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27 e
ISBN : 978-2-8111-1527-2
ISBN : 978-2-8111-1528-9
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Cet ouvrage a été publié
avec le concours du Centre National du Livre
Éditions Karthala
22-24, boulevard Arago
75013 Paris
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à Ya Martine
à Euloge
In Memoria
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Remerciements
Cet ouvrage n’aurait pas pu voir le jour sans les encouragements criti-
ques d’Abel Kouvouama, Joseph Tonda, Robert Ziavoula, Nicolas Martin-
Granel, Régine Oboa-Tchicaya, Pierre Boungou, Rémy Bazenguissa-
Ganga. Sans oublier Laurence Tavernier dont la présence et le soutien
indéfectible ont toujours été déterminants pour moi.
Une mention spéciale à Nadège Chabloz pour la lecture pointilleuse et
à Amandine Lauro dont le travail sur les femmes au Congo belge m’a été
d’un immense apport.
Je ne saurais oublier mes filles, Amélie Thembi et Lisa Lutaya sans
lesquelles les efforts du Ventre eurent été vains.
C’est lors de mon séjour de recherche à l’Institut d’études avancées de
Nantes en 2010-2011 que j’ai pu finaliser cette réflexion. Que l’équipe de
l’IEA de Nantes se trouve ici remerciée.
*
* *
Certains des textes qui composent ce livre sont parus sous des formes
préliminaires, mais ont été remaniés pour la cohérence de cet ouvrage.
Le chapitre 1 « Œdipe lignager et mutations sociales de l’entreprise
sorcière » est paru dans une première version dans Rupture, nouvelle
série, n° 5, « Rites et dépossessions » sous le titre complet : « Le rêve
comme réalité. Œdipe lignager et mutations sociales de l’entreprise
sorcière ». Le post-scriptum « D’un ventre encore à venir » s’appuie éga
lement sur mon article « Le ventre dans l’écriture de Sony Labou Tansi et
Tchicaya U Tam’si. Notes pour une anthropologie génétique », Continents
manuscrits. Génétique des textes-Afrique-Caraibes-diasporas, [en ligne]
n° 1, 2014, mis en ligne le 3 mars 2014.
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Introduction
Depuis qu’elle a été mise en lumière dans l’étude des sociétés étatiques
africaines2, « la politique du ventre » connaît une fortune qui ne se
déprécie pas au fil du temps, escamotant de fait la réserve que l’emploi
intempestif de ce concept réclame. Non seulement parce que la gouverne-
mentalité par le ventre n’est pas propre aux sociétés africaines3 mais aussi
du fait qu’il n’y a de gouvernementalité qu’organique au sens où une prise
d’organe référentielle est indissociable du gouvernement des sociétés
humaines, de l’économie de leur vie. Entre les aristocrates et leur sang, le
pouvoir ecclésial et le cœur (le cœur sacré du Christ), toute gouvernemen-
talité se réfère à l’organe qu’elle considère comme « vitalement » le plus
symbolique du pouvoir qu’elle organise. Ensuite parce que « la théma-
tique du ventre est elle-même polysémique. Manger, c’est certes se
nourrir, chose qui ne va pas de soi dans des économies de la rareté ou de
la pénurie, en pleine phase d’un ajustement structurel des plus probléma-
tiques. C’est aussi accumuler, exploiter, vaincre, attaquer ou tuer en sor
cellerie. »4 La sorcellerie est justement le point d’entrée qui nous permet
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10 les mutations sorcières dans le bassin du congo
Retour du sorcellaire ?
5. Comaroff J. & J. (dir.), Modernity and its Malcontents, Ritual and Power in Post-
colonial Africa, Chicago & London : University of Chicago Press, 1993 ; Rowlands M. &
Warnier J.-P., « Sorcery, Power and the Modern State in Cameroon », Man, 23, p. 118-132 ;
Rutherford B., « To Find an African Witch : Anthropology, Modernity and Witch-finding
in North-West Zambia », Critique of Anthropology, 19 (1), 1999, p. 89-109.
6. Chabal P. & Daloz J.-P., Africa Works. Disorder as Political Instrument, Oxford,
James Currey, 1999 ; Kagwanja P. Mwangi, « Power to Uhuru : Youth and Generational
Politics in Kenya’s 2002 Elections », African Affairs, 105/418, p. 51-75. Voir aussi la
critique de ce dernier texte par Murunga Godwin Rapando, « L’argumentation sur le
Mungiki et la retraditionnalisation de la société : une quête de reconnaissance ? » CODESRIA
Bulletin, n° 3-4, 2006, p. 30.
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Introduction 11
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12 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
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Introduction 13
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14 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
12. Bazenguissa-Ganga Rémy, « Les Ninjas, les Cobras et les Zoulous crèvent l’écran
à Brazzaville : le rôle des médias dans la construction des identités de violence politique »,
Rupture, n° 10, 2e trimestre 1997, p. 70.
13. Friedman Jonathan, Cultural Identity and Global Process, Londres, Sage publica-
tion, 1994.
14. Kalulambi Pongo, « Mémoire de la violence : du Zaïre des rébellions au Congo
des pillages », Revue canadienne des études africaines, vol. 33, n° 2-3, p. 549.
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Introduction 15
15. Rivero Oswaldo (de), « États en ruine, conflits sans fin : les entités chaotiques
ingouvernables », Le Monde diplomatique, avril 1999.
16. Anderson Benedict, Imagined Communities, Reflections on the Origin and Spread
of Nationalism, Londres/New York, Verso, 1991.
17. Quantin Patrick, « L’Afrique centrale dans la guerre : les États fantômes ne meurent
jamais », African political Science Review, vol. 4, n° 2, novembre 1999, p. 106-125.
18. « Le FMI a cessé de servir les intérêts de l’économie mondiale pour servir ceux de
la finance mondiale. La libéralisation des marchés financiers n’a peut-être pas contribué à
la stabilité économique mondiale, mais elle a bel et bien ouvert d’immenses marchés
nouveaux à Wall Street ». Stiglitz J. E., La grande illusion, ibid., p. 268.
19. Hibou Béatrice, « Économie politique du discours de la Banque mondiale en
Afrique Sub-saharienne. Du catéchisme économique au fait (et méfait) missionnaire »,
Études du Ceri, n° 39, mars 1998, p. 5.
20. Blardone Gilbert., Le Fonds Monétaire International : l’ajustement et les coûts de
l’homme, Les éditions de l’épargne, Paris, 1990, p. 153. L’exemple de l’Éthiopie que
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16 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
donne Joseph Stiglitz est éclairant à plus d’un titre. Le FMI a tenté d’empêcher ce pays
d’utiliser l’aide internationale pour reconstruire des écoles au prétexte que l’argent ne
provenait pas des recettes fiscales. L’organisation financière internationale a voulu
contraindre ce pays à ouvrir son système bancaire et financier embryonnaire à la concur-
rence, au risque de voir disparaître ses institutions financières locales. Cf. Stiglitz J. E.,
La grande illusion, Paris, Fayard, 2002, p. 54-62.
21. Hugon Philippe., « Incidences sociales des politiques d’ajustement », Revue Tiers
Monde, t. XXX, n° 117, 1989, p. 59-84.
22. George Susan, « Vers un nouvel ordre de l’ingérence économique », in « Ingérence
économique », Nouveaux Cahiers de l’IUED, PUF, Paris, 1994.
23. Voir Makambila Pascal, L’imaginaire de la vie sociale des Kongo-Lari de la R. P.
du Congo, des origines à nos jours, thèse d’État, Bordeaux 3, 1995.
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Introduction 17
Quand et comment les acteurs sont-ils agis ? Telle est la question qui
s’impose depuis que le capitalisme sous sa forme néo-libérale a acquis
une dimension nouvelle, celle d’un système sorcellaire « d’envoûtement,
de capture, d’emprise »24. Être agis, « cela ne veut pas dire aliénés car être
agis profite d’une force alors que être aliéné témoigne d’une faiblesse. Et
nous sommes agis, nous faisons spontanément ce qui est attendu de nous
[...]. Nommer le capitalisme sorcier, c’est tenter de penser non à partir de
raisons théoriques qu’il s’agit d’affûter mais à partir d’une question, celle
de son emprise. Question que l’on dirait technique au sens où la sorcel-
lerie est technique »25. Technique de gouvernement, bien entendu, qui
permet au pouvoir d’État en situation postcoloniale de condenser cette
double dimension du sorcellaire, étatique et traditionnel.
La distinction entre les pouvoirs traditionnels et les pouvoirs d’État
contemporains tient à ce que les premiers gouvernent en utilisant la peur
du sorcellaire et les seconds en promouvant le couple sécurité-insécurité.
Dans sa réalité néo-libérale, l’État post-colonial intrique le sorcellaire à la
promotion de l’insécurité par le monopole de la violence par l’État. Or
coupler ces deux éléments c’est bien définir la modernité politique afri-
caine comme fondée sur la peur et l’instinct de conservation. Dans ces
sociétés, c’est le corps social, le groupe tout entier qui est garant de la
sécurité ; en se désaffiliant, en se séparant du groupe, l’individu prend le
risque de la mort, physique ou morale. C’est cette peur ancestrale du
retour à la désolation en se mettant en marge du groupe, qui est à l’origine
de toutes les soumissions. D’où une concordance de conduites de l’État
analogues et coextensives au pacte familial saisi dans sa contradiction qui
est celle de la sorcellerie.
Les effets d’un capitalisme devenu sorcier sur des structures sociales
au cœur desquelles le sorcellaire tient à la fois du mal absolu et du contrôle
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18 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
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Introduction 19
26. Bonnafé Pierre, La terre et le ciel. Histoire sociale d’un peuple congolais, Paris,
1988, 2 vol. ; Devauges, R., L’oncle, le ndoki et l’entrepreneur. La petite entreprise à
Brazzaville, Paris, Orstom, 1977 ; Dupré G., Les naissances d’une société. Espace et histo-
ricité chez les Beembe du Congo, Paris, Orstom, 1985 ; Dupré G., Un ordre et sa destruc-
tion, Paris, Orstom, 1982 ; Rey P.-P., Colonialisme, néo-colonialisme et transition au capi-
talisme. L’exemple de Comilog au Congo-Brazzaville, Paris, Maspero 1971.
27. C’est cette violence qui est à la base de mécanismes de changements politiques
dans beaucoup de pays de la région dont le Congo-Brazzaville. En 1946, lorsque se
forment les premiers groupes politiques, 1956 avec l’arrivée de Youlou, 1963 lorsque les
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20 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
jeunes revenus de France conquièrent l’État, 1968 avec la prise de pouvoir par les jeunes
militaires autour de Ngouabi. Il faut savoir que la classe politique qui prend les rênes du
pouvoir en 1963 arrive très jeune. Beaucoup d’entre eux ont moins de trente ans. Le plus
âgé reste le président de la République, Massamba Débat qui a 43 ans. André Hombessa a
25 ans, Sassou, 22 ans au moment où il rentre au Bureau politique. Ngouabi a 25 ans.
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Introduction 21
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22 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
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Introduction 23
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24 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
Dans les pages qui suivent, nous allons nous orienter dans le dédale de
ces questionnements et des expériences qu’offrent les mutations de l’en-
treprise sorcière, à travers trois exemples. Le premier est un procès « d’in-
35. Mulago V., La religion traditionnelle des Bantu et leur vision du monde, Kinshasa,
FTC, 1980, p. 31 et suite.
36. Vincent J.-F., « Le Mouvement Croix-Koma : une nouvelle forme de lutte contre la
sorcellerie en pays kongo », Cahiers d’études africaines, vol. 6, n° 24, 1966, p. 529.
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Introduction 25
37. Badiou Alain, Peut-on penser la politique ?, Paris, Éditions du Seuil, 1985, p. 69.
38. « Je ne prétends pas compléter Freud mais le comprendre en me comprenant »,
Paul Ricœur, De l’interprétation. Essai sur Sigmund Freud, Paris, Le Seuil, 1965, p. 445.
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26 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
39. Latouche Serge, La Planète uniforme, Sisyphe, Climats, Paris, 2003, p. 36.
40. Castoriadis Cornelius, « Fait et à faire », Revue européenne de Science sociales,
Cahiers Vilfredo Pareto, T. XXVII, 1989, n° 86, « Pour une politique militante de la démo-
cratie », Librairie Droz, Genève, p. 470.
41. Simenon Georges, Le coup de lune, Le livre de poche, Paris, 2003.
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Introduction 27
42. Bergson Henri, Les deux sources de la morale et de la religion, 1932, Librairie
Félix Alcan, Paris, p. 260.
43. Bemba Sylvain, Le soleil est parti à M’Pemba, Paris, Présence africaine
(coll. « Écrits »), 1982.
44. « Le Blanc est souvent assimilé aux ancêtres autochtones. En Afrique centrale, le
blanc est la couleur des morts car elle est celle des os. Dans toute l’aire kongo, le pays des
morts est appelé Mpemba, “kaolin blanc”. Au Gabon, la plupart des initiations sont tradi-
tionnellement adossées à un culte des reliques d’ancêtres : le terme bwete désigne le rite
lui-même, mais aussi les paniers-reliquaires contenant les ossements d’ascendants défunts,
gardés secrètement par les aînés et montrés aux nouveaux initiés lors de certains rituels.
De plus, les masques qui représentent le “visage” des ancêtres sont blanchis au kaolin. [...]
Il y a donc une équivalence chromatique entre les ossements des reliquaires, les masques
blancs et la carnation des Européens ». Julien Bonhomme, « Masque Chirac et danse de
Gaulle. Images rituelles du Blanc au Gabon », Gradhiva, 2010, n° 11 (Grands hommes
vus d’en bas), p. 87.
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28 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
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Introduction 29
48. Gilles Deleuze, Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Les éditions de minuit, 1973,
p. 167.
49. Georg Simmel, Philosophie de l’argent, PUF, 1re édition 1987, p. 446.
50. Franco et Rochereau, « Kabasele in memoriam » (Rochereau), Incroyable mais
vrai, Lisanga ya banganga, Paris, 1983.
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30 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
Car même du point de vue de la destinée, la croyance veut que l’on puisse
différer son trépas, moyennant argent auprès d’un nganga qui peut ainsi
substituer une personne par une autre sur le registre de la mort. Dans
l’économie de l’échange monétaire généralisé, tout s’échange donc. L’af-
fect, qui prêtait sa valeur à l’être dans la parenté51, passe du qualitatif au
quantitatif dans l’ordre sorcellaire par la puissance du vecteur argent qui
prétend ainsi avoir prise sur l’être de l’objet. Peine perdue, dirions-nous,
puisque le désir de remplir, sans jamais pouvoir le combler, est le miroir
de la béance intérieure d’un édifice social placé sous la menace de s’ef-
fondrer.
51. « Ndoki ka lokilanga ku nzo ngani ko », (Le sorcier n’envoûte pas la maison
d’autrui).
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première Partie
Le sens du désordre
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1
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34 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
« Un jour, Michel M., second fils de Victor M., est troublé à son réveil
par un rêve qui n’a cessé de le hanter toute la nuit durant. Thérèse S., sa
tante paternelle, est venue lui faire des propositions amoureuses – plus
explicitement sexuelles – au cours de son sommeil. Michel M. a trente ans,
il est marié et père de deux enfants. Il n’en parle pas à sa femme mais se
confie à un prêtre catholique qui lui explique que ce type de sentiments
n’est pas étranger à la nature humaine et que cela témoigne d’une affec-
tion très grande entre cette tante et son neveu. Il l’incite à prier pour se
libérer de sa culpabilité. Et ils prient tous les deux. Une semaine passe
quand le même rêve revient, cette fois sous le mode de la consommation
(de l’acte sexuel). À son réveil, pris de remords, il court voir son frère aîné
Lambert pour lui expliquer ses mésaventures nocturnes. Celui-ci lui fait
l’aveu d’avoir subi aussi, il y a quelque temps, les assauts sexuels
“nocturnes” de cette tante et qu’il n’a retrouvé la paix qu’avec l’interven-
tion d’une secte qui est venue prier chez lui pendant une semaine. Les
deux frères se décident à aller consulter le représentant de cette secte.
Celui-ci fait le diagnostic d’un acte en sorcellerie qui, malheureusement
pour Michel, ne peut plus être neutralisé que par la prière. En effet, l’acte
ayant été accompli, un lien unit désormais la tante et son neveu. Le premier
acte à effectuer pour desserrer ce lien est d’accuser publiquement cette
tante, dans une assemblée de famille qui doit être présidée par quelqu’un
d’extérieur à celle-ci, en l’occurrence le juge traditionnel P. Ndalla, réputé
pour ses compétences en juridiction “sorcière”. Le jugement rendu en ce
dernier dimanche du mois de mars est sans équivoque. Il blâme la tante et
la contraint à confesser publiquement son kundu pour délivrer son neveu
avant de procéder à la séance de réconciliation. »
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Œdipe lignager et mutations sociales 35
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36 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
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Œdipe lignager et mutations sociales 37
4. Binkoko pluriel de kinkonko, le terme a perdu son usage dans certains groupes
mais reste très usité chez les Vili où il est dit tchinkoko au singulier. Voir à cet effet
F. Hagenbucher-Sacripianti, Santé et rédemption par les génies au Congo. La médecine
traditionnelle selon le Mvulusi, Paris, Publisud, 1992.
5. Ph. Laburthe-Tolra, Initiation et sociétés secrètes au Cameroun, Paris, Karthala,
1985, p. 119.
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38 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
tage à cette dernière afin de lui éviter les affres du veuvage ou du divorce.
Au début, Thérèse ne s’en était nullement préoccupée : c’est sans peine
qu’elle y avait laissé vivre les enfants de ses frères. Mais rendue inactive
par l’âge, elle aurait bien voulu accéder à son bien pour en faire profiter
directement ses enfants ou en tirer quelque profit.
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Œdipe lignager et mutations sociales 39
• Groupement résidentiel
Le groupement résidentiel en milieu urbain est représenté par la
parcelle. La parcelle est la portion de terre acquise par la famille et sur
laquelle elle s’installe en milieu urbain. Elle est souvent la source de rela-
tions conflictuelles entre la mère et la sœur de l’homme d’un côté, et
l’épouse et ses enfants de l’autre6. En fait, le conflit naît du statut juri-
dique de la parcelle. En droit civil romain, la parcelle est une propriété.
Elle est héritée par le conjoint et les descendants. En revanche, dans le
droit lignager, la parcelle représente un groupement résidentiel patrilocal
que l’épouse doit abandonner après la mort de son mari pour repartir du
6. M.-E. Gruenais, « Pour une étude des systèmes familiaux en milieu urbain », Jour-
nées d’étude sur Brazzaville, Actes du colloque, Brazzaville, 25-28 avril 1986, Orstom/
AGECO, 1987, p. 599-611.
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40 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
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Œdipe lignager et mutations sociales 41
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42 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
11. Ibid.
12. G. Devereux, « Considérations ethnopsychanalytiques sur la notion de parenté »,
L’Homme, 1965, vol. 5, n° 3-4, p. 238.
13. Aboubacar Barry, Le Corps, la mort et l’esprit du lignage, Paris, L’Harmattan,
2001, p. 73.
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Œdipe lignager et mutations sociales 43
aux deux est le rapport au désir et au mythe fondateur du clan. C’est avec
la nuit que l’activité du kundu remonte des profondeurs du mythe – fonda-
teur du clan – et de l’angoisse – signifiant du désir. La sorcellerie (kindoki)
est donc le langage du désir. Désir d’ordre pour le clan, elle relève de la
pulsion pour l’individu et le rêve devient son énoncé. C’est par cet énoncé
que se révèlent les rapports « compliqués14 » entre membres du clan,
rapports qui se trouvent portés alors par des sémantiques imaginaires.
Ventre du clan, le moyo est le focus primitif dans le creuset duquel se joue
la scène des origines fusionnelles – jusqu’à la névrose – que le kundu
restitue sous la forme des fantasmes de transgression. C’est Janzen qui
postule « no kikongo term exists for incest ». Comme si l’inceste, tout en
étant tabou, se refusait à être nommé pour ne pas le rendre effectif, ne
retrouvant sa réalité que sous la dénomination du kundu.
14. Dans la terminologie congolaise (des deux rives), le terme compliqué, attribué à
une personne, a toujours partie liée avec les pouvoirs occultes. On dit d’une personne
qu’elle est compliquée (ou qu’elle n’est pas simple) lorsque ses paroles ou ses actes ne
sont explicables que du point de vue de la charge numineuse.
15. Cité par P.-L. Assoun, in Freud et Wittgenstein, Paris, PUF (coll. « Quadrige »),
1988, p. 122.
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44 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
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Œdipe lignager et mutations sociales 45
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46 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
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Œdipe lignager et mutations sociales 47
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48 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
Balandier, « Si le père, non plus l’oncle, exerce un contrôle sur les biens
des descendants, cela signifie que la propriété des biens immobiliers
risque, au terme du processus, de perdre son caractère clanique et de s’in-
dividualiser17. » Par une ruse de l’Histoire, ce n’est pas à une individuali-
sation que l’on assiste mais à un retour forcené de la tradition. Car, en
déplaçant le sens de l’autorité, l’urbanisation déplace par la même occa-
sion la direction du contrôle social qui passe du clan au père. Le kindoki
étant du ressort de l’oncle c’est désormais le père qui hérite de ses attri-
buts : il peut donc être mis en accusation à chaque instant pour fait de
sorcellerie. Les difficultés familiales signalées en milieu urbain trahissent
l’impossible ajustement entre le nouveau statut du père et sa place dans
l’institution sociale du lignage. Et la tradition appelée en renfort dans ces
situations n’est d’aucun recours, celle-ci se trouvant remodelée au gré des
stratégies des acteurs. Dans le cas du conflit entre Thérèse et Michel, il est
tout à fait manifeste que les deux se situent hors de la tradition. La tante
n’aurait jamais dû hériter de son père, n’appartenant pas au clan de celui-
ci. Mais, en l’occurrence, nous sommes en face d’un autre type de lignage
dont le grand-père devient le fondateur donc l’Ancêtre. Thérèse comme
seul descendant – de sexe féminin – en assure dorénavant la reproduction.
