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La liberté

Introduction________________________________________________________________2
I. La liberté extérieure________________________________________________________3
A. La liberté comme absence d’entraves (Hobbes)_____________________________________3
B. La liberté et la loi______________________________________________________________3
1. Etat de nature et Etat social_____________________________________________________________3
2. Liberté négative et liberté positive________________________________________________________5
3. L’esclave et l’enfant___________________________________________________________________5
4. La liberté d’expression_________________________________________________________________6
C. Travail et liberté_______________________________________________________________6
1. La libération par le salaire______________________________________________________________6
2. La libération par l’apprentissage (Hegel)___________________________________________________7
3. La libération par la technique (Marx)______________________________________________________7
4. Problème : quand il est enfin libre, l’homme est devenu esclave (Arendt)_________________________8
II. La liberté intérieure________________________________________________________9
A. L’origine du concept de liberté intérieure__________________________________________9
B. La liberté de vouloir____________________________________________________________9
1. La liberté des Stoïciens_________________________________________________________________9
2. L’indépendance à l’égard de nos instincts (Rousseau, Kant)___________________________________10
C. La liberté de penser___________________________________________________________11
1. L’évidence de la liberté intérieure (Descartes)______________________________________________11
2. La libération par la raison (Spinoza)_____________________________________________________11
3. Liberté de penser et liberté d’expression (Kant)____________________________________________12
4. La liberté de penser : un fardeau bien pénible (Kant)________________________________________12
D. L’aliénation__________________________________________________________________13
1. L’inconscient (Freud)_________________________________________________________________13
2. L’aliénation économique et sociale (Marx)________________________________________________13
3. La version existentialiste de la théorie de l’aliénation (Heidegger, Sartre)________________________14
4. Toute conscience est aliénation (Nietzsche)________________________________________________15
5. Comment se libérer de l’aliénation ?_____________________________________________________15
6. Critique de la théorie de l’aliénation_____________________________________________________15
III. Liberté et déterminisme___________________________________________________16
A. Liberté et déterminisme s’opposent______________________________________________16
1. La liberté comme acte gratuit (Gide)_____________________________________________________16
2. La liberté comme initiation d’une chaîne causale (Kant)______________________________________17
3. L’existence précède l’essence (Sartre)____________________________________________________17
4. La liberté précède la causalité (Heidegger)________________________________________________17
B. Liberté et déterminisme ne s’opposent pas________________________________________18
1. La liberté n’est pas l’indéterminisme_____________________________________________________18
a. L’indéterminisme ne constitue qu’une liberté insignifiante_________________________________18
b. Le déterminisme n’est pas le fatalisme, bien au contraire___________________________________18
c. Le déterminisme est nécessaire à notre liberté___________________________________________19
d. La facticité est la condition de la liberté________________________________________________19
2. La liberté comme connaissance (Spinoza)_________________________________________________19
3. La liberté comme adhésion à soi (Bergson)________________________________________________20
IV. Liberté et morale_________________________________________________________20
A. Tu dois donc tu peux (Kant)____________________________________________________20
B. L’homme est condamné à être libre (Sartre)_______________________________________20

1
C. La liberté : un mythe nécessaire ?_______________________________________________21
Conclusion________________________________________________________________22
Annexe___________________________________________________________________23
Quelques idées supplémentaires___________________________________________________23
La liberté dans le roman_________________________________________________________________23
La liberté comme miracle (Arendt)________________________________________________________23
Deux concepts de déterminisme___________________________________________________________23
Liberté et angoisse, liberté et mort_________________________________________________________24
L’aliénation selon Heidegger_____________________________________________________________24
Quelques illustrations____________________________________________________________26
Exemples____________________________________________________________________________26
Citations_____________________________________________________________________________26
Sujets de dissertation____________________________________________________________26

Introduction

La liberté… Quel joli mot ! La liberté est un idéal. En fait, nous désirons la liberté avant
même de savoir ce qu’elle signifie.

LIBERTÉ : c’est un de ces détestables mots qui ont plus de valeur que de sens ; qui chantent
plus qu’ils ne parlent ; qui demandent plus qu’ils ne répondent ; de ces mots qui ont fait tous
les métiers, et desquels la mémoire est barbouillée de Théologie, de Métaphysique, de Morale
et de Politique ; mots très bons pour la controverse, la dialectique, l’éloquence ; aussi propres
aux analyses illusoires et aux subtilités infinies qu’aux fins de phrases qui déchaînent le
tonnerre.
Paul Valéry, Regards sur le monde actuel, « Fluctuations sur la liberté » (1938)

Méfiance, donc. Avec les mots de ce genre, le « terrorisme conceptuel » risque d’être
fréquent. Si un penseur défend une conception de la liberté, bien souvent il ne fait pas œuvre
de scientifique ni d’analyste, et ne s’en tient pas à une recherche purement conceptuelle. Au
contraire, défendre une conception de la liberté constitue souvent un moyen de défendre un
certain idéal. Nommer cet idéal « liberté » signifie simplement : je désire cet idéal, et tout le
monde devrait le désirer, car tout le monde veut être libre…
A l’encontre de cette tendance, analysons froidement le concept de liberté. La liberté peut
signifier plusieurs choses :

(1) En physique, on parle de « degrés de liberté » pour désigner l’excès du nombre de


dimensions sur le nombre de contraintes. Par exemple, une perle astreinte à se mouvoir le
long d’une tige fixe a un degré de liberté (droite). Une boule de billard, si on considère qu’elle
ne peut sauter, a deux degrés de liberté (plan).
(2) Liberté extérieure (liberté d’agir, liberté politique) : désigne l’absence d’entraves
extérieures, autrement dit, le fait de ne pas être empêché les choses que l’on peut et que l’on
veut faire.
(3) Liberté intérieure (liberté de penser et de vouloir, liberté métaphysique). C’est ici que les
choses se compliquent. Cette liberté désigne une certaine propriété de la volonté humaine ou
de l’âme. On peut la concevoir de différentes manières :
(a) Spontanéité de la volonté : simple capacité de vouloir et d’agir.
(b) Absence de toute détermination.
(c) Adhésion à soi, accord avec soi-même.
(d) Faculté de penser.

2
(e) Indépendance d’esprit, indépendance à l’égard des influences extérieures.
Et on pourrait certainement allonger la liste. Nous étudierons cela plus en détail par la suite.

I. La liberté extérieure

A. La liberté comme absence d’entraves (Hobbes)

Nous concevons spontanément la liberté comme la capacité de faire ce qu’on veut, comme
le fait de ne pas être empêché d’agir. Ce sens, le plus simple et le plus naturel, est celui que
retient le philosophe anglais Thomas Hobbes (1588-1679) :

Le mot LIBERTÉ désigne proprement l’absence d’opposition (par opposition, j’entends


les obstacles au extérieurs au mouvement), et peut être appliqué aux créatures sans raison ou
inanimées aussi bien qu’aux créatures raisonnables. Si en effet une chose quelconque est liée
ou entourée de manière à ne pas pouvoir se mouvoir, sauf dans un espace déterminé, délimité
par l’opposition d’un corps extérieur, on dit que cette chose n’a pas la liberté d’aller plus loin.
C’est ainsi qu’on a coutume de dire des créatures vivantes, lorsqu’elles sont emprisonnées ou
retenues par des murs ou des chaînes, ou de l’eau lorsqu’elle est contenue par des rives ou par
un récipient, faute de quoi elle se répandrait dans un espace plus grand, que ces choses n’ont
pas la liberté de se mouvoir de la manière dont elles le feraient en l’absence d’obstacles
extérieurs. Cependant, quand l’obstacle au mouvement réside dans la constitution de la chose
en elle-même, on a coutume de dire qu’il lui manque, non pas la liberté, mais le pouvoir de se
mouvoir ; c’est le cas lorsqu’une pierre gît immobile ou qu’un homme est cloué au lit par la
maladie.
D’après le sens propre (et généralement admis) du mot, un HOMME LIBRE est celui qui,
s’agissant des choses que sa force et son intelligence lui permettent de faire, n’est pas
empêché de faire celles qu’il a la volonté de faire.
Thomas Hobbes, Léviathan (1651), II, 21

Ce texte de Hobbes nous permet donc de préciser notre concept intuitif de liberté, en
distinguant la liberté de la puissance. Être libre ne consiste pas exactement à pouvoir faire tout
ce qu’on veut, mais plutôt à ne pas être empêché de faire ce qu’on peut faire. Ainsi, ne pas
pouvoir voler dans le ciel comme un oiseau ou comprendre les équations d’Einstein n’est pas
tant un manque de liberté que de puissance (physique ou intellectuelle).

B. La liberté et la loi

La liberté au sens de Hobbes peut donc désigner la liberté politique. Car la loi, même si
elle n’est pas un obstacle physique, est similaire à un obstacle physique. Les actes qu’elle
interdit sont sanctionnés, donc la loi est bien une limitation de la liberté humaine par la crainte
de la sanction (amende, prison, etc.).

1. Etat de nature et Etat social


Il semble donc que la loi constitue un obstacle à notre liberté, car elle nous interdit de
commettre certains actes. Mais si la liberté que la loi me fait perdre est évidente, il faut avoir
conscience aussi de la liberté que me donne la loi. La loi m’empêche par exemple de nuire à
autrui, ce qui est une restriction de ma liberté, mais elle empêche aussi (en tout cas si elle est
juste) à autrui de me nuire. Je perds en liberté, mais je gagne en sécurité. Sans la loi, ce serait
l’état de nature, la « loi de la jungle », l’anarchie, peut-être la guerre civile. Je serais
absolument libre, mais je serais aussi sans doute moins en sécurité.
On peut même dire que la loi favorise la liberté, dans la mesure où la sécurité qu’elle
instaure me permet d’agir plus librement. Grâce à la loi, je suis libre d’aller et venir

3
tranquillement le soir dans les rues. On se sent plus libre quand on se promène dans un
quartier sûr que dans un quartier chaud, on se sent plus libre dans les rues de Marseille que
dans les rues de Bagdad en 2007. Car le danger est une contrainte qui limite notre liberté
d’aller et venir.
De même, la loi organise la vie en communauté et rend possible certaines actions qui ne
seraient pas possibles sans elle. En particulier, la loi assure le respect des contrats et permet
ainsi de développer la liberté de travailler et d’entreprendre. Il faut donc bien voir ce qu’on
gagne et ce qu’on perd par l’instauration de la loi :

Hors de l’état civil, chacun jouit sans doute d’une liberté entière, mais stérile ; car, s’il a la
liberté de faire tout ce qu’il lui plaît, il est en revanche, puisque les autres ont la même
liberté, exposé à subir tout ce qu’il leur plaît. Mais, une fois la société civile constituée,
chaque citoyen ne conserve qu’autant de liberté qu’il lui en faut pour vivre bien et vivre en
paix, de même les autres perdent de leur liberté juste ce qu’il faut pour qu’ils ne soient plus à
redouter.
Hors de la société civile, chacun a droit sur toutes choses, si bien qu’il ne peut néanmoins
jouir d’aucune. Dans une société civile par contre, chacun jouit en toute sécurité d’un droit
limité.
Hors de la société civile, tout homme peut être dépouillé et tué par n’importe quel autre.
Dans une société civile, il ne peut plus l’être que par un seul.
Hors de la société civile, nous n’avons pour nous protéger que nos propres forces  ; dans
une société civile, nous avons celles de tous.
Hors de la société civile, personne n’est assuré de jouir des fruits de son industrie 1 ; dans
une société civile, tous le sont.
On ne trouve enfin hors de la société civile que l’empire des passions, la guerre, la
crainte, la pauvreté, la laideur, la solitude, la barbarie, l’ignorance et la férocité ; dans une
société civile, on voit, sous l’empire de la raison, régner la paix, la sécurité, l’abondance, la
beauté, la sociabilité, la politesse, le savoir et la bienveillance.
Thomas Hobbes, Le Citoyen (1642)

Certes, toutes ces affirmations dépendent de l’idée qu’on se fait de la nature humaine et de
la conception de l’état de nature qui en découle. Hobbes, qui écrit dans une période de guerre
civile, a une conception très pessimiste de l’état de nature. On peut critiquer ce pessimisme.
L’état de nature n’est pas nécessairement un état de guerre. Mais même si on conçoit l’état de
nature de manière moins conflictuelle, comme Rousseau, peut-être préfèrera-t-on toujours
l’état social à l’état de nature :

Ce passage de l’état de nature à l’état civil produit dans l’homme un changement très
remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l’instinct, et donnant à ses actions la
moralité qui leur manquait auparavant. C’est alors seulement que, la voix du devoir
succédant à l’impulsion physique et le droit à l’appétit, l’homme, qui jusque-là n’avait
regardé que lui-même, se voit forcé d’agir sur d’autres principes, et de consulter sa raison
avant d’écouter ses penchants. Quoiqu’il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu’il
tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s’exercent et se développent, ses
idées s’étendent, ses sentiments s’ennoblissent, son âme tout entière s’élève à tel point que, si
les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est
sorti, il devrait bénir sans cesse l’instant heureux qui l’en arracha pour jamais et qui, d’un
animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme.
Réduisons toute cette balance à des termes faciles à comparer ; ce que l’homme perd par
le contrat social, c’est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu’il peut
atteindre ; ce qu’il gagne, c’est la liberté civile et la propriété de tout ce qu’il possède. Pour
ne pas se tromper dans ces compensations, il faut bien distinguer la liberté naturelle, qui n’a
pour bornes que les forces de l’individu, de la liberté civile qui est limitée par la volonté
générale, et la possession, qui n’est que l’effet de la force ou le droit du premier occupant, de
la propriété qui ne peut être fondée que sur un titre positif.

