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LITTÉRATURES AFRICAINES

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autorisés à reproduire les textes ou fragments de texte dont
ils conservent l'entier copyright, soit pour le texte intégral,
soit pour la traduction.

© Editions Silex, 1984


Pius iNGANDU Nkashama

L I T T É R A T U R E S

A F R I C A I N E S

DE 1930 A NOS JOURS

56 bis, rue du Louvre 75002 Paris


à mon ami, mon frère et mon père
Gervais CH AL W 1 RW A N kunzimwami
en témoignage de la fidélité et de la totalité
pour la poésie éternelle

à NGANDU-LUABANTU Kamanda Kabeela ka bitupa


wa Ntumba ne Mbikayi Kabanga
Mwinyika meena mukola wa bina Meeta
wa mu Cilengi Cyaabudiki misangi
m o n grand-père éternel
PRELIMINAIRES

Le fait d'une littérature africaine en 1982, déborde assu-


rément les limites que lui prescrivaient les premières
anthologies : celle de Léon-Gontran Damas en 1945, celle
de Léopold Sédar Senghor en 1948 (précédée de la préface
de Sartre, Orphée noir), celle de Léonard de Sainville en
1963. Par sa quantité et surtout par sa qualité, cette litté-
rature impose désormais des modes de lecture et de « ré-
écriture » tout aussi différents de. ceux qui avaient cours à
cette époque. Ces lectures permettraient ainsi de bien recons-
tituer les contextes réels de sa circulation et de son
fonctionnement.
La question principale, celle de l'exigence d'une véritable
théorie de la littérature africaine, peut maintenant se formu-
ler en des termes moins déprédateurs et moins intuitifs que
dans les premiers commentaires. C'est que, à partir de ces
récits multiples et toujours multipliés, il n'est plus possible
de prétendre faire le tour et les détours de « tous les textes
publiés par les Noirs et les Négro-africains », ainsi que cela
apparaît dans les objectifs de Janheinz Jahn par exemple,
ou dans les études attentives des faiseurs de thèses. Le seul
discours qui soit acceptable consiste à déterminer les cri-
tères -de sélectivité et de périodicité, dans le choix des théma-
tiques, des styles et des aires géographiques. Autant que
dans d'autres littératures universelles.

Une telle interrogation faite sur les textes des auteurs


africains revêt un triple caractère déterminatif :

1° il n'est plus indispensable d'instituer des lois parti-


culières aux voies de la production littéraire, qui soient
propres aux seuls hommes des races noires (ou mélanoçler-
miques). Les contextes sociaux et culturels se sont tellement
diversifiés et différenciés, au point de rendre uniquement les
critères stylistiques opératoires dans les postulats, dans les
préliminaires méthodologiques de ces textes. Et ces critères
doivent pouvoir se référer à des modes théoriques et fonc-
tionnels précis.
2° au-delà du principe, il faut a d m e t t r e désormais, que la
littérature africaine n'est plus u n fait exclusif aux cercles
universitaires, à leurs discours tautologiques. Elle appar-
tient maintenant aux peuples d'Afrique. Ce sont ces peuples
qui lui accordent son statut de véracité, de validité et de
légitimité. Premiers destinataires des messages q u e ces
textes véhiculent, ils en constituent aussi le t h è m e fonda-
mental, et dans bien des cas, le p e r s o n n a g e central de la
narration. Il est heureux q u ' a u c u n e caste p a r t i c u l i è r e ne s'en
réclame des droits exclusifs, que les classes sociales ne
soient pas encore devenues des instances culturelles étanches,
comme dans le dix-neuvième siècle bourgeois en Occident. Il
ne s'agit donc plus de tel « vieux nègre et sa médaille » de tel
« bov du c o m m a n d a n t », de tel « fils des Diallobé » pris dans
un piège sans fin de sa p r o p r e « a v e n t u r e a m b i g u ë », mais
du cri unique et pluriel des peuples qui se r é c l a m e n t leur
part de l'histoire jcontemporaine.

3° ces faits peuvent expliquer que le Poète ne se pose plus


(et ne s'exhibe plus), ni en visionnaire, ni en p r o p h è t e .
Désormais il est un lieu de passage, u n point d ' a r t i c u l a t i o n
de toutes les clameurs et de toutes les lamentations. Ce qui
peut vouloir dire que la l i t t é r a t u r e africaine de 1982, t o u t
a u t a n t que la littérature r u s s e de telle période, ou la litté-
r a t u r e roumaine de telle époque r o m a n t i q u e , fonde elle-même
sa crédibilité dans les s t r u c t u r e s s é m a n t i q u e s qqi la portent.
A p a r t i r de ces considérations, il devient possible de pré-
senter cette anthologie des Poètes et R o m a n c i e r s africains,
c o m m e une étape vers la r e s t i t u t i o n des s t r u c t u r e s séman-
tiques à une littérature réellement fonctionnelle. C'est-à-dire,
celle que lisent des millions de j e u n e s écoliers d'Afrique,
celle qui circule d a n s les q u a r t i e r s insalubres et sordides
des bidonvilles périphériques, le long des a r t è r e s boueuses,
des cloaques ouvertes aux rats d'égouts, celle des villages
paupérisés. Celle s u r t o u t que c h a q u e certifié d'Afrique,
chaque écrivailleur des magazines et des revues locales rêvé
de produire, p o u r lui t o u t seul. Car l'Afrique a cet é n o r m e
avantage, qu'elle a donné la p a r o l e à tous, et p o u r tous. Si
ces critères sont pris e n compte, ils p e u v e n t p e r m e t t r e de
distinguer les manières de lectures opérées s u r les textes
des Africains, ainsi que les systèmes culturels a u travers
desquels ils circulent et se diffusent.
DUhlîpe,ffnet'HéPOqUe,n'eS^ plus où, lorsque un Africain avait
publié une dizaine de poèmes, il n'avait de cesse q u e de se
faire p r e n d r e à b r a s le corps, s u r les fonds baptismaux- des
feI™tqUeser-f ! l U é l T e S occidentaux. E n ces temps-là, il
ait « s e faire a d o p t e r » p a r une certaine «critique»,
qui se devait de « saluer l ' œ u v r e » , d'en désigner les
points d originalité et de spécificité. Ce qui voulait dire,
ans le cas de la l i t t é r a t u r e en langue française, que l'écrivain
africain ne pouvait a c q u é r i r sa crédibilité, que p o u r a u t a n t
qu'il fonctionnait à l'intérieur d'une société culturelle fran-
çaise, a u t a n t que tout a u t r e écrivain français, mais au troi-
sième ordre, sinon à la dernière zone.
Or, il s'est avéré que les littératures africaines, qu'elles
soient de langue française ou de langue anglaise, ne se sont
pas intégrées aux traditions littéraires occidentales, excepté
j u s t e m e n t , c o m m e p o u r la littérature noire américaine p a r
exemple, celle des Noirs Français ou des Noirs Anglais, que
les anthologies ne reconnaissent pas encore. La q u e s t i o n
posée à propos des écrivains juifs n o t a m m e n t , c o m m e
Kafka, Weil ou Proust, trouve sa réponse à propos de
certains écrivains Noirs Antillais en France ou en Angleterre,
Noirs américains aux Etats-Unis ou en Amérique latine. Du
reste, Pouchkine, Alexandre Dumas, ou m ê m e René Maran
y ont déjà a p p o r t é leur réponse. Césaire lui-même a tenu à
préciser dans l'ouvrage de L. Kesteloot et B. Kotchy ces
formes substratifiées des littératures antillaises. Depuis le
passage de Tierno M o n é n e m b o et Williams Sassine à l'émis-
sion « Apostrophes » de la télévision française, les points
de vue semblent converger vers ces perspectives. Senghor ne
figure-t-il pas déjà dans le Lagarde et Michard et dans le
Chassang ? Que dire alors de son entrée d a n s l' « Académie
française » ?
Il faut cependant distinguer entre ce qui relève des formes
littéraires propres à ces écritures, des t h é m a t i q u e s parti-
culières à l'Afrique et à son histoire. Il semble bien que ce
soit là le critère le mieux accepté, qui p e r m e t t e de m a r q u e r
les distances, de fonder les lois d ' u n e p r a t i q u e littéraire.
Ces mêmes lois sont susceptibles d'une application plus
stricte encore, dans la d é t e r m i n a t i o n des l i t t é r a t u r e s natio-
nales p a r exemple, telles qu'elles surgissent dans l'Afrique
t o u r m e n t é e et bousculée de la deuxième décennie des Indé-
pendances politiques.
Une chose est certaine : les critiques littéraires étrangers
ne peuvent f o r m u l e r que des discours destinés à leurs pro-
pres publics nationaux, et qui ne fonctionnent que selon les
lois des instances culturelles de leurs sociétés. Les Africains
ont bien t o r t de vouloir les en blâmer, au lieu d'en p r e n d r e
de la graine. Et s'il est admis que les pays occidentaux sont
développés, et les pays africains sous-développés, s'il est
s u r t o u t admis que les régimes politiques installés en Afrique,
avec leurs modes de répressions et de coercitions, relèvent
des formes particulières du pouvoir, il faut également
a d m e t t r e que ces distinctions rejaillissent s u r les symbo-
lismes et les mythes évoqués d a n s les littératures, s u r les
systèmes culturels qui les portent, n o t a m m e n t dans l'ensei-
gnement et l'instruction scolaire.
Un a u t r e p h é n o m è n e m é r i t e d'être signalé et c o m m e n t é :
les générations se bousculent et s'affrontent en Afrique, avec
une violence telle que des r u p t u r e s s'accomplissent, qui se
t r a n s p o s e n t également d a n s des langages littéraires. E n effet,
a u t a n t la colonisation s'était modelé des « c o l l a b o r a t e u r s »,
des « évolués et des assimilés » à son image ( f u t u r s Prési-
dents et ministres des républiques), a u t a n t les « e n f a n t s
des soleils des i n d é p e n d a n c e s » exigent un visage m a r q u é
p a r les guerres tribales et civiles, p a r les sécheresses meur-
trières d u Sahel, p a r les coups d ' E t a t qui se t r a n s f o r m e n t
en génocides, p a r les r é f o r m e s incohérentes et contradic-
toires des p r o g r a m m e s d'enseignement scolaire, p a r les
répressions b r u t a l e s des révoltes et des grèves des écoliers.
A ce visage, se s u p e r p o s e n t également les échos mal
a m o r t i s de t o u t un contexte i n t e r n a t i o n a l t o u t aussi bous-
culé : les révolutionnaires c o m m e Che Guevarà, Fidel Castro,
Mao ou F r a n t z Fanon, mais également les résistances a r m é e s
et épiques en A m é r i q u e latine, les Palestiniens de l'OLP. S u r
le continent-Afrique m ê m e , d ' a u t r e s m o u v e m e n t s de libé-
ration se sont c o n s t r u i t u n e histoire et d ' a u t r e s épopées :
a u Mozambique, e n Angola, en Namibie, a u Zimbabwe, en
Ethiopie, au Tchad, a u Congo-Zaïre de L u m u m b à . Il suffit
de r a r p e l e r les événements de Soweto, qui ont été identifiés
c h a q u e fois aux luttes des collégiens d'Afrique, affrontant
les milices du P a r t i unique, o u les mitraillettes des para-
c o m m a n d o s dans leurs p r o p r e s pays, au n o m d'une « stabi-
lité » à laquelle ils ne c o m p r e n n e n t rien : E n a t t e n d a n t la
liberté de Gnaoulé Oupoh, Sahel, sanglante sécheresse de
Mandé-Alpha Diarra, R e d i r e les m o t s anciens de Kadima-
Nzuji, ou Réveil d a n s u n nid de f l a m m e s de Matala Mukadi.
Car ils le savent, l'Afrique n'a plus besoin de personne, ni
p o u r se libérer, ni p o u r se développer. P e r s o n n e d'autre, q u e
ses mains nues.
T a n t q u e les « critiques » réussissaient à é n u m é r e r uni-
q u e m e n t u n e dizaine d'œuvres et d e textes « découverts
d a n s des tiroirs clandestins », il était facile d'en fixer les
lignes maîtresses, d'en d é c r é t e r les t h é m a t i q u e s et les ten-
dances. N'est-on p a s allé j u s q u ' à p e n s e r u n e anthologie
générale de t o u t e s les œ u v r e s culturelles de tous les Noirs
de tous les t e m p s : tous les a r t s plastiques et musicaux,
toutes les f o r m e s c h o r é g r a p h i q u e s et scéniques, toutes les
l i t t é r a t u r e s orales et écrites ? Un tel projet, « r e p e n s é »
actuellement, relèverait s i m p l e m e n t des réflexes p u r e m e n t
racistes. Les m u s i q u e s et les l i t t é r a t u r e s d e s Noirs amé-
ricains p a r exemple (ou ceux de la J a m a ï q u e c o m m e les
Boney M p a r exemple), f o n c t i o n n e n t d é s o r m a i s d a n s leurs
p r o p r e s contextes, t o u c h a n t aux c u l t u r e s h a m b u r g e r des
multinationales, m ê m e si des références aux origines afri-
caines p e u v e n t ê t r e évoquées ici ou là. Le reggae de Bob
Marley et ses Wailers p a r exemple, ainsi que la m y s t i q u e des
Rastafaris, s'applique à toute m u s i q u e revendicatrice des
ghettos, qu'ils soient ceux des Noirs ou ceux des jaunes,
comme au Kenya ou d a n s les bidonvilles de Lyon. Elle
s'adresse à tous les o p p r i m é s et à tous les « laissés p o u r
compte ».
L'Anthologie p r é s e n t é e ici n'a r e t e n u - q u e les œuvres poé-
tiques et les textes r o m a n e s q u e s ou narratifs. Elle a n n o n c e
d'ailleurs une a u t r e anthologie plus i m p o r t a n t e s u r la poésie
africaine, p r é p a r é e p a r Paul Dakeyo, qui recouvrirait des
aires géographiques et des étapes historiques plus vastes.
De même, en ce qui concerne le r o m a n africain, les pro-
ductions actuelles obligent à des travaux p l u s é t e n d u s et à
plus de circonspection. Ceux-ci d é m e n t e n t d é j à les principes
longtemps formulés dans des manuels, s u r le « Nègre-
poète », sur l'emprise de l' « é m o t i o n » d a n s la n a r r a t i o n , sur
les réticences à propos de l'écriture des Noirs dans les années
1965-1970.
La subdivision en trois étapes obéit plutôt à u n e chrono-
logie des événements politiques. Les i n d é p e n d a n c e s et leurs
illusions ont certes m a r q u é u n e r u p t u r e plus violente avec
les littératures de la période coloniale. Mais il f a u t o b s e r v e r
également que la décennie des années 1970-1980, c o n s t i t u e
elle aussi une a u t r e r u p t u r e , toute aussi i m p o r t a n t e , avec le
surgissement des régimes politiques anti-constitutionnels à
partis uniques ( « iniques »), ainsi q u e l'extension des sys-
tèmes d ' e n s e i g n e m e n t scolaire.
Tout a u t a n t d'ailleurs, que la p r o c h a i n e décennie 1980-
1990, achèvera la radicalisation de ces r u p t u r e s , avec les
luttes de libération, avec l'affirmation des nouveaux « intel-
lectuels » qui exigent la volonté de « p r e n d r e eux-mêmes
les choses en mains », de p r o c l a m e r l e u r p r o p r e Liberté.
E n effet, les développements technologiques, la p r o p a g a t i o n
des messages p a r les m e d i a s et l'audio-visuel, toute cette
technique qui fixe les nouvelles limites du t e m p s et de l'es-
pace, p e r m e t t e n t de dépasser les p r e m i è r e s questions des
« penseurs d'Afrique » s u r le choix des sociétés p a r exemple,
sur la résurgence des conflits anciens, s u r la fidélité aux cou-
tumes et aux traditions.
Le p h é n o m è n e des villes en Afrique suffit, à lui seul, p o u r
r e p r e n d r e tous ces p a r a m è t r e s a u t o u r d ' a u t r e s axes socio-
logiques : le chômage, la délinquance, la concussion, la
c o r r u p t i o n dans les rangs des milices politiques. Un a u t r e
p h é n o m è n e peut également être rappelé, celui de l'exil poli-
tique. Actuellement, les Africains dans les p a y s d ' E u r o p e ou
d'ailleurs, ne sont plus ces j e u n e s é t u d i a n t s venus a p p r e n d r e
à l'école m o d e r n e « l'art de convaincre sans avoir raison ».
Ils ont « fui » leurs terres. Certains a u péril de leurs vies,
dans des conditions insoutenables : dans les cales de ba-
teaux, dans le d é n u e m e n t , d a n s les caravanes des nouveaux
négriers, des Traites organisées et soutenues p a r les pou-
voirs actuels de l'Afrique. Ils ont tenté, p o u r u n g r a n d nom-
bre d'entre eux, d ' é c h a p p e r à la persécution, aux t o r t u r e s
des cachots s o m b r e s et des « services de sécurité », aux
férocités des régimes népotistes, aux dictatures atroces ac-
tuelles, qui bâillonnent t o u t e parole de la liberté s u r
l'homme.
Il est évident q u ' a u b o u t de la course, leurs conditions
d'existence se d é r o u l e n t d é s o r m a i s sur des registres diffé-
rents : solitude des travailleurs immigrés soumis à des
législations contraignantes, intellectuels c o n s t a m m e n t hu-
miliés p a r des c o m p o r t e m e n t s à la fois c o n d e s c e n d a n t s et
m é p r i s a n t s , m é t è q u e s sans droits sur des t e r r e s étrangères,
p a r q u é s dans des H.L.M. périphériques, à la limite des
ghettos de misères. Tous, ils e n d u r e n t leur exil, c o m m e u n
m a r t y r e , sinon c o m m e u n e épopée déchirante, qui contri-
b u e r a a s s u r é m e n t à sauver l'Afrique de sa longue souffrance.
La question, ici, n'est plus celle d'une race, mais uni-
q u e m e n t celle de tout u n groupe d'êtres h u m a i n s , rejetés
dans la solitude, niés p a r leurs semblables, d a n s ce qu'ils
ont de plus intime dans leur chair,, dans ce qu'ils ont de
plus profond, ce à quoi ils a t t a c h e n t le plus de prix : la
dignité, la liberté.
La l i t t é r a t u r e de ces dix dernières années (1970-1980)
dépasse les cris subversifs et les s a r c a s m e s des pamphlé-
taires, p o u r se c o n s t i t u e r en u n véritable langage significatif.
Au-delà des f a n t a s m e s et des b a r r i è r e s nationales, les Afri-
cains se r e c o n n a i s s e n t u n e seule parole. T a n t pis si cette
parole contient plus de fiel que de miel, si elle c o m p o r t e
plus d ' a m e r t u m e q u e d ' e n c h a n t e m e n t . Il faut plutôt lire,
à travers les m o q u e r i e s et les ironies, l'angoisse de t o u t e
une jeunesse, qui cherche à se c o n s t r u i r e son p r o p r e
univers. Nul ne p o u r r a d é s o r m a i s r e v e n d i q u e r ce droit. Il
a p p a r t i e n t à l'Afrique, et les écrivains de c e t t e Afrique-là,
l'ont compris, qui c h a n t e n t leurs rêves, qui c l a m e n t leur
innocence.

