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OUVRAGES
L’Encre et le Sang
Récits de crimes et société à la Belle Époque
Fayard, 1995
Biribi
Les bagnes coloniaux de l’armée française
Perrin, 2009
DIRECTION D’OUVRAGES
Les Exclus en Europe, 1830-1930
(avec André Gueslin)
L’Atelier, 1999
Métiers de police
Être policier en Europe
(en collaboration)
Presses universitaires de Rennes, 2008
La Civilisation du journal
Histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle
(en collaboration)
Nouveau Monde Éditions, 2011
DANS LA COLLECTION
L’UNIVERS HISTORIQUE
(derniers titres parus)
La Mémoire désunie
Le souvenir politique des années sombres, de la Libération à nos jours
par Olivier Wieviorka
2010
Pudeurs féminines
Voilées, dévoilées, révélées
par Jean Claude Bologne
2010
Histoire de la forêt
par Martine Chalvet
2011
Histoire de la virilité
I. L’Invention de la virilité. De l’Antiquité aux Lumières
II. Le Triomphe de la virilité. Le XIXe siècle
III. La Virilité en crise ? XXe-XXIe siècle
sous la direction d’Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello
2011
Auschwitz
Enquête sur un complot nazi
par Florent Brayard
2012
L’Apocalypse joyeuse
Une histoire du risque technologique
par Jean-Baptiste Fressoz
2012
La Fin
Allemagne, 1944-1945
par Ian Kershaw
2012
Monarchies postrévolutionnaires
1814-1848
par Bertrand Goujon
2012
ISBN 978-2-02-110464-6
www.seuil.com
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo
Pour Alain Corbin
Introduction
Bas-fonds… l’expression est de celles que l’on comprend
instantanément. Chacun, hélas, voit très bien de quoi il s’agit : des bouges,
des taudis, des corps avachis dans des cloaques qui sentent la crasse et
l’urine, des existences dégradées par la misère et par l’alcool, des bagnes,
des prisons, la chair triste des prostituées, des situations intolérables où la
déchéance se mêle à l’immoralité, au malheur, au crime, à l’inceste.
L’abîme absolu, dans lequel semble continûment entraînée une foule de
vagabonds, de gueux, de mendiants, de filles « perdues », de criminels, de
forçats, autant de figures hideuses, de figures repoussoirs, pour partie
réelles et pour partie fantasmées.
Car si l’expression est immédiatement compréhensible, elle est aussi
diffuse et incertaine. Nulle définition objective des bas-fonds n’a jamais été
donnée, nulle délimitation officielle ne les a circonscrits. Il n’existe ni carte
ni dénombrement de ce monde effroyable. Les bas-fonds s’étendent sur un
terrain meuble, vague, où la réalité, la pire des réalités, a partie liée avec
l’imaginaire, un terrain où le « social » est constamment redéfini par le
« moral », où les êtres de chair et de sang font corps avec les personnages
de fiction. Ce territoire, que j’explore depuis plus de vingt ans, n’a
longtemps constitué qu’un décor, celui de mon travail d’historien du crime
et des marges sociales. Mais le décor, un jour, est devenu objet : qu’étaient-
ce donc vraiment que ces « bas-fonds » qui semblaient aller de soi, que tant
de romanciers, de journalistes, d’observateurs sociaux décrivaient avec
complaisance ? À quelles réalités sociales, à quels impératifs moraux
correspondaient-ils ?
Ce livre est né de ces interrogations. Il entend donc prendre le décor au
sérieux, en comprendre la construction, en saisir les significations, et tenter
d’éclairer la longue fascination qu’il exerce dans nos imaginaires.
L’expression, nécessairement, constitue notre point de départ. Que disent
les dictionnaires, dont la leçon est toujours très précieuse ? Le terme
appartient au registre de la topographie, du paysage. Les bas-fonds, ce sont
d’abord des lieux. Les premières acceptions relèvent du maritime : c’est un
fond où il y a peu d’eau, « qui est dangereux, où il est aisé d’échouer »,
explique dès 1690 le Dictionnaire de Furetière, vite repris par ses suiveurs.
On passe progressivement des flots à la terre ferme. Ce sont « des terrains
bas & enfoncés », note le Dictionnaire de l’Académie française en 1798,
des zones déprimées, moins élevées, souvent envahies par les eaux, donc
marécageuses et malsaines. Le sens social, celui des bas-fonds modernes
qui nous intéressent ici, émerge au XIXe siècle. C’est une « classe
d’hommes vils et méprisables », écrit Émile Littré en 1863, une « classe
d’hommes dégradés par le vice et la misère », précise trois ans plus tard le
républicain Pierre Larousse, plus sensible que Littré aux mécanismes
sociaux et moraux qui engendrent la bassesse. Si l’on glisse ainsi du
topographique au social, la dimension spatiale n’est jamais oubliée. Les
bas-fonds correspondent toujours à des lieux – ce sont des bouges, des
cours des Miracles, des asiles de nuit, des bagnes –, tous marqués par une
propension naturelle à s’enfoncer, dans un mouvement toujours descendant.
Des « dessous », des « envers », des « bas quartiers », qui plongent dans les
profondeurs de ce que Balzac appelait la « caverne sociale ». Mais,
conformément aux conceptions environnementalistes qui dominent
longtemps la pensée médicale, les lieux s’articulent toujours aux caractères,
les topographies sont toujours aussi « morales ».
Trois traits, étroitement entrelacés, semblent définir cet état : la misère,
le vice et le crime. Ces trois termes reviennent de façon obsédante sous la
plume des auteurs. Inquiry into Destitution, Prostitution and Crime, note un
médecin écossais qui explore en 1851 les mauvais lieux d’Édimbourg1.
Vice, Crime and Poverty, titre le journaliste américain Edward Crapsey pour
définir les bas-fonds de New York qu’il sillonne en 18682. En 1896, un
rédacteur de la très sérieuse Revue pénitentiaire décrit le dépôt de la
préfecture de police comme « le grand réceptacle du vice, de la misère et du
crime dans la capitale3 ». « Du vol, de la débauche et du crime », rectifie le
romancier Pierre Zaccone4. C’est « la fosse où Paris secoue, pêle-mêle, ses
vices, ses crimes et ses misères », renchérit le journaliste Maurice Aubenas
dans Détective en 19345. Le dosage entre ces trois éléments peut varier, la
focalisation aussi, mais leur présence croisée est une constante
indispensable. Leurs relations dessinent aussi la dynamique des bas-fonds :
« La misère a donc commencé leur malheur à tous. Le vice est arrivé après,
le crime n’était pas loin », explique le romancier Octave Féré6. D’autres,
évidemment, soutiennent l’inverse : le vice d’abord, puis le crime, enfin la
misère. Toutes les combinaisons sont possibles, que l’invention de la
dégénérescence vient légitimer au milieu du XIXe siècle. Des lieux donc,
des états et des individus enfin. Le peuple des bas-fonds se décline en une
interminable liste : toute la légion des « malfaiteurs », tous ceux –
prostituées, mendiants, voleurs, assassins, rôdeurs, chiffonniers, détenus,
etc. – qui sont nés de la fécondation immonde du vice, du crime et de la
misère.
Cette acception des bas-fonds est intimement liée au XIXe siècle. Si la
plupart des morceaux du puzzle existaient auparavant, quelque chose
survient en ce siècle, qui les assemble de façon cohérente, leur donne un
nom, donc une identité et une visibilité. L’expression, dans son sens social,
émerge au cours de la même année 1840 chez trois auteurs différents, signe
qu’elle est alors arrivée à maturité dans l’air du temps. Balzac l’utilise dans
son roman Z Marcas publié le 25 juillet 1840 dans la Revue parisienne7 ;
Constantin Pecqueur, l’un des socialistes « utopiques » du temps, l’emploie
dans un essai d’économie politique8 ; et Honoré Frégier fait de même dans
son célèbre ouvrage sur les Classes dangereuses de la population des
grandes villes9. Un romancier, un théoricien de la réforme sociale, un
policier : il n’est pas anodin de remarquer que l’expression paraît
simultanément dans les registres qui seront ceux de sa rapide diffusion. De
fait, l’expression se répand très vite chez des auteurs comme Proudhon,
Eugène Sue ou Constant Guéroult. En 1862, elle est devenue d’un usage
suffisamment commun pour qu’Henry Monnier, l’inventeur de M.