Ce double mouvement paradoxal qui permet au lignage en situation
urbaine de se recomposer dans sa dimension matrilinéaire est aussi celui
qui autorise l’irruption de la figure de la tante paternelle dans le champ
nouveau du pouvoir, d’abord comme dépositaire du legs familial (côté
paternel) et reproductrice du nouveau lignage (aspect maternel). La patri-
linéarisation inachevée de la famille, en dépossédant l’oncle de son
pouvoir au profit du père, n’impose pas la mère, celle-ci se trouve évincée
dans le même élan, comme sœur de l’oncle. La fonction séparatrice de
l’enfant d’avec le père ne revient plus de fait à la mère – comme dans la
fonction œdipienne classique –, mais à la tante paternelle qui devient
ainsi, comme figure féminine du père, le réceptacle du désir refoulé des
enfants. L’exercice du pouvoir, comme possibilité effective d’action au
sein du lignage, correspondait à la maîtrise des domaines du jour (domaine
technique et économique) et de la nuit (sorcellerie). La transmission du
kundu, cette force compulsive qui permet d’agir dans le monde nocturne
était assurée soit par héritage – et avait valeur aussi de protection du
lignage –, soit par consommation de la viande humaine (cannibalisme
symbolique). Dans ce dernier cas, le sorcier qui exerce son activité dans
son matriclan agit pour son propre compte alors que Thérèse rétablit la
loi, celle du lignage dont elle est devenue l’héritière. Le proverbe qu’elle
énonce – « Wa dia fwa, yika dio » (si tu consommes l’héritage, il faut
penser à l’augmenter) – situe sa parole non dans l’action sorcière, mais
dans l’énonciation de la règle de la nouvelle communauté familiale.
Comme héritière, sa parole devient celle de l’Ancêtre. Elle relève du sacré
et est de fait indépassable. Il faut avouer que le changement des figures de
17. G. Balandier, Sociologie actuelle de l’Afrique noire, Paris, PUF, 1963, p. 382.
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Œdipe lignager et mutations sociales 49
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2
L’ordre placentaire
1. « L’enfant dans le ventre (vumu) de sa mère, lui appartient, dès qu’il vient au
monde, il appartient au ventre clanique (moyo) » (proverbe kongo). Variante : « Mwana
muna kivumu wa ngudi, ngo butukidi, wa kanda » (communauté).
2. André Green, « La projection : de l’identité projective au projet », in La folie
privée. Psychanalyse des cas-limites, Paris, Gallimard, 1990, p. 197.
3. Hagenbücher-Sacripianti Frank, Santé et rédemption par les génies au Congo. La
médecine traditionnelle selon le Mvulusi, Paris, Publisud, 1992 ; « ... l’unification de deux
champs d’invisibilité » (monde chthonien et aquatique des génies de l’eau + nuit sorcière).
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52 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
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L’ordre placentaire 53
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54 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
4. Marcel Soret, Les Kongo nord-occidentaux, Paris, ORSTOM, 1959, p. 58 (réédi-
tion Paris, L’Harmattan, 2005).
5. Le mbongi est une « case située souvent au centre des villages qui sert de lieu de
rencontre des villageois pour partager des repas et pour raconter des contes et des légendes
de la brousse. Il est aussi le lieu où siège le tribunal traditionnel, et le hangar qui accueille
les étrangers de passage au village », R. Nkounkou, « Qu’est-ce que le mbongi ? », Liaison,
n° 13, juillet 1951, p. 21-22., cité par J.-C. Moussoki, in « Les moyens de communication
traditionnels en zone rurale dans l’espace culturel koongo : cas du département du Pool »,
Mémoire de diplôme d’études approfondies, Université Marien-N’gouabi de Brazzaville,
23/02/2005.
6. Fu-Kiau K. kia Bunseki, Mbongi. An African traditional political Institution,
Roxbury, Ma Omenana, 1985.
7. Adolphe Tsiakaka, La médecine koongo. Sources, concepts et pratique actuelle,
Strasbourg, Éditions du Signe, 2008, p. 119.
8. Georges Balandier, Le royaume de Kongo du xvie au xviiie siècle, Hachette littéra-
tures, 1992,p. 213.
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L’ordre placentaire 55
On parlera de lui comme d’une « ombre, une ironie du sort (yengo), d’un
cabri (kombo), d’un petit cochon (ngulu)..., d’un ventre qui travaille
(nsédia)9. » Ces appellations désavantageuses ne sont pas des stigmates.
Elles désignent dans l’enfant cet humain non encore advenu et non encore
nommable dont on déguise l’identité. Ainsi, n’inscrivant l’enfant dans
aucune filiation, elles n’étaient pas appelées à perdurer. Ce n’est que plus
tard que la colonisation les figera dans la continuité onomastique de
« l’identité des papiers »10. Leur valeur ne tenait qu’à leur caractère propi-
tiatoire. Mais outre la volonté de suborner le mauvais sort dans les méan-
dres de l’identité, de conjurer une mauvaise naissance, de détourner la
maladie ou de rediriger un premier malheur, ces premiers non-noms ont
pour fonction de ménager les espérances familiales placées dans l’enfant
en cryptant les empreintes du destin qu’on lui réserve et que l’on conserve
soigneusement dans un autre nom qui intervient après deux ou trois mois
durant lesquels l’enfant est gardé dans la maison dans l’entre-deux de la
vie et du retour éventuel aux pays des ancêtres. Au terme de cette période,
le clan l’accueille en lui attribuant « un premier nom dit « de naissance »
qui évoque une circonstance ou un signe ou une intervention rituelle ayant
accompagné sa venue au monde11. » Cette opération, sacramentelle, déter-
minée par les ancêtres et circonstanciée par le placenta, place l’enfant en
situation d’intériorisation des normes et valeurs du groupe mais aussi des
mécanismes de construction des repères idéologiques qui s’empareront
des signes et repères de sa personnalité.
La circonstance c’est le placenta. C’est lui qui détermine le jour, le lieu,
l’occasion. Le placentaire réalise l’événement qui détermine le nom. On ne
peut guère en la matière que citer les exemples que donne le R. P. Bonne-
fond dans ses « Notes sur les Coutumes Lari » : « Deux femmes sont-elles
en état de discorde, elles appelleront leur prochain enfant Bikoyi (cris
de dispute) pour prouver qu’elles font fi de la dispute. Une femme qui
accouche pendant que son mari est en prison appellera son enfant Boloko
(par déformation du mot “bloc”, argot de prison). Si le père a réglé une
palabre importante, peu avant la naissance, il appellera son fils (Ki)Nzonzi
(avocat)12. » Les circonstances dans lesquelles naît l’enfant restent déter-
minantes, qu’elles soient liées à un rang de naissance, une position généa-
logique ou qu’elles relèvent du climat conjugal ou familial (kanda), de la
situation individuelle (condition sociale, maladie, deuil...), conjoncturelle
dans le pays (famine, conflits, guerre). « Makiadi est le nom de celui qui
paraît un jour de tristesse, Mabwaka, celui qui paraît avec une peau rouge,
Massamba, celui qui débroussaille13. » Le nom peut aussi relever d’un
choix déterminé par un rituel thérapeutique « auquel sont soumis un ou
9. Ibid., p. 229.
10. Claudine Dardy, Les identités de papier, Paris, Lieu commun, 1991.
11. Georges Balandier, ibid., p. 229.
12. Cité par Serge Wickers, Contribution à la connaissance du droit privé des Bakongo,
Bordeaux, 1954.
13. Georges Balandier, ibid., p. 229.
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56 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
14. Bonnefond, « Notes sur les Coutumes Lari », Bulletin de l’Institut d’études centra-
fricaines, 1946, fasc. II.
15. « Livrer le nom d’une personne c’est donner pouvoir sur elle. Nommer certains
êtres, humains, animaux ou surnaturels, c’est peut-être leur donner pouvoir sur soi. Lors
d’un baptême, le véritable nom de l’enfant sera caché et c’est sous un autre nom qu’il sera
présenté aux invités afin que les mauvais esprits, qui sont à l’écoute, ne puissent avoir
prise sur lui. Inversement appeler un fauve par son nom, c’est lui offrir une enveloppe
verbale à son exacte mesure qu’il serait capable d’occuper pour en surgir » (Meillassoux
Claude, L’économie de la vie, démographie du travail, Lausanne, Éditions Pages deux
(coll. « Cahiers libres »), 1997, p. 29).
16. Pierre Legendre, Filiation, leçons IV, suite 2, Paris, Fayard, 1990, p. 16.
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L’ordre placentaire 57
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58 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
La diagonale avunculaire
17. Karl Edvard Laman, Dictionnaire kikongo-français, avec une étude phonétique
décrivant les dialectes les plus importants de la langue dite kikongo. Mémoires de l’Inst.
Royal Colonial Belge, collection in-8° , section des sciences morales et politiques, n. 2.
Bruxelles : Georges van Campenhout.
18. Le terme ngudi peut même être étendu à tout système hiérarchique, même dans
l’ordre des choses. Ainsi le grand tambour qui sert de pilier à la structure rythmique dans
les groupes de percussions est appelé ngudi ngoma.
19. Ici, le substantif ngudi désigne, le principe, le fondement comme dans l’expression
mambu ma ngudi qui signifie les fondamentaux
20 Lahman ajoute par ailleurs que le terme nkazi, comme frère aîné, sert aussi de
titre honorifique pour les chefs : nkazi akanda, chef de famille qui a l’autorité de marier sa
sœur ; nkazi amvila, chef de clan (mfumu amvila).
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L’ordre placentaire 59
21. Voir par derrière est la seule possibilité qu’est donnée pour « voir ». L’œil du
voyant – kimona meso, « celui dont les yeux voient » – n’est organe de la vue qu’en tant
qu’il est celui de la double vue. Or toute double vue implique une rétrovision, une vue de
derrière, qui a pour effet de voir ce qui est placé derrière le sujet mais que celui-ci ne peut
percevoir parce que, non seulement il est dépourvu de cette rétro-vision mais la charge de
ce qu’il voit est aussi trop forte, devenant de ce fait indicible, cf. Julien Bonhomme, « Voir
par-derrière. Sorcellerie, initiation et perception au Gabon », Social Anthropology 2005,
vol. 13, p. 259-273.
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60 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
22. De son côté, Adolphe Tsiakaka s’engage sur une autre voie pour traduire ce terme :
« L’enfant est, dans la parenté, en ligne paternelle, mwaana-mbuta, qui pourrait se traduire
par “honorable fils”. [...] Le terme mbuta est normalement attribué à une personne âgée.
Une expression courante, d’ailleurs, l’illustre bien : quand on appelle avec respect une
personne d’un certain âge, “honorable homme”, mbuta-muuntu. Ce qualificatif confère à
celui qui le porte une déférence, une certaine considération. L’expression mwaana-mbuta
est réservée à la position du fils vis-à-vis de la parenté en ligne paternelle. C’est probable-
ment un euphémisme pour exprimer le fait qu’il est en réalité moins fils dans sans sa
parenté en ligne paternelle que dans sa parenté en ligne maternelle. ». Adolphe Tsiakaka,
La médecine koongo. Sources, concepts et pratique actuelle, Éditions du Signe, Strasbourg,
2008, p. 85. Quelques pages plus loin pourtant, il revient à une approche plus conséquente :
« La relation avec et par le père, taata, fonde la parenté en ligne paternelle, kitaata. L’ego,
dans la parenté en ligne paternelle, est mwaana-mbuta (mbuta de buta : engendrer) ». p. 98.
23. « La distinction entre hommes libres et ceux vivant dans la condition servile n’est
pas facile à établir. À première vue en effet, tout le monde vit de la même façon, dans une
apparente égalité, dans une même pauvreté. Le vocabulaire lui-même facilite cette confu-
sion entre l’homme libre et le captif. Celui-ci appelle son maître tata (père) et le maître le
nomme mouana (enfant). Ce n’est que petit à petit [...] que l’on découvre deux classes
dans la société : mouana buta et mouana gata » Serge Wickers, Contribution à la connais-
sance du droit privé des Bakongo, op. cit., p. 171.
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L’ordre placentaire 61
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62 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
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L’ordre placentaire 63
27. Berchet J., « Le frère d’Amélie ou la part du Diable », in Eros Philadelphe, Frères
et Sœurs, Passion secrète, Éditions du Félin, 1992, p. 105-131.
28. Voir à ce sujet Juliet Mitchell, Frères et sœurs. Sur la piste de l’hystérie mascu-
line, traduit de l’anglais par Françoise Ducrocq, éditions des Femmes, Paris, 2008. À la
page 68 elle écrit à ce propos : « ... Il faut utiliser les notions d’affinité et de latéralité si
l’on veut restructurer la psychanalyse comme théorie et comme pratique ; de même, si l’on
veut découvrir où l’hystérie se cache désormais, elle doit être réexaminée par les anthro-
pologues et les psychanalystes ».
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64 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
lisé), est celle qui est transmise à ses enfants, entraînés, dès lors, dans la
problématique spéculaire de leur mère. Ainsi, dans sa dimension adel-
phique, la signification du frère comme « être-du-désir » de la mère n’est
évocable que par la figure du ngudi ankazi. L’attribution de la procréation
au « père géniteur » ne peut être que l’effet d’une délégation d’un signi-
fiant reconnu dans le Nom-du-Père comme ngudi ankazi.
Absence du référent avunculaire, en transition dans le village paternel,
obligé de céder sa sœur, le nkazi est un être en position alterne qui est
sauvé du vide hystérique qu’en accédant à l’aînesse sociale, par laquelle,
il peut se substituer en cette autre figure du nkazi, celle du chef : nkazi
akanda, chef de famille qui a l’autorité de marier sa sœur ou nkazi amvila,
chef de clan29. L’attente est tellement forte que la mère inverse directe-
ment ses rapports. Ce sont les enfants qui deviennent le père (tata) ou la
mère (ngudi) les mettant dans une situation de responsabilisation forte et
pressante30. Dans ces conditions, les relations entre le frère et la sœur ne
sont pas saisies par la jalousie d’avoir été déplacés « du sein » de la mère
mais par la menace d’être rendus inexistants à cause d’un autre qui repré-
senterait une menace, un danger de mise à mort ou de disparition possible.
Et si l’hystérie prend une connotation sexuelle, ce n’est qu’après-coup...
Ou plus exactement dans la névrose de l’apparition de l’autre dans la
fratrie et de sa disparition programmée dans la cession matrimoniale,
malgré (la menace de) son dé-placement.
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L’ordre placentaire 65
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66 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
protège en les mettant dans son ventre où se trouve une poche avec
plusieurs compartiments. Alors chaque membre de la famille a un compar-
timent, ainsi il est protégé et suivi tout le long de sa vie. En étant écarté de
son ventre, que vais-je devenir ? ”31 »
31. Monique Mbeka Phoba, Sorcière, la vie ! Belgique, Karaba productions, Laguni-
mage, Néon rouge productions, 2004, 52 minutes. En consultation sur le site internet de
Vodeo télévision, (2007). Pour accéder à ce service en ligne [http : //www.vodeo].
32. Brice Ahounou, « Mbeka Phoba, Monique, Sorcière, la vie ! », Cahiers d’études
africaines [En ligne], 189-190|2008, mis en ligne le 10 avril 2008, consulté le
22 novembre 2013 [http : //etudesafricaines.revues.org/9572].
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L’ordre placentaire 67
loi dont le ngudi ankazi est « le signifiant réel dans le sujet en tant que
lieu de ce signifiant33. » Aussi est-il dans la division du sujet ce qui opère
comme Père réel se situant néanmoins en position tierce postérieure, dans
cette relation imaginaire. Ce que la métaphore paternelle désigne en situa-
tion matrilinéaire c’est la position du tiers. Du double tiers. Du père géni-
teur qui vient en position tierce par rapport à l’enfant dans le ménage viri-
local et de l’oncle maternel dans le moyo. Dans les deux cas, c’est toujours
en rapport à la mère que cette métaphore fonctionne comme signifiant. Un
signifiant toujours en décalage ou en excès : stase placentaire du moyo,
comme dans l’exemple du film de Monique Mbeka Phoba, où l’oncle est
incapable d’engendrer quotidiennement son neveu ou bien dérégulation
(anastase) de ce même moyo pris dans l’appétence compulsive de vouloir
réabsorber les siens comme dans les exemples couramment décrits d’an-
thropophagie sorcière. Pour le sujet tiraillé entre la partie manquante de
l’unité qu’est l’oncle et le système ordonné représenté par le géniteur et
saisi dans les rets du double placentaire (vumu et moyo), la kindoki devient
l’incrustation dans un stade de spécularisation de soi d’où le miroir ne
renverrait plus l’image de la mère.
Du côté du géniteur
33. Lacan.
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68 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
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L’ordre placentaire 69
35. « C’est un don, soit en nature, soit en espèces ; la coutume n’en prévoit aucun
remboursement », Serge Wickers, Contribution à la connaissance du droit privé des
Bakongo, op. cit., p. 64.
36. Adolphe Tsiakaka, La médecine koongo. Sources, concepts et pratique actuelle,
Éditions du Signe, Strasbourg, 2008, p. 86.
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70 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
Si les relations de l’oncle et du neveu sont gérées par la loi (du clan)
comme kundu, c’est qu’elles sont portées par la compétition, par l’ambiva-
lence Haine/Amour : « Ngudi a nkazi ye mwana nkazi ka bazolananga ko »
(l’oncle et le neveu ne s’aiment pas) dit le proverbe37. Cette haine qui peut
aller jusqu’à « s’entretuer mystiquement »38 exige un statu quo obligeant
l’oncle en raison de la loi de la primogéniture à veiller sur son neveu grâce
à la puissance du moyo. Ce qui n’empêche que dans d’autres contextes des
accusations soient portées à l’endroit du garant du moyo. Autant l’oncle
maternel est reconnu dans sa prééminence protectrice sur le neveu, autant
il peut toujours faire l’objet d’une mise à l’index sorcellaire.
Les raisons de cette ambivalence sont nombreuses. Elles tiennent vrai-
semblablement à ce que l’oncle redoute la montée de son neveu utérin qui
menace son pouvoir ; le même neveu qui, le cas échéant, peut prendre
selon la tradition la fille de son oncle pour épouse39 ou, de façon plus
significative, hériter de ses femmes après la mort de celui-ci. Mais elles
pourraient être imputables aussi à la logique qui découle de leur statut
respectif dans l’échange matrimonial avec d’autres lignages.
L’échange matrimonial en situation matrilinéaire s’effectue entre deux
lignages selon le principe que l’un cède à l’autre une femme en contre-
partie d’une compensation matérielle appelée communément dot. Cet
échange est souvent représenté comme impliquant deux hommes – deux
frères – dont le premier donnerait une de ses sœurs, réelle ou classifica-
toire, à un autre homme. La situation est moins simple car l’échange initial
n’instaure pas l’échange à travers la fraternité, kimpangi, mais entre les
représentants des deux clans qui sont généralement les deux oncles ou du
moins le père du prétendant et l’oncle de la fille. L’alliance scellée à partir
de cet échange est contractée en trois temps et entre trois lignages qui sont
celui du fiancé, ceux du père géniteur et de la mère qui sont les
« donneurs ». La main de la fille est demandée d’abord au père selon une
procédure que l’on appelle le premier vin qui est souvent doublée d’un
présent conventionnel au père et à son clan40. Le père ayant élevé la fille
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L’ordre placentaire 71
mais n’ayant aucune autorité lignagère sur elle, reçoit cette demande avant
de la transmettre dans la famille de la mère qui est seule habilitée à pro
noncer ou non les fiançailles. La procédure repose au départ sur une incom-
patibilité d’ordre statutaire, le père reçoit le vin par reconnaissance de sa
position de géniteur certes, mais avant tout parce que souvent c’est encore
chez lui que se trouve la fille et de chez lui qu’elle partira dans son nouveau
foyer : « Le vin est bu dans tous les cas sans exception. Si le prétendant est
agréé, on le laisse partir sans rien lui offrir : le principe des pourparlers est
admis. Mais il en est autrement si le jeune homme n’a pas l’heur de plaire :
on lui offre alors pour tout portage une poule [...] La négociation n’ira pas
plus loin. La poule est donc assimilée à une fin de non-recevoir41. » Le
mariage n’est réellement engagé qu’à partir de l’entrevue du deuxième vin
auquel participe la famille de la mère. Elle peut se dérouler en partie encore
sous le toit du père mais elle est totalement sous l’emprise du clan maternel.
C’est au cours de la troisième étape, appelée troisième vin, qu’ont lieu
l’échange des consentements et le scellement de l’union. À ce moment,
chacune des parties contractant le mariage du côté de la fille reçoit une
compensation correspondant à son rapport lignager à la fille. Au terme de
ce troisième épisode, les époux sont liés à travers une cérémonie appelée
kitambi et la fille peut quitter le domicile parental pour s’installer dans la
famille de son époux non sans que son clan, son lignage, n’ait scellé cette
alliance à travers un repas et une cérémonie souvent fastueuse.