Je voudrais r e m e r c i e r de t o u t c œ u r ceux qui ont c o n t r i b u é


à l'élaboration de cette anthologie. Particulièrement, la
famille Dakeyo, p r o m o t e u r du p r o j e t : V.Y. Mudimbe, d o n t
l'amitié et la fidélité m ' o n t s o u t e n u l o n g t e m p s ; J.B. Tiéméle
et la famille Kadima-Nzuji qui m ' o n t aidé t o u t a u long de ce
travail ; Philippe Kabongo-Mibaya qui en a inspiré la théma-
tique et la force d u langage ; Sylvain Mbiya q u i m ' a t o u j o u r s
écouté ; Philippe Lutumba-Nkola, Mbuyi L u k a s u ; T s h i l u m b u
N s a k a w a Kalemba, d o n t le rêve a été un message infaillible ;
et Victor M u b u m b i l a Mfika, d o n t le verbe s'est voulu u n e
puissance totale.

Pius NGANDU N k a s h a m a
INTRODUCTION

PROBLEMATIQUE DE LA LITTERATURE AFRICAINE

1. Littérature orale et l i t t é r a t u r e écrite

Les études récentes sur les littératures africaines permet-


tent de faire une distinction plus nette entre la l i t t é r a t u r e
orale et la l i t t é r a t u r e écrite. Peu i m p o r t e n t les n o m b r e u x
débats soulevés p a r la dimension sociologique et culturelle
de telle ou telle littérature, s u r t o u t lorsque ces débats por-
tent sur les langues utilisées, sur le public a u q u e l telle
littérature est destinée, et ne concernent pas d i r e c t e m e n t le
fonctionnement m ê m e des « faits littéraires ». Cependant,
il est indispensable de m a r q u e r au d é p a r t ce clivage, en
insistant n o t a m m e n t s u r les faits suivants :
1° La l i t t é r a t u r e orale se réalise presqu'exclusivement dans
les langues africaines. E n effet, j u s q u ' à l'avènement de
la colonisation, très p e u de sociétés africaines avaient p u
élaborer u n système d'écriture. Et on n'a pas encore décou-
vert à ce j o u r une société en Afrique pré-coloniale, qui ait
instauré une l i t t é r a t u r e écrite à p a r t i r d'une écriture
p r o p r e m e n t africaine.
a) Il a existé dans certaines sociétés africaines de l'hinter-
land côtier occidental, touchées p a r l'Islam, u n e a b o n d a n t e
littérature inspirée du Coran et de la l i t t é r a t u r e arabe. Mais
l'influence de cette l i t t é r a t u r e est à inscrire dans un
contexte historique et m ê m e religieux bien d é t e r m i n é ; car
cette littérature ne s'est pas tellement dégagée dans ses
thèmes et dans sa formulation, de son modèle a r a b e ori-
ginel. La l i t t é r a t u r e a m h a r i q u e en Ethiopie l'exprime
encore mieux.

b) On p o u r r a relever également la l i t t é r a t u r e en langue


swahili, dans la région de la côte E s t de l'Afrique. Inspirée
elle aussi d e la l i t t é r a t u r e a r a b e et de l'Islam, sans doute a u
m ê m e degré que dans l'Afrique occidentale. Elle a réussi
c e p e n d a n t à p e r d u r e r , et elle se ressent encore d a n s les
créations les plus récentes. Toutefois, elle intéresse davan-
tage la l i t t é r a t u r e actuelle e n langue swahili (ou à la rigueur
celle en langue anglaise) qui se développe a u j o u r d ' h u i en
Afrique orientale : Kenya, Uganda, Tanzanie...
2° Les lois de l'oralité ne sont pas les m ê m e s que celles de
l'écriture. Il est évident que, du p o i n t de vue de la « litté-
r a r i t é » (Jakobson), il reste possible de d é t e r m i n e r la « fonc-
tion poétique », et d'affirmer q u e la poésie p a r exemple, ne
peut a p p a r a î t r e q u ' a u travers de certaines s t r u c t u r e s
« subliminales » du langage. Ainsi, les langues africaines
vont-elles privilégier des é l é m e n t s supra-segmentaux : tons,
q u a n t i t é vocalique, p o u r c r é e r une prosodie particulière.
Tandis que le « procès m é t a p h o r i q u e » c o r r e s p o n d r a à d'au-
tres exigences sémantiques.
3° Le fait de l'oralité s'accorde avec certains s u p p o r t s
institutionnels de la société et une certaine idée de la « cul-
t u r c ». Il est donc faux de p r é t e n d r e maintenir, d a n s u n e
société soumise aux codes écrits, s u r t o u t à u n e législation
contenue d a n s des textes rédigés et préservés dans l'écri-
ture, les institutions et les idéologies des sociétés sans
écriture. Nous ne pensons pas qu'il soit indispensable
d ' é m e t t r e ici u n j u g e m e n t de valeur quelconque. E t d'ailleurs,
il a p p a r a î t que les sociétés sans écriture, d u fait de l'assou-
plissement institutionnel, de la g r a n d e disponibilité et
docilité imposée p a r le libre c o n s e n t e m e n t total de c h a q u e
individu, qui acquièsce a u système de la f o r m a t i o n social et
au code traditionnel, avaient réussi, mieux que les sociétés
m o d e r n e s (avec leurs asiles, leurs cliniques psychiatriques
ou m ê m e psychanalytiques et leurs perversions) à i n s t a u r e r
u n véritable équilibre psychologique et sociologique. Il faut
s e u l e m e n t dire q u ' à u n e société orale, c o r r e s p o n d u n e idéo-
logie et une culture, qui deviennent i n o p é r a n t e s avec les
limitations et la c l ô t u r e introduites p a r l' « é c r i t u r e ».
4° Ceci devient plus concret encore, u n e fois appliqué à la
littérature. E n effet, la l i t t é r a t u r e orale possède u n e fonction
particulière d a n s la société traditionnelle. Non s e u l e m e n t
p a r c e qu'elle est une création collective, qu'elle r e n f e r m e les
m y t h e s et les désirs, les rêves et les passions d e t o u t e la
c o m m u n a u t é , mais aussi d u fait que le « poète » ou le c o n t e u r
traditionnel occupe u n e place spécifique désignée rituelle-
m e n t a u sein du hiératique, du religieux et d u mythologique.
E t s u r t o u t , p a r c e q u e le c a r a c t è r e m n é m o n i q u e supplée aux
valeurs culturelles q u e le savoir, d a n s l'écriture, t r a n s m e t
d'une a u t r e manière. La l i t t é r a t u r e orale est, à la limite,
l'espace mythologique p a r excellence, c a r elle constitue l'as-
pect le plus « d é m o n s t r a t i f » d e la conscience p r o p é d e u t i q u e :
mythes, p a r a d i g m e s culturels, histoire ( s t r u c t u r e et genèse
du sens historique), anthropologie, canons didactiques,
éthique. Dans ce sens, il a été loisible à tous ceux qui se sont
a t t a c h é s à cette l i t t é r a t u r e orale, d ' i n t r o d u i r e des éléments
idéologiques à l'intérieur d ' u n espace littéraire exigé p a r
une a u t r e manière de connaissances.
5° Enfin, le processus culturel lui-même se déroule
différemment, selon que l'on se situe dans u n e société à
tradition orale ou dans celle à tradition écrite. Il ne s'agira
pas d'une altération, mais d'une dissociation, qui e n t r a î n e
la modification des paradigmes. E n o b s e r v a n t le c a r a c t è r e
initiatique des « écoles africaines » (au sens de modèles
devenus « classiques » dans la pédagogie), on constate que
la transmission d u savoir est liée, irréversiblement, à u n e
exigence de l'ésotérique, inséparable du rituel et du sacré.
Les techniques les plus élémentaires et les a r t s les mieux
s t r u c t u r é s ( m ê m e l'enseignement de la parole p o u r les
« diseurs traditionnels ») se relient à des liturgies parti-
culières. Au niveau de la simple récitation, l'apprentissage
s'articule a u t o u r d'un discours rituel qui « sacralise » la
lignée (la famille, le clan), l'institution sociale, le pouvoir
chcffal, la généalogie politique qui n'est pas qu'exaltée. E t
donc la descendance p a r la lignée patrilinéaire ou matri-
linéaire, la différenciation clanique et la filiation. Ce qui
aboutit à l'événement des « actes historiques » ou mythiques,
à la maîtrise des techniques, à la conquête territoriale ou
« scientifique » au sens large, au culturel et à l'idéologique.
Dans la m e s u r e où le culturel r e n d avec plus de résonance
la clôture textuelle à t r a v e r s toutes les efficiences idéolo-
giques, il ne p e u t que s'accorder, dans la m ê m e différen-
ciation m é t a p h o r i q u e , au « m o u v e m e n t d u savoir ». Cette
clôture p a r l'écriture j u s t e m e n t (dans la discontinuité et
la délimitation contextuelle) m a r q u e la grande différence
avec l'ouverture q u e p e r m e t t a i t l'oralité.
A p a r t i r de ces préalables, la signification de l'écriture doit
être prise dans u n e « histoire », et doit être s o u t e n u e p a r u n e
culture. Il ne s'agit pas s i m p l e m e n t d ' u n e dichotomie,
dans la m e s u r e où le sens m ê m e de l'institutionnel est
p o r t é p a r l'écrit, les codes, les traités, mais aussi le savoir
en général : les m a t h é m a t i q u e s et leurs symboles, les
sciences — exactes ou h u m a i n e s — avec leurs théorèmes,
le discours philosophique. Ce sont donc deux pôles, parfois
antinomiques, parfois antithétiques, qui se p e n s e n t dans la
littérature orale, p a r opposition à la l i t t é r a t u r e écrite.
Sous toutes ses formes, p a r son savoir, sa t e c h n i q u e et ses
arts, p a r sa philosophie et s u r t o u t p a r sa littérature, l'aven-
t u r e et l'expérience africaine m o d e r n e doit être engagée d a n s
un système d ' i n t e r p r é t a t i o n qui la r a p p o r t e i r r é m é d i a b l e m e n t
à l'écriture. P a r conséquent, qui la relie à l' « aventure
occidentale » qui a imposé c e t t e écriture, p a r l'intermédiaire
des conceptions et des r e p r é s e n t a t i o n s idéologiques qui
étaient p r o p r e s à l'histoire occidentale. Ici aussi, ce sont
d ' a u t r e s limites et d ' a u t r e s fonctions qui seront assignées
à l'écriture et a u processus des connaissances qu'elle
informe d a n s l'Afrique m o d e r n e . Tous les concepts, en
particulier ceux d' « histoire » et de « c u l t u r e », sont à intro-
duire d a n s la clôture de l'écriture et dans sa disciplination
méthodologique.
Le clivage e n t r e l'Afrique traditionnelle et l'Afrique
m o d e r n e ne p o r t e pas s e u l e m e n t sur une transgression
de la p a r o l e : il est inscrit d a n s cette différence fondamentale,
d a n s la clôture m ê m e du discours, dans l'avantage
d ' u n certain f o n c t i o n n e m e n t idéologique. Il est utile peut-
être de s c h é m a t i s e r ainsi les conclusions à tirer de cette
bipôlarité :
1° une é t u d e s u r la l i t t é r a t u r e africaine m o d e r n e doit
tenir c o m p t e de cette « r u p t u r e épistémologique » ( p o u r
utiliser u n t e r m e de B a c h e l a r d ) réalisée p a r l'introduction,
violente et v i o l e m m e n t signifiante, de l'écriture, de la disjonc-
tion observée e n t r e oralité-ouverture et écriture-clôture ;
2° m ê m e si la l i t t é r a t u r e actuelle s'inspire de la l i t t é r a t u r e
orale, elle doit avoir cessé de c o r r e s p o n d r e , analogiquement,
aux mythologies anciennes. Car il n'y a pas, d'une
part, les mythologies, et d ' a u t r e part, la l i t t é r a t u r e mytho-
logique. Mais il y a conjonction et inséparabilité e n t r e la
l i t t é r a t u r e et la mythologie qu'elle sous-tend ou qu'elle
signifie. C'est pourquoi, cette l i t t é r a t u r e actuelle doit éla-
b o r e r ses p r o p r e s mythes, et p r o d u i r e ses p r o p r e s rites —
cosmiques, historiques, idéologiques —, s u r t o u t dans la
manière d ' i n f o r m e r l'espace littéraire ;
3° le rôle de l'élite intellectuelle est très i m p o r t a n t dans
cette prise de conscience. Pour a u t a n t que ce sont ces
intellectuels qui f o r m e n t la « classe dirigeante », et qu'ils
perçoivent la dimension mythologique, en l'insérant d a n s
des discours limitatifs. C'est elle aussi qui d é t e r m i n e jus-
t e m e n t ces mythes, p a r c e qu'elle a p p r é h e n d e mieux le
m o u v e m e n t général d u savoir et le processus culturel désigné
ici, et qu'elle détient les leviers de leur t r a n s m i s s i o n : l'ensei-
g n e m e n t officiel, le pouvoir politique, les circuits économi-
ques (du moins ceux qui d é t e r m i n e n t le f o n c t i o n n e m e n t
é c o n o m i q u e de la société), les pactes avec les n a t i o n s
étrangères ;
4° toutefois, cette élite ne doit pas se réfugier dans une
théorie d'auto-jouissance et de coupable naïveté. Les thèses
de la « n é g r i t u d e » c o m m e les principes directeurs de ce que
l'on a appelé les « idéologies de la différence », ont accusé
toutes ces mystifications qui ont aliéné la « liberté » fonda-
mentale de l ' h o m m e africain, c'est-à-dire, la « liberté d u
savoir » ;
5° la l i t t é r a t u r e joue ici un rôle de p r e m i è r e i m p o r t a n c e ,
car elle seule peut réaliser ce discours idéologique, en recon-
naissant les r e p r é s e n t a t i o n s psychologiques et mythologiques
de nos sociétés modernes. De telle sorte que tout n'est pas à
p r e n d r e dans les textes écrits p a r les Africains. Ce qui était
l'objectif de l'entreprise de Janheinz J a h n p a r exemple, mal-
gré ses n o m b r e u x mérites. La théorie littéraire actuelle
p e r m e t de d é t e r m i n e r ainsi la signification de n o t r e cul-
ture et le sens de notre histoire.
La jeunesse africaine, on l'a dit et répété, est u n e jeunesse
désemparée. Mais cette observation elle-même t r a h i t les
prétextes faciles, invoqués p o u r occulter les angoisses de nos
consciences mal articulées à nos passions et à nos rêves
de vanité ou de puissance.
L'expérience t r a d u i t e dans n o t r e l i t t é r a t u r e actuelle ne
doit p a s se lire unilatéralement, à l'intérieur d ' u n contexte
racial, tel qu'il avait été longtemps revendiqué p a r la « négri-
tude », et tel qu'il avait été exalté depuis la lointaine « Negro
Renaissance » et les premières luttes des poètes Noirs amé-
ricains. Insérés dans u n milieu historique, à la fois équivoque
et ambigu — l' « aventure ambiguë » de Cheikh H a m i d o u
Kane a t o u r n é à l' « ambiguïté de n o t r e aventure » —, nous
s o m m e s désignés désormais, dans l'univers social et culturel
qui est le nôtre, p a r une terminologie économique qui, e n
même temps, définit les contours de notre o n i r i s m e et mar-
que les limites de nos désespoirs. « Pays sous-développés »,
ou plus c o n d e s c e n d a n t encore, « pays en voie de développe-
m e n t », « tiers-monde », « pays pauvres », p a r opposition aux
« pays nantis » ou « pays riches » c o m m e dans l'actuel
« dialogue nord-sud », la m ê m e passion demeure.
L'Ecole — j u s q u ' à l'Université ambiguë — dans laquelle
des millions d'enfants africains vont puiser leur savoir
(ici, d é c i d é m m e n t un savoir e m p r u n t é ) est, elle-même, u n
milieu équivoque. Les s t r u c t u r e s restent celles héritées des
objectifs coloniaux : cadres administratifs, missionnaires de
l' ,< évangile » et de la civilisation, intermédiaires commer-
ciaux entre les colons et les paysans africains. L'école n'a
jamais su s ' a d a p t e r aux besoins les plus élémentaires de
notre m o n d e soumis à la pauvreté et à la misère p e r m a n e n t e .
Et dans un tel univers, où l'angoisse dépasse les désirs de
l'homme, se développe et se réalise la nouvelle l i t t é r a t u r e
africaine. C'est également dans ce m ê m e univers équivoque,
que d e v r o n t se lire toutes les a u t r e s œuvres a n t é r i e u r e s à
cette littérature, les textes m a j e u r s , c o m m e les plus classi-
ques : L'enfant noir de C a m a r a Laye, L'aventure a m b i g u ë
de Cheikh H a m i d o u Kane, 0 pays m o n beau peuple d e
Sembene Ousmane, et t a n t d'autres...
Toutefois, avant de s o u m e t t r e au lecteur ces textes de la
l i t t é r a t u r e africaine écrite en langue française, il est utile de
reposer quelques p r o b l è m e s théoriques, p a r m i les princi-
paux, ceux en tout cas qui surgissent dans t o u t d é b a t a u t o u r
de cette littérature.
2. L i t t é r a t u r e africaine ?

