désir de
conquête. À la fin du siècle, les descriptions tendent également à se
« racialiser » sous l’effet des théories anthropologiques qui se diffusent
alors.
« Je me crus entouré des cannibales de Robinson », s’exclame
Hippolyte Raynal lorsqu’il est confronté en 1829 aux détenus de la prison
de la Force34. Fréquente depuis le XVIIIe siècle, la mobilisation d’un
lexique tribal visait à signaler la sauvagerie autant que la radicale altérité de
ces populations. « Ces hommes ont des mœurs à eux, des femmes à eux,
une langue à eux », confirme Eugène Sue. Les chiffonniers, note Frégier,
mènent une « vie tout à fait nomade et presque sauvage » et l’on parla
longtemps « des tribus de chiffonniers qui trient les épaves de Paris »35. À
Londres au milieu du siècle, Henry Mayhew, qui se définit lui-même
comme un « voyageur au pays inconnu des pauvres », entame son récit en
évoquant l’explorateur George Pritchard et fait de la notion de wandering
tribes l’intrigue centrale de son œuvre. Les populations de la rue (street-
folks), écrit-il, constituent une race à part, une race errante, une race de
nomades qui se distinguent des « tribus civilisées » par leur répugnance au
travail, leur manque de prévoyance, leur passion pour les drogues et les
danses libidineuses, l’absence de religiosité ou de chasteté des femmes. Et
c’est autour de cette dichotomie que s’édifie toute l’anthropologie sociale
qui fonde son enquête. Pour d’autres, très nombreux dans l’Angleterre du
XIXe siècle, une large partie de l’horreur des bas-fonds incombe aux
Irlandais, décrits comme un peuple sauvage et répugnant, habitué à la fange,
à la violence et à la compagnie des bêtes.
En France, l’assimilation des prolétaires menaçants aux Indiens
d’Amérique constitue un motif récurrent, qu’explique pour partie
l’immense succès des romans de Fenimore Cooper. L’Américain, qui réside
à Paris de 1826 à 1833, suscite en effet un véritable enthousiasme. Tout ce
que le pays compte alors de « classes pensantes », Balzac, Sainte-Beuve,
Dumas, George Sand, Maxime du Camp, Eugène Sue, Béranger, se
passionne pour « le Walter Scott des sauvages36 ». Balzac, dans Le Père
Goriot, évoque les Hurons et les Illinois ; « tout le monde s’intéressait aux
Sioux, aux Pawnies et aux Delaware », se souvient Henri Cauvain37.
L’association entre les sauvages de l’Ancien et du Nouveau Monde se fait
alors très naturellement, et les premières pages des Mystères de Paris
inscrivent cette analogie dans le marbre : « Nous allons essayer de mettre
sous les yeux du lecteur quelques épisodes de la vie d’autres barbares aussi
en dehors de la civilisation que les sauvages peuplades si bien peintes par
Cooper38. » Quelques années plus tard, Dumas transplante les Mohicans à
Paris et une abondante littérature française de l’Ouest américain se
développe durant le Second Empire. Un tel phénomène devait laisser des
traces : au début du XXe siècle, tous les voyous de Paris seront donc des
apaches39. Les Anglais avaient connu eux aussi leur « moment indien »,
mais, histoire coloniale oblige, il eut lieu un siècle plus tôt. C’est en effet
dès le début du XVIIIe siècle qu’est attesté à Londres le gang des Mohocks.
Cette bande très violente, que dirigeait un chef aux tatouages repoussants,
s’attaquait aux passants pour les défigurer au couteau et ne reculait ni
devant le meurtre, ni devant le viol. John Gay, l’auteur célèbre de L’Opéra
des gueux, retrace dès 1712 leurs méfaits dans une pièce intitulée The
Mohocks. Mais au XIXe siècle, ce sont d’autres Indiens, les habitants du
cœur et joyau de l’Empire britannique, qui nourrissent l’inspiration, surtout
après les publications du Ramaseeana de William Sleeman en 1836 et de
Confessions d’un Thug de Meadows Taylor en 1839, qui popularisent le
« système diabolique et insensé » des Thugs40. Présentés comme une
fraternité de forcenés criminels, les étrangleurs de Kali fascinent
l’Angleterre romantique. À Londres comme aux États-Unis, qui suivent
assez vite le mouvement, on qualifie ainsi de « Thugs » les voyous et les
mauvais garçons. D’autres emprunts sont faits aux populations des mondes
indiens : à Manchester, une bande de jeunes voyous s’était baptisée Bengal
Tigers, certains furent traités de Dacoits et James Greenwood parle des
Dyaks de Bornéo41. Le terme outcast, s’il était d’un usage plus ancien,
retrouve une seconde jeunesse dans les années 1880, en lien avec les
descriptions des intouchables du monde indien. Un peu plus tard, c’est sous
le terme « Arabs » que sont dépeints les enfants perdus et les jeunes
vagabonds des grandes villes.
Pour beaucoup de contemporains, le sentiment domine que les
populations misérables forment une « race » passible d’une anthropologie
physique. Moreau-Christophe consacre ainsi une large partie de son Monde
des coquins à évoquer les caractères physiques de ceux qu’il étudie, les
crânes bien sûr, dans la tradition toujours vivante de la phrénologie, mais
aussi les traits du visage, la forme des mains, les signes plastiques, les
signes mimiques42. Pour Maxime du Camp, c’est avec la race primitive et
méprisée des bohémiens que la filiation s’établit. L’argot des gueux,
explique-t-il, ne vient-il pas du calo, la langue des « mômes errants43 » ? En
Allemagne, le criminaliste et magistrat Friedrich Avé-Lallemant publie en
1858 un panorama des bas-fonds germaniques, qu’il dépeint comme un
univers héréditaire, contaminé par les juifs et les tziganes44. L’anthropologie
criminelle qui s’épanouit peu après confère un cadre théorique et
scientifique à ces analogies. Le très célèbre Homme criminel que publie
Cesare Lombroso en 1876 s’emploie à démontrer les liens structurels qui
relient le criminel et le sauvage, tous deux produits régressifs de
l’évolution. « La différence est bien petite, quelquefois nulle, entre le
criminel, l’homme du peuple sans éducation et le sauvage », ce qui explique
aussi selon lui la fascination que les voleurs ou les assassins suscitent dans
les classes populaires45. Les criminels forment une « ethnie particulière »,
concluent sans grande nuance certains auteurs comme Émile Gautier46.
N’est-ce pas au reste parce qu’ils sont des sauvages qu’on espère pouvoir
les implanter si facilement dans les colonies pénitentiaires ?
À compter des années 1880, c’est la métaphore africaine qui l’emporte.
Dickens, dans Bleak House, avait déjà dressé le féroce portrait de Mrs
Jellyby, dont l’activité charitable se partage entre les indigents de sa
paroisse et ceux du Borio-boola Gha. Mais les débuts de la pénétration dans
l’intérieur du continent africain permettent d’assimiler l’enquêteur à un
explorateur et les populations misérables aux peuples sauvages du continent
africain. « C’est comme si nous étions dans un pays neuf, au milieu d’une
autre race », écrit James Greenwood dans Low-Life Deeps en 187547. Très
vite, l’expression The Dark Continent sert autant à désigner les dessous des
villes britanniques que le cœur de l’Afrique. « Je propose dans les pages qui
suivent le récit d’un voyage dans une région qui s’étend à nos portes, écrit
en 1883 le journaliste George Sim en ouverture de How the Poor Live, dans
un continent noir qui n’est qu’à quelques pas de la Poste centrale. Ce
continent, je l’espère, apparaîtra aussi intéressant que ceux, récemment
explorés, qui ont retenu l’attention de la Société royale de géographie, et les
sauvages qui l’habitent trouveront, j’en suis sûr, autant de sympathie que les
tribus sauvages pour lesquelles les missionnaires ne cessent de demander
des fonds48. »
William Booth, le fondateur de l’Armée du Salut, publie en 1890 In
Darkest England and the Way Out, qui se présente explicitement comme un
écho au livre du célèbre Henry Morton Stanley, In Darkest Africa, paru la
même année. Booth commence d’ailleurs son premier chapitre par un
hommage et une question à l’illustre explorateur : « De même qu’il existe
une Afrique profonde, pourquoi n’y aurait-il pas une Angleterre obscure ?
[…] Les rues pavées de Londres, si elles pouvaient parler, raconteraient des
tragédies aussi atroces, des ruines aussi totales, des ravissements aussi
horribles que si l’on était en Afrique centrale49. »
L’année suivante, la journaliste féministe Margaret Harkness prolonge
la métaphore en publiant, sous le pseudonyme de John Law, In Darkest
London. C’est sans doute là, au seuil des années 1890, à un moment où
l’Angleterre redécouvre avec effroi l’étendue de la pauvreté qui gangrène la
société et où s’accélère le partage de l’Afrique, que ces analogies sont les
plus prégnantes. Missionnaires, journalistes et romanciers londoniens font
de l’East End une terre noire, coloniale, peuplée d’individus sans histoire ni
culture, et qu’il s’agit donc de reconquérir50.
Pour beaucoup, l’intérêt pour les bas-fonds relève du registre
ethnographique, au même titre que la fascination pour les voyages et les
peuples lointains. « Le peuple, la canaille si vous le voulez, a pour moi
l’attrait des populations inconnues et non découvertes, quelque chose de
l’“exotique” que les voyageurs vont chercher avec mille souffrances dans
les pays lointains », explique ainsi Jules de Goncourt51. L’intérêt est souvent
similaire en Angleterre : « La majorité des habitants de l’ouest et du sud de
Londres savent autant de choses sur l’East End que sur l’Hindoo Kush ou
sur les Territoires septentrionaux du sud de l’Australie », écrit en 1888 un
journaliste du Daily Telegraph52. Nombre de ces métaphores relèvent
davantage de la curiosité ou de simples conventions rhétoriques que d’une
pensée raciste53. Au Havre ou à Nantes, les mauvais quartiers ne sont-ils
pas, et de longue date, peuplés de « Bretons » misérables54 ? Ces notations,
pourtant, tendent à se durcir et à se « racialiser », notamment dans les
sociétés confrontées à une forte immigration étrangère. Le rejet et la
stigmatisation se colorent alors fortement de racisme. Aux États-Unis, une
fois passé le danger irlandais, la menace est clairement associée aux Noirs,
aux juifs, aux Italiens et aux Chinois. Ces derniers, explique le journaliste
Thomas Knox en 1878, ont définitivement pris le contrôle des bas-fonds de
San Francisco55.