Prudhomme, en fasse le titre d’une série de contes évoquant diverses plaies
morales et sociales – Les Bas-Fonds de la société. Scènes populaires10 – et
Victor Hugo celui de l’une des parties de ses Misérables : « Le bas-fond ».
Ce surgissement au milieu du XIXe siècle ne se limite d’ailleurs pas à
la France. La plupart des langues latines l’adaptent dans des acceptions
similaires, bajos fondos en espagnol, bassi fondi en italien, avec des
références explicites à l’origine française11. La situation est plus complexe
en Angleterre, qui disposait déjà de toute une batterie lexicale pour désigner
les taudis et les bouges : rookeries, dens, dives, low life. Mais le XIXe siècle
s’y montre tout aussi inventif qu’en France, puisqu’il forge deux nouveaux
termes, appelés d’ailleurs à supplanter tous les autres. Ainsi du mot slum,
attesté en 1812 dans un sens encore imprécis (« un endroit dans lequel
surviennent de basses embrouilles »), mais qui se répand rapidement dans
les années 1830 et 1840 pour désigner les « bas quartiers », puis les
« taudis » de la ville12. L’autre terme, the underworld, plus proche encore du
français bas-fonds, était utilisé depuis le XVIIe siècle, notamment par Ben
Jonson, pour désigner les enfers païens13. Mais il n’apparaît dans son sens
social qu’en 1869, sous la plume du romancier américain George Ellington
dans The Women of New York14, puis une vingtaine d’années plus tard dans
l’ouvrage d’une philanthrope, Helen Campbell, sous-titré Light and Shadow
of New York Life in the Underworld of the Great Metropolis15. Il est devenu
d’un usage courant à la fin du siècle, qui voit se multiplier les « histoires
vraies de l’underworld 16 ». Le terme se diffuse aussi en Angleterre,
notamment lors de l’affaire Jack l’Éventreur en 1888. C’est un lieu
clandestin, « voué au crime, à la débauche ou au complot », signale au
début du XXe siècle le Chambers’s Dictionary17. Le terme (tout comme son
équivalent allemand Unterwelt) a peu à peu acquis un sens différent,
synonyme de « crime organisé », mais tel n’était pas le cas lorsqu’il
apparaît dans le dernier tiers du XIXe siècle. L’association de la misère et
du crime nourrit alors les représentations, et la plupart des enquêtes, à
l’exemple de celle de Thomas Archer en 1865, mêlent la description des
pauvres, des détenus et des criminels18. Lorsque le journaliste Thomas
Holmes publie en 1912 son célèbre London’s Underworld, il y évoque
presque exclusivement le sort des pauvres et des indigents19. Les
dictionnaires d’argot, très nombreux durant l’entre-deux-guerres, ne s’y
trompent pas : le terme underworld leur sert aussi à désigner la langue des
vagabonds, des mendiants et des marginaux20. C’est donc comme un quasi-
synonyme de « bas-fonds » que je l’emploierai dans ce livre.
Partout au XIXe siècle, les sociétés occidentales éprouvent donc le
besoin de forger des termes neufs pour renommer les réalités liées à la
misère et à la transgression. Cette exigence lexicale, et son inscription au
cœur d’un très dense système de représentations, constitue l’une des
principales questions historiques au cœur de cet ouvrage. Pourquoi et
comment le siècle du positivisme, de l’industrie, de la démocratisation et de
la culture de masse réorganise-t-il la pensée de ses marges ? Mais s’il est
important de comprendre pourquoi, à un moment donné, se reconfigure la
description des réalités sociales, il est tout aussi essentiel d’identifier les
motifs récurrents qui les caractérisent dans leur histoire longue. Car les
réalités en question – l’indigence, la délinquance, la débauche – ont
évidemment existé avant que le terme « bas-fonds » ne vienne les recouvrir.
Deux étapes apparaissent décisives : l’invention du concept de « mauvais
pauvre » au début du XIIIe siècle, pour désigner la troupe alors grandissante
des mendiants et des vagabonds, et celle de la gueuserie au tournant des
XVe et XVIe siècles. La fin du Moyen Âge et le début de la période
moderne sont en effet marqués par l’intensification des peurs sociales et la
multiplication des images de marginaux. Le terme « gueux », qui s’impose
alors, est investi d’une forte charge de duplicité : ce sont à la fois des
indigents et des coquins, des individus méprisables, des misérables. « Le
mot gueux, explique Pierre Larousse, présente la pauvreté comme quelque
chose de sale et de vil ; souvent s’y ajoute aussi l’idée de mendicité. » La
gueuserie, on le voit, recouvre le même registre sémantique que les bas-
fonds : misère et pauvreté, mais aussi vice, fourberie et délinquance. S’y
ajoute l’idée d’une contre-société hiérarchisée, d’un « monde à l’envers »,
et d’une langue, l’argot, censée dissimuler ces agissements coupables.
Projeté au cœur d’une ample production imprimée qui se diffuse rapidement
dans toute l’Europe moderne, le monde des gueux annonce celui des bas-
fonds.
Une difficulté, on le voit, commence à se faire jour. Ces bas-fonds et
ces gueux existent-ils vraiment ? Qu’il y ait des pauvres, des voleurs, des
prostituées et des bandes organisées ne fait malheureusement aucun doute,
qu’ils ressemblent aux descriptions pittoresques et horrifiées qu’en offrent
les principaux récits demeure plus incertain. Pour l’essentiel, les bas-fonds
relèvent d’une « représentation », d’une construction culturelle, née à la
croisée de la littérature, de la philanthropie, du désir de réforme et de
moralisation porté par les élites, mais aussi d’une soif d’évasion et
d’exotisme social, avide d’exploiter le potentiel d’émotions
« sensationnelles » dont, aujourd’hui comme hier, ces milieux sont porteurs.
C’est pourquoi les sciences sociales n’ont jamais pris cette expression au
sérieux. Quelques historiens du crime ou de la pauvreté, comme Louis
Chevalier ou John Tobias, l’ont utilisée dans les années 1950 et 1960, mais
sans en questionner véritablement la nature ou le sens21. C’est également le
cas des travaux consacrés aux milieux marginaux des grandes villes,
comme Londres, New York ou Berlin22. Lorsqu’une réflexion plus
spécifique a porté sur ces termes, principalement celui d’underworld, la
réaction des historiens a été de les récuser comme des expressions vagues,
incertaines, nébuleuses. On y a vu, à raison, une création « littéraire », une
sorte de figure formidable inventée par les élites pour dépeindre un monde
ouvrier brutal, menaçant, et artificiellement isolé du reste de la société. Tel
quel, il ne pouvait rien nous apprendre sur la vie ou sur les expériences du
monde réel. Ce rejet a été accentué par la fascination publique pour les
histoires de bas-fonds et la multiplication d’ouvrages pittoresques et de True
Crime Stories, florissantes dans le monde anglophone. « L’underworld,
comme expression, est tombé en disgrâce chez les chercheurs qui
l’associent aux représentations du XIXe siècle sur les classes dangereuses,
ainsi qu’à tous les travaux pittoresques qui présentent ses habitants comme
s’ils vivaient dans un autre monde géographique », écrit une historienne
britannique23. Le rejet a été encore plus fort du côté des sociologues,
notamment en raison de l’émergence à la fin des années 1970 de
l’expression voisine d’underclass, accusée d’être une clé de lecture
néolibérale masquant les ressorts sociaux de la nouvelle pauvreté24.