1
De son travail.

4
On pourrait sur ce qui précède ajouter à l’acquis de l’état civil la liberté morale, qui seule
rend l’homme vraiment maître de lui ; car l’impulsion du seul appétit est esclavage, et
l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté.
Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), Du Contrat social (1762), livre I, chap. 8

Ce qui se pose est au fond la question de la liberté collective et non de la liberté


individuelle. Comment peut-on être libre à plusieurs ? Rousseau affirme qu’une collectivité
est plus libre si elle se donne une loi que si elle en reste à l’état de nature : « car comme qu’on
s’y prenne tout gêne dans l’exécution d’une volonté désordonnée. Il n’y a donc point de
liberté sans Lois. »2 Sans loi, la volonté du peuple serait désordonnée et auto-destructrice. Il
faut donc l’organiser par l’élaboration d’une loi qui vise à satisfaire l’intérêt général.
Pour compléter la réflexion, il faut tenir compte de la nature du régime politique. En effet,
la situation n’est pas la même dans le cas d’une dictature et dans le cas d’une démocratie.

2. Liberté négative et liberté positive


La distinction entre liberté négative et liberté positive peut nous servir à évaluer cette
différence. La liberté négative consiste à ne pas être entravé, à ne pas être empêché d’agir. La
liberté positive désigne notre capacité à agir, à entreprendre une action.
Ainsi, dans une dictature on ne jouit que d’une liberté négative, et souvent limitée : la
liberté de faire tout ce qui n’est pas interdit par la loi. Dans une démocratie, en plus de cette
liberté négative, on jouit, de la liberté positive de participer à la vie publique et à l’élaboration
des lois. Dans le cas d’une démocratie représentative 3, cette liberté positive s’exprime
périodiquement, au moment du vote, ou de la participation à une pétition, une manifestation,
un référendum, etc.
Selon Benjamin Constant4, la liberté des anciens, c’est-à-dire des Grecs et des Romains,
consistait essentiellement à participer à la vie publique, alors que la liberté des modernes
(depuis la révolution française) consiste plutôt dans la sphère privée, c’est-à-dire dans le fait
que l’Etat ménage à chaque individu une sphère de liberté où chacun peut faire ce que bon lui
semble. Pour les Grecs et les Romains, la participation à la vie de la cité était telle que la
sphère privée n’existait pas vraiment et n’avait aucune importance : il faut que l’individu soit
esclave pour que le peuple soit libre. Ainsi, les anciens voyaient dans la liberté surtout la
liberté positive qui se déploie dans la sphère publique, alors qu’aujourd’hui la liberté signifie
plutôt la liberté négative qui consiste à pouvoir faire, dans la sphère privée, tout ce qui n’est
pas interdit par la loi : liberté d’opinion, de religion, d’expression, de faire des affaires, etc.
Cette évolution est l’un des multiples symptômes du développement de l’individualisme au
cours de l’histoire. Elle est aussi liée, selon Constant, au passage de la guerre au commerce
(qui visent la même fin : l’appropriation). Avant on passait son temps à débattre les choix
politiques, aujourd’hui on passe son temps à commercer.

3. L’esclave et l’enfant
Une autre approche permettant d’évaluer les lois, et leur rapport à la liberté, est de
considérer l’intérêt qu’elles visent. Il existe de multiples formes de domination, bien
différentes en termes de liberté. Par exemple, l’enfant est soumis à des règles, mais ces
entraves à sa liberté visent en réalité à lui faire acquérir une plus grande liberté, par exemple
en le rendant maître de lui-même. Il en va de même de la relation entre professeur et élève : la
supériorité provisoire du maître ne vise qu’à affranchir et libérer son élève par la
connaissance. En revanche, l’esclave n’est pas soumis à une loi qui vise à le libérer, bien au
2
Rousseau, Lettres écrites de la montagne (1764).
3
C’est-à-dire une démocratie où l’on élit des représentants. La démocratie représentative s’oppose à la
démocratie directe.
4
Benjamin Constant (1765-1830), De la liberté des anciens comparée à celle des modernes (1819).

5
contraire. La question est donc de savoir si la loi est établie dans l’intérêt du dominé ou du
dominant. Si la loi existe dans l’intérêt de celui qu’elle soumet, peut-être ne constitue-t-elle
pas véritablement une entrave à sa liberté, mais au contraire le moyen de sa libération.

[O]n devra proclamer libre l’individu qui choisit volontairement de guider sa vie sur la
raison. Quant à la conduite déclenchée par un commandement, c’est-à-dire l’obéissance, bien
qu’elle supprime en un sens la liberté, elle n’entraîne cependant pas immédiatement pour un
agent la qualité d’esclave. Il faut considérer avant tout, à cet égard, la signification
particulière de l’action. A supposer que la fin de l’action serve l’intérêt non de l’agent, mais
de celui qui commande l’action, celui qui l’accomplit n’est en effet qu’un esclave, hors d’état
de réaliser son intérêt propre. Toutefois, dans toute libre République et dans tout Etat où n’est
point pris pour loi suprême le salut de la personne qui donne les ordres, mais celui du peuple
entier, l’individu docile à la souveraine Puissance ne doit pas être qualifié d’esclave hors
d’état de réaliser son intérêt propre. Il est bien un sujet. Ainsi, la communauté politique la
plus libre est celle dont les lois s’appuient sur la saine raison. Car, dans une organisation
fondée de cette manière, chacun, s’il le veut, peut être libre, c’est-à-dire s’appliquer de tout
son cœur à vivre raisonnablement. De même, les enfants, bien qu’obligés d’obéir à tous les
ordres de leurs parents, ne sont cependant pas des esclaves ; car les ordres des parents sont
inspirés avant tout par l’intérêt des enfants. Il existe donc, selon nous, une grande différence
entre un esclave, un fils, un sujet, et nous formulerons les définitions suivantes : l’esclave est
obligé de se soumettre à des ordres fondés sur le seul intérêt de son maître ; le fils accomplit
sur l’ordre de ses parents des actions qui sont dans son intérêt propre ; le sujet enfin
accomplit sur l’ordre de la souveraine Puissance des actions visant à l’intérêt générale et qui
sont par conséquent aussi dans son intérêt particulier.
Baruch Spinoza, Traité théologico-politique (1670), chap. 16

Pour Spinoza, l’obéissance à la raison est donc liberté.

4. La liberté d’expression
La liberté d’expression est une liberté politique (elle dépend de la loi), mais elle est
étroitement liée à la liberté de penser. La liberté d’expression est presque toujours limitée. La
question philosophique qui se pose est de savoir si ces limites sont justifiées ou non. Mais
quelles sont ces limites ? On peut distinguer quelques grandes catégories :
(1) Le respect des individus : respect de la vie privée, respect de la sensibilité des enfants
(pornographie, violence), voire des cultures (cf. affaire des caricatures).
(2) Eviter de conduire à des actes nuisibles : interdiction de l’incitation au crime,
interdiction des opinions racistes, etc.
(3) Assurer le fonctionnement de l’Etat : secret d’Etat, censure en temps de guerre, etc.
Dans chaque cas, ces limites sont discutables. Les motifs sécuritaires peuvent toujours
justifier une restriction des libertés, mais la restriction de la liberté d’expression est peut-être
plus nuisible encore que les propos « choquants » ou « dangereux ».

C. Travail et liberté

1. La libération par le salaire


En un premier sens, le travail est une contrainte temporaire qui permet d’acquérir une
liberté très concrète et très rapidement : la liberté de consommer et de prendre des vacances
grâce à l’argent gagné. C’est pour cette liberté que nous travaillons le plus souvent, surtout
quand nous pensons à court terme.
Mais cette libération n’est généralement que temporaire : une fois l’argent dépensé, il faut
se remettre au travail. Ce n’est donc pas là une véritable libération du travail. Celui qui est en
vacances n’est jamais qu’un travailleur en sursis, et le travail l’attend tôt ou tard.

6
2. La libération par l’apprentissage (Hegel)
A un niveau plus fondamental, c’est par l’apprentissage que le travail nous libère. En
travaillant, on apprend un métier, on acquiert un savoir-faire. Cette maîtrise sur les choses se
traduit par une autorité sur les hommes : celui qui a de l’expérience et un savoir-faire peut
l’apprendre aux autres. Ainsi l’expérience permet de monter en grade, de grimper dans la
hiérarchie socio-économique. Hegel a exprimé cette idée par la dialectique du maître et de
l’esclave :

(1) Le conflit originaire


Lutte entre deux individus pour le pouvoir ; au terme du conflit, l’un des deux abandonne et se
soumet : il sera l’esclave, le serviteur. Il se soumet, c’est-à-dire qu’il préfère la vie à la liberté. Il nie
donc sa propre liberté. Il se dissout dans la conscience du maître, il devient l’instrument de la liberté
du maître.
(2) La relation de servitude
(a) Le maître jouit, comme l’animal. Il n’est plus en rapport à la nature, donc sa conscience ne se
développe plus. Il a besoin de l’esclave, donc il le reconnaît comme un moyen, le moyen de sa survie.
(b) L’esclave prend conscience de lui-même dans la peur de la mort et travaille, donc développe sa
conscience en humanisant la nature (« la transformation du monde est transformation de soi »). Il rend
objective5 son talent en l’incarnant dans un objet. Il prend conscience de soi, et du fait qu’il est le
maître de la nature. Il découvre également qu’il est maître de soi, contrairement au maître (qui reste
dominé par ses désirs et ses passions). Il se libère donc. Il est reconnu (comme moyen) par le maître.
La situation est donc asymétrique : le maître reconnaît l’esclave (comme moyen) mais l’esclave ne
reconnaît pas le maître.
(3) L’émancipation de l’esclave
L’esclave prend conscience que c’est par accident qu’il est esclave, que le maître n’a rien de
supérieur à lui, qu’au contraire il dépend de lui. Il va donc se révolter et exiger que le maître le
reconnaisse comme son égal.

Ce schéma, pour Hegel, vaut non seulement au cours de l’histoire individuelle mais aussi
au cours de l’histoire de l’humanité. C’est ainsi que les classes laborieuses finissent par se
révolter contre leurs maîtres et par prendre le pouvoir, comme semble l’illustrer la révolution
française de 1789, au cours de laquelle les bourgeois renversent l’aristocratie et prennent le
pouvoir.

3. La libération par la technique (Marx)


Mais la libération par l’apprentissage elle-même reste une libération superficielle et
relative, au sens où elle ne concerne que l’individu et suppose qu’il doit toujours y avoir un
esclave (ou un apprenti) qui travaille pour que la société fonctionne.
On peut penser une libération encore plus essentielle à partir de l’idée que la technique, en
remplaçant les travailleurs par des machines, peut libérer définitivement l’humanité de la
pénible contrainte du travail. Le travail serait donc le moyen de mettre fin au travail en
construisant des machines qui travaillent à notre place. Et il faut reconnaître que les faits
semblent confirmer une telle idée : grâce aux progrès techniques, la productivité n’a cessé
d’augmenter, de façon parfois spectaculaire, depuis maintenant plusieurs siècles. Ainsi,
l’homme moderne est déjà considérablement libéré du travail, au sens où la technique lui
permet de parvenir aux mêmes résultats en un temps considérablement réduit.
Selon Karl Marx, ce progrès technique permettra finalement à l’humanité de se libérer
complètement du travail. C’est-à-dire qu’il restera du travail à accomplir, mais en quantité si
réduite qu’il ne sera plus vécu comme une contrainte. Les individus pourront participer à
5
Il rend objectif.