L’Enfer en première page


Les évolutions religieuses et culturelles qui affectent les sociétés
européennes du XIXe siècle forment un autre élément de contexte. En dépit
de disparités liées à des traditions religieuses ou politiques différentes, un
même mouvement affecte durant le siècle les sensibilités du monde
chrétien. Influencées par le ligorisme et la piété dite « italianisante », les
représentations religieuses tendent à sortir peu à peu des pastorales de la
peur pour valoriser le « Bon Dieu » et s’appliquer à sauver le plus grand
nombre d’élus. On assiste donc à un progressif recul de la prédication de
l’enfer au profit de perspectives moins redoutables, notamment celles liées
au purgatoire qui connaît un vif essor dans le monde catholique56. Sensible
depuis les années 1830-1840, ce mouvement de « désinfernalisation »
s’accélère fortement dans la seconde moitié du siècle. En contrepoint se
développent le satanisme et les divers cultes du diable, dont Max Milner
situe l’âge d’or dans ces mêmes années 1830-1850, comme en témoigne la
multiplication d’ouvrages célèbres, tels Les Mémoires du diable de Frédéric
Soulié (1837-1838), Le Diable à Paris (1844) ou Les Enfers de Paris
(1853)57. Mais on perçoit combien ces nouveaux usages de l’enfer
procèdent le plus souvent d’approches figurées et distanciées.
Les métaphores profanes se développent au même moment,
notamment celles, alors neuves, ayant trait aux enfers sociaux, enfers
urbains, Urban Hell, qui se diffusent rapidement. L’association des bas-
fonds à l’enfer s’impose presque naturellement comme un lieu commun de
représentation. Dans une société encore très religieuse, mais marquée par un
fort mouvement de sécularisation, les bas-fonds offrent une pertinente
alternative symbolique. De Granville aux frères Cruikshank et à Gustave
Doré, la gravure et l’illustration développent puissamment ce motif,
baignant d’une lumière sépulcrale la misère sans nom des quartiers de
perdition. En 1868, dans Asmodée à New York, que Ferdinand Longchamps
publie simultanément en France et aux États-Unis, c’est sous la conduite du
diable que le lecteur entreprend la visite de Five Points58. George Sim,
l’auteur célèbre de How the Poor Live en 1883, gagne rapidement le
surnom de « Dante des bas-fonds ». Certains quartiers ou lieux spécifiques,
comme les bagnes ou les prisons, sont même promus en Pandémonium,
cette capitale des Enfers imaginée par John Milton en 1667 dans Le Paradis
perdu. Leurs habitants sont dépeints comme des diables. « Le forçat ? C’est
un réprouvé, un damné dans la société, pour lequel il n’y a ni rémission, ni
miséricorde », écrit un journaliste en 184459. Dante n’avait rien vu, tel est le
titre que l’éditeur Albin Michel choisit pour publier en 1924 le reportage
d’Albert Londres sur les bagnes militaires de l’armée française.
L’atmosphère est souvent pire encore dans les asiles, les hospices, les
hôpitaux, peuplés « de malades qui hurlent, poussent des cris, vocifèrent en
réclamant leur sortie60 ». On se souvient alors que Bicêtre, à la fois prison,
hospice et asile d’aliénés, avait été cet « endroit où le soir les damnés
revenaient danser la funèbre danse macabre, où les revenants se
promenaient librement, célébraient les sabbats profanes et se livraient aux
orgies diaboliques61 ». Cette dimension infernale des bas-fonds est plus
présente encore dans les sociétés réformées en raison du fort investissement
des pasteurs et des révérends dans la « reconquête » des quartiers de misère
et de vice.
Un second phénomène réside dans l’émergence progressive d’un
nouveau régime culturel, fondé sur la marchandisation et la massification
des produits de la culture. Tout converge en effet pour faire des années
1830-1840 – celles des bas-fonds – « l’an I de l’ère médiatique62 ».
Journaux, livres, images, spectacles sont progressivement aspirés dans des
modalités de production qui entendent en faire des biens destinés à être
vendus au plus grand nombre et au plus bas prix63. Or les bas-fonds sont
précisément au cœur de cette production. La révolution du roman-feuilleton
(ou littérature « bas-de-page », dans laquelle beaucoup virent le
« marécage », donc les bas-fonds du journal) est portée par des textes qui
exploitent largement l’univers des marges sociales. L’extraordinaire succès
et plus encore le caractère matriciel des Mystères de Paris en 1842-1843 ne
sont aujourd’hui plus à démontrer. Sans doute Eugène Sue emprunte-t-il
beaucoup à l’imaginaire gothique, mais aussi à Vidocq dont les Mémoires
avaient assuré en 1828 le transfert des récits de brigands vers ceux, neufs
alors, des prisons et des bagnes, au Hugo du Dernier jour d’un condamné
(1829), de Notre-Dame de Paris (1831) et de Claude Gueux (1834), et
encore à bien d’autres textes comme L’Âne mort et la Femme guillotinée de
Jules Janin, publié en 1829. Mais il est le premier à inscrire ces thématiques
dans la nouvelle dynamique fictionnelle du roman-feuilleton, qui leur
apporte un rythme, un souffle et une diffusion totalement inédits. Il est le
premier également à associer étroitement les trois registres sur lesquels
fonctionne l’imaginaire des bas-fonds : la description débridée de l’horreur
et du mal ; le souci préventif de connaître afin de se prémunir ; la dimension
héroïque, où se mêlent, parfois contradictoirement, l’engagement
philanthropique, l’aspiration démocratique et le sensationnalisme
médiatique. C’est pourquoi Les Mystères de Paris, dont le succès est
phénoménal, sont aux sources d’un quasi-genre, celui des « mystères
urbains », dont on commence à peine à prendre la mesure. Des centaines
d’avatars voient le jour, qui touchent presque toutes les villes du monde.
Londres est la première puisque Anténor Joly, directeur littéraire au
Courrier français, demande à Paul Féval (qui ne s’était jamais rendu dans
la capitale britannique) de rédiger à la hâte les premiers Mystères de
Londres. Ils sortent en 1844, sous le pseudonyme de Sir Francis Trolopp. La
même année, le feuilletoniste et militant radical anglais George Reynolds
entame la rédaction de ses propres Mysteries of London, dont les premiers
fascicules commencent à paraître l’année suivante, en 1845, et dont la
publication s’étend jusqu’en 1856. Le mouvement est lancé. En France,
toutes les villes de province disposent rapidement de leurs Mystères :
Rouen, Lyon, Marseille, Nancy, Lille, Belfort, et la vogue s’étend
rapidement au reste du monde : Mystères de New York (1845), de
Hambourg (1845), de Barcelone, de Berlin, de Vienne, de Boston, de Naples
(1847), de Bruxelles (1850), de Mexico (1851), de Stockholm (1852), de
Florence (1854), de Lisbonne (1854), de Rio de Janeiro (1866), de Chicago
(1891), de Buenos Aires (1897)64. Interminable liste, qui se poursuit au
XXe siècle, extraordinaire production, parfois sans autre rapport avec le
roman de Sue que le désir de récupérer la charge sensationnelle dont le titre
est porteur, mais qui constitue sans doute le premier grand phénomène de
mondialisation culturelle.
Dans cette brèche s’engouffrent des milliers d’autres feuilletons et
romans populaires, sur lesquels l’ombre des Mystères plane en permanence.
Qu’ils soient criminels, sentimentaux ou historiques, la plupart des grands
cycles populaires offrent une place de choix à la représentation des bas-
fonds, indispensable à leur charge de « sensation ». Il en va de même des
romans policiers qui émergent à compter des années 1860-1870, et de toute
la littérature de fascicules et de petits livres qui prospère à leur suite. C’est
toute la production romanesque qui est à ce moment saisie par la
représentation des plages d’ombre de la société. À la vague des romans du
Paris pré-haussmannien, dont Les Misérables constituent le point d’orgue
en 1862, ou des social-problem novels britanniques qui se sont multipliés
dans le sillage de Dickens et de Disraëli, succède une production naturaliste
qui aime aussi à plonger dans les bas quartiers, les basses classes et les
réalités sordides. « Il y a un parti pris commun à toute la jeune littérature ;
on appelle cela étudier les bas-fonds de la société », dénonce Albert Wolff
dans Le Figaro du 21 juillet 1882. Il s’insurge de voir les romanciers
s’intéresser exclusivement à « la seule étude des filles et des pochards, de ce
qu’on appelle si gracieusement dans cette littérature-là les saligauds et les
salopes ». Maupassant, qui lui répond quelques jours plus tard dans les
colonnes du Gaulois (28 juillet), reconnaît qu’une « bas-fondmanie sévit
assurément » en littérature, mais n’y voit qu’une réaction temporaire, un
correctif en quelque sorte « contre la théorie séculaire des choses
poétiques ». Le mouvement dure cependant et gagne même le théâtre, sous
l’impulsion d’Oscar Méténier, secrétaire de commissariat et inspirateur
d’Aristide Bruant. Lui !, le drame qu’il fait jouer au Grand-Guignol en
novembre 1897, fait scandale : Violette, une prostituée, reçoit un client qui
vient de commettre un crime et s’apprête à récidiver, auquel elle ne parvient
à échapper que grâce à Mme Briquet, la tenancière du bordel65.
La fortune médiatique des bas-fonds ne se limite pas, on le sait, à la
littérature. Ils font le bonheur des quotidiens, dont les faits divers rapportent
chaque jour d’horribles moissons de crimes et de scènes pathétiques, mais
aussi des magazines spécialisés comme The National Police Gazette, créé à
New York en 1845, l’Illustrated Police News qui lui fait suite à Londres en
1864, ou leurs innombrables suiveurs, dont le nombre explose littéralement
durant l’entre-deux-guerres. Ils prospèrent au théâtre, au cabaret et au café-
concert, qui sont les principaux vecteurs des chansons « de filles et de
pègres ». On leur consacre des guides, des vademecum. Le cinéma,
invention décisive du XIXe siècle tardif, s’en empare presque d’emblée.
Ferdinand Zecca, l’homme fort de la maison Pathé, ouvre la voie dès 1901
avec l’Histoire d’un crime, qui suit le destin d’un assassin depuis le bouge
où il prépare son crime jusqu’à l’échafaud où il l’expie. Zecca réalise
ensuite de nombreux films sur les bas-fonds parisiens, dont Les Apaches de
Paris en 1907, tandis que son assistant Lucien Nonguet tourne la même
année Les Dessous de Paris. La vogue des films à épisodes qui suit (les
Nick Carter, puis les Zigomar de Jasset, les Fantômas et Les Vampires de
Feuillade) sillonne dans les grandes largeurs les bas-fonds parisiens66. Le
phénomène est synchrone aux États-Unis. Dès 1902, Edwin Porter’s tourne
How They Do Things on the Bowery, où l’on assiste à une scène d’entôlage.
Quatre ans plus tard, en 1906, The Silver Wedding retrace le combat des
membres de l’underworld (sic) contre la police de New York tandis que The
Black Hand explique comment un gang de malfaiteurs utilise les nouveaux
immigrants comme vecteur de contamination67. Et l’on sait combien une
telle thématique continue dès lors à pourvoir la production
cinématographique.
Les bas-fonds sont donc au cœur de la culture de masse telle qu’elle
naît au XIXe siècle et se prolonge à partir de là. Et cette place explique
aussi, en large partie, la si forte expansion du thème. Les raisons d’une telle
centralité sont nombreuses. Quel que soit le type d’intrigue ou de ressort
narratif, la plupart des récits médiatiques68 aiment à mettre en scène une
sociologie polarisée aux extrêmes. Face au grand monde, à l’aristocratie ou
aux élites sociales, figures traditionnelles du personnel de fiction, la pègre
et les bas-fonds jouent un rôle d’évident contrepoint. « Nous croyons à la
puissance des contrastes », avait noté Sue au début des Mystères de Paris.
Les bas-fonds acquièrent dans cette scénographie une fonction décisive :
marquer l’écart, mais aussi brouiller les certitudes ordinaires en montrant
qu’il existe des êtres purs et pervers dans les deux univers, produire par la
chute, la déchéance ou, au contraire, par l’ascension sociale une forte
dynamique fictionnelle. Une deuxième série de raisons tient aux conditions
de production de ces récits, régis par le principe de la standardisation des
caractères et des situations, la sérialisation des intrigues, en un mot le
« ressassement69 » qui doit s’efforcer de produire du neuf dans du vieux. On
puise pour cela dans un stock limité de modèles et de schèmes70. La pègre et
les bas-fonds sont de ceux-là : des décors mille fois connus, des
personnages mille fois vus, des intrigues mille fois entendues, mais que l’on
s’efforce chaque fois de présenter comme inédits. « Battre des sentiers
archi-battus, recommencer une étude pour laquelle, croit-on, aucune
nouveauté n’est à prévoir, faire du neuf avec du vieux, du très vieux, tels les
navigateurs facétieux qui voudraient découvrir une seconde fois l’Amérique
ou des naïfs qui se mêleraient, un peu tard, d’inventer la poudre », voilà
bien la tâche ingrate qui attend les reporters des bas-fonds, reconnaissent
Jean Kolb et Raymond Robert en 193371. Kessel, lui, dans Hollywood, ville
mirage qu’il publie en 1936, se dit « fatigué des bas-fonds » qu’il connaît
« jusqu’à la trame »72.
Une dernière raison tient à la nécessité de la « sensation », du besoin
d’horreur, d’émotions, de frisson que le récit médiatique valorise pour des
motifs narratifs autant que commerciaux. Or l’on sait combien les bas-
fonds, lieu privilégié de l’inceste, du viol, du meurtre, du vice, de la saleté
matérielle et morale, de l’obscénité et de la pornographie, sont de solides
pourvoyeurs de ces représentations. Ils le sont d’autant plus que l’élévation
progressive des niveaux de vie éloigne de la misère effective et tend à
spectaculariser les peurs sociales. Ce qui explique pourquoi, en dépit des
critiques portées de longue date contre l’exploitation malsaine des « bas
instincts » du public, la plongée dans les dessous de la société fut et
demeure un motif majeur des industries culturelles.