L’économie matrimoniale repose sur trois types de transaction. La
première dont le géniteur est destinataire correspond au recouvrement
d’une créance venant en compensation des dépenses et investissements
effectués par le père pour la période où sa fille se trouve sous son toit. La
seconde impliquant l’oncle maternel et le clan de la mère, destinataires
privilégiés des attributs de la dot, vient compenser « non pas la cession de
la femme en soi [...] mais la perte que le groupe éprouve en étant privé de
son activité42. » La force de travail de la femme est l’élément principal de
cette perte qui apparaît difficilement remédiable en totalité et dont les
contractants de l’alliance sont obligés de répartir le produit entre le père et
le clan maternel à qui revient par ailleurs la part la plus importante :
« Chez les Kongo, l’épouse ne travaille et n’accumule pas des biens pour
son mari ; elle a seulement l’obligation de garantir en partie le fonctionne-
ment domestique du message. L’essentiel des biens accumulés par
l’épouse est amené en dépôt chez l’aîné qui assume les fonctions de chef
de famille (l’oncle, le frère ou tout autre parent)43. » Mais la femme n’est
pas un bien matrimonial comme un autre. Force de travail, occupée à
produire des biens matériels pour son mari et son clan, il lui revient aussi
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72 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
44. La dot comme contrat commutatif est la thèse que soutient Joséphine Bitota
Muamba, Recherches sur le statut juridique des femmes en Afrique, (2 t.), Thèse de
doctorat en droit, Université des Sciences sociales de Toulouse, Octobre 2003, p. 123-127.
45. Joachim Maloumbi-Samba, Lôngo, op. cit., p. 31.
46. Joachim Maloumbi-Samba, op. cit., p. 49.
47. Serge Wickers, Contribution à la connaissance du droit privé des Bakongo, op. cit.,
p. 135.
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L’ordre placentaire 73
lignage receveur de l’épouse n’est pas tant la qualité de l’union entre deux
individus que la capacité à honorer son contrat de procréation.
Il faut noter que la dot distribuée au sein du clan, présente la particula-
rité d’être consommée par l’oncle et remboursée par les nkazi, les frères.
Le frère est toujours la référence du conjungo que l’épouse oppose au
mari en cas de litiges. C’est chez lui aussi qu’est renvoyée la sœur lors des
divorces, et pas seulement après la mort de l’oncle. De fait, le frère de la
mariée devient le seul redevable de la dot transmise sous forme de « dette
d’alliance » que le clan contracte vis-à-vis du clan du mari de sa sœur.
Dans ce schéma, n’étant pas celui qui rembourse la dette de l’alliance,
l’oncle, chef d’un clan, est d’autant plus fort qu’il a beaucoup de nièces à
mettre sur le marché matrimonial : « Plus une famille marie ses filles, plus
elle a des chances d’accumuler une grande quantité de biens48. » De façon
à constituer un capital pouvant être investi lors des malaki, ces fêtes de
lignages et de clans, associées aux cérémonies honorant les ancêtres du
lignage ou aux manifestations marquant la sortie de deuil pour un défunt
important où se jouait le prestige du clan ou du lignage dans le cadre des
rapports de rivalité, des réseaux d’alliances. « C’est en cette circonstance
que la transmission des biens et la dévolution des charges sont réglées : le
lignage ou le clan manifestant alors sa pérennité et le maintien de sa
richesse, désignant publiquement sa nouvelle « tête » en présence de tous
ses membres, des alliés et des étrangers amis49. »
Pour dépasser l’opposition à propos de la nièce, les deux protagonistes,
l’oncle et le neveu, sortent de l’impasse initiale par le biais du report de la
dette contractée par le clan au nom du frère. Consommée par l’oncle, la
dot comme dette ne pourra être acquittée que lorsque le neveu devenu
ngudi ankazi recevra à son tour les prestations matrimoniales des filles de
sa sœur. En fait, elle ne le sera jamais, parce qu’elle est juste reportée sur
la génération suivante, exposant ainsi son caractère de dette inépuisable.
En conséquence, pour que cette dette soit supportable, il faut que l’al-
liance matrimoniale soit féconde afin que le frère qui cède une sœur puisse
récupérer une ngudi, une mère, susceptible de lui donner des neveux et
nièces à marier.
Récapitulativement, le statut de la femme, dans ce schéma, est double.
Pour l’oncle (ngudi ankanzi), donneur de femme, la fiancée est une mwana
nkazi en tant qu’elle est la fille de sa sœur, et l’alliée de son pouvoir en
tant qu’elle est destinée à devenir épouse en dehors de son lignage mais
aussi mère (ngudi) pour renforcer le sien. En revanche, pour le frère qui
est aussi un mwana nkazi, sa sœur (kibusi) est une alliée en tant qu’elle est
sa sœur dans un autre groupe de filiation que le sien, et, selon le principe
adelphique, une épouse (mukazi) en tant qu’elle va devenir mère (ngudi)
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74 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
de ses enfants comme neveux. Par son ambiguïté, cette situation renforce
le malentendu entre l’oncle et le neveu, déjà avéré dans la métaphore
paternelle qu’elle prolonge ici dans sa relation à la sœur. Il faut noter qu’à
l’issue de ses phases, l’alliance matrimoniale repose donc sur trois statuts
féminins, le premier est celui de consanguinité qui découpe la fraternité
(kimpangi50) en deux prescriptions dont la première, horizontale, inclut les
rapports d’aînesse (yaya et nleki, aîné et cadet) et la seconde, verticale,
répond des liens spécifiques entre frères et sœurs (nkazi et kibusi). Le
second est le statut d’épouse (nkento) qui est celui de l’alliance réelle
(kinkwezi) et fictive (kinkazi) qui fait que comme sœur (kibusi) elle est
épouse de son mari et kibusi de son frère. Ce statut de mukazi est ainsi
non seulement médiateur entre le frère et l’époux mais aussi séparateur
entre la paternité réelle de l’oncle (ngudi ankanzi) et la paternité de substi-
tution du mari afin que l’interdit de l’inceste soit effectif et empêche que
les statuts de sœur et d’épouse ne se confondent. Mais il arrive que le
frère « épouse » sa sœur, qu’il la « dote », pour ne pas rompre le cycle de
la dette d’alliance afin que celle-ci ne soit prise sans les rets du pouvoir du
lignage comme kundu. Ainsi, il peut garantir dans le cadre du couple adel-
phique, la stérilité du couple par l’interdit de l’inceste et assurer par la dot
le remboursement de la compensation reçue lors du mariage de leur mère.
Dans tous les cas, c’est la configuration qui ressort de l’exemple suivant.
Sœur S., religieuse de la congrégation des Sœurs du Rosaire, souffre
depuis un an de problèmes gynécologiques assez graves ; un fibrome ayant
été détecté, elle a été opérée à Rome où elle avait été envoyée pour des
études de missiologie. Durant les quatre ans que durent ces études, ses
problèmes s’estompent mais dès son retour au Congo, ceux-ci reprennent ;
les soins apportés à l’hôpital Blanche-Gomez n’y font rien. C’est un prêtre
du Renouveau Charismatique qui rompt le silence autour d’un mal dont
tout le monde percevait les relations avec des tensions familiales. En effet,
selon le diagnostic de ce prêtre, Sœur S., dont le frère est aussi un reli-
gieux catholique, a rompu la chaîne de la dette lignagère, n’ayant jamais
été « dotée », ce à quoi son frère est obligé de s’atteler. Il se présente à sa
famille maternelle pour demander « officiellement » la main de sa sœur,
c’est-à-dire, apporter la compensation matrimoniale dont la famille aurait
bénéficié en cas de mariage de Sœur S. Il s’en suit une rémission des
signes manifestes de la pathologie dont souffrait la religieuse qui peut
maintenant s’engager sur le terrain thérapeutique hospitalier.
Ce qui a été cédé ici dans l’échange, garanti par le couple adelphique
et compensé par les biens matériels c’est le droit d’usage à la fois comme
force de travail et comme capital procréatif, représentant pour la famille la
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L’ordre placentaire 75
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3
Le gouvernement du moyo
et ses métamorphoses marchandes
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78 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
La mise en dette est donc une mise de fonds confortée par l’obligation
de la parole donnée « qui ne peut définir l’homme comme débiteur que
parce que celui-ci a envers elle une dette de croyance. Il est tenu de lui
faire confiance absolument, infiniment ; en d’autres termes, de lui donner
un crédit illimité »4. Dans le cadre ritualisé de l’alliance qui renoue avec
les totalités signifiantes du lignage, la parole donnée est en puissance de
dette. Elle acquiert ainsi une étendue performative car elle est un acte illo-
cutoire c’est-à-dire « un acte qui, en plus de tout ce qu’il fait, en tant qu’il
est une locution (c’est-à-dire en tant qu’il dit quelque chose), produit
quelque chose en disant (d’où le préfixe “il”) »5. La parole donnée est
celle qui engage même si sa traçabilité ne procède que de l’oralité. Elle
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Le gouvernement du moyo 79
est celle qui crée une situation dans laquelle la croyance est mobilisée
comme nous venons de l’évoquer. Car « la trace de la dette ne se limite
pas en effet à une reconnaissance de la dette sur un papier libre ou imprimé
et même une telle reconnaissance standardisée suppose une démarche
cognitive d’élaboration de la trace... »6. La parole donnée s’entend alors
de l’engagement qui est indissociable de la sanction qui prend corps dans
l’obligation qu’elle crée. Et même lorsque l’engagement est oral, « il est
une écriture objectivante dans la mesure où il s’impose comme parole
traçant sur le réel un contour de sens qui laisse trace7. »
Que la dette prenne l’expression du réel social de la kindoki et que le
kundu soit producteur de ce réel avant d’être l’expression psychique d’un
sujet, place immédiatement l’analyse du fait sorcellaire, des formes qu’il
s’attribue et de ses complexes sur le terrain de l’analyse sociale, écono-
mique et politique en refusant de soustraire l’investissement du désir des
rapports sociaux (forces productives et rapports de production) qui les
travaillent de façon constitutive. La déduction immédiate de l’effet de la
kindoki de la dette laisse apparaître l’univocité de la production désirante
du kundu et de la production socio-économique et lorsqu’il vient éclairer
l’inhérence de la production du désir à la production sociale, le kundu
cesse de distinguer l’imaginaire dialectique de la conscience de l’opéra-
tion mentale dans la formation sociale qui l’abrite. Que le kundu soit rede-
vable d’une causalité intrinsèque signifie qu’il s’auto-détermine dans ses
effets qui sont immédiatement sociaux, économiques et politiques, et sous
certaines conditions psychiques. En effet, l’investissement du désir, dans
toute formation sociale, porte invariablement sur un secteur exclusif de la
pratique sociale. Ainsi dans les sociétés cynégétiques, la chasse n’est pas
seulement la matière des activités productives ; elle objective un rapport à
soi et à la communauté dans cette activité et figure à ce titre le « corps non
organique de la communauté » (selon l’expression de Marx) dans son
espace réel, la forêt. Celle-ci, source de vie et de mort d’où proviennent
toutes les forces sociales causes de la richesse du clan est aussi le lieu de
la projection collective des désirs et de ses marasmes investis comme
présupposés sorcellaires. Le « corps non organique de la communauté »
résume l’imaginaire territorial du lignage, le moyo. Il est la surface d’ins-
cription du désir de chacun, au sens où il ajuste la position libidinale du
lignage au « champ social du désir », instanciant ainsi la manière dont la
machine sociale travaille au cœur de l’inconscient et dont le désir fait
partie de l’infrastructure. De telle sorte que le corps libidinal, produit dans
l’inconscient, fait l’expérience d’un corps vécu dans le corps propre du
lignage. En se désignant d’un processus de production sociale du réel,
l’expression désirante du kundu signifie que le fantasme qui le révèle met
en scène un manque constitutif autant que les formes sociales de l’absolu-
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80 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
8. Sur cette conception du fantasme, voir Serge Leclaire, Démasquer le réel, 1971,
Paris, Le Seuil, réédition 2003, p. 35-41.
9. Claude Giraud, De la dette comme principe de société, L’Harmattan, coll. Logi-
ques sociales, Paris, 2009, p. 33.
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Le gouvernement du moyo 81
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82 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
La souveraineté du moyo...
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Le gouvernement du moyo 83
quelque chose à dire. L’aînesse tient lieu de discours et, par elle, c’est le
moyo tout entier qui parle. Aussi la structure du pouvoir apparaît-elle
souveraine.
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84 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
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Le gouvernement du moyo 85
délimite la chaîne des actes singuliers des individus et les transforme dans
l’intelligibilité de son champ de cohérences en croyances pour son unité
sociale. Le kundu est l’opérateur par lequel ces actes singuliers trouvent
leur explication, leur cohérence, du champ réflexif individuel dans le
champ réflexif collectif du lignage. Et par lequel la démarche du sujet
permet de peupler à chaque événement la forme vide de la figure avuncu-
laire.
12. Althabe G., « Changements sociaux chez les Pygmées Baka de l’Est-Cameroun »,
Cahiers d’études africaines, vol. 5, 1965, p. 561-592.
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86 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
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Le gouvernement du moyo 87
s’accroissent dans les villages entre les vieux et les jeunes qui n’acceptent
pas toujours facilement de se dessaisir d’un salaire durement acquis :
« Tension larvée ou conflits ouverts trouvent tout naturellement leur
expression dans la sorcellerie, instrument du pouvoir et son ultime recours.
L’atmosphère s’obscurcit dans les villages... les accusations de sorcellerie
se multiplient, tel est accusé d’avoir fait mourir les enfants d’une de ses
femmes, tel autre d’avoir “mangé” en sorcellerie son neveu ou sa nièce. »
Les flambées de sorcellerie qui font suite à ces bouleversements ne
peuvent être contenues par les spécialistes habituels dont la compétence se
trouve débordée par la multiplicité des cas et par la nature de la crise qu’ils
révèlent ainsi que par le climat d’insécurité permanent qu’ils instaurent.
D’où le recours par les aînés à un culte anti-sorcier extérieur à la société ou
au lignage, le njobi et son succédané la « Mère », afin de créer un contre-
pouvoir susceptible de mettre en échec le pouvoir naissant de l’argent ;
preuve de l’impuissance des modèles anciens à lutter contre ce nouvel
« envahisseur ». Ce faisant, « la Mère n’est plus alors pour les vieux que le
moyen de participer à l’univers de la marchandise par salariés interposés
tout en se donnant l’illusion de défendre la tradition. Des débuts du njobi à
la Mère, on passe d’une société qui lutte avec ses propres moyens contre la
dépendance coloniale, à une société qui a perdu l’initiative et qui s’asservit
chaque jour davantage à la reproduction du capital15. »
C’est dans ce prolongement que se situent les mutations actuelles qui
consacrent le pouvoir financier des femmes et l’autonomie monétaire des
jeunes dans un contexte d’effondrement du pouvoir d’achat des adultes et
d’inversion des rapports d’autorité des adultes.
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88 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
17. « C’est l’argent qui entraîne les gens à se jalouser et à se détruire, à s’abandonner
au fétichisme et à la sorcellerie : l’argent est en quelque sorte le premier fétiche, un fétiche
qui ne mène pas forcément au bonheur », J.-P. Dozon, La Cause des prophètes, Paris, Le
Seuil, 1997, p. 166.
18. Chasseguet-Smirguel J., La maladie d’idéalité : essai psychanalytique sur l’idéal
du moi, Paris, L’Harmattan, 2000.
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Le gouvernement du moyo 89
« Vous êtes mes femmes, à moi seul, de par la coutume, de par la voix
des ancêtres qui assistent à notre réunion, à toutes nos réunions, depuis
leur passage aux côtés de notre Dieu-force, de par les fétiches. Vous appar-
tenez toutes et de façon absolue au grand chef Moundaye, à moi, vous le
savez ?
– Héééé... répondirent les femmes unanimes.
– Tout ce qui pousse dans les plantations par vos travaux est à moi [...].
Les pagnes de rafia, les jarres d’huile, les pains de manioc, les bananes
tapées que vous faites sont à moi [...] Mais je sais que certaines d’entre
vous répondent à l’appel d’autres hommes... de certains mâles qui sont
aussi des hommes à moi, qui me doivent obéissance, que je pourrais pour-
suivre, punir, châtier, faire castrer ou pire encore [...] Je sais qu’ils vous
donnent des cadeaux grâce à l’argent qu’ils me volent [...]. Ces cadeaux,
colliers de perles, pagnes, bracelets, pièces d’argent, midjokos et mitakos,
tout, oui, tout est à moi, à moi seul, le chef, votre chef, le mari, votre mari
[...] Vous allez chacune regagner votre case, vous allez prendre tout ce qui
vous a été remis par ces esclaves oubliés, vous allez déposer le tout dans
les cuvettes que je vais placer au milieu de la cour. Alors seulement vous
serez assurées de ma mansuétude et de mon pardon [...] Chacune regagna
sa case [...] quelques femmes sortirent de leur logement, se dirigèrent vers
les grandes cuvettes émaillées, y déposèrent des pagnes, des petits paquets,
des petits sacs qui rendaient un son sourd au contact du métal. Elles dépo-
saient les objets ou les jetaient subrepticement à la sauvette, dans l’espoir
peut-être de garder l’anonymat, puis disparaissaient dans leurs cases res
pectives [...] Il y en avait cinq, toutes pleines. Les hommes en sortirent des
objets qu’ils déposèrent sur le sol puis versèrent les pièces dans un seul
récipient [..] Il n’y avait pas eu de protestation. Tout s’était passé dans le
calme. L’ordre était restauré, tout repartait à zéro. [...] Au pays des Blancs,
on eut appelé Moundaye un “maquereau”. Ici, c’était un grand chef19. »
19. Jean de Puytorac, Retour à Brazzaville Une vie au Congo, Zulma, Cadeilhan,
p. 127-128.
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90 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
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Le gouvernement du moyo 91
20. Masamba ma Mpolo, La libération des envoutés, Yaoundé, Editions CLE, « Etudes
et documents africains », 1976, p. 83.
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Le gouvernement du moyo 95
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96 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
29. Cureau A., Les sociétés primitives de l’Afrique Equatoriale, Paris, Armand Colin,
1912.
30. Le premier à nuancer ces propos est M. Delafosse lui-même, Cf. Civilisation
Négro-africaine, Paris, Stock, 1925.
31. Hunt N. R., « Noise over camouflaged polygamy. Colonial morality taxation, and a
woman-naming crisis in Belgian Africa », Journal of African History, 1991, n° 32, p. 474.
32. Décret sur l’impôt indigène du 2 mai 1910, in Bulletin Officiel du Congo Belge,
1910, p. 483 et suiv. cité par Amandine Lauro, op. cit., p. 175.
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Le gouvernement du moyo 97
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Le gouvernement du moyo 99
rues, celle-ci s’est vue honorer du titre de Mme X. Cette vie de demi-
mariage a été bien tant qu’elle n’a pas eu d’enfant. Juste ciel ! Madame a
conçu. Le jeune homme, gardien fidèle de la fille, n’existe plus. Il est
méconnu de ses beaux-parents. La fille n’ayant pas été dotée est restée
propriété de son père38. » La dot, une fois de plus, détermine le scellement
de l’alliance. Et une alliance amputée du versement dotal même reconnue
à l’extérieur est non seulement incomplète mais emporte dans son incom-
plétude la figure du géniteur qui devient celle d’un père inconnu.
Persistance de la polygamie
et émergence de la femme libre, la ndumba
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100 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
gène, nous avons trop lutté afin d’obtenir pour elle une instruction simi-
laire à celle que reçoit son compagnon pour que l’on puisse nous taxer
d’antiféminisme : nous pouvons donc sans crainte d’être mal comprise
déclarer que rien n’est plus dangereux pour cette femme que la rapide et
absolue liberté dont d’ailleurs elle abuse, et cette clarté civilisatrice dont
elle a trop brusquement été inondée41. »
Une fois encore l’administration coloniale, fidèle à ses méthodes, se
méprend à taxer ces femmes libres sous le prétexte qu’elles seraient les
véhicules de l’immoralité. Une taxe sur les femmes vivant théoriquement
seules, dite « taxe VTS » est instaurée au Congo belge dès 1930. Sont
visées toutes les femmes adultes et célibataires, qu’elles soient commer-
çantes indépendantes, veuves, concubines non-déclarées ou prostituées.
Cet impôt dont le but est aussi bien de freiner l’exode rural dans ces
années de crise post-1929 que de sanctionner « l’immoralité » grandis-
sante dans les grands centres urbains cristallise le désarroi des autorités
coloniales devant de nouvelles pratiques sexuelles qu’elles ne trouvent à
qualifier que de prostitutionnelles. Découlant d’une palette de conduites
mouvantes plus ou moins liées à la sexualité tarifée, ces pratiques, oscillant
entre le mariage légal et la prostitution, allaient totalement échapper à la
compréhension censoriale du colonisateur dans un contexte où même la
prostitution proprement dite ne présentait pas le même visage qu’en
Europe, puisque jusqu’aux indépendances, la prostitution dans les deux
Congo était caractérisée par l’absence reconnue de souteneur, les femmes
travaillant pour leur compte42. Et dans les services que les femmes
offraient, on compte aussi des prestations domestiques recouvrant toute
une série de pratiques de concubinage43 permettant aux clients/compa-
gnons de jouir le temps d’une union – fût-elle passagère – du confort du
mariage qu’ils ne pouvaient s’offrir pour des raisons principalement finan-
cières. C’est bien pour cette raison que le terme de « prostituée » est inap-
proprié pour définir ces situations où les femmes sont plutôt des courti-
sanes voire, dans certains cas, des concubines Ainsi, la femme libre déjoue
tous les critères de qualification morale. Elle est libre, tout simplement, de
tout marquage présomptif alors que c’est elle qui marque le paysage
urbain. Elle peut vivre en couple sans être mariée, taxer ou pas ses rela-
tions sexuelles. Mais ces situations d’apparente instabilité conjugale feront
de ces ndumba ou femmes libres les actrices indiscutables de la modernité
urbaine en Afrique centrale. En s’appropriant notamment la ville de jour
comme de nuit et en s’organisant loin des critères ethniques ambiants dans
des réseaux de solidarités nouvelles fondées sur l’entraide et les activités
41. Vander Kerken Sarolea G., « La femme indigène à Kinshasa », L’Horizon colo-
nial, 25 février 1928, cité par Amandine Lauro, ibid, p. 238.