7
plusieurs travaux – menuisier le matin, peintre à midi et poète le soir – et ils travailleront par
plaisir, chacun selon ses moyens. L’abondance règnera, et par conséquent la délinquance, la
propriété privée et l’Etat disparaîtront d’eux-mêmes. Ce sera l’avènement d’une société
communiste.
On peut songer qu’une telle conception de l’avenir de l’humanité est complètement
utopique, mais force est de reconnaître que le progrès technique est une tendance historique
qui ne s’est pour l’instant jamais démentie, et qu’elle a déjà permis une libération
considérable à l’égard du travail (cf. les statistiques montrant l’évolution du temps de travail
annuel moyen).
On peut tout de même tempérer l’enthousiasme de Marx par plusieurs remarques : d’abord,
l’homme n’est jamais satisfait et se crée toujours de nouveaux besoins. Ainsi, grâce à la
mécanisation de l’agriculture au cours des Trente glorieuses, le pouvoir d’achat a augmenté,
ce qui a permis d’acheter de nouveaux produits, et ce qui a créé de nouveaux emplois,
notamment dans le tertiaire6. Ainsi, les gains de productivité n’ont pas libéré l’homme du
travail, car il s’est empressé de se trouver de nouveaux besoins, donc de consommer plus et de
continuer à travailler. Toutefois, on peut se demander si la capacité de l’homme à s’inventer
des besoins de plus en plus futiles est illimitée : peut-être qu’à un certain stade la plupart des
hommes préfèreront cesser de travailler pour jouir de leur temps libre.
De plus, le progrès technique ne permettra peut-être pas de réduire suffisamment la
quantité de travail nécessaire pour parvenir au communisme, à cause de contraintes naturelles
ou liées à la nature du travail en question (ce qui est surtout vraisemblable dans le cas d’une
économie de services).
Enfin, on peut penser que l’abondance ne suffirait pas à mettre fin à la délinquance et à
l’Etat. A partir d’une vision pessimiste de l’être humain, on peut imaginer que les hommes
trouveront toujours de nouvelles raisons, même non économiques, de se haïr et de se
combattre. Mais il faut reconnaître que ces questions n’ont rien d’évident, et il ne faudrait pas
rejeter trop vite l’hypothèse marxiste sous prétexte qu’elle semble un peu trop idyllique…

4. Problème : quand il est enfin libre, l’homme est devenu esclave (Arendt)
Hannah Arendt apporte une autre critique à l’idée d’une libération du travail grâce à la
technique. Elle reconnaît que la technique a bel et bien libéré l’homme du travail, dans une
certaine mesure, et ce dès le XXe siècle. Mais elle remarque également que l’homme enfin
libéré du travail a subi la contrainte du travail pendant tant d’années qu’il a fini par acquérir
une mentalité d’esclave et n’est même plus capable de profiter de sa liberté pour s’épanouir. Il
s’empresse au contraire de combler ses moments de loisir par de nouvelles formes
d’aliénation.

C’est l’avènement de l’automatisation qui, en quelques décennies, probablement videra


les usines et libérera l’humanité de son fardeau le plus ancien et le plus naturel, le fardeau du
travail, l’asservissement à la nécessité. Là, encore, c’est un aspect fondamental de la
condition humaine qui est en jeu, mais la révolte, le désir d’être délivré des peines du labeur
ne sont pas modernes, ils sont aussi vieux que l’histoire. Le fait même d’être affranchi du
travail n’est pas nouveau non plus ; il comptait jadis parmi les privilèges les plus solidement
établis de la minorité. A cet égard, il semblerait que l’on s’est simplement servi du progrès
scientifique et technique pour accomplir ce dont toutes les époques avaient rêvé sans jamais
pouvoir y parvenir.
Cela n’est vrai, toutefois, qu’en apparence. L’époque moderne s’accompagne de la
glorification théorique du travail et elle arrive en fait à transformer la société tout entière en
une société de travailleurs. Le souhait se réalise donc, comme dans les contes de fées, au
moment où il ne peut que mystifier. C’est une société de travailleurs que l’on va délivrer des
chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus

6
C’est la « théorie du déversement » d’Alfred Sauvy.

8
enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté. Dans cette société
qui est égalitaire, car c’est ainsi que le travail fait vivre ensemble les hommes, il ne reste plus
de classe, plus d’aristocratie politique ou spirituelle, qui puisse provoquer une restauration
des autres facultés de l’homme. (…) Ce que nous avons devant nous, c’est la perspective
d’une société de travailleurs sans travail, c’est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste.
On ne peut rien imaginer de pire.
Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne (1958)

II. La liberté intérieure

A. L’origine du concept de liberté intérieure

Le concept de liberté comme absence d’entrave est un concept simple, clair, naturel. La
liberté a d’ailleurs été d’abord comprise en ce sens, comme une propriété observable, portant
sur les actions humaines, et liée à chaque système politique. Mais le concept de liberté a été
ensuite déplacé pour s’appliquer non plus aux actions mais à la volonté elle-même, à
l’intériorité humaine. D’un concept politique de la liberté, on a voulu faire un concept
métaphysique.

Le champ où la liberté a toujours été connu, non comme un problème certes, mais comme un
fait de la vie quotidienne, est le domaine politique. (…)
En dépit de la grande influence que le concept d’une liberté intérieure non politique a
exercé sur la tradition de la pensée, il semble qu’on puisse affirmer que l’homme ne saurait
rien de la liberté intérieure s’il n’avait d’abord expérimenté une liberté qui soit une réalité
tangible dans le monde. Nous prenons conscience d’abord de la liberté ou de son contraire
dans notre commerce avec d’autres, non dans le commerce avec nous-mêmes. Avant de
devenir un attribut de la pensée ou une qualité de la volonté, la liberté a été comprise comme
le statut de l’homme libre, qui lui permettait de se déplacer, de sortir de son foyer, d’aller
dans le monde et de rencontrer d’autres gens en actes et en paroles. (…)
[L]e cœur humain, nous le savons tous, est un lieu très obscur, et tout ce qui se passe dans
son obscurité ne peut être désigné comme un fait démontrable. La liberté comme fait
démontrable et la politique coïncident et son relatives l’une à l’autre comme deux côtés d’une
même chose.
Hannah Arendt, La Crise de la culture, « Qu’est-ce que la liberté ? »

B. La liberté de vouloir

1. La liberté des Stoïciens


Selon les Stoïciens, nous pouvons être absolument libres, pour peu que nous sachions
distinguer ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas, et nous contenter de ce qui
dépend de nous, c’est-à-dire de notre citadelle intérieure :

Souviens-toi donc de ceci : si tu crois soumis à ta volonté ce qui est, par nature, esclave
d’autrui, si tu crois que dépende de toi ce qui dépend d’un autre, tu te sentiras entravé, tu
gémiras, tu auras l’âme inquiète, tu t’en prendras aux dieux et aux hommes. Mais si tu penses
que seul dépend de toi ce qui dépend de doit, que dépend d’autrui ce qui réellement dépend
d’autrui, tu ne te sentiras jamais contraint à agir, jamais entravé dans ton action, tu ne t’en
prendras à personne, tu n’accuseras personne, tu ne feras aucun acte qui ne soit volontaire ;
nul ne pourra te léser, nul ne sera ton ennemi, car aucun malheur ne pourra t’atteindre.
Epictète, Manuel, I, 1

La liberté de vouloir est absolue. Personne ne peut nous contraindre à vouloir ceci ou cela.
Et si nous sommes vraiment libres de vouloir, personne n’aura de pouvoir sur nous :

9
Homme, tu possèdes par nature une volonté qui ne connaît ni obstacles ni contraintes : voilà
ce qui est écrit dans ces entrailles. Je te le ferai voir d’abord à propos de l’assentiment. Y a-t-
il quelqu’un qui puisse t’empêcher d’adhérer à la vérité ? Personne ; tu vois bien que, en cette
matière, ta volonté ne rencontre ni contrainte, ni obstacle, ni empêchement. Eh bien ! en est-il
autrement dans le cas des désirs et des tendances ? Qui peut vaincre une tendance, sinon une
autre tendance ? un désir ou une aversion, sinon un autre désir ou une autre aversion ? Si l’on
me menace de mort, dis-tu, on me contraint ? Ce n’est pas cette menace qui te contraint
d’agir, c’est l’opinion que tel ou tel acte est préférable à la mort ; c’est donc bien encore ton
jugement qui t’y oblige ; c’est la volonté qui oblige la volonté.
Epictète, Entretiens, livre I, chap. 17

Par exemple, si je suis prêt à me suicider, personne ne peut rien sur moi, personne ne peut
me donner aucun ordre. Car alors je ne crains pas la menace de mort.
Mais alors, si l’homme est libre de vouloir, il sera toujours libre, absolument libre, y
compris de ses actes, puisque tout acte ne peut être accompli que par la volonté. La théorie
stoïcienne semble miraculeuse.
En fait, il faut bien voir la limite de cette théorie. D’abord, la liberté de vouloir n’est pas si
absolue que cela : certes, la volonté n’est limitée que par elle-même, mais nous ne nous
sentons pas libres de vouloir n’importe quoi pour autant. Par exemple, nous ne nous sentons
pas libres de vouloir mourir, ou souffrir : nous pouvons le vouloir, mais il nous en coûte. On
pourrait même dire que nous ne voulons jamais de telles choses, et que nous ne pouvons
vouloir un mal que pour échapper à un plus grand mal. En ce sens nous ne sommes pas du
tout libres de vouloir.
D’autre part, il faut bien voir que la prétendue liberté dont parlent les Stoïciens est la
liberté d’échapper à un mal par un plus grand mal. Si on me force à aller en prison, je peux
bien sûr me suicider. Mais qui préfère la mort à la prison ? Une telle liberté est donc,
concrètement, bien limitée. Il est donc vrai que celui qui ne craint rien ne pourrait être
commandé, car on ne peut être commandé que par la menace, et la menace n’a de prise sur
nous que si on craint quelque chose. Mais pour la plupart d’entre nous, la « liberté » de
vouloir ne nous permet pas du tout d’échapper aux menaces, ce n’est qu’une liberté abstraite
parfaitement insignifiante, qui nous permet seulement d’échapper à un mal par un plus grand
mal : la belle affaire.

2. L’indépendance à l’égard de nos instincts (Rousseau, Kant)


Mais la liberté de vouloir peut s’entendre en un autre sens important : elle peut désigner la
capacité de nous opposer à nos instincts, c’est-à-dire la faculté de vouloir indépendamment de
nos instincts (penchants, désirs).
Selon Rousseau, c’est même cette liberté qui distingue l’homme de l’animal, plutôt que la
faculté de penser :

Je ne vois dans tout animal qu’une machine ingénieuse, à qui la nature a donné des sens
pour se remonter elle-même, et pour se garantir, jusqu’à un certain point, de tout ce qui tend à
la détruire, ou à la déranger. J’aperçois précisément les mêmes choses dans la machine
humaine, avec cette différence que la nature seule fait tout dans les opérations de la bête, au
lieu que l’homme concourt aux siennes, en qualité d’agent libre. L’un choisit ou rejette par
instinct, et l’autre par un acte de liberté ; ce qui fait que la bête ne peut s’écarter de la règles
qui lui est prescrite, même quand il lui serait avantageux de le faire, et que l’homme s’en
écarte souvent à son préjudice. C’est ainsi qu’un pigeon mourrait de faim près d’un bassin
rempli des meilleures viandes, et un chat sur des tas de fruits, ou de grain, quoique l’un et
l’autre pût très bien se nourrir de l’aliment qu’il dédaigne, s’il s’était avisé d’en essayer. (…)
Tout animal a des idées puisqu’il a des sens, il combine même ses idées jusqu’à un certain
point, et l’homme ne diffère à cet égard de la bête que du plus au moins. Quelques
philosophes ont même avancé qu’il y a plus de différence de tel homme à tel homme que de

10
tel homme à telle bête ; ce n’est donc pas tant l’entendement qui fait parmi les animaux la
distinction de l’homme que sa qualité d’agent libre. La nature commande à tout animal, et la
bête obéit. L’homme éprouve la même impression, mais il se reconnaît libre d’acquiescer, ou
de résister.
Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), Discours sur l’origine de l’inégalité (1755)

La question que l’on pourrait poser est de savoir comment la volonté peut s’opposer aux
instincts naturels et spontanés. Selon Kant, c’est grâce à la raison, qui est « pratique par elle-
même », c’est-à-dire qui est par elle-même capable de commander à notre volonté, en lui
présentant une loi morale comme un impératif catégorique, c’est-à-dire comme absolument
obligatoire (ex : considérer autrui comme une fin et non seulement comme un moyen).
Cette interprétation de la liberté de la volonté est critiquable. Comment l’homme peut-il
s’opposer à ses instincts par pure raison, c’est-à-dire sans qu’un autre instinct ou intérêt lui
commande de s’y opposer ? Une telle pureté morale indépendante de tout intérêt est difficile à
concevoir. Dans la plupart des cas, nous ne nous opposons à un instinct qu’au nom d’un autre
intérêt, par exemple un intérêt à long terme qui s’oppose à l’intérêt immédiat que poursuit
l’instinct. Par exemple, un homme peut s’opposer à son instinct de commettre un vol, ou de
manger une friandise, au nom de son intérêt à plus long terme : éviter la sanction de la loi, ou
l’indigestion. Si l’homme peut s’opposer à son instinct, c’est donc qu’il peut s’opposer à son
intérêt immédiat grâce à sa conscience qui lui présente son intérêt futur.
Quelle que soit l’interprétation que l’on donne de ce phénomène, il faut reconnaître en tout
cas que l’homme dispose bien de cette liberté, dont les animaux semblent privés.

C. La liberté de penser

1. L’évidence de la liberté intérieure (Descartes)


Pour Descartes, liberté de penser et liberté de vouloir vont de pair. L’idée essentielle de
Descartes est que cette liberté intérieure est une évidence (du même type que le cogito) car
nous l’éprouvons immédiatement. Et si on conçoit la liberté comme absence d’entraves, force
est de reconnaître que notre pensée et notre volonté ne sont jamais entravées, nous les
éprouvons toujours comme parfaitement libres :

Il n’y a que la seule volonté, que j’expérimente en moi être si grande, que je ne conçois
point l’idée d’aucune autre plus ample et plus étendue : en sorte que c’est elle principalement
qui me fait connaître que je porte l’image et la ressemblance de Dieu. (…) Car elle consiste
seulement en ce que nous pouvons faire une chose, ou ne la faire pas (c’est-à-dire affirmer ou
nier, poursuivre ou fuir), ou plutôt seulement en ce que, pour affirmer ou nier, poursuivre ou
fuir les choses que l’entendement nous propose, nous agissons en telle sorte que nous ne
sentons point qu’aucune force extérieure nous y contraigne.
René Descartes (1596-1650), Méditations métaphysiques (1641)

La liberté intérieure est donc une évidence directement éprouvée.