Les m a n u e l s et les anthologies nous o n t déjà habitués à


cette m a n i è r e cavalière de c o n s i d é r e r les manifestations
culturelles de tous les peuples d'Afrique, c o m m e relevant
d ' u n e seule et u n i q u e source de création littéraire, d ' u n e
m ê m e civilisation, homogène et univoque, u n i q u e et singu-
lière. Nous ne revenons s u r le d é b a t que p o u r préciser que,
les expériences des h o m m e s qui peuvent être assimilés à la
« race n o i r e », si elles ont pu revêtir la m ê m e expression
d a n s les p r e m i e r s m o m e n t s de l'histoire d e s pays habités
p a r les Noirs (Amériques — n o r d et sud —, Antilles et
Afrique), elles se sont c e p e n d a n t diversifiées et différenciées.
Au p o i n t qu'il est p a r f a i t e m e n t injustifié d ' i n v o q u e r encore
le « complexe racial », sans e n c o u r i r le r i s q u e d'une grossière
schématisation, sinon d ' u n racisme à rebours.
E n effet, il était indispensable, p o u r les p r e m i e r s cher-
cheurs qui se sont penchés sur la l i t t é r a t u r e africaine, de
r e t r a c e r la longue histoire « d o u l o u r e u s e » des peuples
noirs. Et n o n plus s e u l e m e n t « du peuple noir », à la
m a n i è r e de t o u t a u t r e « peuple élu ». Cela, afin de leur
faire p r e n d r e conscience de la grande injustice historique
qui les m e u r t r i s s a i t , et qui s e m b l a i t les m a r q u e r c o m m e des
stigmates de malédiction, c o m m e u n e tare. La dénonciation
que c o m p o r t e le texte de Jean-Paul Sartre, Orphée noir
( i n t r o d u c t i o n à la g r a n d e anthologie de L.S. S e n g h o r : Antho-
logie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue
française, Seuil, 1948) et les cris de violence (« le cri qui
devait é b r a n l e r les assises du m o n d e », c o m m e dit Césaire
dans Les a r m e s miraculeuses) qu'elle a suscités chez les Noirs
d'Afrique — s u r t o u t a u t o u r de la définition de la « négri-
tude » c o m m e « m o m e n t de la négativité » — m é r i t e n t bien
la place é m i n e n t e qui leur a é t é accordée : t h é m a t i s a t i o n d ' u n
m o m e n t h i s t o r i q u e i m p o r t a n t qui a p e r m i s au « nègre » de
se dépasser, et d ' e n t r e v o i r la possibilité de sa « véritable
libération », c'est-à-dire, la libération de sa conscience.
Cependant, le texte de S a r t r e s'applique à • tous les
« Nègres » et fonde d'une m a n i è r e sournoise, u n e psycho-
logie noire a m b i g u ë : â m e noire, pouvoir dionysiaque,
l' « être-au-monde-du-nègre ». Ailleurs, il nous a été plus aisé
de d é m o n t r e r les limites de ce texte p o u r t a n t essentiel. E n
fait, il ne p o r t a i t sa théorie q u e s u r les poètes antillais
inventoriés d a n s l'anthologie de Senghor, laquelle ne c o m p t e
q u e trois poètes africains s u r les seize du recueil. L'expé-
rience antillaise et l'histoire de ces « nègres de la d i a s p o r a »
devenait alors, forcément, le p a r a d i g m e idéal — d'où
j u s t e m e n t l'idéalisme et l' « a v e n t u r e o r p h i q u e » du nègre
s a r t r i e n — de toute d o u l e u r et de t o u t e passion des Noirs,
Littérature négro-africaine (Kesteloot, Eliet), l i t t é r a t u r e
néo-africaine (Jahn), littérature nègre (Chevrier), tous ces
t e r m e s t r a d u i s e n t bien l ' e m b a r r a s éprouvé p a r leurs auteurs.
Ils p e r m e t t e n t p a r ailleurs de mieux c e r n e r les critères mé-
thodologiques et les f o n d e m e n t s théoriques de l' « africa-
nité » ou de la « négritude ». Il s'agissait, avant tout, d'une
littérature raciale que ne venait s u s t e n t e r a u c u n a u t r e élé-
ment, ni stylistique, ni m é t a p h o r i q u e . Les prétextes para-
littéraires souvent évoqués c o m m e le « n o m m o » de Jahn, la
« force » de Tempels, l' « é-motion » de Senghor, ou le r y t h m e
cosmique de Louis-Vincent Thomas, ne p e u v e n t plus signifier
dans la théorie littéraire. Ils ne peuvent m ê m e plus suffire
p o u r r e n d r e c o m p t e de toutes les créations littéraires. C'est
p o u r q u o i les « corpus » de leurs analyses s ' a r r ê t e n t curieu-
sement aux environs des années 1965. Ce qui fausse encore
davantage leur perspective, et qui limite leur i n t e r p r é t a t i o n
à quelques textes p r é a l a b l e m e n t sélectionnés et érigés en
« modèles classiques ».
Les Noirs d'Afrique ont peut-être développé, p e n d a n t des
siècles, u n e civilisation bien particulière que les p r e m i e r s
ethnologues ont réussi à r e c o n n a î t r e entre toutes. Il faut
m ê m e dire tout de suite, que ce m o u v e m e n t d e « recon-
naissance » (<< il n'y a p a s de p e u p l e sans c u l t u r e » ) ne se
c o m p r e n d qu'à l'intérieur d ' u n débat idéologique qui pré-
tendait r é p o n d r e à la théorie raciste d ' u n Gobineau ou d ' u n
Renan (ou aux c o m p o r t e m e n t s racistes de l'hitlérisme),
p o u r qui seul l'Occident avait pu développer u n e « civili-
sation », et que les a u t r e s peuples « p é r i p h é r i q u e s », soit
avaient périclité (l'Orient, les Indes), soit n'avaient j a m a i s pu
élaborer une civilisation digne de ce nom. D'autre part, cette
ré-affirmation de la « civilisation africaine », en p a r t i c u l i e r
en ce qui concerne l'Afrique, ne se c o m p r e n d q u ' i n s é r é e
dans le processus de l'aventure coloniale t o u t a u long de la
p r e m i è r e moitié du 20e siècle, et dans la p a n i q u e que connaît
une civilisation mori,7 onde à c e t t e époque : « Nous a u t r e s
civilisations, nous savons d é s o r m a i s que nous s o m m e s
mortelles », dira V :léry.
Il s'agit donc avant tout, d'une crise de la civilisation
occidentale p a r exemple, telle qu'elle se décrit à travers la
« shrobéniusologie » de Y a m b o Ouologuem dans Le devoir de
violence. Afin de d o n n e r plus de cohérence à tous ces
thèmes ethnologiques, il fallait p o s e r l'homogénéité de la
« civilisation noire », a f f i r m e r la « p e r m a n e n c e d u style »
de la négritude. Que Léopold Sédar Senghor ait réussi à
d o n n e r à tous ces principes u n s o u b a s s e m e n t t h é o r i q u e
i m p o r t a n t , dans sa stylistique de la « négritude » (politique,
éthique, poétique), ne fait que confirmer l'ambiguïté sour-
noise qui les caractérise.
Ainsi donc, depuis les œuvres m a j e u r e s des r o m a n c i e r s
Noirs américains actuels (Chester Himes, J a m e s Baldwin,
Sterling Brown, R i c h a r d Wright), on ne peut plus soutenir
valablement la thèse de l' « homogénéité culturelle » de la
race noire. Ce qui a p p a r a î t p a r exemple dans Héritage du
noir de M.J. Herskovits (Présence africaine, 1966). Les expé-
riences littéraires de Chester Himes (S'il braille, lâche-le,
La croisade de Lee Gordon, La fin d ' u n pritimif, La troisième
génération, et m ê m e d a n s ses « policiers » les plus t r u c u l e n t s
c o m m e La reine des pommes, I m b r o g l i o nègre o u Il pleut des
coups d u r s ) , les t r a u m a t i s m e s et les consciences tragique-
m e n t déchirées des héros de R i c h a r d Wright (Les enfants de
l'Oncle Tom, Native Son, Black Boy, Le transfuge, et t a n t
d'autres), nous i m p o s e n t u n e a u t r e lecture d e la réalité noire
américaine. Plier ces expériences aux exigences d'une
« civilisation noire » unique et t r a n s c e n d a n t a l e est u n e aber-
ration. Ni la psychologie, ni la phénoménologie ( S e n g h o r
dans son r a p p o r t au « Deuxième congrès des Ecrivains et
a r t i s t e s noirs », Rome, 1959 : « E l é m e n t s c o n s t r u c t i f s d'une
civilisation d'inspiration négro-africaine ») ne p e u v e n t suf-
fire : la conscience historique d u N o i r a m é r i c a i n s'est
t r a n s f o r m é e et s'est m o d u l é e au r y t h m e d ' a u t r e s luttes et
d ' a u t r e s désirs. On peut citer ici Magdeleine Paz, dans u n
article p a r u d a n s Présence africaine, « La caravane noire »
(n° 3, 1948):

Il faut bien s'en convaincre : il n'y a p a s de « l i t t é r a t u r e


nègre » p r o p r e m e n t dite. Que la l i t t é r a t u r e américaine et
la l i t t é r a t u r e en général se soient enrichies d ' u n t r é s o r de
chants, de poèmes, de r o m a n s , de d r a m e s , d'essais, de
nouvelles, écrits p a r des nègres, c'est u n fait. Mais c'est
e r r e r que d'y c h e r c h e r une m a r q u e spécifique, une essence
particulière. Sans doute, sous la pression d ' u n joug
c o m m u n , le besoin d'expression des écrivains s'est-il pola-
risé aux m ê m e s m o m e n t s vers les m ê m e s t h è m e s : révolte
c o n t r e l'esclavage, p e i n t u r e de la condition faite au groupe,
l u t t e p o u r l'affranchissement, obscure et lente prise de
conscience... Ce qui est vrai, ce qui est constant, c'est que
les écrits « noirs », t o u t c o m m e les écrits « blancs », sont
bel et bien le p r o d u i t d ' u n e époque, jaillis des m ê m e s
sources h u m a i n e s , n o u r r i s des m ê m e s traditions, soumis
aux m ê m e s influences (pp. 714-715).