On ne cherchera donc pas, dans ces récits des bas-fonds, la trace
d’expériences tangibles de la pauvreté ou du crime. Des réalités, bien sûr,
affleurent incidemment, des lieux, des gestes, des destins peuvent parfois
transparaître, et certains historiens s’efforcent d’appréhender des données
effectives, notamment en matière de criminalité organisée25. Mais les bas-
fonds constituent essentiellement une représentation où se mêlent les
frayeurs, les désirs, les fantasmes de tous ceux qui s’y sont intéressés. C’est
« un amas confus d’éléments résiduels de toute espèce et de toute origine »,
écrit en 1903 le psychologue et criminologue argentin Francisco de Veyga26.
C’est une « imposture », renchérit Henry James dans The American Scene
en 1907. Dans ce récit qui retrace un voyage entrepris tout le long de la côte
atlantique des États-Unis, James s’attarde à New York, dans le Lower East
Side, et dénonce ces récits qui inventent un monde artificiel et sinistre27. Et
c’est bien ainsi qu’il faut le prendre, comme « un agrégat de figures et de
scènes issues de l’imagination urbaine28 », un lieu où s’enchevêtrent mille
images, mille références venues de la littérature, des enquêtes sociales, de
l’hygiène publique, des faits divers, des sciences morales et politiques, de la
chanson, du cinéma. Les historiens de la culture se sont bien sûr montrés
plus intéressés par ces représentations qui expriment les inquiétudes et les
anxiétés des élites, et de substantielles études ont été consacrées aux figures
de la répulsion, du crime, du danger, ou aux pratiques de slumming29 (visite
des bas-fonds). Aucune n’a cependant considéré les bas-fonds comme un
tout, comme un « imaginaire social », passible d’une lecture globale – c’est
ainsi que ce livre entend procéder.
La notion d’imaginaire social mérite à ce stade d’être précisée,
d’autant qu’elle n’a guère fait l’objet de mises au point détaillées et souffre
de la dimension fortement anhistorique que les philosophes et les
anthropologues ont donnée à l’imaginaire30. On le définira ici, dans le
sillage des travaux d’anthropologie historique, comme un système cohérent,
dynamique, de représentations du monde social, une sorte de répertoire des
figures et des identités collectives dont se dote chaque société à des
moments donnés de son histoire31. Les imaginaires sociaux décrivent la
façon dont les sociétés perçoivent leurs composants – groupes, classes,
catégories –, hiérarchisent leurs divisions, élaborent leur avenir. Ils
produisent et instituent le social plus qu’ils ne le reflètent32. Mais ils ont
besoin pour cela de s’incarner dans des intrigues, de raconter des histoires,
de les donner à lire ou à voir. C’est pourquoi l’imaginaire social est surtout,
comme le suggère Pierre Popovic, un « ensemble interactif de
représentations corrélées, organisées en fictions latentes33 ».
Les bas-fonds qu’on se propose ici d’explorer relèvent bien d’une telle
conception de l’imaginaire : produits par des sociétés inquiètes à des
moments de crise ou de surchauffe, ils offrent une série de récits qui visent
à qualifier et à disqualifier, à dire l’intolérable autant que le tolérable, à
concevoir et formuler les possibles lignes de fuite. Mais nul maître d’œuvre
n’a la haute main sur leur élaboration, ils ne sont collectifs que par défaut et
peuvent prendre parfois des chemins de traverse. La pluralité de leur
inspiration et surtout de leurs usages fait leur complexité autant que leur
richesse.
Les trois temps de ce livre nous invitent donc à comprendre comment
les sociétés occidentales ont pensé leurs envers au moment du grand
basculement dans l’ordre industriel. Centrée sur l’avènement des bas-fonds,
la première partie s’attache à plonger au plus profond de cet imaginaire –
lieux, décors, acteurs, motifs – et à sonder les contextes qui, au cœur du
XIXe siècle, expliquent son émergence. Mais elle s’emploie aussi à montrer
la récurrence des représentations, dont certaines s’ancrent dans un passé
immémorial. Si bien que les bas-fonds surgiront ici dans leur hideuse et
insidieuse présence. Défendant l’idée qu’un imaginaire social fonctionne
toujours au travers des intrigues qui lui donnent forme et sens, la deuxième
partie de ce livre identifie quatre scénarios, quatre scripts remarquables, qui
organisent le récit des bas-fonds. On ne soutiendra pas qu’ils l’épuisent –
d’autres choix, d’autres trames étaient sans doute possibles –, mais les
quatre enchaînements retenus éclairent très largement la scénographie de
ces envers sociaux. S’il a une naissance, un imaginaire social doit aussi
avoir une fin, faute de quoi son évidence historique ne saurait être perçue
avec la même acuité. Même si nombre de ses motifs et de ses constituants
restent en place, se reconfigurent ou s’adaptent à de nouveaux contextes, la
combinatoire spécifique née autour des bas-fonds au début du XIXe siècle
s’épuise progressivement vers le milieu du siècle suivant. Les États
providence qui s’imposent au lendemain de la Seconde Guerre mondiale ne
lui laissent guère de place. C’est à l’histoire de son effacement progressif et
de ses rémanences qu’est consacrée la dernière partie. Chemin faisant, elle
s’interroge aussi sur les usages d’un tel imaginaire, les manières souvent
très différentes de l’investir, son « sens pratique » en quelque sorte.
1. An Inquiry into Destitution, Prostitution and Crime in Edinburgh, Édimbourg, James G. Bertram &
Company, 1851.
2. Edward Crapsey, The Nether Side of New York, or The Vice, Crime and Poverty of the Great Metropolis, New
York, Sheldon & Co., 1872.
3. Henry Alpy, « Les enfants dans les prisons de Paris », Revue pénitentiaire et de droit pénal, 1896, p. 224.
4. Pierre Zaccone, Les Nuits du boulevard [1876], Paris, Fayard, 1880, p. 296.
5. Maurice Aubenas, « Dans le canal des trépassés », Détective, 28 juin 1934.
6. Octave Féré, Les Mystères de Rouen [1845], Rouen, Haulard, 1861, p. 248.
7. . « Il m’a dit en 1831 ce qui devait arriver : les assassinats, les conspirations, le règne des Juifs, la gêne des
mouvements de la France, la disette d’intelligence dans la sphère supérieure et l’abondance de talents dans les
bas-fonds où les plus beaux courages s’éteignent sous les cendres du cigare. »
8. Constantin Pecqueur, Des améliorations matérielles dans leurs rapports avec la liberté. Introduction à
l’étude de l’économie sociale et politique, Paris, Gosselin, 1840, p. 80 : « Les classes riches, parmi lesquelles
les déplacements subits de fortune viennent parfois jeter le trouble et le désordre, produisent de temps en
temps ces fameux chefs de bandits qui ameutent et dirigent tout ce qu’il y a de passion subversive et de
cruauté dans les bas-fonds de la population misérable et pervertie. »
9. Honoré Antoine Frégier, Des classes dangereuses de la population dans les grandes villes et des moyens de
les rendre meilleures, Paris, Baillière, 1840, p. 347.
10. Henry Monnier, Les Bas-Fonds de la société. Scènes populaires, Paris, Jules Claye, 1862.
11. Le Grande dizionario della lingua italiana (Turin, Unione tipografico-editrice torinese, 1988) renvoie à
l’expression française.
12. . « A room where low goings-on occurred », cité par Harold J. Dyos, « The Slums of Victorian London »
[1966], in David Cannadine et David Reeder (dir.), Exploring the Urban Past. Essays in Urban History by H.
J. Dyos, Cambridge, Cambridge University Press, 1982, p. 129-153. Selon Ellen Ross (Slum Travelers.
Ladies and London Poverty, 1860-1920, Berkeley, University of California Press, 2007, p. 301), il s’agirait
d’une diminution argotique de slumber, qui signifie « sommeil ». En 1821, dans Life in London, Pearce Egan
décrit les back-slums de Holy Lane et de Saint-Giles comme de « low, unfrequentend parts of the town » et
Dickens utilise le terme dans le même sens en 1840. Le Times du 16 janvier 1845 en fait un synonyme de
bad-lodging et c’est comme tel qu’il se généralise. Slumming, en revanche, n’est pas attesté avant la décennie
1880. L’Oxford English Dictionnary l’enregistre en 1884.
13. Margaret Tudeau-Clayton, « Underwor(l)ds, l’ancien et le nouveau », in François Laroque et Frank Lessay
(dir.), Esthétique de la nouveauté à la Renaissance, Paris, PUPS, 2001, p. 59-76.