2. La libération par la raison (Spinoza)


Mais il faudrait peut-être se méfier d’une telle évidence. Selon Spinoza, c’est une illusion :
les hommes se croient libres simplement parce qu’ils ignorent les causes qui les déterminent à
agir. Toutefois, soyons précis : l’idée de Spinoza permet de réfuter une liberté conçue comme
indéterminisme (absence de détermination), et non une liberté conçue comme absence
d’entraves. L’entrave étant, par définition, ressentie comme telle, c’est-à-dire comme un
obstacle à la volonté, alors que les déterminations, internes à la volonté, ne lui apparaissent
pas comme des entraves, et même ne lui apparaissent pas du tout.

11
Quoi qu’il en soit, à partir de sa conception déterministe du monde, Spinoza est amené à
élaborer un autre concept de liberté. Pour Spinoza, chaque chose étant déterminée, la liberté
consiste à être déterminé par soi plutôt que par autre chose, c’est-à-dire à agir suivant la
nécessité de sa nature. La liberté, selon Spinoza, est donc libre nécessité. L’homme sera donc
libre quand il sera déterminé à agir par lui-même plutôt que par autre chose, c’est-à-dire
quand il aura une compréhension adéquate de lui-même et du monde qui lui permettra de ne
pas être le jouet des éléments. Ainsi pour Spinoza, la liberté réside essentiellement dans la
connaissance adéquate de soi et du monde. On pourrait dire, pour simplifier la pensée de
Spinoza, que dans un monde déterminé le seul moyen d’être libre est d’acquérir une
connaissance des déterminations qui pèsent sur nous afin de ne pas en être l’esclave : ne pas
s’y opposer absurdement et apprendre au contraire à se mouvoir dans ces déterminations. On
retrouve ici l’idée stoïcienne selon laquelle la liberté consiste à accepter le destin. Les
contraintes étant ce qu’elles sont, l’homme qui les reconnaît et peut organiser son action en
fonction d’elles semble en effet plus libre que celui qui persiste à désirer l’impossible, et qui
se débat vainement contre la nécessité.

3. Liberté de penser et liberté d’expression (Kant)


La liberté de penser semble absolument inaliénable : on peut à la rigueur me forcer à faire
ceci ou cela, et même à dire ceci ou cela, mais personne ne pourra jamais me contraindre à
croire ce que je ne veux pas croire ou à penser ce que je ne veux pas penser. On peut
néanmoins remarquer le lien étroit qui unité la liberté de penser à la liberté extérieure, et
notamment à la liberté d’expression : car notre pensée est étroitement liée à notre capacité de
communiquer et d’échanger avec les autres.

A la liberté de penser s’oppose, en premier lieu, la contrainte civile. On dit, il est vrai, que
la liberté de parler ou d’écrire peut nous être ôtée par une puissance supérieure, mais non pas
la liberté de penser. Mais penserions-nous beaucoup, et penserions-nous bien, si nous ne
pensions pas pour ainsi dire en commun avec d’autres, qui nous font part de leurs pensées et
auxquels nous communiquons les nôtres ? Aussi bien, l’on peut dire que cette puissance
extérieure qui enlève aux hommes la liberté de communiquer publiquement leurs pensées,
leur ôte également la liberté de penser – l’unique trésor qui nous reste encore en dépit de
toutes les charges civiles et qui peut seul apporter un remède à tous les maux qui s’attachent à
cette condition.
Emmanuel Kant, Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? (1786)

4. La liberté de penser : un fardeau bien pénible (Kant)


Concluons par cette remarque : tout le monde fait toujours l’éloge de la liberté, mais la
liberté apparaît parfois comme un fardeau que les hommes s’empressent de fuir. Rien n’est
plus difficile que d’être libre. Être libre, penser par soi-même, être responsable, c’est très
fatiguant. Aussi les hommes n’ont-ils généralement rien de plus pressé que de s’aliéner à une
habitude, à une idéologie, à des attaches affectives (amis, famille, époux), à une religion, à un
parti, à une théorie, au travail ou au loisir, à la télévision, bref, à quelque chose qui nous
soulage de notre pénible liberté de penser. Nous sommes absolument libres de penser ; mais
nous ne supportons pas cette « insoutenable légèreté de l’être »7 et nous nous empressons de
nous glisser dans une aliénation confortable. Kant reconnaît cette paresse et cette lâcheté,
mais il remarque qu’elles sont aussi entretenues par les dominants :

Paresse et lâcheté sont les causes qui font qu’un si grand nombre d’hommes, après que la
nature les eut affranchis depuis longtemps d’une conduite étrangère (…) restent cependant
volontiers toute leur vie dans un état de tutelle ; et qui font qu’il est si facile à d’autres de se

7
Selon le titre d’un roman de Milan Kundera.

12
poser comme leurs tuteurs. Il est si commode d’être sous tutelle. Si j’ai un livre qui a de
l’entendement à ma place, un directeur de conscience qui a de la conscience à ma place, un
médecin qui juge à ma place de mon régime alimentaire, etc., je n’ai alors pas moi-même à
fournir d’efforts. Il ne m’est pas nécessaire de penser dès lors que je peux payer ; d’autres
assumeront bien à ma place cette fastidieuse besogne. Et si la plus grande partie, et de loin,
des hommes (et parmi eux le beau sexe tout entier) tient ce pas qui affranchit de la tutelle
pour très dangereux et de surcroît très pénible, c’est que s’y emploient ces tuteurs qui, dans
leur extrême bienveillance, se chargent de les surveiller. Après avoir d’abord abêti leur bétail
et avoir empêche avec sollicitude ces créatures paisibles d’oser faire un pas sans la roulette 8
d’enfant où ils les avaient emprisonnés, ils leur montrent ensuite le danger qui les menace
s’ils essaient de marcher seuls. Or ce danger n’est sans doute pas si grand, car après quelques
chutes ils finiraient bien par apprendre à marcher ; un tel exemple rend pourtant timide et
dissuade d’ordinaire de toute autre tentative ultérieure.
Emmanuel Kant (1724-1804), Qu’est-ce que les Lumières ? (1784)

Concluons avec Hegel : « Il est plus facile d’être esclave que maître. »

D. L’aliénation

La liberté intérieure n’est pas si inaliénable qu’elle pouvait le sembler au début. Sa


privation est d’autant plus perverse qu’elle est généralement inconsciente. Contrairement à la
entrave extérieure qui nous apparaît clairement, notre liberté intérieure ne peut nous être ôtée
qu’insensiblement, sans que nous nous en apercevions, par des influences insidieuses qui nous
écartent de nous-mêmes et s’insinuent au cœur de nous-mêmes. Nous allons étudier quelques
grandes conceptions de cette aliénation : la menace potentielle que fait peser l’idée
d’inconscient sur notre liberté ; l’aliénation sociale telle que l’a pensée Marx ; et une version
existentialiste de l’expression de cette aliénation par les autres, par le groupe, par la société.

1. L’inconscient (Freud)
On peut voir dans l’inconscient une limitation de notre liberté par une aliénation intérieure.
L’inconscient au sens de Freud est en effet une partie entière de nous-mêmes qui nous est
obscure et incontrôlable. On peut donc y voir une aliénation de nous-mêmes par nous-
mêmes : de notre conscience par notre inconscient. Mais tout dépend en vérité où nous
plaçons le « moi » : si le moi est conscience, il est clair que l’inconscient constitue une limite
potentielle à sa liberté. Si au contraire nous considérons que l’inconscient fait partie du moi,
alors il ne s’agit pas à proprement parler d’une limitation de notre liberté (au sens d’un
obstacle intérieur) mais plutôt d’une obscurité interne. En ce sens notre état n’est pas optimal,
mais il ne faut pas assimiler toute imperfection à un manque de liberté, à moins d’étendre
excessivement le concept de liberté. Quoi qu’il en soit, il n’est pas complètement absurde de
parler d’un manque de liberté dans le cas d’un individu névrosé, perturbé par un inconscient
qui l’empêche de s’engager dans une action durable ou tout simplement de vivre de façon
sereine.

2. L’aliénation économique et sociale (Marx)


La théorie de l’aliénation de Marx s’élabore d’abord au niveau du travail : l’ouvrier est
aliéné car il ne maîtrise pas son travail et n’en possède pas le produit, etc. Maius cette théorie
a un prolongement social. Toute société produit une superstructure ou idéologie (c’est-à-dire
un ensemble de productions conscientes : discours, religions, philosophies, productions
artistiques, systèmes juridiques, etc.) qui vise à justifier le rapport de domination de cette
société. Cet ensemble de discours s’impose insidieusement aux individus qui n’agissent, ne

8
Berceau sur roulettes.

13
parlent et ne pensent plus par eux-mêmes mais qui sont « pensés », « parlés » et « agis » par
l’idéologie.
Guy Debord a développé cette théorie marxiste à la fin des années soixante dans La
Société du spectacle. Il montre comment, à notre époque, l’aliénation se traduit par le fait que
« tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation ». Le capitalisme
dépossède les individus de leur vie elle-même en la représentant, et en les reléguant au rôle de
spectateurs.
Concrètement, on peut donc comprendre ces théories de l’aliénation à partir de multiples
situations : l’homme dont la pensée est déterminée par l’idéologie dominante : il croit en la
légitimité des droits de l’homme, par exemple, alors que ce ne sont là que des droits bourgeois
qui visent à assurer les conditions de sa domination dans le cadre d’un système capitaliste où
les richesses sont concentrées dans les mains d’un petit nombre d’individus. L’homme qui
regarde la télé : d’une part, celle-ci modèle ses pensées (essayez d’analyser, la prochaine fois
que vous regarderez le journal télévisé, les jugements de valeurs implicitement véhiculés par
le journaliste sur les faits qu’il rapporte) ; d’autre part, et surtout, elle lui présente un idéal,
aussi bien à travers les programmes (séries, etc.) qu’à travers les publicités qui peut se
résumer ainsi : désirez, désirez consommer, travaillez. Autre exemple : l’ensemble des
discours de légitimation du système en place, qui sont reproduits pour des raisons pratiques,
indépendamment de tout fondement scientifique (discours sur l’anarchie, le libéralisme, etc.).

3. La version existentialiste de la théorie de l’aliénation (Heidegger, Sartre)


Les philosophes existentialistes du XXe siècle ont développé la théorie de l’aliénation de
Marx en un sens particulier. On trouve la matrice de cette réflexion chez le philosophe
allemand Martin Heidegger. Il remarque que l’être humain (qu’il appelle Dasein, ce qui
signifie « être-là ») peut être authentique ou inauthentique. Le plus souvent, il est
inauthentique. Ce mode d’être inauthentique, Heidegger l’appelle le « On ». De prime abord
et le plus souvent, dans la vie quotidienne, le Dasein existe sur un mode inauthentique, c’est-
à-dire qu’au lieu d’exister par lui-même, en vivant sa propre existence de façon unique, il vit
comme on vit : il parle ce dont on parle, il se soucie de ce dont on se soucie, il lit ce qu’on lit,
il pense ce qu’on pense, etc. Et s’il lit le livre que tout le monde lit, ce n’est évidemment pas
parce que ce livre l’intéresse, lui, personnellement, mais simplement pour faire comme tout le
monde, pour ressembler à tout le monde et pouvoir en parler avec tout le monde. Ainsi, le
Dasein qui vit sur le mode du « On » n’a pas un rapport propre et authentique à sa liberté, à
son existence et à sa mort. Il n’a pas véritablement conscience de sa propre mort, il se
contente de penser qu’on meurt, c’est-à-dire que tout le monde meurt, sans se rendre compte
que cela le concerne avant tout lui-même. Il fuit l’angoisse de la mort, qui révèle un rapport
authentique à elle, dans la simple peur, et dans l’affairement quotidien (c’est un homme
pressé). Il n’existe pas vraiment, car il n’envisage jamais ses possibilités comme les siennes
propres, mais toujours à partir de ce qu’on ferait dans ce cas-là.9 Ainsi, le désir de l’homme
moderne de se « comprendre soi-même » par la découverte d’autres cultures ou par
l’introspection psychologique à laquelle l’invitent les questionnaires des magazines bon
marché constitue le comble de l’aliénation.10
L’idée sartrienne de la mauvaise foi rejoint cette analyse. Selon Sartre, la mauvaise foi est
ce moyen quotidien que nous avons de refuser notre propre liberté, de faire croire aux autres
et à nous-mêmes que nous ne sommes pas libres, en nous inventant des excuses : Dieu,

9
Cette philosophie de l’aliénation se trouve dans Être et temps (§ 9, 25, 26, 27, 35, 36, 37, 38), dont vous
trouverez quelques extraits significatifs en annexe. Les écrits de Heidegger sont relativement difficiles à lire. Si
cela vous intéresse, je vous recommande de lire la courte nouvelle de Léon Tolstoï, La Mort d’Ivan Illich, que
Heidegger mentionne lui-même dans Être et temps et qui illustre parfaitement sa philosophie de l’aliénation.
10
Cf. le dernier paragraphe des extraits de Heidegger donnés en annexe.