On s'aperçoit m ê m e que les p r e m i e r s m o m e n t s de l'enthou-


siasme p r o v o q u é p a r le garveysme o u le « p a n a f r i c a n i s m e »
d ' u n P a d m o r e ou d ' u n Alan Locke, ne c o r r e s p o n d a i e n t q u ' à
u n e impossible q u ê t e spirituelle qui r e j e t a i t le Noir amé-
ricain vers ses origines, vers la recherche passionnée de
son identité et de ses rêves perdus. Il suffit de r e p r e n d r e
l'amère expérience et la m y s t i q u e qui en dérive, d a n s
Puissance noire de R i c h a r d Wright, où il r a p p o r t e son expé-
rience a u G h a n a de N k r u m a h . Le m o u v e m e n t actuel des
Rasta-Fari a u t o u r de Bob Marley et du reggae le signifie plus
violemment encore.
En ce qui concerne les Antilles, Aimé Césaire a, semble-t-il,
mis fin au d é b a t dans l'ouvrage d e L. Kesteloot et B.
Kotchy : Aimé Césaire, l ' h o m m e et l'œuvre (Présence afri-
caine). Il y avoue n o t a m m e n t , en p a r l a n t de la n é g r i t u d e :

Je crois que, d'abord, il faut r e s t i t u e r les choses dans


l'histoire. La négritude, ça p o r t e une date. Il suffit de se
r a p p e l e r p o u r voir combien ce m o u v e m e n t était justifié...
Seulement, il est u n fait évident : la Négritude a c o m p o r t é
des dangers, cela a tendu à devenir une théorie, u n e idéo-
logie.
Je suis p o u r la Négritude d u point de vue littéraire et
comme éthique personnelle ; mais je suis c o n t r e une
idéologie fondée sur la Négritude. Je ne crois pas d u t o u t
que la Négritude résolve tout, en p a r t i c u l i e r je suis
d'accord sur ce point de vue là avec ceux qui c r i t i q u e n t la
Négritude, sur certains usages qui ont p u ê t r e faits de la
Négritude : q u a n d une théorie, disons littéraire, se m e t
au service d'une politique, je crois qu'elle devient infi-
niment contestable...
Je crois que c'est mauvais de considérer le sang c o m m e
u n absolu et de considérer toute l'histoire c o m m e le
développement à travers le temps d'une substance noire
qui existerait préalablement à l'histoire. Parce que si on
fait ça, m ê m e p o u r les meilleures raisons d u monde, p o u r
des raisons que je c o m p r e n d s , si' on fait ça, ça m e p a r a î t
grave. Philosophiquement, ça me p a r a î t insoutenable...

Et plus loin, cette référence à l'Afrique, à propos j u s t e m e n t


d ' u n r e t o u r éventuel à l'Afrique « maternelle et originelle » :

Mais c'est tout le p r o b l è m e d ' u n r e t o u r à l'Afrique que


vous posez là. Non, le débat a été jugé une fois p o u r
toutes, c'est tout le problème du « go b a c k Africa »..., et
je crois que c'est c o m p l è t e m e n t dépassé. Parce que l'on ne
r e t o u r n e pas à -l'Afrique c o m m e ça. Parce que l'Afrique est
formée de nations. Non, l'histoire a passé p a r là, l'affaire
est réglée depuis que nos pères ont été t r a n s p o r t é s hors
d'Afrique, que nous avons chacun nos pays, et je suis
m a i n t e n a n t Antillais. P a r conséquent, ce serait u n e déro-
bade et une désertion que de q u i t t e r les Antilles, m ê m e si
le c œ u r m ' e n disait, p o u r aller en Afrique ; ce serait u n e
solution de facilité (p. 232).

C'est u n a u t r e « a p ô t r e » de la « n é g r i t u d e », u n Guyanais
m o r t en 1978, Léon-G. Damas, qui avoue dans Carnets
d'Amérique :
Les p r o b l è m e s qui se posent, a u j o u r d ' h u i , sont dans la
suite logique d ' a u t r e s problèmes. Il faut u n engagement
personnel. L'enjeu de n o t r e c o m b a t dans les années 30
a été gagné. E n ce sens, je c o m p r e n d s que l'on dise q u e
la « n é g r i t u d e est dépassée ». Mais quel engagement nous
aurait-il fallu ? (p. 46)

H o m m a g e aux héros donc et aux m a r t y r s . Mais la lutte


actuelle contre la misère, la duplicité néo-coloniale et les
iniquités des « nouveaux régimes » d e m a n d e u n e a u t r e
générosité et un a u t r e engagement.
De t o u t ce qui précède, on peut dégager les conclusions
suivantes :

1° la référence raciale ne peut p l u s c o n s t i t u e r u n critère,


ni stylistique, ni interprétatif, d a n s la lecture des textes
« p r o d u i t s » p a r les « Noirs », du fait que cette référence
raciale r e c o u r t à des a r g u m e n t s p a r a l i t t é r a i r e s et m ê m e
extra-littéraires, mal définis et i n s u f f i s a m m e n t démontrés.
Parce que hors contexte et hors histoire.
2° il serait m ê m e plus logique de distinguer la l i t t é r a t u r e
noire américaine e n t i è r e m e n t inspirée p a r d ' a u t r e s t r a u m a -
tismes et d ' a u t r e s f r u s t r a t i o n s ( n o t a m m e n t chez R i c h a r d
Wright et chez Chester Himes), engagée d a n s u n e a u t r e vio-
lence (Black P a n t h e r s , Malcolm X, Carmichael, M. L u t h e r
King, Angela Davis) et s u r t o u t , m a r q u é e p a r le désir t r a g i q u e
d'une insertion d a n s une société américaine « parallèle m a i s
inaccessible » (Ch. Himes), d a n s u n e société elle-même
p s y c h o l o g i q u e m e n t d é s t r u c t u r é e , p a r la puissance de l'ar-
gent, la négation de la valeur de l'homme, la d o m i n a t i o n
idéologique. Car c o m m e dit C h e s t e r H i m e s d a n s La fin d ' u n
primitif, la f e m m e a m é r i c a i n e et le nègre américain sont les
p r o d u i t s les plus p u r s de l ' a m é r i c a n i s m e et du capitalisme ;
3° de m ê m e la l i t t é r a t u r e antillaise, c o m m e la définissait
Césaire, se trace d é s o r m a i s d a n s u n contexte h i s t o r i q u e et
social différent : les Antilles constituent, politiquement, des
d é p a r t e m e n t s français ( « d é p a r t e m e n t s d'outre-mer » : la
Martinique, la Guadeloupe, La Réunion...), et donc des e n t i t é s
sociologiques et é c o n o m i q u e s c u l t u r e l l e m e n t d é m a r q u é e s
p a r r a p p o r t a u « m o n d e n o i r » de Jahn. L'angoisse de
M. Condé s'inscrit d a n s cette équivoque ;
4° il ne reste donc plus que l'Afrique, elle-même diffé-
renciée en « Afrique du N o r d », où p r é d o m i n e la c u l t u r e
arabe, et l' « Afrique s u b s a h a r i e n n e », c o m m u n é m e n t appelée
« Afrique noire », mais dans laquelle la c o n n o t a t i o n raciale
n'est plus q u ' u n c r i t è r e m i n e u r .
Ainsi donc, ni « négro-africaine », ni « néo-africaine » (le
t e r m e p r o p o s é p a r J a h n d'Agysimba d a n s son Manuel d e
l i t t é r a t u r e néo-africaine d u XVIe siècle à nos jours, de
l'Afrique à l'Amérique, Paris, Resma, 1969, n ' a j a m a i s été
adopté), la l i t t é r a t u r e africaine est moins inspirée p a r
l' « â m e noire » d o n t parlait Sartre, moins encore p a r u n
« racisme anti-raciste »,. que p a r les situations économiques.
Celles de la d é p e n d a n c e totale et de la mendicité perma-
nente vis-à-vis des métropoles européennes, t o u j o u r s exploi-
tatrices et t o u j o u r s arrogantes, c o m m e c'est le cas d a n s
les nouveaux E t a t s africains. Si le spectre de la colo-
nisation persiste, c'est u n i q u e m e n t parce que la situation
coloniale a constitué u n m o m e n t historique i m p o r t a n t , qui
a bouleversé les anciennes institutions et a m e n é u n nouvel
ordre, à la fois économique, politique, social et culturel.
Aussi parce qu'elle se relie d i r e c t e m e n t aux nouveaux impé-
rialismes qui c o n t i n u e n t à m e u r t r i r l'Afrique, c o m m e dans
Violent était le vent de Nokan, ou dans Les soleils des indé-
pendances de K o u r o u m a . E t cela, p a r le t r u c h e m e n t des
nouvelles bourgeoisies qui exploitent le peuple, p a r les
dictatures (militaires ou autres) des p a r t i s uniques, avec leur
cortège de coercitions, de b r i m a d e s , d'humiliations perma-
nentes, de m e u r t r e s déritualisés.
Et la référence culturelle ? Il est vrai que les études
anthropologiques menées dans les Universités africaines
découvrent de n o m b r e u s e s analogies importantes, e n t r e les
institutions et les symbolisations culturelles. Mais l'inter-
prétation de ces institutions et de ces symbolismes s'effectue
désormais sur u n mode différent, qui ne soit plus polarisé
p a r la seule « spécificité noire » (des « idéologies de la diffé-
rence » ou de celles des africanistes) et p a r u n souci m a l
justifié (parce que r o m a n t i q u e et narcissique) de revalo-
risation des cultures idéales noires « i n j u s t e m e n t niées »,
c o m m e disait Fanon dans Peau noire, m a s q u e s blancs. C'est
pourquoi l'angoisse d u poète africain actuel, le tragique des
consciences déchirées du r o m a n c i e r africain m o d e r n e , se
réalisent d a n g e r e u s e m e n t dans une f o r m e d'écriture qui
refuse les extasiements faciles et les « b é a t i t u d e s » des mis-
sionnaires de la « n é g r i t u d e ». On p e u t m ê m e dire que c'est
dans la découverte de la « p a r o l e » (la « parole vive » de la
Bible) que la l i t t é r a t u r e africaine actuelle atteint sa dimen-
sion la plus existentielle. Dans ce sens, la « n é g r i t u d e » est
u n m o m e n t essentiel, parce qu'elle p e r m e t de f o r m u l e r nos
refus actuels et les négations de nos consciences.
Il n'existe pas une civilisation africaine, et les n o m b r e u x
festivals l'ont suffisamment d é m o n t r é , n o t a m m e n t celui de
Lagos, en janvier 1977. Il n'y a pas une civilisation qui serait
sommée de se p e r p é t u e r à travers les âges et au-delà des
mers, p o r t é e p a r les gènes de la race. Les illusions qui fai-
saient croire à u n e originalité t r a n s c e n d a n t a l e reliant des
cultures aussi éloignées q u e celles manifestées dans le milieu
anglo-saxon aux Etats-Unis, i b é r i q u e à Cuba et a u Brésil,
français aux Antilles, ne peuvent plus se r a t t a c h e r à l'Afri-
que, m ê m e si des ressemblances dans le langage (lexique,
phonologie), d a n s certains systèmes rituels et mythologiques,
dans les arts c o m m e la m u s i q u e (le jazz p a r exemple et les
r y t h m e s cubains), la s c u l p t u r e et les danses ont été observées.
Ces éléments p a r a i s s e n t tellement m a r q u é s s u r d ' a u t r e s
registres, qu'ils ne suffisent pas p o u r p e r m e t t r e u n e cohé-
rence culturelle — sinon idéologique ! — facilement défi-
nissable.
A p a r t i r de là, cet a r g u m e n t de Kesteloot en i n t r o d u c t i o n
à son Anthologie négro-africaine ne se justifie plus,
lorsqu'elle affirme :

L'aire de la l i t t é r a t u r e négro-africaine recouvre donc, non


s e u l e m e n t l'Afrique au Sud d u Sahara, mais tous les coins
du m o n d e où se sont établies des c o m m u n a u t é s de Nègres,
au gré d ' u n e histoire m o u v e m e n t é e 'qui a r r a c h a au conti-
nent plus de cent millions d ' h o m m e s et les t r a n s p o r t a
outre-océan, c o m m e esclaves dans les plantations de sucre
et de coton. Du S u d des Etats-Unis, des Antilles t a n t an-
glaises que françaises, de Cuba, de Haïti, des Guyanes, du
Brésil, rejaillit a u j o u r d ' h u i en gerbes, l'écho de ces voix
noires qui r e n d e n t à l'Afrique son t r i b u t de culture :
chants, danses, masques, proses, poèmes, pièces de théâ-
tre ; dans tous les m o d e s d'expression h u m a i n e s'épa-
nouissent des œuvres m a r q u é e s du génie de l'Afrique
traditionnelle, et qui témoignent de la p r o f o n d e u r de ces
racines a u t a n t que de la vigueur de ses greffes (pp. 5-6).

En p a r c o u r a n t des textes inspirés p a r cet « u n i t a r i s m e


culturel », on m e s u r e m a i n t e n a n t , à la lumière des nouvelles
p r o d u c t i o n s littéraires, la p a r t de simplification qui poussait
les p r e m i e r s critiques à relier toute « création et toute poésie
nègre » à une Afrique atemporelle et sans « histoire », et qui
faisait d é c r é t e r des principes stylistiques i m m u a b l e s p o u r
une « expression nègre » instinctive et fatale. Des écrivains
c o m m e Antonio Olinto d a n s La maison d'eau le m o n t r e n t
plus explicitement, à p r o p o s des Noirs du Brésil.