14. George Ellington, The Women of New York or the Underworld of the Great City, New York, New York Book
Co., 1869.
15. Helen Campbell, Darkness and Daylight, or Lights and Shadows of New York Life of the Great Metropolis,
New York, Hartford Publications Co., 1889.
16. Josiah Flynt Willard, « True stories from the underworld », McClure’s, 15 juin 1900.
17. . « A submerged, hidden or secret region or sphere, especially one given to crime, profligacy and intrigue »,
cité par Donald A. Low, Thieves’s Kitchen. The Regency Underworld, Londres, Dent, 1982, p. VIII.
18. Thomas Archer, The Pauper, the Thief and the Convict : Sketches of Some of their Home, Haunts, and Habits,
Londres, Grommbridge & Sons, 1865.
19. Thomas Holmes, London’s Underworld [1912], with an introduction by Iain Sinclair, Londres, Anthem Press,
2006.
20. Cf. par exemple Irwin Godfrey, American Tramp and Underworld Slang. Words and Phrases Used by
Hoboes, Tramps, Migratory Workers and those on the Fringes of Society, with their Uses and Origins, New
York, Sears Publishers, 1930, ou, un peu plus tard en Grande-Bretagne, Eric Partridge, A Dictionary of the
Underworld, British and American, Being the Vocabulary of Crooks, Criminals, Racketeers, Beggars and
Tramps Convicts, Londres, Routledge, 1950.
21. Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris dans la première moitié du XIXe siècle,
Paris, Plon, 1958 ; John J. Tobias, Crime and Industrial Society, Londres, Batsford, 1967.
22. Par exemple, et parmi d’autres, Kellow Chesney, The Victorian Underworld, Londres, Temple Smith, 1970 ;
Gãmini Salgãdo, The Elizabethan Underworld, Londres, Dent & Son, 1977 ; Thomas Gilfoyle, A
Pickpocket’s Tale. The Underworld of Nineteenth-Century New York, New York, Norton & Co., 2006 ;
Richard J. Evans, Tales from the German Underworld. Crime and Punishment in the Nineteenth Century,
New Haven, Yale University Press, 1998.
23. Deborah A. Symond, Notorious Murders, Black Lanterns, & Moveable Goods. The Transformation of
Edinburgh’s Underworld in the Early Nineteenth Century, Akron, The University of Akron Press, 2006,
p. 146, n. 25.
24. Loïc Wacquant, « L’Underclass urbaine dans l’imaginaire social et scientifique américain », in S. Paugam
(dir.), L’Exclusion. L’état des savoirs, Paris, La Découverte, 1996, p. 248-262. Sur ce débat, cf. infra,
chap. IX.
25. Heather Shore, « Undiscovered Country : Towards a History of the Criminal Underworld », Crimes and
Misdemeanours, 1, 2007, p. 41-68.
26. Francisco de Veyga, « Los Lunfardos. Estudios clínicos sobre esta clase de ladrones profesionales », 1903,
cité par Lila Caimari, La Ciudad y el Crimen. Delito y vida cotidiana en Buenos Aires, 1880-1940, Buenos
Aires, Editorial Sudamericana, 2009, p. 56.
27. Henry James, The American Scene, Londres, Chapman & Hall, 1907, p. 201.
28. Lila Caimari, La Ciudad y el Crimen, op. cit., p. 56.
29. Par exemple Alain Corbin, Le Miasme et la Jonquille. L’odorat et l’imaginaire social, XVIIIe-XIXe siècle,
Paris, Aubier, 1982 ; Judith Walkowitz, City of Dreadful Delight. Narratives of Sexual Danger in Late-
Victorian London, Chicago, University of Chicago Press, 1992 ; Seth Koven, Slumming. Sexual and Social
Politics in Victorian London, Princeton, Princeton University Press, 2004.
30. C’est le cas de Gaston Bachelard ou de Gilbert Durand. Voir notamment Gilbert Durand, Les Structures
anthropologiques de l’imaginaire, Paris, PUF, 1960.
31. Bronislaw Baczko, Les Imaginaires sociaux. Mémoires et espoirs collectifs, Paris, Payot, 1984.
32. Cornelius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975.
33. Pierre Popovic, Imaginaire social et folie littéraire. Le Second Empire de Paulin Gagne, Montréal, Presses de
l’université de Montréal, 2008, p. 24.
PREMIÈRE PARTIE
Contre-sociétés
Tous les affiliés des bas-fonds sont unis par ce lien énigmatique
qu’ils se transmettent fidèlement sans rien changer, et qui facilite leur
misérable existence, en marge d’une société qui les pourchasse et
qu’ils haïssent131.
L’Hôpital général n’a pas l’allure d’un simple refuge pour ceux
que la vieillesse, l’infirmité ou la maladie empêchent de travailler ; il
n’aura pas seulement l’aspect d’un atelier de travail forcé, mais plutôt
d’une institution morale chargée de châtier, de corriger une certaine
« vacance morale », qui ne mérite pas le tribunal des hommes, mais
ne saurait être redressée par la seule sévérité de la pénitence.
L’Hôpital général a un statut éthique32.
L’un des principaux effets de ces inflexions fut la création d’une ample
bibliothèque européenne de la « gueuserie », dont les motifs et les thèmes
structurent dans la longue durée l’imaginaire de la transgression. Ces textes,
dont la production va crescendo, s’adossent aux listes de faux mendiants et
de faux pauvres de la fin du Moyen Âge, mais en élargissent
progressivement la nature et l’assise. On passe ainsi de l’inventaire dressé
par des magistrats ou par les chancelleries au traité littéraire, du judiciaire à
la fiction ou à l’imaginaire, signe de l’intérêt public croissant que suscitent
ces descriptions. Bronislaw Geremek a minutieusement établi la
cartographie de cette production et souligné ses traits principaux41. Dès la
fin du XVe siècle, des énumérations de charlatans, faux mendiants, faux
pèlerins, etc., sont exploitées dans un souci plus ethnographique et littéraire.
C’est le cas notamment du Speculum cerrenatorum, un traité composé par
un ecclésiastique d’Urbino pour dénoncer l’art de la fourberie développé
selon lui par les habitants de Cerreto, un petit village d’Ombrie. C’est le cas
également du célèbre Liber vagatorum, livre des gueux allemands qui date
lui aussi de la fin du XVe siècle, et dont Luther préfaça l’une des versions.
Les mêmes sortes de descriptions se retrouvent à la même époque dans La
Nef des fous de Sebastian Brant. L’audience de ces textes est très large.
Bénéficiant des ressources nouvelles qu’autorise désormais l’imprimerie, ils
sont repris et diffusés par tous les réseaux de colportage et d’imprimés à bas
prix. Ils se fixent bientôt en quasi-genre, littérature des mendiants et des
gueux, qui s’épanouit dans l’Europe des XVIe et XVIIe siècles42 et que
deux traits unifient : la révélation des ruses, supercheries ou techniques de
supplication ainsi que celle de la forte hiérarchie censée régir ce monde. En
Angleterre, The Fraternity of Vacabondes de John Awdeley, publié en 1561,
distingue 19 catégories de vagabonds et 25 de filous. Les hiérarchies
semblent moins rigides en Espagne, mais les Ordenanzas mendicativas de
Guzman y ordonnent cependant la société des mendiants. On est frappé du
caractère presque immédiatement européen de cette production : littérature
picaresque en Espagne, récits de la gueuserie en France, literature of
roguery ou rogue pamphlets en Angleterre, Schelmenroman dans les pays
germaniques. Chacun bien sûr développe quelques traits spécifiques, mais
l’unité du genre est réelle, comme le prouvent les circulations et les
transferts incessants entre les différents espaces.
