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OUVRAGES
L’Encre et le Sang
Récits de crimes et société à la Belle Époque
Fayard, 1995
Biribi
Les bagnes coloniaux de l’armée française
Perrin, 2009
DIRECTION D’OUVRAGES
Les Exclus en Europe, 1830-1930
(avec André Gueslin)
L’Atelier, 1999
Métiers de police
Être policier en Europe
(en collaboration)
Presses universitaires de Rennes, 2008
La Civilisation du journal
Histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle
(en collaboration)
Nouveau Monde Éditions, 2011
DANS LA COLLECTION
L’UNIVERS HISTORIQUE
(derniers titres parus)
La Mémoire désunie
Le souvenir politique des années sombres, de la Libération à nos jours
par Olivier Wieviorka
2010
Pudeurs féminines
Voilées, dévoilées, révélées
par Jean Claude Bologne
2010
Histoire de la forêt
par Martine Chalvet
2011
Histoire de la virilité
I. L’Invention de la virilité. De l’Antiquité aux Lumières
II. Le Triomphe de la virilité. Le XIXe siècle
III. La Virilité en crise ? XXe-XXIe siècle
sous la direction d’Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello
2011
Auschwitz
Enquête sur un complot nazi
par Florent Brayard
2012
L’Apocalypse joyeuse
Une histoire du risque technologique
par Jean-Baptiste Fressoz
2012
La Fin
Allemagne, 1944-1945
par Ian Kershaw
2012
Monarchies postrévolutionnaires
1814-1848
par Bertrand Goujon
2012
ISBN 978-2-02-110464-6
www.seuil.com
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo
Pour Alain Corbin
Introduction
Bas-fonds… l’expression est de celles que l’on comprend
instantanément. Chacun, hélas, voit très bien de quoi il s’agit : des bouges,
des taudis, des corps avachis dans des cloaques qui sentent la crasse et
l’urine, des existences dégradées par la misère et par l’alcool, des bagnes,
des prisons, la chair triste des prostituées, des situations intolérables où la
déchéance se mêle à l’immoralité, au malheur, au crime, à l’inceste.
L’abîme absolu, dans lequel semble continûment entraînée une foule de
vagabonds, de gueux, de mendiants, de filles « perdues », de criminels, de
forçats, autant de figures hideuses, de figures repoussoirs, pour partie
réelles et pour partie fantasmées.
Car si l’expression est immédiatement compréhensible, elle est aussi
diffuse et incertaine. Nulle définition objective des bas-fonds n’a jamais été
donnée, nulle délimitation officielle ne les a circonscrits. Il n’existe ni carte
ni dénombrement de ce monde effroyable. Les bas-fonds s’étendent sur un
terrain meuble, vague, où la réalité, la pire des réalités, a partie liée avec
l’imaginaire, un terrain où le « social » est constamment redéfini par le
« moral », où les êtres de chair et de sang font corps avec les personnages
de fiction. Ce territoire, que j’explore depuis plus de vingt ans, n’a
longtemps constitué qu’un décor, celui de mon travail d’historien du crime
et des marges sociales. Mais le décor, un jour, est devenu objet : qu’étaient-
ce donc vraiment que ces « bas-fonds » qui semblaient aller de soi, que tant
de romanciers, de journalistes, d’observateurs sociaux décrivaient avec
complaisance ? À quelles réalités sociales, à quels impératifs moraux
correspondaient-ils ?
Ce livre est né de ces interrogations. Il entend donc prendre le décor au
sérieux, en comprendre la construction, en saisir les significations, et tenter
d’éclairer la longue fascination qu’il exerce dans nos imaginaires.
L’expression, nécessairement, constitue notre point de départ. Que disent
les dictionnaires, dont la leçon est toujours très précieuse ? Le terme
appartient au registre de la topographie, du paysage. Les bas-fonds, ce sont
d’abord des lieux. Les premières acceptions relèvent du maritime : c’est un
fond où il y a peu d’eau, « qui est dangereux, où il est aisé d’échouer »,
explique dès 1690 le Dictionnaire de Furetière, vite repris par ses suiveurs.
On passe progressivement des flots à la terre ferme. Ce sont « des terrains
bas & enfoncés », note le Dictionnaire de l’Académie française en 1798,
des zones déprimées, moins élevées, souvent envahies par les eaux, donc
marécageuses et malsaines. Le sens social, celui des bas-fonds modernes
qui nous intéressent ici, émerge au XIXe siècle. C’est une « classe
d’hommes vils et méprisables », écrit Émile Littré en 1863, une « classe
d’hommes dégradés par le vice et la misère », précise trois ans plus tard le
républicain Pierre Larousse, plus sensible que Littré aux mécanismes
sociaux et moraux qui engendrent la bassesse. Si l’on glisse ainsi du
topographique au social, la dimension spatiale n’est jamais oubliée. Les
bas-fonds correspondent toujours à des lieux – ce sont des bouges, des
cours des Miracles, des asiles de nuit, des bagnes –, tous marqués par une
propension naturelle à s’enfoncer, dans un mouvement toujours descendant.
Des « dessous », des « envers », des « bas quartiers », qui plongent dans les
profondeurs de ce que Balzac appelait la « caverne sociale ». Mais,
conformément aux conceptions environnementalistes qui dominent
longtemps la pensée médicale, les lieux s’articulent toujours aux caractères,
les topographies sont toujours aussi « morales ».
Trois traits, étroitement entrelacés, semblent définir cet état : la misère,
le vice et le crime. Ces trois termes reviennent de façon obsédante sous la
plume des auteurs. Inquiry into Destitution, Prostitution and Crime, note un
médecin écossais qui explore en 1851 les mauvais lieux d’Édimbourg1.
Vice, Crime and Poverty, titre le journaliste américain Edward Crapsey pour
définir les bas-fonds de New York qu’il sillonne en 18682. En 1896, un
rédacteur de la très sérieuse Revue pénitentiaire décrit le dépôt de la
préfecture de police comme « le grand réceptacle du vice, de la misère et du
crime dans la capitale3 ». « Du vol, de la débauche et du crime », rectifie le
romancier Pierre Zaccone4. C’est « la fosse où Paris secoue, pêle-mêle, ses
vices, ses crimes et ses misères », renchérit le journaliste Maurice Aubenas
dans Détective en 19345. Le dosage entre ces trois éléments peut varier, la
focalisation aussi, mais leur présence croisée est une constante
indispensable. Leurs relations dessinent aussi la dynamique des bas-fonds :
« La misère a donc commencé leur malheur à tous. Le vice est arrivé après,
le crime n’était pas loin », explique le romancier Octave Féré6. D’autres,
évidemment, soutiennent l’inverse : le vice d’abord, puis le crime, enfin la
misère. Toutes les combinaisons sont possibles, que l’invention de la
dégénérescence vient légitimer au milieu du XIXe siècle. Des lieux donc,
des états et des individus enfin. Le peuple des bas-fonds se décline en une
interminable liste : toute la légion des « malfaiteurs », tous ceux –
prostituées, mendiants, voleurs, assassins, rôdeurs, chiffonniers, détenus,
etc. – qui sont nés de la fécondation immonde du vice, du crime et de la
misère.
Cette acception des bas-fonds est intimement liée au XIXe siècle. Si la
plupart des morceaux du puzzle existaient auparavant, quelque chose
survient en ce siècle, qui les assemble de façon cohérente, leur donne un
nom, donc une identité et une visibilité. L’expression, dans son sens social,
émerge au cours de la même année 1840 chez trois auteurs différents, signe
qu’elle est alors arrivée à maturité dans l’air du temps. Balzac l’utilise dans
son roman Z Marcas publié le 25 juillet 1840 dans la Revue parisienne7 ;
Constantin Pecqueur, l’un des socialistes « utopiques » du temps, l’emploie
dans un essai d’économie politique8 ; et Honoré Frégier fait de même dans
son célèbre ouvrage sur les Classes dangereuses de la population des
grandes villes9. Un romancier, un théoricien de la réforme sociale, un
policier : il n’est pas anodin de remarquer que l’expression paraît
simultanément dans les registres qui seront ceux de sa rapide diffusion. De
fait, l’expression se répand très vite chez des auteurs comme Proudhon,
Eugène Sue ou Constant Guéroult. En 1862, elle est devenue d’un usage
suffisamment commun pour qu’Henry Monnier, l’inventeur de M.
Prudhomme, en fasse le titre d’une série de contes évoquant diverses plaies
morales et sociales – Les Bas-Fonds de la société. Scènes populaires10 – et
Victor Hugo celui de l’une des parties de ses Misérables : « Le bas-fond ».
Ce surgissement au milieu du XIXe siècle ne se limite d’ailleurs pas à
la France. La plupart des langues latines l’adaptent dans des acceptions
similaires, bajos fondos en espagnol, bassi fondi en italien, avec des
références explicites à l’origine française11. La situation est plus complexe
en Angleterre, qui disposait déjà de toute une batterie lexicale pour désigner
les taudis et les bouges : rookeries, dens, dives, low life. Mais le XIXe siècle
s’y montre tout aussi inventif qu’en France, puisqu’il forge deux nouveaux
termes, appelés d’ailleurs à supplanter tous les autres. Ainsi du mot slum,
attesté en 1812 dans un sens encore imprécis (« un endroit dans lequel
surviennent de basses embrouilles »), mais qui se répand rapidement dans
les années 1830 et 1840 pour désigner les « bas quartiers », puis les
« taudis » de la ville12. L’autre terme, the underworld, plus proche encore du
français bas-fonds, était utilisé depuis le XVIIe siècle, notamment par Ben
Jonson, pour désigner les enfers païens13. Mais il n’apparaît dans son sens
social qu’en 1869, sous la plume du romancier américain George Ellington
dans The Women of New York14, puis une vingtaine d’années plus tard dans
l’ouvrage d’une philanthrope, Helen Campbell, sous-titré Light and Shadow
of New York Life in the Underworld of the Great Metropolis15. Il est devenu
d’un usage courant à la fin du siècle, qui voit se multiplier les « histoires
vraies de l’underworld 16 ». Le terme se diffuse aussi en Angleterre,
notamment lors de l’affaire Jack l’Éventreur en 1888. C’est un lieu
clandestin, « voué au crime, à la débauche ou au complot », signale au
début du XXe siècle le Chambers’s Dictionary17. Le terme (tout comme son
équivalent allemand Unterwelt) a peu à peu acquis un sens différent,
synonyme de « crime organisé », mais tel n’était pas le cas lorsqu’il
apparaît dans le dernier tiers du XIXe siècle. L’association de la misère et
du crime nourrit alors les représentations, et la plupart des enquêtes, à
l’exemple de celle de Thomas Archer en 1865, mêlent la description des
pauvres, des détenus et des criminels18. Lorsque le journaliste Thomas
Holmes publie en 1912 son célèbre London’s Underworld, il y évoque
presque exclusivement le sort des pauvres et des indigents19. Les
dictionnaires d’argot, très nombreux durant l’entre-deux-guerres, ne s’y
trompent pas : le terme underworld leur sert aussi à désigner la langue des
vagabonds, des mendiants et des marginaux20. C’est donc comme un quasi-
synonyme de « bas-fonds » que je l’emploierai dans ce livre.
Partout au XIXe siècle, les sociétés occidentales éprouvent donc le
besoin de forger des termes neufs pour renommer les réalités liées à la
misère et à la transgression. Cette exigence lexicale, et son inscription au
cœur d’un très dense système de représentations, constitue l’une des
principales questions historiques au cœur de cet ouvrage. Pourquoi et
comment le siècle du positivisme, de l’industrie, de la démocratisation et de
la culture de masse réorganise-t-il la pensée de ses marges ? Mais s’il est
important de comprendre pourquoi, à un moment donné, se reconfigure la
description des réalités sociales, il est tout aussi essentiel d’identifier les
motifs récurrents qui les caractérisent dans leur histoire longue. Car les
réalités en question – l’indigence, la délinquance, la débauche – ont
évidemment existé avant que le terme « bas-fonds » ne vienne les recouvrir.
Deux étapes apparaissent décisives : l’invention du concept de « mauvais
pauvre » au début du XIIIe siècle, pour désigner la troupe alors grandissante
des mendiants et des vagabonds, et celle de la gueuserie au tournant des
XVe et XVIe siècles. La fin du Moyen Âge et le début de la période
moderne sont en effet marqués par l’intensification des peurs sociales et la
multiplication des images de marginaux. Le terme « gueux », qui s’impose
alors, est investi d’une forte charge de duplicité : ce sont à la fois des
indigents et des coquins, des individus méprisables, des misérables. « Le
mot gueux, explique Pierre Larousse, présente la pauvreté comme quelque
chose de sale et de vil ; souvent s’y ajoute aussi l’idée de mendicité. » La
gueuserie, on le voit, recouvre le même registre sémantique que les bas-
fonds : misère et pauvreté, mais aussi vice, fourberie et délinquance. S’y
ajoute l’idée d’une contre-société hiérarchisée, d’un « monde à l’envers »,
et d’une langue, l’argot, censée dissimuler ces agissements coupables.
Projeté au cœur d’une ample production imprimée qui se diffuse rapidement
dans toute l’Europe moderne, le monde des gueux annonce celui des bas-
fonds.
Une difficulté, on le voit, commence à se faire jour. Ces bas-fonds et
ces gueux existent-ils vraiment ? Qu’il y ait des pauvres, des voleurs, des
prostituées et des bandes organisées ne fait malheureusement aucun doute,
qu’ils ressemblent aux descriptions pittoresques et horrifiées qu’en offrent
les principaux récits demeure plus incertain. Pour l’essentiel, les bas-fonds
relèvent d’une « représentation », d’une construction culturelle, née à la
croisée de la littérature, de la philanthropie, du désir de réforme et de
moralisation porté par les élites, mais aussi d’une soif d’évasion et
d’exotisme social, avide d’exploiter le potentiel d’émotions
« sensationnelles » dont, aujourd’hui comme hier, ces milieux sont porteurs.
C’est pourquoi les sciences sociales n’ont jamais pris cette expression au
sérieux. Quelques historiens du crime ou de la pauvreté, comme Louis
Chevalier ou John Tobias, l’ont utilisée dans les années 1950 et 1960, mais
sans en questionner véritablement la nature ou le sens21. C’est également le
cas des travaux consacrés aux milieux marginaux des grandes villes,
comme Londres, New York ou Berlin22. Lorsqu’une réflexion plus
spécifique a porté sur ces termes, principalement celui d’underworld, la
réaction des historiens a été de les récuser comme des expressions vagues,
incertaines, nébuleuses. On y a vu, à raison, une création « littéraire », une
sorte de figure formidable inventée par les élites pour dépeindre un monde
ouvrier brutal, menaçant, et artificiellement isolé du reste de la société. Tel
quel, il ne pouvait rien nous apprendre sur la vie ou sur les expériences du
monde réel. Ce rejet a été accentué par la fascination publique pour les
histoires de bas-fonds et la multiplication d’ouvrages pittoresques et de True
Crime Stories, florissantes dans le monde anglophone. « L’underworld,
comme expression, est tombé en disgrâce chez les chercheurs qui
l’associent aux représentations du XIXe siècle sur les classes dangereuses,
ainsi qu’à tous les travaux pittoresques qui présentent ses habitants comme
s’ils vivaient dans un autre monde géographique », écrit une historienne
britannique23. Le rejet a été encore plus fort du côté des sociologues,
notamment en raison de l’émergence à la fin des années 1970 de
l’expression voisine d’underclass, accusée d’être une clé de lecture
néolibérale masquant les ressorts sociaux de la nouvelle pauvreté24.
On ne cherchera donc pas, dans ces récits des bas-fonds, la trace
d’expériences tangibles de la pauvreté ou du crime. Des réalités, bien sûr,
affleurent incidemment, des lieux, des gestes, des destins peuvent parfois
transparaître, et certains historiens s’efforcent d’appréhender des données
effectives, notamment en matière de criminalité organisée25. Mais les bas-
fonds constituent essentiellement une représentation où se mêlent les
frayeurs, les désirs, les fantasmes de tous ceux qui s’y sont intéressés. C’est
« un amas confus d’éléments résiduels de toute espèce et de toute origine »,
écrit en 1903 le psychologue et criminologue argentin Francisco de Veyga26.
C’est une « imposture », renchérit Henry James dans The American Scene
en 1907. Dans ce récit qui retrace un voyage entrepris tout le long de la côte
atlantique des États-Unis, James s’attarde à New York, dans le Lower East
Side, et dénonce ces récits qui inventent un monde artificiel et sinistre27. Et
c’est bien ainsi qu’il faut le prendre, comme « un agrégat de figures et de
scènes issues de l’imagination urbaine28 », un lieu où s’enchevêtrent mille
images, mille références venues de la littérature, des enquêtes sociales, de
l’hygiène publique, des faits divers, des sciences morales et politiques, de la
chanson, du cinéma. Les historiens de la culture se sont bien sûr montrés
plus intéressés par ces représentations qui expriment les inquiétudes et les
anxiétés des élites, et de substantielles études ont été consacrées aux figures
de la répulsion, du crime, du danger, ou aux pratiques de slumming29 (visite
des bas-fonds). Aucune n’a cependant considéré les bas-fonds comme un
tout, comme un « imaginaire social », passible d’une lecture globale – c’est
ainsi que ce livre entend procéder.
La notion d’imaginaire social mérite à ce stade d’être précisée,
d’autant qu’elle n’a guère fait l’objet de mises au point détaillées et souffre
de la dimension fortement anhistorique que les philosophes et les
anthropologues ont donnée à l’imaginaire30. On le définira ici, dans le
sillage des travaux d’anthropologie historique, comme un système cohérent,
dynamique, de représentations du monde social, une sorte de répertoire des
figures et des identités collectives dont se dote chaque société à des
moments donnés de son histoire31. Les imaginaires sociaux décrivent la
façon dont les sociétés perçoivent leurs composants – groupes, classes,
catégories –, hiérarchisent leurs divisions, élaborent leur avenir. Ils
produisent et instituent le social plus qu’ils ne le reflètent32. Mais ils ont
besoin pour cela de s’incarner dans des intrigues, de raconter des histoires,
de les donner à lire ou à voir. C’est pourquoi l’imaginaire social est surtout,
comme le suggère Pierre Popovic, un « ensemble interactif de
représentations corrélées, organisées en fictions latentes33 ».
Les bas-fonds qu’on se propose ici d’explorer relèvent bien d’une telle
conception de l’imaginaire : produits par des sociétés inquiètes à des
moments de crise ou de surchauffe, ils offrent une série de récits qui visent
à qualifier et à disqualifier, à dire l’intolérable autant que le tolérable, à
concevoir et formuler les possibles lignes de fuite. Mais nul maître d’œuvre
n’a la haute main sur leur élaboration, ils ne sont collectifs que par défaut et
peuvent prendre parfois des chemins de traverse. La pluralité de leur
inspiration et surtout de leurs usages fait leur complexité autant que leur
richesse.