14
l’inconscient, la nature humaine, etc. « Je ne pouvais pas, je n’avais pas le choix. C’est plus
fort que moi. » Ainsi parle l’homme de mauvaise foi.
Dans chaque cas, l’aliénation au sens de l’existentialisme désigne donc un mode d’être
inauthentique par lequel l’homme renonce à sa propre liberté et à sa véritable existence, ce qui
n’est possible que par une sorte de mauvaise foi qui consiste à les prétendre qu’on n’est pas
libre, à voiler son existence aux autres et à soi-même.

4. Toute conscience est aliénation (Nietzsche)


La conception la plus radicale de l’aliénation se trouve peut-être chez Nietzsche, car celui-
ci pense l’aliénation à un niveau extrêmement fondamental. En effet, pour lui toute
conscience est essentiellement aliénation. Il considère que l’immense majorité des choses, du
monde, de la vie et même de la pensée est d’ordre inconscient. Le passage à la conscience se
traduit toujours par une simplification, une transformation, une corruption du contenu
inconscient original :

Toutes nos actions sont au fond incomparablement personnelles, singulières, d’une


individualité illimitée, cela ne fait aucun doute ; mais dès que nous les traduisons en
conscience, elles semblent ne plus l’être… Voilà le véritable phénoménalisme et
perspectivisme, tel que je le comprends : la nature de la conscience animale implique que le
monde dont nous pouvons avoir conscience n’est qu’un monde de surfaces et de signes, un
monde généralisé, vulgarisé, – que tout ce qui devient conscient devient par là même plat,
inconsistant, stupide à force de relativisation, générique, signe, repère pour le troupeau, qu’à
toute prise de conscience est liée une grande et radicale corruption, falsification,
superficialisation et généralisation.
Friedrich Nietzsche (1844-1900), Le Gai savoir (1882), § 354

5. Comment se libérer de l’aliénation ?


Une suggestion naïve, pour se libérer de ces multiples aliénations, serait de vouloir se
défaire de toute influence. Mais nous ne pouvons nous défaire d’une influence que pour en
rejoindre une autre : notre professeur nous arrache à l’influence de nos parents, nos amis à
notre professeur, notre parti à nos amis, etc. Le développement de l’individu n’est même pas
pensable en l’absence de toute influence.
Par conséquent, une voie plus subtile consiste à essayer d’apprendre à se mouvoir parmi
nos différentes aliénations. Il ne s’agit pas de trancher ces liens, mais d’apprendre à tirer ces
ficelles, en fonction de nos buts. Être conscient des différentes influences qui pèsent sur nous
et utiliser les unes contre les autres afin d’en rompre certaines et d’en utiliser d’autres pour
avancer…

6. Critique de la théorie de l’aliénation


Dire qu’un individu est aliéné revient à dire que cet individu ne fait pas (ou ne pense pas)
« ce qu’il voudrait vraiment faire » (ou ce qu’il voudrait vraiment penser). C’est-à-dire que sa
vie repose sur une illusion, une sorte de mensonge, et qu’il en sortirait s’il en prenait
conscience.
Il est indéniable que ce genre de phénomène se produit parfois. Il arrive qu’après avoir
passé quelques temps à une activité, à des fréquentations ou à une pensée, nous en sortions
finalement et que nous nous disions : « Non, je me suis trompé, cela, ce n’était pas moi. »
Dans ce cas, il y a bien eu une forme d’aliénation, c’est irréfutable.
Mais c’est une question très délicate de savoir, dans un cas concret, s’il y a aliénation ou
non. Cela suppose de connaître la « vérité » et ce que l’individu en question « voudrait
vraiment ». Par exemple, il est extrêmement difficile, face à un mode de vie qui nous semble
méprisable ou qui paraît révéler un certain égarement (drogue, embrigadement politique,
travail, relation amoureuse, etc.), de savoir si celui qui le vit finira par s’en défaire ou si au

15
contraire il l’accepte fondamentalement et est donc en accord avec lui-même. On ne peut
savoir si un individu approuve « fondamentalement » sa conduite que par sa réaction dans la
durée – et même ce dernier critère n’est pas tout à fait probant : un individu considérera peut-
être une certaine partie de sa vie comme une aliénation simplement parce qu’il n’a pas réussi
dans cette voie pour des raisons contingentes.

Une remarque intéressante sur l’aliénation médiatique


C’est une information qui reste à vérifier, mais qui offre une piste de réflexion très
intéressante : dans un entretien, Noam Chomsky affirme que selon certaines études
sociologiques, l’influence des médias serait beaucoup plus grande sur les classes supérieures
de la population (intellectuels, cadres, etc.) que sur les classes populaires. Il y a là de quoi
remettre en cause une bonne partie des réflexions classiques sur le « lavage des cerveaux »
par les médias.

III. Liberté et déterminisme

Le déterminisme est la théorie selon laquelle tout est déterminé, i.e. selon laquelle chaque
effet est déterminé par sa cause, le présent est déterminé par le passé, et l’état de l’univers à
un instant donné par l’état de l’univers à l’instant précédent. Cette théorie qui soumet toute
chose à une causalité universelle et absolue semble donc nier toute liberté : si l’homme est
déterminé, il n’est pas libre de choisir comme il le pense car ses actes sont régis par la
causalité et étaient donc déjà déterminés avant même qu’il ne soit né.
Deux grandes conceptions s’opposent à ce sujet : d’un côté, si on conçoit la liberté comme
une forme d’indépendance ou de spontanéité, on tend à l’opposer au déterminisme ; si en
revanche on conçoit la liberté comme une forme d’obéissance à la raison ou d’adhésion à soi
on ne voit plus dans le déterminisme une difficulté pour penser la liberté.
Remarquons bien que ces questions ne se posent que pour la liberté intérieure,
métaphysique, et non pour la liberté extérieure, qui elle ne dépend que de conditions
physiques ou politiques contingentes, et non de la nature essentielle (métaphysique) de
l’univers.

A. L’affirmation du libre arbitre

1. La liberté comme acte gratuit (Gide)


Si on pense que liberté et déterminisme sont contradictoires, c’est généralement qu’on
pense la liberté comme une forme d’indépendance. On passe de l’idée de la liberté comme
absence d’entraves extérieures à la liberté comme absence de toute entraves (extérieures ou
intérieures), c’est-à-dire une liberté comme absence de toute détermination. En ce sens, sera
dit libre le phénomène qui ne relève d’aucune cause, mais seulement du pur hasard, un peu
comme un lancer de dé.
L’écrivain français André Gide (1869-1951) avait une telle conception de la liberté. Il en
est ainsi venu à penser la liberté comme acte gratuit.

J’ai longtemps pensé que c’est là ce qui distingue l’homme des animaux, une action
gratuite… Et comprenez qu’il ne faut pas entendre par là une action qui ne rapporte rien, car
sans cela… Non mais gratuit, un acte qui n’est motivé par rien. Comprenez-vous ? Intérêt,
passion, rien… L’acte désintéressé ; né de soi ; l’acte aussi sans but ; donc sans maître ; l’acte
libre, l’acte autochtone.
André Gide, Le Prométhée mal enchaîné

16
André Gide a mis en scène une telle liberté dans ses romans comme Les Caves du Vatican.
Alors qu’il est dans un train, le héros, Lafcadio, décide de commettre un acte – un meurtre – à
partir de raisons purement arbitraires :

– Là, sous ma main, cette double fermeture – tandis qu’il est distrait et regarde au loin
devant lui – joue, ma foi ! plus aisément encore qu’on eût cru. Si je puis compter jusqu’à
douze, sans me presser, avant de voir dans la campagne quelque feu, le tapir 11 est sauvé. Je
commence : Une ; deux ; trois ; quatre ; (lentement ! lentement !) cinq ; six ; sept ; huit ;
neuf… Dix, un feu…
André Gide, Les Caves du Vatican

Mais cet exemple montre a contrario la difficulté de penser un acte purement libre. L’acte
de Lafcadio, malgré la méthode arbitraire qu’il choisit, n’est pas un acte libre, il repose sur un
motif très clair, la volonté d’accomplir un acte libre. Tout acte découle nécessairement de
certains motifs, sans quoi nous ne parlerions pas d’acte mais de phénomène biologique ou de
réflexe… Et dans ce cas encore, même si cet « acte » est sans motifs, il n’est pas sans cause…
Il semble donc difficile d’échapper au déterminisme universel. A opposer ainsi liberté et
déterminisme, ne se condamne-t-on pas à devoir nier l’existence de la liberté ?

2. La liberté comme initiation d’une chaîne causale (Kant)


Certains penseurs ont voulu voir dans l’homme une sorte de pouvoir magique, la liberté,
lui permettant d’échapper momentanément au déterminisme universel afin de déclencher un
« acte libre », c’est-à-dire d’initier une chaîne causale qui ne naîtrait de rien. C’est en ce sens
qu’on parle généralement de « libre arbitre ». On imagine qu’il existe en l’homme une sorte
de libre arbitre au-dessus du match que jouent les passions, les désirs, les instincts et
penchants naturels.
On peut interpréter la philosophie de Kant en ce sens, bien que Kant ait voulu dépasser
l’opposition entre déterminisme et liberté. En effet, Kant voit dans la raison une faculté qui
peut déterminer la volonté, et ainsi introduire dans l’homme une liberté qui ne relève pas du
monde empirique, un acte qui ne relève d’aucun penchant naturel…
Mais une telle conception de la liberté semble bien difficile à accepter d’un point de vue
scientifique.

3. L’existence précède l’essence (Sartre)


Sartre aussi fait partie des philosophes qui semblent avoir opposé déterminisme et liberté.
La solution de Sartre consiste à affirmer que l’homme est libre car l’existence précède
l’essence : il n’y a pas d’essence (ou de nature) humaine. L’homme n’est pas quelque chose, il
est au contraire un néant (cf. cours sur la conscience), c’est-à-dire que grâce à sa faculté de
projection il n’est rien d’autre que ce qu’il se fait. Ainsi l’homme peut être libre malgré le
déterminisme universel.

4. La liberté précède la causalité (Heidegger)


Heidegger est sans doute le philosophe qui a trouvé la solution suprêmement subtile de
résoudre la contradiction entre déterminisme et liberté, c’est-à-dire de maintenir la croyance
en une liberté tout en opposant ce concept au déterminisme. Pour Heidegger, la liberté du
Dasein est avant tout sa capacité à projeter un monde, à connaître la vérité, à comprendre. Par
conséquent, Heidegger peut affirmer que cette liberté (de connaître, en quelque sorte) est
antérieure à la causalité, puisque la causalité, au même titre que le « monde » connu, les lois
de Newton, etc., fait partie des idées construites par la liberté du Dasein. Puisque la liberté (de

11
Etudiant.

17
penser le monde) est antérieure à la causalité (que nous concevons par l’esprit), alors cette
causalité ne saurait porter atteinte à cette liberté.
Il est tout de même assez facile de critiquer cette solution : non seulement les concepts de
liberté et même de causalité ont ici un sens tout à fait inhabituel, mais surtout Heidegger
semble oublier que la vérité projeté par le Dasein, sa conception du monde, doit néanmoins
s’appliquer à lui : cela fait partie de ses contraintes essentielles. Par exemple, si je construis
une théorie selon laquelle le monde est constitué d’atomes, je dois reconnaître que je suis
moi-même constitué d’atomes : que la théorie me décrive à titre de partie du monde fait partie
de ses exigences premières. Heidegger ne peut donc dire que la liberté du Dasein échappe à la
causalité du monde qu’en concevant cette liberté non comme la liberté d’agir (ou de penser)
d’un être concret mais comme une sorte de liberté transcendantale, abstraite et en quelque
sorte « hors du monde ». Ce qui fait toute la subtilité de sa théorie – mais aussi toute sa
faiblesse.

B. Le libre arbitre est une illusion

Les partisans du libre arbitre affirment l’existence de la liberté contre le déterminisme.


Tous les phénomènes naturels sont déterminés (c’est-à-dire que la cause détermine l’effet,
l’état du monde à un instant donné est déterminé par son état à l’instant précédent), mais
l’homme échapperait à ce règne de la loi de causalité.
Mais n’est-il pas absurde de faire ainsi de l’homme un « empire dans un empire »12 qui
échapperait aux lois naturelles ? Cela ressemble à une affirmation gratuite venant satisfaire un
désir humain, contre l’évidence scientifique la plus indéniable. On peut ainsi à bon droit
s’élever contre cette idée de libre arbitre inventée de toutes pièces par les philosophes pour
satisfaire un besoin moral et religieux, voire pour assurer les conditions idéologiques du
fonctionnement de l’appareil répressif d’Etat : le libre arbitre légitime le châtiment car il rend
tout homme responsable de ses actes. Il est la théorie dont le pouvoir a besoin.
Mais si tout est déterminé, comment expliquer notre sentiment de liberté ? Il doit s’agir
d’une illusion. Plusieurs arguments ont été avancés, notamment par les deux grands critiques
du libre arbitre que sont Spinoza et Nietzsche (on pourrait ajouter Marx et Freud).