42. Coquery-Vidrovitch Catherine, Les Africaines. Histoire des femmes d’Afrique
noire du xixe au xxe siècle, Paris, Editions Desjonquères, 1994, p. 190.
43. Lafontaine J.-S., « The Free women of Kinshasa : Prostitution in a City in Zaïre »,
in Choice and change : essays in honour of Lucy Mair, Londres, Athlone, 1974, p. 106.
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Le gouvernement du moyo 101
Makambo mibale ebomi Mokili mobimba Deux affaires tuent le monde entier
Liboso nde likambo ya falanga La première concerne l’argent
Ya mibale likambo likambo ya basi Et la seconde les femmes48
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102 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
Ba lobi mama na yo a botaka bino mibale Ils disaient que de votre mère vous êtes nés
deux
Yo nde mwana ya liboso Toi comme premier enfant
Leki a landa yo na sima, ba pesi kombo À ta cadette on a donné le nom de Femme
Mwasi49
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Le gouvernement du moyo 103
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4
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106 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
Gouvernementalité coloniale...
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D’une souveraineté l’autre 107
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108 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
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D’une souveraineté l’autre 109
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110 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
l’idéologie coloniale leur résiste, les contre et les contredit dans le même
mouvement.
L’État colonisateur ne peut que se soumettre à la gouvernementalité
coloniale. Il n’y a rien dans les institutions et les valeurs de base du projet
libéral – élections libres, démocratie représentative ou libertés indivi-
duelles – qui ne s’épuise dans la colonisation. Le fait que « démocratie »
soit le terme que revendique encore l’État métropolitain colonisateur
suggère que la colonisation est un régime d’exception, où l’exercice du
pouvoir emprunte au régime impérial qui lui donne naissance les pro
messes de légitimité qu’il lui est nécessaire de rejeter à des fins de légiti-
mation.
Pastoralisme chrétien
3. Ibid., p. 12-18.
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D’une souveraineté l’autre 111
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112 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
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D’une souveraineté l’autre 113
7. Kâ Mana, « Les déficits de nos systèmes scolaires africains. Quand l’humour popu-
laire donne à penser » [http : //www.wagne.net/aota/reflexion] Les déficits de nos systèmes
scolaires africains, pdf consulté le 23 août 2010.
8. Côme Manckassa, La société bakongo et ses dynamismes politiques, thèse de
doctorat de 3e cycle, Paris 1968.
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114 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
Le nom du colonisateur
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D’une souveraineté l’autre 115
les Vilis de Loango dont les contacts avec les navigateurs occidentaux
sont contemporains de ceux des Bakongo.
Spectralité et mort
Parmi les origines attribuées à ce terme, il en est une qui le fait dériver
de la cosmogonie Kongo à partir du parallèle établi entre les premiers
navigateurs portugais et ces « monstres sacrés » que sont les albinos11.
Appelés ndundu et souvent associés au pouvoir royal, les albinos étaient
considérés comme les émissaires des ancêtres auprès des vivants. C’est
ainsi que, lorsque le navire de Diego Cao mouilla dans les eaux de l’em-
bouchure du fleuve Congo au cours de l’année 1482, celui-ci fut accueilli
en compagnie de ses marins à la cour du mani kongo Muzinga a Nkuwu
comme un revenant venu du royaume des morts, pays situé au-delà des
mers. « Au début, les sujets de Muzinga a Nkuwu n’ont apparemment pas
considéré les marins blancs comme des hommes. Ils pensent avoir affaire
à des “mindele12” c’est-à-dire des “revenants”, ou des “fantômes ances-
traux”. Il n’est certes pas courant de rencontrer ces “mindele”, mais si cela
se produit un jour, pense-t-on, ils doivent nécessairement se présenter sous
cet aspect car l’ancêtre, s’il lui arrive de prendre la forme d’un revenant,
doit nécessairement être blanc13. »
Si les Blancs sont pris pour des « revenants » par les peuples côtiers du
Bassin du Congo14, aucune équivalence sérieuse ne vient soutenir étymo-
logiquement le rapport des mikuyu ou des mvumbi – termes par lesquels
on désigne les revenants et les fantômes – avec les Mindele puisque lors
du contact avec les Européens, ces derniers vont hériter du même nom
que les albinos, ndundu.
Le R. P. Bontinck qui a travaillé sur l’origine de ce terme n’y entrevoit
aucune connotation de couleur puisqu’il le fait dériver de mu-dele qui,
remontant à l’époque de Diego Cao, renvoie au mu-nlele qui signifie
étoffe en kikongo c’est-à-dire aux habits dont les Portugais s’accoutraient.
Il faut signaler par ailleurs qu’un autre terme avait cours au xixe siècle
pour désigner, sûrement ironiquement, les Européens, nkwa malu mole :
« celui qui possède deux jambes ou double-jambes », une allusion au port
de pantalons15.
11. Luc De Heusch, Le roi de Kongo et les monstres sacrés, Gallimard, Paris, 2000.
12. Mindele, pluriel de Mundele.
13. Flavien Nkay Malu, La Croix et la chèvre. Les missionnaires de Scheut et les
jésuites chez les Ding orientaux, de la République Démocratique du Congo (1885 – 1933),
thèse soutenue à l’Université Lumière-Lyon 2, le 29 juin 2006.
14. Voir à ce sujet, Robert Harms, River of Wealth, River of Sorrow : The Central
Zaire Basin in the Era of the Slave and Ivory Trade, 1500-1891, New Haven, Yale Univer-
sity Press, 1981, p. 210.
15. Bontinck F., « Makitu, commerçant et chef des Besi ngombe » (vers 1857-1899),
in Le centenaire de l’État indépendant du Congo, recueil d’études, ARSOM Bruxelles,
1988, p. 375.
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116 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
16. Joseph Van Wing Etudes Bakongo : sociologie, religion et magie, p. 80-81.
17. François Bontick., « Les deux Bula-Matadi », Études congolaises, n° 12/3, 1969,
p. 83-97.
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D’une souveraineté l’autre 117
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118 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
blanc comme un « universel » : hors de toute race parce qu’il est tout
simplement l’Humain, hors de toute couleur, justement parce que blanc.
Ainsi se confirme paradoxalement la disparition du Blanc de l’espèce
humaine où le genre blanc désigne une espèce hors de toute caractérisa-
tion : il est Blanc et cela se suffit à lui-même, en ce sens qu’il désigne
l’entièreté de l’humanité ou plutôt un au-delà de l’humanité. Dans l’esprit
des Congolais, si les « Hommes blancs », les Mindele, sont bien des indi-
vidus sans couleur, ils sont sans humanité aussi puisqu’ils ne sont pas dans
l’ordre des choses, c’est-à-dire dans l’ordre de la famille. Celui qui est
sans famille se situe hors du champ du vivant (moyo), sinon de la vie, et
peut-être au-delà d’elle. Ainsi le Mundele l’emporte sur sa propre huma-
nité, sur la part qui lui restait de muntu.
Mundele, un surcode
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D’une souveraineté l’autre 119
22. « Pour rester digne de sa race, il faut au Blanc d’Afrique un caractère formé par
une solide discipline morale [...]. Dans ses relations avec les indigènes, le colonial devra
savoir unir les vertus trop souvent contradictoires de patience et de force. [...] Rencontres
rares dans un homme ? Sans doute, et c’est pourquoi la carrière demande une rare élite »,
« Les carrières administratives coloniales », in Capart (dir.), Manuel des carrières. Aux
éducateurs et aux jeunes gens, coll. Jéciste n° 5, Louvain, éd. Rex, 1930, p. 272-273, cité
par Amandine Lauro, Ibid, p. 65.
23. Zana Aziza Etambala, « Le Blanc dans l’œil du Noir : quelques regards de
Congolais sur les Belges (1885-1960) », Congo-Meuse, « Ecrire en français, en Belgique
et au Congo », n° 1, 1997, n° 1, p. 355.
24. Zana Aziza Etambala, « Le Blanc dans l’œil du Noir », ibid. Lorsqu’au cours des
premières années du « socialisme congolais », les Russes et autres coopérants des pays de
l’Est arrivèrent à Brazzaville, ils subirent le sort de ces Blancs non Mindele. Jamais, en
effet, ils ne furent considérés par la population comme des vrais Blancs.
25. Vellut J-L., « La communauté portugaise du Congo belge (1885-1940) », in
Everaert J. et Stols E., Flandre et Portugal. Au confluent de deux cultures, Anvers, Fonds
Mercator, 1991, p. 319-326 et p. 340-343.
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120 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
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D’une souveraineté l’autre 121
que cette prédation soit aussi d’ordre sexuel, comme le suggère l’historien
Anicet Mobe Fansiama29. Elle ne concernerait alors que les jeunes
hommes puisque « seules les femmes peuvent se permettre de vaquer à
leur occupation car elles ne sont pas inquiétées30. »
Le territoire colonial articule donc des éléments de la vue mentionnés
par le découpage géométrique de l’espace au discours du pouvoir. Il
consiste dans la production d’un langage de l’espace du pouvoir qui est
non seulement indissociable de son contexte d’énonciation, le colonia-
lisme dont il accompagne les rituels, les pratiques, mais dont il escamote
aussi le producteur. C’est un territoire dont la réalité imaginée fonde
l’imaginaire du pouvoir en procédant par un double escamotage : escamo-
tage de l’espace social par regroupement territorial des habitants selon
l’origine, escamotage du producteur de ce même espace par son invisibili-
sation. C’est pourquoi dans l’espace urbain, le quadrillage coercitif du
territoire procède par géométrisation Mais le Mundele n’habite pas l’es-
pace qu’il conquiert et géométrise, au sens où « habiter c’est mettre l’es-
pace en commun »31, il le divise, le découpe, en dessine les frontières.
Mundele ka tungaka mbongi ko (le Blanc ne construit jamais de mbongi),
affirme un dicton kongo, l’espace du Blanc (mboka mundele) est un lieu
de pouvoir à partir duquel le vivre colonial comme totalité imaginaire de
la domination est absorbé et organisé dans la représentation qui étend son
efficacité au-delà même de la vie. On ne meurt même plus dans l’espace
urbain hors du regard colonial. Les morts sont comptés, regroupés et triés
suivant leurs origines ethniques, classés en fonction de leur religion puis
répartis dans des cimetières divisés en sections ou en quartiers obéissant
aux exigences géométriques du contrôle panoptique. C’est tout le contraire
du village où la cohabitation avec les morts trace la continuité entre la
communauté des morts et celle de vivants32. Cependant, autant les morts
sont expulsés du périmètre des habitations, autant les excréments y font
leur entrée. C’est dans l’espace de vie désormais que les fèces s’établis-
sent dans le sanctuaire des latrines, là où, éléments morts des individus,
elles étaient rejetées hors du regard des Humains.
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122 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
33. Omasombo Tshonda Jean ; Delaleeuwe Nathalie (en collaboration avec), « “Je
veux la civilisation, mais le Blanc ne veut pas de moi” ou Le drame du Congo belge au
travers de son élite », in Nathalie Tousignant, Le manifeste Conscience africaine (1956).
Élites congolaises et société coloniale, Bruxelles, Regards croisés, 2009
34. Ibid.
35. Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p. 158.
36. Georges Balandier, Afriques ambiguë, Plon, Paris, 1957, p. 264.
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D’une souveraineté l’autre 123
devient le support d’une autre inscription, celle de la loi coloniale qui trie,
régimente, inscrit et annote. La colonisation gouverne par la peau et admi-
nistre par le papier. Peau et papier sont les supports de la gouvernementa-
lité coloniale. Ils acquièrent dans la langue courante une valeur de syno-
nymie et se disent désormais mukanda (ou nkanda), terme qui prendra par
la suite le sens de parchemin, de diplôme ou tout simplement d’études.
Entrer en civilisation c’est accéder aux papiers, aux études : c’est prendre
peau.
Avuncularité
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124 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
38. Tchicaya U Tam’si, Les Phalènes, Paris, Albin Michel, 1984, p. 32.
39. Tchicaya U Tam’si, Les Phalènes, Ibid., p. 192.
40. Ibid., p. 196.
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D’une souveraineté l’autre 125
41. D’où l’expression « peau noire, masque blanc » qui a donné la magnifique étude
de Franz Fanon.
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126 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
Visages du deuil
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D’une souveraineté l’autre 127
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128 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
47. « Instituer, c’est faire régner l’interdit, et l’interdit n’est rien d’autre que la part
de sacrifice qui revient à chacun, pour rendre possible la différentiation nécessaire au
déploiement des générations », Legendre Pierre, Leçons VIII. Le crime du caporal Lortie.
Traité sur le père, Flammarion, 2000, p. 136.
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D’une souveraineté l’autre 129
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deuxième Partie
Éclatement du moyo
et errances du sorcellaire
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5
Munkukusa
ou l’énigme du père sorcier
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134 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
3. Ibid., p. 132.
4. Martial Sinda, Le Messianisme congolais et ses incidences politiques, Paris,
Payot, 1972, p. 329.
5. Kajsa Ekholm-Friedman, Catastrophe and Creation : The Transformation of an
African Culture, Philadelphie, Harwood Academic Publisher, 1992.
6. Kimpianga Mahaniah, La mort dans la pensée kongo..., op. cit., p. 154.
7. Ibid., p. 154 et sq.
8. Le Lassysme ou Bougisme est appelé de son vrai nom « Christianisme prophé-
tique en Afrique ». Il fut fondé à la suite d’une révélation en 1948, par Simon Zéphyrin
Lassy. Voir Martial Sinda, Le Messianisme congolais, op. cit., p. 340-347, et Guy Panier,
L’église de Pointe-Noire (Congo-Brazzaville). Évolution des communautés chrétiennes de
1947 à 1975, Paris, Karthala, 1999, p. 120.
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Munkukusa ou l’énigme du père sorcier 135
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136 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
12. « When they used earth from the graves in the rites they took it only from the
graves of pagan ancestors », J. M. Janzen and W. MacGaffey (dir.), « An Anthology of
Kongo Religion : Primary Texts from Lower Zaire », University of Kansas Publications in
Anthropology, n° 5, Lawrence (KS), 1974, p. 83.
13. Kimpianga Mahaniah, op. cit., p. 144.
14. « Engwa yamana vutukila Kindoki, e, lusonso koma ! If I have returned to witch-
craft may the nail strike” Wyatt MacGaffey, Kongo political culture : the conceptual chal-
lenge of the particular, Indiana University Press, 2000, p. 99.
15. Kimpianga Mahaniah, op. cit., p. 145.
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Munkukusa ou l’énigme du père sorcier 137
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138 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
Maledimba dont la réputation de sorcier avait été déjà établie pour des
faits antérieurs, fut contraint d’affronter la vindicte familiale.
« Si l’opinion générale condamnait les deux parents, par contre Bake-
busa Lebika, la femme, accusait son mari d’être seul responsable de la
mort de leur fille. Ainsi elle refusa de réintégrer la maison conjugale à la
fin des deux semaines que durèrent les rites funéraires. Cherchant à se
réconcilier avec sa femme et avec la société en général, Maledimba décida
d’aller consulter les membres du clan maternel de sa femme en vue de
fournir une explication cohérente de cette mort inopinée. Accompagné des
siens, il partit pour le village de Masangi où les beaux-parents l’atten-
daient. Il y fit les révélations suivantes :
“Ma femme et moi aimions beaucoup notre fille. Nous n’avions jamais
souhaité qu’elle se mariât à un homme qui serait d’une région éloignée de
la nôtre. Nous préférions que la fille se mariât à un homme vivant à proxi-
mité de notre village pour assurer l’affection et le service dont nous avions
encore besoin. Par contre notre fille accepta l’invitation de Madiama du
village Kimbwala. Or ce dernier travaillait à Boma, un centre urbain très
éloigné de notre région. Comme Miankodila avait insisté de se marier avec
lui, nous avons été contraints de lui permettre de réaliser son souhait. Nous
nous sentions trahis. Son départ était une perte irrécupérable pour nous,
car nous sentions que nous étions abandonnés. En conséquence nous
étions déterminés à ramener notre fille auprès de nous. Nous avons décidé
de la tuer par des méthodes de la sorcellerie. En la tuant, son esprit revien-
drait au village pour continuer de vivre avec nous de façon mystique. Ainsi
les deux parents accompagnés des deux autres enfants, Mahungu Kebika
et Kuzimbu, partirent magiquement à Boma pour envoûter Miankodila.
Arrivés à Boma, les parents entrèrent dans la maison où dormait la fille et
la firent magiquement étrangler. Instantanément, la fille mourut. Les quatre
sorciers rentrèrent au village avec l’esprit de la victime”
Dans ce discours, Maledimba accusait sa femme, malgré son démenti,
de même que les autres membres de la famille : le père et deux fils. Le
père n’était pas le seul auteur. Personne dans la maison n’était innocent.
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Munkukusa ou l’énigme du père sorcier 139
D’un tel récit, on ne peut extraire toute la richesse par la seule vertu de
l’analyse historique ou de l’effectivité des faits relatés. Dans la mesure où
la cellule nucléaire et toute la société alentour se laissent submerger par
des flux pulsionnels en tout genre et des plus dévastateurs, on ne peut l’ins-
truire anthropologiquement que du point de vue d’un dispositif émique
marqué par ses visées propres. En outre, c’est un événement fondateur : un
aléa à partir duquel bascule toute une société et où se met en œuvre un
dispositif rituel d’une rare intensité contagieuse qui exige de lui restituer,
comme à tout récit fondateur, une part de sa dimension mythique. Cette
dimension mythique renvoie symboliquement à un moment important de
l’histoire sociale des populations du Bassin du Congo, celui de la double
transition économique : d’une économie de subsistance, en vigueur jusque-
là, à une économie marchande capitaliste soutenue par le développement
des villes, d’une économie sorcière centrée autour de la figure de l’oncle à
une autre où la place centrale revient au géniteur. Cette modalité implique
que s’instruise une autre subjectivité à partir de l’armature familiale
nouvelle et impose que le discours nouveau sur la kindoki, attribuant au
père un pouvoir et une subjectivité mutante, s’autopsie sur la singularité
de la place de la mère. Ainsi ce récit est apte à vérifier sa cohérence dans
sa réplication familiale. En effet, on trouve dans la famille le fac-similé du
récit dans sa dimension mythique ; aussi sa cohérence et sa vérité s’y lais-
sent-elles mieux voir. Son intérêt tient alors à ce qu’il repère la conflictua-
lité qui y est inhérente dans la confession même du père qui n’est plus une
simple expression du destin de la sorcellerie, mais la traduction symbo-
lique des tensions qui la traversent. Dans l’investissement libidinal, le
couple adelphique de la famille lignagère y est remplacé par le couple
parental, mais ce qui relevait de la sublimation dans l’adelphie passe du
côté du symptôme dans la relation du père à sa fille. Dès lors, la violence
sorcière ne concerne plus la relation de l’oncle à ses neveux mais affecte
aussi la relation du père aux enfants.
C’est à cette fin que l’on peut entrevoir, à l’intérieur du système de
croyances de la kindoki prises dans les rets des contraintes économiques
et politiques imposées par la colonisation ainsi que du bouleversement des
règles de la parenté, des usages sociaux, les affects dont ce récit est chargé.
Tirant sa cohérence non seulement des faits relatés mais de leur agence-
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140 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
20. L’expression est de Paul Diel, Le symbolisme dans la mythologie grecque, Biblio-
thèque Scientifique Payot, Paris, 1952
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Munkukusa ou l’énigme du père sorcier 141
Second tableau :
expédition sorcière, les stratégies fatales du père
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142 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
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144 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
tournure dépressive où toute séparation avec l’objet est refusée. Pour les
beaux-parents ensuite qui s’entre-déchirent à s’accuser et qui, même si
l’objet de la perte est appelé désormais à vivre à côté d’eux mystiquement,
n’en sont pas moins affectés et enclins à une rupture travaillée par le deuil
mélancolique. Car en accomplissant leur meurtre en sorcellerie, la famille
se surprend à imploser. En se réalisant, l’unité « en esprit » retrouvée de la
famille donne lieu à la dislocation spontanée de celle-ci. Le geste par
lequel la famille cherche à se recomposer autour du père est celui-là même
qui éloigne la mère. Laquelle s’en retourne au village, duquel elle ne
pourra revenir dans le foyer conjugal qu’à la suite de l’aveu du père et de
son « excrémentisation ». La stratégie sorcière ayant à sa tête le géniteur
se fait fatale car elle met en concurrence les deux ventres, moyo et vumu.
Après s’être imposée un huis clos jugé irrévocable, la complicité sorcière
des sujets familiaux suspend le secret dans l’imputation qui les désigne et
dans la parole singulière du père qui va les justifier.