Les trois temps de ce livre nous invitent donc à comprendre comment
les sociétés occidentales ont pensé leurs envers au moment du grand
basculement dans l’ordre industriel. Centrée sur l’avènement des bas-fonds,
la première partie s’attache à plonger au plus profond de cet imaginaire –
lieux, décors, acteurs, motifs – et à sonder les contextes qui, au cœur du
XIXe siècle, expliquent son émergence. Mais elle s’emploie aussi à montrer
la récurrence des représentations, dont certaines s’ancrent dans un passé
immémorial. Si bien que les bas-fonds surgiront ici dans leur hideuse et
insidieuse présence. Défendant l’idée qu’un imaginaire social fonctionne
toujours au travers des intrigues qui lui donnent forme et sens, la deuxième
partie de ce livre identifie quatre scénarios, quatre scripts remarquables, qui
organisent le récit des bas-fonds. On ne soutiendra pas qu’ils l’épuisent –
d’autres choix, d’autres trames étaient sans doute possibles –, mais les
quatre enchaînements retenus éclairent très largement la scénographie de
ces envers sociaux. S’il a une naissance, un imaginaire social doit aussi
avoir une fin, faute de quoi son évidence historique ne saurait être perçue
avec la même acuité. Même si nombre de ses motifs et de ses constituants
restent en place, se reconfigurent ou s’adaptent à de nouveaux contextes, la
combinatoire spécifique née autour des bas-fonds au début du XIXe siècle
s’épuise progressivement vers le milieu du siècle suivant. Les États
providence qui s’imposent au lendemain de la Seconde Guerre mondiale ne
lui laissent guère de place. C’est à l’histoire de son effacement progressif et
de ses rémanences qu’est consacrée la dernière partie. Chemin faisant, elle
s’interroge aussi sur les usages d’un tel imaginaire, les manières souvent
très différentes de l’investir, son « sens pratique » en quelque sorte.
1. An Inquiry into Destitution, Prostitution and Crime in Edinburgh, Édimbourg, James G. Bertram &
Company, 1851.
2. Edward Crapsey, The Nether Side of New York, or The Vice, Crime and Poverty of the Great Metropolis, New
York, Sheldon & Co., 1872.
3. Henry Alpy, « Les enfants dans les prisons de Paris », Revue pénitentiaire et de droit pénal, 1896, p. 224.
4. Pierre Zaccone, Les Nuits du boulevard [1876], Paris, Fayard, 1880, p. 296.
5. Maurice Aubenas, « Dans le canal des trépassés », Détective, 28 juin 1934.
6. Octave Féré, Les Mystères de Rouen [1845], Rouen, Haulard, 1861, p. 248.
7. . « Il m’a dit en 1831 ce qui devait arriver : les assassinats, les conspirations, le règne des Juifs, la gêne des
mouvements de la France, la disette d’intelligence dans la sphère supérieure et l’abondance de talents dans les
bas-fonds où les plus beaux courages s’éteignent sous les cendres du cigare. »
8. Constantin Pecqueur, Des améliorations matérielles dans leurs rapports avec la liberté. Introduction à
l’étude de l’économie sociale et politique, Paris, Gosselin, 1840, p. 80 : « Les classes riches, parmi lesquelles
les déplacements subits de fortune viennent parfois jeter le trouble et le désordre, produisent de temps en
temps ces fameux chefs de bandits qui ameutent et dirigent tout ce qu’il y a de passion subversive et de
cruauté dans les bas-fonds de la population misérable et pervertie. »
9. Honoré Antoine Frégier, Des classes dangereuses de la population dans les grandes villes et des moyens de
les rendre meilleures, Paris, Baillière, 1840, p. 347.
10. Henry Monnier, Les Bas-Fonds de la société. Scènes populaires, Paris, Jules Claye, 1862.
11. Le Grande dizionario della lingua italiana (Turin, Unione tipografico-editrice torinese, 1988) renvoie à
l’expression française.
12. . « A room where low goings-on occurred », cité par Harold J. Dyos, « The Slums of Victorian London »
[1966], in David Cannadine et David Reeder (dir.), Exploring the Urban Past. Essays in Urban History by H.
J. Dyos, Cambridge, Cambridge University Press, 1982, p. 129-153. Selon Ellen Ross (Slum Travelers.
Ladies and London Poverty, 1860-1920, Berkeley, University of California Press, 2007, p. 301), il s’agirait
d’une diminution argotique de slumber, qui signifie « sommeil ». En 1821, dans Life in London, Pearce Egan
décrit les back-slums de Holy Lane et de Saint-Giles comme de « low, unfrequentend parts of the town » et
Dickens utilise le terme dans le même sens en 1840. Le Times du 16 janvier 1845 en fait un synonyme de
bad-lodging et c’est comme tel qu’il se généralise. Slumming, en revanche, n’est pas attesté avant la décennie
1880. L’Oxford English Dictionnary l’enregistre en 1884.
13. Margaret Tudeau-Clayton, « Underwor(l)ds, l’ancien et le nouveau », in François Laroque et Frank Lessay
(dir.), Esthétique de la nouveauté à la Renaissance, Paris, PUPS, 2001, p. 59-76.
14. George Ellington, The Women of New York or the Underworld of the Great City, New York, New York Book
Co., 1869.
15. Helen Campbell, Darkness and Daylight, or Lights and Shadows of New York Life of the Great Metropolis,
New York, Hartford Publications Co., 1889.
16. Josiah Flynt Willard, « True stories from the underworld », McClure’s, 15 juin 1900.
17. . « A submerged, hidden or secret region or sphere, especially one given to crime, profligacy and intrigue »,
cité par Donald A. Low, Thieves’s Kitchen. The Regency Underworld, Londres, Dent, 1982, p. VIII.
18. Thomas Archer, The Pauper, the Thief and the Convict : Sketches of Some of their Home, Haunts, and Habits,
Londres, Grommbridge & Sons, 1865.
19. Thomas Holmes, London’s Underworld [1912], with an introduction by Iain Sinclair, Londres, Anthem Press,
2006.
20. Cf. par exemple Irwin Godfrey, American Tramp and Underworld Slang. Words and Phrases Used by
Hoboes, Tramps, Migratory Workers and those on the Fringes of Society, with their Uses and Origins, New
York, Sears Publishers, 1930, ou, un peu plus tard en Grande-Bretagne, Eric Partridge, A Dictionary of the
Underworld, British and American, Being the Vocabulary of Crooks, Criminals, Racketeers, Beggars and
Tramps Convicts, Londres, Routledge, 1950.
21. Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris dans la première moitié du XIXe siècle,
Paris, Plon, 1958 ; John J. Tobias, Crime and Industrial Society, Londres, Batsford, 1967.
22. Par exemple, et parmi d’autres, Kellow Chesney, The Victorian Underworld, Londres, Temple Smith, 1970 ;
Gãmini Salgãdo, The Elizabethan Underworld, Londres, Dent & Son, 1977 ; Thomas Gilfoyle, A
Pickpocket’s Tale. The Underworld of Nineteenth-Century New York, New York, Norton & Co., 2006 ;
Richard J. Evans, Tales from the German Underworld. Crime and Punishment in the Nineteenth Century,
New Haven, Yale University Press, 1998.
23. Deborah A. Symond, Notorious Murders, Black Lanterns, & Moveable Goods. The Transformation of
Edinburgh’s Underworld in the Early Nineteenth Century, Akron, The University of Akron Press, 2006,
p. 146, n. 25.
24. Loïc Wacquant, « L’Underclass urbaine dans l’imaginaire social et scientifique américain », in S. Paugam
(dir.), L’Exclusion. L’état des savoirs, Paris, La Découverte, 1996, p. 248-262. Sur ce débat, cf. infra,
chap. IX.
25. Heather Shore, « Undiscovered Country : Towards a History of the Criminal Underworld », Crimes and
Misdemeanours, 1, 2007, p. 41-68.
26. Francisco de Veyga, « Los Lunfardos. Estudios clínicos sobre esta clase de ladrones profesionales », 1903,
cité par Lila Caimari, La Ciudad y el Crimen. Delito y vida cotidiana en Buenos Aires, 1880-1940, Buenos
Aires, Editorial Sudamericana, 2009, p. 56.
27. Henry James, The American Scene, Londres, Chapman & Hall, 1907, p. 201.
28. Lila Caimari, La Ciudad y el Crimen, op. cit., p. 56.
29. Par exemple Alain Corbin, Le Miasme et la Jonquille. L’odorat et l’imaginaire social, XVIIIe-XIXe siècle,
Paris, Aubier, 1982 ; Judith Walkowitz, City of Dreadful Delight. Narratives of Sexual Danger in Late-
Victorian London, Chicago, University of Chicago Press, 1992 ; Seth Koven, Slumming. Sexual and Social
Politics in Victorian London, Princeton, Princeton University Press, 2004.
30. C’est le cas de Gaston Bachelard ou de Gilbert Durand. Voir notamment Gilbert Durand, Les Structures
anthropologiques de l’imaginaire, Paris, PUF, 1960.
31. Bronislaw Baczko, Les Imaginaires sociaux. Mémoires et espoirs collectifs, Paris, Payot, 1984.
32. Cornelius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975.
33. Pierre Popovic, Imaginaire social et folie littéraire. Le Second Empire de Paulin Gagne, Montréal, Presses de
l’université de Montréal, 2008, p. 24.
PREMIÈRE PARTIE
Contre-sociétés
Tous les affiliés des bas-fonds sont unis par ce lien énigmatique
qu’ils se transmettent fidèlement sans rien changer, et qui facilite leur
misérable existence, en marge d’une société qui les pourchasse et
qu’ils haïssent131.
L’Hôpital général n’a pas l’allure d’un simple refuge pour ceux
que la vieillesse, l’infirmité ou la maladie empêchent de travailler ; il
n’aura pas seulement l’aspect d’un atelier de travail forcé, mais plutôt
d’une institution morale chargée de châtier, de corriger une certaine
« vacance morale », qui ne mérite pas le tribunal des hommes, mais
ne saurait être redressée par la seule sévérité de la pénitence.
L’Hôpital général a un statut éthique32.
L’un des principaux effets de ces inflexions fut la création d’une ample
bibliothèque européenne de la « gueuserie », dont les motifs et les thèmes
structurent dans la longue durée l’imaginaire de la transgression. Ces textes,
dont la production va crescendo, s’adossent aux listes de faux mendiants et
de faux pauvres de la fin du Moyen Âge, mais en élargissent
progressivement la nature et l’assise. On passe ainsi de l’inventaire dressé
par des magistrats ou par les chancelleries au traité littéraire, du judiciaire à
la fiction ou à l’imaginaire, signe de l’intérêt public croissant que suscitent
ces descriptions. Bronislaw Geremek a minutieusement établi la
cartographie de cette production et souligné ses traits principaux41. Dès la
fin du XVe siècle, des énumérations de charlatans, faux mendiants, faux
pèlerins, etc., sont exploitées dans un souci plus ethnographique et littéraire.
C’est le cas notamment du Speculum cerrenatorum, un traité composé par
un ecclésiastique d’Urbino pour dénoncer l’art de la fourberie développé
selon lui par les habitants de Cerreto, un petit village d’Ombrie. C’est le cas
également du célèbre Liber vagatorum, livre des gueux allemands qui date
lui aussi de la fin du XVe siècle, et dont Luther préfaça l’une des versions.
Les mêmes sortes de descriptions se retrouvent à la même époque dans La
Nef des fous de Sebastian Brant. L’audience de ces textes est très large.
Bénéficiant des ressources nouvelles qu’autorise désormais l’imprimerie, ils
sont repris et diffusés par tous les réseaux de colportage et d’imprimés à bas
prix. Ils se fixent bientôt en quasi-genre, littérature des mendiants et des
gueux, qui s’épanouit dans l’Europe des XVIe et XVIIe siècles42 et que
deux traits unifient : la révélation des ruses, supercheries ou techniques de
supplication ainsi que celle de la forte hiérarchie censée régir ce monde. En
Angleterre, The Fraternity of Vacabondes de John Awdeley, publié en 1561,
distingue 19 catégories de vagabonds et 25 de filous. Les hiérarchies
semblent moins rigides en Espagne, mais les Ordenanzas mendicativas de
Guzman y ordonnent cependant la société des mendiants. On est frappé du
caractère presque immédiatement européen de cette production : littérature
picaresque en Espagne, récits de la gueuserie en France, literature of
roguery ou rogue pamphlets en Angleterre, Schelmenroman dans les pays
germaniques. Chacun bien sûr développe quelques traits spécifiques, mais
l’unité du genre est réelle, comme le prouvent les circulations et les
transferts incessants entre les différents espaces.
En France, deux ouvrages occupent une place privilégiée dans la
fixation de cet imaginaire : La Vie généreuse des mercelots, gueux et
boesmiens contenant leur façon de vivre, sublitez et gergon…, publié à
Lyon en 1596, et Le Jargon ou Langage de l’argot reformé, comme il est à
présent en usage parmi les bons pauvres, texte célèbre dû à un certain
Olivier Chéreau et publié autour des années 1630. La Vie généreuse, sorte
d’autobiographique picaresque, retrace l’initiation à la vie de gueux d’un
nobliau breton. Le texte, dans le sillage de ceux qui l’ont précédé, énumère
les divers « États », assortis des ruses et tromperies mises en œuvre, qui
constituent la gueuserie. Mais il innove en décrivant l’organisation de la
« monarchie » des gueux, véritable contre-royaume dirigé par le grand
Coësre (parfois aussi appelé Dasbuche ou roi Thune), qui distribue ses
provinces aux nombreux affidés – les cagoux – qui lui servent de
lieutenants. Le Jargon évoque lui aussi le roi des gueux, dont il décrit
l’élection, puis met en scène les états généraux de la monarchie d’Argot,
dix-huit corporations qui paient chacune tribut au grand roi. On retrouve
dans ces deux textes bien des éléments qui circulaient en Europe depuis la
fin du XVe siècle, notamment la taxinomie détaillée des différentes façons
de mendier ou de voler. Mais la description de la société des gueux est ici
poussée à bout. Celle-ci forme désormais un État dans l’État, une contre-
monarchie précisément organisée et dirigée. Les argotiers « sont tant qu’ils
composent un gros royaume : ils ont un Roi, des Lois, des Officiers, des
États, et un langage tout particulier43 ». L’idée s’affine d’une société du
dessous, qui serait le double inversé de celle du dessus, dans sa structuration
comme dans ses hiérarchies. « Les gueux ont leurs magnificences et leurs
voluptez comme les riches et, dict-on, leurs dignitez et ordres politiques »,
note Montaigne dans les Essais44.
Ces textes sont fondateurs. Les continuités sont évidemment très fortes
avec les nomenclatures de la fin du Moyen Âge : il s’agit toujours de
décrire par énumération l’organisation du monde mystérieux des
marginaux, de dévoiler leurs procédés et la communauté de langage qui les
lie. Le souci de contrôle social y demeure donc essentiel. Mais trois
innovations principales s’y font jour45. La première concerne l’attention
nouvelle portée au biographique. La société, jusque-là très collective des
mendiants et des gueux, laisse peu à peu émerger quelques personnages ou
figures singulières, dont l’entrée en scène modifie l’éclairage. Attaché à des
destins individuels, le propos tend à se faire plus empathique. C’est
principalement le cas des récits picaresques espagnols, qui s’emploient, sur
le mode autobiographique, à narrer les aventures souvent facétieuses et
ponctuées de bons mots d’un picaro, héros marginal mais sympathique.
Vivant d’expédients, vagabondant à travers les différentes classes de la
société, le picaro incarne un mode de vie qui refuse l’intégration et la
socialisation, sans pour autant sombrer dans la déchéance ou les dessous
infâmes. Les œuvres maîtresses comme les « vies » de Lazarillo de Tormès
(1544), de Guzman de Alfarache (1599) ou du Buscon (1626) connaissent
un immense succès.
La deuxième innovation s’y rattache directement. Elle concerne le
caractère plaisant, récréatif, parfois espiègle que prennent ces récits. Sans
doute certains des textes précédents, soucieux de signaler les tours les plus
élaborés des filous ou de lever le voile sur des univers interdits,
possédaient-ils déjà une telle dimension, source d’une lecture distanciée et
de ses prolongements fictionnels. Mais elle revêt au XVIe siècle des accents
nettement burlesques, en relation avec la tradition carnavalesque qui
caractérise la culture populaire du temps. Ce déplacement est
particulièrement sensible dans la littérature « espiègle » germanique, ou
Schelmenroman, marquée par les figures de Simplicissimus et surtout de
Till Eulenspiegel, fils de paysans qu’on prend pour un simplet, mais qui se
révèle être un grand malin et un grand coquin. Il se manifeste surtout dans
le picaresque espagnol, dont l’empreinte marque toute la littérature
européenne. Le regard porté sur les marginaux s’infléchit en conséquence ;
il se fait plus léger, plus délié, plus distrayant aussi, jusqu’à offrir parfois
une valorisation discrète, mais continue de la transgression. On sait
combien cette modalité descriptive est dès lors au cœur du système de
représentation des bas-fonds.