3. Les deux l i t t é r a t u r e s africaines

Nous e m p r u n t o n s cette expression, p o u r r e p o s e r encore


le p r o b l è m e m a j e u r d u clivage i n t r o d u i t e n t r e l i t t é r a t u r e
orale et l i t t é r a t u r e écrite, e n t r e l i t t é r a t u r e traditionnelle et
l i t t é r a t u r e moderne. E n o b s e r v a n t au d é p a r t q u ' u n p r é j u g é
infécond s'est installé en Afrique, qui consiste à désigner
le vécu de tous les paysans de nos villages, m ê m e ceux de
n o t r e génération et ceux, moins âgés que nous, p a r le t e r m e
très connoté de « traditionnel » et d' « ancestral ». A
considérer les h a b i t a n t s des villes et des bidonvilles
(le « lumpen-prolétariat » de Fanon) c o m m e des « mo-
dernes ». Ici, nous voulons insister sur ce fait de r e j e t e r la
m a j o r i t é des populations africaines à la périphérie des cul-
tures qui s'élaborent. E n ce qui concerne la « critique
littéraire », soulever le p r o b l è m e du public auquel ces litté-
r a t u r e s s'adressent, chacune dans sa dimension sociologique,
dans ses fondements et dans le f o n c t i o n n e m e n t qui lui est
propre, est un fait significatif.
Au départ, la l i t t é r a t u r e traditionnelle continue à exister,
elle est recueillie et c o m m e n t é e dans u n g r a n d n o m b r e de
travaux (souvent des recherches de type universitaire) à
caractère p u r e m e n t descriptif, et dans toutes les manifes-
tations publiques auxquelles sont associées les « masses
populaires ». Elle reste donc très vivante, et elle s'actualise
indéfiniment — c o n t r a i r e m e n t aux principes des p r e m i e r s
ethnologues qui la voulaient indéfinie —, en p u i s a n t ses
nouveaux thèmes et son expressivité la plus caractéristique
dans les contradictions et les c h e m i n e m e n t s t o r t u e u x des
nouvelles politiques africaines. De telle sorte que le soir, au
clair de la lune, des légendes et des m y t h e s se r a c o n t e n t
encore. Mais ce ne sont plus les m ê m e s récits, et ils ne sont
pas racontés seulement s u r u n mode nostalgique, qui les
r a t t a c h e r a i t aux t e m p s anciens, m ê m e si les formes restent
identiques. Les fusils ont remplacé les flèches. Parfois
même, la radio parle le langage des tam-tams. Les chefs
tiennent des meetings populaires, s'ils n'invitent p a s le
peuple à « les voter dans les u r n e s ». Il f a u t donc r e m a r q u e r
que :
1° la l i t t é r a t u r e ne s'est pas figée ; en s'actualisant, elle
s'est adaptée aux nouvelles s t r u c t u r e s culturelles. Mais p a r
elle, se préserve le p a t r i m o i n e ancestral et se m a i n t i e n n e n t
les valeurs sociales des c o m m u n a u t é s p a y s a n n e s ;
2° vivante, cette l i t t é r a t u r e fonctionne encore d a n s la
société africaine c o m m e u n e véritable d y n a m i q u e culturelle.
La collectivité paysanne et la « masse des villageois » re-
jetées à la périphérie (culturelle, économique, politique) de
la culture « bourgeoise » des unités urbaines, c o n t i n u e n t
cependant à y investir la grande p a r t de leur onirisme et de
leurs symbolismes (fantasmes, désirs, rêves, passions, repré-
sentations). Il faut alors d é n o n c e r l'entreprise équivoque de
collecte et d'analyse de type « universitaire », qui finit p a r
figer la créativité, et qui r e n d cette l i t t é r a t u r e statique,
algébrique, inactuelle, en la r é d u i s a n t à u n « objet de m u s é e »,
sinon à des hypostases ;
3° p o u r g a r d e r sa dynamique, il est nécessaire de la main-
tenir dans ses s t r u c t u r e s formelles et dans son véhicule
linguistique constitué p a r les langues africaines. E t a n t la
« seule l i t t é r a t u r e du peuple », c'est p a r elle que l'intellectuel
africain peut encore a p p r e n d r e quelque chose de ce qui le
relierait — p a r delà ses p r é t e n t i o n s et ses naïvetés encore
à ce m ê m e peuple. Les tentatives folkloriques qui consistent
à r a p p e l e r ces littératures, p o u r les a s s u j e t t i r aux aliénations
des nouvelles idéologies faussées sont d o n c injustifiées :
l'intellectuel doit é c o u t e r le peuple, et non s'ériger en jus-
ticier qui dirait à ce p e u p l e c o m m e n t celui-ci doit lui p a r l e r ;
4° o b j e t s des dissertations (philosophiques o u autres), ces
l i t t é r a t u r e s traditionnelles ( c h a q u e c o m m u n a u t é africaine
possède la sienne) cessent de « signifier », lorsqu'elles n e
sont pas c o m p r i s e s dans leur globalité. Une c u l t u r e n'est
pas une s o m m e m a t h é m a t i q u e d'éléments que l'on peut
isoler ( é l é m e n t s stylistiques, symboliques, anthropologiques
ou a u t r e s ) p o u r le g r a n d plaisir du d e s c r i p t e u r et de
l'analyste ; mais u n e c o m b i n a t o i r e qui tire sa d y n a m i q u e
et sa signification totale des relations q u e ces éléments
e n t r e t i e n n e n t e n t r e eux et de leur fonctionnement. Ainsi, ce
qu'il f a u t r e p r e n d r e à l'Afrique ancienne, ce n'est pas seu-
l e m e n t la littérature, mais sa méthodologie, son m o d e de
t r a n s m i s s i o n de la culture, ses p a r a d i g m e s mythologiques,
sa p r o p é d e u t i q u e . Ici, l ' i n t e r p r é t a t i o n , c o m m e m é t h o d e de
lecture des niveaux p a r a d i g m a t i q u e s et s y n t a g m a t i q u e s
devient très o p é r a n t e ;
5° l ' a p h o r i s m e du sage H a m p a t e B â p e u t être repris ici :
« en Afrique, c h a q u e vieillard qui m e u r t est u n e bibliothèque
qui b r û l e ». Seulement, il f a u t relire cet aphorisme, en en-
levant au m o t « bibliothèque » t o u t c a r a c t è r e h y p o s t a t i q u e
d'ouvrages superposés. Il ne faut pas r e t e n i r les m o r t s qui
ne veulent p a s m o u r i r . E t c o m m e il n'y avait p a s de biblio-
t h è q u e d a n s l'Afrique traditionnelle, le sens m ê m e d'un
savoir « a c c u m u l é » et capitalisé y est inconnu. Or la
« science » d a n s l'Afrique m o d e r n e (science occidentale
s'entend) se déroule s u r ce m o d e de capitalisation. P a r
conséquent, elle se situe aux antipodes d u savoir et de la
connaissance traditionnelle. L'aïeul connaissait toutes les
filiations d u clan d a n s le b u t d ' e m p ê c h e r celui-ci de se dislo-
quer ou se d é s t r u c t u r e r ; la m è r e rappelle à son enfant sa
lignée et sa généalogie afin de le r a t t a c h e r à la « force » de
l'ancêtre originel, f o n d a t e u r d u clan. Le père p l e u r e son en-
f a n t d é f u n t , en citant toute son ascendance, afin de p e r m e t t r e
a u m o r t de r e t r o u v e r sa place a u sein des ancêtres et des
m e m b r e s de la famille « p a r t i s d a n s l'autre m o n d e ». L'his-
torien universitaire, lui, r e c o n s t r u i t les généalogies p o u r se
c o n s t i t u e r u n savoir, sinon p o u r a c q u é r i r des titres et des
diplômes. Les deux visées sont donc t o t a l e m e n t différentes ;
6° « littérature, m a n i f e s t a t i o n d'une culture, expression
d ' u n peuple » ? Dans ce cas, deux cultures coexistent en
Afrique, et c'est u n t r u i s m e que de le répéter. Le devoir de
l'intellectuel est de r e c o n n a î t r e ce fait, et de faire en sorte
que l'une ne soit p a s d o m i n a t r i c e et l ' a u t r e dominée. Et
donc, de favoriser le développement h a r m o n i e u x des deux
littératures. P a r conséquent, p o u r q u o i pas, de t e n d r e à
réaliser une véritable c u l t u r e p o p u l a i r e : ni élitiste, ni
folklorique ;
7° les langues africaines restent aussi u n i m p é r a t i f u r g e n t :
mais celles-ci ont subi des t r a n s m u t a t i o n s et des m é t a m o r -
phoses. Il faut une l i t t é r a t u r e en langues africaines. Celle-ci
ne doit c e p e n d a n t pas ê t r e u n e simple t r a d u c t i o n de celle en
langues étrangères, qui, elles, obéissent à d ' a u t r e s principes
structurels. Elle devra, au contraire, s'élaborer de la m a n i è r e
la plus fonctionnelle possible, en s'inspirant des m y t h e s les
plus actuels de l'Afrique moderne.
Nous ne d o n n e r o n s donc pas des textes de la l i t t é r a t u r e
orale traditionnelle. Ces préalables nous p e r m e t t e n t cepen-
dant de p o s e r plus clairement la p r o b l é m a t i q u e de la
l i t t é r a t u r e écrite, p a r t i c u l i è r e m e n t celle en langues é t r a n g è r e s
(ici, en français). Un ouvrage c o m m e F o u r c e n t u r i e s of
Swahili verse de J a n K n a p p e r t l'explicite mieux encore.
La l i t t é r a t u r e africaine est bien reconnue. Il suffit de
recenser le g r a n d n o m b r e d e textes édités, les ouvrages
publiés, les travaux les plus diversifiés qui lui sont consacrés
— thèses, volumes, revues, colloques, séminaires —, p o u r
affirmer son existence et sa présence. A m e s u r e que l'Afrique
se scolarise, que se confirme le nouveau p r o c e s s u s d'objec-
tivation et de socialisation du savoir, q u e se mul-
tiplient les maisons d'éditions et les librairies en Afrique
même, cette l i t t é r a t u r e intéresse, n o n plus la seule élite
« intellectuelle », mais tous les peuples d'Afrique.
Sans doute la l i t t é r a t u r e ne constitue pas encore le m o d e
de c o m m u n i c a t i o n idéal qui relierait l' « intellectuel » à
son peuple. Car il existe e n c o r e u n cinéma r u d i m e n t a i r e , u n e
presse bâillonnée sous la férule des « d i c t a t e u r s » — radio,
j o u r n a u x —, revues et magazines. Mais elle reste le lieu
privilégié d'une prise de conscience et d ' u n e tentative de
désaliénation — et donc de libération — de la parole et de
l ' h o m m e lui-même. La p r e m i è r e l i t t é r a t u r e écrite (chronolo-
giquement), celle de la négritude, ne pouvait se réaliser q u e
dans u n e prise d e conscience douloureuse et t r a g i q u e d e la
situation socio-politique d u Noir colonisé. Ce qui pouvait
expliquer sa violence, son agressivité, sa hargne, sa révolte
mal tue, sa souffrance mal subie.
Ce rôle « catalyseur », la l i t t é r a t u r e d e s Noirs l'a joué
depuis la Negro Renaissance et les d é c h i r e m e n t s des poètes
Noirs des Etats-Unis : W.E. Du Bois, Langston Hughes,
Claude MacKay. Il est revenu avec l' « Indigénisme » à
Haïti (Jacques Roumain, Carl B r o u a r d , J.F. Brierre), avec
le violent manifeste Légitime défense (1932) des j e u n e s
Antillais Etienne Léro, René Ménil, Jules M o n n e r o t ; et
m ê m e avec L ' E t u d i a n t noir (1934) et la « n é g r i t u d e origi-
naire ».
Toutefois, l'obstacle m a j e u r dans cet « historicisme » a u r a
été le « génétisme » précisément, le fait de p r é t e n d r e que
t o u t e nouvelle création africaine devait se r a c c r o c h e r à cette
« négritude matricielle ». Cela ne se justifie nullement.
C'ert p o u r q u o i il faut renouveler c o n s t a m m e n t les m é t h o d e s
de lecture des textes africains, et s o u m e t t r e à l'analyse
critique toute stylistique, t o u t e méthodologie susceptible
d ' i n s t a u r e r u n nouveau code de lecture et une nouvelle
i n t e r p r é t a t i o n de la réalité littéraire.

4. Les niveaux de signification

La nouvelle littérature africaine ne naît pas du néant ;


elle jaillit d'une source lumineuse : la société africaine ac-
tuelle. Il suffit de citer à ce propos la confession d'un ro-
mancier africain, l'auteur de Les soleils des indépendances :

Certains critiques ont parlé d'innovation dans l'écriture


et de mise en scène originale. Moi je n'ai fait qu'écrire
pour exprimer une situation autant sociale que politique
propre au pays où je suis né sans me préoccuper de
recherches formelles. Il faut en finir avec ceux qui veulent
bien nous accorder la grâce de l'innocence et de la virgi-
nité culturelle. On avance souvent le fait que nous sommes
issus de la tradition orale. En quoi, je vous le demande,
cet état de fait nous empêcherait-il de prendre la plume
et de créer ? En ce qui me concerne, je n'écris pas en
malinké, mais en français.

Littérature engagée ? Littérature militante ? Le texte de


Kourouma, comme les nombreux aveux que l'on peut lire
dans les revues africaines, à propos de cette littérature,
indiquent clairement les intentions mal cachées des auteurs.
Contrairement à la littérature antillaise des années 30, on
ne peut pas dire ,que la littérature africaine, celle en tout
cas inspirée de la « négritude », ait été franchement mili-
tante, au sens de la littérature surréaliste ou de la littérature
sartrienne (dans Qu'est-ce que la littérature ?, et même dans
Orphée noir dans Situations III). Sans doute, on trouve dans
un grand nombre de ces textes, des références à la situation
coloniale (au sens que donne Balandier à cette expression),
comme la définit Fanon dans Les damnés de la terre. La
dénonciation virulente d'un monde corrosif et négateur de
l'homme : Lomami Tchibamba dans Ngando, Mongo Beti,
Ferdinand Oyono, Abdoulaye Sadji, Nyunai, Tchicaya. Mais
il ne s'agit pas, à proprement parler, d'un « appel » à la
révolte, ni à la révolution. C'est pourquoi on a souvent parlé
d'exutoire et de catharsis pour cette littérature, sinon d'une.
« littérature rose » comme dans le cas de L'enfant noir de
Camara Laye. Les débats soulevés dans Présence africaine
comme les prises de position dans les rencontres africaines
lors du « Deuxième congrès des Ecrivains et artistes
noirs » (à Rome, 1959, par exemple), avec leurs déclarations
percutantes, réunissaient plus d'Antillais et de Malgaches
que d'Africains (de l'Afrique noire en tout cas). Par ailleurs,
cette première littérature s'adressait davantage aux Occi-
dentaux et aux premiers étudiants Noirs occidentalisés,
plutôt qu'aux masses africaines, souvent analphabètes. On
peut reprendre ici le mot violent de David Diop, rap-
pelant vertement à Mongo Beti qu'il avait bien « d'autres
missions à terminer, avant de pouvoir se permettre d'écrire
de jolis romans qui ignorent le sens de l'histoire ».
Littérature engagée ? Sans doute la poésie de la négri-
tude sera, elle, « engagée » jusqu'à l'usure : Bambote,
Ibrahima Sourang, Cheik Ndao, Lamine Diakhate, Saidou
Conte... Sans doute le roman camerounais des années 55
accuse-t-il une sorte de militantisme. Cependant, la-véritable
action politique, la véritable « praxis révolutionnaire »
de Fanon n'est pas à chercher dans ces « jolis romans ».
Elle n'apparaîtra que plus tard, avec les écrivains péri-
phériques à la négritude, que Kesteloot appelle « épi-
gones » : Sembene Ousmane, Nyunaï pour cette période.
Et beaucoup plus tard encore, avec ces noms fulgurants qui
vont strier le ciel embrasé de l'Afrique révoltée : Charles
Nokan, Alioum Fantouré, Ahmadou Kourouma, pour le
roman. Pour la poésie : Matala Mukadi, Tidjani Serpos,
Paul Dakeyo et tant d'autres. Leurs hymnes à la gloire de
l'homme — l'homme libre, l'homme délivré de ses angoisses
et de ses peurs, des dictatures et de l'exploitation perma-
nente, de la misère et de l'humiliation — se taisent dans
l'ombre des consciences meurtries. C'est dire que la réhabi-
litation du Noir (ou en tout cas du « Nègre » diminué
par la misère) et la reconnaissance culturelle doivent se
moduler désormais sur d'autres accents et d'autres tons.
Si cette révolte s'inscrit dans une action politique et cultu-
relle particulière, la situation actuelle de l'Afrique, pour
autant qu'elle diffère de celle qui prévalait dans les années
1935, s'exprimera désormais dans une démarche poétique
d'une autre fascination et d'une autre puissance évocatoire.
Ni négritude, ni servitude, pour reprendre les mots méchants
de Marcien Towa.
Ces démarches nouvelles ont suscité d'autres voix, qui
résonnent dans la poétique africaine, et qui tentent de
« signifier » notre univers. Dans la médiation qui s'opère
entre le langage, l'écriture et les réalités politiques, sociales
et culturelles de l'Afrique moderne, se produit une nouvelle
littérature qui parle à l'homme le langage de la « vérité
historique », qui permet la « libération de la parole » :