C’est parce qu’il perçoit de façon exacerbée toutes les questions liées
aux marges et aux transgressions sociales que le XIXe siècle ressent le
besoin de forger les nouveaux termes et expressions chargés d’en rendre
compte. Des multiples inflexions qui sont alors sensibles, deux apparaissent
décisives. La première concerne le recouvrement du monde du travail par
celui de la misère et du vice, l’assimilation des classes laborieuses à des
classes dangereuses. Contrairement aux gueux de la tradition, c’est
désormais clairement dans une dimension sociale que s’inscrivent les bas-
fonds. Cette rupture, pointée dès 1958 par Louis Chevalier dans son
ouvrage fameux, Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris
pendant la première moitié du XIXe siècle, bouleverse la représentation
classique du mauvais pauvre, qui récusait le travail et choisissait la voie du
vice. C’est dans « la population flottante des grandes villes, cette masse
d’hommes que l’industrie appelle autour d’elle, qu’elle ne peut pas occuper
constamment, qu’elle tient en réserve, comme à sa merci », que se recrutent
les nuées de criminels qui menacent la civilisation, comme l’écrit Eugène
Buret73. Et pour beaucoup d’observateurs, la démoralisation survient dès
lors non plus seulement du « vice », mais de la dégradation des conditions
sociales. « Si la démoralisation de l’ouvrier dépasse un certain point, il
devient criminel aussi inévitablement que l’eau devient vapeur en
bouillant », constate Engels en 184474. Là réside la spécificité des « bas-
fonds », marécage social, communauté de destin et de conditions qui relie le
crime, le vice et la misère, univers des « misérables ».
Pourtant, si le constat est général, s’il identifie sans coup férir les
classes vicieuses, délinquants, voleurs, prostituées, etc., au monde ouvrier,
l’analyse n’est que rarement posée en termes aussi objectifs. Ce que l’on
pointe finalement davantage, c’est le caractère « naturellement » vicieux de
beaucoup d’ouvriers. Oui, le monde délinquant est bien peuplé d’ouvriers.
« Le bourgeron règne et défie, par cette terrible région qui pue le sang
répandu75 », déclare Nadar dans les quartiers sud de Paris. Mais beaucoup
d’auteurs refusent d’établir des liens aussi nets entre misère et délinquance.
Moreau-Christophe fait même de ce refus l’argumentation centrale de son
Monde des coquins, explicitement présenté comme une réfutation des thèses
de Victor Hugo. Il n’est d’ailleurs pas le seul à le penser. S’il se trouve
autant d’ouvriers de fabrique parmi les classes dangereuses, ce n’est pas,
explique Octave Féré, « que le travail ne puisse leur donner les moyens de
vivre mieux, mais parce que le vice les a abrutis, parce que la passion de
l’eau-de-vie les domine et qu’ils boivent, dès qu’il est reçu, avant de rentrer
chez eux, l’argent de la quinzaine76 ». Hugo lui-même, dont Les Misérables
constituent pourtant l’alpha et l’oméga du romantisme social, est parfois
victime de cette confusion. Tout au fond du « bas-fond », dans « la dernière
sape », celle des ténèbres, celle qui communique avec les Enfers, il n’est
plus vraiment question de misère et d’ignorance. Dans ce dernier dessous,
dans ce monde « sans relation aucune avec les étages supérieurs », il n’y a
plus qu’une race, celle des hommes voués au mal de toute éternité. « Sous
l’obscur plafond de leur cave, ils renaissent à jamais du suintement social
[…] Du truand au rôdeur, la race se maintient pure »77.
Si le XIXe siècle fait incontestablement de la misère et du crime des
faits sociaux, le constat célèbre de Louis Chevalier mérite donc d’être
précisé. Il s’agit en effet moins de la substitution d’une description
« sociale » à celle, traditionnelle, qui privilégiait l’univers clos, pittoresque,
immoral et vicieux de la gueuserie, que, à l’inverse, de l’extension de ces
images traditionnelles vers l’ensemble des « classes inférieures » de la
société. Tout se passe comme si les traits caractéristiques des gueux, des
mendiants et des prédateurs d’antan – le vice, l’ivrognerie, la débauche,
l’imprévoyance, la violence, etc. – venaient désormais affecter la quasi-
totalité des classes laborieuses. Lorsque, dans le dernier tiers du siècle, la
stratégie sera à l’intégration d’un monde ouvrier que l’on souhaite
responsabiliser, ses éléments non assimilables, residuum, thugs ou apaches,
conserveront les caractères habituels du monde clos, professionnel, du vice
et de la corruption.
La seconde grande innovation du siècle concerne l’inscription des bas-
fonds dans les canaux et les logiques de la culture de masse. Sans doute les
histoires de mendiants ou de brigands avaient-elles toujours cherché à
toucher le plus large public, ce que permettaient les réseaux européens du
colportage. Mais le changement d’échelle qui s’opère au XIXe siècle est tel
qu’il modifie jusqu’à la structure et la nature même des récits.