La dernière innovation, sans doute la plus décisive à l’égard de notre
propos, concerne l’émergence de topographies spécifiques, explicitement
vouées au monde des gueux et des marginaux. C’est le motif de la « cour
des Miracles », tel qu’il naît à Paris au cœur du XVIIe siècle, ce lieu secret
et dangereux où, le soir venu et comme par miracle, les aveugles retrouvent
la vue, les manchots leurs bras et les culs-de-jatte leurs jambes. La mention
la plus ancienne date de 1547 : dans les Propos rustiques de Noël du Fail,
Tailleboudin évoque l’existence, à Bourges, d’une « rue des miracles » où
les mendiants aveugles recouvraient miraculeusement la vue. Au début du
XVIIe, David Ferrand parle d’une « cave des miracles », à Rouen cette fois-
ci, et l’on trouve à peu près en même temps mention d’une cour parisienne
dans les Nouvelles et Plaisantes Imaginations de Bruscambille en 161346. À
Paris, un mémoire de 1617 fait allusion à « la place vulgairement appelée
cour des Miracles, derrière les Filles-Dieu, au bas d’un rempart d’entre la
porte Saint-Denis et Montmartre où on les voyait ordinairement le soir, tout
l’été, danser, jouer, jouer ou rire, et se donner du bon temps47 ». En 1630, Le
Jargon de Chéreau en donne une description un peu plus précise :
Bandits et brigands
« Classes dangereuses »
Menaces sociales
C’est parce qu’il perçoit de façon exacerbée toutes les questions liées
aux marges et aux transgressions sociales que le XIXe siècle ressent le
besoin de forger les nouveaux termes et expressions chargés d’en rendre
compte. Des multiples inflexions qui sont alors sensibles, deux apparaissent
décisives. La première concerne le recouvrement du monde du travail par
celui de la misère et du vice, l’assimilation des classes laborieuses à des
classes dangereuses. Contrairement aux gueux de la tradition, c’est
désormais clairement dans une dimension sociale que s’inscrivent les bas-
fonds. Cette rupture, pointée dès 1958 par Louis Chevalier dans son
ouvrage fameux, Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris
pendant la première moitié du XIXe siècle, bouleverse la représentation
classique du mauvais pauvre, qui récusait le travail et choisissait la voie du
vice. C’est dans « la population flottante des grandes villes, cette masse
d’hommes que l’industrie appelle autour d’elle, qu’elle ne peut pas occuper
constamment, qu’elle tient en réserve, comme à sa merci », que se recrutent
les nuées de criminels qui menacent la civilisation, comme l’écrit Eugène
Buret73. Et pour beaucoup d’observateurs, la démoralisation survient dès
lors non plus seulement du « vice », mais de la dégradation des conditions
sociales. « Si la démoralisation de l’ouvrier dépasse un certain point, il
devient criminel aussi inévitablement que l’eau devient vapeur en
bouillant », constate Engels en 184474. Là réside la spécificité des « bas-
fonds », marécage social, communauté de destin et de conditions qui relie le
crime, le vice et la misère, univers des « misérables ».
Pourtant, si le constat est général, s’il identifie sans coup férir les
classes vicieuses, délinquants, voleurs, prostituées, etc., au monde ouvrier,
l’analyse n’est que rarement posée en termes aussi objectifs. Ce que l’on
pointe finalement davantage, c’est le caractère « naturellement » vicieux de
beaucoup d’ouvriers. Oui, le monde délinquant est bien peuplé d’ouvriers.
« Le bourgeron règne et défie, par cette terrible région qui pue le sang
répandu75 », déclare Nadar dans les quartiers sud de Paris. Mais beaucoup
d’auteurs refusent d’établir des liens aussi nets entre misère et délinquance.
Moreau-Christophe fait même de ce refus l’argumentation centrale de son
Monde des coquins, explicitement présenté comme une réfutation des thèses
de Victor Hugo. Il n’est d’ailleurs pas le seul à le penser. S’il se trouve
autant d’ouvriers de fabrique parmi les classes dangereuses, ce n’est pas,
explique Octave Féré, « que le travail ne puisse leur donner les moyens de
vivre mieux, mais parce que le vice les a abrutis, parce que la passion de
l’eau-de-vie les domine et qu’ils boivent, dès qu’il est reçu, avant de rentrer
chez eux, l’argent de la quinzaine76 ». Hugo lui-même, dont Les Misérables
constituent pourtant l’alpha et l’oméga du romantisme social, est parfois
victime de cette confusion. Tout au fond du « bas-fond », dans « la dernière
sape », celle des ténèbres, celle qui communique avec les Enfers, il n’est
plus vraiment question de misère et d’ignorance. Dans ce dernier dessous,
dans ce monde « sans relation aucune avec les étages supérieurs », il n’y a
plus qu’une race, celle des hommes voués au mal de toute éternité. « Sous
l’obscur plafond de leur cave, ils renaissent à jamais du suintement social
[…] Du truand au rôdeur, la race se maintient pure »77.
Si le XIXe siècle fait incontestablement de la misère et du crime des
faits sociaux, le constat célèbre de Louis Chevalier mérite donc d’être
précisé. Il s’agit en effet moins de la substitution d’une description
« sociale » à celle, traditionnelle, qui privilégiait l’univers clos, pittoresque,
immoral et vicieux de la gueuserie, que, à l’inverse, de l’extension de ces
images traditionnelles vers l’ensemble des « classes inférieures » de la
société. Tout se passe comme si les traits caractéristiques des gueux, des
mendiants et des prédateurs d’antan – le vice, l’ivrognerie, la débauche,
l’imprévoyance, la violence, etc. – venaient désormais affecter la quasi-
totalité des classes laborieuses. Lorsque, dans le dernier tiers du siècle, la
stratégie sera à l’intégration d’un monde ouvrier que l’on souhaite
responsabiliser, ses éléments non assimilables, residuum, thugs ou apaches,
conserveront les caractères habituels du monde clos, professionnel, du vice
et de la corruption.
La seconde grande innovation du siècle concerne l’inscription des bas-
fonds dans les canaux et les logiques de la culture de masse. Sans doute les
histoires de mendiants ou de brigands avaient-elles toujours cherché à
toucher le plus large public, ce que permettaient les réseaux européens du
colportage. Mais le changement d’échelle qui s’opère au XIXe siècle est tel
qu’il modifie jusqu’à la structure et la nature même des récits.
1. Alain Corbin, « Le XIXe siècle ou la nécessité de l’assemblage », in Alain Corbin et al. (dir.), L’Invention du
XIXe siècle. Le XIXe siècle vu par lui-même (littérature, histoire, société), Paris, Klincksieck/Presses de la
Sorbonne nouvelle, 1999, p. 153-159 ; Pierre Rosanvallon, Le Peuple introuvable. Histoire de la
représentation démocratique en France, Paris, Gallimard, 1988.
2. Ce phénomène a donné lieu à une immense bibliographie que j’ai tenté de raisonner dans « Enquête et culture
de l’enquête au XIXe siècle », Romantisme, 149, 2010, p. 3-23.
3. Victor Hugo, Les Misérables, op. cit., IVe partie, liv. I, chap. IV.
4. Stuart Woolf, The Poor in Western Europe in the 18th and 19th Century, Londres, Metuen, 1986.
5. Patrick Colquhoun, A Treatise on the Police of the Metropolis, Londres, Bye & Law, 1803, p. 49.
6. Cité par André Gueslin, Gens pauvres, pauvres gens, op. cit., p. 94.
7. Le Journal des débats, 8 décembre 1831.
8. Pierre Michel, Un mythe romantique. Les barbares, 1789-1848, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1981.
9. Louis Chevalier, Classes laborieuses…, op. cit.
10. Thomas Plint, Crime in England. Its Relation, Character and Extent, Londres, Charles Gilpin, 1851, p. 146.
11. Fernando Vicente Albarrán, « Los Barrios negros », op. cit., p. 344-362.
12. Gareth Stedman Jones, Outcast London, op. cit. ; John Welshman, Underclass. A History of the Excluded,
1880-2000, Londres, Hambledon Continuum, 2006.
13. Israël Zangwill, Enfants du Ghetto [1892], Paris, Les Belles Lettres, 2012.
14. Thomas Heise, Urban Underworld. A Geography of Twentieth-Century American Literature and Culture,
New Brunswick, Rutgers University Press, 2011.
15. Alphonse Esquiros, Les Vierges folles, Paris, Le Gallois, 1840, p. 83.
16. Heinrich Heine, De la France, Paris, Renduel, 1833.
17. Jean-Noël Tardy, « Les catacombes de la politique. Conspirations et conspirateurs en France, 1818-1870 »,
thèse d’histoire, Université Paris I, 2011.
18. Rodolphe Apponyi, Vingt-Cinq ans à Paris (1826-1850). Journal du comte Rodolphe Apponyi, attaché à
l’ambassade d’Autriche-Hongrie à Paris, Paris, Plon, 1913, t. II, p. 121, cité ibid., p. 462.
19. Archibald Allison, « Causes of the Increase of Crime », Blackwood’s Edinburgh Magazine, vol. LVI,
juillet 1844, p. 7.
20. Journées de juin 1848 écrites devant et derrière les barricades par des témoins occulaires (sic), Paris,
Garnier Frères, s.d., p. 14, cité par Jean-Claude Caron, Frères de sang. La guerre civile en France au
XIXe siècle, Seyssel, Champ Vallon, 2009, p. 181.
21. Cité ibid., p. 182.
22. Pierre-Antoine Pagès-Duport, Journées de juin, récit complet des événements des 23, 24, 25, 26 et des jours
suivants, Paris, Pitra et fils, 1848, p. 27, cité ibid., p. 182-183.
23. Lettre du procureur général de Lyon, 14 février 1859, BB30 440, citée par Karine Salomé, L’Ouragan
homicide. L’attentat politique en France au XIXe siècle, Seyssel, Champ Vallon, 2011, p. 127.
24. Cité par Jean-Claude Caron, Frères de sang, op. cit., p. 220.
25. Gabriel Tarde, Sur le sommeil ou plutôt sur les rêves. Et autres textes inédits, présentés par Louise Salmon,
Lausanne, BHMS, 2010, p. 197-199.
26. Gareth Stedman Jones, Outcast London, op. cit..
27. APP, BA/1900 : « Synthèse générale sur le mouvement anarchiste destinée au préfet de police », 31 juillet
1928 ; id., 11 mars 1933, cités par Camille Boucher, « Les vrais révolutionnaires. Anarchistes individualistes
français durant l’entre-deux-guerres », mémoire de master, Université Paris I, 2010, p. 40.
28. Raymond Huard, « Marx et Engels devant la marginalité : la découverte du Lumpenproletariat »,
Romantisme, 59, 1988, p. 7.
29. Karl Marx, Manifeste du Parti communiste [1848], Paris, Éditions sociales, 1987, p. 70.
30. Id. et Friedrich Engels, La Social-Démocratie allemande [1871], Québec, Les Classiques des sciences
sociales, 2002, p. 25.
31. Friedrich Engels, préface à La Révolution démocratique bourgeoise en Allemagne, Paris, Éditions sociales,
1951, p. 16.
32. Karl Marx, Le Dix-Huit Brumaire de Louis Bonaparte [1852], Paris, Éditions sociales, 1984, p. 134.
33. Peter Stallybrass, « Marx and Heterogeneity : Thinking the Lumpenproletariat », Representations, 31, 1990,
p. 69-95.
34. Hippolyte Raynal, Malheur et poésie, Paris, Perrotin, 1834, p. 171.
35. Honoré Antoine Frégier, Des classes dangereuses…, op. cit., p. 108 ; George Cain, Promenade dans Paris,
Paris, Flammarion, 1906, p. 58.
36. Le Globe, 24 mai 1827.
37. Henri Cauvain, Maximilien Heller [1871], Paris, Garnier, 1978, p. 96.
38. Eugène Sue, Les Mystères de Paris, op. cit., p. 7.
39. Dominique Kalifa, « Archéologie de l’apachisme : barbares et Peaux-Rouges au XIXe siècle », Crime et
C’est sous la forme de « listes » que les mendiants, les gueux et les
vagabonds font leur entrée dans l’histoire. Émanant de cités germaniques
comme Augsbourg, Breslau, Bâle ou Constance – mais l’Italie, la France ou
l’Angleterre suivent à peu de distance –, ces premiers inventaires mettent en
scène dès le milieu du XIVe siècle des cohortes d’individus suspects : faux
pèlerins, faux aveugles, voleurs de chevaux ou d’argent, juifs convertis,
faux-monnayeurs, faux lépreux, etc. D’un même geste, ces textes réalisent
une opération de police, assignent en un même lieu des individus différents,
leur donnent consistance et cohérence. Ils sont instruments de pouvoir et
instituteurs d’identité collective. Le nombre de ces catégories augmente
régulièrement, à mesure que progressent les savoirs policier,
ethnographique et linguistique qui permettent d’identifier les populations
marginales. Le procès des Coquillards, en 1455, recense et nomme 62 types
de voleurs différents : crocheteur, pipeur, vendangeur, desgobischeur, blanc
coulon, etc. De la même manière, le Liber vagatorum, à la fin du
XVe siècle, énumère dans sa première partie 28 catégories d’imposteurs et
de déviants, depuis les « trucheurs » (mendiants), les faux moines, les
musiciens aveugles, les fausses folles, les fausses femmes enceintes ou les
simulateurs de la jaunisse. En Angleterre, vers 1560, The Fraternitye of
Vacabondes de John Awdelay distingue 19 catégories de vagabonds et 25
sortes de filous. C’est donc bien sur ce même mode que sont représentés
dans toute l’Europe moderne les divers « enfants de la truche ». La
dimension institutionnelle et policière commande ces représentations, qui
témoignent de l’importance des « listes » dans la création des savoirs
d’État, et des index comme instruments politiques.
L’évolution de ces nomenclatures aux siècles suivants, notamment à
compter du XVIIe siècle, signale une double évolution. Les listes, d’abord,
tendent à se faire plus denses, plus complexes, les types se spécialisent et
deviennent plus nombreux. Ils tendent surtout à se structurer dans des
métiers, des « États » et des corporations dont la réunion peut former un
royaume ou une contre-société, parcourus de subtiles hiérarchies internes
fondées sur le principe de « division du travail ». On a vu par exemple
combien le Jargon et les textes qui le suivent mettent en scène, dans la
France du XVIIe siècle, de véritables états généraux annuels durant lesquels
chacun des 18 États de la monarchie d’Argot (cagous, archisuppôts,
orphelins, marcandiers, ruffés, millars, malingreux, piettres, sabouleux,
caillots, coquillards, hubins, polissons, franc mitoux, capons, courtauds de
boutanche, convertis, drilles ou narquois) versent tribut à leur monarque, le
grand Coësre. Les voleurs, surtout, donnent prise à d’interminables
classifications. Premier ouvrage à leur être consacré, l’Histoire générale des
larrons de François de Calvi, publié en 1666, détaille déjà, en trois volumes
fort denses, les ruses, subtilités, finesses, tromperies et stratagèmes des
voleurs. Anecdotes à l’appui, ce texte expose les mille manières de voler, et
justifie son propos par la nécessité de s’en prémunir3. Les distinctions
peuvent reposer sur d’autres partages, s’inscrire par exemple dans des
cercles de plus ou moins grande stigmatisation. Dans la société allemande
des Temps modernes, celui des vagabonds est distancé par celui des
professions « infâmes » (bourreaux, prostituées, tanneurs, équarrisseurs,
juifs) et des criminels, même si l’interpénétration est la règle4.
De telles classifications prennent un grand essor et une justification
renouvelée avec les textes « policiers » qui émergent au tournant des
XVIIIe et XIXe siècles. Dans son Treatise on the Police of the Metropolis,
publié en 1797, Patrick Colquhoun répartit ainsi en 24 catégories les
115 000 voleurs, prostituées, tricheurs, joueurs, vagabonds, mendiants, etc.,
qu’il identifie dans la ville de Londres. Mais c’est surtout avec les
Mémoires de Vidocq (1828), texte fondateur de la modernité policière, que
cette pratique prend tout son sens. Non seulement Vidocq construit une
large partie de son récit sur ce principe, mais il en justifie précisément
l’existence. « Je présenterai les traits originaux de plusieurs classes de la
société qui se dérobent encore à la civilisation, explique-t-il au chapitre
XLV de ses Mémoires, je reproduirai avec fidélité la physionomie de ces
castes de parias. » En résultent un objet, mais surtout un principe
d’exposition, dont il fixe explicitement les règles. « Je classerai les
différentes espèces de malfaiteurs, depuis l’assassin jusqu’au filou, et les
formerai en catégories plus utiles que les catégories de La Bourdonnais, à
l’usage des prescripteurs de 1815. »
Il s’agit donc d’établir une subtile taxinomie des bas-fonds, capable de
répartir les individus, mais aussi les activités, les comportements, le
langage, les lieux, dans de savantes nomenclatures. Celles-ci fonctionnent
explicitement sur le modèle naturaliste, alors rayonnant, et mobilisent les
références aux grands savants du temps, Cuvier, Gall ou Spurzheim. Vidocq
se vante ainsi d’avoir adopté la « méthode de Linné » pour donner une
classification aux voleurs : « Par cette série de rapprochements, auxquels
sans doute le lecteur ne s’attendait pas, je suis parvenu aux confins de
l’histoire naturelle. » Il songe même, en évoquant le traité des monstruosités
de Geoffroy Saint-Hilaire, à pourvoir ses entrées de terminologies plus
savantes, faisant des cambrioleurs des « sulodomates » et des floueurs des
« balantiotomistes ». Il y renonce finalement, en expliquant avec une
modestie inhabituelle sous sa plume : « J’ai trouvé les voleurs baptisés ; je
ne serai point leur parrain, c’est assez d’être leur historiographe. » La série
s’ouvre avec Les cambrioleurs, ou forceurs de « cambriole » (petite
chambre), la seule appellation d’ailleurs qui soit passée dans le langage
courant. Vidocq ou l’un de ses « teinturiers » (on appelait ainsi les
« nègres » de l’édition) intercalent ensuite plusieurs aventures, puis un récit
entier – l’histoire d’Adèle Escars, entrée en force à cet endroit du texte –,
mais ils reviennent ensuite à la nomenclature. Les 14 derniers chapitres du
livre (LXIV à LXXVII) consacrent de longs développements à chacun de
ces types de malfaiteurs : Les chevaliers grimpants ; Les boucardiers ; Les
détourneurs et détourneuses ; Voleurs et voleuses sous comptoir ; Les
careurs ; Les rouletiers ; Les tireurs ; Les floueurs ; Les emporteurs ; Les
emprunteurs ; Les grecs ou soulasses ; Les ramastiques ; Les escarpes ou
garçons de campagne ; Les riffaudeurs.
La principale originalité de ce texte, dont l’écho fut immense, est qu’il
rompt avec les typologies de mendiants et de gueux pour se concentrer sur
les seuls criminels et voleurs, et avec eux sur le monde des prisons et des
bagnes, qui acquiert dès lors une fonction majeure dans la structuration des
bas-fonds. En résulte également une rupture profonde dans la nature des
argots mis en textes : à celui, traditionnel, des gueux, des « mercelots » et
des bohémiens succède désormais celui des forçats5.
Il est peu de dire que Vidocq fut suivi. Abondamment diffusé,
immédiatement traduit en anglais et dans de nombreuses autres langues, il
est aux sources d’un quasi-genre, dont la fortune n’a pas faibli depuis : les
Mémoires de policiers6. De Canler à Faralicq, de Goron à Roger Borniche,
l’ample bibliothèque qui en a résulté n’a cessé de reprendre, pour ne pas
dire de recopier les nomenclatures héritées de Vidocq. La plupart de ces
souvenirs s’organisent d’une manière analogue : après avoir rappelé les
circonstances qui les ont fait entrer dans la police et évoqué leurs premiers
faits d’armes, les auteurs entament, dans la seconde moitié du récit,
l’énumération des « différentes catégories de malfaiteurs qui s’étagent en
paliers assez nombreux », comme l’écrit le commissaire Guillaume, plus de
cent ans après Vidocq7. Circulant de livre en livre, ces taxinomies
composent une interminable litanie, qui hésite entre le passage obligé et le
morceau de bravoure, mais constitue une véritable marque de fabrique
générique. Leur haute productivité narrative engage les auteurs les plus
prolixes, comme l’ancien chef de la Sûreté Gustave Macé, à leur donner des
prolongements de tout ordre, interminables eux aussi : typologie des viveurs
et des hétaïres, des bouges et des tripots, des mauvais lieux et des coupe-
gorge, des prisons et des bagnes.