L'immense cri de souffrance et de révolte nègre de ce


début du sièole, qui a notamment donné naissance à l'un
des plus h a u t s m o m e n t s littéraires de n o t r e époque, s'il
se r é p e r c u t e encore à t r a v e r s des écrits divers, ce cri
nègre, a u j o u r d ' h u i , doit r e t r o u v e r u n souffle neuf, r e c r é e r
ou faire r e n a î t r e les mythes et les passions qui t r a n s p o s e n t
les rêves et les réalités nouvelles, t r a d u i s e n t les r a p p o r t s
nouveaux d e s h o m m e s e n t r e eux et e x p r i m e n t l e u r vision
d u monde.
Quelques voix se font entendre. On distingue d é j à des
c o u r a n t s nouveaux. Des n o m s dont l'écho se répercute,
t r a v e r s e n t la t e r r e africaine... Tous, à t r a v e r s des dé-
m a r c h e s fort diverses, contradictoires parfois, essaient
d ' a p p r o c h e r , d ' a p p r é h e n d e r la réalité d a n s laquelle ils
vivent et t e n t e n t selon leur voix et leur intuition person-
nelle de saisir et de t r a d u i r e leurs rêves, leurs espoirs,
leurs visions du monde. Cette saisie du réel peut s'ex-
p r i m e r d ' u n e m a n i è r e radicale, elle peut s ' e x p r i m e r aussi
d a n s u n e f o r m e et u n e vision toute e m p r e i n t e de mysti-
cité...
Le texte q u e n o u s avons cité est tiré du fascicule de Marc
R o m b a u t , intitulé La nouvelle poésie négro-africaine d'ex-
pression française (Cahiers du CEDAF, n° 5, 1972, p. 5).
Et la conclusion de R o m b a u t nous semble i m p o r t a n t e ,
p a r c e qu'elle précise :

Les d é m a r c h e s diffèrent, divergent parfois. Recherche de


l'authenticité, c'est-à-dire de l'identité p a r le biais d ' u n
r é e n r a c i n e m e n t vécu au sein d u peuple, r e c h e r c h e aussi
au niveau de l ' i n s t r u m e n t d u langage q u ' e s t l'écriture
r e p r é s e n t a n t les deux axes a u t o u r desquels s ' o r d o n n e la
tentative de conciliation (tradition-modernité) exprimée
p a r n o m b r e de j e u n e s poètes. Les p r o b l è m e s d u langage
se posent ici c o m m e ailleurs avec acuité.
Si la poésie orale traditionnelle est fonctionnelle, sociale,
engagée dans lIa vie d u g r o u p e et animée p a r lui, la poésie
c o n t e m p o r a i n e s'en sépare p o u r o p é r e r u n a u t r e réenra-
c i n e m e n t t r a d u i s a n t des réalités locales nouveHes. E t si
les mythes, ou du moins certains d ' e n t r e eux s u b s i s t e n t
ou resurgissent, 'le destin, lui, n'est plus ressenti c o m m e
u n e fatalité. Dans sa tentative d ' o p é r e r u n e symbiose, u n e
« conciliation e n t r e la t r a d i t i o n et l'expérimentation », le
poète négro-africain affirme a u j o u r d ' h u i , à la face d u
monde, sa liberté reconquise, sa liberté d ' h o m m e « sous
la neige c o m m e sous le soleil », p o u r r e p r e n d r e u n e image
du poète Matala Mukadi (p. 7).

Au-delà donc de l' « e n g a g e m e n t » politique et littéraire,


il faut poser le p r o b l è m e de l'écriture poétique, et de la
« tentative de r é p o n s e » que l'écrivain africain réserve aux
questions des réalités locales nouvelles. C'est d a n s le déchif-
f r e m e n t des textes eux-mêmes, q u e le lecteur p o u r r a t r o u v e r
ces éléments de réponses, lesquelles vont varier « selon les
opinions et les t e m p é r a m e n t s de leurs a u t e u r s , p a s s a n t de
l'engagement révolutionnaire, à la mysticité éclatée », p o u r
citer u n m o t de R o m b a u t .
L'engagement, d'ailleurs, ne sera pas à p r e n d r e u n i q u e m e n t
au sens d'une prise de position de l'écrivain c o n c e r n a n t les
problèmes sociaux ou politiques qui déchirent l'Afrique.
La contrainte de l'inspiration d a n s l'art et d a n s la poésie
peut s'exercer a u t o u r de la « vérité de la poésie ». Dans la
manière dont l'écrivain vit p a r son imaginaire, les évé-
nements quotidiens, et d o n t il s t r u c t u r e ses m é t a p h o r e s . C'est
aussi dans ce contexte que s'élabore u n e é c r i t u r e nouvelle,
dont les t h è m e s les plus f o n d a m e n t a u x a p p a r a i s s e n t progres-
sivement dans un dévoilement tragique des consciences en
crise, des valeurs mutilées.
Ainsi en va-t-il des n o m b r e u x « fous » (schizophrénie et
psychoses) qui h a n t e n t le r o m a n africain m o d e r n e , et la
pluralité des m e u r t r e s déritualisés qui s'y effectuent. Cette
inadéquation avec les n o r m e s et les valeurs superficielles
ou artificielles de la société africaine soumise à u n e violence
bestiale aveugle, ne peut aboutir, ni à l'évasion qui impli-
querait u n a b a n d o n et des valeurs et des n o r m e s , ni à la
« rébellion » qui c o r r e s p o n d r a i t à un effort p o u r r e m p l a c e r
les valeurs et les n o r m e s rejetées p a r un système culturel et
normatif approprié. C'est p o u r q u o i elle a m è n e la folie et
la néantisation des consciences. Ainsi d a n s Nègre de paille de
Yodi Karone.
L'écriture r o m a n e s q u e va donc d é n o n c e r les nouvelles
mythologies des régimes néo-coloniaux, installés depuis les
indépendances, et qui se sont engagés d a n s des processus
d'aliénation spirituelle très évidente. Il f a u t lire les r o m a n s
actuels à ce niveau, et r e m a r q u e r leur grande violence dans
l'écriture: Le cercle des Tropiques de Alioum F a n t o u r é (et
même son texte Le récit d u cirque...), La vie "et demie et
L'Etat honteux de Sony Labou Tansi, Saint M o n s i e u r Baly
de Williams Sassine, Un fusil dans la main, u n p o è m e dans
la poche de Dongala. Au travers de leurs luttes et de leurs
rêves, c'est la conscience de tous les peuples africains qui
crie son désespoir, qui réclame sa p a r t de liberté. Ce qui
exprime, mieux q u e toute propagande, le rôle é m i n e m m e n t
social que tient à a s s u m e r l'écrivain africain des t e m p s
nouveaux, t r a n c h a n t ainsi avec les extases et les « b é a t i t u d e s
de la négritude t r i o m p h a n t e ».
Il ne s'agit donc plus de sauver une « civilisation », ou
d'exprimer l'originalité d ' u n e « â m e » ; mais de p a r l e r le
langage de l'homme. Et à travers celui-ci, de faire éclater les
supports institutionnels des mythologies africaines actuelles.
Tout q u e s t i o n n e m e n t s u r la l i t t é r a t u r e et sur les « faits litté-
raires » doit se situer dans ce contexte d'une r e c h e r c h e du
savoir, d ' u n savoir qui ne soit p a s u n e simple q u ê t e mys-
tique, ou plus b é a t e m e n t encore, une connaissance qui
s'abolirait dans la c o n t e m p l a t i o n et l'extase. Il faut dire tout
s i m p l e m e n t que les m u t a t i o n s subies en Afrique nous intro-
duisent, irréversiblement, au c œ u r des symbolisations
singulières, dont les rèves et l'onirisme d e n o t r e l i t t é r a t u r e
— ce1fle de l'oralité en langues africaines, c o m m e celle de
l'écriture en langues é t r a n g è r e s —, c o n s t i t u e n t des m o m e n t s
privilégiés des p r a t i q u e s particulières, dans lesquelles
nous les investissons. A ce niveau, se pose la problé-
m a t i q u e plus générale d'une théorie littéraire effective
et opératoire. I-1 ne s'agit pas d'étiqueter, de classer taxino-
m i q u e m e n t des mythes, des d r a m e s , imaginaires ou vécus.
Le p r o b l è m e de l'africanisation de n o t r e l i t t é r a t u r e c o m m e
de n o t r e pensée est, m e semble-t-il, secondaire. Si nous ne
voulons pas verser dans cette d o g m a t i q u e — m ê m e ana-
lytique — t a n t décriée, nous devons p a r t i r d u « c o r p u s »
q u e c o n s t i t u e n t les œuvres africaines (celles de l'oralité
c o m m e celles de l'écriture) qui existent et qui fonctionnent
actuellement, effectivement, d a n s n o t r e univers culturel.
E t dans celles-là, essayons de décrypter, de déchiffrer le
message de l'homme.
Dans l'immédiat, ce q u e s t i o n n e m e n t devrait c o m m u n i q u e r
avec les mythologies et les idéologies qui définissent les
c o n t o u r s de n o t r e imaginaire. E n effet, le p r o b l è m e essentiel
p o u r nous, n'est pas de r e c o m m e n c e r la métaphysique. Cer-
tes, on a affirme qu'en philosophie, le c o m m e n c e m e n t est tou-
j o u r s à r e c o m m e n c e r . E n revanche, il faut a d m e t t r e q u ' u n e
critique littéraire, u n e théorie littéraire qui tenteraient de
se situer d é l i b é r é m e n t aux d é b u t s de la « question de l'être »,
ou m ê m e de suivre « l ' o r d r e de la n a t u r e en c o m m e n ç a n t
p a r les p r e m i e r s principes », p o u r r e p r e n d r e la déclaration
liminaire de ,la Poétique et les préalables d'une « philosophie
du faire » chez Aristote ( « u n h a b i t u s qui nous p e r m e t de
faire une œ u v r e à l'aide d ' u n e certaine idée — m e t a logou —,
qui affecte l'intellect p r a t i q u e et p e r m e t donc une p r o d u c t i o n
de l'intelligence »), t o u t en a d m e t t a n t c e p e n d a n t les
préalables méthodologiques qui d é t e r m i n e n t nos a u t r e s
p r a t i q u e s idéologiques ( m ê m e en lisant l' « intuition » nègre
sur u n m o d e bergsonien), sont des fâcheux anachronismes,
si elles ne sont pas s i m p l e m e n t des perversions du discours
scientifique.
« Les peuples vont de leur pas, Majesté ; leur pas secret »,
dit Hugonin d a n s La tragédie d u Roi Christophe de Césaire
(p. 139). Ils vont vers leur libération, et rien ne p e u t les
d é t o u r n e r de cette marche. L'écrivain africain, lui aussi, a
d é j à c o m m e n c é à libérer la parole, p a r l'écriture, p a r les
nouveaux mythes. H reste m a i n t e n a n t a u critique littéraire,
a u lecteur africain, de réaliser pleinement la libération de
son discours scientifique, et d ' i n s t a u r e r u n e méthodologie
adéquate.
P R E M I E R E PARTIE :

LES DEBUTS DE LA LITTERATURE (1930-1960)

A. La Poésie

L'Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de


langue française de L.S. Senghor, publiée en 1948 (Seuil),
n'avait r e t e n u que trois poètes africains, d a n s la foulée
d'Antillais, Guyanais et Malgaches. Un an plus tôt, soit en
1947, Léon-G. Damas avait publié une a u t r e anthologie :
Poètes d'expression française 1900-1945 (Seuil) ; de l'Afrique,
il ne cite que B. Diop et L. Senghor.
Si on excepte les poèmes d'une inspiration faible de
Bolamba dans son recueil P r e m i e r s essais (E'iisabethville),
publié en 1947, et en dehors des œuvres poétiiques de L.S.
Senghor (Chants d ' o m b r e de 1945, Hosties noires de 1948,
Chants p o u r N a ë t t de 1949 ; E t h i o p i q u e s ne vient q u ' e n 1956,
et Nocturnes en 1961), ce n'est qu'en 1950 q u ' u n poète afri-
cain publie u n véritable recueil de poésie c o n n u : il s'agit
du petit recueil de B. Dadie, Afrique d e b o u t ! (Seghers).
En rédigeant son ouvrage essentiel, Les écrivains noirs
de langue française, naissance d'une littérature, L. Kesteloot
a réservé une grande p a r t aux textes des poètes antillais :
le groupe de Légitime défense, Césaire et Damas a u t o u r de
la « négritude », les poètes antillais a u t o u r de Césaire et de
Tropiques, etc. Dans son tableau général sur les genres litté-
raires pratiqués (p. 308), on relève, en ce qui concerne la
poésie africaine : H a m p a t e Ba, Dadié, David Diop, L.S. Sen-
ghor et Tchicaya (cinq noms) sur un total de vingt-deux
écrivains. On peut lui r e p r o c h e r peut-être de ne p a s avoir
connu, q u a n d elle présente sa thèse à l'Université Libre de
Bruxelles en 1961, les recueills de Bolamba, de Nyunai, de
Lamine Diakhate, de Nene Khaly, de Martial Sinda, de Wil-
liam Syad, de Bognini, de B a m b o t e , de Yondo Epanya, qui
étaient déjà publiés à cette époque. Sans doute la diffusion
de ces recueils était encore très limitée (d'ailleurs nous ne
i
p r é t e n d o n s pas les c o n n a î t r e tous). Mais nous pensons que
s'ils avaient été consultés, ils a u r a i e n t modifié bien des prin-
cipes dans ce travail p o u r t a n t essentiel dans la connaissance
de la l i t t é r a t u r e africaine. D'autres n o m s v i e n d r o n t d'ailleurs
changer c o m p l è t e m e n t le cadre général de ces thèses sur la
l i t t é r a t u r e (spécificité, engagement, n é g r i t u d e ) dégagées p a r
Kesteloot. Déjà dans son Anthologie négro-africaine (Mara-
b o u t Université) qui date de 1967 (rééditée en 1981 avec
quelques ajoutes), on p e r ç o i t u n e g r a n d e évolution, m ê m e si
la p a r t de la poésie africaine reste encore très limitée :
Senghor, B. Diop, D. Diop, Yondo, Keita Fodeba, Tchicaya,
Ngandé, Philombe, Dongmo, Nyunai, Anoma Kanie, Dervain,
Malick Fall, Diouara, M u t a b a r u k a , p o u r le d o m a i n e de la
poésie en langue française.
Une a u t r e référence à p r o p o s du travail de Kesteloot est
à rappeler, q u a n d on lit p a r exemple :

Une q u a r a n t a i n e d'écrivains noirs d'expression française


s ' i m p o s e n t a u j o u r d ' h u i à n o t r e attention. Il serait évi-
d e m m e n t p r é m a t u r é de les inscrire tous dès à p r é s e n t d a n s
l'histoire littéraire de n o t r e époque : plusieurs n'en sont
q u ' à leurs p r e m i è r e s œuvres, dont il faut e s p é r e r beau-
coup ; d ' a u t r e s a u contraire, malgré u n e p r o d u c t i o n abon-
dante, r e s t e n t des écrivains m i n e u r s . Si l'on considère
l'ensemble, cependant, la qualité des styles, la diversité
des genres, et s u r t o u t la s u r p r e n a n t e p a r e n t é des thèmes,
nous forcent à r e c o n n a î t r e là un m o u v e m e n t littéraire
a u t h e n t i q u e (p. 275).