En France, deux ouvrages occupent une place privilégiée dans la
fixation de cet imaginaire : La Vie généreuse des mercelots, gueux et
boesmiens contenant leur façon de vivre, sublitez et gergon…, publié à
Lyon en 1596, et Le Jargon ou Langage de l’argot reformé, comme il est à
présent en usage parmi les bons pauvres, texte célèbre dû à un certain
Olivier Chéreau et publié autour des années 1630. La Vie généreuse, sorte
d’autobiographique picaresque, retrace l’initiation à la vie de gueux d’un
nobliau breton. Le texte, dans le sillage de ceux qui l’ont précédé, énumère
les divers « États », assortis des ruses et tromperies mises en œuvre, qui
constituent la gueuserie. Mais il innove en décrivant l’organisation de la
« monarchie » des gueux, véritable contre-royaume dirigé par le grand
Coësre (parfois aussi appelé Dasbuche ou roi Thune), qui distribue ses
provinces aux nombreux affidés – les cagoux – qui lui servent de
lieutenants. Le Jargon évoque lui aussi le roi des gueux, dont il décrit
l’élection, puis met en scène les états généraux de la monarchie d’Argot,
dix-huit corporations qui paient chacune tribut au grand roi. On retrouve
dans ces deux textes bien des éléments qui circulaient en Europe depuis la
fin du XVe siècle, notamment la taxinomie détaillée des différentes façons
de mendier ou de voler. Mais la description de la société des gueux est ici
poussée à bout. Celle-ci forme désormais un État dans l’État, une contre-
monarchie précisément organisée et dirigée. Les argotiers « sont tant qu’ils
composent un gros royaume : ils ont un Roi, des Lois, des Officiers, des
États, et un langage tout particulier43 ». L’idée s’affine d’une société du
dessous, qui serait le double inversé de celle du dessus, dans sa structuration
comme dans ses hiérarchies. « Les gueux ont leurs magnificences et leurs
voluptez comme les riches et, dict-on, leurs dignitez et ordres politiques »,
note Montaigne dans les Essais44.
Ces textes sont fondateurs. Les continuités sont évidemment très fortes
avec les nomenclatures de la fin du Moyen Âge : il s’agit toujours de
décrire par énumération l’organisation du monde mystérieux des
marginaux, de dévoiler leurs procédés et la communauté de langage qui les
lie. Le souci de contrôle social y demeure donc essentiel. Mais trois
innovations principales s’y font jour45. La première concerne l’attention
nouvelle portée au biographique. La société, jusque-là très collective des
mendiants et des gueux, laisse peu à peu émerger quelques personnages ou
figures singulières, dont l’entrée en scène modifie l’éclairage. Attaché à des
destins individuels, le propos tend à se faire plus empathique. C’est
principalement le cas des récits picaresques espagnols, qui s’emploient, sur
le mode autobiographique, à narrer les aventures souvent facétieuses et
ponctuées de bons mots d’un picaro, héros marginal mais sympathique.
Vivant d’expédients, vagabondant à travers les différentes classes de la
société, le picaro incarne un mode de vie qui refuse l’intégration et la
socialisation, sans pour autant sombrer dans la déchéance ou les dessous
infâmes. Les œuvres maîtresses comme les « vies » de Lazarillo de Tormès
(1544), de Guzman de Alfarache (1599) ou du Buscon (1626) connaissent
un immense succès.
La deuxième innovation s’y rattache directement. Elle concerne le
caractère plaisant, récréatif, parfois espiègle que prennent ces récits. Sans
doute certains des textes précédents, soucieux de signaler les tours les plus
élaborés des filous ou de lever le voile sur des univers interdits,
possédaient-ils déjà une telle dimension, source d’une lecture distanciée et
de ses prolongements fictionnels. Mais elle revêt au XVIe siècle des accents
nettement burlesques, en relation avec la tradition carnavalesque qui
caractérise la culture populaire du temps. Ce déplacement est
particulièrement sensible dans la littérature « espiègle » germanique, ou
Schelmenroman, marquée par les figures de Simplicissimus et surtout de
Till Eulenspiegel, fils de paysans qu’on prend pour un simplet, mais qui se
révèle être un grand malin et un grand coquin. Il se manifeste surtout dans
le picaresque espagnol, dont l’empreinte marque toute la littérature
européenne. Le regard porté sur les marginaux s’infléchit en conséquence ;
il se fait plus léger, plus délié, plus distrayant aussi, jusqu’à offrir parfois
une valorisation discrète, mais continue de la transgression. On sait
combien cette modalité descriptive est dès lors au cœur du système de
représentation des bas-fonds.
La dernière innovation, sans doute la plus décisive à l’égard de notre
propos, concerne l’émergence de topographies spécifiques, explicitement
vouées au monde des gueux et des marginaux. C’est le motif de la « cour
des Miracles », tel qu’il naît à Paris au cœur du XVIIe siècle, ce lieu secret
et dangereux où, le soir venu et comme par miracle, les aveugles retrouvent
la vue, les manchots leurs bras et les culs-de-jatte leurs jambes. La mention
la plus ancienne date de 1547 : dans les Propos rustiques de Noël du Fail,
Tailleboudin évoque l’existence, à Bourges, d’une « rue des miracles » où
les mendiants aveugles recouvraient miraculeusement la vue. Au début du
XVIIe, David Ferrand parle d’une « cave des miracles », à Rouen cette fois-
ci, et l’on trouve à peu près en même temps mention d’une cour parisienne
dans les Nouvelles et Plaisantes Imaginations de Bruscambille en 161346. À
Paris, un mémoire de 1617 fait allusion à « la place vulgairement appelée
cour des Miracles, derrière les Filles-Dieu, au bas d’un rempart d’entre la
porte Saint-Denis et Montmartre où on les voyait ordinairement le soir, tout
l’été, danser, jouer, jouer ou rire, et se donner du bon temps47 ». En 1630, Le
Jargon de Chéreau en donne une description un peu plus précise :
Bandits et brigands
« Classes dangereuses »
Menaces sociales
C’est parce qu’il perçoit de façon exacerbée toutes les questions liées
aux marges et aux transgressions sociales que le XIXe siècle ressent le
besoin de forger les nouveaux termes et expressions chargés d’en rendre
compte. Des multiples inflexions qui sont alors sensibles, deux apparaissent
décisives. La première concerne le recouvrement du monde du travail par
celui de la misère et du vice, l’assimilation des classes laborieuses à des
classes dangereuses. Contrairement aux gueux de la tradition, c’est
désormais clairement dans une dimension sociale que s’inscrivent les bas-
fonds. Cette rupture, pointée dès 1958 par Louis Chevalier dans son
ouvrage fameux, Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris
pendant la première moitié du XIXe siècle, bouleverse la représentation
classique du mauvais pauvre, qui récusait le travail et choisissait la voie du
vice. C’est dans « la population flottante des grandes villes, cette masse
d’hommes que l’industrie appelle autour d’elle, qu’elle ne peut pas occuper
constamment, qu’elle tient en réserve, comme à sa merci », que se recrutent
les nuées de criminels qui menacent la civilisation, comme l’écrit Eugène
Buret73. Et pour beaucoup d’observateurs, la démoralisation survient dès
lors non plus seulement du « vice », mais de la dégradation des conditions
sociales. « Si la démoralisation de l’ouvrier dépasse un certain point, il
devient criminel aussi inévitablement que l’eau devient vapeur en
bouillant », constate Engels en 184474. Là réside la spécificité des « bas-
fonds », marécage social, communauté de destin et de conditions qui relie le
crime, le vice et la misère, univers des « misérables ».
Pourtant, si le constat est général, s’il identifie sans coup férir les
classes vicieuses, délinquants, voleurs, prostituées, etc., au monde ouvrier,
l’analyse n’est que rarement posée en termes aussi objectifs. Ce que l’on
pointe finalement davantage, c’est le caractère « naturellement » vicieux de
beaucoup d’ouvriers. Oui, le monde délinquant est bien peuplé d’ouvriers.