1. Alain Corbin, « Le XIXe siècle ou la nécessité de l’assemblage », in Alain Corbin et al. (dir.), L’Invention du
XIXe siècle. Le XIXe siècle vu par lui-même (littérature, histoire, société), Paris, Klincksieck/Presses de la
Sorbonne nouvelle, 1999, p. 153-159 ; Pierre Rosanvallon, Le Peuple introuvable. Histoire de la
représentation démocratique en France, Paris, Gallimard, 1988.
2. Ce phénomène a donné lieu à une immense bibliographie que j’ai tenté de raisonner dans « Enquête et culture
de l’enquête au XIXe siècle », Romantisme, 149, 2010, p. 3-23.
3. Victor Hugo, Les Misérables, op. cit., IVe partie, liv. I, chap. IV.
4. Stuart Woolf, The Poor in Western Europe in the 18th and 19th Century, Londres, Metuen, 1986.
5. Patrick Colquhoun, A Treatise on the Police of the Metropolis, Londres, Bye & Law, 1803, p. 49.
6. Cité par André Gueslin, Gens pauvres, pauvres gens, op. cit., p. 94.
7. Le Journal des débats, 8 décembre 1831.
8. Pierre Michel, Un mythe romantique. Les barbares, 1789-1848, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1981.
9. Louis Chevalier, Classes laborieuses…, op. cit.
10. Thomas Plint, Crime in England. Its Relation, Character and Extent, Londres, Charles Gilpin, 1851, p. 146.
11. Fernando Vicente Albarrán, « Los Barrios negros », op. cit., p. 344-362.
12. Gareth Stedman Jones, Outcast London, op. cit. ; John Welshman, Underclass. A History of the Excluded,
1880-2000, Londres, Hambledon Continuum, 2006.
13. Israël Zangwill, Enfants du Ghetto [1892], Paris, Les Belles Lettres, 2012.
14. Thomas Heise, Urban Underworld. A Geography of Twentieth-Century American Literature and Culture,
New Brunswick, Rutgers University Press, 2011.
15. Alphonse Esquiros, Les Vierges folles, Paris, Le Gallois, 1840, p. 83.
16. Heinrich Heine, De la France, Paris, Renduel, 1833.
17. Jean-Noël Tardy, « Les catacombes de la politique. Conspirations et conspirateurs en France, 1818-1870 »,
thèse d’histoire, Université Paris I, 2011.
18. Rodolphe Apponyi, Vingt-Cinq ans à Paris (1826-1850). Journal du comte Rodolphe Apponyi, attaché à
l’ambassade d’Autriche-Hongrie à Paris, Paris, Plon, 1913, t. II, p. 121, cité ibid., p. 462.
19. Archibald Allison, « Causes of the Increase of Crime », Blackwood’s Edinburgh Magazine, vol. LVI,
juillet 1844, p. 7.
20. Journées de juin 1848 écrites devant et derrière les barricades par des témoins occulaires (sic), Paris,
Garnier Frères, s.d., p. 14, cité par Jean-Claude Caron, Frères de sang. La guerre civile en France au
XIXe siècle, Seyssel, Champ Vallon, 2009, p. 181.
21. Cité ibid., p. 182.
22. Pierre-Antoine Pagès-Duport, Journées de juin, récit complet des événements des 23, 24, 25, 26 et des jours
suivants, Paris, Pitra et fils, 1848, p. 27, cité ibid., p. 182-183.
23. Lettre du procureur général de Lyon, 14 février 1859, BB30 440, citée par Karine Salomé, L’Ouragan
homicide. L’attentat politique en France au XIXe siècle, Seyssel, Champ Vallon, 2011, p. 127.
24. Cité par Jean-Claude Caron, Frères de sang, op. cit., p. 220.
25. Gabriel Tarde, Sur le sommeil ou plutôt sur les rêves. Et autres textes inédits, présentés par Louise Salmon,
Lausanne, BHMS, 2010, p. 197-199.
26. Gareth Stedman Jones, Outcast London, op. cit..
27. APP, BA/1900 : « Synthèse générale sur le mouvement anarchiste destinée au préfet de police », 31 juillet
1928 ; id., 11 mars 1933, cités par Camille Boucher, « Les vrais révolutionnaires. Anarchistes individualistes
français durant l’entre-deux-guerres », mémoire de master, Université Paris I, 2010, p. 40.
28. Raymond Huard, « Marx et Engels devant la marginalité : la découverte du Lumpenproletariat »,
Romantisme, 59, 1988, p. 7.
29. Karl Marx, Manifeste du Parti communiste [1848], Paris, Éditions sociales, 1987, p. 70.
30. Id. et Friedrich Engels, La Social-Démocratie allemande [1871], Québec, Les Classiques des sciences
sociales, 2002, p. 25.
31. Friedrich Engels, préface à La Révolution démocratique bourgeoise en Allemagne, Paris, Éditions sociales,
1951, p. 16.
32. Karl Marx, Le Dix-Huit Brumaire de Louis Bonaparte [1852], Paris, Éditions sociales, 1984, p. 134.
33. Peter Stallybrass, « Marx and Heterogeneity : Thinking the Lumpenproletariat », Representations, 31, 1990,
p. 69-95.
34. Hippolyte Raynal, Malheur et poésie, Paris, Perrotin, 1834, p. 171.
35. Honoré Antoine Frégier, Des classes dangereuses…, op. cit., p. 108 ; George Cain, Promenade dans Paris,
Paris, Flammarion, 1906, p. 58.
36. Le Globe, 24 mai 1827.
37. Henri Cauvain, Maximilien Heller [1871], Paris, Garnier, 1978, p. 96.
38. Eugène Sue, Les Mystères de Paris, op. cit., p. 7.
39. Dominique Kalifa, « Archéologie de l’apachisme : barbares et Peaux-Rouges au XIXe siècle », Crime et

culture au XIXe siècle, Paris, Perrin, 2005, p. 44-66.


40. Martine van Woerkens, Le Voyageur étranglé. L’Inde des Thugs, le colonialisme et l’imaginaire, Paris, Albin
Michel, 1995.
41. Andrew Davis, « Youth Gangs, Masculinity and Violence in Late-Victorian Manchester and Salford »,
Journal of Social History, 32/2, 1998, p. 350 ; Upamanyu Pablo Mukherjee, Crime and Empire. The Colony
in Nineteenth-Century Fictions of Crime, Oxford, Oxford University Press, 2003.
42. Moreau-Christophe, Le Monde des coquins, op. cit.
43. Maxime du Camp, Paris, op. cit., t. III, p. 18.
44. Friedrich Christian Avé-Lallemant, Das deutsche Gaunerthum in einer social-politischen, litterarische und
linguistichen Ausbildung zu seinem heutigen Bestande, Leipzig, Brockhaus, 1858-1862.
45. Cesare Lombroso, L’Homme criminel. Criminel-né, fou moral, épileptique. Étude anthropologique et médico-
légale [1876], Paris, Alcan, 1887, p. 658.
46. Émile Gautier, « Le monde des prisons. Notes d’un témoin », Archives de l’anthropologie criminelle, Paris,
Masson, 1888, p. 419.
47. James Greenwood, Low-Life Deeps. An Account of the Strange Fish to be Found There, Londres, Guilford,
1875.
48. George R. Sim, How the Poor Live and Horrible London, Londres, Chattoo, 1883, p. 1.
49. General Booth, In Darkest England and the Way Out, Londres, International Headquarters of the Salvation
Army, 1890, p. 11-12.
50. Anne McClintock, Imperial Leather. Race, Gender and Sexuality in the Colonial Contest, New York,
Routledge, 1995, p. 120-122.
51. Jules de Goncourt, Journal. Mémoires de la vie littéraire, Paris, Flammarion, 1959, t. II, p. 848.
52. Cité par Joseph McLaughlin, Writing the Urban Jungle. Reading Empire in London from Doyle to Eliot,
Charlottesville, University of Virginia Press, 2000, p. 26.
53. Deborah E. Nord, « The Social Explorer as Anthropologist : Victorian Travellers among the Urban Poor », in
W. Sharpe et L. Wallock (dir.), Visions of the Modern City. Essays in History, Art, and Literature, New York,
Columbia University Press, 1983, p. 118-130.
54. Nicolas Cochard, « Les bas-fonds d’une ville portuaire, l’exemple du Havre au XIXe siècle », communication
au colloque « Presse, prostitution, bas-fonds dans l’espace médiatique francophone, 1830-1930 », Médias 19
(à paraître) ; Damien Cailloux, Les Bas-Fonds nantais, op. cit.
55. Thomas Knox, Underground or Life Below the Surface. Incidents and Accidents Beyond the Light of Day,
Londres, Sampson, Low & Co., 1878.
56. Gérard Cholvy, « Du Dieu terrible au Dieu d’amour ; une évolution dans la sensibilité religieuse au
XIXe siècle », Transmettre la foi. XVIe-XXe siècle, Paris, CTHS, t. I, 1984, p. 141-154 ; R. Gibson, « Hellfire
and Damnation in Nineteenth-Century France », Catholic Historical Review, LXXXIV/3, 1988, p. 383-401 ;
Thomas Kselman, Death and the Afterlife in Modern France, Princeton, Princeton University Press, 1993,
p. 82-83 ; Guillaume Cuchet, « Une révolution théologique oubliée. Le triomphe de la thèse du grand nombre
des élus dans le discours catholique du XIXe siècle », Revue d’histoire du XIXe siècle, 41, 2010, p. 131-148.
57. Max Milner, Le Diable dans la littérature française de Cazotte à Baudelaire, Paris, José Corti, 1960.
58. Ferdinand Lonchamps, Asmodée à New York, Paris, Plon, 1868.
59. Le Moniteur universel, 25 avril 1844, cité par A. Umazawa, « La prison cellulaire et la folie des prisonniers
(1819-1848) », thèse citée.
60. Adolphe Rueff, Les Aliénés à l’infirmerie spéciale près le dépôt de la préfecture de police, Paris, Victorion,
1905, p. 29.
61. Paul Bru, Histoire de Bicêtre, op. cit., p. 9.
62. Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant, 1836. L’An I de l’ère médiatique. Analyse littéraire et historique de La
Presse de Girardin, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2001.
63. Dominique Kalifa, La Culture de masse en France, Paris, La Découverte, 2001.
64. La recension de tous les mystères urbains a été engagée par une équipe dirigée à l’université de Montpellier
par Marie-Ève Thérenty. Cf. Helle Waahlberg, « Le projet “Mystères urbains au XIXe siècle” », Médias 19 :
<http://www.medias19.org/index.php?id=645>.
65. Oscar Méténier, Lui !, drame en un acte, Paris, Ollendorff, 1898.
66. Dominique Kalifa, L’Encre et le Sang. Récits de crimes et société à la Belle Époque, Paris, Fayard, 1995,
p. 47-52.
67. Lee Grieveson, Peter Stanfield et Esther Sonnet, Mob Culture. Hidden Histories of the American Gangster
Film, New Brunswick, Rutgers University Press, 2005.
68. J’utilise ce terme dans le sens que lui a donné Marc Lits, Du récit au récit médiatique, Bruxelles, De Boeck,
2008.
69. Michel Nathan, « Le ressassement, ou ce que peut le roman populaire », in René Guise et Hans-Jörg
Neuschäfer (dir.), Richesses du roman populaire, Nancy, Centre de recherches sur le roman populaire, 1986,
p. 235-250.
70. Jean-Claude Vareille, Le Roman populaire français (1789-1914). Idéologies et pratiques, Limoges, PULIM,
1994.
71. Jean Kolb et Raymond Robert, « Une soirée chez les amateurs de cocaïne », Police Magazine, 14 décembre
1930.
72. Cité par Myriam Boucharenc, L’Écrivain-Reporter au cœur des années trente, Lille, Presses du Septentrion,
2004, p. 62.
73. Eugène Buret, De la misère des classes laborieuses en France et en Angleterre, Paris, Renouard, 1841, t. I,
p. 69.
74. Friedrich Engels, The Condition of the Working Class in England in 1844, Oxford, Basil Blackwell, 1958,
p. 145.
75. Nadar, Le Monde où l’on patauge, Paris, Dentu, 1883, p. 30.
76. Octave Féré, Les Mystères de Rouen, op. cit., p. 23.
77. Victor Hugo, Les Misérables, op. cit., p. 570-575.
DEUXIÈME PARTIE