1. L’homme se croit libre car il ignore les causes qui le déterminent à agir
Selon Spinoza, si l’homme se croit libre c’est tout simplement parce qu’il est conscient de
ses actes et de ses désirs. Voyant que ses actes sont conformes à ses désirs (ou volontés), il en
déduit un peu hâtivement qu’il est « libre ». Mais en réalité, s’il est vrai que les actes sont
conformes aux désirs, il n’en reste pas moins que les désirs sont eux-mêmes déterminés. Or
l’homme n’est pas conscient de ce qui détermine son désir. C’est pourquoi il se croit libre : il
croit que son désir « tombe du ciel », indéterminé. L’homme est comme une pierre qui tombe
qui croirait tomber librement, par un libre décret de sa volonté :

Mais descendons aux choses créées qui sont toutes déterminées par des causes extérieures
à exister et à agir d’une certaine façon déterminée. Pour rendre cela clair et intelligible,
concevons une chose très simple : une pierre par exemple reçoit, d’une cause extérieure qui la
pousse, une certaine quantité de mouvement et, l’impulsion de la cause extérieure venant à
cesser, elle continuera à se mouvoir nécessairement. Cette persistance de la pierre dans le
mouvement est une contrainte, non parce qu’elle est nécessaire, mais parce qu’elle doit être
définie par l’impulsion d’une cause extérieure. Et ce qui est vrai de la pierre, il faut l’entendre
de toute chose singulière, quelle que soit la complexité qu’il vous plaise de lui attribuer, si

12
Baruch Spinoza, Ethique, III, préface.

18
nombreuses que puissent être ses aptitudes, parce que toute chose singulière est
nécessairement déterminée par une cause extérieure à exister et à agir d’une certaine manière
déterminée.
Concevez maintenant, si vous voulez bien, que la pierre, tandis qu’elle continue de se
mouvoir, pense et sache qu’elle fait un effort, autant qu’elle peut, pour se mouvoir. Cette
pierre, assurément, puisqu’elle a conscience de son effort seulement et qu’elle n’est en
aucune façon indifférente, croira qu’elle est très libre et qu’elle ne persévère dans son
mouvement que parce qu’elle le veut. Telle est cette liberté humaine que tous se vantent de
posséder et qui consiste en cela seul que les hommes ont conscience de leurs appétits et
ignorent les causes qui les déterminent.
Baruch Spinoza, Lettre à Schuller

2. L’homme se croit libre car il s’identifie à son désir dominant


Nietzsche propose un autre argument subtil pour expliquer l’illusion de liberté que nous
ressentons : nous croyons que notre volonté se réalise toujours parce que nous appelons
« notre volonté » celui de nos désirs qui l’a emporté sur les autres et qui donc se traduit en
actes : nous avons en nous une guerre civile de désirs, mais nous nous identifions à celui qui
emporte la bataille, créant ainsi l’idée fictive d’un « moi » unitaire :

Ce qu’on nomme « libre arbitre » est essentiellement notre sentiment de supériorité à


l’égard de celui qui doit obéir. (…) Un homme qui veut commande en lui-même à quelque
chose qui obéit ou dont il se croit obéi. Mais (…) si (…) nous sommes à la fois celui qui
commande et celui qui obéit, et si nous connaissons, en tant que sujet obéissant, la contrainte,
l’oppression, la résistance, le trouble, sentiments qui accompagnent immédiatement l’acte de
volonté ; si, d’autre part, nous avons l’habitude de nous duper nous-mêmes grâce au concept
synthétique du « moi », on voit que toute une chaîne de conclusions erronées, et donc de
jugements faux sur la volonté elle-même, viennent encore s’agréger au vouloir. Ainsi celui
qui veut croit-il de bonne foi qu’il suffit de vouloir pour agir. Comme dans la très grande
majorité des cas, la volonté n’entre en jeu que là où elle s’attend à être obéie, donc à susciter
un acte, on en est venu à croire, fallacieusement, qu’une telle conséquence était nécessaire.
(…) L’effet, c’est moi : ce qui se produit ici ne diffère pas de ce qui se passe dans toute
collectivité heureuse et bien organisée : la classe dirigeante s’identifie aux succès de la
collectivité.
Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 19

C. Liberté et déterminisme ne s’opposent pas

Au petit jeu de l’opposition entre déterminisme et libre arbitre, c’est sans doute le
déterminisme qui gagne. Mais c’est peut-être une erreur que d’opposer la liberté au
déterminisme, c’est-à-dire d’identifier la liberté à l’indéterminisme, ou libre arbitre. Le libre
arbitre n’existe sans doute pas, mais est-ce vraiment là ce que nous avons à l’esprit quand
nous parlons de liberté ? Il est probable que non.
L’opposition entre liberté et déterminisme, et l’identification de la liberté au libre arbitre
qui lui est corollaire, vient naturellement quand on déplace le concept de liberté extérieure,
conçue comme absence d’entrave extérieure, des actes à la volonté et qu’on en vient à penser
la liberté comme absence de toute entrave, donc de toute détermination. Mais il est possible
de se garder de cette illusion en ayant présents à l’esprit quelques paradoxes et absurdités qui
en découlent.

19
1. La liberté n’est pas l’indéterminisme

a. L’indéterminisme ne constitue qu’une liberté insignifiante


Tout d’abord, remarquons qu’une liberté conçue comme indéterminisme est absolument
insignifiante pour nous, elle n’a aucune valeur. En ce sens, la liberté signifierait simplement
« contingence », c’est-à-dire « absence de détermination ». Nous serions libres dans l’exacte
mesure où nous pourrions accomplir des actes gratuits, c’est-à-dire à chaque fois qu’un acte
naîtrait en nous de rien, jaillirait spontanément du néant. Nous serions donc libre si, par
exemple, les processus de notre cerveau laissaient place à un hasard intrinsèque et irréductible
(comme peut à la rigueur le suggérer une interprétation hâtive de la mécanique quantique), de
sorte que certains de nos actes ne seraient déterminés par rien du tout.
Il est évident qu’une telle liberté n’a aucune valeur pour nous, puisque de tels actes, n’étant
déterminés par rien du tout, ne sont pas déterminés par nous-mêmes et ne peuvent être dits
nôtres que par métonymie (à partir du simple fait qu’ils ont eu lieu en nous).

b. Le déterminisme n’est pas le fatalisme, bien au contraire


Il faut bien comprendre également que le déterminisme n’est pas le fatalisme. Selon le
fatalisme, quoi que nous fassions, les mêmes événements se produiront. Selon le
déterminisme au contraire, chacun de nos actes a une influence sur notre avenir13.

c. Le déterminisme est nécessaire à notre liberté


Ainsi, le déterminisme est nécessaire à notre liberté. Pour que nous puissions agir, il faut
que le monde soit réglé par des lois. Plus exactement, le déterminisme absolu n’est pas
nécessaire, mais il faut au moins qu’il y ait des régularités dans le monde telles que celles que
nous observons. Il le faut non seulement pour que mes volontés soient « obéies » par mon
corps et se traduisent systématiquement par des actes, et aussi pour que mes actes eux-mêmes
se traduisent par les effets escomptés.

d. La facticité est la condition de la liberté


Bref, on peut résumer tout cela en remarquant que pour être libre, il faut être quelque
chose. Penser la liberté non seulement comme absence d’entrave, mais comme absence de
toute détermination, c’est penser la liberté de Dieu, c’est-à-dire la liberté de se créer soi-même
à partir de rien. Mais une telle liberté est absolument incompréhensible, invraisemblable, et au
surplus, dépourvue de toute valeur, car ce n’est que la liberté parfaitement arbitraire d’un
néant. Ainsi le « libre arbitre pur » auquel ont rêvé tant de philosophes se révèle pour ce qu’il
est : purement arbitraire, donc sans intérêt.
A cette liberté mythique, qui ne peut être que la liberté d’un néant, et qui est
incompréhensible, invraisemblable et dépourvue de valeur, il nous faut opposer la liberté
concrète et empirique d’êtres réels. Pour être libre, il faut d’abord être, il faut être quelque
chose. Par conséquent la liberté absolue n’existe pas, la facticité14 est la condition absolue de
toute liberté. On ne peut parler de la liberté que pour un être donné. Et cette liberté ne peut
consister à nier totalement ce donné pour se choisir absolument : car, une facticité étant
donné, toute projection en dépend et en découle. Il faut une origine, et on ne peut rompre avec
cette origine. La liberté absolue n’a donc pas de sens, il n’y a de liberté que relative à une
existence, à un être donné, à une facticité.

13
Cf. annexe, et Alain, Eléments de philosophie.
14
Terme existentialiste désignant l’état de fait, le fait d’exister, de se trouver donné, comme tel, dans le monde.
Les deux grandes structures existentielles sont la facticité (le fait d’être d’abord donné à l’état de fait) et la
projection (le fait de pouvoir se projeter pour devenir autre chose, se transformer).

20
Ceci étant posé, l’idée même de liberté comme indéterminisme est écartée. Le fait qu’un
être soit déterminé par des causes n’est pas une objection contre la liberté de cet être. La
liberté est absence d’entraves, or il n’y a d’entrave que pour un être (ou une volonté) donné, le
concept d’entrave ou d’obstacle est relatif à un être, à un projet 15. La liberté est absence
d’entraves et non absence de déterminations. Elle suppose donc un être donné et ne s’oppose
pas au déterminisme.
Ce point étant établi, voyons maintenant deux conceptions de la liberté intérieure
compatibles avec l’idée de déterminisme. Il ne faut plus concevoir la liberté comme une
forme de spontanéité (au sens d’indéterminisme) mais plutôt comme une forme d’adéquation
à soi-même ou de conscience.

2. La liberté comme connaissance (Spinoza)


Nous avons déjà évoqué cette conception. Spinoza réfute une liberté conçue comme
indéterminisme (les hommes ne se croient libres que parce qu’ils ignorent les causes qui les
déterminent à vouloir et donc à agir), mais il admet un autre genre de liberté. Son éthique vise
invite à se libérer par la connaissance adéquate du monde. Il s’agit en quelque sorte d’être
conscients que nous ne sommes que des instruments dans la main de Dieu, d’accepter la
nécessité et les contraintes, voire de nous identifier à Dieu (en comprenant que nous sommes
une partie de cet être éternel et infini) et d’accéder à une forme d’éternité par la connaissance.

3. La liberté comme adhésion à soi (Bergson)


Dans un cadre déterministe, nous pourrions également penser la liberté comme adhésion à
soi. Serait libre non pas l’être qui échappe aux lois de la nature en produisant des actes
chaotiques, mais simplement l’être qui parvient à une lucidité sur soi et à un accord profond
avec soi-même. L’acte libre ne serait donc pas l’acte qui ne découle de rien mais bien au
contraire l’acte qui découle exactement de nous-mêmes, c’est-à-dire l’acte qui révèle notre
nature essentielle, l’acte qui a avec nous cette indéfinissable ressemblance qu’on trouve entre
l’œuvre d’art et son créateur.

IV. Liberté et morale

On ne peut juger (moralement ou juridiquement) une personne que pour les actes dont elle
est responsable, c’est-à-dire les actes qu’elle a commis librement. La liberté est la condition
de la responsabilité, et la responsabilité est la condition de la moralité. Il y a donc un lien très
étroit entre liberté et morale : la liberté est la condition de la morale. On ne peut agir
moralement que si on est libre de ses actes.

A. Tu dois donc tu peux (Kant)

Par conséquent, la moralité que nous observons en l’homme peut suffire à prouver qu’il est
libre. Si en effet je constate un devoir moral en moi, c’est la preuve que je suis capable de lui
obéir. Un ordre n’a de sens que si on peut lui obéir. Ressentir l’obligation de la loi morale,
c’est être capable de lui obéir, donc en particulier être libre de s’opposer à ses penchants
naturels égoïstes (cf. II. B. 2). C’est en tout cas l’argument de Kant :

Supposons que quelqu’un affirme, en parlant de son penchant au plaisir, qu’il lui est tout
à fait impossible d’y résister quand se présente l’objet aimé et l’occasion : si, devant la
maison où il rencontre cette occasion, une potence était dressée pour l’y attacher aussitôt

15
Sartre avait souligné cet aspect. Un rocher ne se présente comme obstacle qu’à partir d’un projet donné. Pour
un autre projet, il peut se présenter au contraire comme un appui, un outil, un instrument.