Mais des raisons plus profondes justifient aussi une telle faveur. Ces
nomenclatures, ces mises en recueils relèvent des réflexes coutumiers des
professions judiciaires8, et plus encore de l’habitus ordinaire du
fonctionnaire de police, pour qui elles forment souvent les catégories
usuelles de saisie et d’interprétation des transgressions. Comme l’explique
longuement Canler, qui dirige la Sûreté parisienne de 1849 à 1851, le bon
policier est celui qui parvient à identifier le type de méfait, donc le type de
population, le groupe, puis l’individu qui l’a commis9. Répartir les
délinquants dans des cases, c’est assigner chaque acte à une catégorie
d’individus, à un moment où l’identification des personnes demeure
aléatoire. C’est ce qu’explique aussi à Dickens son ami l’inspecteur Fields,
de Scotland Yard, qui peut lui aussi reconnaître ainsi les mille variétés de
voleurs10. Une sorte d’idéal de la mise en cases régit ainsi l’imaginaire
policier, ce qui explique notamment pourquoi la réglementation de la
prostitution eut toujours les faveurs de la profession.
Mais les nomenclatures, par-delà ces impératifs techniques,
témoignent d’un souci de mise en ordre du monde, d’une distribution
rationnelle des rôles sociaux où chacun doit occuper la case qui lui est
assignée. Elles constituent aussi autant de mises en garde contre les
procédés des malfaiteurs et des « truqueurs », ce qui confère au labeur
policier une évidente utilité publique et rehausse leurs récits d’une note
scientifique et « criminologique ». Elles permettent ainsi aux auteurs, sans
encourir le désaveu moral qui frappe les romanciers, d’explorer le monde
du « vice » et de livrer des descriptions souvent complaisantes des diverses
« plaies sociales ».
On est donc homme de dossiers dans la police, on pense par ordre
alphabétique et le classement vaut souvent pour raisonnement. On en
voudra pour preuve le très pittoresque vademecum de police administrative
rédigé en 1884 par le commissaire Adolphe Gonfrier, fils et petit-fils de
commissaires, alors en poste dans le quartier parisien de Grenelle. Son texte
est un mélange de notes, d’anecdotes, de circulaires, classées par ordre
alphabétique, d’« Affiches » à « Voleurs de magasins », en passant par
« Aliénés », « Bateaux à vapeur », « Champignons », « Duels », « Foires »,
« Hospices », « Falsification de l’huile d’olive » ou « Mendiants ». Mais
l’intérêt, évidemment, est ailleurs. Il est dans l’extraordinaire manuscrit
composé par Gonfrier qui, d’une belle et régulière calligraphie de
fonctionnaire, a consigné son texte dans les marges des deux tomes du
Dictionnaire général de police administrative et judiciaire, alors en usage
chez les commissaires. Une sorte de livre clandestin en résulte, qui court
dans les blancs d’un volume officiel, se cale dans sa structure et dans son
ordre alphabétique, comme si aucune pensée ordonnée de police ne pouvait
se défaire de cette classification11.
Ces pratiques témoignent d’une évidente culture et économie du savoir
policier : classer les hommes de l’ombre semble être l’unique moyen
d’éclairer leurs destins. Comment faire, dans une ville comme Buenos
Aires, bouleversée dans le dernier tiers du XIXe siècle par une croissance
sans précédent (6 millions d’Européens arrivent en Argentine entre 1870 et
1914 et la ville passe de 200 000 à 1,5 million d’habitants12), pour identifier
les fauteurs de troubles ? Comment se repérer dans ces contingents
d’immigrants, de prostituées, d’individus sans profession définie, qui
s’entassent dans les faubourgs de la ville ? La réponse policière prend la
forme de listes et de dictionnaires13. La liste pour recenser le nom, le
nombre et l’activité de tous les malandrins ; le dictionnaire pour déchiffrer
leur langage. Les deux opérations se superposent d’ailleurs puisque c’est le
même terme, lunfardo, qui sert en Argentine à désigner les voleurs
professionnels et leur argot. La Nación ouvre le bal, en diffusant dès 1879
les premières nomenclatures de « bédouins urbains ». En 1887, le
commissaire Jose Alvarez publie une longue Galerie des voleurs de la
capitale, seul moyen selon lui de mettre au jour le profond bas-fond, le
réseau occulte qu’il pressent dans le mouvement grouillant de Buenos
Aires. Les typologies de voleurs et de pickpockets se multiplient dès lors.
Certaines prennent la forme de lexiques complexes et érudits comme celui
publié par le juriste Antonio Dellapiane en 1894, d’autres se pensent
comme des encyclopédies, des manuels ou des chroniques, à l’image de La
Pègre et ses secrets du commissaire Barres en 1934. Mais toutes exposent
dans l’ordre le plus rationnel les ficelles et les embrouilles conçues par les
voleurs, les routes transatlantiques qui les conduisent jusqu’au Nouveau
Monde, l’infinie diversité de la société des indésirables.
À Buenos Aires comme à Paris, la culture policière est une culture de
l’écrit14, une culture formalisée de la fiche, de la compilation, de l’archive.
L’ethnographie qu’elle propose des marginaux et des délinquants passe par
des types, des galeries, des planches. Elle est fondamentalement une
« criminographie15 ». D’autant qu’à ces listes viennent s’ajouter, dès la
seconde moitié du XIXe siècle, les planches anthropologiques qui
répartissent les délinquants dans d’autres cadres et dégagent de nouveaux
« types ». L’image remplace ici le texte, mais la même logique taxinomique
commande cet inventaire raisonné des déviances que Lombroso et ses
collègues criminalistes s’efforcent de graver dans le marbre de la science.
Les planches se font aussi photographiques, figeant pour la première fois de
véritables visages dans ces galeries des bas-fonds. Les types semblent dès
lors se démultiplier à l’infini, se perdre dans d’indénombrables albums. La
profusion des classements ne prend-elle pas le risque d’oblitérer leur
efficacité et leur capacité d’assignation ? En superposant tous les visages de
criminels dans une image « composite », Francis Galton chercha à dépasser
cette difficulté16. La « statistique illustrée » qui devait en résulter ne serait-
elle pas le portrait d’un type, et en ce sens le type absolu ?
De la philanthropie à la littérature
Facilités documentaires
1. Franco Moretti, Atlas du roman européen, 1800-1900 [1999], Paris, Seuil, 2000, p. 15.
2. Michel Foucault, Les Mots et les Choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966.
3. François de Calvi, Histoire générale des larrons divisée en trois livres, I. Contenant les cruautez &
méchancetez des voleurs, II. Des ruses & subtilitez des coupeurs de bourses, III. Les finesses, tromperies, &
stratagèmes des filous, Rouen, Chez la veuve de Robert Daré, 1666.
4. Richard J. Evans, « The “Dangerous Classes” in Germany from the Middle Ages to the Twentieth Century »,
in R. Evans (dir.), The German Underworld. Deviants and Outcasts in German History, Londres/New York,
Routledge, 1988, p. 1-28.
5. Claudine Nedelec, « Le langage de l’argot… », op. cit.
6. Voir Dominique Kalifa, « Les Mémoires de policiers : l’émergence d’un genre ? », Crime et culture au
XIXe siècle, Paris, Perrin, 2005, p. 67-102.
7. Marcel Guillaume, Trente-Sept ans avec la pègre [1938], Paris, Éditions des Équateurs, 2007, p. 123.
8. Christian Jouhaud, Dinah Ribard et Nicolas Schapira (dir.), Histoire, littérature. Témoignages. Écrire les
malheurs du temps, Paris, Gallimard, 2009, p. 34.
9. Louis Canler, Mémoires de Canler, ancien chef du service de la Sûreté, Paris, Hetzel, 1862.
10. Charles Dickens, « Three Detective Anecdotes » et « On Duty with Inspector Field », Household Words,
14 juin 1851, repris dans Reprinted Pieces, Londres, Chapman & Hall, 1859.
11. Adolphe Gonfrier, Dictionnaire de la racaille. Le manuscrit secret d’un commissaire de police parisien au
XIXe siècle, Paris, Horay, 2010.
12. Carmen Bernand, Buenos Aires, 1880-1936. Un mythe des confins, Paris, Autrement, 2001.
13. Lila Caimari, La Ciudad y el Crimen, op. cit.
14. Vincent Milliot (dir.), Les Mémoires policiers, 1750-1850. Écritures et pratiques policières du siècle des
Lumières au Second Empire, Rennes, PUR, 2006.
15. Diego Galeano, Escritores, detectives y archivistas. La cultura policial en Buenos Aires, 1821-1910, Buenos
Aires, Teseo, 2009, p. 111.
16. Francis Galton, « Composite Portraits », 1879, cité par Neil Davie, Les Visages de la criminalité. À la
recherche d’une théorie scientifique du criminel type en Angleterre (1860-1914), Paris, Kimé, 2004, p. 78-79.
17. Joseph-Marie de Gérando, Le Visiteur du pauvre, Paris, Colas, 1820. Voir l’analyse qu’en offre Michelle
Perrot, « L’œil du baron ou le visiteur du pauvre » (1988), dans Les Ombres de l’histoire. Crime et châtiment
au XIXe siècle, Paris, Flammarion, 2001, p. 101-108.
18. F. Barret-Ducrocq, Pauvreté, charité et morale à Londres au XIXe siècle, op. cit. ; Seth Koven, Slumming, op.
cit.
19. Gérard Leclerc, L’Observation de l’homme. Une histoire des enquêtes sociales, Paris, Seuil, 1979.
20. Henry Mayhew, London Labour and the London Poor, New York, Dover Publication, 4 vol. La traduction du
passage cité est celle de Roland Pelurson, « Mayhew entre conformisme et dissidence », in Jacques Carré et
Jean-Paul Révauger, Écrire la pauvreté. Les enquêtes sociales britanniques aux XIXe et XXe siècles, Paris,
L’Harmattan, 1995, p. 67.
21. Henry Mayhew et John Binny, The Criminal Prisons of London and Scenes of London Life, Londres, Griffith
& Co., 1862, p. 45.
22. Frédéric Le Play, La Description des procédés métallurgiques employés dans le pays de Galles, 1846, cité in
Françoise Arnaud, Frédéric Le Play. De la métallurgie à la science sociale, Nancy, Presses universitaires de
Nancy, 1993, p. 46.
23. Cf. infra, chap. VIII.
24. Nels Anderson, The Hobo. The Sociology of the Homeless Man, Chicago, Chicago University Press, 1923 ;
id., Men on the Move, Chicago, Chicago University Press, 1940.
25. Moreau-Christophe, Le Monde des coquins, op. cit.
26. Jacob Riis, How the Other Half Lives. Studies among the Tenements of New York, New York, Charles
Scribner’s Sons, 1990 ; Keith Gandal, The Virtues of the Vicious. Jacob Riis, Stephen Crane, and the
Spectacle of the Slum, New York/Oxford, Oxford University Press, 1997.
27. Louis Barron, Paris étrange, Paris, Marpon et Flammarion, 1883 ; Charles Virmaître, Paris oublié, Dentu,
1866 ; Paul Strauss, Paris ignoré, Paris, May et Motteroz, 1892 ; Charles Virmaître, Paris-escarpe, Paris,
Savine, 1887 ; Georges Grison, Paris horrible et Paris original, Paris, Dentu, 1882 ; Paul Bellon et Georges
Price, Paris qui passe, Paris, Savine, 1883.
28. Edward Crapsey, The Nether Side of New York, op. cit.
29. Eugène Villiod, Les Plaies sociales. Comment on nous vole, comment on nous tue, Paris, chez l’auteur, 1905 ;
Louis Thinet, Histoires de voleurs, Paris, Fayard, 1929 ; ou Alfred Morain, The Underworld of Paris. Secrets
of the Sûreté, New York, Blue Ribbon Book, 1929.
30. Maurice Alhoy, Les Bagnes. Histoire, types, mœurs, mystères, Paris, Havard, 1845 ; id., Les Brigands et
Bandits célèbres, Paris, Guiller, 1845 ; id. et Louis Lurine, Les Prisons de Paris. Histoire, types, mœurs,
mystères, Paris, Havard, 1846.
31. Eugène Dieudonné, La Vie des forçats [1930], Paris, Libertalia, 2007, p. 136.
32. Daniel Parker, Les Trafiquants de femmes, leurs méthodes de recrutement, l’organisation de la Traite, Paris,
Association pour la répression de la traite des Blanches, s.d., cité par Agathe Lecœur, « Les bas-fonds a
contrario », master d’histoire, Université Paris I, 2011, p. 95.
33. Frédéric Boutet, « Ceux qui tuent », Détective, 38, 1929.
34. Police-Magazine, 254, octobre 1935.
35. Jean Chiappe, Parole d’ordre, Paris, Figuière, 1930, p. 141.
36. Henri Danjou, Place Maubert (Dans les bas-fonds de Paris), Paris, Albin Michel, 1928, p. 28.
37. Albert Londres, Marseille port du Sud, Paris, Albin Michel, 1927.
38. Alain Bauer et Christophe Souliez, Une histoire criminelle de la France, Paris, Odile Jacob, 2012.
39. Howard Becker, « Outsiders ». Études de sociologie de la déviance [1963], Paris, Métailié, 1985.
CHAPITRE V
« Le prince déguisé »
« Undercover »
C’est cependant une troisième figure, celle du journaliste, qui confère
au « prince déguisé » sa forme la plus moderne et la plus aboutie. Sans
doute peut-on considérer que Les Mystères ou Les Mohicans de Paris
étaient déjà des créations « médiatiques », dont la portée est inséparable des
journaux qui en assurèrent la diffusion, mais le « nouveau journalisme » qui
se développe dans la dernière décennie du XIXe siècle et vise très
clairement à forcer l’événement est porteur de fortes innovations. La
descente incognito au plus sombre des bas-fonds fait partie de celles-là.
La figure fondatrice est celle du Britannique James Greenwood. Frère
du directeur de la célèbre Pall Mall Gazette, Greenwood y publie donc en
janvier 1866 un reportage sensationnel intitulé « Une nuit dans un asile de
pauvres24 ». Visiter les asiles était devenu en Angleterre l’une des pratiques
les plus répandues du slumming philanthropique. En 1858, Louisa Twinning
avait même fondé la Workhouse Visiting Society, et d’innombrables récits
de visites avaient été publiés. Mais nul n’avait tenté, « sans autre motif que
de connaître et de dire la vérité, de passer une nuit dans un asile de
pauvres » et de rendre compte de ce qui s’y déroule « effectivement ». C’est
là l’objet du récit de Greenwood, qui assure le lien entre le slumming
traditionnel et le reportage journalistique. Ce qu’Eugène Sue avait préfiguré
dans l’ordre romanesque, Greenwood le réalise dans celui de la pratique.
Début janvier 1866, sous le nom de Joshua Mason, il se présente en haillons
pour être admis dans l’asile de pauvres de Lambeth, quartier pauvre du sud
de Londres, où il passe toute la nuit. Le texte est publié en trois livraisons
successives, du 12 au 14 janvier. Son succès est phénoménal et dépasse
aussitôt les frontières du pays. Louis Blanc en rend compte dans l’une de
ses « Lettres de Londres », que Le Temps publie le 29 janvier : « Ce récit est
poignant ; il est terrible ; il révèle des horreurs qu’on osait à peine
soupçonner. » Le reportage est aussitôt réédité en fascicules, l’un très bon
marché, l’autre en version de luxe, et suscite également des adaptations
théâtrales. Greenwood, alors âgé de 35 ans, a trouvé sa voie. Il devient l’un
des principaux spécialistes des bas-fonds londoniens, auxquels il consacre
de nombreux autres reportages – dont celui, également mémorable, relatant
un combat organisé à Hanley entre un homme et un chien, publié dans le
Daily Telegraph le 6 juillet 1874. Il signe enfin une dizaine d’ouvrages sur
ces questions25.
L’initiative de Greenwood fonde un genre, celui du reportage incognito
dans les lieux les plus inaccessibles de l’underworld. Le contexte social
tendu que connaît l’Angleterre de la fin du XIXe siècle se révèle très
propice à ce genre d’entreprises. Des dizaines d’expériences similaires ont
lieu dans le sillage de celle de Greenwood, encouragées par les ambitions et
les méthodes agressives du new journalism. On se presse à l’entrée des
refuges de mendiants : F. G. Wallace-Goodbody en janvier 1883, C. W.
Craven en 1887, Everard Wyral, dont le récit, publié dans le Daily Express
en 1908, provoque une grande émotion26. En 1910, le journaliste Walter
Cranfield, recouvert de guenilles, avec une barbe de quatre jours,
s’immerge parmi les homeless de la capitale britannique. Il mendie, vend
des allumettes, dort en asile de nuit, puis à l’hôpital, se réfugie dans une
église, et décrit par le menu la vie de ses compagnons de misère. Il publie,
sous le titre A Vicarious Vagrant27, le récit de son expérience parmi les
pauvres de Londres.
Mais les repaires de mendiants et de vagabonds ne constituent pas la
seule cible de ce nouveau journalisme. L’affaire la plus sensationnelle est
sans aucun doute celle qui secoue l’Angleterre en juillet 1885. Alors
rédacteur en chef de la Pall Mall Gazette, William Stead publie à compter
du 4 juillet ce qui constitue la plus célèbre série au monde de reportages à
sensation : « The Maiden Tribute of Modern Babylon ». Sous l’identité du
chief director d’une secret commission, le journaliste explique comment il a
négocié l’achat d’une jeune vierge de 13 ans28. Aucun détail ne manque :
l’évocation d’un vaste marché d’esclaves sexuelles à Londres, où de
pauvres filles du peuple sont enlevées ou vendues, puis séquestrées,
droguées et offertes à des clients lubriques. Stead décrit les tenancières, les
docteurs qui certifient la virginité des jeunes filles, les captivités, les viols.