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Munkukusa ou l’énigme du père sorcier 145
Par ailleurs, il n’est pas exclu que le père, dans l’aveu, hystérise sa
culpabilité de n’avoir pas pu empêcher sa fille de partir et que ce retour du
refoulé n’en majore que plus l’effet hallucinatoire. On peut même faire
l’hypothèse qu’au départ, l’aveu du père ne se rattache pas à une faute
mais à la confirmation narcissique de l’échec de son pouvoir sur la
maisonnée (nzo). Par la suite, glissant dans une économie des insuffi-
sances du Moi-Idéal (social et religieux), l’épreuve de la perte se trans-
forme en sentiment de culpabilité qui, parce que rattaché à l’intériorisa-
tion des interdits, sécrète des auto-accusations et auto-reproches en rapport
avec les contenus fantasmatiques de la kindoki. Le sujet aux prises avec
lui-même élabore sa culpabilité dans une mise en récit à fonction cathar-
tique où l’aveu tire son sens du renversement de la situation d’impuis-
sance, causée par la douleur intolérable de la perte, en une position narcis-
sique, ordonnée dans le registre sorcellaire par l’incorporation de l’être de
sa fille. Sur le mode de l’aveu, le père transforme l’angoisse de la perte de
sa fille en souffle reliquaire de sa présence. Celle-ci peut ainsi lui revenir
(à lui et à lui seul), à la faveur d’une trans-valuation de la réalité, dans une
autre perception, et se positionner en objet de culte. D’un culte qui suggère
bien la visibilité de ce qui est ici caché et signe l’ampleur des sentiments
du père pour sa fille, dans toute leur ambiguïté. Mais si la réalité des senti-
ments est énoncée par leur ambiguïté même, la croyance qui s’attache à la
sorcellerie peut faire surgir de cette réalité une ambiguïté encore plus
secrète qui, en défiant les apparences, atteste de la dévoration de la fille
par son père. Ainsi la société signe son triomphe sur la menace sorcellaire
et se protège contre elle, tandis que pour le père, en proie à l’ambivalence
régressive du désir, la dévoration cannibalique est la satisfaction imagi-
naire de l’angoisse de se nourrir de l’objet perdu22. La dévoration canni-
balique assurant à l’oralité la double fonction de modèle d’incorporation
d’un contenu corporel et de sa verbalisation, elle ne peut se comprendre
sans la dimension de la parole. Tout comme elle est indissociable de ses
rapports à la consanguinité et à la commensalité qui est ici la scène imagi-
naire de l’inceste.
La finalité de l’opération de substitution apparaît alors clairement :
« manger » sa fille est la métaphore ultime du pouvoir avouer. Et inverse-
ment. La kindoki ne s’institue comme pouvoir sorcier du père que par et
dans la maîtrise de parole, de même que la parole n’expose sa toute-puis-
sance que dans le sorcier-père qui avoue. « Manger » sa fille et assouvir
ce besoin de puissance dans l’aveu même qui le condamne est le signe
manifeste de la dialectique de la puissance sorcellaire du père. Plus besoin
d’ordalie23, juste l’énonciation du discours du père où celui-ci s’expose
dans sa vocation imaginaire de ne pas se séparer de ses enfants.
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146 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
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Munkukusa ou l’énigme du père sorcier 147
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148 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
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Munkukusa ou l’énigme du père sorcier 149
26. Ces femmes, Doris-Louise Haineault les décrit comme des « surmères », héri-
tières d’une fêlure narcissique mortelle qu’elles tentent de réparer par l’accaparement
fusionnel avec leur fille. Doris-Louise Haineault, Fusion mère-fille. S’en sortir ou y laisser
sa peau, Paris, PUF, 2006.
27. Françoise Couchard, Emprise et violence maternelle. Étude d’anthropologie
psychanalytique, Paris, Dunod, 2003.
28. Y. Verdier, 1979 Façons de dire, façons de faire. La laveuse, la couturière, la
cuisinière, Paris, Gallimard (« Bibliothèque des Sciences humaines »). [Voir le compte
rendu de cet ouvrage par Geneviève Calame-Griaule dans L’Homme, 1981, XXI (1),
p. 124-125].
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150 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
29. Karl Abraham, Œuvres complètes, t. 2 : 1915-1925, Payot, 1989, p. 260.
30. Pierre Fédida, L’absence, Folio, essais, Paris, 1978, p. 95.
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Munkukusa ou l’énigme du père sorcier 151
31. Kimpianga Mahaniah, « The religious therapeutic functions of the cemetery for
the Kongo of Zaire », Cahiers des religions africaines, vol. 12, n° 23-24, 1978, p. 107-124.
32. Voir note 12 de ce chapitre.
33. N. Diantezila, Munkukusa vo kimaledimba, cité par Kimpianga Mahaniah, op. cit.,
p. 132.
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152 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
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Munkukusa ou l’énigme du père sorcier 153
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154 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
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Munkukusa ou l’énigme du père sorcier 155
conjurer les pouvoirs et les dangers de la parole alors que le père tente de
suturer ce qui dans son récit échappe à sa maîtrise, laissant apparaître d’un
seul coup ce qui sépare l’organisation de la famille clanique dans son idéal
lignager d’un côté et la nouvelle « famille » dans son idéal d’amour et de
cohésion – qu’il suppose être l’idéal chrétien – de l’autre. C’est pourquoi,
assailli par des affects de type dépressif, le père devient logorrhéique. Il
voit son récit lui échapper dans le conflit intrapsychique qu’il affronte et
auquel son « désir de maîtrise » et de « toute-puissance symbolique » subs
titue des représentations inconciliables. Son premier moyen de défense est
de renverser l’ordre sorcellaire en se hissant à la tête d’un complot collectif
de ses alliés (épouse et enfants), c’est-à-dire des membres du lignage de
sa femme auquel il n’appartient pas et les accuser en retour ; produire des
représentations conciliables avec la rationalité sorcière mais néanmoins
intriquées par le fait qu’elles ne sont qu’une parade à la culpabilité. Ce
type de défense est souvent complémentaire de troubles obsessionnels de
compulsion : le sujet passe à l’aveu en s’attachant à cacher, grâce à une
stratégie de représentations substitutives, les véritables désirs refoulés.
Étant donné que c’est dans l’imaginaire que réside le fantasme de l’in-
ceste, ce n’est pas le fantasme de l’inceste qui est le plus rapidement repé-
rable, c’est le meurtre. Le meurtre accompli devient la hantise du père.
L’action sorcellaire du père n’est donc pas la boucle d’auto-satisfaction
qui émerge à titre de produit dérivé du kundu, elle est une autre façon
d’éviter l’impasse de la négativité formulée dans le mouvement circulaire
et compulsif du désir en ouvrant la quête métonymique sans fin de l’objet
perdu.
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Enfance et kindoki
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Enfance et kindoki 159
4. M. Augé, Théorie des pouvoirs et idéologie, Paris, Hermann (coll. « Savoir »),
1975, p. 101.
5. E. Dorier-Apprill et A. Kouvouama, « Pluralisme religieux et société urbaine à Braz-
zaville », Afrique contemporaine, Paris, septembre 1998 ; J. Tonda, La Guérison divine en
Afrique centrale (Congo, Gabon), Paris, Karthala, 2002.
6. F. de Boeck, « Le deuxième monde et les enfants sorciers en République démocra-
tique du Congo », Politique africaine, Paris Karthala, 2001, n° 80.
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160 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
Serge, un enfant d’à peine une dizaine d’années, se livre à une séance
de confession publique de ses méfaits nocturnes. Devant une foule
médusée, il fait part, comme en psalmodiant, des détails d’une entreprise
commencée voilà déjà quatre ans avec sa grand-mère (morte depuis un
an). Ce sont des voisins auxquels Serge avait été laissé en garde qui lui
ont « découvert un comportement étonnant » et en ont parlé à ses parents.
Ceux-ci ont vite fait de trouver en Serge l’origine des différents maux qui
les frappaient et qui, aux dires des témoins, commençaient à s’abattre sur
le voisinage. Depuis des disparitions inopinées d’argent jusqu’à des morts
inexpliquées dans le quartier, Serge est au cœur de l’accusation. D’ailleurs
ce dernier ne manque pas d’être prolixe sur toutes ses victimes ou les
excursions nocturnes qu’il continue à effectuer. Montrant la boîte d’allu-
mettes qui lui sert de véhicule nocturne, Serge décrit avec minutie les
différentes étapes de son initiation par sa grand-mère qui lui aurait fait
manger de la chair humaine.
Après la confession de Serge, ponctuée par quelques chants, l’officiant
se tourne vers les parents qu’il invective, leur révélant que c’est à la suite
de leurs dissensions internes que l’enfant a été victime de la malveillance
de sa grand-mère. Celle-ci, n’ayant pu entraîner son fils aîné dans cette
aventure, s’est retournée contre son petit-fils. Après avoir réaffirmé son
diagnostic de possession par le Malin, le pasteur détaille ensuite la procé-
dure d’exorcisme, à laquelle sera obligé de participer le père. Celle-ci
consistera dans un premier temps à « laver » l’intérieur de l’enfant pour
extirper tous les restes de viande humaine qui serait encore susceptible
d’agir en lui. Des séances de prières quotidiennes et un court séjour dans
cette communauté chrétienne, où il devra être purifié de l’intérieur, seront
nécessaires à le ramener à la vie normale.
La discussion que nous entreprenons avec l’officiant à l’issue de la
cérémonie nous indique clairement la nouvelle forme que recèle cette
approche. Selon ses propres mots, il s’agit pour lui d’une action du Diable,
qui agit par plusieurs moyens : « chez nous, le Diable (Asmodée) profite
des enfants pour continuer son œuvre dévastatrice. Pour cela il attaque
d’abord les familles chrétiennes où l’autorité des parents disparaît, puis
après, par le biais de la sorcellerie de chez nous, il commet des crimes.
Mais souvent les victimes qu’il recherche, ce sont des victimes innocentes.
Vous avez entendu ce que cet enfant nous a révélé. Il voyage la nuit. C’est
un adulte dans l’autre monde alors qu’ici, il est un enfant ». Et d’ajouter
sans sourciller : « La stratégie du Démon c’est de nous garder dans l’en-
fance ici alors qu’il s’agit de ramener toute cette puissance de l’au-delà
ici. Les Européens nous ont dépassés car ils ont mis fin à la sorcellerie.
C’est pourquoi le Diable ne pouvant pas agir chez eux, vient agir chez
nous maintenant. Avant, lorsque nous ignorions Dieu, notre sorcellerie
n’était pas sujette à la convoitise du Démon. Maintenant que nous sommes
chrétiens, le Démon s’est mêlé à notre sorcellerie qui a changé de nature.
Voyez toutes ces guerres au Rwanda, au Congo, en Angola. Il y a quel-
ques années ce n’était pas possible, maintenant elles sont là et c’est clair
que c’est l’œuvre de Satan ».
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162 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
sont en même temps les conditions qui lui donnent naissance. Car il n’y a
de disruption du discours que là où celui-ci était déjà en crise. Surgit alors
l’interrogation sur le contenu même de cette crise, à savoir quels types de
conflits les enfants dits sorciers expriment-ils ? Avant d’y répondre toute-
fois, rappelons les circonstances qui nous ont amené à nous intéresser aux
enfants-sorciers. C’est au cours d’une étude sur la prescription médica-
menteuse au Centre hospitalier universitaire de Brazzaville8 que j’ai fait la
connaissance de Gilbert, mon premier enfant-sorcier.
Gilbert a 12 ans, en 1991, au moment des faits. Le contexte particulier
de notre rencontre tient à l’accident dont il est victime à la Grande Poste
de Brazzaville. Heurté par un camion, il est transporté aux urgences du
Centre Hospitalier Universitaire puis en service de traumatologie pour y
être plâtré à la suite d’une fracture du tibia. Tout de suite après son admis-
sion dans le service, Gilbert est en proie à un délire constant où il évoque
son père, sa famille qui lui en veut. Le tout ponctué par des crises de
pleurs abondantes. La phase délirante s’estompe au bout de 48 heures.
Nous apprenons alors que son père est mort voilà deux ans et qu’il a été
chassé de la parcelle paternelle par la deuxième épouse car Gilbert, enfant
naturel, a été recueilli par son père à l’âge de 4 ans et élevé par la deuxième
femme de celui-ci. Recueilli ensuite par sa tante paternelle, il se retrouve
très vite dans la rue après le décès de celle-ci, six mois à peine après celui
de son père. Gilbert est alors accusé d’être un « enfant-sorcier ». Il est
conduit dans un groupe religieux à la périphérie de Brazzaville pour y être
exorcisé. Ne sachant pas ce qui lui arrive, Gilbert s’en échappe et se
retrouve dans la rue. D’où il est retiré par les Petites Sœurs des Pauvres
avant de s’enfuir une fois de plus. Le père de Gilbert, ancien ouvrier à
l’Office congolais de l’entretien routier (Ocer), était en chômage tech-
nique au moment de sa mort. Une perte d’emploi qui constituait une
charge supplémentaire contre son fils. Car, malgré le diagnostic avéré d’un
syndrome immuno-déficient acquis, touchant aussi bien la tante que
l’oncle et le père, la culpabilité sorcière de Gilbert est acquise, dans le
groupe de prières que fréquentait sa belle-mère. Gilbert se dit poursuivi
par la famille de sa belle-mère qui l’accuse de se venger à la suite de la
mort de cette dernière intervenue deux jours avant son accident.
Gilbert est le premier cas d’enfant-sorcier auquel je suis confronté et
qui m’amène à m’intéresser à cette catégorie sociale. À première vue,
deux symétries qui se dégagent de ces deux récits, viennent éclairer tour à
tour notre perception de la sorcellerie :
– d’abord l’articulation entre sorcellerie et contexte social, celui de la
propagation du Sida, de la montée du chômage et de la crise de l’État
post-colonial ;
8. Un premier volet de cette étude avait déjà fait l’objet d’une publication : Yengo P.,
Lallemant M. et Mabiala-Ngoulou A., « Ordonnances et médicaments essentiels. Étude de
la prescription à Brazzaville », Symposium sur le médicament essentiel dans le Tiers
Monde, 19-20 mai 1987, Paris.
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Enfance et kindoki 163
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164 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
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Enfance et kindoki 165
15. Makonda A., « L’éducation sinistrée », Rupture, n° 4, Pointe-Noire, 1994, p. 182.
16. Blaise Sembese, ibid., p. 5.
17. Makaya A., « Stratégie alimentaire des ménages congolais face à la crise »,
Rupture, n° 5, Pointe-Noire, 1995., p. 233.
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166 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
18. « Sur la base d’un revenu moyen par ménage de 112 000 fcfa, et si l’on consi-
dère que celui-ci est locataire, le budget moyen donne la répartition des dépenses suivante :
36,60 % sont consacrés à l’alimentation, 23,20 % au loyer, 16,07 à la santé et 17,86 pour
les autres. En somme, la dépense mensuelle d’un ménage est de 105 000 fcfa soit
93,75 % du revenu, le ménage ne disposant plus que de 7 000 fcfa, soit 6,25 % utilisables
pour une épargne ou des loisirs. Ces résultats amènent à la conclusion suivante : le revenu
d’un ménage moyen est presque totalement utilisé à la consommation », Makaya A., Ibid,
p. 235.
19. Yengo P., La guerre civile du Congo-Brazzaville, 1993-2002, chacun aura sa
part, Paris, Karthala, 2006.
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Enfance et kindoki 167
kindoki est ici l’instance appropriée même si elle n’est pas un simulacre
non plus. Ne témoignant donc pas en faveur de l’existence ou non de la
sorcellerie comme instance, le discours auto-accusateur de l’enfant prend
à contre-pied l’autorité des aînés dont il révèle le déclin. C’est la réalisa-
tion hallucinatoire du désir des parents comme réalité de la kindoki dont la
défaillance est ici mentionnée, que l’enfant assume à travers la persécu-
tion dont il est victime. En reprenant le décryptage de la kindoki loin de
l’idéal social régulateur du nganga, l’exorcisme heuristique du pasteur ne
cherche pas à administrer la preuve de la sorcellerie mais celle du démon,
étant donné que le processus de diabolisation « affecte tous les cultes
soumis à la pression d’une religion dualiste. La symbolique traditionnelle
du désordre n’a pas sa place dans les visions dogmatisantes de l’opposi-
tion du Bien et du Mal20. »
Le couple sorcellerie/démon s’impose, à la suite de l’Inquisition en
Europe, dans tout le royaume Kongo, dès la première christianisation et la
conversion des rois kongo qui s’accompagne de campagnes d’autodafés de
« fétiches »21. Les conversions massives des souverains kongo et de leurs
administrés laissent penser que l’avènement de la religion nouvelle mettait
fin à l’ère du Mal, celle des sorciers dont la race s’éteignait en même temps
que les nkisi devenaient superflus22. Après la décadence du royaume kongo
et son effondrement à la suite de la bataille d’Ambuila en 1665, s’ensuit
une période de déchristianisation. L’évangélisation ne reprendra dans le
bassin du Congo qu’à la fin du xixe siècle avec l’expansion coloniale. Une
rechristianisation des peuples du Congo recommence avec les protestants
et les catholiques et une nouvelle campagne contre le « fétichisme » prend
essor : « Dans certains cas, les missionnaires procédèrent eux-mêmes à la
destruction mais dans d’autres, ce furent les Kongo qui spontanément se
mirent à brûler leurs nkisi. À la fin du xixe siècle par exemple, le mouve-
ment Kiyoka (du kikongo yoka, brûler) à l’étiquette religieuse mal définie,
organisa dans le nord de l’Angola puis au Congo belge, des bûchers où
furent brûlés joyeusement tous les nkisi de l’époque23. »
Les mouvements syncrétiques qui éclosent au xxe siècle au sein des
groupes kongo présentent le point commun aussi de lutter contre la sorcel-
lerie et, par extension, contre les fétiches24. Lors de sa prédication au
Congo belge, Simon Kimbangu, s’insurgeant contre les nganga et leurs
20. Hell B., Chamanisme et possession. Les maîtres du désordre, Paris, Flammarion,
1999, p. 143.
21. Randles W. G. L., L’ancien royaume du Congo des origines à la fin du xixe siècle,
Paris, Mouton-EHESS, 1968, p. 93.
22. Notamment sous le règne de Garcia II, cf. Randles W. G. L., ibid., p. 110-114.
23. Vincent J.-F., « Le Mouvement Croix-Koma : une nouvelle forme de lutte contre
la sorcellerie en pays kongo », Cahiers d’études africaines, 1966, vol. 6, n° 24, p. 532-533.
Voir aussi Kinata C., « Les administrateurs et les missionnaires face aux coutumes au
Congo français », Cahiers d’études africaines, n° 175, 2004.
24. Kimpianga Mahaniah, « Millenarism and purification among the Kongo »,
Cahiers des Religions africaines, 1973, vol. VII, n° 14.
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168 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
25. Sur toute la période qui couvre les messianismes congolais, voir Sinda M., Le
messianisme congolais et ses incidences politiques, Paris, Plon, 1972.
26. Andersson E., Messianic Popular Movements in the Lower Congo, Studia ethno-
graphica Upsaliensa, XIV, Uppsala & Stockholm, Almqvist & Wiksells, London,
Routledge and Kegan Pail, 1958, p. 201-214.
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Enfance et kindoki 169
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170 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
28. Duclos L.-J., « Les enfants et la violence politique », Cultures & Conflits n° 18,
1995, p. 3-19, http : //www.conflits.org/document469.html.
29. Avec l’aveu, la conscience morale commence à parler ; ce qui était muet retrouve
la parole. Nous constatons ici que la compulsion d’aveu a une double fonction affective.
Elle met en lumière l’acte et les pulsions qui le déterminent, elle éclaire le fossé qui sépare
le moi, écrasé par les désirs et les pulsions du ça, du surmoi. Voir à ce sujet, Reik T.,
Le besoin d’avouer, Paris, Petite collection Payot, 1973, p. 180-204.
30. Chiffoleau J., « Avouer l’inavouable. L’aveu et la procédure inquisitoire », in
R. Dulong (dir.), L’aveu, histoire, sociologie, philosophie, Paris, Presses universitaires de
France, 2001, p. 57-97.
31. Richard F., « Psychanalyse et anthropologie aujourd’hui : mythe, complexe d’œdipe
et processus de subjectivation », Topique, 2003, 84, p. 89-102.
32. Tonda, J., La guérison divine en Afrique centrale (Congo, Gabon), Paris, Karthala,
« Hommes et sociétés », 2002, p. 243.
33. « La sorcellerie est le seul prétexte accepté socialement pour expulser un enfant.