21
qu’il aurait satisfait sa passion, ne triompherait-il pas alors de son penchant ? On ne doit pas
chercher longtemps ce qu’il répondrait. Mais demandez-lui si, dans le cas où son prince lui
ordonnerait, en le menaçant d’une mort immédiate, de porter un faux témoignage contre un
honnête homme qu’il voudrait perdre sous un prétexte plausible, il tiendrait comme possible
de vaincre son amour pour la vie, si grand qu’il puisse être. Il n’osera peut-être assurer qu’il
le ferait ou qu’il ne le ferait pas, mais il accordera sans hésiter que cela lui est possible. Il
juge donc qu’il peut faire une chose, parce qu’il a conscience qu’il doit la faire et il reconnaît
ainsi en lui la liberté qui, sans la loi morale, lui serait restée inconnue.
Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique (1788)

Remarquons simplement que ce raisonnement, s’il est valide, ne permet de prouver rien de
plus qu’une liberté au sens d’une certaine indépendance à l’égard de nos instincts (cf. II. B.
2). Il ne permet en aucun cas de démontrer l’existence d’une liberté métaphysique comme le
libre arbitre qui entrerait en contradiction avec le déterminisme naturel.

B. L’homme est condamné à être libre (Sartre)

L’essence d’une chose, c’est ce qu’elle est, sa nature, sa définition. L’essence d’un outil,
c’est sa fonction. L’essence de la hache est de fendre, l’essence d’un coupe-papier est de
couper le papier. Or un outil est conçu avant d’être fabriqué. Il faut d’abord que quelqu’un
imagine l’outil, le conçoive dans son esprit, avant de le fabriquer. Ainsi, pour l’outil,
l’essence précède l’existence.
Selon l’existentialisme de Jean-Paul Sartre, Dieu n’existe pas. L’existentialisme est un
athéisme. Par conséquent, l’homme n’a pas été créé par Dieu, et à la différence des objets
créés, son existence précède son essence. C’est-à-dire que l’homme n’a pas de nature
prédéterminée. Il n’y a pas de nature humaine, chaque homme est libre de s’inventer, de se
choisir, de décider ce qu’il sera. L’homme est ce qu’il se fait.
Par conséquent, l’homme est absolument libre, et il est même condamné à être libre, car il
n’a pas décider d’exister et il lui est impossible de renoncer à sa liberté. La seule chose dont
on n’est pas libre, c’est de renoncer à notre liberté. Tout ce qu’il peut faire, c’est nier cette
liberté dans la mauvaise foi, en s’inventant des excuses : une nature humaine, un inconscient,
une passion.

Dostoïevski avait écrit : « Si Dieu n’existait pas tout serait permis. » C’est là le point de
départ de l’existentialisme. En effet, tout est permis si Dieu n’existe pas, et par conséquent
l’homme est délaissé, parce qu’il ne trouve ni en lui, ni hors de lui une possibilité de
s’accrocher. Il ne trouve d’abord pas d’excuses. Si, en effet, l’existence précède l’essence, on
ne pourra jamais expliquer par référence à une nature humaine donnée et figée ; autrement
dit, il n’y a pas de déterminisme, l’homme est libre, l’homme est liberté. Si, d’autre part,
Dieu n’existe pas, nous ne trouvons pas en face de nous des valeurs ou des ordres qui
légitimeront notre conduite.
Ainsi nous n’avons ni derrière nous, ni devant nous, dans le domaine lumineux des
valeurs, des justifications ou des excuses. Nous sommes seuls, sans excuses. C’est ce que
j’exprimerai en disant que l’homme est condamné à être libre. Condamné, parce qu’il ne s’est
pas créé lui-même, et cependant libre, parce qu’une fois jeté dans le monde, il est responsable
de tout ce qu’il fait.
Jean-Paul Sartre (1905-1980), L’Existentialisme est un humanisme (1946)

Cette conception de la liberté est une conception essentiellement morale. Les affirmations
de Sartre semblent gratuites : on pourrait tout aussi bien dire que l’homme n’est pas libre du
tout mais déterminé (Spinoza), ou qu’il est partiellement déterminé par sa nature, par son
caractère, ce qui semblerait une description plus adéquate des choses.
L’affirmation de Sartre selon laquelle l’homme est condamné à être absolument libre n’est
donc pas tant une description des faits (elle les occulte et les déforme plutôt qu’elle ne les

22
dévoile) qu’une attitude morale face à l’homme. Elle nous en dit davantage sur
l’existentialisme et sur la posture morale de l’existentialiste que sur l’homme en général.
Affirmer la liberté absolue de l’homme est en fait un moyen pour Sartre de le rendre
pleinement responsable de ses actes, de lui faire prendre conscience de cette responsabilité.

C. La liberté : un mythe nécessaire ?

Le fait que la liberté soit la condition de la moralité permet d’aborder les choses d’un tout
autre point de vue, beaucoup plus critique. Si la liberté est la condition de tout jugement
(moral et juridique), cette notion devient tout à coup suspecte car elle remplit une fonction
pratique. Il faut prétendre que l’homme est libre si on veut justifier les punitions de la justice,
c’est-à-dire leur donner un sens moral. Il se pourrait bien que la liberté soit un mythe inventé
à des fins morales16.
Mais la « liberté » nécessaire pour justifier les châtiments est une liberté minimale, en tout
cas si l’on se contente de justifier les châtiments par leur valeur d’exemple dissuasif. Pour que
le châtiment puisse avoir une valeur dissuasive il suffit que les hommes aient conscience de
leur existence et que cette idée entre dans leur conscience à titre de mobile au moment de la
décision. La faculté humaine requise est donc la simple capacité d’avoir conscience des
conséquences de ses actes, en particulier de leurs éventuelles conséquences négatives pour
soi-même. Ce n’est donc là une « liberté » qu’en un sens minimal (au sens de conscience
morale évoqué au II. B. 2).

Conclusion

Le déterminisme est apparu à un grand nombre de philosophes comme un concept excluant


la liberté : ils ont vu une opposition entre déterminisme et liberté. Et il faut reconnaître que
cette opposition « apparaît » spontanément quand nous pensons aux idées de déterminisme et
de liberté. Il convient donc de se réjouir, si nous avons su surmonter cette difficulté, mais
surtout de comprendre pourquoi une telle difficulté est apparue, pourquoi on a cru que
déterminisme et liberté s’opposaient.
Cela vient de l’interprétation naturelle et naïve du concept de liberté : par une sorte de
déformation poétique, d’extension du concept, on passe de l’idée d’absence d’entraves
extérieures à l’idée d’absence de toute entrave, c’est-à-dire à l’absence de toute détermination.
C’est donc la différence entre entrave et détermination qui ne nous apparaît pas clairement.
L’entrave est ressentie, éprouvée, tandis que la détermination est insensible : car la
détermination est nous-même, elle est notre volonté elle-même. Ainsi, si nous nous sentons
libres bien que le monde soit déterminé, c’est parce que nous sommes aveugles à nous-
mêmes : nous ne nous sentons pas. La volonté ne se sent pas elle-même – en tout cas pas
comme un entrave. On ignore les causes qui déterminent nos désirs, disait Spinoza : c’est-à-
dire qu’on s’ignore soi-même. Bref, le moi ne sent pas le moi.
Le cas de la volonté est donc similaire au cas de la connaissance : de la même manière que
le sujet connaissant ne peut se connaître lui-même – c’est-à-dire qu’il n’apparaît pas dans son
propre champ visuel comme objet de connaissance –, de même le moi voulant ne se ressent
pas lui-même comme une entrave – c’est-à-dire qu’il n’apparaît pas dans son propre champ de
volonté comme « entrave » ou « contrainte ». A chaque fois, le sujet est la source d’un certain
« champ », et par conséquent il reste hors champ, en dehors du champ. « Rien dans le champ
16
Nietzsche soupçonne que la « liberté » est une fiction inventée pour justifier les châtiments. Et on peut peut-
être interpréter l’Etranger de Camus comme l’illustration de cette négation du libre arbitre. Il n’y aurait ni liberté
ni responsabilité, toutes ces choses ne seraient que des fictions grossières inventées pour légitimer le système
juridique.

23
visuel ne nous dit qu’il doit être vu par un œil », écrivait Wittgenstein17. Les conditions d’un
ordre donné n’apparaissent pas dans cet ordre.

Ni le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement,

écrivait à peu près François de La Rochefoucauld 18. Le soleil, car il est trop lumineux, la mort,
car elle est trop obscure. Nous ne pouvons voir les extrêmes. Mais on pourrait aussi
l’interpréter ainsi : le soleil ne peut être vu car il est la condition de la vision ; la mort ne peut
être imaginée car elle est la condition de la vie, donc de la pensée et de l’imagination.
Ceci nous amène précisément au dernier point sur lequel je voudrais conclure : il existe un
rapport intime entre la liberté et la mort. Pour Sénèque et les Stoïciens, seul celui qui est prêt à
mourir peut être libre. Pour Hegel, c’est le fait de risquer la mort dans le conflit (entre le
maître et l’esclave) qui est la preuve de la liberté humaine. Pour Heidegger, on retrouve l’idée
d’un lien intime entre la liberté et la mort : il n’y a que dans l’« être-vers-la-mort », c’est-à-
dire la conscience angoissée de notre propre mort, que nous pouvons exister authentiquement
et donc être libres. Car c’est seulement dans ce mode d’être que nous prenons conscience de
ce qu’est la vie, de ce qu’est la possibilité, de ce que sont nos décisions : nous ne voyons
vraiment les choses que sur fond d’absolu, en quelque sorte. L’être ne se découpe que sur
fond de néant.

Annexe

Quelques idées supplémentaires

La liberté dans le roman


La question de la liberté est devenue une question centrale chez les romanciers de la fin du
XIXe et du début du XXe siècle. Chez Dostoïevski, chez Gide (qui se pose la question de
l’acte gratuit dans les Caves du Vatican), chez Camus (cf. ci-dessus) et chez Sartre, on
retrouve les mêmes préoccupations liées à la remise en cause de l’idée de liberté humaine…

La liberté comme miracle (Arendt)


Hannah Arendt, qui envisage la question de la liberté sous l’angle politique, conclut sa
réflexion en remarquant qu’au cours de l’histoire, il existe quelques moments (assez rares) de
liberté, où les conditions socio-politiques favorisent l’émergence d’une liberté
particulièrement significative. Arendt parle de moments de « miracles », où l’homme dispose
soudain de la capacité de commencer quelque chose (on pense à la démocratie athénienne, à la
révolution française de 1789).

Deux concepts de déterminisme


Il faut se méfier du mot « déterminisme » comme de n’importe quel autre mot : il peut
prendre deux sens très différents. En un sens métaphysique, ontologique, fondamental, le
déterminisme signifie rigoureusement que les mêmes causes produisent les mêmes
conséquences, autrement dit que l’effet est déterminé par la cause (la cause étant donnée, on
peut en déduire l’effet). C’est en ce sens que j’ai utilisé le terme dans ce cours. En un
deuxième sens, beaucoup plus courant, le déterminisme signifie que certains facteurs ont une
influence telle que l’individu ne peut guère s’opposer à eux. C’est en ce sens qu’on peut se

17
Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus.
18
« Le soleil, ni la mort ne se peuvent regarder fixement ». La Rochefoucauld, Maximes et réflexions morales, §
29.

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demander si le caractère est déterminé génétiquement, ou si nous sommes déterminés par
notre milieu, etc.
Je tiens à attirer votre attention sur le fait qu’on peut tout à fait être déterministe au premier
sens du terme sans l’être au second. La seconde thèse affirme davantage que la première ; on
peut accepter la première et rejeter la seconde. On peut penser qu’il existe un déterminisme
« dans le détail » sans penser qu’il existe un déterminisme « en gros ». On peut penser que le
déterminisme est absolu au niveau physique, atomique, quantique, sans penser qu’il est absolu
à l’échelle humaine, c’est-à-dire au niveau de la personnalité, de l’éducation, etc. Bref, en un
mot, il se pourrait très bien que l’univers soit déterminé sans que le caractère ne soit
déterminé par aucun facteur simple comme la génétique, l’éducation ou le milieu. Il suffit que
la détermination soit suffisamment complexe pour qu’il n’y ait aucun déterminisme simple,
c’est-à-dire aucun facteur identifiable déterminant. (Pensez par exemple aux phénomènes
complexes comme la météorologie : on peut penser que ce phénomène est régi par un
déterminisme métaphysique absolu ; pourtant nous ne parvenons pas à établir de lois simples
permettant de dire que le climat est déterminé par tel ou tel facteur simple.)
Ces remarques sont à rapprocher de la remarque d’Alain selon laquelle déterminisme et
fatalisme sont deux doctrines opposées :

On peut prédire ce qui arrivera dans un système clos, ou à peu près clos, par exemple dans un
calorimètre, dans un circuit électrique, dans le système solaire, si l’on considère les positions
des astres seulement. (…)
Ainsi se forme l’idée déterministe populaire, moins rigoureuse que la scientifique, mais
tout aussi raisonnable. Seulement l’idée fataliste s’y mêle, on voit bien pourquoi, à cause des
actions et des passions qui sont toujours mêlées aux événements que l’on remarque. On
conclut ainsi que cet homme devait mourir là, que c’était sa destinée, ramenant ainsi en scène
cette opinion de sauvage que les précautions ne servent pas contre le dieu, ni contre le
mauvais sort. Cette confusion est cause que les hommes peu instruits acceptent volontiers
l’idée déterministe ; elle répond au fatalisme, superstition bien forte et bien naturelle comme
on l’a vu.
Ce sont pourtant des doctrines opposées ; l’une chasserait l’autre si l’on regardait bien.
L’idée fataliste, c’est que ce qui est écrit ou prédit se réalisera quelles que soient les causes  ;
les fables d’Eschyle tué par la chute d’une maison, et du fils du roi qui périt par l’image d’un
lion nous montrent cette superstition à l’état naïf. Et le proverbe dit de même que l’homme
qui est né pour être noyé ne sera jamais pendu. Au lieu que, selon le déterminisme, le plus
petit changement écarte de grands malheurs, ce qui fait qu’un malheur bien clairement prédit
n’arriverait point.
Alain, Eléments de philosophie (1941)

Liberté et angoisse, liberté et mort


La liberté est intimement liée à l’expérience de l’angoisse. Hegel, Kierkegaard et Heidegger
suggèrent que l’angoisse naît peut-être essentiellement de la liberté. Ce qui serait angoissant
ne serait pas telle ou telle chose mais notre liberté de faire le mal (Kierkegaard) ou notre
liberté fondamentale d’exister et d’agir (Heidegger). Ceci est à rapprocher du lien étroit entre
la liberté et la mort, que l’on retrouve aussi bien chez les Stoïciens que chez Hegel et
Heidegger.