Et la justification de ce principe a p p a r a î t dans la


conclusion à ses q u e s t i o n n a i r e s adressés à ces « écrivains
africains » :

Ancienne et j e u n e générations d'écrivains se rejoignent


s u r de n o m b r e u x t h è m e s et revendications : responsabilité,
désir de revaloriser les cultures nègres, indépendance poli-
tique... Dans les b u t s visés, sinon t o u j o u r s dans les moyens,
les deux groupes ne se différencient pas. Les t h è m e s lancés
p a r Senghor, Césaire, Damas, sont devenus des « classi-
ques » de la n é g r i t u d e actuelle, p a r c e qu'ils touchaient
p r é c i s é m e n t les fibres de l'âme noire. Leurs échos n'ont
cessé de se m u l t i p l i e r et le trio inaugural s'est t r a n s f o r m é
en c h œ u r à multiples voix (315).

Déjà elle distinguait deux « générations » (l'ancienne et


la jeune) en 1961 ; et combien p o u r r a i t - o n en distinguer
m a i n t e n a n t ? L ' e r r e u r principale de cette « r é d u c t i o n à
l'âme africaine » sera de croire que, p a r c e que la j e u n e
génération s'inspire (exclusivement ?) de Senghor, de Cé-
saire ou de Damas, il suffirait d ' é t u d i e r u n i q u e m e n t ces trois
poètes, p o u r p r é t e n d r e c o m p r e n d r e toute la poésie africaine.
Ce qui ne lui p e r m e t pas, six ans après, d ' a p p r é c i e r vala-
blement les nouvelles créations poétiques, q u a n d elle écrit
dans son Anthologie négro-africaine :

Dans le sillon creusé p a r cette Anthologie (de Senghor)


qui joua u n rôle capital dans le m o u v e m e n t d e la Négri-
tude, s'engagèrent des jeunes poètes qui savaient d é s o r m a i s
où soufflait le vent. Ils n'avaient qu'à p r e n d r e des thèmes,
et u n ton désormais à la mode, et « t r e m p e r leur p l u m e
dans l'encre de la négritude », Francesco N d i t s o u n a d a n s
Fleurs de latérite, Paulin Joachim, Elolongue Epanya,
Lamine Diakhate, agitèrent c o m m e des d r a p e a u x la souf-
france nègre : l'esclavage, la colonisation, la révolte, etc...
Beaucoup de bonnes intentions d a n s t o u t cela, mais peu
de bonne poésie car ces sujets deviennent stéréotypés dans
la m e s u r e où les écrivains ne se d o n n e n t plus la peine de
les approfondir, de les r e f o n d r e d a n s u n style personnel.
Poètes de circonstances sans doute, qu'exaltaient les années
p r é c é d a n t l'indépendance et qui bien souvent n ' o n t pas
été plus loin q u ' u n seul recueil de poèmes (pp. 163-164).

Nous pensons qu'il est difficile de r e j e t e r tous les p o è t e s


de cette période dans le c a r c a n de la « n é g r i t u d e ». Certes,
des thèmes c o m m u n s peuvent être relevés, et la m ê m e
révolte perce dans u n g r a n d n o m b r e de poèmes. On p e u t
cependant affirmer ceci :
1° D u r a n t toute cette période, la f o r m e poétique est encore
fortement inspirée de la prosodie classique française : B.
Dadié, Bolamba, Bognini (dans certains de ses poèmes),
Pouka. La m é t r i q u e ne s'est pas é m a n c i p é e t o t a l e m e n t du
syllabisme et des rimes. Toutefois, ces règles d e versification
ne sont pas appliquées dans leur r i g u e u r ; mais p l u t ô t d a n s
leurs principes généraux. Ces p r e m i e r s poètes africains ne
cherchent pas à se c o n f o r m e r aux « Traités » et a u x « Arts
poétiques » (Malherbe, Boileau), mais à e m p r u n t e r l e u r voix
à la grande poésie française. La poésie, p o u r eux, c'est encore
une manière d u langage o r d o n n é selon certaines règles.
Quelques-uns vont m ê m e r e c o u r i r à la m é t h o d e surréaliste
d'écriture poétique (Nyunai, Tchicaya, et d a n s u n e certaine
mesure Bolamba), non dans son principe « d ' a u t o m a t i s m e
psychique et d'exploration des rêves », mais u n i q u e m e n t
dans une sorte d' « écriture a u t o m a t i q u e », d a n s l'agence-
ment d'images a p p a r e m m e n t disparates, qui se c o n s t r u i s e n t
comme des puzzles. De nouveau, ceci indique bien que du
surréalisme, ces poètes n'ont r e t e n u que le principe d u
langage, et non le f o n c t i o n n e m e n t poétique.
2° Cette poésie est écrite souvent en dehors d e l'Afrique.
Le p r e m i e r s e n t i m e n t qui l'inspire sera donc un s e n t i m e n t
de nostalgie : poésie d'exill et d'errance. Ce qui veut dire
également qu'elle puise dans les souvenirs, et non dans le
vécu immédiat. La p l u p a r t de ces poètes écrivent à Paris :
Tchicaya, Sinda, Bognini, Birago Diop, B. Dadié, Nyunai...
Certains d'entre eux n ' o n t m ê m e pas encore vu l'Afrique a u
m o m e n t o ù ils écrivent (David Diop), ou l'ont quittée depuis
très longtemps (Birago Diop). Les t h è m e s qu'ils vont déve-
l o p p e r alors vont s ' a n c r e r p r o f o n d é m e n t dans cette quête
m y s t i q u e de l'origine et de l'originaire, en m ê m e t e m p s qu'ils
vont s ' a p p u y e r s u r les d o u l o u r e u x p r o b l è m e s de l'insertion
dans u n e ville étrange et é t r a n g è r e : Paris. E t u d i a n t s , ils en
connaissent les peines et les souffrances, la m i s è r e maté-
rielle, l'abandon, la dure solitude ; ce qui a u r a peut-être
exacerbé leur sensibilité raciale, c o m m e le d é m o n t r e Fanon
d a n s Peau noire, m a s q u e s blancs, et c o m m e on le découvre
dans Un h o m m e pareil aux a u t r e s de René Maran. La poésie
a u r a été peut-être p o u r eux un « abri » c o n t r e la solitude, en
t o u t cas, un exutoire et un p r é t e x t e de sécurisation.
3° La notion de la « n é g r i t u d e » ne s'est p a s encore im-
posée. Les poètes ne se sentent pas encore a s t r e i n t s à t r a i t e r
des t h è m e s particuliers à l'Afrique. Ils utilisent encore
toutes les formes de la m é t r i q u e qu'ils j u g e n t p r o p r e s à
r e n d r e a d é q u a t e m e n t leurs sentiments. C'est p o u r q u o i il faut
a t t e n d r e le « Deuxième congrès des Ecrivains et artistes
noirs » (1959), p o u r voir les « a p ô t r e s de la n é g r i t u d e » assi-
gner à celle-ci u n e mission poétique particulière, t e n t e r
de 1la définir et de lui t r o u v e r u n contenu. La notion vient
donc a posteriori p a r r a p p o r t à la tentative littéraire. Le cas
de Martial Sinda illustre bien ce fait : son Afrique n'est
q u ' u n e longue et i n t e r m i n a b l e exaltation des s p l e n d e u r s et
des b e a u t é s de la n a t u r e africaine. Cette « liberté d u lan-
gage » sera mal interprétée, lorsque v i e n d r a s'installer le
monopole de la négritude, c o m m e une « ignorance des
valeurs » p r o p r e m e n t africaines.
4° Il n'existe pas encore de cohérence — stylistique,
poétique — e n t r e ces poètes, sinon la référence à l'Afrique,
et p a r m o m e n t s , celle à la situation coloniale. Il a p p a r a î t
m ê m e souvent u n e certaine ambiguïté q u a n t au public auquel
ils s'adressent, et qui n'est pas bien déterminé. Leurs
m é t a p h o r e s ne possèdent pas encore u n e portée définie.
Ils ne se r e c o n n a i s s e n t pas de t r a d i t i o n littéraire, et ne se
c h e r c h e n t m ê m e pas une accessibilité du langage. Cependant,
é t a n t d o n n é le fait de la diffusion de leurs poèmes dans les
m é t r o p o l e s coloniales, ces poètes vont t e n t e r de dissimuler
leur révolte sous des images insolites et équivoques : ce n'est
pas du « Blanc » de Paris que le poète africain pouvait
a t t e n d r e la violence p o u r sa libération (politique, culturelle,
et s u r t o u t économique). E n j o u a n t « le jeu poétique », il
devient vite u n « refoulé » (au sens psychanalytique). Ainsi
la poésie équivoque de Bolamba, à laquelle A. G é r a r d avait
r e c o n n u une fois son c a r a c t è r e de « révolution subreptice ».
Poésie ambiguë donc, et qui a m o r t i t , p a r des expressions
polysémiques et a n a g r a m m a t i q u e s , les m o t s les plus vio-
lents, dans une sorte de « refoullement poétique » particulier.
5° Poésie qui reste, s o m m e toute, événementielle, parce
que attachée à des circonstances historiques, et qui s'accro-
che aux faits effectifs, n o t a m m e n t aux épisodes et éphémé-
rides de la situation colonialle. Ainsi s'explique le « t r a i t e m e n t
poétique » des anecdotes des grèves, de la constitution des
partis politiques, de telle ou telle répression sanglante, des
fêtes grandioses des anniversaires coloniaux. Elle n'en de-
meure pas moins intérieure et souvent très personnelle. Sans
doute, on ne r e n c o n t r e pas t o u j o u r s cet a p p r o f o n d i s s e m e n t
de sentiments intérieurs qui résonne t r a g i q u e m e n t d a n s la
poésie actuelle. Mais on devine, au-delà de la circonstance
qui l'évoque et de l'expression (ou de l'émotion) qui l'ac-
cueille, u n s e n t i m e n t violent que le poète ne pouvait r é p r i m e r
longtemps dans son cœur, u n e intense révolte intérieure
faite de désespoir et de désabusement. C'est p o u r q u o i aussi
le lyrisme a m o u r e u x y joue un rôle très restreint, et m ê m e
mineur, comme chez Bognini. Quand la f e m m e y est
évoquée, elle vient p a r t i c i p e r à la lutte et à l'angoisse d u
poète.
6° Une poésie qui se veut aussi apocalyptique et prophé-
tique, t o u t e tournée vers l'avenir, les « lendemains radieux »,
après les souffrances et les misères de la colonisation. Poésie
de rêve donc, qui p o u r t a n t se réduit souvent à u n sanglot.
Et q u a n d elle tente d ' e x p r i m e r la solitude d u poète, elle le
fait s u r u n ton pessimiste d'angoisse et de d é s e n c h a n t e m e n t .

1. J O S E P H MIEZZAN BOGNINI (1936): Ce d u r appel de


l'espoir (Présence africaine, 1960), H e r b e féconde (P.J.
Oswald, 1973).

Bognini est peu c o n n u dans la poésie africaine : Kesteloot


l'ignore dans son Anthologie, Chevrier le passe sous silence,
et Pageard le note négligemment. Il a c e p e n d a n t sa place
(et u n e place éminente) dans une poésie africaine qui se veut
totalle c o m p r é h e n s i o n d u monde, tentative h u m a i n e d'appré-
hender la solitude de l'homme, expérience de véritable créa-
tion à la fois d é m i u r g i q u e et m y t h i q u e de l'univers. Cinq
m o m e n t s i m p o r t a n t s dans le recueil : l'Afrique, la mélan-
colie poétique qui rappelle une sorte de r o m a n t i s m e , la
« n a t u r e » ( m o m e n t lié au précédent), les t h è m e s métaphy-
siques et le lyrisme amoureux. Cependant, il faut dire que le
thème de l'Afrique — terre natale, n'occupe pas u n e g r a n d e
place. Ce qui a fait é c a r t e r Bognini de la « n é g r i t u d e » :
mais quête angoissée du poète p o u r r e t r o u v e r u n lieu « o ù
vivre sa vie ». Le r e t o u r à l'Afrique lui p e r m e t de se sentir
lui-même, de se souffrir, de s'élancer vers l'infini, de dissou-
dre sa mélancolie.
POEME IX

J'ai d a n s é sur les sillons d ' u n vieux c h a m p ,


L'herbe était encore sèche avant de souper,
Q u a n d lassé d ' u n s u r c r o î t de m u s i q u e ,
Je devenais muet, allant m ' a s s e o i r p o u r u n rêve.

Il y avait plaisir à leur faire la leçon ;


E t l'horizon se gonflait ballon d'espace.

Il y avait plaisir à leur p a r l e r d ' i m m o r t a l i t é


Lorsque vint le silence des oiseaux nocturnes.

Ils ont eu le c o n t e n t e m e n t de s'étirer


d a n s leurs cellules ;
Le diable s'était enfui sans s ' a c c r o c h e r
à leurs chemises ;
Un m e n s o n g e e r r a i t dans les sillons
d u vieux c h a m p , et il a fallu
le recueillir et le forger.

Et là-bas le ciel est nu, décoiffé de son f a r d e a u ;

Ils ont vécu l'austère j o u r n é e d ' u n soir de deuil :


Ce fut la c o m p l a i n t e des l a r m e s aux yeux
souillés depuis le c o m m e n c e m e n t du monde.

Hélas ! nous e û m e s à r e t e n i r la pluie à nos


chevets,
p o u r l ' e m p ê c h e r de c r é p i t e r sur nos toitures ;
Elle n'a p a s lâché sa dentelle
d ' a r g e n t liquide,
Et nos h e u r e s d e v i n r e n t
délicieuses à déguster.
(Ce d u r appel de l'espoir, pp. 31-32).

PAROLE D'AUJOURD'HUI
CHANSON DE DEMAIN

Elle est douce c o m m e une prière


Au loin c'est u n e vaillante lumière

Qui jaillit sur le b û c h e r du j o u r


Chanson d ' a u j o u r d ' h u i sans retour.

On est loin et q u a n d la cloche sonne


C'est bien l'instant où Dieu p a r d o n n e
A ceux que l'âme n'a point jugé
Dans la molle s u e u r de clarté.