Scénographies de l’envers social


CHAPITRE IV

L’empire des listes

« On ne trouve pas une série dans la nature, on la construit », écrit


Franco Moretti dans son Atlas du roman européen1. C’est pourtant bien
autour de la série et de ses nombreux auxiliaires (listes, inventaires,
classifications, nomenclatures, etc.) que se sont édifiées les sciences de la
nature et, dans leur sillage, celles de l’homme. La taxinomie et parfois
même la taximanie règlent depuis le Moyen Âge la production de savoir en
Occident. L’énumération constitue depuis Alcuin le principal instrument
d’enseignement, qui commande à toutes les formes d’apprentissage. Et
Michel Foucault a montré comment la mise en ordre du monde s’organise
depuis selon la logique du tableau classificateur, seul à même d’articuler
l’ensemble de la représentation en cases cohérentes et de leur conférer une
continuité2. L’univers des bas-fonds obéit fondamentalement à cet impératif,
à tel point que le scénario le plus prolixe qui organise ses représentations est
bien celui de l’inventaire ou de la classification. Depuis les premières listes
de gueux jusqu’aux reportages des magazines contemporains, la pensée du
classement est aux sources de toutes les représentations des bas-fonds. Elle
seule permet de figurer dans la continuité des réalités profondément
hétérogènes, de donner un ordre à ce qui n’en a pas. Statiques et
dynamiques en même temps, les nomenclatures se suivent et se
ressemblent, constituant une sorte de « galerie » évolutive des bas-fonds et
une histoire en mouvement.
Habitus policier