L’achat de Lily est présenté dès la première livraison. Grâce à
l’intermédiaire d’une matrone, Stead négocie l’affaire avec la mère de la
fillette : 3 livres payables immédiatement, 2 livres de plus une fois établi le
certificat gynécologique. Lily est ensuite conduite chez une sage-femme qui
garantit sa virginité, puis elle est déshabillée et chloroformée. Une fois
réveillée, elle est envoyée en France et confiée à l’Armée du Salut. L’écho
du reportage est sans précédent ; les ventes de la Pall Mall Gazette
explosent littéralement, le reportage est aussitôt repris et traduit dans de
multiples langues. Il suscite à Londres une effervescence et une poussée de
puritanisme qui tournent à la panique morale.
Les journaux américains vont donner un nom à ce genre de pratiques,
le stunt, ou « coup de force », destiné à provoquer l’événement – « il ne se
passe rien, je fabrique de l’information » –, et se faire les spécialistes de ce
qu’ils vont appeler role reporting, exposure reporting ou encore plus
fréquemment undercover journalism. Voici comment Frank Luther Mott,
célèbre historien américain du journalisme, le définit en 1941 : « Un
reporter habile et intrépide se déguise ou fabrique de faux papiers pour
pénétrer dans un hôpital, une prison, un asile, puis offre avec le récit de
cette expérience des révélations sur la façon dont cette institution est
administrée29. » L’icône de ce type de journalisme est Elizabeth Cochrane,
dite Nellie Bly (elle emprunte son pseudonyme à un personnage de chanson
populaire), la première des stunt girls. Elle débute en 1885 au Pittsburgh
Dispatch, rédige une série sur les slums de Pittsburgh, puis sur ceux de
Mexico. Elle passe ensuite au New York World de Pulitzer, où elle réalise en
octobre 1887 l’un des reportages undercover les plus célèbres du monde.
Simulant la folie, elle se fait interner au Bellevue Hospital, un asile situé
dans Blackwell’s Island, et y reste dix jours avant d’être libérée sur
l’intervention du journal. La série d’articles qu’elle publie dans le New York
World (repris aussitôt après dans un ouvrage intitulé Ten Days in A Mad-
House) dénonce la saleté, les rats, la nourriture infâme, l’eau gâtée, les
coups et les mauvais traitements infligés à des patients, dont certains sont
ligotés par les infirmières. Le scandale est tel qu’une enquête et un procès
sont intentés contre la direction de l’asile. Nellie Bly, quant à elle, poursuit
quelques années durant ce genre de reportages : elle expérimente une prison
de femmes, un hôpital de pauvres, un refuge de l’Armée du Salut, et devient
la bête noire de nombreuses institutions30. Elle est suivie par d’autres
femmes journalistes, qui voient dans de telles actions de moyen de
revendiquer une place à part entière dans la profession. Au même moment,
l’Américaine Elizabeth Banks se fait ainsi engager dans les pires
sweatshops de New York, puis comme domestique à Londres31.
Si l’on parle beaucoup de journalisme « à l’américaine » dans la
France des années 1880, ce genre de reportages demeure cependant assez
rare. On s’en moque d’ailleurs, on y voit une élucubration venue d’outre-
Manche. Voici comment le quotidien Paris-Journal, le 2 mars 1880, raille
un journaliste qui s’y était essayé :
Puissances du récit
De Canton à Limehouse
Le spectacle de la déchéance
1. Une première version de ce chapitre a paru en allemand sous le titre « Das Gegenstück des Boulevard : “La
tournée des grands-ducs” und der Elendstourismus », in Walburga Hülk et Gregor Schuhen (dir.), Haussmann
und die Folge. Vom Boulevard zur Boulevardisierung, Tübingen, Narr Verlag, 2012, p. 67-80.
2. Pierce Egan, Life in London, or the Day and Night Scenes of Jerry Hawthorn, Esq., and his Elegant Friend
Corinthian Tom, accompanied by Bob Logic, The Oxonian, in their Rambles and Sprees through the
Metropolis, Londres, Chatto & Windus, 1821.
3. Id., Boxiana, or Sketches of Ancient Modern Pugilism, Londres, Virtue, 1824.
4. George Smeeton, Doings in London, or the Day and Night Scenes of the Frauds, Frolics, Manners and
Depravities of the Metropolis, Londres, Hodgson, 1828 ; John Duncombe, The Dens of London, Londres,
Duncombe, 1835.
5. Judith Walkowitz (dir.), Unknown London. Early Modern Visions of the Metropolis, 1815-1845, Londres,
Pickering & Chatto, 2000.
6. Charles Dickens, « On Duty with Inspector Field » (14 juin 1851), « Down with the Tide » (5 février 1853),
repris dans Reprinted Pieces, op. cit. ; Donald Shaw, London in the Sixties, with a Few Digressions, Londres,
Everett & Co., 1908, p. 89.
7. Hippolyte Taine, Notes sur l’Angleterre, Paris, Hachette, 1872, p. 322-324.
8. Mémoires de M. Claude, op. cit.
9. Albert Wolff, Mémoires d’un Parisien. Voyage à travers le monde, Paris, Victor-Havard, 1884, chap. I,
« Londres ténébreux », p. 1-45.
10. Léon Daudet, Fantômes et vivants, Paris, Nouvelle Librairie nationale, 1914. p. 333-335.
11. Charles Nisard, La Muse pariétaire et la Muse foraine, ou les Chansons des rues depuis quinze ans, Paris,
Jules Gay, 1863, p. 297.
12. Jean-Louis Bory, Eugène Sue, le roi du roman populaire, Paris, Hachette, 1962, p. 271.
13. Louis Barron, Paris étrange, op. cit.
14. Léon-Paul Fargue, Refuges, Paris, Émile Paul frères, 1942, p. 26.
15. André de Fouquières, Mon Paris et ses Parisiens. Pigalle 1900, Paris, Horay, 1955.
16. Jean Lorrain, « La tournée des grands-ducs », Je sais tout, juillet 1905, p. 717-723.
17. Alfred Morain, The Underworld of Paris, op. cit., p. 39.
18. Tyler Anbinder, Five Points, op. cit., p. 190.
19. Émile Carassus, Le Snobisme et les Lettres françaises de Paul Bourget à Marcel Proust, 1884-1912, Paris,
Colin, 1966.
20. . « Un bal shocking », Le Gaulois, 8 janvier 1885 ; Guide de poche 1900. Paris la nuit, Paris, S. Schwarz,
1900, p. 304.
21. Paul de Chamberet, Une nuit de Paris. Au pays du vice et de la misère, Paris, Warnier & Co., 1897.
22. Paris intime et mystérieux. Guide des plaisirs mondains et des plaisirs secrets à Paris, chez André Hall,
1904.
23. Dubut de Laforest, La Tournée des grands-ducs. Mœurs parisiennes, Paris, Flammarion, 1901 ; t. II,
Monsieur Pithec et la Vénus des fortifs, Paris, Flammarion, 1902.
24. Maurice Donnay, Amants, Paris, Albin Michel, 1895, p. 19-21.
25. Maurice Barrès, Les Déracinés [1897], Paris, Plon, 1967, p. 370, p. 397 et 451 (citation p. 451).
26. Jean Lorrain, Poussières de Paris, Paris, Klincksieck, 2006, p. 85-86.
27. Id., La Maison Philibert, Paris, Librairie universelle, 1904, p. 144.
28. . Id., « La tournée des grands-ducs », op. cit.
29. Comment visiter les dessous de Paris, op. cit. Mais aussi : Élie Richard, Le Guide des grands-ducs, Paris,
Éditions du Monde moderne, 1925 ; Élie Richard, « La tournée des grands-ducs », Paris-Soir, 15 avril-2 mai
1930 ; Guide des plaisirs à Paris. Paris le jour, Paris la nuit. Ce qu’il faut voir, ce qu’il faut savoir, comment
on s’amuse, où l’on s’amuse, Paris, 1931.
30. Maryse Choisy, Un mois chez les filles, op. cit., chap. XV, « La tournée des grands-ducs », p. 188-222.
31. Francis de Miomandre, Dancings, Paris, Flammarion, 1932, p. 89.
32. Joseph Kessel, « Paris la nuit », Détective, 3, 15 novembre 1928.
33. Élie Richard, Le Guide des grands-ducs, op. cit., p. 232.
34. André Warnod, Visages de Paris, 1930, p. 360.
35. Jenny Lefcourt, « Aller au cinéma, aller au peuple », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 51-4, 2004,
p. 98-114.
36. Michel Rachline, Jacques Prévert, Paris, Olbia, 1999 p. 78.
37. Comment visiter les dessous de Paris, la tournée des grands-ducs, les bals musettes, etc., guides parisiens,
Paris, 1931.
38. Jean Lorrain, La Maison Philibert, op. cit., p. 144.
39. Henri Danjou, Place Maubert, op. cit., p. 10.
40. Georges Cain, Les Pierres de Paris, Paris, Flammarion, 1910, p. 172, cité par Chloé Maurel, « Images et
représentations du quartier Saint-Merri dans l’entre-deux-guerres », in Jean-Louis Robert et Myriam
Tsikounas (dir.), Les Halles. Images d’un quartier, Paris, Publications de la Sorbonne, 2004, p. 137-158.
41. Jean Lorrain, « La tournée des grands-ducs », op. cit.
42. Ibid.
43. Élie Richard, Le Guide des grands-ducs, op. cit., p. 95. Voir aussi Henri Danjou, Place Maubert, op. cit.
44. Élie Richard, Le Guide des grands-ducs, op. cit., p. 82.
45. Georges Cain, Le Long des rues, Paris, Flammarion, 1912, p. 78.
46. Joseph Hémard, Le Grand Clapier de Paris, Paris, Éditions de la Tournelle, 1946, p. 24.
47. Comment visiter les dessous de Paris, op. cit., p. 18.
48. Paul de Chamberet, Une nuit de Paris, op. cit., p. 4.
49. Ibid., p. 7.
50. Jean Lorrain, « La tournée des grands-ducs », op. cit.
51. Comment visiter les dessous de Paris, op. cit., p. 17.
52. Henri Danjou, Place Maubert, op. cit., p. 48-49.
53. Extraits des procès-verbaux des séances du conseil d’administration de l’Œuvre de l’hospitalité de nuit, cité
par Lucia Katz, « Espaces, acteurs et expériences de la pauvreté à Paris au début de la IIIe République »,
thèse en cours, Université Paris I.
54. Jean Lorrain, « La tournée des grands-ducs », op. cit.
55. Paul de Chamberet, Une nuit de Paris, op. cit., p. 4.
56. Fortuné du Boisgobey, Le Pouce crochu [1885], Paris, Les Belles Lettres, 2006, p. 78.
57. André Warnod, Visages de Paris, Paris, Firmin Didot, 1930, p. 211-214.
58. Paul de Chamberet, Une nuit de Paris, op. cit.
59. Stanley Scott, Tales of Bohemia, Taverns, and the Underworld, Londres, Hurst & Blackett, 1925, p. 15.
60. Georges de la Salle, En Mandchourie, Paris, Armand Colin, 1905, p. 199-201 ; Eugène Brieux, Voyage aux
Indes et en Indochine, Paris, Delagrave, 1923, p. 22.
61. Joseph Kessel, Bas-Fonds, op. cit., p. 15.
62. Louis Bertrand, Nuits d’Alger, Paris, Flammarion, 1929, p. 23-24.
63. Ashelbé, Pépé le Moko, op. cit.
64. Tyler Anbinder, Five Points, op. cit., p. 2.
65. Stuart M. Blumin, « George G. Foster and the Emergin Metropolis », préface à la réédition de New York by
Gas Light and Other Urban Sketches, Berkeley, University of California Press, 1990, p. 1-61.
66. New York by Gas Light, op. cit., p. 69.
67. Hjalmer Hjorth Boyesen, Social Struggle. A Novel, New York, Scribner’s, 1893, p. 259.
68. Ernest Ingersol, A Week in New York, New York, Rand McNally & Co., 1891, p. 201-217
69. The Ottawa Free Press, 21 novembre 1888, cité par Jérôme Triebel, « Les Slummers de l’East End », master
d’histoire, Université Paris I, 2010, dont je m’inspire dans les paragraphes qui suivent.
70. Karl Baedeker, London and Its Environs, cité par Seth Koven, Slumming, op. cit., p. 1.
71. English Illustrated Magazine, cité ibid., p. 6.
72. Josiah Flynt, « Police Methods in London », North American Review, vol. 176, 556, 1903, p. 436-449.
73. George Sim, Li Ting of London, and Other Stories, Londres, Chatto & Windus, 1905.
74. Virginia Berridge, Opium and the People. Opiace Use in 19th-Century England, Londres, A. Lane, 1981.
75. Anne Witchard, « A Threepenny Omnibus Ticket to Limey-Housey-Causey-Way : Fictional Sojourns in
Chinatown », Comparative Critique Studies, 4, 2007, p. 225-240.
76. Walter Besant, East London, Londres, Chatto & Windus, 1901, p. 206-207.
77. C’est l’analyse de Barry Milligan, Pleasures and Pain. Opium and the Orient in Nineteenth-Century British
Culture, Charlottesville, University of Virginia Press, 1995.
78. Cité par Michael Diamond, Lesser Breeds. Racial Attitudes in Popular British Fiction, 1890-1949, Londres,
Anthem Press, 2006, p. 20.
79. Sax Rohmer, Dope. A Story of Chinatown and Drug Traffic, Londres, Cassell & Co., 1919, p. 274.
80. Thomas Burke, Nights in Town. A London Autobiography, Londres, Allen & Urwin, 1915, p. 75.
81. How to See London and Places of Historical Interest, The Thomas Cook Group Ldt, Company Archives,
1928.
82. Stepney and Limehouse, 1914. Old Ordnance Survey Map of London, Londres, The Godfrey Edition, 1990.
83. Émile Gautier, Le Monde des prisons, Lyon, Storck, 1888, p. 1.
84. Sylvain Rappaport, La Chaîne des forçats, 1793-1836, Paris, Aubier, 2006 ; Vanessa R. Schwartz,
Spectacular Realities. Early Mass Culture in Fin-de-siècle Paris, Berkeley, University of California Press,
1998 ; Victor A. Gatrell, Hanging Tree, op. cit…
85. Élie Richard, Le Guide des grands-ducs, op. cit., p. 3.
86. Joseph Casanova, La Tournée du grand-duc, Paris, Picard, 1920, p. 63.
87. Joseph Kessel, La Piste fauve, Paris, Gallimard, 1954, p. 126.
88. Paris intime et mystérieux, op. cit.
89. Fortuné du Boisgobey, Le Pouce crochu, op. cit., p. 103.
90. Dubut de Laforest, La Tournée des grands-ducs, op. cit., p. 156.
91. Élie Richard, Le Guide des grands-ducs, op. cit., p. 92-93.
92. Harry J. Greenwall, The Underworld of Paris, London Stanley Paul & Co., 1921, p. 25-36.
93. C’est le cas des Déracinés de Barrès ou, dans un autre registre, du cycle Les Bas-Fonds de Paris de Guy de
Téramond (Paris, Tallandier, 1929).
94. Élie Richard, Le Guide des grands-ducs, op. cit., p. 149.
95. Lucienne Favre, Dans la Casbah, op. cit., p. 68-69.
96. Jean-Paul Clébert, Paris insolite, op. cit., p. 259.
97. Pierce Egan, Life in London, op. cit., p. 320.
98. George Smeeton, Doings in London, op. cit., p. 289.
99. Élie Richard, Le Guide des grands-ducs, op. cit., p. 92-93.
100. Jean Lorrain, La Maison Philibert, op. cit., p. 309.
101. Id., « La tournée des grands-ducs », op. cit.
102. Charlie Chaplin, My Wonderful Visit, Londres, Hurst & Blackett, 1922, p. 130.
103. Élie Richard, Le Guide des grands-ducs, op. cit., p. 6.
104. Lydie Salvayre, Les Belles Âmes, Paris, Seuil, 2000.
105. Nigel Scotland, Squires in the Slums. Settlements and Missions in Late-Victorian London, New York, Taurus,
2007.
106. Jean Lorrain, La Maison Philibert, op. cit., p. 283.
107. Marcel Priollet, Les Gueux en habit noir (les bas-fonds du grand monde), Paris, Tallandier, 1926.
108. Aristide Bruant, Le Bal des puces, op. cit., p. 61.
109. Id., Les Bas-Fonds, op. cit., p. 407.
110. Ibid., p. 400.
CHAPITRE VII
La fuite poétique
La dernière intrigue retenue est d’une autre nature. Sillonner les bas-
fonds relève dans ce cas d’une opération poétique où se mêlent la nostalgie,
le populisme, une fascination certaine pour la transgression, et la certitude,
bien qu’implicitement formulée, qu’une forme de réalité autrement
inaccessible gît au cœur de ces représentations. Dans la rue et les terrains
vagues, sur les gravats et les tas d’ordures, dans les taudis ou les maisons
d’abattage, sur l’échafaud ou dans la lourde brume qui recouvre les fosses
communes se dit quelque chose de la vie, qui n’apparaît pas ailleurs. Les
significations s’y enchevêtrent sans qu’aucune direction précise soit
spécifiée ; le « poétique » dissimule derrière les mots, les images ou les
mélodies le refus de toute explication, de toute lecture univoque. Le sens
semble s’y épuiser dans une sorte de fuite ouverte à toutes les
interprétations. C’est au romantisme, dans sa version la plus bohème et la
plus noire, que l’on doit les premières expressions de ces bas-fonds
désespérants. Mais elles s’imposent surtout dans les accents plaintifs des
chansons réalistes ou du bandonéon, dans l’angle mort et froid de certaines
photographies, dans les décors tragiques et artificiels du « réalisme »
poétique.
Bas-fonds et bohème
Entre la bohème1 et les bas-fonds s’instaure presque d’emblée une
relation privilégiée. Les deux mondes, sous leur forme moderne, émergent
dans les mêmes années, au cœur de cette décennie sombre de 1840 marquée
par l’ennui, le désespoir et le romantisme noir. La bohème, bien sûr, couvait
depuis quelque temps dans les rues de Paris. Dès 1830, Nodier avait publié
son Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux, et l’année suivante,
dans Notre-Dame de Paris, Hugo réunissait le poète Gringoire, la belle
Esmeralda et le Moyen Âge des romantiques. Bohême et bohémiens étaient
dans l’air du temps. En 1843, Adolphe Dennery et Eugène Grangé portent à
la scène Les Bohémiens de Paris et Balzac publie peu après Un prince de la
Bohême. Mais ce n’est vraiment qu’avec les Scènes de la vie de bohème de
Henry Murger, ensemble de contes et de nouvelles publiés d’abord en
feuilleton de 1847 à 1849, puis en volume et sur scène (avec Théodore
Barrière), que l’expression acquiert sa pleine signification.