Qui plus est, bon nombre d’enfants sont intimement convaincus de posséder des pouvoirs
magiques et de s’adonner à des pratiques occultes. Cette croyance entraîne chez la plupart
d’entre eux de graves perturbations du comportement (mythomanie et schizophrénie
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Enfance et kindoki 171
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172 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
que les rêves qui accompagnent ces états soient toujours ceux que hante la
satisfaction des besoins primaires. Dans les sociétés de privation, avoir
quelque chose à manger devient une obsession, un état crépusculaire que
seule la nuit vient satisfaire. Mais malheur à l’enfant que la faim conduira
à accepter des aliments de la main de quelqu’un d’autre que ses parents, il
est fort à parier que celle-ci soit contaminée. Dans la réalité diurne comme
sur la scène onirique qui se présente toujours dans l’indiscernabilité du
manque comme une source de réel. Car, qu’elle implique un membre de la
famille ou un passant (moleki nzela), la sorcellerie se transmet toujours
par contamination suivant un schéma qui est souvent le même : un membre
de la famille ou une personne mal intentionnée offre de la nourriture à
l’enfant qui « croit par exemple manger du poisson mais au cours d’une
visite nocturne, l’esprit du sorcier (celui qui a offert le plat consommé) lui
révèle qu’il s’agissait de chair humaine. La personne devient sorcière à
son insu et entre dans une relation qui exige qu’elle rende la chair humaine
mangée. L’absorption de chair humaine peut entraîner la maladie et la
mort si la personne qui l’a mangée refuse de la restituer ou de payer par
une autre. Il doit alors lui donner un membre de sa famille ce qui en clair
signifie aider à manger (tuer) un membre de sa famille36. » Le paradoxe
par lequel ce qui devrait être source de vie, la nourriture, devient objet de
mort et la structure qui devrait protéger, la famille, expose dorénavant
l’enfant à la contamination nocturne, montre que les éléments mis en jeu
ne sont pas seulement d’ordre alimentaire. Mais aussi d’ordre sexuel. Car
ce qui se joue ici et que camoufle si bien le rêve, c’est l’analogique, connu
depuis Freud, entre l’alimentaire et le sexuel, « le buccal étant l’emblème
régressé du sexuel37. » Et lorsque ce rapport met en jeu, comme dans
l’exemple de Serge, la grand-mère et son petit-fils, la relation incestueuse
se révèle au grand jour par la dimension hyperbolique qu’elle prend dans
leur communion d’anthropophagie sorcière38.
Attester la kindoki dans la parenté matrilinéaire c’est ainsi faire le
constat que le vecteur parental associé à la sorcellerie n’est pas la filiation
mais l’alliance. Contrairement au péché originel, dont la transmission
concerne la filiation, la kindoki concerne le clan de la mère et est d’autant
plus redoutable qu’elle est saisie par l’interdit de la procréation. Cepen-
dant, à mesure que la structure familiale se modifie, se modélisant sur le
schéma patrilinéaire et le socle patriarcal, l’alliance est desservie au profit
de la filiation et la kindoki devient transmissible à la descendance. Dès
lors, la politique du devenir sorcier, les mécanismes d’appropriation du
kundu, s’élaborent dans les agencements que représentent les deux entités
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Enfance et kindoki 173
Dans la trame des récits des enfants-sorciers les rêves jouent un rôle
primordial. Ces rêves réalisent la fusion de la vie projetée et de son contre-
point réel et se déploient dans sa propre unité, celle du monde de la kindoki
qui n’est pas le monde de l’entre-deux mais un (pseudo) monde à part
entière, comme inversion concrète de la société existante en tant que
société de rêve. Le second monde de l’enfant est le rapport social inversé
du monde tel qu’il est, aliéné et dominé, s’objectivant en surimpression
onirique. Il est le modèle, compris dans sa totalité, de la vie socialement
dominée que la kindoki justifie en permanence. La séparation entre les
deux mondes fait elle-même partie de l’unité de ce monde séparé dans sa
réalité fantasmatique. C’est ainsi que l’on ne peut opposer abstraitement
l’activité nocturne sorcellaire et l’activité sociale effective : la réalité du
jour est matériellement envahie par la kindoki tout comme celle de la nuit
reprend à son compte l’ordre diurne mais en mettant l’enfant dans une
posture qui lui semble plus avantageuse.
Ces rêves sont révélateurs de la formation sociale qui les sécrète, celle
qui superpose pauvreté honteuse et ostentation de marchandises non
produites par la société. Pour ainsi dire, la kindoki est le mode de produc-
tion de cette société qu’elle tend à faire saisir de manière non saisissable,
soumettant, la nuit, ceux qu’elle a déjà exclus le jour mais dans un imagi-
naire inversé où les forces même qui leur ont échappé se montrent à eux
dans toute leur puissance. De fait, la kindoki est unificatrice dans le champ
post-colonial des apparences, là où l’affirmation sociale de la vie devenue
simple apparence se découvre comme une négation de la vie rendue désor-
mais possible dans le rêve. Et lorsque la réalité ne peut être saisie que
sous la forme d’apparences, ce sont les apparences qui apparaissent
comme réelles et les motivations efficientes de l’onirisme sorcier font de
la nécessité socialement rêvée un rêve socialement nécessaire, extériorisé
par l’enfant à qui ses propres rêves sont par ailleurs arrachés pour être
interprétés contre lui. La kindoki est ainsi une activité spécialisée qui parle
pour l’ensemble des autres dans une société où tout autre discours est
banni. Le plus moderne comme le plus archaïque. À l’exception de celui
de la violence. De fait, voir, tous ces dirigeants africains s’empêtrer dans
les « sacrifices humains », les meurtres rituels39 notamment au moment
des échéances électorales40, fait apparaître la sorcellerie comme la meil
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Enfance et kindoki 175
46. « La particularité de ces femmes et maris de nuit est [toujours] d’être des figures
de la parenté : le mari de nuit se « révèle » être le père, l’oncle paternel ou maternel ou le
frère ; tandis que la femme de nuit est soit la mère, la tante et la sœur » Tonda J., « Jérôme
et la violence de l’imaginaire des « fusils nocturnes » à Libreville », texte ronéotypé, p. 10.
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176 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
47. Qu’on peut traduire aussi : le nkisi (fétiche) des bana Lunda.
48. Boeck Filip (de), « Le deuxième monde... », ibid, p. 46-47.
49. Tonda J., « Enjeux du deuil et négociation des rapports sociaux de sexe au
Congo », Cahiers d’études africaines, n° 157, 2000 [http : //etudesafricaines.revues.org/
document1.html].
50. Attant Ngouari A., « Économie informelle et pratiques populaires au Congo-
Brazzaville. État des lieux et perspectives », Chaire de recherche du Canada en dévelop-
pement des collectivités (CRDC), laboratoire de recherche sur les pratiques et les politi-
ques sociales (LAREPPS), Université du Québec à Montréal [www.uqo.ca/crdc-geris/
crdc/publications/CI24.pdf]..
51. Yengo P., « Brazzaville’s Marché Total, Women’s Alliances during the Civil War
in Congo », Cahiers d’études africaines, n° 182, 2006, p. 333-346.
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Enfance et kindoki 177
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178 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
59. Le grand chansonnier congolais Tabu Ley a mis en musique un texte qui
renseigne assez bien sur cette hantise. Cette chanson intitulée « Mon mari est capable »
révèle comment tenir son rang, être capable, relève de cette idéologie de la réussite à tout
prix où l’argent joue un rôle considérable. Thème qu’il affine dans une autre chanson
« Mosolo » où il montre l’ambivalence de l’argent dont les propriétés diaboliques (lokola
diabulu) en font néanmoins le dieu sur terre (nzambe ya nse).
60. Michel Tort, « Comment “le Père” devint la cause des pathologies familiales »,
Actuel Marx, n° 37, Dossier Critique de la famille, p. 89-125.
61. « ... la prédiction s’accomplit par le geste même qui s’efforce de la conjurer »,
Rosset C., Le réel et son double. Essai sur l’illusion, Paris, Gallimard, Folio / Essais,
2005, p. 31.
62. De la même façon que peu de filles sont rejetées dans la rue pour fait de sorcel-
lerie, l’enfant dont il est question ici est exclusivement le jeune garçon.
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7
64. Meillassoux C., L’économie de la vie, Lausanne, Editions Page deux (coll. « Cahiers
libres »), p. 28-29.
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184 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
lent ceux qui les y ont rejetés. Quiconque est coutumier des rites de
possession sait que les génies sont facétieux, irrévérencieux et grivois. Les
nimbis de Brazzaville, Pointe-Noire et Kinshasa, ne dérogent pas à cette
fonction transgressive dont l’occasion leur est fournie par les rites funé-
raires (veillées mortuaires et enterrement) qu’ils organisent, selon leurs
propres règles d’où sont exclus les « aînés », notamment à la mort d’un
jeune : « Dès qu’un jeune meurt, nous nous donnons rendez-vous à la
veillée. À partir de minuit, nous commençons à chanter nos chansons.
Nous savons que tous les sorciers sont là. Ils font exprès de pleurer mais
au fond ils sont contents d’avoir “mangé” le jeune69. » C’est au cours de
ces cérémonies que l’opposition entre les aînés et les cadets prend toute la
mesure des tensions que la société incube. Slogans antigouvernementaux,
proférations d’obscénités, insultes et chants paillards, commercent avec
les scènes de strip-tease collectives ou les agressions physiques sur les
personnes âgées70.
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188 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
77. Tabard R., Voie africaine de christologie des apparitions pascales, ANRT, Institut
catholique de Paris, Katholieke Universiteit Leuven, mai 2006, p. 68-69.
78. Tous les auteurs confirment le caractère grivois de ces chants annonciateurs de
mise à mort. Bazenguissa-Ganga R., op cit.
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La rue contre le lignage 189
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190 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
pour s’installer dans « l’ordre de la banalité » en tant que « ce qui est
attendu, parce qu’il se répète sans grande surprise, dans les faits et gestes
de tous les jours80. » Devenus si communs avec leur mode opératoire
ritualisé, ils sèment désormais la terreur auprès d’individus terriblement
affectés mais chez qui ne prévaut plus que résignation.
80. Mbembe, A., 2000, De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans
l’Afrique contemporaine, Paris, Karthala, p. 137.
81. Gondola D., Villes miroirs ; migrations et identités urbaines à Kinshasa et Brazza-
ville, 1930-1970, Paris, L’Harmattan, p. 310-311.
82. On prononce yanké d’où l’utilisation de cette graphie dans certains textes.
83. Balandier G., Sociologie des Brazzavilles noires, Paris, Presses de la Fondation
nationale des sciences politiques, 1985, p. 258.
84. Bazenguissa-Ganga R., « Les Ninja, les Cobra et les Zoulou crèvent l’écran à
Brazzaville : le rôle des médias et la construction des identités de violence politique »,
Revue canadienne des études africaines, vol. 33, n° 2/3, Special Issue : French-Speaking
Central Africa : Political Dynamics of Identities and Representations, 1999, p 341.
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La rue contre le lignage 191
85. Ibid.
86. « Le jeune public léopoldvillois retint surtout la figure héroïque de Buffalo Bill
[... I. En 1957, l’administrateur territorial rédigea un rapport dans lequel le mouvement
avait déjà ses caractéristiques fondamentales : argot, vols, vie sexuelle débridée (viols
fréquents) et consommation de chanvre » Gondola Didier, Villes miroirs ; migrations et
identités urbaines à Kinshasa et Brazzaville, 1930-1970, Paris, L’Harmattan, p. 310-311.
87. Bazenguissa-Ganga R., « Les Ninja, les Cobra et les Zoulou crèvent l’écran à
Brazzaville », op. cit., p. 342
88. « Un jeune de la rue plus âgé ou un adulte peut être qualifié de “yankee”, terme
de respect uniquement utilisé par les plus jeunes pour s’adresser aux enfants plus âgés et
aux hommes qui les forcent à obéir », in « Quel avenir ? Les enfants de la rue en Répu-
blique démocratique du Congo », Human Rigts Watch, op. cit., p. 16.
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192 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
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La rue contre le lignage 193
Il ressort que grandir dans la rue, c’est suivre une évolution graduelle
dont chaque étape, approfondissant la précédente, possède ses propres
codes ; mais des « moineaux » aux bana Lunda, le renversement sorcel-
laire est total. Les premiers, accusés de sorcellerie et rejetés par leur
famille, survivent vaille que vaille tandis que les derniers, assumant a
posteriori l’anathème jeté sur eux, le retournent contre le pacte des
aînés en exhibant de manière dispendieuse les atours de leur nouvelle
fortune. L’ancien enfant-sorcier habitué des évasions nocturnes dans le
monde en double, défie désormais les adultes sur le terrain du jour. Hic et
Nunc. « La bouche populaire affirme que les bana Lunda gagnent cet
argent en recourant à la sorcellerie. Ils ensorcellent les filles qu’ils agui-
chent, couchent avec elles et les “utilisent” pour acquérir la “chance”.
Voilà pourquoi ils ne deviennent pas riches et s’embrouillent avec l’ar-
gent. Ils doivent dépenser tous leurs biens en plaisirs de la chair92. »
Nouvelle inversion : ce n’est plus la femme qui est sorcière mais le jeune
homme, qui, pour avoir récupéré « la chance » chez elle, est obligé de la
payer pour ses libéralités93. C’est la version noire de la Mamiwata qui,
dans ce contexte, fait de la kindoki assumée, la nouvelle religion de ces
nomades de la rue africaine qui offre l’accès à toutes les convoitises
marchandes, inassouvissables autrement que par l’évasion onirique et
hallucinogène que procurent les stupéfiants auxquels l’enfant s’adonne
dès qu’il quitte le toit paternel.
Pour autant, parmi les termes utilisés pour désigner l’enfant de la rue à
Kinshasa, shege est celui qui les contient tous. Popularisé par le chanteur
congolais Papa Wemba le terme shege est devenu l’hyperonyme de l’en-
fant de la rue. Une première explication le fait dériver de l’abréviation de
Che Guevara, « pour faire allusion à l’esprit indépendant et à la rudesse
des jeunes de la rue »94. Il en existe une seconde cependant, plus répan
due, qui le fait procéder du nom de Schengen que l’imaginaire urbain
subsaharien assimile à la frontière européenne contre laquelle viennent
s’échouer tous les jeunes préposés à l’émigration. Mais au-delà de l’échec
que ce trope dissimule, cette appellation est devenue la revendication
identitaire d’une certaine urbanité pour les jeunes déclassés de la méga-
pole kinoise qui s’affirme95, par la réapropriation imaginaire d’une culture
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La rue contre le lignage 195
restent pas moins fascinés par la réussite des encadrements nationaux. Ils
en reproduisent d’ailleurs certaines pratiques de disciplinarisation des
corps dans ces communautés de la rue où la violence, se déployant sans
régulation aucune, permet la connexion entre les différentes formes de
violence, notamment la petite délinquance urbaine. Car dans le sillage des
shege, apparaît au début des années 2000 un genre nouveau d’enfant de la
rue, le kuluna (ou kuluneur) qui, à la différence du premier, n’est pas
forcément rejeté par sa famille. Il habite encore sous le toit parental et a
« même reçu l’encadrement scolaire, voire des diplômés d’état »100. Même
si son origine est incertaine, kuluna proviendrait du portugais culuna,
signifiant colonne ou cortège. Ce terme désigne, en Angola, les colonnes
de policiers ou autres patrouilles spécialisées dans la traque des exploi-
tants « informels » de petites mines de diamants. Les violences qui accom-
pagnent ces interventions ont peut-être, par analogie, permis de caracté-
riser ce phénomène ayant cours actuellement dans les capitales de la RDC
et du Congo, tant les similitudes paraissent grandes : vandalisme, dépouil
lement...
Au début pourtant, comme dans toute forme de violences urbaines, le
phénomène Kuluna prend naissance dans la défense du territoire, du quar-
tier dont il s’agit de protéger les frontières contre les intrusions de groupes
ou d’autres jeunes venant des quartiers environnants. C’est une « délin-
quance d’honneur », pourrait-on dire, empreinte de chauvinisme pour ses
clubs sportifs – football, arts martiaux – ou ses ensembles musicaux, et
qui a donné lieu à « plusieurs bandes de jeunes dans presque toutes les
communes appelées communément “écuries”, c’est le cas de “Bazulu de
Matonge”, “les anglais de Yolo” »101. La formalisation de ces bandes en
« écuries », rappelant les anciens miliciens de Brazzaville102, signe le
passage qualitatif d’une violence épisodique, strictement marquée par les
affrontements entre bandes de quartiers, en une violence structurée autour
de caïds appelés pombas et aux surnoms évocateurs (maître « Zombie
rouge », « Tigre-Nkunda Batware », Dinosaure).
Quoique vivant chez leurs parents, ces jeunes kuluna habitent dans des
quartiers de relégation. Les valeurs qu’ils promeuvent participent d’un
syncrétisme qui provient à la fois de la culture shege des enfants de la rue,
de la culture de pillage des kadogo et autres miliciens, et de la délinquance
des yankés. Ce syncrétisme reprend d’un côté des revendications politi-
ques contre les aînés ou les hommes politiques qui accaparent tout, même
100. Mujinya Bahati Bahati Héritier, « Le phénomène “Kuluna” ou la violence des
jeunes, un défi pour la gouvernance sécuritaire de la ville de Kinshasa », Codesria, 13e
Assemblée générale, « L’Afrique et les défis du xxie siècle », Rabat, décembre 2011 p. 9.
101. Mujinya Bahati Bahati Héritier, Ibid., p. 9
102. Rémy Bazenguissa-Ganga, Ibéa Atondi, Etanislas Ngodi, Patrice Yengo, « Les
“écuries” : les formes d’engagement des urbains dans la guerre électorale du Congo-
Brazzaville (1997-2009) », in Bazenguissa-Ganga Rémy, Makki Sami (dir.), Sociétés en
guerre. Ethnographie des mobilisations violentes, Éditions de la Maison des sciences de
l’homme (coll. « Colloquium »), 2012.
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La rue contre le lignage 199
passage par lequel tout retour en arrière devient impossible parce qu’en
défaisant dans le sang les liens de parenté jusqu’à leur source avunculaire,
l’enfant accède à la toute-puissance que lui confère l’arme : « Comme je
n’ai pas la force dans le corps, il faut que je sois avec la force de mon
arme, et c’est mon arme qui me gardera partout où je me trouverai, et si
j’ai mon arme, c’est que j’ai mon père, c’est que j’ai ma mère, c’est que
j’ai mon enfant, c’est que j’ai ma femme112. » Par ses liens nouveaux qu’il
tisse avec son arme au sein du groupe, commence une vie d’aventures où
les traumatismes subis se confondent avec ceux qu’il inflige dans une
guerre où il prend goût à la terreur et à la mort qu’il sème sous l’effet de la
drogue jusqu’à l’épreuve du manque. Manque de l’affection du père
comme dans ce rêve qui le ramène à la maison113 ou tout simplement
manque des jeux de l’enfance qu’il retrouve, en quelque sorte, lorsque,
égaré dans la forêt pendant une quinzaine de jours, il transforme son fusil
en compagnon de jeu : « Avec mon arme, je jouais comme avec un être
humain. Je lui disais « va me prendre cela ! » Quoi ? Tu ne veux pas ? Tu
vas voir ! La nuit, je la jette, toi aussi tu es fatiguée. Des fois je me réveille,
je la prends comme un bébé, je la caresse [...] Je marchais, je me racontais
des histoires dans ma tête, je disais à mon arme « toi tu vas me surveiller
pendant que je dors ». Il y a la pluie qui tombe. Je pleure pour mon arme
parce qu’elle a failli tomber, je lui dis « je t’ai sauvé la vie, viens ». Je la
mets dans mon dos, elle était comme mon enfant114. » Au terme de cette
errance, il est retrouvé par une colonne elle aussi égarée qui manque de
l’abattre n’eût été son ami Kashala qui réussit à l’identifier grâce à la cica-
trice encore fraîche qu’il porte sur sa poitrine.
Un épisode à l’issue heureuse, comme ces conflits savent aussi nous en
offrir. À Brazzaville, c’est un jeune mamba qui est sauvé par un cobra de
l’autre camp : « Nous étions un groupe de dix en train de défendre nos
positions. Nous avons été surpris par les cobras. Huit sont morts... Quand
nous étions tous par terre, les cobras sont venus nous fouiller et prendre
les armes. On fouillait toujours les ennemis. Il fallait voir s’ils étaient
encore vivants pour les abattre... Le cobra qui nous fouillait m’a retourné.
C’est un ami d’enfance [...] Il m’a reconnu et a dit aux autres de ne pas
me toucher... C’est lui-même, qui m’a ramené à Diata »115.
Qu’ils soient encadrés par des militaires de carrière ou organisés spon-
tanément en bandes armées, miliciens et kadogo ont la solidarité de classe
d’âge pour vertu cardinale qui, agrégée aux valeurs de la rue et à sa
hiérarchie, en zone urbaine, structure ces groupes. Dans les campagnes,
en revanche, l’engagement des jeunes dans les milices est motivé par le
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La rue contre le lignage 203
réel : Lecoq devient fou et tous les kadogo présents sont frappés de dysen-
terie mortelle. Seul Serge Amisi en réchappe.
Au centre de cette dynamique de lutte entre classes d’âge, au cœur
d’un conflit qui se veut politique, se noue inexorablement un nouvel ordre
où la consanguinité de la situation postcoloniale avec la mort s’exprime
par la menace permanente sur la vie non seulement dans le registre du
sorcellaire mais sur le plan de la répression mortifère dont les jeunes com
battants feront l’expérience à la fin des hostilités, comme dans les exem-
ples suivants129.
La nouvelle qui se propage ce 18 décembre 2003 à Brazzaville tombe
comme un couperet : Bienvenu Roland Faignond, maire du quartier de
Poto-Poto, a été blessé par balles, touché par « des tirs meurtriers de
braqueurs surpris en pleine opération à Poto-Poto ». Évacué en France
pour être opéré, il y succombe des suites de ses blessures. Et lorsque le
15 janvier 2004 sa dépouille arrive dans la capitale congolaise, l’émotion
y est encore vive et la tension palpable. Jusqu’à son inhumation, le lende-
main, les forces de sécurité encadrent et évacuent parfois sans ménage-
ment les regroupements de jeunes du quartier de Poto-Poto fort mécon-
tents de l’entreprise de récupération des obsèques de leur leader130.
L’émotion qui accompagne ce décès n’est en effet pas fortuite. Bienvenu
Faignond est un authentique mwana Poto-Poto (un enfant de Poto-Poto),
cette Brazzaville noire que Georges Balandier décrivait déjà dans les
années 1940-1950 comme le quartier par excellence de tous les brassages.