« Le bourgeron règne et défie, par cette terrible région qui pue le sang
répandu75 », déclare Nadar dans les quartiers sud de Paris. Mais beaucoup
d’auteurs refusent d’établir des liens aussi nets entre misère et délinquance.
Moreau-Christophe fait même de ce refus l’argumentation centrale de son
Monde des coquins, explicitement présenté comme une réfutation des thèses
de Victor Hugo. Il n’est d’ailleurs pas le seul à le penser. S’il se trouve
autant d’ouvriers de fabrique parmi les classes dangereuses, ce n’est pas,
explique Octave Féré, « que le travail ne puisse leur donner les moyens de
vivre mieux, mais parce que le vice les a abrutis, parce que la passion de
l’eau-de-vie les domine et qu’ils boivent, dès qu’il est reçu, avant de rentrer
chez eux, l’argent de la quinzaine76 ». Hugo lui-même, dont Les Misérables
constituent pourtant l’alpha et l’oméga du romantisme social, est parfois
victime de cette confusion. Tout au fond du « bas-fond », dans « la dernière
sape », celle des ténèbres, celle qui communique avec les Enfers, il n’est
plus vraiment question de misère et d’ignorance. Dans ce dernier dessous,
dans ce monde « sans relation aucune avec les étages supérieurs », il n’y a
plus qu’une race, celle des hommes voués au mal de toute éternité. « Sous
l’obscur plafond de leur cave, ils renaissent à jamais du suintement social
[…] Du truand au rôdeur, la race se maintient pure »77.
Si le XIXe siècle fait incontestablement de la misère et du crime des
faits sociaux, le constat célèbre de Louis Chevalier mérite donc d’être
précisé. Il s’agit en effet moins de la substitution d’une description
« sociale » à celle, traditionnelle, qui privilégiait l’univers clos, pittoresque,
immoral et vicieux de la gueuserie, que, à l’inverse, de l’extension de ces
images traditionnelles vers l’ensemble des « classes inférieures » de la
société. Tout se passe comme si les traits caractéristiques des gueux, des
mendiants et des prédateurs d’antan – le vice, l’ivrognerie, la débauche,
l’imprévoyance, la violence, etc. – venaient désormais affecter la quasi-
totalité des classes laborieuses. Lorsque, dans le dernier tiers du siècle, la
stratégie sera à l’intégration d’un monde ouvrier que l’on souhaite
responsabiliser, ses éléments non assimilables, residuum, thugs ou apaches,
conserveront les caractères habituels du monde clos, professionnel, du vice
et de la corruption.
La seconde grande innovation du siècle concerne l’inscription des bas-
fonds dans les canaux et les logiques de la culture de masse. Sans doute les
histoires de mendiants ou de brigands avaient-elles toujours cherché à
toucher le plus large public, ce que permettaient les réseaux européens du
colportage. Mais le changement d’échelle qui s’opère au XIXe siècle est tel
qu’il modifie jusqu’à la structure et la nature même des récits.
1. Alain Corbin, « Le XIXe siècle ou la nécessité de l’assemblage », in Alain Corbin et al. (dir.), L’Invention du
XIXe siècle. Le XIXe siècle vu par lui-même (littérature, histoire, société), Paris, Klincksieck/Presses de la
Sorbonne nouvelle, 1999, p. 153-159 ; Pierre Rosanvallon, Le Peuple introuvable. Histoire de la
représentation démocratique en France, Paris, Gallimard, 1988.
2. Ce phénomène a donné lieu à une immense bibliographie que j’ai tenté de raisonner dans « Enquête et culture
de l’enquête au XIXe siècle », Romantisme, 149, 2010, p. 3-23.
3. Victor Hugo, Les Misérables, op. cit., IVe partie, liv. I, chap. IV.
4. Stuart Woolf, The Poor in Western Europe in the 18th and 19th Century, Londres, Metuen, 1986.
5. Patrick Colquhoun, A Treatise on the Police of the Metropolis, Londres, Bye & Law, 1803, p. 49.
6. Cité par André Gueslin, Gens pauvres, pauvres gens, op. cit., p. 94.
7. Le Journal des débats, 8 décembre 1831.
8. Pierre Michel, Un mythe romantique. Les barbares, 1789-1848, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1981.
9. Louis Chevalier, Classes laborieuses…, op. cit.
10. Thomas Plint, Crime in England. Its Relation, Character and Extent, Londres, Charles Gilpin, 1851, p. 146.
11. Fernando Vicente Albarrán, « Los Barrios negros », op. cit., p. 344-362.
12. Gareth Stedman Jones, Outcast London, op. cit. ; John Welshman, Underclass. A History of the Excluded,
1880-2000, Londres, Hambledon Continuum, 2006.
13. Israël Zangwill, Enfants du Ghetto [1892], Paris, Les Belles Lettres, 2012.
14. Thomas Heise, Urban Underworld. A Geography of Twentieth-Century American Literature and Culture,
New Brunswick, Rutgers University Press, 2011.
15. Alphonse Esquiros, Les Vierges folles, Paris, Le Gallois, 1840, p. 83.
16. Heinrich Heine, De la France, Paris, Renduel, 1833.
17. Jean-Noël Tardy, « Les catacombes de la politique. Conspirations et conspirateurs en France, 1818-1870 »,
thèse d’histoire, Université Paris I, 2011.
18. Rodolphe Apponyi, Vingt-Cinq ans à Paris (1826-1850). Journal du comte Rodolphe Apponyi, attaché à
l’ambassade d’Autriche-Hongrie à Paris, Paris, Plon, 1913, t. II, p. 121, cité ibid., p. 462.
19. Archibald Allison, « Causes of the Increase of Crime », Blackwood’s Edinburgh Magazine, vol. LVI,
juillet 1844, p. 7.
20. Journées de juin 1848 écrites devant et derrière les barricades par des témoins occulaires (sic), Paris,
Garnier Frères, s.d., p. 14, cité par Jean-Claude Caron, Frères de sang. La guerre civile en France au
XIXe siècle, Seyssel, Champ Vallon, 2009, p. 181.
21. Cité ibid., p. 182.
22. Pierre-Antoine Pagès-Duport, Journées de juin, récit complet des événements des 23, 24, 25, 26 et des jours
suivants, Paris, Pitra et fils, 1848, p. 27, cité ibid., p. 182-183.
23. Lettre du procureur général de Lyon, 14 février 1859, BB30 440, citée par Karine Salomé, L’Ouragan
homicide. L’attentat politique en France au XIXe siècle, Seyssel, Champ Vallon, 2011, p. 127.
24. Cité par Jean-Claude Caron, Frères de sang, op. cit., p. 220.
25. Gabriel Tarde, Sur le sommeil ou plutôt sur les rêves. Et autres textes inédits, présentés par Louise Salmon,
Lausanne, BHMS, 2010, p. 197-199.
26. Gareth Stedman Jones, Outcast London, op. cit..
27. APP, BA/1900 : « Synthèse générale sur le mouvement anarchiste destinée au préfet de police », 31 juillet
1928 ; id., 11 mars 1933, cités par Camille Boucher, « Les vrais révolutionnaires. Anarchistes individualistes
français durant l’entre-deux-guerres », mémoire de master, Université Paris I, 2010, p. 40.
28. Raymond Huard, « Marx et Engels devant la marginalité : la découverte du Lumpenproletariat »,
Romantisme, 59, 1988, p. 7.
29. Karl Marx, Manifeste du Parti communiste [1848], Paris, Éditions sociales, 1987, p. 70.
30. Id. et Friedrich Engels, La Social-Démocratie allemande [1871], Québec, Les Classiques des sciences
sociales, 2002, p. 25.
31. Friedrich Engels, préface à La Révolution démocratique bourgeoise en Allemagne, Paris, Éditions sociales,
1951, p. 16.