Des traits structurels unissent les deux mondes. Ce sont l’un comme
l’autre des contrées incertaines, des espaces d’ombre. Au premier coup
d’œil pourtant, on reconnaît leurs occupants. Ils appartiennent à la grande
famille des déshérités. Le même nomadisme urbain les caractérise, le même
goût des marges les habite. Ils ne suivent aucune règle stable, dédaignent les
normes de la vie sociale, récusent la vie bourgeoise. Leur existence est donc
marquée par la pauvreté, la déchéance, le déclassement, la mort solitaire à
l’hôpital ou dans la rue. Et puis il y a le terme « bohème » lui-même, et la
relation métaphorique qu’il entretient avec le monde des tziganes et des
romanichels, acteurs majeurs de l’imaginaire des bas-fonds. Les
romantiques ont exprimé leur fascination à l’égard de ces tribus altières, qui
incarnent aux yeux de nombreux écrivains l’aventure et la liberté absolue, la
passion amoureuse, le refus des contraintes. Leur vie rebelle et exotique
exacerbe la figure de l’Artiste2.
Sans doute la bohème parisienne joue-t-elle pour partie sur des
registres que les bas-fonds ignorent ; l’art et la littérature, la création et la
provocation, en bref la « vie d’artiste », constituent un idéal rarement
partagé par les voleurs à la tire, les souteneurs ou leurs compagnes. Ce
monde, d’ailleurs, n’est guère apprécié par les poètes romantiques. Si
Murger, dit-on, avait un temps côtoyé des malfaiteurs, il exclut de sa
bohème la compagnie des filous ou des escarpes. Le monde qu’il célèbre est
celui de la marge et de la pauvreté, pas celui du « vice » ou du crime. Sa
quête, qu’anime le dédain pour la vie réglée, vise l’insolite, l’excentrique et
la provocation. D’où les liens qui l’unissent aussi avec l’insurrection et
l’enthousiasme révolutionnaire. Mais la limite est parfois ténue avec le
« monde des coquins » : des mendiants et des gueux vendent des poésies,
des artistes commettent des vols, Lacenaire est un héros romantique et la
figure de Villon est partout célébrée. Sans doute aussi faut-il ajouter que ce
goût des bas-fonds ne concerne guère ceux que l’on désigna péjorativement
sous le nom de « bohème fardée ». Il reste le privilège de la « bohème
crottée », celle qui a partie liée avec les marges et les déclassés, comme
l’avait noté Marx dans son approche du Lumpenproletariat.
Mais toute une génération, ceux qu’Alfred Delvau appelle les
« plongeurs dans l’océan parisien3 », sillonne la nuit les replis sombres de la
capitale. Ainsi de Murger bien sûr, mais aussi de Traviès, qui trouve son
inspiration en buvant avec les chiffonniers, de Nadar, de Champfleury, de
Vallès, et de tant d’autres « irréguliers de Paris ». Tous fraient avec les bas-
fonds. Dans les Nuits d’octobre qu’il publie en 1852, Nerval n’hésite pas à
descendre dans « les cercles inextricables de l’enfer parisien ». Il y décrit
des cabarets, comme celui de Paul Niquet et sa clientèle de chiffonniers,
mais aussi les carrières de Montmartre qui abritent les vagabonds4. Une
figure incarne plus que toute autre ces déambulations nocturnes dans la ville
inconnue : c’est Privat d’Anglemont, un ami de Murger, de Banville et de
Baudelaire, noctambule invétéré, « vagabond sans feu ni lieu, bohème “sans
croix ni pile” » qui, toujours selon Delvau, « passa la moitié de sa vie dans
les explorations des dessous de Paris »5. Ces expériences, ces « nuits
passées à errabonder dans la grande cité, à la recherche de l’impossible, de
l’étrange, du nouveau6 », Privat les retrace dans trois livres (Voyages à
travers Paris en 1846, Paris anecdote en 1854 et Paris inconnu en 1861)
où s’exprime sans doute de la façon la plus pure cette étrange appropriation
romantique des bas-fonds.
Car la ville qu’il sillonne en ce milieu de XIXe siècle est bien celle de
la misère et du dénuement. Les deux espaces qui retiennent surtout son
attention sont « le pays Latin » et le 12e arrondissement de l’époque. L’un
et l’autre comptent parmi les plus misérables de la capitale. Les Écoles, le
quartier Maubert, la Contrescarpe, « le versant septentrional de Sainte-
Geneviève », la Salpêtrière, tous ces lieux constituent « une immense cour
des Miracles7 ». C’est la « cité des misères », emplie de bouges, de ruelles
insalubres, de taudis, de masures. Pourtant, Privat ne dépeint guère ces
lieux, pas plus qu’il ne s’intéresse aux populations hideuses que les autres
décrivent pourtant à loisir. « Il ne sera question ni de voleurs, ni d’assassins,
ni de tapis-francs. Tout se passera en famille, au sein de la pauvreté honnête
et travailleuse, jamais au milieu du dénuement hideux8. » Ce qu’il recherche
dans cet autre Paris, ce sont les « originaux », les membres de cette
« grande famille des existences problématiques9 », qui n’ont pas leur pareil
pour inventer des « industries inconnues ». Plus que les lieux, ce sont les
individus qui le fascinent, cette population bigarrée du Paris populaire, ces
déchus, ces « naturels de la place Maubert », dont la créativité et l’initiative
semblent infinies. C’est une véritable encyclopédie des mille métiers de la
pauvreté que composent ses ouvrages. Y défilent « toute la bohème
vagabonde, musiciens ambulants, chanteurs des rues, avaleurs de sabres,
danseurs d’œufs, équilibristes, arracheurs de dents, mâcheurs de feu,
qu’abrite Paris10 ». Des occupations inimaginables y deviennent ordinaires,
marchandes d’arlequins, devineurs de rébus, loueuses de sangsues, éleveurs
de serpents que l’on vend aux restaurants en lieu et place d’anguilles pour
faire de bonnes matelotes. On songe par endroits à Mayhew, dont Privat est
le contemporain, tant son récit compose lui aussi une « galerie » des déchus
de la grande ville et de leurs activités insolites. Mais au contraire du
publiciste anglais, Privat n’en fait jamais des types, encore moins des
outcasts. Il les saisit dans une sorte de mouvement chaleureux qui entend
rendre compte de la richesse de leur existence. De tous ces individus
émanent des vertus touchantes, une authenticité pittoresque, une
imagination fertile surtout, qui parle à la poésie. Sa prédilection va aux
chiffonniers, les plus attachants de « tous les lazzarones de Paris ». Leur
activité a beau être méprisée, elle est profondément utile et certains d’entre
eux sont des artistes. « Le chiffonnier artiste, le bohème du genre, le
philosophe, l’homme qui fut jadis quelque chose et que des malheurs
quelquefois, l’inconduite presque toujours, ont fait rouler de chute en chute
jusqu’aux plus bas-fonds de la société11. » Privat aime les chiffonniers, les
suit dans leur périple et offre de leurs « campements » des représentations
enflammées. « Là-bas, bien loin, au fond d’un faubourg impossible, plus
loin que le Japon, plus inconnu que l’intérieur de l’Afrique, dans un quartier
où personne n’a jamais passé, il existe quelque chose d’incroyable,
d’incomparable, de curieux, d’affreux, de charmant, de désolant,
d’admirable12. » C’est la cité dorée, l’une des « villas » des chiffonniers de
Paris, qui débute boulevard de la Gare, à deux pas du chemin de fer
d’Orléans. L’endroit est sordide bien sûr, les rues y sont infectes,
détrempées, mais l’empathie bienveillante de Privat transforme peu à peu ce
paysage de la misère en territoire de la poésie. « C’est le pays du bonheur,
du rêve, du laisser-aller posé par le hasard au cœur d’un empire
despotique13. »
Privat d’Anglemont n’est pas le seul à célébrer ainsi cette poésie
mouvante de la rue, qu’incarne la figure du chiffonnier, cet envers du
bourgeois, ce symbole vivant de la marginalité sociale. Le chiffonnier, c’est
la distraction du flâneur, le bonheur de l’amateur de pittoresque, écrit
Edmond Texier en 1855 dans Paris gagne-petit14. Tout attaché à décrire
« ce qu’on voit dans les rues de Paris », Victor Fournel insiste lui aussi, en
1858, sur l’univers ambulant des chiffonniers, des saltimbanques, des
balayeurs, des musiciens ambulants, des gamins de Paris et de tous les
gagne-misère15. Champfleury et Vallès sont également sensibles à
l’excentricité poétique qui sourd de ces bas-fonds16. Les lieux sont sales
sans doute, et parfois sordides, mais libérés des voleurs, des prostituées et
des mendiants hideux que ces textes escamotent, ils incarnent une marge
inventive, vertueuse, pittoresque, qui se moque des bourgeois et de la norme
sociale. Et cela suffit à leur donner une force poétique. Sont-ils plus
vraisemblables que ceux dépeints par les moralistes ou les réformateurs ?
Là n’est point leur fonction. La valence poétique qu’ils confèrent à la marge
a surtout vocation libératrice. En échappant à la tyrannie du bourgeois, ils
ouvrent symboliquement les portes d’un autre monde social. La Commune
marque d’ailleurs la fin de cette première bohème. Une bonne partie de ses
troupes, habitants du « pays Latin », réfractaires, irréguliers et autres
« Mohicans de Paris », s’engagèrent dans le soulèvement et en payèrent le
prix. Voilà qui donnait argument à ceux qui dénonçaient dans la Commune
la seule émanation des bas-fonds.
Butte Montmartre
L’invention du « milieu »
1. . « Classer les assistés (1880-1914) », Les Cahiers de la recherche sur le travail social, Caen, Université de
Caen, 1991.
2. Charles Booth (dir.), Life and Labour of the People of London, Londres, Macmillan & Co., 1892-1893, 5 vol.
J’emprunte l’expression « révolution classificatoire » à Christian Topalov, Naissance du chômeur, 1880-1910,
Paris, Albin Michel, 1994 ; id., « La ville, “terre inconnue”. L’enquête de Charles Booth et le peuple de
Londres, 1886-1891 », Genèses, 5, 1991, p. 4-34.
3. Kevin Bales, Man in the Middle. The Life and Work of Charles Booth, Londres, Routledge, 1991.
4. Charles Booth, cité par Christian Topalov, « La ville, “terre inconnue”… », op. cit., p. 217.
5. Charles Booth, Life and Labor…, op. cit., vol. 4, p. 29.
6. Charles Booth, cité par Christian Topalov, « La ville, “terre inconnue”… », op. cit., p. 221.
7. Charles Booth, Life and Labor…, op. cit., vol. 1, p. 174.
8. Seebohm Rowntree, Poverty. A Study of Town Life, Londres, Macmillan, 1901.
9. Christian Topalov, Naissance du chômeur, op cit. ; Nicolas Baverez, Bénédicte Reynaud et Robert Salais,
L’Invention du chômage, Paris, PUF, 1986.
10. Mark Freeman et Gillian Nelson, Vicarious Vagrants, op. cit., p. 47 ; G. Stedman Jones, Outcast London, op.
cit., p. XXV.
11. Michelle Perrot, « La fin des vagabonds » [1978], in Perrine Simon-Nahum (dir.), Les Ombres de l’histoire.
Crime et châtiment au XIXe siècle, Paris, Flammarion, 2001, p. 317-336 ; J.-F. Wagniart, Le Vagabond…, op.
cit.
12. Olivier Bosc, La Foule criminelle. Politique et criminalité dans l’Europe du tournant du XIXe siècle, Paris,
Fayard, 2007, p. 231-239 ; Keith Gandal, The Virtues of the Vicious, op. cit.
13. Bruno Dumons, « L’engagement des catholiques français contre la pauvreté, 1890-1960 », in André Gueslin
et Dominique Kalifa (dir.), Les Exclus en Europe, 1830-1930, Paris, L’Atelier, 1999, p. 390-404.
14. Nigel Scotland, Squires in the Slums, op. cit. ; Standish Meacham, Toynbee Hall and Social Reform, 1880-
1914, New Haven, Yale University Press, 1987.
15. Antoine Savoye, « Les social surveys américains. La ville comme terrain d’étude et d’action », Les Débuts de
la sociologie empirique, Paris, Klincksieck, 1994, p. 85-114.
16. Jean-Michel Chapoulie, La Tradition sociologique de Chicago, 1892-1961, Paris, Seuil, 2001.
17. Pascal Bousseyroux, « Robert Garric (1896-1967), éducateur catholique du social », thèse d’histoire,
Université Paris-Diderot, 2011.
18. André Gueslin, Les Gens de rien. Une histoire de la grande pauvreté dans la France du XXe siècle, Paris,
Fayard, 2004.
19. Robert Castel, La Métamorphose de la question sociale, Paris, Fayard, 1995.
20. Tyler Anbinder, Five Points, op. cit.
21. Dr Vallin, « Les projets d’assainissement à Rouen », Revue d’hygiène publique, 1895, cité par Stéphane
Frioux, « Les réseaux de la modernité. Amélioration de l’environnement et diffusion de l’innovation dans la
France urbaine (fin XIXe siècle-années 1950) », thèse d’histoire, Université Lyon II, 2009, p. 42.
22. Lion Murard et Patrick Zylberman, L’Hygiène dans la République. La santé publique en France ou l’utopie
contrariée (1870-1918), Paris, Fayard, 1996.
23. Stéphane Frioux, « Les réseaux de la modernité… », thèse citée.
24. Hadrien Nouvelot, « Les Mystères de Dijon », op. cit., p. 61-63.
25. Jean-Jacques Jordi et Jean-Louis Planche (dir.), Alger 1860-1939. Le modèle ambigu du triomphe colonial,
Paris, Autrement, 1999, p. 141.
26. Stéphane Frioux, « Les réseaux de la modernité… », thèse citée.
27. Patrick Gaboriau, SDF à la Belle Époque. L’univers des mendiants vagabonds au tournant des XIXe et
1. Paul Matter, « Chez les apaches », Revue politique et littéraire, octobre 1907, p. 626.
2. William Alison-Booth, Hell’s Outpost. The True Story of Devil’s Island by a Man Who Exiled Himself There,
Minton, Balch & Co., 1931.
3. Danielle Donet-Vincent, La Fin du bagne, 1923-1953, Rennes, Éditions Ouest-France, 1992 ; id., De soleil et
de silences. Histoire des bagnes de Guyane, Paris, La Boutique de l’histoire, 2003.
4. Charles Péan, Conquêtes en terre de bagne, Paris, Altis, 1948, p. 138.
5. Michel Pierre, La Terre de la grande punition, Paris, Ramsay, 1982.
6. Albert Camus, Alger républicain, 1er décembre 1938.
7. Daniel Hémery, « Terre de bagne en mer de Chine. Poulo-Condore (1863-1953) », 2008, <http://www.europe-
solidaire.org/spip.php?article8969&var_recherche=prison%20#top>.
8. Isabelle von Bueltzingsloewen, L’Hécatombe des fous. La famine dans les hôpitaux psychiatriques français
sous l’Occupation, Paris, Aubier, 2007.
9. Danielle Donet-Vincent, La Fin du bagne, op. cit., p. 71.
10. Charles Péan, Terre de bagne, Paris, La Renaissance moderne, 1930, p. 248.
11. Ibid., « Préface », p. 10.
12. René Girier, Je tire ma révérence, Paris, La Table ronde, 1977, p. 318.
13. Je suis sur cette question les travaux majeurs de Jean-Claude Vimont, notamment « L’observation des
relégués (1947-1970) », Crime, histoire et sociétés, vol. 13, 1, 2009, p. 49-72 ; id., « Des corps usés et
maltraités, les multirécidivistes relégués de 1938 à 1970 », in Frédéric Chauvaud (dir.), Corps saccagés. Une
histoire des violences corporelles du siècle des Lumières à nos jours, Rennes, PUR, 2009, p. 163-174 ; id.,
« Les dossiers judiciaires de personnalité et la réforme pénitentiaire (1945-1970) », in Ludivine Bantigny et
Jean-Claude Vimont (dir.), Sous l’œil de l’expert, Rouen, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2010 ;
id., « La peur des récidivistes relégués en métropole, 1945-1970 », in Frédéric Chauvaud, L’Ennemie intime.
La peur. Perceptions, expressions, effets, Rennes, PUR, 2011, p. 143-153.
14. Marc Ancel, La Défense sociale nouvelle, un mouvement de politique criminelle humaniste, Paris, Cujas,
1954.
15. Pierre Cannat, Nos frères, les récidivistes. Esquisse d’une politique criminelle fondée sur le reclassement ou
l’élimination des délinquants, Paris, Sirey, 1942.
16. Jean-Paul Clébert, Paris insolite, op. cit., p. 19.
17. Dominique Kalifa, Biribi. Les bagnes coloniaux de l’armée française, Paris, Perrin, 2009.
18. L’Écho de la Loire, 19 mai 1925.
19. Élie Richard, Le Guide des grands-ducs, op. cit., p. 103.
20. François Martineau, Fripons, gueux et loubards. Une histoire de la délinquance de 1750 à nos jours, Paris, J.-
C. Lattès, 1986, p. 265-266 ; Alexandre Vexliard, Introduction à la sociologie du vagabondage, op. cit.,
p. 117-119.
21. George Orwell, Dans la dèche à Paris et à Londres, op. cit., p. 231.
22. Alexandre Vexliard, Le Clochard. Étude de psychologie sociale, Paris, Desclée de Brouwer, 1957, p. 28. Sur
l’importance de l’œuvre de Vexliard, voir Laurent Mucchielli, « Clochards et sans-abri : actualité de l’œuvre
d’Alexandre Vexliard », Revue française de sociologie, 1998, p. 105-138.
23. Alexandre Vexliard, Le Clochard…, p. 64.
24. Ibid., p. 70-71.
25. Ken Auletta, The Underclass, New York, Random House, 1982.
26. William J. Wilson, The Truly Disadvantaged. The Inner City, the Underclass, and Public Policy, Chicago,
University of Chicago Press, 1987. Il reprend en ce sens les définitions du sociologue suédois Gunnar
Myrdal, Challenge to Affluence, New York, Random House, 1963.
27. Charles Murray, The Emerging British Underclass, IEA Health & Welfare Unit, 2, 1990.
28. Ibid., p. 17.
29. Richard L. Dugdale, « The Jukes ». A Study in Crime, Pauperism, Disease and Heredity, New York, Putnam’s
Sons, 1877, p. 13.
30. Lawrence M. Mead, Beyond Entitlement. The Social Obligations of Citizenship, New York, The Free Press,
1986.
31. Christopher Jencks et Paul E. Peterson (dir.), The Urban Underclass, Washington, The Brookings Institution,
1991 ; Dee Cook, Poverty, Crime and Punishment, Londres, CPAG Ltd, 1997.