C’est sous la forme de « listes » que les mendiants, les gueux et les
vagabonds font leur entrée dans l’histoire. Émanant de cités germaniques
comme Augsbourg, Breslau, Bâle ou Constance – mais l’Italie, la France ou
l’Angleterre suivent à peu de distance –, ces premiers inventaires mettent en
scène dès le milieu du XIVe siècle des cohortes d’individus suspects : faux
pèlerins, faux aveugles, voleurs de chevaux ou d’argent, juifs convertis,
faux-monnayeurs, faux lépreux, etc. D’un même geste, ces textes réalisent
une opération de police, assignent en un même lieu des individus différents,
leur donnent consistance et cohérence. Ils sont instruments de pouvoir et
instituteurs d’identité collective. Le nombre de ces catégories augmente
régulièrement, à mesure que progressent les savoirs policier,
ethnographique et linguistique qui permettent d’identifier les populations
marginales. Le procès des Coquillards, en 1455, recense et nomme 62 types
de voleurs différents : crocheteur, pipeur, vendangeur, desgobischeur, blanc
coulon, etc. De la même manière, le Liber vagatorum, à la fin du
XVe siècle, énumère dans sa première partie 28 catégories d’imposteurs et
de déviants, depuis les « trucheurs » (mendiants), les faux moines, les
musiciens aveugles, les fausses folles, les fausses femmes enceintes ou les
simulateurs de la jaunisse. En Angleterre, vers 1560, The Fraternitye of
Vacabondes de John Awdelay distingue 19 catégories de vagabonds et 25
sortes de filous. C’est donc bien sur ce même mode que sont représentés
dans toute l’Europe moderne les divers « enfants de la truche ». La
dimension institutionnelle et policière commande ces représentations, qui
témoignent de l’importance des « listes » dans la création des savoirs
d’État, et des index comme instruments politiques.
L’évolution de ces nomenclatures aux siècles suivants, notamment à
compter du XVIIe siècle, signale une double évolution. Les listes, d’abord,
tendent à se faire plus denses, plus complexes, les types se spécialisent et
deviennent plus nombreux. Ils tendent surtout à se structurer dans des
métiers, des « États » et des corporations dont la réunion peut former un
royaume ou une contre-société, parcourus de subtiles hiérarchies internes
fondées sur le principe de « division du travail ». On a vu par exemple
combien le Jargon et les textes qui le suivent mettent en scène, dans la
France du XVIIe siècle, de véritables états généraux annuels durant lesquels
chacun des 18 États de la monarchie d’Argot (cagous, archisuppôts,
orphelins, marcandiers, ruffés, millars, malingreux, piettres, sabouleux,
caillots, coquillards, hubins, polissons, franc mitoux, capons, courtauds de
boutanche, convertis, drilles ou narquois) versent tribut à leur monarque, le
grand Coësre. Les voleurs, surtout, donnent prise à d’interminables
classifications. Premier ouvrage à leur être consacré, l’Histoire générale des
larrons de François de Calvi, publié en 1666, détaille déjà, en trois volumes
fort denses, les ruses, subtilités, finesses, tromperies et stratagèmes des
voleurs. Anecdotes à l’appui, ce texte expose les mille manières de voler, et
justifie son propos par la nécessité de s’en prémunir3. Les distinctions
peuvent reposer sur d’autres partages, s’inscrire par exemple dans des
cercles de plus ou moins grande stigmatisation. Dans la société allemande
des Temps modernes, celui des vagabonds est distancé par celui des
professions « infâmes » (bourreaux, prostituées, tanneurs, équarrisseurs,
juifs) et des criminels, même si l’interpénétration est la règle4.
De telles classifications prennent un grand essor et une justification
renouvelée avec les textes « policiers » qui émergent au tournant des
XVIIIe et XIXe siècles. Dans son Treatise on the Police of the Metropolis,
publié en 1797, Patrick Colquhoun répartit ainsi en 24 catégories les
115 000 voleurs, prostituées, tricheurs, joueurs, vagabonds, mendiants, etc.,
qu’il identifie dans la ville de Londres. Mais c’est surtout avec les
Mémoires de Vidocq (1828), texte fondateur de la modernité policière, que
cette pratique prend tout son sens. Non seulement Vidocq construit une
large partie de son récit sur ce principe, mais il en justifie précisément
l’existence. « Je présenterai les traits originaux de plusieurs classes de la
société qui se dérobent encore à la civilisation, explique-t-il au chapitre
XLV de ses Mémoires, je reproduirai avec fidélité la physionomie de ces
castes de parias. » En résultent un objet, mais surtout un principe
d’exposition, dont il fixe explicitement les règles. « Je classerai les
différentes espèces de malfaiteurs, depuis l’assassin jusqu’au filou, et les
formerai en catégories plus utiles que les catégories de La Bourdonnais, à
l’usage des prescripteurs de 1815. »
Il s’agit donc d’établir une subtile taxinomie des bas-fonds, capable de
répartir les individus, mais aussi les activités, les comportements, le
langage, les lieux, dans de savantes nomenclatures. Celles-ci fonctionnent
explicitement sur le modèle naturaliste, alors rayonnant, et mobilisent les
références aux grands savants du temps, Cuvier, Gall ou Spurzheim. Vidocq
se vante ainsi d’avoir adopté la « méthode de Linné » pour donner une
classification aux voleurs : « Par cette série de rapprochements, auxquels
sans doute le lecteur ne s’attendait pas, je suis parvenu aux confins de
l’histoire naturelle. » Il songe même, en évoquant le traité des monstruosités
de Geoffroy Saint-Hilaire, à pourvoir ses entrées de terminologies plus
savantes, faisant des cambrioleurs des « sulodomates » et des floueurs des
« balantiotomistes ». Il y renonce finalement, en expliquant avec une
modestie inhabituelle sous sa plume : « J’ai trouvé les voleurs baptisés ; je
ne serai point leur parrain, c’est assez d’être leur historiographe. » La série
s’ouvre avec Les cambrioleurs, ou forceurs de « cambriole » (petite
chambre), la seule appellation d’ailleurs qui soit passée dans le langage
courant. Vidocq ou l’un de ses « teinturiers » (on appelait ainsi les
« nègres » de l’édition) intercalent ensuite plusieurs aventures, puis un récit
entier – l’histoire d’Adèle Escars, entrée en force à cet endroit du texte –,
mais ils reviennent ensuite à la nomenclature. Les 14 derniers chapitres du
livre (LXIV à LXXVII) consacrent de longs développements à chacun de
ces types de malfaiteurs : Les chevaliers grimpants ; Les boucardiers ; Les
détourneurs et détourneuses ; Voleurs et voleuses sous comptoir ; Les
careurs ; Les rouletiers ; Les tireurs ; Les floueurs ; Les emporteurs ; Les
emprunteurs ; Les grecs ou soulasses ; Les ramastiques ; Les escarpes ou
garçons de campagne ; Les riffaudeurs.
La principale originalité de ce texte, dont l’écho fut immense, est qu’il
rompt avec les typologies de mendiants et de gueux pour se concentrer sur
les seuls criminels et voleurs, et avec eux sur le monde des prisons et des
bagnes, qui acquiert dès lors une fonction majeure dans la structuration des
bas-fonds. En résulte également une rupture profonde dans la nature des
argots mis en textes : à celui, traditionnel, des gueux, des « mercelots » et
des bohémiens succède désormais celui des forçats5.
Il est peu de dire que Vidocq fut suivi. Abondamment diffusé,
immédiatement traduit en anglais et dans de nombreuses autres langues, il