32. Karl Marx, Le Dix-Huit Brumaire de Louis Bonaparte [1852], Paris, Éditions sociales, 1984, p. 134.
33. Peter Stallybrass, « Marx and Heterogeneity : Thinking the Lumpenproletariat », Representations, 31, 1990,
p. 69-95.
34. Hippolyte Raynal, Malheur et poésie, Paris, Perrotin, 1834, p. 171.
35. Honoré Antoine Frégier, Des classes dangereuses…, op. cit., p. 108 ; George Cain, Promenade dans Paris,
Paris, Flammarion, 1906, p. 58.
36. Le Globe, 24 mai 1827.
37. Henri Cauvain, Maximilien Heller [1871], Paris, Garnier, 1978, p. 96.
38. Eugène Sue, Les Mystères de Paris, op. cit., p. 7.
39. Dominique Kalifa, « Archéologie de l’apachisme : barbares et Peaux-Rouges au XIXe siècle », Crime et
C’est sous la forme de « listes » que les mendiants, les gueux et les
vagabonds font leur entrée dans l’histoire. Émanant de cités germaniques
comme Augsbourg, Breslau, Bâle ou Constance – mais l’Italie, la France ou
l’Angleterre suivent à peu de distance –, ces premiers inventaires mettent en
scène dès le milieu du XIVe siècle des cohortes d’individus suspects : faux
pèlerins, faux aveugles, voleurs de chevaux ou d’argent, juifs convertis,
faux-monnayeurs, faux lépreux, etc. D’un même geste, ces textes réalisent
une opération de police, assignent en un même lieu des individus différents,
leur donnent consistance et cohérence. Ils sont instruments de pouvoir et
instituteurs d’identité collective. Le nombre de ces catégories augmente
régulièrement, à mesure que progressent les savoirs policier,
ethnographique et linguistique qui permettent d’identifier les populations
marginales. Le procès des Coquillards, en 1455, recense et nomme 62 types
de voleurs différents : crocheteur, pipeur, vendangeur, desgobischeur, blanc
coulon, etc. De la même manière, le Liber vagatorum, à la fin du
XVe siècle, énumère dans sa première partie 28 catégories d’imposteurs et
de déviants, depuis les « trucheurs » (mendiants), les faux moines, les
musiciens aveugles, les fausses folles, les fausses femmes enceintes ou les
simulateurs de la jaunisse. En Angleterre, vers 1560, The Fraternitye of
Vacabondes de John Awdelay distingue 19 catégories de vagabonds et 25
sortes de filous. C’est donc bien sur ce même mode que sont représentés
dans toute l’Europe moderne les divers « enfants de la truche ». La
dimension institutionnelle et policière commande ces représentations, qui
témoignent de l’importance des « listes » dans la création des savoirs
d’État, et des index comme instruments politiques.
L’évolution de ces nomenclatures aux siècles suivants, notamment à
compter du XVIIe siècle, signale une double évolution. Les listes, d’abord,
tendent à se faire plus denses, plus complexes, les types se spécialisent et
deviennent plus nombreux. Ils tendent surtout à se structurer dans des
métiers, des « États » et des corporations dont la réunion peut former un
royaume ou une contre-société, parcourus de subtiles hiérarchies internes
fondées sur le principe de « division du travail ». On a vu par exemple
combien le Jargon et les textes qui le suivent mettent en scène, dans la
France du XVIIe siècle, de véritables états généraux annuels durant lesquels
chacun des 18 États de la monarchie d’Argot (cagous, archisuppôts,
orphelins, marcandiers, ruffés, millars, malingreux, piettres, sabouleux,
caillots, coquillards, hubins, polissons, franc mitoux, capons, courtauds de
boutanche, convertis, drilles ou narquois) versent tribut à leur monarque, le
grand Coësre. Les voleurs, surtout, donnent prise à d’interminables
classifications. Premier ouvrage à leur être consacré, l’Histoire générale des
larrons de François de Calvi, publié en 1666, détaille déjà, en trois volumes
fort denses, les ruses, subtilités, finesses, tromperies et stratagèmes des
voleurs. Anecdotes à l’appui, ce texte expose les mille manières de voler, et
justifie son propos par la nécessité de s’en prémunir3. Les distinctions
peuvent reposer sur d’autres partages, s’inscrire par exemple dans des
cercles de plus ou moins grande stigmatisation. Dans la société allemande
des Temps modernes, celui des vagabonds est distancé par celui des
professions « infâmes » (bourreaux, prostituées, tanneurs, équarrisseurs,
juifs) et des criminels, même si l’interpénétration est la règle4.
De telles classifications prennent un grand essor et une justification
renouvelée avec les textes « policiers » qui émergent au tournant des
XVIIIe et XIXe siècles. Dans son Treatise on the Police of the Metropolis,
publié en 1797, Patrick Colquhoun répartit ainsi en 24 catégories les
115 000 voleurs, prostituées, tricheurs, joueurs, vagabonds, mendiants, etc.,
qu’il identifie dans la ville de Londres. Mais c’est surtout avec les
Mémoires de Vidocq (1828), texte fondateur de la modernité policière, que
cette pratique prend tout son sens. Non seulement Vidocq construit une
large partie de son récit sur ce principe, mais il en justifie précisément
l’existence. « Je présenterai les traits originaux de plusieurs classes de la
société qui se dérobent encore à la civilisation, explique-t-il au chapitre
XLV de ses Mémoires, je reproduirai avec fidélité la physionomie de ces
castes de parias. » En résultent un objet, mais surtout un principe
d’exposition, dont il fixe explicitement les règles. « Je classerai les
différentes espèces de malfaiteurs, depuis l’assassin jusqu’au filou, et les
formerai en catégories plus utiles que les catégories de La Bourdonnais, à
l’usage des prescripteurs de 1815. »
Il s’agit donc d’établir une subtile taxinomie des bas-fonds, capable de
répartir les individus, mais aussi les activités, les comportements, le
langage, les lieux, dans de savantes nomenclatures. Celles-ci fonctionnent
explicitement sur le modèle naturaliste, alors rayonnant, et mobilisent les
références aux grands savants du temps, Cuvier, Gall ou Spurzheim. Vidocq
se vante ainsi d’avoir adopté la « méthode de Linné » pour donner une
classification aux voleurs : « Par cette série de rapprochements, auxquels
sans doute le lecteur ne s’attendait pas, je suis parvenu aux confins de
l’histoire naturelle. » Il songe même, en évoquant le traité des monstruosités
de Geoffroy Saint-Hilaire, à pourvoir ses entrées de terminologies plus
savantes, faisant des cambrioleurs des « sulodomates » et des floueurs des
« balantiotomistes ». Il y renonce finalement, en expliquant avec une
modestie inhabituelle sous sa plume : « J’ai trouvé les voleurs baptisés ; je
ne serai point leur parrain, c’est assez d’être leur historiographe. » La série
s’ouvre avec Les cambrioleurs, ou forceurs de « cambriole » (petite
chambre), la seule appellation d’ailleurs qui soit passée dans le langage
courant. Vidocq ou l’un de ses « teinturiers » (on appelait ainsi les
« nègres » de l’édition) intercalent ensuite plusieurs aventures, puis un récit
entier – l’histoire d’Adèle Escars, entrée en force à cet endroit du texte –,
mais ils reviennent ensuite à la nomenclature. Les 14 derniers chapitres du
livre (LXIV à LXXVII) consacrent de longs développements à chacun de
ces types de malfaiteurs : Les chevaliers grimpants ; Les boucardiers ; Les
détourneurs et détourneuses ; Voleurs et voleuses sous comptoir ; Les
careurs ; Les rouletiers ; Les tireurs ; Les floueurs ; Les emporteurs ; Les
emprunteurs ; Les grecs ou soulasses ; Les ramastiques ; Les escarpes ou
garçons de campagne ; Les riffaudeurs.