L’aliénation selon Heidegger


Dans la préoccupation pour ce qu’on a entrepris avec, pour et contre les autres, se manifeste constamment le
souci d’une différence vis-à-vis des autres : soit qu’il s’agisse simplement d’aplanir cette différence même ; soit
que le Dasein propre, restant en retrait par rapport aux autres, s’efforce dans leur rapport à eux de les rattraper ;
soit que le Dasein, jouissant d’une primauté sur les autres, s’attache à les tenir au-dessous de lui. L’être-l’un-
avec-l’autre, à son insu, est tourmenté par le souci de cette distance. Pour le dire existentialement, il a le
caractère du distancement. Moins ce mode d’être s’impose comme tel au Dasein quotidien lui-même, et plus
tenacement et originairement il déploie son influence.

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Or ce distancement inhérent à l’être-avec implique ceci : le Dasein, en tant qu’être-l’un-avec-l’autre
quotidien, se tient sous l’emprise d’autrui. Ce n’est pas lui-même qui est, les autres lui ont ôté l’être. La
discrétion des autres dispose des possibilités quotidiennes d’être du Dasein. Ces autres ne sont pas alors des
autres déterminés. Au contraire, tout autre peut les représenter. L’essentiel, c’est seulement cette domination
d’autrui, qui, sans s’imposer a toujours déjà été secrètement acquise par le Dasein comme être-avec. L’on
appartient soi-même aux autres, et l’on consolide leur puissance. Ce sont « les autres », comme on les appelle
pour masquer sa propre appartenance essentielle à eux, qui, de prime abord et le plus souvent, « sont-là » dans
l’être-l’un-avec-l’autre quotidien. Le qui n’est alors ni celui-ci, ni celui-là, ni soi-même, ni quelques-uns, ni la
somme de tous. Le « qui » est le neutre, le On.
On a déjà montré précédemment, comment, dans le monde ambiant prochain, le « monde ambiant » public,
l’entourage est à chaque fois déjà à-portée-de-la-main et fait partie intégrante de la préoccupation. Dans
l’utilisation de moyens de transports publics, dans l’emploi de l’information (journal), tout autre ressemble à
l’autre. Cet être-l’un-avec-l’autre dissout totalement le Dasein propre dans le mode d’être « des autres », de telle
sorte que les autres s’évanouissent encore davantage quant à leur différenciation et leur particularité expresse.
C’est dans cette non-imposition et cette im-perceptibilité que le On déploie sa véritable dictature. Nous nous
réjouissons comme on se réjouit ; nous lisons, nous voyons et nous jugeons de la littérature et de l’art comme on
voit et juge ; plus encore nous nous séparons de la « masse » comme on s’en sépare ; nous nous « indignons » de
ce dont on s’indigne. Le On, qui n’est rien de déterminé, le On que tous sont – non pas cependant en tant que
somme – prescrit le mode d’être de la quotidienneté.
Le On a lui-même des guises d’être propres. La tendance de l’être-avec que nous avons nommée le
distancement se fonde sur ceci que l’être-l’un-avec-l’autre comme tel se préoccupe de la médiocrité. Celle-ci est
un caractère existential du On. C’est d’elle qu’il y va essentiellement pour le On en son être, et c’est pourquoi il
se tient facticement dans la médiocrité de ce qui « va », de ce qui est reçu ou non, de ce à quoi on accorde le
succès et de ce à quoi on le refuse. Cette médiocrité dans la pré-esquisse de ce qui peut et a le droit d’être risqué
veille sur toute exception qui pourrait surgir. Toute primauté est silencieusement empêchée. Tout ce qui est
original est aussitôt aplati en passant pour bien connu depuis longtemps. Tout ce qui a été conquis de haute lutte
devient objet d’échange. Tout secret perd sa force. Le souci pour la médiocrité dévoile à nouveau une tendance
essentielle du Dasein, que nous appelons le nivellement de toutes les possibilités d’être.
Distancement, médiocrité, nivellement constituent, en tant que guises d’être du On, ce que nous connaissons
au titre de « la publicité »*. C’est elle qui de prime abord règle toute explicitation du monde et du Dasein, et qui
y a toujours le dernier mot. Et s’il en va ainsi, ce n’est pas sur la base d’un rapport d’être insigne et primaire aux
« choses », pas parce que la publicité dispose d’une translucidité expressément appropriée du Dasein, mais bien
parce qu’elle ne va pas « au fond des choses », parce qu’elle est insensible à l’égard de toutes les différences de
niveau et d’authenticité. La publicité obscurcit tout, et elle fait passer ce qu’elle a ainsi recouvert pour ce qui est
bien connu et accessible à tous.
Le On est partout là, mais de telle manière aussi qu’il s’est toujours déjà dérobé là où le Dasein se presse vers
une décision. Néanmoins, comme le On pré-donne tout jugement et toute décision, il ôte à chaque fois au Dasein
la responsabilité. Le On ne court pour ainsi dire aucun risque à ce qu’« on » l’invoque constamment. S’il peut le
plus aisément répondre de tout, c’est parce qu’il n’est personne qui ait besoin de répondre de quoi que ce soit.
C’« était » toujours le On, et pourtant, on peut dire que « nul » n’était là. Dans la quotidienneté du Dasein, la
plupart des choses adviennent par le fait de quelque chose dont on est obligé de dire que ce n’était personne. 
Le On décharge ainsi à chaque fois le Dasein en sa quotidienneté. Mais il y a plus encore : avec cette
décharge d’être, le On complaît au Dasein pour autant qu’il y a en lui la tendance à la légèreté et à la facilité, et
c’est précisément parce que le On complaît ainsi constamment au Dasein qu’il maintient et consolide sa
domination têtue.
Chacun est l’autre et nul n’est lui-même. Le On qui répond à la question du qui du Dasein est le personne
auquel tout Dasein, dans son être-les-uns-parmi-les-autres, s’est à chaque fois déjà livré.
Martin Heidegger, Être et temps, § 27

Cependant, ce rassurement dans l’être inauthentique ne conduit pas à l’inertie et à l’oisiveté, mais pousse à la
frénésie de l’« affairement ». L’être-échu sur le « monde » ne peut plus désormais [178] trouver le repos. Le
rassurement tentateur accentue l’échéance. Du point de vue particulier de l’explicitation du Dasein, l’opinion
peut désormais se faire jour selon laquelle la compréhension des cultures les plus étrangères et la « synthèse » de
celles-ci avec la sienne propre pourrait conduire à un éclaircissement exhaustif et enfin véritable du Dasein sur
lui-même. Une curiosité multiplie, une infatigable connaissance de tout organisent l’illusion d’une
compréhension universelle du Dasein. Mais au fond la question de savoir ce qu’il s’agit à proprement parler de
comprendre demeure indécise, et même elle n’est pas posée ; pas davantage ne comprend-on que le comprendre
*
Naturellement, il ne s’agit pas de la réclame (bien que la publicité prise en ce sens ait depuis bien longtemps
dépassé sa fonction « primitive » de faire « connaître » et vendre), mais de l’espace ou du « domaine » public en
général. (N.d.T.).

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lui-même est un pouvoir-être qui ne doit être libéré que dans le Dasein le plus propre. Dans cette comparaison
rassurée et universellement « intelligente » de soi-même avec tout, le Dasein œuvre à une extranéation où son
pouvoir-être le plus propre se retire à ses yeux. Tentateur et rassurant, l’être-au-monde échéant est en même
temps aliénant.
Mais cette extranéation, à son tour, ne peut pas signifier que le Dasein serait facticement arraché à lui-même ;
au contraire, elle conduit le Dasein à un mode d’être où l’« analyse de soi » la plus infatigable s’essaie à toutes
les possibilités d’interprétations, à tel point que l’on ne parvient plus à dominer du regard les « caractérologie »
et les « typologies » qui en résultent. Cette extranéation qui referme au Dasein son authenticité et sa possibilité,
serait-ce même celle d’un échec véritable, ne le livre cependant pas à l’étant qu’il n’est pas lui-même, mais le
pousse vers son inauthenticité, c’est-à-dire vers un mode d’être possible de lui-même. L’extranéation tentatrice et
rassurante de l’échéance conduit, en sa mobilité propre, le Dasein à se prendre à lui-même.
Id., § 38

Quelques illustrations

Exemples
- La liberté d’entreprendre.
- La liberté de penser. Les libres penseurs.
- La liberté morale et sexuelle : le libertinage.
- L’âne de Buridan : Un âne, placé entre deux sacs de grains placés à égale distance, mourrait
de faim car il n’aurait pas plus de raison de tourner la tête à gauche qu’à droite. Donc il n’y a
pas de libre arbitre : aucun acte n’est possible sans un motif pour le déterminer.
- La statue de la liberté : « La liberté éclairant le monde. »
- Eugène Delacroix, La liberté guidant le peuple (tableau représentant la liberté sous les traits
d’une femme révolutionnaire)
- Jules Lequier, un philosophe français, voulut faire la preuve de la liberté par un acte gratuit
(un peu au sens de Gide) : il décida de nager vers le large, toujours tout droit, jusqu’à ce que
ses force l’abandonnent, afin de mourir noyer… et il le fit. Lequier est mort, vive la liberté ! Il
arrive quelquefois que les philosophes meurent pour leurs idées. Un Grec s’était suicider à
cause d’un paradoxe logique qu’il n’avait pas su résoudre (le paradoxe du menteur, que nous
verrons plus tard).
- Dialogue entre un professeur et un étudiant dans les années soixante :
« Qu’est-ce que la liberté ?
– Faire ce que je veux.
– Et qu’est-ce que vous voulez ?
– Être libre. »

Citations
« Si Dieu n’existe pas, tout est permis. » Dostoïevski
« Ma liberté s’arrête là où commence celle d’autrui. »
« La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. » DDHC, art. 4
« L’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté. » Rousseau
« L’homme est né libre et partout il est dans les fers. » Rousseau
« La liberté ou la mort ! » Anarchistes
« J’ai appris moi aussi que j’avais peur de la liberté. Vive donc le maître, quel qu’il soit, pour
remplacer la loi du ciel. » Camus, La Chute.
« Il est plus facile d’être esclave que maître. » (Hegel)
« Il n’y a rien de plus séduisant pour l’homme que le libre arbitre, mais aussi rien de plus
douloureux. » (Dostoïevski, Les Frères Karamazov, V, V : « Le Grand Inquisiteur »)

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Sujets de dissertation
La liberté est-elle le pouvoir de tout faire ?
La liberté est-elle absence de contrainte ? Liberté et contrainte
Toute contrainte est-elle un obstacle à la liberté ?
L’indépendance suffit-elle à définir la liberté ?
Y a-t-il une contradiction entre liberté et déterminisme ?
La liberté consiste-t-elle à accepter la nécessité ? Liberté et déterminisme
L’acte libre est-il un acte imprévisible ?
Obéir, est-ce renoncer à sa liberté ?
Promettre, est-ce limiter sa liberté ?
L’Etat est-il l’ennemi de la liberté ?
L’Etat restreint-il la liberté individuelle ?
Peut-on être libres à plusieurs ?
Liberté et politique
La loi constitue-t-elle, pour la liberté, un obstacle ou une condition ?
Est-ce par le renversement des lois que s’exprime la liberté ?
Y a-t-il contradiction entre être libre et être soumis aux lois ?
Peut-on n’obéir à aucune loi ?
Qu’est-ce qu’un citoyen libre ?
Peut-on ôter à l’homme sa liberté ?
Peut-on renoncer à sa liberté ? Les limites de la liberté
Peut-on librement renoncer à sa liberté ?
Peut-on forcer quelqu’un à être libre ?
Notre liberté de penser a-t-elle des limites ?
La raison est-elle facteur de liberté ? Liberté de penser
Peut-on être libre sans savoir ce que l’on fait ?
La liberté d’expression peut-elle être sans limite ?
La liberté est-elle une illusion ? Liberté et illusion
Peut-on prouver sa liberté ?
La liberté est-elle la condition de la responsabilité ? Liberté et morale
La liberté est-elle la condition de la moralité ?
La recherche de la liberté peut-elle tout justifier ?

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