est aux sources d’un quasi-genre, dont la fortune n’a pas faibli depuis : les
Mémoires de policiers6. De Canler à Faralicq, de Goron à Roger Borniche,
l’ample bibliothèque qui en a résulté n’a cessé de reprendre, pour ne pas
dire de recopier les nomenclatures héritées de Vidocq. La plupart de ces
souvenirs s’organisent d’une manière analogue : après avoir rappelé les
circonstances qui les ont fait entrer dans la police et évoqué leurs premiers
faits d’armes, les auteurs entament, dans la seconde moitié du récit,
l’énumération des « différentes catégories de malfaiteurs qui s’étagent en
paliers assez nombreux », comme l’écrit le commissaire Guillaume, plus de
cent ans après Vidocq7. Circulant de livre en livre, ces taxinomies
composent une interminable litanie, qui hésite entre le passage obligé et le
morceau de bravoure, mais constitue une véritable marque de fabrique
générique. Leur haute productivité narrative engage les auteurs les plus
prolixes, comme l’ancien chef de la Sûreté Gustave Macé, à leur donner des
prolongements de tout ordre, interminables eux aussi : typologie des viveurs
et des hétaïres, des bouges et des tripots, des mauvais lieux et des coupe-
gorge, des prisons et des bagnes.
Mais des raisons plus profondes justifient aussi une telle faveur. Ces
nomenclatures, ces mises en recueils relèvent des réflexes coutumiers des
professions judiciaires8, et plus encore de l’habitus ordinaire du
fonctionnaire de police, pour qui elles forment souvent les catégories
usuelles de saisie et d’interprétation des transgressions. Comme l’explique
longuement Canler, qui dirige la Sûreté parisienne de 1849 à 1851, le bon
policier est celui qui parvient à identifier le type de méfait, donc le type de
population, le groupe, puis l’individu qui l’a commis9. Répartir les
délinquants dans des cases, c’est assigner chaque acte à une catégorie
d’individus, à un moment où l’identification des personnes demeure
aléatoire. C’est ce qu’explique aussi à Dickens son ami l’inspecteur Fields,
de Scotland Yard, qui peut lui aussi reconnaître ainsi les mille variétés de
voleurs10. Une sorte d’idéal de la mise en cases régit ainsi l’imaginaire
policier, ce qui explique notamment pourquoi la réglementation de la
prostitution eut toujours les faveurs de la profession.
Mais les nomenclatures, par-delà ces impératifs techniques,
témoignent d’un souci de mise en ordre du monde, d’une distribution
rationnelle des rôles sociaux où chacun doit occuper la case qui lui est
assignée. Elles constituent aussi autant de mises en garde contre les
procédés des malfaiteurs et des « truqueurs », ce qui confère au labeur
policier une évidente utilité publique et rehausse leurs récits d’une note
scientifique et « criminologique ». Elles permettent ainsi aux auteurs, sans
encourir le désaveu moral qui frappe les romanciers, d’explorer le monde
du « vice » et de livrer des descriptions souvent complaisantes des diverses
« plaies sociales ».
On est donc homme de dossiers dans la police, on pense par ordre
alphabétique et le classement vaut souvent pour raisonnement. On en
voudra pour preuve le très pittoresque vademecum de police administrative
rédigé en 1884 par le commissaire Adolphe Gonfrier, fils et petit-fils de
commissaires, alors en poste dans le quartier parisien de Grenelle. Son texte
est un mélange de notes, d’anecdotes, de circulaires, classées par ordre
alphabétique, d’« Affiches » à « Voleurs de magasins », en passant par
« Aliénés », « Bateaux à vapeur », « Champignons », « Duels », « Foires »,
« Hospices », « Falsification de l’huile d’olive » ou « Mendiants ». Mais
l’intérêt, évidemment, est ailleurs. Il est dans l’extraordinaire manuscrit
composé par Gonfrier qui, d’une belle et régulière calligraphie de
fonctionnaire, a consigné son texte dans les marges des deux tomes du
Dictionnaire général de police administrative et judiciaire, alors en usage
chez les commissaires. Une sorte de livre clandestin en résulte, qui court
dans les blancs d’un volume officiel, se cale dans sa structure et dans son
ordre alphabétique, comme si aucune pensée ordonnée de police ne pouvait
se défaire de cette classification11.
Ces pratiques témoignent d’une évidente culture et économie du savoir
policier : classer les hommes de l’ombre semble être l’unique moyen
d’éclairer leurs destins. Comment faire, dans une ville comme Buenos
Aires, bouleversée dans le dernier tiers du XIXe siècle par une croissance
sans précédent (6 millions d’Européens arrivent en Argentine entre 1870 et
1914 et la ville passe de 200 000 à 1,5 million d’habitants12), pour identifier
les fauteurs de troubles ? Comment se repérer dans ces contingents
d’immigrants, de prostituées, d’individus sans profession définie, qui
s’entassent dans les faubourgs de la ville ? La réponse policière prend la
forme de listes et de dictionnaires13. La liste pour recenser le nom, le
nombre et l’activité de tous les malandrins ; le dictionnaire pour déchiffrer
leur langage. Les deux opérations se superposent d’ailleurs puisque c’est le
même terme, lunfardo, qui sert en Argentine à désigner les voleurs
professionnels et leur argot. La Nación ouvre le bal, en diffusant dès 1879
les premières nomenclatures de « bédouins urbains ». En 1887, le
commissaire Jose Alvarez publie une longue Galerie des voleurs de la
capitale, seul moyen selon lui de mettre au jour le profond bas-fond, le
réseau occulte qu’il pressent dans le mouvement grouillant de Buenos
Aires. Les typologies de voleurs et de pickpockets se multiplient dès lors.
Certaines prennent la forme de lexiques complexes et érudits comme celui
publié par le juriste Antonio Dellapiane en 1894, d’autres se pensent
comme des encyclopédies, des manuels ou des chroniques, à l’image de La
Pègre et ses secrets du commissaire Barres en 1934. Mais toutes exposent
dans l’ordre le plus rationnel les ficelles et les embrouilles conçues par les
voleurs, les routes transatlantiques qui les conduisent jusqu’au Nouveau
Monde, l’infinie diversité de la société des indésirables.
À Buenos Aires comme à Paris, la culture policière est une culture de
l’écrit14, une culture formalisée de la fiche, de la compilation, de l’archive.
L’ethnographie qu’elle propose des marginaux et des délinquants passe par
des types, des galeries, des planches. Elle est fondamentalement une
« criminographie15 ». D’autant qu’à ces listes viennent s’ajouter, dès la
seconde moitié du XIXe siècle, les planches anthropologiques qui
répartissent les délinquants dans d’autres cadres et dégagent de nouveaux
« types ». L’image remplace ici le texte, mais la même logique taxinomique
commande cet inventaire raisonné des déviances que Lombroso et ses
collègues criminalistes s’efforcent de graver dans le marbre de la science.
Les planches se font aussi photographiques, figeant pour la première fois de
véritables visages dans ces galeries des bas-fonds. Les types semblent dès
lors se démultiplier à l’infini, se perdre dans d’indénombrables albums. La
profusion des classements ne prend-elle pas le risque d’oblitérer leur
efficacité et leur capacité d’assignation ? En superposant tous les visages de
criminels dans une image « composite », Francis Galton chercha à dépasser
cette difficulté16. La « statistique illustrée » qui devait en résulter ne serait-
elle pas le portrait d’un type, et en ce sens le type absolu ?