32. Fred Robinson et Nicky Gregson, « The Underclass, a Class apart ? », Critical Social Policy, vol. 12, 34,
1992, p. 38-51 ; Charles Murray, Underclass, The Crisis Deepens, Londres, IEA Health & Welfare Unit,
1994.
33. Voir, parmi une très abondante bibliographie, Bill E. Lawson (dir.), The Underclass Question, Cambridge,
Harvard University Press, 1992 ; Michael Katz (dir.), The « Underclass » Debate. Views from History,
Princeton, Princeton University Press, 1993 ; L. Wacquant, « L’Underclass urbaine… », op. cit. ; id., Urban
Outcasts. A Comparative Sociology of Advanced Marginality, Malden, Polity Press, 2008.
34. Dee Cook, Poverty, Crime and Punishment, op. cit.
35. Herbert Gans, The War Against the Poor. The Underclass and Antipoverty Policy, New York, Basic Books,
1995, cité par Loïc Wacquant, « L’Underclass urbaine… », op. cit.
36. Angélique, marquise des Anges, 1964 ; Merveilleuse Angélique, 1965 ; Angélique et le Roy, 1966 ;
Indomptable Angélique, 1967 ; Angélique et le Sultan, 1968. Tous sont adaptés de la série écrite par Anne et
Serge Golon, dont les 13 titres s’échelonnent de 1957 à 1985.
37. Danielle Aubry, Du roman-feuilleton à la série télévisuelle. Pour une rhétorique du genre et de la sérialité,
Berne, Peter Lang, 2006.
38. Thomas Holmes, London’s Underworld [1912], Londres, Anthem Press, 2006, p. 30.
39. Gabriel Tarde, « Fragment d’histoire future », Revue internationale de sociologie, août-septembre 1896,
p. 603-654, repris en volume sous le même titre, Lyon, Storck, 1904.
40. Guy Costes et Joseph Altairac, Les Terres creuses. Bibliographie commentée des mondes souterrains
imaginaires, Amiens, Encrage, 2006.
41. René Thévenin, La Cité des tortures. Le journal des voyages, 521-526, 1906.
42. Maurice Level, La Cité des voleurs, Lectures pour tous, mai-août 1923 ; Léo Gestelys, Prisonniers des
pirates, Paris, Ferenczi, 1939.
43. Gaston Leroux, La Double Vie de Théophraste Longuet [1901], Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1988 ;
Joseph O’Neil, Land under England, Londres, Victor Gollanczs, 1935.
44. Henry Rider Haggard, Rural England, Londres, Longmans & Co., 1902 ; id., The Poor and the Land. Being a
Report on the Salvation Army Colonies in the United States and at Hadleigh, England, Londres, Longmans &
Co., 1905 ; id., Regeneration. Being an Account of the Social Work of the Salvation Army in Great Britain,
Londres, Longmans Green & Co., 1910.
45. Bertrand Shurtleff, « The Underground City », Amazing Stories, septembre 1939 ; Jean-Gaston Vandel,
Agonie des civilisés, Paris, Fleuve noir, 1953 ; Régis Messac, Valcrétin, Paris, Jean-Claude Lattès, 1973 ;
William Lemkin, « Isle of the Gargoyles », Wonder Stories, février 1936 ; Francis Thomas, Night Train, New
York, Pocket Book, 1984.
46. <http://www.allocine.fr/film/fichefilm-1975/secrets-tournage/>.
47. Thomas Heise, Urban Underworld. A Geography of Twentieth-Century American Literature and Culture,
New Brunswick, Rutgers University Press, 2011.
48. Étienne Bariller, Steampunk ! L’esthétique rétro-future, Paris, Les Moutons électriques, 2010.
49. K. W. Jeter, Morlock Night, New York, DAW Books, 1979 ; Tim Powers, The Anubis Gate, Londres,
HarperCollins, 1983.
50. Brian Augustyn et Mike Mignola, Gotham by Gaslight, New York, DC Comics, 1989.
51. T. I, L’Épreuve du feu, 2010 ; t. II, Le Dernier Roi maudit, Toulon, Éditions Soleil, 2010 et 2011.
CHAPITRE X
Normaliser la société
Désirs de bas-fonds
En règle générale, les gens comme il faut n’aiment pas lire des choses
déplaisantes, écrit le journaliste américain Hutchins Hapgood en 1910.
« S’ils prêtent attention aux bas-fonds, c’est dans un but philanthropique,
pour soulager la misère ou leur propre conscience49. » Tout autre attrait
serait pervers ou immoral à leurs yeux. Et sans doute a-t-il raison au regard
des motifs reconnus et avoués. Mais les gens respectables avouent-ils
toujours les motifs qui gouvernent leur vie ? Peut-être faut-il donner la
parole à quelques autres, moins respectables, pour entrevoir un peu de la
réalité. « Aux objets répugnants nous trouvons des appas / Chaque jour vers
l’Enfer nous descendons d’un pas », écrit Charles Baudelaire dans l’adresse
« Au lecteur » qui ouvre Les Fleurs du mal en 1861. La misère, le crime, la
saleté n’ont jamais cessé d’attirer le regard. Il y a en chacun de nous une
fascination pour le bas, pour l’abject, et l’on pourrait sans grand mal nourrir
toute une anthologie pour illustrer « ces bas instincts qui nous attirent vers
un spectacle horrible50 ». Il est en revanche beaucoup plus difficile
d’expliquer un tel penchant où s’entremêlent des sentiments complexes et
parfois contradictoires. L’historien, au reste, n’est sans doute pas le mieux
armé pour débrouiller un tel écheveau psychologique et social. Tout
sentiment d’abjection se divise en deux phases, soutient Julia Kristeva, la
répulsion d’abord, la fascination ensuite51. Et l’horreur fonctionne comme le
pendant de l’admiration avec laquelle elle exerce une fonction
d’individuation : elle « isole en rendant incomparable, incomparablement
unique », écrit Paul Ricœur dans Temps et récit, « l’horreur est une
vénération inversée »52.
La dimension érotique qui régit pour partie ce désir de bas-fonds est
sans doute la plus aisément décelable. Elle ne répond parfois qu’à des
motivations très matérielles : les bas quartiers ne sont-ils pas d’abord un
espace prostitutionnel ? On peut donc aller au bas-fond comme on va au
bordel, ou le considérer comme un vaste terrain de chasse ouvert à tous les
possibles sexuels. Les mondains que Jean Lorrain met en scène dans La
Maison Philibert attendent des apaches qu’ils leur procurent des jeunes
femmes pour des parties fines. Et Lorrain lui-même ne cacha jamais que
son goût pour la tournée des grands-ducs provenait de la possibilité d’y
trouver de jeunes garçons disponibles pour achever la nuit. Proust, dans À la
recherche du temps perdu, prête de semblables façons au baron Charlus :
« Il m’arrive en effet, comme le calife qui parcourait Bagdad pris pour un
simple marchand, de condescendre à suivre quelque curieuse petite
personne dont la silhouette m’aura amusé53. » Et de telles pratiques sont
encore plus fréquentes dans le monde colonial, lieu de tous les désirs
interdits, aux sources d’un tourisme sexuel qui, à l’intérieur ou même en
dehors des quartiers « réservés », fait aussi des empires de vastes espaces de
domination charnelle.
Mais les bas-fonds peuvent receler d’autres attraits, ou d’autres formes
de séduction. À l’instar de celles qui existent dans d’autres communautés,
religieuses notamment, une communion de sentiments a souvent réuni les
hommes et les femmes qui descendent dans les slums. Des fraternités, et
plus encore des sororités y sont nées, dont certains n’étaient évidemment
pas dénués de désirs homosexuels, effectifs ou refoulés54. Pour bien des
femmes notamment, la philanthropie des bas-fonds est aussi un moyen
d’acquérir indépendance et liberté, et de les vivre dans une communauté et
une solidarité de genre. Et rien n’interdisait de penser que l’âme sœur
pouvait aussi se trouver au fond des pires bas-fonds, parmi ces femmes
admirables qui luttaient contre la misère ou le vice, voire parmi ces filles
perdues qu’on pensait sauver de l’abîme. C’est pour partie le sens de A
Princess of the Gutter (Une princesse du caniveau), un roman de la très
prolifique L. T. Meade, publié en 1895, qui décrit la relation plus
qu’ambiguë qui lie une jeune diplômée de Cambridge, Joan, et une jeune
délinquante du quartier d’Old Nichol à Londres. Mais l’amour dans les
slums peut tout autant concerner l’autre sexe : les mariages sont fréquents
dans les « colonies sociales » que méthodistes ou congrégationalistes
implantent dans les bas-fonds de Londres à la fin du XIXe siècle, agences
matrimoniales d’un autre type55.
Au pire, l’investissement dans les bas-fonds peut prendre la forme
d’une renonciation, ou d’un dérivatif à la sexualité. De l’érotisme, pourtant,
émane du spectacle des slums56. Il peut être très direct, comme dans les
photos d’enfants en haillons que diffuse dans les années 1870 le Dr
Bernardo à Londres, dans le reportage de William Stead ou dans les
allusions à peine voilées à l’orgie sodomite que multiplie James Greenwood
à propos de sa nuit à l’asile. Il peut être symbolique comme dans cette
obsession de la saleté qui traverse tous les récits des femmes philanthropes,
saleté repoussante bien sûr, mais qui est aussi une marque de désir primitif
et une façon d’entrer en contact avec les corps, fussent-ils les plus
misérables.
Au-delà de la sexualité, il y a aussi la sensation forte, brutale,
excessive, que peut apporter l’expérience des bas-fonds. La peur, le frisson,
la répulsion, le dégoût, le haut-le-cœur, autant de réactions dont
l’ambivalence fait le prix. « J’aime à goûter ce qu’a de plus rare chaque
pays », écrit Astiné Aravian à un ami diplomate. Qu’importe si sa tournée
des grands-ducs la conduit à rencontrer des voleurs, des assassins, « des
dégénérés qui boivent des mélanges de Locuste dans une atmosphère
d’hôpital et de bagne, cela me sort de l’ordinaire »57. Pour Lucienne Favre,
la Casbah d’Alger, dont elle donne une image répugnante, est « un lieu
atroce et magnifique58 ». À cette soif de distinction par l’épreuve, qui est
aussi une façon de se rassurer face au spectacle du mal ou à la détresse des
autres, se joint la fierté que l’on peut éprouver à se mêler au monde de
l’altérité. « Je me lie un jour à une bande de malfrats de la porte d’Italie »,
explique Brassaï, non sans un certain orgueil à côtoyer ainsi des figures
inquiétantes59. Cendrars, lui, « traîne de bar en bar, raconte sa fille Miriam,
accepte des rendez-vous dangereux qui lui sont fixés par courrier anonyme
dès la parution du premier article60 ».
Bien des sentiments se mêlent dans cette satisfaction : provocation,
rébellion, goût de l’interdit, désir de transgression. « Je disparaissais dans
les bas-fonds de la capitale que je venais de découvrir et où, avec un
désespoir juvénile, fait d’orgueil et de révolte, de plaisir et de dégoût, je me
plongeais, obéissant à un besoin baudelairien de provocation, d’épate et de
débauche… Au fond, j’étais très fier de fréquenter les mauvais garçons, » se
souvient Francis Carco de ses premiers moments à Paris61. Pourtant, à
d’autres moments, il s’interroge : « D’où me vient ce goût de la crapule ?
Pourquoi n’ai-je jamais éprouvé, à son approche, la répulsion qu’elle
devrait normalement m’inspirer ? » Et il ne se montre pas toujours dupe du
romantisme qui entoure la figure des mauvais garçons qu’il fréquente. « Ces
misérables constituent l’élément le plus décourageant, le plus abject qui soit
[…] En vain soutiennent-ils que la chance les a trahis, paresse, ivrognerie,
bestialité, mensonge sont depuis si longtemps enracinés au fond de leur âme
qu’ils nous trompent et s’abusent eux-mêmes en assurant qu’ils seraient
devenus d’autres hommes si le destin l’avait voulu. Ce n’est pas vrai. Ils
sont nés monstres. Leur nature véritable les porte à ne rien faire, à n’aimer
que le mal62. » D’autres, comme Kessel, veulent aussi voir la face claire de
ces hommes : « J’ai vu une profonde bestialité, une amoralité totale et, en
même temps, une sorte d’héroïsme, de mystique de hors-la-loi63. » Mais la
nature réelle de ces hommes importe peu au vrai. L’essentiel est dans le
regard que l’on porte sur eux. L’écart et le rejet social qui les définissent
suscitent presque naturellement une sorte d’exacerbation symbolique :
l’Autre, déprécié, méprisé, se mue en figure déterminante, et souvent
érotisée, dans les fantasmes et les imaginaires sociaux64. On songe à la
jeune Colette, « ingénue libertine », qui rêve d’apaches le soir dans son lit65.
Toute la fascination des marges, tout l’exotisme social fonctionnent sur un
tel registre.
Mais d’autres regards sont possibles. Chaplin, lui, voulait voir de la
beauté dans les slums, du mouvement, de l’activité, de la vie66. « Cette rue
immonde l’attirait, le fascinait. C’était pour lui la vie, l’action, la liberté.
Son univers commençait là67 », se souvient Pépé le Moko. Certains
missionnaires sociaux espèrent que ce peuple sans morale, une fois dégagé
des sentiers de la perdition, constituera le levain d’un monde nouveau.
Fascinée par la « canaille », la jeune bohème milanaise des années 1880-
1890, qui vient au socialisme par la lecture de Sue, de Vallès ou de Zola,
estime aussi que de ce sous-prolétariat honteux, de cette société sauvage de
mendiants, de déclassés, de souteneurs et de prostituées, émergera demain
le peuple véritable, doté d’une réelle conscience de classe68. « C’est un lieu
infect et dangereux pour les uns, un lieu de perdition et de débauche, source
de tous les fléaux de l’alcoolisme à la drogue. Lieu privilégié pour les
autres, lieu de rencontre, de convivialité, de festivité, de distraction, de
culture même69. »
Et puis il y a le désir de se perdre, d’aller au bout de la débauche, de la
descente, de rencontrer cette part obscure de nous-mêmes que l’on s’efforce
habituellement d’esquiver. De faire face au mal, au sale, au pervers, au
damné, que la progressive sécularisation de nos sociétés entraîne vers un
enfer laïcisé et qui s’impose en même temps comme un puissant motif,
voire un mythe culturel70. Les victoriens, confrontés plus que d’autres aux
réalités comme à l’imaginaire des bas-fonds, dont l’insidieuse présence
troublait la certitude de progrès social, furent particulièrement sensibles à
cette dimension. Incarnation exemplaire de la respectabilité bourgeoise, le
bon Dr Jekyll fait surgir de lui-même ce double maléfique, Mr Hyde, qui
l’entraîne jusqu’à la mort dans l’abîme des bas-fonds. Publiée en 1886, la
nouvelle de Stevenson est tout autant révélatrice de l’hypocrisie de la
« double morale » que de cet irrépressible désir intérieur de faire face au
mal qui anime la société victorienne71. C’est aussi ce que recherche le
Dorian Gray d’Oscar Wilde, que publie en une seule livraison, en
juillet 1890, le Lippincott’s Monthly Magazine. Si Dorian Gray s’enfonce
dans les bas-fonds, c’est sans doute à la recherche d’opium ou de
prostituées, mais plus encore à la recherche de la laideur qui est la sienne.
« La laideur qu’il avait haïe parce qu’elle fait les choses réelles lui devenait
chère pour cette raison ; la laideur était la seule réalité. Les rixes sordides,
l’exécrable taverne, la violence crue d’une vie désordonnée, la vilenie des
voleurs et des déclassés étaient plus vraies, dans leur intense actualité
d’impression, que toutes les formes gracieuses d’art, que les ombres
rêveuses du chant ; c’était ce dont il avait besoin pour trouver l’oubli. » La
transgression, l’oubli de soi, la mort – ou leurs artefacts symboliques –,
c’est aussi ce que certains ont pu chercher dans l’immersion corps et âme
dans les bas-fonds.
Ces désirs, cette attirance pour les plus sordides marges sociales
apparaissent d’autant plus puissants que tout notre dispositif culturel, depuis
plus de cinq siècle, n’a cessé de les stimuler. Tout comme la violence, avec
laquelle ils font bon ménage, les bas-fonds se vendent bien, et leur insertion
progressive dans les canaux de la culture industrielle et médiatique n’a fait
que démultiplier l’offre. L’exploitation commerciale du misérabilisme ou du
sensationnalisme dont ces récits sont investis n’a évidemment pas créé le
phénomène, mais elle a su l’accompagner, le justifier et le réactiver au
besoin. Elle l’a fait avec d’autant plus d’efficacité que cette thématique
excelle à rayonner dans des registres différents – information, émotion,
drame, suspense, horreur, érotisme, poésie –, tout comme elle excelle à
migrer d’un genre à l’autre ou d’un support à l’autre. Ces indéniables
qualités ont permis aux bas-fonds de s’imposer comme une sorte de
spectacle total, moral et transgressif à la fois, sérieux et divertissant,
ethnographique et stéréotypé. On a souligné plus haut combien les
reportages new-yorkais de Jacob Riis visaient à dénoncer des réalités
urbaines et sociales intolérables et parvinrent même à quelques résultats non
négligeables dans la destruction des slums. Mais cela ne les empêchent pas
de s’imposer aussi – contradictoirement ? – comme un spectacle très prisé.
Voici comment est présenté par exemple son deuxième grand reportage, The
Children of the Poor, qui paraît en 1892 :
1. Charles Dickens, Oliver Twist [1837], Paris, Gallimard, 1973, préface, p. 21.
2. Roger Chartier, Figures de la gueuserie, op. cit., p. 101.
3. Eugène Sue, Les Mystères de Paris, op. cit., p. 9.
4. Octave Féré, Les Mystères de Rouen, op. cit., p. 130-131.
5. Judith Lyon-Caen, « Enquêtes, littérature et savoir sur le monde social en France dans les années 1840 »,
Revue d’histoire des sciences humaines, 17, 2007, p. 99-118.
6. Jean Moris, « Traite des Blanches dernières formules », Police Magazine, 375, 20 janvier 1938.
7. Eugène Villiod, Les Plaies sociales. Comment on nous vole, comment on nous tue, Paris, chez l’auteur, 1905,
p. 9-10.
8. Vidocq, Mémoires, op. cit., t. II, p. 246 ; id., Les Vrais Mystères de Paris, op. cit., t. III, p. 296.
9. Bronislaw Geremek, Les Fils de Caïn, op. cit., p. 357.
10. Id., Truands et misérables, op. cit., p. 184.
11. Id., Les Fils de Caïn, op. cit., p. 38.
12. Louis Chevalier, Classes laborieuses…, op. cit.
13. John J. Tobias, Crime and Industrial Society, op. cit. ; id., Nineteenth-Century Crime. Prevention and
Punishment, Londres, David & Charles, 1972 ; Eileen Yeo et Edward P. Thompson (dir.), The Unknown
Mayhew. Selections from the Morning Chronicle, 1849-1850, Londres, Merlin Press ; D. Thomas, The
Victorian Underworld, op. cit.