La principale originalité de ce texte, dont l’écho fut immense, est qu’il
rompt avec les typologies de mendiants et de gueux pour se concentrer sur
les seuls criminels et voleurs, et avec eux sur le monde des prisons et des
bagnes, qui acquiert dès lors une fonction majeure dans la structuration des
bas-fonds. En résulte également une rupture profonde dans la nature des
argots mis en textes : à celui, traditionnel, des gueux, des « mercelots » et
des bohémiens succède désormais celui des forçats5.
Il est peu de dire que Vidocq fut suivi. Abondamment diffusé,
immédiatement traduit en anglais et dans de nombreuses autres langues, il
est aux sources d’un quasi-genre, dont la fortune n’a pas faibli depuis : les
Mémoires de policiers6. De Canler à Faralicq, de Goron à Roger Borniche,
l’ample bibliothèque qui en a résulté n’a cessé de reprendre, pour ne pas
dire de recopier les nomenclatures héritées de Vidocq. La plupart de ces
souvenirs s’organisent d’une manière analogue : après avoir rappelé les
circonstances qui les ont fait entrer dans la police et évoqué leurs premiers
faits d’armes, les auteurs entament, dans la seconde moitié du récit,
l’énumération des « différentes catégories de malfaiteurs qui s’étagent en
paliers assez nombreux », comme l’écrit le commissaire Guillaume, plus de
cent ans après Vidocq7. Circulant de livre en livre, ces taxinomies
composent une interminable litanie, qui hésite entre le passage obligé et le
morceau de bravoure, mais constitue une véritable marque de fabrique
générique. Leur haute productivité narrative engage les auteurs les plus
prolixes, comme l’ancien chef de la Sûreté Gustave Macé, à leur donner des
prolongements de tout ordre, interminables eux aussi : typologie des viveurs
et des hétaïres, des bouges et des tripots, des mauvais lieux et des coupe-
gorge, des prisons et des bagnes.
Mais des raisons plus profondes justifient aussi une telle faveur. Ces
nomenclatures, ces mises en recueils relèvent des réflexes coutumiers des
professions judiciaires8, et plus encore de l’habitus ordinaire du
fonctionnaire de police, pour qui elles forment souvent les catégories
usuelles de saisie et d’interprétation des transgressions. Comme l’explique
longuement Canler, qui dirige la Sûreté parisienne de 1849 à 1851, le bon
policier est celui qui parvient à identifier le type de méfait, donc le type de
population, le groupe, puis l’individu qui l’a commis9. Répartir les
délinquants dans des cases, c’est assigner chaque acte à une catégorie
d’individus, à un moment où l’identification des personnes demeure
aléatoire. C’est ce qu’explique aussi à Dickens son ami l’inspecteur Fields,
de Scotland Yard, qui peut lui aussi reconnaître ainsi les mille variétés de
voleurs10. Une sorte d’idéal de la mise en cases régit ainsi l’imaginaire
policier, ce qui explique notamment pourquoi la réglementation de la
prostitution eut toujours les faveurs de la profession.
Mais les nomenclatures, par-delà ces impératifs techniques,
témoignent d’un souci de mise en ordre du monde, d’une distribution
rationnelle des rôles sociaux où chacun doit occuper la case qui lui est
assignée. Elles constituent aussi autant de mises en garde contre les
procédés des malfaiteurs et des « truqueurs », ce qui confère au labeur
policier une évidente utilité publique et rehausse leurs récits d’une note
scientifique et « criminologique ». Elles permettent ainsi aux auteurs, sans
encourir le désaveu moral qui frappe les romanciers, d’explorer le monde
du « vice » et de livrer des descriptions souvent complaisantes des diverses
« plaies sociales ».
On est donc homme de dossiers dans la police, on pense par ordre
alphabétique et le classement vaut souvent pour raisonnement. On en
voudra pour preuve le très pittoresque vademecum de police administrative
rédigé en 1884 par le commissaire Adolphe Gonfrier, fils et petit-fils de
commissaires, alors en poste dans le quartier parisien de Grenelle. Son texte
est un mélange de notes, d’anecdotes, de circulaires, classées par ordre
alphabétique, d’« Affiches » à « Voleurs de magasins », en passant par
« Aliénés », « Bateaux à vapeur », « Champignons », « Duels », « Foires »,
« Hospices », « Falsification de l’huile d’olive » ou « Mendiants ». Mais
l’intérêt, évidemment, est ailleurs. Il est dans l’extraordinaire manuscrit
composé par Gonfrier qui, d’une belle et régulière calligraphie de
fonctionnaire, a consigné son texte dans les marges des deux tomes du
Dictionnaire général de police administrative et judiciaire, alors en usage
chez les commissaires. Une sorte de livre clandestin en résulte, qui court
dans les blancs d’un volume officiel, se cale dans sa structure et dans son
ordre alphabétique, comme si aucune pensée ordonnée de police ne pouvait
se défaire de cette classification11.
Ces pratiques témoignent d’une évidente culture et économie du savoir
policier : classer les hommes de l’ombre semble être l’unique moyen
d’éclairer leurs destins. Comment faire, dans une ville comme Buenos
Aires, bouleversée dans le dernier tiers du XIXe siècle par une croissance
sans précédent (6 millions d’Européens arrivent en Argentine entre 1870 et
1914 et la ville passe de 200 000 à 1,5 million d’habitants12), pour identifier
les fauteurs de troubles ? Comment se repérer dans ces contingents
d’immigrants, de prostituées, d’individus sans profession définie, qui
s’entassent dans les faubourgs de la ville ? La réponse policière prend la
forme de listes et de dictionnaires13. La liste pour recenser le nom, le
nombre et l’activité de tous les malandrins ; le dictionnaire pour déchiffrer
leur langage. Les deux opérations se superposent d’ailleurs puisque c’est le
même terme, lunfardo, qui sert en Argentine à désigner les voleurs
professionnels et leur argot. La Nación ouvre le bal, en diffusant dès 1879
les premières nomenclatures de « bédouins urbains ». En 1887, le
commissaire Jose Alvarez publie une longue Galerie des voleurs de la
capitale, seul moyen selon lui de mettre au jour le profond bas-fond, le
réseau occulte qu’il pressent dans le mouvement grouillant de Buenos
Aires. Les typologies de voleurs et de pickpockets se multiplient dès lors.
Certaines prennent la forme de lexiques complexes et érudits comme celui
publié par le juriste Antonio Dellapiane en 1894, d’autres se pensent
comme des encyclopédies, des manuels ou des chroniques, à l’image de La
Pègre et ses secrets du commissaire Barres en 1934. Mais toutes exposent
dans l’ordre le plus rationnel les ficelles et les embrouilles conçues par les
voleurs, les routes transatlantiques qui les conduisent jusqu’au Nouveau
Monde, l’infinie diversité de la société des indésirables.
À Buenos Aires comme à Paris, la culture policière est une culture de
l’écrit14, une culture formalisée de la fiche, de la compilation, de l’archive.
L’ethnographie qu’elle propose des marginaux et des délinquants passe par
des types, des galeries, des planches. Elle est fondamentalement une
« criminographie15 ». D’autant qu’à ces listes viennent s’ajouter, dès la
seconde moitié du XIXe siècle, les planches anthropologiques qui
répartissent les délinquants dans d’autres cadres et dégagent de nouveaux
« types ». L’image remplace ici le texte, mais la même logique taxinomique
commande cet inventaire raisonné des déviances que Lombroso et ses
collègues criminalistes s’efforcent de graver dans le marbre de la science.
Les planches se font aussi photographiques, figeant pour la première fois de
véritables visages dans ces galeries des bas-fonds. Les types semblent dès
lors se démultiplier à l’infini, se perdre dans d’indénombrables albums. La
profusion des classements ne prend-elle pas le risque d’oblitérer leur
efficacité et leur capacité d’assignation ? En superposant tous les visages de
criminels dans une image « composite », Francis Galton chercha à dépasser
cette difficulté16. La « statistique illustrée » qui devait en résulter ne serait-
elle pas le portrait d’un type, et en ce sens le type absolu ?
De la philanthropie à la littérature