De la philanthropie à la littérature

Habitus policier, la taxinomie s’impose également comme une


indispensable pratique philanthropique. La dichotomie vrai/faux pauvre,
dont on a rappelé l’émergence à compter du XIIIe siècle, constitue le mode
de saisie usuel de la pauvreté : elle commande donc à toutes les pratiques
charitables. L’enjeu est en effet majeur aux yeux des philanthropes : ne pas
reconnaître le faux pauvre, c’est-à-dire celui qui ne mérite pas qu’on lui
vienne en aide, c’est prendre le risque de pervertir l’aumône, de mettre en
péril tout le dispositif caritatif ainsi que son fondement religieux. De
l’identification et du « classement des pauvres » dépend donc la juste
« distribution des secours ».
Ancien « observateur de l’homme », le baron de Gérando théorise ainsi
dès 1820 la pratique de la « visite domiciliaire »17, extraordinaire méthode
d’investigation destinée à « démasquer le mensonge », c’est-à-dire à
distinguer la fausse indigence de la vraie. Il faut entrer chez le pauvre,
explique Gérando, observer attentivement l’intérieur, les meubles, les
vêtements, la famille, analyser le langage, reconstituer l’emploi du temps,
interroger les voisins, « pénétrer dans les plus intimes secrets » pour
parvenir in fine à « démêler toutes les traces de cette vie suspecte ».
L’objectif final réside dans le classement de la pauvreté, qui constitue pour
Gérando « le grand art de la charité ». Ce classement est « la base
fondamentale » des secours, le seul moyen d’établir « le véritable degré »
du malheur. Élaborer des « nomenclatures » relève donc du devoir de tout
philanthrope. De telles pratiques sont portées à l’extrême par les
missionnaires qui, tels ceux de la London City Mission, sillonnent les
quartiers ouvriers de l’Angleterre victorienne et remplissent de mille
informations leurs rapports d’activité18. À la fin des années 1860, ceux de la
Charity Organisation Society sont capables de mener de minutieuses
enquêtes, au terme desquelles ils répartissent les demandeurs de secours en
trois catégories : ceux qu’il convient de secourir, ceux que l’on peut
recommander, ceux qu’il faut rejeter. Une véritable science de la pauvreté –
une paupérologie19 – en résulte. Établie sur des types moraux, elle
transforme les pauvres en suspects, voire en inculpés, tenus de se justifier
moralement autant que socialement.
Ce savoir, ce même besoin de classifications et de typologies, nourrit
une grande partie des enquêtes sociales. C’est bien dans une telle entreprise
de taxinomie que s’engagent au milieu du XIXe siècle Henry Mayhew et
ses « informateurs ». L’objectif annoncé de London Labour and the London
Poor consiste à distinguer les « classes des travailleurs et des non-
travailleurs de Grande-Bretagne », à relever toutes les distinctions séparant
les différentes nomadic races (vagabonds, oisifs, petits métiers) de celles
des gens civilisés. La démarche adoptée se réfère explicitement au modèle
naturaliste : il s’agit d’« énoncer pour la première fois l’histoire naturelle,
pour ainsi dire, du travail et de l’oisiveté dans la Grande-Bretagne du
XIXe siècle ». Au souci d’exhaustivité répond la définition d’une méthode
claire, inductive, désireuse de tirer des « lois concrètes » des situations
particulières. Lecteur du System of Logic que John Stuart Mill a publié en
1843, Mayhew pousse la rigueur jusqu’à préciser son acception de
l’induction :

On peut procéder du principe au fait ou partir du fait pour


revenir au principe. Le premier cas explique, le second examine. L’un
applique des règles générales connues à la connaissance de
phénomènes particuliers, l’autre classe les phénomènes particuliers
afin que nous parvenions finalement à la compréhension de leurs
règles générales inconnues. La méthode déductive est la manière
d’utiliser la connaissance, la méthode inductive la manière de
l’acquérir20.

L’ouvrage prend donc la forme d’un traité naturaliste. Les


classifications qui l’organisent aboutissent à l’établissement d’une longue
galerie de types : 42 grandes catégories de street folks défilent sous nos
yeux, déclinant tout un univers, complexe et hiérarchisé, de marchands
ambulants, de vendeurs de poisson, de dockers, de portefaix, de bateliers, de
rempailleurs, de ramoneurs, de décrotteurs, de chasseurs de vermine, tous
ou presque accompagnés de gravures qui fixent les principaux physiques de
cette pittoresque population. Une série complémentaire consacrée aux
« prostituées, voleurs, escrocs et mendiants » complète ce que Mayhew
présente comme « l’encyclopédie du travail, de la misère et du vice de cette
grande métropole ». L’information réunie est en effet exceptionnelle, et le
souci de classification particulièrement abouti. Proche des Physiologies ou
des entreprises comme Les Français peints par eux-mêmes de l’éditeur
parisien Curmer, l’œuvre de Mayhew s’en détache cependant par son esprit
de sérieux et son souci d’exhaustivité documentaire. Avec l’aide de John
Binny, l’un des informateurs de London Labour, Mayhew se lance un peu
plus tard dans une étude ethnologique des détenus des prisons de Londres,
qui là encore a pour but d’« élaborer une classification scientifique des
classes criminelles21 ». Mais le résultat se limite une nouvelle fois à une
simple succession de types, porteurs des signes de dépravation propres à
leur catégorie, marqués par l’influence des lieux où ils sont saisis, et
l’ouvrage fonctionne à la manière d’un « jardin anthropo-zoologique ».
Originale par son étendue, l’entreprise de Mayhew l’est moins par sa
démarche ou par son organisation. Le modèle classificatoire, issu du
paradigme naturaliste, domine l’épistémologie du temps et organise toute la
pensée sociographique. « J’ai appliqué à l’étude des sociétés humaines des
règles analogues à celles qui avaient dressé mon esprit à l’observation des
minéraux et des plantes », écrit Le Play22 dès 1846. On pense par « types »,
et leur réunion en « galeries » ou en « tableaux » constitue le mod