Pluriethnique, Poto-Poto est le synonyme de l’urbanité africaine symbo-
lisée par « l’Espace Faignond », ce bar-hôtel que son père, un métis
franco-congolais, avait transformé, aux premières années de l’Indépen-
dance, en un haut lieu de la vie nocturne brazzavilloise.
Conseiller juridique de la compagnie nationale d’hydrocarbures, Hydro
Congo, et du ministre des Hydrocarbures, Bienvenu Faignond était plus
un « cadet » politique qu’un cadet social, connu pour son engagement en
faveur de Sassou-Nguesso durant la guerre civile de 1997 où il avait pris
la tête des Cobras du Front 400. Ce qui lui avait valu d’être nommé maire
de cet arrondissement d’autant qu’il était déjà très impliqué dans la vie de
ce quartier comme organisateur de manifestations artistiques et sportives,
chanteur-compositeur et chef du groupe musical, Bana Poto-Poto (« Les
enfants de Poto-Poto ») dont le titre « Matiti mabe »131 était devenu un
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204 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
succès national. Pour l’avoir promu, cet engagement n’était pas moins
celui qui semble l’avoir condamné. Car, aux dires de ses partisans, Bien-
venu Faignond ne serait pas tombé sous les balles d’anonymes braqueurs
comme la presse audiovisuelle nationale s’était empressée de le diffuser
mais dans un traquenard. Comme pour battre en brèche cette interpréta-
tion, une seconde version était entrée en circulation, qui faisait état d’une
bavure policière impliquant la brigade anti-gang. Celle-ci aurait tiré, par
inadvertance, sur sa voiture, en croyant atteindre des voleurs armés à la
poursuite desquels elle s’était lancée quelque temps auparavant et qui
auraient pris la fuite à bord d’un véhicule automobile de même marque
que la sienne132.
La profusion de groupes armés et la présence de la brigade anti-gang
dénotent d’un climat d’insécurité réel dans cette Brazzaville post-conflit
dont les frontières intérieures redessinées par la guerre civile133 position-
naient chaque ancienne milice dans une zone d’influence transformée en
bastion. Si les anciens Cobras contrôlaient les quartiers nord de Brazza-
ville (Poto-Poto, Moungali, Talangaï et Ouenzé), les Ninjas, eux, gardaient
la main mise sur Bacongo et Makélékélé. Après l’épisode de décembre 1998
qui avait donné lieu au bouclage des quartiers sud, les Ninjas – notamment
la branche du Révérend Ntumi dénommée « Nsilulu » – s’étaient orga-
nisés de manière à ne répondre ni aux provocations des anciennes milices
du pouvoir, ni aux sollicitations des caciques du pouvoir qui recherche-
raient leur concours en cas de projet de déstabilisation du régime. Or une
rumeur de coup d’État circulait en cette fin d’année 2003 impliquant des
ex-Cobras qui auraient sollicité le ralliement de leurs ennemis d’hier, les
Ninjas. Lesquels, craignant des représailles en cas d’échec, auraient décliné
l’offre. On pense que c’est suite à la désaffection des Ninjas que les
ex-Cobras se seraient lancés dans une jacquerie avec pillages, braquages et
autres exactions dans les quartiers de Poto-Poto au cours desquels, Bien-
venu Faignond aurait trouvé la mort.
Cette version faisait aussi écho à une troisième qui attribuait la fusillade
sous laquelle était tombé Bienvenu Faignond à des groupes rivaux Ninjas.
Ceux-ci se seraient affrontés pour s’accaparer des vivres de l’aide alimen-
taire internationale destinés aux populations démunies du sud, afin de
passer des fêtes de Noël et de Nouvel an dans de bonnes conditions avec
leur famille. « Cette version aurait pu être crédible si le leader de l’oppo-
sition armée du sud n’avait pas opposé un vigoureux démenti, rejetant la
responsabilité de ces affrontements sur le gouvernement : il accusait le
régime Sassou Nguesso d’avoir voulu attaquer ses combattants, violant
ainsi de fait l’accord de cessez-le-feu conclu le 17 mars 2003 entre ses
troupes et le Gouvernement »134. D’où la nécessité d’infléchir la thèse du
règlement de comptes entre bandes armées rivales au sein du camp de
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La rue contre le lignage 205
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troisième Partie
faire ventre
ou faire société
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8
Espèce d’individu
1. « Individu a donné lieu à de sanglantes rixes dont le motif était que quelqu’un
avait été “traité” d’individu. “Individu toi-même ! Individu ta mère !”, et d’autres amabil-
ités de ce genre qui volaient en même temps que des coups de poings, de pieds, de bâtons,
de chaises, de bouteilles, de verres ! » : Tonda Joseph, « Des mots-objets, mots-sujets,
mots-spirituels », Riveneuve Continents, n° 8 « Les mots passants », juin 2009.
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212 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
2. Alain, Marie (dir), L’Afrique des individus : itinéraires citadins dans l’Afrique
contemporaine (Abidjan, Bamako, Dakar, Niamey), Paris, Karthala, 1997.
3. On peut s’en référer ici au livre de François de Singly, Les uns avec les autres.
Quand l’individualisme crée du lien, Paris, Armand Colin, 2003.
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Sujet postcolonial, individu post-lignager 213
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214 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
celle-ci introduit dans les logiques lignagères accentuent les conflits entre
la ville et le village, entre les aînés et les cadets, disloquant en dernière
instance le complexe paternel au profit du géniteur.
De son côté, la ville offre des modèles qui apparaissent non seulement
comme des déviances par rapport à l’univers villageois, mais aussi comme
des prises de distance vis-à-vis de certaines représentations urbaines.
Ainsi, les modèles véhiculés par le cinéma s’érigent en normes et s’oppo-
sent radicalement aux modèles inculqués même par la colonisation et les
missions chrétiennes5. Dans ces conditions, des sous-cultures éclosent
qui sont responsables de scissions à l’intérieur d’une approche courante
de la socialisation, les individus n’intériorisant plus les mêmes modèles
culturels. Les groupes d’appartenance initiale reprennent le dessus pour
des individus qui ne parviennent plus à être socialisés sur le modèle domi-
nant. Le processus de socialisation est fragmenté entre la pression ligna-
gère et la recherche de l’insertion urbaine. Il se déploie sur une pluralité
de modèles où les socialisations offertes par le lignage dans la prime
enfance gardent leur prééminence sur les socialisations secondaires
auxquelles les individus se soumettent pourtant tout au long de leur vie6.
Il va sans dire que la socialisation en milieu urbain est plurielle, diver-
sifiée et rhizomateuse. On peut voir qu’elle emprunte les voies d’un entre-
lacement où interviennent plusieurs réseaux. Ce sont d’abord des réseaux
villageois, ethniques ou d’associations payses voire régionales qui sont le
meilleur atout pour échapper à la précarité et à l’anonymat urbain sans
rompre le fil avec l’arrière-pays, ce qui permet aux structures lignagères
de garder la mainmise sur ces « cadets » exilés en ville. Ensuite, ce sont
des réseaux de sociabilité urbaine autour des enjeux du salariat (syndi-
cats), en fonction des classes d’âge (muziki et associations de loisirs)7, des
obédiences religieuses (associations religieuses etc.)8. Mais, toutes ces
formes de socialisation n’étant pas sans conflits, c’est dans le registre
lignager qu’elles puisent les éléments de leur résolution.
Si la ville est, à ce point, singulière c’est qu’elle est le lieu par excel-
lence de l’altérité. La traduction du terme « ville » dans de nombreuses
langues bantoues est le « village du Blanc », mboka Mundele (Lingala) ou
5. Bazenguissa, Rémy, « Les Ninja, les Cobra et les Zoulous crèvent l’écran à Braz-
zaville », op. cit.
6. Berger P., Luckmann T., La construction sociale de la réalité, Paris, Méridiens
Klincksieck, 1986.
7. Abel Kouvouama, « Le dibundù, une forme de socialité », in Le lien social. Iden-
tités personnelles et solidarités collectives dans le monde contemporain, Actes du Congrès
de l’Aislf, Genève, Université de Genève, 3 t., 1989, pp 176-181.
8. Martin, Phyllis M., Catholic Women of Congo-Brazzaville : Mothers and Sisters
in Troubled Times. Bloomington, Indiana University Press, 2009.
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Sujet postcolonial, individu post-lignager 215
vata (Ğata) dia Mundele (kikongo). Cela revient à dire que la singularité
de ce « village » passe par ce semblable tout autre, le Mundele, qui la
fonde et l’inscrit dans une altérité qui s’accompagne, comme nous le
suggère Levinas, d’un éveil de conscience marqué par le « mouvement
premier vers autrui dont la réduction intersubjective relève le traumatisme
frappant secrètement la subjectivité du sujet9. » Car c’est avec la colonisa-
tion, que la portée exacte du traumatisme apparaît ; refondant le sujet de
fond en comble, non seulement parce que celui-ci découvre la différence,
à commencer par celle du visage mais parce que le Mundele, avant cette
période, était un semblable qui existait comme l’autre du narcissisme
ancestral, considéré comme un spectre revenu d’au-delà des mers, permet-
tant ainsi au moyo de renouer avec les rivages de l’ancestralité. Il est clair
que le visage du Mundele ne suffit pas à fonder son altérité, il faut que la
différence vienne briser la claustration du moyo. Dans l’altérité lignagère,
il y a auto-engendrement du moi clanique toujours en instance de sépara-
tion du même à cause du kundu. Dans l’altérité induite par la colonisation,
les différences « raciales » se suffisent à elles-mêmes, ou plus exactement,
ne se suffisant pas elles-mêmes, il faut qu’elles génèrent une violence
subie directement par le biais de ce semblable devenu autre parce que
Mundele pour comprendre soudain le drame dans lequel il est désormais
engagé. Pas d’altérité sans cette violence initiale dont l’exercice signifie
ainsi une mise en abîme pour les uns et une chute en miroir pour les autres.
Et il n’y a de l’autre que tapi dans la duplicité de ce double meurtrier. Tout
comme il n’y a de l’autre, dans le lignage, que dans la métamorphose qui
élève le Mundele à la hauteur d’un semblable différent, et cela grâce aux
potentialités de l’identification clanique elle-même par le biais de son
ancestralisation.
Mundele serait de ce fait, selon le mot de Lacan, un « signifiant limite...
un autre qui d’ores et déjà est en nous sous forme de l’inconscient, mais
qui vient dans notre propre développement... un autre absolu comme siège
de la parole »10. Avant qu’il ne devienne, au moment de la décolonisation,
le signifiant du manque, il faut l’usage d’un objet érectile, le fusil, qui
permette l’accès à la jouissance de cet Autre, le Mundele, parce que « la
jouissance est de l’autre »11, tout simplement. On peut en déduire que
celui qui veut entrer en possession du statut du Mundele doit être violent
pour être maître de la jouissance ; non de cette jouissance clanique qu’at-
tribue la puissance sorcellaire de la kindoki mais de la puissance que seul
permet le statut du Mundele. La conquête coloniale est au bout du fusil et
c’est par l’usage de la force que Stanley se proclame « Bula Matari »
faisant de la brutalisation des sociétés à coloniser le premier trait de ces
nouveaux arrivants. Cette activité brutale oriente tout le projet colonial
9. E. Levinas, Entre nous. Essais sur le penser à l’autre, Paris, Grasset 1991.
10. Lacan, Le séminaire : livre IV, La relation d’objet (1956-1957), Paris, Seuil
(coll. « Champ freudien »), 1994, p. 372.
11. J. Lacan, « ou pire », Scilicet, n° 5, 1975, p. 9.
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216 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
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218 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
du père reste toujours à conquérir car il est le siège de ce qu’on peut dési-
gner comme une « perlaboration » du nom. Perlaboration à l’acte de colo-
nisation contre lequel les résistances restent toujours à surmonter et qui
persiste par conséquent comme un mouvement continu de réappropria-
tion. Ces résistances ne sont pas sans produire une érosion du fond de la
transmission. Au fond, à l’exception du nom, le géniteur-père ne transmet
rien, même pas la langue puisque la langue est maternelle. Et quand bien
même il transmet une langue c’est toujours celle du colonisateur, tout
comme il ne transmet pas son nom par sa propre puissance mais par la
puissance de cet Autre qui l’a fait advenir comme père, le Mundele. Le
géniteur-père s’essaie en effet au français qui devient sa « langue » par
laquelle, il croit faire advenir sa progéniture au monde de la « civilisa-
tion », kindele. En se positionnant comme père dans la langue de l’Autre,
une langue dans laquelle il recevait les ordres et était nié dans son huma-
nité, le géniteur s’inscrit par avance, dans ce dont nous parlent les écrits
de Lacan et son expérience analytique, à savoir le déclin de l’autorité
paternelle. Ainsi, l’éclatement du complexe paternel lignager qui installe
le géniteur dans « la modernité » et lui vaut de transmettre son nom,
accommode cette transmission d’une démission de sa fonction. Par ailleurs,
avec l’institution de la famille nucléaire, loin d’assister à un renforcement
de l’autonomie des sujets, c’est à l’apparition d’une rivalité entre le père
et le fils propre à ce schéma familial que l’on assiste, témoignage d’une
nostalgie pathologique de la violence de la kindoki du lignage.
13. Malgré une forte littérature sur le mouvement de la sape, les travaux de Justin-
Daniel Gandoulou font toujours référence et notamment le livre pionnier : Entre Paris et
Bacongo, préface de Jean Rouch, Paris, Centre Georges Pompidou/Centre de création
industrielle, 1984.
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Sujet postcolonial, individu post-lignager 219
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Sujet postcolonial, individu post-lignager 221
Le murmure de l’oncle
Si le milieu urbain a paru libérateur à ses débuts pour ceux qui s’y
installaient, matériellement à l’écart de leur milieu d’origine et de ses
sommations, il a été très vite rattrapé par les exigences lignagères. En
recevant une épouse dans le cadre des alliances lignagères, les néo-cita-
dins devenus comptables d’une nouvelle descendance, retissaient des
rapports d’allégeance au moyo. Si les conditions de vie, de consommation
et de travail en milieu urbain offraient les modalités d’un réel brassage
entre groupes ethniques ouvrant la voie à une « désethnisation » rapide
que l’on avait crue irréversible, et s’il est apparu depuis les indépendances
une véritable société urbaine, l’influence de la société lignagère n’a jamais
vraiment décru. Car, dans les conditions de l’insécurité affective, sociale
et familiale de la ville, le lignage est non seulement resté un refuge mais
celui-ci est venu se réimplanter dans le milieu urbain grâce à ses réseaux
de solidarité intra-ethnique renforcés par la tournure ultra-ethnique prise
par les premières mobilisations politiques de la décolonisation qui se sont
appuyées sur les électorats captifs contrôlés par ces différents réseaux.
Dans un travail très documenté sur la petite entreprise congolaise,
Roland Desvauges a montré, dès le milieu des années 1970, comment,
loin de se départir des influences socioculturelles lignagères, les entrepre-
neurs congolais continuaient à opérer sous les auspices des sociétés ligna-
gères et des pratiques auxquelles ce patronage donne lieu. Rompant avec
une conception unilinéaire du devenir historique des sociétés qui se veut
irréversible dans une sorte de processus ascensionnel allant de l’archaïque
au moderne, il a essayé de démontrer combien la persistance des éléments
du passé nourrissait la pluralité des devenirs dans les processus de moder-
nisation. Dans des circonstances particulières et en fonction de conjonc-
tures complexes, certaines pratiques que l’on croyait d’un autre âge, rema-
niées par le milieu urbain, reprennent ainsi vie au point de redevenir
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222 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
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Sujet postcolonial, individu post-lignager 223
est mort de la foudre que celle-ci avait envoyée sur lui. « Je ne suis pas
bien avec ma famille, dit un transporteur mbochi. Il y a toujours des
mésententes. Ils veulent que je leur donne de l’argent à chaque fois qu’ils
le demandent, chose impossible. Ils sont jaloux de mes enfants, de moi-
même, de mes camions et de ma femme. J’ai beaucoup des (sic) ennuis.
Les camions sont toujours en panne ou font des accidents18. » Le murmure
est d’autant plus efficace que le sujet « murmuré » est redevable de la
structure lignagère, c’est-à-dire qu’il est en dette avec elle : « La famille
n’a aucune influence sur moi (entendons ici par la famille, les maternels,
par opposition au père et à la mère qui ont effectivement élevé l’enfant).
Elle ne m’a rien donné quand j’étais jeune. Donc ils peuvent murmurer
contre moi, ça ne me dit rien (c’est-à-dire je ne risque rien)19. » Car, dans
la plupart des cas, la logique des demandes est impossible à satisfaire pour
la simple raison qu’elle repose sur un rapport de forces que les aînés ne
sont pas prêts à abandonner : « J’ai un oncle au village que j’avais beau-
coup aidé et que j’aide toujours ». L’oncle lui avait demandé une tonne de
ciment et des tôles ondulées. Il a demandé un délai car il n’avait, à ce
moment, pas d’argent : « Il (l’oncle) n’a pas voulu et, depuis, il murmure
contre moi20. »
La question que soulève alors le murmure de l’oncle est bien celle de
la dette et de son accroissement. La dette que nous avons abordée jusqu’ici
est celle qui, en milieu matrilinéaire était transmissible de l’oncle au
neveu. Lors d’une prise d’alliance, la famille du fiancé divisait sa dot en
deux. Une partie compensatoire pour le père et le reste, la partie la plus
importante, pour le père réel ou l’oncle maternel. La partie qui revenait au
père correspondait à la période d’apprentissage pendant laquelle il avait
eu l’enfant à charge et lui avait appris les rudiments de la vie sociale et
son insertion dans sa famille proprement dite, son moyo, avec l’aide de sa
mère. Avec la colonisation, le père soumet son fils au régime de l’école.
Par cet acte qui l’éloigne de son fils, le père assure, au même titre que
l’apprentissage qui lui revenait de plein droit, un investissement dont il
sera le premier bénéficiaire. Car l’enfant y est comme fils de... Et ce n’est
pas par hasard que c’est justement lui, le géniteur, qui bénéficiera du
Premier salaire... Une tradition néo-urbaine veut, en effet, que l’enfant qui
trouve un travail rémunéré accorde son premier salaire à son père. Mais
comment faire lorsque le père est mort et que sa famille est trop étendue
pour jouir de ce privilège ? Le chanteur-parolier, Kaly Djatou, nous le
restitue avec humour, en français tirailleur :
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224 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
Mais papa dépour moi il avait mourru Mais mon père est mort
Mama hé
Yo dans mon zenfant Mama Quand j’étais tout petit enfant
Famille de Papa y’en a trop beaucoup La famille de mon père est trop nom
Mama hé breuse
Par où commencer pour le partage Par où commencer le partage, chers
bandéko amis
Je n’a pas moyen pour le partage Mama Je n’en ai pas les moyens
hé
Yo quellé problème Mama Ah, quel problème !
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Sujet postcolonial, individu post-lignager 225
23. « Une forme récente [de sorcellerie] prend la forme d’une tontine à l’envers, d’une
tontine aberrante où chacun, à tour de rôle, au lieu d’empocher la cagnotte constituée par
les cotisations de chaque membre, livre plutôt à tour de rôle une victime qui sera dévorée
par tous les membres », Abega, Séverin, C. et Abe Claude, « Approches anthropologiques
de la sorcellerie », in Eric de Rosny, Justice et sorcellerie, Paris, Karthala, 2006, p. 35.
24. Jean-Pierre Warnier, « L’économie politique de la sorcellerie en Afrique centrale »,
Revue de l’Institut de sociologie, n° 3-4, 1988, p. 259-271.
25. Peter Geshiere, Sorcellerie et politique en Afrique. La viande des autres. Paris,
Karthala, 1995.
26. Jean et John Comaroff, « Nations étrangères, zombies, migrants et capitalisme
millénaire », Bulletin du Codesria, n° 3-4, 1999.
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226 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
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Sujet postcolonial, individu post-lignager 227
28. Ces conventions quand elles sont négociées, le sont toujours de manière tempo-
raire et exclusivement entre dominants (de la communauté coloniale ou postcoloniale).
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228 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
29. « Le plaisir défend l’accès à la jouissance » : Jacques Lacan, « De la psychanalyse
dans ses rapports avec la réalité », Scilicet, n° 1, 1968, p. 57.
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Sujet postcolonial, individu post-lignager 229
Le retour de la ngudi
30. Dzaka T., Milandou M., « L’entrepreneuriat congolais à l’épreuve des pouvoirs
magiques. Une face cachée de la gestion culturelle du risque ? », Politique africaine, n° 56,
Paris, Karthala, 1994, p. 118.
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230 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
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Sujet postcolonial, individu post-lignager 231
31. Pour plus de précisions cf. Isidore Ndaywel è Nziem, « De l’Authenticité à la
Libération : se prénommer en République démocratique du Congo », Politique africaine,
n° 72, p. 98-109.
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232 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
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234 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
38. Une amie à qui j’avais traduit cette chanson, me fit remarquer que c’est exacte-
ment la même chose qu’en Europe. À ceci près que la compétition entre bru et belle-mère,
comme je l’explique plus loin, est d’apparition récente, post-coloniale, et tourne toujours
autour des biens matériels comme cette chanson le spécifie.