14. Andy Croll, « Who’s Afraid of the Victorian Underworld ? », The Historian, 84, hiver 2004, p. 30-35 ;
Heather Shore, « Undiscovered Country : Towards a History of the Criminal Underworld », op. cit. ; Tyler
Anbinder, Five Points, op. cit.
15. Clémence Royer, Les Mendiants de Paris, op. cit., p. 116 ; Judith Lyon-Caen, La Lecture et la Vie. Les usages
du roman au temps de Balzac, Paris, Tallandier, 2006.
16. Alexandre Vexliard, Introduction à la sociologie du vabagondage, op. cit., p. 125.
17. Patrice Peveri, « La criminalité cartouchienne : vols, voleurs et culture criminelle dans le Paris de la
Régence », in Lise Andriès (dir.), Cartouche…, op. cit., p. 156-174.
18. Eugène Sue, Les Mystères de Paris, op. cit., p. 40.
19. Gerard Van Hamel, « Discours d’ouverture du congrès international d’anthropologie criminelle », Archives
d’anthropologie criminelle, 1901, p. 600-601.
20. Michel Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 299-342.
21. James Alex Garza, The Imagined Underworld. Sex, Crime, and Vice in Porfirian Mexico City, Lincoln,
University of Nebraska Press, 2007.
22. Le roman met en scène une bande de terribles malfaiteurs opérant dans tout le pays, commandée par le
mystérieux colonel Juan Yauez, dit El Relumbro, dont on perçoit vite qu’il entretient des liens ambigus avec
Santa Anna, c’est-à dire le régime précédent. Sur ce monument de la littérature populaire mexicaine, voir
Robert Duclas, Les Bandits de Rio Frio. Politique et littérature au Mexique à travers l’œuvre de Manuel
Payno, Paris, IFAL, 1979.
23. Richard J. Evans, Tales from the German Underworld, op. cit.
24. Seth Koven, Slumming, op. cit.
25. Rosalind Crone, Violent Victorians. Popular Entertainment in Nineteenth-Century London, Manchester,
Manchester University Press, 2012.
26. Jacques-Guy Petit, « Le philanthrope Benjamin Appert (1797-1873) et les réseaux libéraux », Revue
d’histoire moderne et contemporaine, 41-4, 1994, p. 667-679.
27. Lucia Katz, « L’hospitalité de nuit parisienne au début de la IIIe République : structures, acteurs, pratiques
(1878-1898) », master d’histoire, Université Paris I, 2009.
28. Ellen Ross, Slum Travelers, op. cit., p. 1.
29. Louis Chevalier, Classes laborieuses…, op. cit., p. 76.
30. Alexandre Parent-Duchâtelet, De la prostitution dans la ville de Paris, considérée sous le rapport de
l'hygiène publique, de la morale et de l’administration, Paris, J.-B. Baillière, 1837, p. 527.
31. Jacques Carré, « Pauvreté et idéologie dans les enquêtes sociales… », op. cit., p. 201-222.
32. Jules Janin, L’Âne mort et la Femme guillotinée, Bruxelles, Dumont et Cie, 1829, p. 76-77.
33. Peter J. Keating, The Working Classes in Victorian Fiction, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1971 ;
Gertrude Himmelfarb, The Idea of Poverty. England in the Industrial Age, New York, Knopf, 1983.
34. Clarence Rook, The Hooligan Nights [1899], Oxford, Oxford University Press, 1979.
35. Raymond Schults, Crusader in Babylon, op. cit.
36. L’ouvrage classique est celui de Louis Filler, The Muckrakers [1976], Stanford, Stanford University Press,
1993 ; complété par Arthur et Lila Weinberg, The Muckrakers, Urbana, University of Illinois Press, 2001 ; et
surtout Aileen Gallagher, The Muckrakers. American Journalism during the Age of Reform, New York, The
Rosen Publishing Group Inc., 2006. En français, la thèse de Nicolas Gauchon, « Les Muckrakers et le rêve
d’Amérique, 1900-1912 », Université de Nice, 1999, qui insiste sur la dimension religieuse du phénomène.
37. Keith Gandal, The Virtues of the Vicious, op. cit. ; Robert M. Dowling, Slumming in New York. From the
Waterfront to Mythic Harlem, Urbana, University of Illinois Press, 2007.
38. Lincoln Steffens, The Shame of the Cities, New York, Smith, 1904 ; Ida Tarbell, The History of the Standard
Oil Company, New York, McClure, Phillips & Co., 1904.
39. Cité par Rolf Lindner, The Reportage of Urban Culture, op. cit., p. 30.
40. Upton Sinclair, The Jungle, New York, Grosset & Dunlop, 1906.
41. Aileen Gallagher, The Muckrakers, op. cit., p. 5.
42. Rolf Lindner, The Reportage of Urban Culture, op. cit., p. 87.
43. Dominique Kalifa, Biribi, op. cit., p. 34-38.
44. 19, 21, 26 février ; 4, 6, 14, 21, 27 mars ; 3 et 10 avril 1925. Cf. Damien Cailloux, Les Bas-Fonds nantais, op.
cit.
45. Henri Danjou, Enfants du malheur, op. cit.
46. Alexis Danan, L’Épée du scandale, Paris, Flammarion, 1961, p. 172. Henri Roubaud est notamment l’auteur
d’Enfants de Caïn, Paris, Grasset, 1925 ; 36, quai des Orfèvres, Paris, Éditions de France, 1927 ; Démons et
déments, Paris, Gallimard, 1933.
47. Helen Campbell, Darkness and Daylight, or Light and Shadow of New York Life in the Underworld of the
Great Metropolis, New York, Hartford Publications Co., 1889 ; Helen Campbell, Thomas Knox et Thomas
Byrnes, Darkness and Daylight, or Lights and Shadows of New York Life, Hartford, Worthington, 1891.
48. Ibid., p. 45.
49. Hutchins Hapgood, Types from City Streets [1910], New York, Garrett Press, 1970, p. 13.
50. Jean Norton Cru, Témoins. Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de
1915 à 1928 [1929], Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1993, p. 148.
51. Julia Kristeva, Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection, Paris, Seuil, 1980, chap. I.
52. Paul Ricœur, Temps et récit, t. III, Le Temps raconté, Paris, Seuil, 1985, p. 273.
53. Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe [1921], Paris, Gallimard, 1988, p. 12.
54. Seth Koven, Slumming, op. cit., p. 198-205, dont la belle analyse inspire les paragraphes qui suivent.
55. Ibid., p. 200-201.
56. Ibid.
57. Maurice Barrès, Les Déracinés, op. cit., p. 370.
58. Lucienne Favre, Tout l’inconnu de la Casbah d’Alger, op. cit., p. 10.
59. Brassaï, Le Paris secret des années 1930, Paris, Gallimard, 1976, p. 9.
60. Miriam Cendrars, Blaise Cendrars, Paris, Balland, 1985.
61. Francis Carco, Revue de Paris, 1er octobre 1952.
62. Id., Envoûtement de Paris, op. cit., p. 9-10.
63. Joseph Kessel, Bas-Fonds, op. cit., p. 8.
64. Peter Stallybras et Allon White, The Politics and Poetics of Transgression, Ithaca, Cornell University Press,
1986.
65. Colette, L’Ingénue libertine, Paris, Ollendorff, 1909.
66. Charlie Chaplin, My Wonderful Visit, Londres, Hurst & Blackett, 1922, p. 130.
67. Ashelbé, Pépé le Moko, op. cit., p. 18.
68. Olivier Bosc, La Foule criminelle, op. cit., p. 231-239.
69. Luc Bihl-Willette, Des tavernes aux bistrots. Une histoire des cafés, Lausanne, L’Âge d’homme, 1997,
p. 179.
70. Evans Lansing Smith, The Descent to the Underworld in Literature, Painting and Film, 1895-1950,
Lampeter, The Edwin Mellon Press, 2001 ; David L. Pike, Metropolis on the Styx. The Underworlds of
Modern Urban Culture, 1800-2001, Ithaca, Cornell University Press, 2007.
71. Robert L. Stevenson, The Strange Case of Dr Jekyll and Mr Hyde, Londres, Longman, Green & Co., 1886.
72. Jacob Riis, The Children of the Poor, Londres, Srampson Low & Co., 1892, présentation de l’éditeur.
Conclusion
« L’histoire des hommes se reflète dans l’histoire des cloaques »,
écrit Victor Hugo dans Les Misérables. Celle des bas-fonds ne faillit pas
à la règle. En dépit de sa nature hybride, où les inquiétudes, les angoisses
et les fantasmes se mêlent aux fragments de réel, l’imaginaire des bas-
fonds nous parle bien de la vie des êtres de chair et de sang. À trois
égards au moins, l’histoire qu’il nous raconte se révèle essentielle. Elle
nous dit d’abord le trouble qui affecte les sociétés occidentales au
moment où s’amorce le grand basculement vers ce monde neuf que
l’industrie, la ville, la démocratie et la culture marchande commencent à
façonner dès la première moitié du XIXe siècle. Confrontées à un
profond bouleversement de l’ordre et des cadres sociaux, troublées par
l’irruption de nouveaux acteurs collectifs, les élites ont ressenti le besoin
de repenser les contours, l’organisation et la stratification du monde
social. Elles ont pour cela fabriqué cet épouvantail – les bas-fonds –,
agrégat de figures hideuses et repoussoirs, et l’ont installé au cœur d’une
géographie symbolique, qui signifiait l’inacceptable. Tout n’était pas
imaginaire dans ces représentations, loin s’en faut, l’essentiel était même
bien réel : l’effroyable misère qui écrasait les nouveaux prolétaires,
l’insalubrité, la promiscuité, l’absence d’horizon autre que celui dessiné
par l’accablement, la détresse ou la révolte. Mais l’éclairage général, qui
insistait sur le vice, la « démoralisation » ou la transgression, relevait du
fantasme. L’intention était claire : stigmatiser l’intolérable, mais
déresponsabiliser aussi les élites et réaffirmer les valeurs fondant
l’identité dominante. Lorsque, à compter de la fin du siècle, le monde
social se clarifia et que ses accotements se stabilisèrent, on congédia peu
à peu les bas-fonds comme motif structurant. Progressivement vidés du
gros de leurs effectifs, ils se muèrent en « résidu », assimilé au monde
des marginaux et des malfaiteurs de profession, comme en témoigne
l’évolution du terme anglais underworld.
Mais l’histoire des bas-fonds contemporains est porteuse d’autres
enseignements. Elle nous dit également la grande difficulté qu’ont les
imaginaires collectifs à s’extraire des formes les plus traditionnelles de
représentation. Lorsque le XIXe siècle, ébranlé par l’émergence du
paupérisme et des nouvelles réalités sociales nées de l’industrialisation,
cherche les figures susceptibles d’exprimer ses craintes et son anxiété, il
va puiser dans ses souvenirs, et dans le répertoire d’images léguées par
les crises et les siècles précédents. Les « mauvais pauvres » et les gueux
de la fin du Moyen Âge resurgissent alors en rangs serrés. D’autres
références sont aussi mobilisées, les barbares, les sauvages, les peaux-
rouges, mais les gueux dominent l’assemblage. Qu’importe si leurs
silhouettes ne correspondent qu’imparfaitement à celles des nouveaux
pauvres industriels, on surimpose les images et l’on étend à toute une
classe sociale les caractères autrefois attribués à un groupe de mendiants
et de vagabonds. Porteuses de tous les stigmates du passé, les « classes
vicieuses », les « classes dangereuses » sont aussi grosses de toutes les
frayeurs de l’avenir puisqu’elles incarnent le risque politique du trouble
et de l’insurrection. On perçoit combien, même confrontées à de
nouveaux enjeux, les sociétés tendent à faire rejouer des scénarios
éprouvés. Cela peut-il suffire à disqualifier l’imaginaire comme objet
historique, à le rejeter dans l’univers intemporel des invariants et des
archétypes ? Non bien sûr, car c’est de ces rencontres et de ces
télescopages que naît aussi le mouvement de l’histoire. Mais cela exige
une attention soutenue aux rythmes et aux échelles du temps, à
l’enchevêtrement des motifs, aux usages et aux réemplois. C’est
pourquoi l’histoire des imaginaires ne consiste pas, comme le signalent
parfois ses détracteurs, à « recopier » les discours du passé, mais bien à
en déconstruire l’agencement pour mettre à nu ses significations.
Une dernière intrigue, plus indéchiffrable, vient encore
s’entrecroiser dans cette histoire des bas-fonds. Elle a trait à la part
obscure de nous-mêmes, aux contradictions de nos désirs, à l’impensé de
certaines de nos pulsions. Aujourd’hui comme hier, les transgressions et
les marges continuent de nous fasciner. La consommation symbolique de
l’horreur n’a pas fléchi, elle semble même s’accroître à mesure que nos
mondes se policent, que nos sociétés se pacifient. Prise en charge par les
technologies, les industries du divertissement et les médias modernes,
elle connaît même ses plus grandes heures. Je n’ai pas cherché dans ce
livre à exploiter le goût public pour le crime, la misère ou le « vice »,
mais, inévitablement, celui-ci nous a accompagnés, malgré nous, et est
venu, ici ou là, interférer dans le récit. Il ne servirait à rien de le déplorer,
il convient juste de ne pas l’ignorer, de le prendre en compte comme un
des éléments de l’histoire. Il nous renseigne sur nos vies comme sur
celles qui nous ont précédées.
Ces descriptions des bas-fonds ont profondément marqué le
XIXe siècle occidental. Elles l’ont teinté de gris, lui ont donné la saveur
âpre du malheur et de l’horreur sociale, l’ont environné de tensions et de
crimes. Le Londres victorien est-il aujourd’hui compréhensible sans
Oliver Twist, sans les gravures de Gustave Doré ou les meurtres de
l’Éventreur ? Et que vaudrait Paris sans ses Mystères ou ses Misérables ?
Pour autant, ces représentations ont-elles rempli leur but ? Sont-elles
parvenues à réordonner et à normaliser ces sociétés en mutation ?
L’extraordinaire profusion de récits des bas-fonds que ce siècle a
produite, et sur laquelle repose tout ce livre, plaide évidemment en ce
sens. Mais les contemporains ont-ils donné foi à toutes ces descriptions ?
Ont-ils considéré tous les migrants comme des criminels en puissance et
partagé la même attitude à l’égard des apaches, des rôdeurs des barrières
et des miséreux qui dormaient la nuit dans les fours à plâtre des carrières
d’Amérique ? Croyances, sensibilités et positions sociales ont bien
entendu pesé sur les appréciations et diversifié à l’extrême les réactions.
La lecture symptomale, nécessairement surplombante, que privilégie
l’histoire des imaginaires tend à durcir les représentations que la vie,
elle, s’attache à l’inverse à délier. Ai-je fait ici la part trop belle au
sordide, à l’abject, à « l’envers de la société, les plaies de l’humanité, les
hideuses machines qui font mouvoir ce monde1 » ? Bien des textes, bien
des témoignages ont jeté sur les marges un regard plus simple, plus clair,
et parfois attendri. Tous n’ont pas versé dans l’horreur et dans la
surenchère. On a décrit aussi des intérieurs pauvres, mais dignes, des
hommes et des femmes au travail, des vies difficiles, mais ordinaires.
D’autres, taraudés par l’effroi, par l’empathie ou par la culpabilité, ont
mis l’accent sur la détresse réelle, dépeint un univers de victimes, de
pauvres bougres, d’enfants grelottants. Des « êtres hâves, déguenillés,
qui semblent comme exclus du pacte social et qui seuls, résignés ou
farouches, inoffensifs à force de faiblesse, n’attendent plus que leur tour
de mourir2 ».
Le parcours ici proposé n’a sans doute pas épuisé les façons
d’explorer et de dire les bas-fonds. Il est fort à parier que les
philanthropes, les clergymen ou certains travailleurs sociaux ne s’y
reconnaîtraient qu’imparfaitement. D’autres expériences, d’autres récits
auraient pu fournir la matière à des scénarios alternatifs : une visiteuse
de prisons, un jeune « missionnaire » frais émoulu d’Oxbridge et engagé
dans une colonie sociale de Whitechapel, ou un de ces homeless
bohemians embarqué sur les routes de l’Amérique en crise et désireux de
suivre la voie des down and out writers incarnés par Jack London ou
George Orwell, nous raconteraient de tout autres histoires. Dans un
genre différent et plus près de nous, le journaliste et romancier Sergio
González Rodríguez a cherché à rendre compte de la nature des bas-
fonds de Mexico. Conçu comme un va-et-vient presque kaléidoscopique
entre le passé et le présent, son récit mêle une myriade de textes, de
lieux, de souvenirs, de chroniques, d’images, d’anecdotes qui, ensemble
« et parfois sans le savoir », traduisent toute l’effervescence des zones
d’ombre de la ville3. La caméra de Lionel Rogosin, qui filme trois jours
durant, en 1955, la chaleur dense et désespérante des hommes sans
avenir déambulant On the Bowery, ouvre sur le monde d’en bas un
regard encore différent.
Mais l’objet de ce livre n’était pas d’embrasser toutes les
expériences et tous les récits de la marge, tâche démesurée et à vrai dire
illusoire. La pauvreté, le malheur, comme l’avait bien senti Hugo, sont le
plus souvent irreprésentables ; ils n’émergent qu’à quelques rares
intersections avec le monde d’en haut : la charité, la pénalité, la prison4.
À bien des égards, l’expérience matérielle et morale de la misère est une
aporie littéraire, qui rentre mal dans les cadres de la représentation : elle
« y figure sans pouvoir s’y maintenir5 ». Ce que ce livre met au jour est
un imaginaire social. Son regard se veut panoptique : il s’efforce de
rassembler et d’inscrire dans le tableau l’essentiel des matériaux produits
par les contemporains pour figurer l’écart social et la transgression.
Attentif aux assemblages, il postule que les sociétés se racontent à elles-
mêmes des récits signifiants, qui engagent leur présent et aussi leur
avenir. Il croit à la vertu des paroxysmes6, qui révèlent dans l’affolement
ou dans la crudité les angoisses sociales les plus profondément enfouies.
Il défend enfin l’idée que l’Histoire est faite d’histoires, et qu’elle peut,
sans rien perdre de son ambition à dire le vrai et à expliquer le monde, en
raconter à son tour.
The Gladstone Library
août 2012