39. Walker Lalie, Belle-mère, belle-fille : un mariage à trois, Paris, L’Archipel, 2005.
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Sujet postcolonial, individu post-lignager 235
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9
La social-famille
et le père de la nation
L’extension politique du domaine du ventre
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238 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
Phénoménologie de la social-famille
2. Ibid., p. 93.
3. Ibid., p. 94.
4. Ibid., p. 95.
5. Ibid., p. 94.
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La social-famille et le père de la nation 239
Cet exemple, ajouté à certains autres que nous apporte Bikindou Milandou
sur les échoppes ou les petits commerces, montre que la matérialité de la
social-famille s’enracine au premier chef dans la circulation marchande,
dans la genèse d’un petit capitalisme local et dans le développement d’une
société où la consolidation des liens sociaux suggère l’éclosion d’une
communauté de consommateurs et des loisirs : « Dans les quartiers popu-
laires, les enseignes des maisons de commerce, des bars, des kiosques,
des petits étalages et ateliers du secteur informel interpellent le passant ou
le client potentiel en termes de famille : “Chez papa Gas”, “Restaurant
chez Tantine Amélia”, “Tonton Josky, réparation de vélos”, “Mère Bon
dowe, bouillon matinal”, etc.6. »
Une observation fait ici son apparition. La social-famille s’inscrit dans
un espace de sociation qui est autant physique, déterminé par le territoire
urbain, que symbolique, défini par des réseaux de solidarité. C’est l’es-
pace de la rue, des places publiques, du commerce et des échanges. De ce
point de vue, il est modelé par les échanges commerciaux et contrôlé par
l’équivalent universel de la monnaie comme mode de compensation de
l’hétérogénéité des pratiques. « Dans les marchés populaires, les femmes
aguichent les jeunes filles en les appelant mââmà (maman) ou mwânà nà
ngaï (mon enfant). “Viens acheter, mon enfant ; je ferai un prix pour toi”,
leur lancent-elles. Dans les administrations publiques paresseuses, c’est
avec la parenté sociale, avec les termes papa, mââmà, grand frère, grande
sœur, petit frère, petite sœur et mwânà nà ngai, qu’on force les portes et
lève les blocages quand on n’a aucun pouvoir et ne connaît aucune
personne influente7. »
Mais comme avec le commerce, ce ne sont pas seulement les biens et
les services qui s’échangent, mais aussi des signes, des symboles ; il se
tisse dès lors comme un espace de familiarité, voire de sécurité. Or il n’est
de meilleurs signes que ceux que procure la reconnaissance. Être connu et
reconnu est le signe manifeste d’une implantation dans la ville, d’une
affirmation dans les réseaux d’interdépendances qui régissent les compor-
tements et les idées. Après le père inconnu, le fils non reconnu, voici venu
le temps du type connu.
Dans la société postcoloniale, la nécessité d’être « connu » se trans-
forme en une véritable obsession. Non seulement pour créer du lien mais
pour échapper avant tout à l’anonymat, synonyme de vulnérabilité et de
non-intégration, pour exister tout simplement. Car dans ces sociétés régies
par l’arbitraire d’un État faible, ne pas être « connu », c’est prêter le flanc
à la discrimination, à la ségrégation de ceux qui n’ont aucun pedigree à
proposer, et ne peuvent se recommander d’aucune ascendance. L’ano-
nymat est, au même titre que la pauvreté, source d’inégalités sociales qui
se traduisent en termes d’incapacité à obtenir satisfaction dans les
6. Ibid., p. 94.
7. Milandou Augustin-Marie, « “Type connu ! Qui ne le connaît pas ?” Anonymat et
culture à Brazzaville », L’Homme, 1997, t. 37, n° 141, p. 125.
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240 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
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La social-famille et le père de la nation 241
11. Ibid.
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242 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
12. La ville donne lieu à d’autres régimes de reconnaissance auxquels je n’ai pas fait
référence pour leur caractère évident. Il s’agit notamment de celui qui concerne certaines
figures sociales ou certains acteurs sociaux comme les musiciens, les sportifs, les hommes
politiques etc. Ce régime relève non d’une valeur intrinsèque mais d’une valeur ajoutée
qui s’alimente à la visibilité. Être reconnu ne relève pas d’un phénomène objectif et n’est
pas réductible à un ensemble de caractéristiques sociales formelles. Voir à ce sujet l’excel-
lent ouvrage de Nathalie Heinich, De la visibilité. Excellence et singularité en régime
médiatique, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque des Sciences humaines »), 2012.
13. Miazenza S., « Structure et évolution des familles en milieu urbain. Cas de Loan-
djili, quartier suburbain de Pointe-Noire », ORSTOM Congo Actualités, Bulletin d’Infor-
mation du Centre ORSTOM-DGRST du Congo, n° 5, juillet 1992, p. 20.
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La social-famille et le père de la nation 243
loriques...), soit en s’y référant dans son fonctionnement qui reste entière-
ment calqué sur le mode de stratification lignagère basée sur la famille.
Les dirigeants des associations portent par exemple le statut de pères ou
plus encore de mères. À titre d’exemple, ngudi kitemo ou « mère de la
tontine » est l’appellation par laquelle l’on désigne celui ou celle qui tient
les comptes des associations d’épargne ou de micro-crédit.
L’assistance prend tout son sens lors des cérémonies traditionnelles :
mariage, décès, veillées mortuaires, funérailles, construction de tombeau,
retrait de deuil, etc. qui se révèlent non seulement comme les moments
privilégiés de cette solidarité mais l’expression de la ligne de fracture
entre « types connus » et « personnes non connues ». Les manifestations
touchant au deuil (veillées mortuaires, enterrement, retrait de deuil...) sont
celles qui incorporent au mieux la dimension statutaire du défunt aux
enjeux de la reconnaissance de ses proches. Elles sont le baromètre de la
popularité du défunt ou de la famille éprouvée. Autour du mort se forment
deux cercles liés pour le premier au pôle familial et pour le second au
réseau de connaissances (relations d’amitié, de travail, de voisinage de
quartier et d’appartenance régionale ou ethnique...)14. C’est ce deuxième
cercle qui renseigne sur les enjeux du deuil dans le contexte urbain en
liaison avec les différents niveaux de solidarités extra-familiales qui char-
pentent l’organisation des funérailles : « Je suis l’aînée d’une famille de
huit enfants, et la seule salariée. À la mort de mon père, tous les yeux se
sont tournés vers moi. Heureusement, les amies du moziki m’ont aidée de
leur présence, et par un apport matériel, café, sucre, pain, etc., pour la
veillée et une somme forfaitaire de 80 000 Fcfa15. » Ces solidarités que
l’on perçoit mieux dans les associations féminines, moziki, peuvent ici
jouer le rôle de seconde structure parentale comme l’avait déjà constaté
Georges Balandier au début des années 1950 : « Lorsque meurt l’une
d’elles, toutes ses camarades de l’association se comportent comme les
membres de la parenté : durant six mois, elles sont en “kungulu” (deuil),
ne sortant plus et renonçant à leurs plus beaux vêtements ; elles célèbrent
la “sortie de deuil” par une grande fête donnée toute une nuit dans un bar-
dancing loué pour la circonstance »16.
• Bars-dancings et nganda
Si dans la société indigène de ces villes coloniales, le bar-dancing tient
une place importante dans l’accueil de ces manifestations, c’est qu’il joue
déjà, depuis son apparition au début des années 1940, le rôle de « lieu de
retrouvailles sur le modèle de l’arbre à palabre ou du mbongi traditionnel.
On s’attable autour d’une piste de danse pour célébrer un mariage [...] ou
14. Joseph Tonda, « Enjeux du deuil et négociation des rapports sociaux de sexe au
Congo », Cahiers d’études africaines, p. 10.
15. Cité par Joseph Tonda, Ibid.
16. Balandier G., Sociologie des Brazzavilles noires, Paris, Presses de la Fondation
nationale des sciences politiques, 1985, p. 146.
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244 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
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La social-famille et le père de la nation 245
23. Ch.-Didier Gondola, « Ata ndele... et l’indépendance vint. Musique, jeunes et contes-
tation politique dans les capitales congolaises », in Coquery-Vidrovitch, Catherine et al. (dir.),
Les jeunes en Afrique. La politique et la ville, t. 2, Paris, L’Harmattan, 1992, p. 463-487.
24. Ibid., p. 108.
25. Ch.-D. Gondola, « Musique moderne et identités citadines, le cas du Congo-
Zaïre », Afrique contemporaine, n° 168, octobre-décembre 1963, Paris, La Documentation
française, p. 65.
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246 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
Commerce de la parole
La parole qui germe et circule dans ces nganda n’est plus contestatrice
mais rumorale. Quand bien même elle s’exporte à l’écrit30, elle structure
26. « Au sens premier, le nganda est un bivouac de pêcheurs dans le Nord-Congo.
Dans l’espace urbain, il désigne un débit de boisson semi-clandestin ou clandestin et
– métaphoriquement – un lieu où « il fait bon vivre » : Ossebi Henri, « Un quotidien en
trompe-l’œil : bars et nganda à Brazzaville », Politique africaine, n° 31 (octobre 1988),
p. 70.
27. Ossebi Henri, ibid, p. 70.
28. Bazenguissa-Ganga Rémy, Les voies du politique au Congo. Essai de sociologie
historique, Karthala, Paris, 1997, p. 305.
29. Jean-Serge Essous et les Bantous de la capitale, Camarade mabé, Socodi,
années 1960. Traduction de Sylvain Mbemba citée par Abel Kouvouama, Anthropologie
de la chanson congolaise de variétés. Imaginaire, production du sens. Éditions Paari,
« Les Cahiers du Germod », Brazzaville-Paris, 2013, p. 58.
30. Nicolas Martin-Granel, « Rumeur sur Brazzaville : de la rue à l’écriture », Cana-
dian Journal of African Studies / Revue Canadienne des Études Africaines, vol. 33, n° 2/3,
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La social-famille et le père de la nation 247
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248 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
conscience est bienvenu pour conserver le statu quo. Et entretenir les rela-
tions de clientèle35. De par la nature lignagère des rapports entre l’État et
le pouvoir, les luttes entre fractions au sein de l’élite pour la direction de
l’État prennent la tournure d’une compétition politique de type segmen-
taire36.
En alimentant les « relations de clientélisme ethno-centrées, c’est-à-
dire un type de solidarité interpersonnelle reposant sur l’échange entre
personnes de même groupement ethnique contrôlant des ressources
inégales »37, chacun croit reconnaître ses fins ultimes d’une manière toute
différente de ce que suppose l’autorité de l’État et sa neutralité, car il est
en effet impensable pour le sujet social-lignager de s’imaginer sans cer
taines loyautés durables, qui dans la vie publique urbaine sont mises entre
parenthèses. Il reste que la mobilisation des populations s’opère sur un
terrain qui n’est pas un véritable champ de bataille politique, parce que
limité aux querelles de personnes ; les différentes factions politiques
jettent un écran de fumée entre les dirigeants et ceux qui les font vivre.
Car la politique clientéliste ne relève pas d’une politique traditionnelle
mais de l’ordre des apparats hégémoniques, c’est-à-dire « des institutions
de contrôle social des classes subalternes de la société »38. C’est bien la
preuve d’une sorte de dialectique de l’interpénétration qui a mêlé et unifié
les contraires en puisant sa nécessité dans la création coloniale de l’État.
Le surgissement de la colonisation a en effet donné lieu à la mise sous
tutelle progressive du moyo, des lignages, au profit de cette société singu-
lière formée par la social-famille qui devait permettre la synthèse unifica-
trice entre les deux sphères. Mais à la faveur de l’avènement postcolonial
du politique, les frontières entre les deux sphères originelles se sont affir-
mées, induisant logiquement le réveil de la première, dont les bornes sont
venues baliser le chemin de la résurgence lignagère dans le politique en
faisant de la social-famille le terrain de la promotion d’une oligarchie
d’État à travers le contrôle des instances lignagères de contrôle social.
Ainsi se révèle clairement que la référence à la structure lignagère reste
un élément constitutif de la sphère publique politique, au sens où celle-ci
a toujours eu besoin, dans les mécanismes de domination, de recourir de
manière contingente mais déterminée au ventre dans sa dimension géo-
ethnique. Bikindou Milandou ne s’y trompe pas et il l’illustre d’autant
mieux qu’il déconstruit le discours de l’intégration nationale en montrant
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250 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
39. Emmanuel Terray en donne l’une des meilleures illustrations dans « Le climati-
seur et la véranda » in Afrique plurielle, Afrique actuelle. Hommage à Georges Balandier,
Paris, Karthala, 1986, p. 37-44.
40. Comme le rappelle Bikindou Milandou, l’aînesse dans la social-famille sevrée
par le capitalisme colonial n’est plus liée à la primogéniture mais à la possession. Est
considéré comme aîné celui qui « possède » et qui est en situation de distribuer.
41. Milandou Augustin-Marie, « “Type connu ! Qui ne le connaît pas ?” Anonymat et
culture à Brazzaville », L’Homme, 1997, t. 37, n° 141, p. 126.
42. Milandou Augustin-Marie, ibid., p. 125.
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43. Rossatanga-Rignault Guy, « Au titre des mesures individuelles... Petit catéchisme
des liturgies politiques gabonaises », Rupture-Solidarité, n° 6, « Le Gabon malgré lui »,
Paris, Karthala, 2006, p. 11-31.
44. B. Hibou, « De la privatisation des économies à la privatisation des États, une
analyse de la formation continue de l’État », in B. Hibou, De la privatisation des États,
Paris, Karthala (coll. « Recherches internationales »), 1999, p. 11-68. Voir aussi le débat
que la privatisation de l’État en Afrique a suscité : Mamadou Diouf, « Privatisations des
économies et des États africains. Commentaires d’un historien », Politique africaine,
n° 73, mars 1999, p. 16-23.
45. Privatisation collective établie sur une prise de conscience de classe qui se
moque, aux moments cruciaux, de la famille mais qui l’exploite suffisamment lors des
batailles entre factions et clans du pouvoir.
46. Si par cette appellation l’on désigne essentiellement les leaders qui ont dirigé le
mouvement d’indépendance et fondé la « nation », l’expression s’est étendue à certains de
leurs successeurs ; mais en tout état de cause : « Deux moments réalisent chaque figure : le
moment du devenir-père et le moment du père de la nation comme maître de l’histoire ».
Memel-Fotê Harris, « Des ancêtres fondateurs aux Pères de la nation. Introduction à une
anthropologie de la démocratie », Cahiers d’études africaines, vol. 31, n° 123, 1991, p. 271.
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252 Les mutations sorcières dans le bassin du congo
47. Memel-Fotê Harris, « Des ancêtres fondateurs aux Pères de la nation. Introduc-
tion à une anthropologie de la démocratie », Cahiers d’études africaines, vol. 31, n° 123,
1991, p. 275.
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48. Mbembe A., « Sexe, bouffe et obscénité politique », Terroirs, n° 2, Paris, L’Har-
mattan, 1995, p. 38.
49. Ibid., p. 38.
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La social-famille et le père de la nation 257
cette mission mais il avait gardé le fétiche pour lui-même, ou bien il avait
failli à sa tâche. Dans les deux cas, la conséquence était la même : priver
le chef de ce fétiche c’était l’affaiblir, or l’affaiblir revenait à vouloir
l’évincer. Au-delà de leurs formulations, toutes les accusations contre les
opposants recoupent une seule et même récrimination : « Vous désirez
mon pouvoir et ce désir est en soi un schisme de la nation car il n’y a pas
de pouvoir qui puisse vous appartenir ». Critiquer le pouvoir c’est déjà
vouloir remplacer le chef et vouloir le remplacer c’est bien plus que de
l’inconséquence, une folie, c’est pourquoi on ne peut pas se défendre dès
lors qu’on est accusé d’être traître à la nation. Dire par exemple que je
suis fidèle au chef et que je ne suis pas traître à la nation ou, dans le cas de
Florent Ntsiba, que je ne suis pas inconséquent idéologiquement, c’est
faire déjà preuve d’inconséquence car c’est vouloir dire que c’est le chef
qui serait traître ou inconséquent. Dans un procès stalinien, la faute est
imaginaire puisqu’elle tient de la performation hystérique alors qu’au
tribunal étatico-lignager de la post-colonie elle est réelle puisqu’elle relève
de la matérialité imputative du sorcellaire.
Que le complot soit « extérieur » ou « intérieur », le père de la nation
est toujours en extériorité par rapport aux démêlés politiques de ses adver-
saires et aux différends qui les opposent à lui. Cette position, il la tient de
ce qu’il est le/au centre de gravité qui se situe à l’intérieur du pays, dans le
cœur de son peuple. Il est le ventricule qui bat pour son peuple et donc
bien au-delà des jugements qui agitent les comploteurs. Autrement dit,
cette centralité – entre ces deux lignes de séparation – n’est signifiante
que comme effet de dissimulation car, tour à tour allié d’un camp contre
un autre, le chef a appartenu, à un moment ou à un autre, à la ligne que
désormais il condamne. Ce qui fait croire d’ailleurs à ces alliés de circons-
tance que leur tour est arrivé.
Cette opération de centralité est démontrée de façon exemplaire à pro
pos de la « démocratie ». Les gouvernements postcoloniaux ne sont pas
des régimes autocratiques comme les autres. Comparés aux régimes auto-
ritaires qui, de par le monde, ont toujours empêché la liberté de création
artistique ou d’écriture, ils s’avèrent beaucoup plus subtils ; ce qui ne
manque jamais d’étonner les observateurs politiques des sociétés afri-
caines. Comment penser en effet que les artistes, les journaux, soient libres,
que les élections organisées devant des observateurs étrangers soient libres
ou que le parlement fonctionne avec des débats sinon libres du moins
houleux mais que la « démocratie » n’y soit qu’un pur leurre. C’est que le
père de la nation y est pour quelque chose, il est le symbole de « la démo-
cratie véritable », celle qui, au-delà du formel, privilégie la stabilité52.
Face à cette attitude « réfléchie », l’attitude de l’opposition est consi-
dérée comme un excès contre lequel le père de la nation est en droit de
s’insurger mais qu’il présente comme preuve de sa mansuétude : « Voyez
52. Yengo P., « La fraude électorale démocratique : les associations congolaises des
Droits de l’homme dénoncent », Politique africaine, n° 85, 2002, p. 108-109.
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53. « Il est clair que c’est l’État de droit qu’il faut soutenir, et non plus la démo-
cratie », Michel Roussin, Le Monde, 28 juin 1997.
54. « État théologien » ou l’État comme monopole de la vérité, l’expression est
d’Achille Mbembe in Afriques indociles, Paris, Kartala, 1988, p. 127-177.
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La social-famille et le père de la nation 259
Reste que ce triptyque n’est opérant que par la force d’un récit qui
s’élabore sur la toute-puissance politique, indispensable pour s’exercer
comme absolu dans le registre fictionnel de la nation. Toute l’histoire des
États postcoloniaux est celle de l’écriture de cette fiction dont la représen-
tation n’est vraiment définie que sous les traits du chef. D’où peut-être
cette obsession de réécriture permanente d’une histoire qui, s’achevant
avec la démission, la mort ou la destitution du chef précédent, ne continue
pas moins de se transcrire autour de la figure du nouveau venu dans la
sublimation de la nation : le chef est mort, vive la nation. Dans ce récit, le
chef n’est jamais décrit comme simple incarnation de la nation mais
comme la condition nécessaire de son advenue. Pour les premiers « pères
de la nation », cette énonciation s’appuie sur une relation complexe tissée
à partir du passé de résistant du chef contre l’ordre colonial, du présent de
ses compromissions avec le colonisateur qui finit par en faire son meilleur
représentant et du futur glorieux qu’il ouvre sur le retour aux « valeurs
ancestrales africaines ». Relation traduite aussi en injonction universelle
qui absorbe les autres sujets de l’Histoire dans l’horizon de la figure histo-
rique du chef.
Le père de la nation est donc un signifiant théologique sans alternative,
à l’horizon national duquel se tient la vérité des réalités africaines dont il
est l’incarnation. Ce positionnement forclôt toute différence : d’un côté, il
y a l’univers fermé de la social-famille, famille nationale (ré)unie autour
de lui, de l’autre le vide menaçant et insupportable pour ceui qui est exté-
rieur à l’homogénéité du groupe, mis au ban de cette famille comme on
faisait dans le temps du ndoki.
L’idéologie de la vérité du pouvoir, peu importe qu’elle s’institutionna-
lise sur le développement, le socialisme, la démocratie ou l’authenticité,
n’est du point de vue de ces référents que pure fiction. Cependant cette
fiction s’inscrit, du point de vue performatif, dans un champ discursif d’in-
tersubjectivité qui permet de mieux circonscrire l’espace de contrainte pour
tous ceux qui, adversaires ou séditieux, s’opposeraient au père de la nation,
c’est-à-dire à l’unité nationale. La perversité du discours postcolonial
consiste à mettre toute critique en situation hystérique de devoir dénier la
réalité au nom de l’unité nationale ou au contraire de devoir justifier la
vérité sans paradoxes de la parole du chef. Ce déni de la réalité au cœur
même de la vérité énoncée par le discours du chef marque le point de bascu-
lement psychotique de l’institution postcoloniale dans lequel tout le monde
se trouve entraîné. C’est de ce basculement que l’institution postcoloniale
tire sa force. En traçant une ligne de tension entre l’objectivité du constat et
sa performation elle permet de diviser tous ceux qu’elle domine en fanati-
ques et désabusés. Les premiers s’attachent à suivre coûte que coûte le
pouvoir dans les méandres de ses délires, les seconds se refusent à prêter
attention au discours dominant. Ne prêter aucune écoute au discours
ambiant évite certes de tomber dans l’hystérie dans laquelle se complaisent
les couches privilégiées de l’oligarchie ou les intellectuels cooptés pour
encenser les bienfaits du pouvoir mais n’en perpétue pas moins le système.
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