Et p o u r t a n t la c l a m e u r ne s'efface
Que la n u i t à l'heure où se passe

L'étrange vision. L o u r d s e n t i m e n t
Pesant sur les têtes g r a n d e m e n t .

Je suis loin et le c h e m i n est large


Ce chemin dont je ne sais la marge.

Ce chemin dont je ne sais le n o m


Ce c h e m i n déjà désert et long.

Une alouette a chanté l'hymne


De la grande joie s u r la colline

Pavanée de fleurs du Paradis


Ces fleurs que l'on vendra ces jours-ci.

Ah ! n'allons pas nous h a ï r sans b u t


Sans m ê m e a p p r e n d r e ce qui fut !

Parole douce, douce parole


Je te reçois en moi c o m m e u n e folle

Sans affoler mes j o u r s p r o c h a i n s


Ces j o u r s qui ne sont que des chemins.
(Ce d u r appel de l'espoir, pp. 53-54).

2. A.-R. BOLAMBA (1913): Esanzo, c h a n t s p o u r m o n pays


(Présence africaine, 1955).

Esanzo constitue u n e étape i m p o r t a n t e d a n s la vie de


Bolamba, mais aussi dans l'évolution de la l i t t é r a t u r e congo-
laise, laquelle connaît ici sa p r e m i è r e œ u v r e m a j e u r e . A
travers ce que L.S. Senghor appelle dans la préface a u
recueil, une « syntaxe pulvérisée », B o l a m b a a créé u n e poésie
où d o m i n e n t l'émotion, le rythme, l'obsession des images, le
pouvoir de suggestion. Des t a m b o u r s c o m m e dans le p o è m e
« B o n g u e m b a », y possèdent le « souffle des a n c ê t r e s », et
deviennent des messagers de la paix. « Lokolé » chante « le
pays noir, domaine du m y s t è r e », p e n d a n t que les c h a n t s d u
soir r e t e n t i s s e n t sur le r y t h m e d u tam-tam, des b a t t e m e n t s
de mains, des « cris vers lIe ciel ». C'est alors que r e s s u s c i t e n t
les « forces n o c t u r n e s et u n e poignée de rêves ». 1,1 n'y a p a s
de révolte chez Bolamba. Du moins pas de révolte ou-
verte, pas de cris violents p o u r d é n o n c e r le fait colonial,
ni d ' i m p r é c a t i o n s passionnées. Mais il y a cette exaltation
frénétique du m o n d e des ancêtres. Il y a toutes ces allusions
c o n s t a n t e s aux « l u t t e u r s » des t e m p s anciens, aux « b r u i t s
des couteaux qui s ' e n t r e c h o q u e n t » et aux « colères terri-
bles ». Il y a cette référence révoltante « au vent qui p r e n d
d a n s ses dents m o n u n i q u e b o n h e u r et s'enfuit ». Et cet aver-
t i s s e m e n t mal voilé : « a t t e n d s que j'applique s u r m o n front
m o n m a s q u e de sang et tu verras b i e n t ô t m a langue claquer
c o m m e u n é t e n d a r d ». Le p o è m e p o r t e c o m m e titre :
« Agir ». B o l a m b a a donc refusé la démission de l'homme.
D a m ces poèmes qui sont en fait u n écho prolongé de la
toute p r e m i è r e m u s i q u e créée dans les forêts congolaises,
p a r les c h a n t s des oiseaux et des insectes, se h e u r t e n t les
exaltations de ceux q u ' u n b r u t a l régime léopoldien r é d u i r a
au rang de « congolais ». Le c o m m e n t a i r e de A. G é r a r d est
plus explicite encore.
B o l a m b a avait été longtemps le porte-parole des « Evo-
lués » du Congo-belge. Ces sortes d' « élite intellectuelle »
s'exprimaient avec passion et violence dans l e u r revue
La voix du Congolais, d o n t il avait été longtemps le Directeur
et l ' a n i m a t e u r principal, aux côtés de t a n t d ' a u t r e s figures
célèbres de l'histoire congolaise : Kasa-Vubu, Patrice Lu-
m u m b a , lyeky, L o m a m i T c h i b a m b a , etc.

LES VOIX S O N O R E S

Frêle e m b a r c a t i o n s u r le dos des crocodiles


vous e m p o r t e z de moi
le souvenir t r a n s p a r e n t de joie
Ma m a i n a u m o n d e de l ' a m o u r
lance des pièces d'argent
P o u r u n e fois
u n m o n s t r e avale m o n t r é s o r

Au solitaire en l'île
l'épervier noir a p p o r t e un l a m b e a u de b o n h e u r
l'orgueil n i m b é
bénit une foule idolâtre
Des paroles de miel coulent des lèvres
de l'Exilée qui se coiffe
loin des regards indiscrets

Nous p r e n d r o n s dans nos filets


les poissons-serpents
merveilles de la saison creuse
en la rivière des génies
Le h a s a r d fait s a u t e r
les pièges obliques des yeux
Nous m a r c h e r o n s sur le c h e m i n du sang
l'oreille attentive aux plaintes de l'huile
bouillant dans le pot des incantations

Belle la ceinture de lianes


qui ceint le front de la fiancée
q u ê t a n t son aventure

Ce soir
u n grand feu de joie
dans l'île promise

Et le cri
des paupières forcées
et les larmes
qui t o m b e n t c o m m e perles
s u r les joues
nous p a r l e r o n t de l ' a r d e u r s o m b r e
des m i n u t e s trop denses

La nuit
les pilons c h a n t e n t bas dans les m o r t i e r s
touk touk touk touk !
les étoiles se font des confidences
au pays bleu d'en h a u t

Les athlètes m o i s s o n n e n t
les richesses des gynécées
et les vierges de bois poli
b r û l e n t d a n s les vases sacrés
le p a r f u m du p a r d o n
(Esanzo, pp. 28-29)

BAMBOULA

Un aigle d'acier a r o m p u l'oubli


mes mots apocalyptiques
ont u n sourire sucré
mes audaces de sable
n a r g u e n t les propos incendiaires
m o n courage de p a c h y d e r m e
défie l'obreption

Le sens s'évanouit dans une m a r e


le p l e u r e n t les sueurs de la complainte
Les o m b r e s des m o r t s pétillent c o m m e des flammes
il ne reste aux égarés que des idoles
qui écarquillent de gros yeux m a r b r é s
La r é d e m p t i o n a violé son s e r m e n t
e n t r e les genoux de l'enfer
le glaive d u p é c h é
flamboie de rage
les séductions aux pagnes c h â t o y a n t s
sont la proie d u d é s œ u v r e m e n t
d e v a n t la fenêtre de m o n oreille
siffle le vent aux ailes de gaze
les villages a v a n c e n t à p a s redoublés
p o u r sauver du cataclysme
les trésors du m o n d e
L'esprit se col'le à l'étroite limite du réel
l e n t e m e n t dans le cerveau de l'espace
p é n è t r e le p o i g n a r d enlevé aux s e m e u r s de b o n n e s
paroles qui
r
i
e
n
t
de nous
les villes t r a î n e n t leurs sandales
et p o r t e n t d a n s l e u r e s t o m a c le poids de la faim
Voilà que l'essentiel passe p a r la voie de la fantaisie
à l'heure du c r é p u s c u l e
0'1 d a n s les c a m p a g n e s j a s e n t les p e r r o q u e t s
m e s s a g e r s de la force du b a o b a b
A moi les muscles solaires
les cuisses de la forêt
,le b a i s e r p i q u a n t d u p i m e n t
les lèvres lippues du s o m m e i l
à moi l'air mouillé de papillons
le v e n t r e f r é n é t i q u e du désir
le p a r f u m du souvenir
la f r a î c h e u r de la saison pluvieuse
Bamboula
le r a t
aux prises avec l'écorce de la n u i t
bamboula
l'oiseau p a g a y e u r
qui crache les p h é n o m è n e s
bamboula bamboula
l ' h o m m e sorcier qui chasse des o d e u r s de c h a i r
b a m b o u l a oho ! b a m b o u l a
le paysage effondré p a r le h a s a r d
n ' a plus q u ' u n e issue
sauver sa p e a u
(pp. 36-38)
AGIR

Viens colombe te poser sur m a m a i n


où p o u s s e r a l'avenir
oiseau blanc oiseau du soleil
De toi
m a volonté reçoit son pouvoir
L'oubli ne m o n t r e plus
sa tête d'aigle
ni ses yeux de m a r a i s
il se déclare
l'ami des songes libres
et de la lumière qui g r i m p e
sur le p a l m i e r
sa bouche farineuse
chante p o u r toi l'hymne sacré
de ceux qui protègent les forêts
de la f r a t e r n i t é
Ne craignons pas de p r e n d r e à l'arc-en-ciel
sa lance où m û r i t la fougue
de la déraison
Avant d ' e n t r e r dans la chair du c o m b a t
j'attendrai
j ' a t t e n d r a i l'heure rouge de l'engagement

Déjà au-dessus de moi siffle la flèche


qui p o r t e r a au loin
l'élan vertigineux d u succès
(pp. 41-42)

3. B e r n a r d DADIE (1916) : Afrique d e b o u t ! (Seghers, 1950),


La ronde des j o u r s (Seghers, 1956).

Il vient de la Côte-d'Ivoire (né en 1916). Ancien de 1' « Ecole


William-Ponty » de Dakar, il est c o n n u d a n s la l i t t é r a t u r e
africaine s u r t o u t p o u r son théâtre, très riche, qui a inspiré
la d r a m a t u r g i e africaine, aussi bien celle des p r e m i e r s mo-
ments que celle la plus actuelle. Déjà avec Assémien Déhylé
en 1936. P a r là, il s'intéressait davantage a u folklore et aux
légendes d u « t e r r o i r ». Il p a r t i c i p e à la f o n d a t i o n de la revue
« Présence africaine », dans laquelle il publie r é g u l i è r e m e n t
ses p r e m i e r s contes. C'est en 1950 que les éditions Seghers
donnent son p r e m i e r recueil, qui se voulait u n c h a n t de
c o m b a t : Afrique debout /, r e p r e n a n t p a r là le cri de Césaire
dans son Cahier d ' u n r e t o u r au pays natal ( « nous voilà
debout, m o n peuple et moi »). Mais ce sont s u r t o u t ses
Légendes africaines (Seghers, 1953) qui le f e r o n t connaître.
Devenu d i r e c t e u r des « Arts et de la R e c h e r c h e » en Côte
d'Ivoire, Dadié continue u n e activité littéraire inlassable et
p a s s i o n n a n t e : Le pagne noir (Présence africaine, 1955),
recueil de seize contes inspirés du folklore ivoirien. L'un de
ceux-ci, le « pagne noir » j u s t e m e n t , est devenu le modèle du
genre. La ronde des j o u r s (Seghers, 1956), recueil de poèmes
d'une grande inspiration lyrique personnelle, mais aussi
g r a n d e invocation à la t e r r e africaine, et un i m m e n s e h y m n e
à la liberté de l ' h o m m e , c o m p o r t a n t également u n acte de
foi. Il suffit de relire u n p o è m e devenu célèbre dans les
lycées et Collèges d'Afrique noire : « Je vous remercie m o n
Dieu, de m ' a v o i r créé n o i r ». Ce recuei'l sera complété p a r
u n autre, qui r e p r e n d la profession de foi du g r a n d « huma-
niste » qu'est B e r n a r d Dadié : H o m m e s de tous c o n t i n e n t s
(Présence africaine, 1967). Climbié (Seghers, 1956), est un
r o m a n a u t o b i o g r a p h i q u e qui sera c o m m e n t é a b o n d a m m e n t
dans la l i t t é r a t u r e africaine, ainsi que le t h é â t r e de Dadie.

Poèmes

Afrique debout, Paris, Seghers, 1950.


La r o n d e des jours, Paris, Seghers, 1956.
L.,' pendes et p o è m e s (Afrique debout, Légendes afri-
Cf ines, Climbié, La r o n d e des jours), Paris, Seghers,
If 67.

Contes et nouvelles

Le pagne noir, Paris, Présence africaine, 1955.


Légendes africaines, Paris, Seghers, 1959.
Les j a m b e s du fils de Dieu, Paris, Ceda-Hatier, 1980
(sous le p s e u d o n y m e M o u r o n Ben DAOUDA).

Romans

Un nègre à Paris, Paris, Présence africaine, 1959.


P a t r o n de N e w York, Paris, Présence africaine, 1959.
La ville où nul ne meurt, Paris, Présence africaine, 1968.
C o m m a n d a n t T a u r e a u l t et ses nègres, Abidjan, Ceda,
1981.

LES ORIFLAMMES D E PARIS

Or c o m m e ils sont tous Parisiens et qu'ils r a c o n t e n t tous


leur histoire, il faut d o n n e r à c h a c u n l'impression que c'est
lui qui dit vrai. Savoir é c o u t e r est ici aussi u n e politesse.
Ils conviennent tous qu'elle a été c o n s t r u i t e en plusieurs
années et c o m p o r t a i t des cachots pleins de r a t s et de cra-
pauds.
Quant à sa destruction, les u n s d i s e n t que le peuple ce
jour-là, m a r c h a r é s o l u m e n t c o n t r e ce b â t i m e n t qui depuis
quatre cents ans r e p r é s e n t a i t la puissance royale. Les gens
à force de voir plus souvent le visage de la Bastille q u e
celui du Roi conçurent p o u r ce d e r n i e r u n e haine de pierre.
Il y avait de quoi. Sans relation a u c u n e e n t r e les h o m m e s ,
un fossé qui se creuse. Et le Roi ayant mis entre lui et son
peuple le visage de sa Bastille, les h o m m e s ne le lui pardon-
nèrent jamais. Les a u t r e s p a r contre s o u t i e n n e n t q u e
l'événement a été fortuit et non prémédité, calculé. Le peu-
ple c h e r c h a n t des a r m e s se rendit à la Bastille qui lui
serait t o m b é e dans les bras. Les héros effrayés de leur
prouesse se seraient cloîtrés quelque t e m p s chez eux. T a n t
de contradictions, de versions, me r e d o n n e n t confiance en
moi-même ; cela prouve que malgré leurs papiers, leur
mémoire a des faiblesses. Cela d é m o n t r e s u r t o u t que c o m m e
nous, chacun présente une histoire selon son optique, son
milieu. Et c'est ainsi q u ' u n é v é n e m e n t auquel o n t assisté
q u a t r e personnes est relaté de q u a t r e façons différentes.
Même ici. Des hommes. Un fait toutefois demeure, la Bastille
a été prise. S u r ce point, ils sont d'accord, si d ' a c c o r d qu'ils
m e t t r a i e n t tous volontiers l e u r m a i n au feu. E t depuis ce
jour le Parisien fête sa liberté recouvrée. Voulant t o u j o u r s
servir d'exemple, il aime qu'on assiste à son 14 juillet, il
veut qu'on sache qu'il a été lui aussi la chose de ses rois et
qu'à force de patience, de labeur, d'efforts il s'est retrouvé.
Ayant r e d o n n é au m o n d e la notion de la liberté individuelle,
le respect de la personne humaine, il voudrait qu'on s'en
souvienne. F t c'est avec raison ; car prend-on une Bastille
tous les j o u r s ? C'est le 14 juillet ai-je dit. E t p o u r t a n t p e u
de drapeaux. Les édifices publics en a r b o r e n t ; les rues, les
boulevards, les magasins, ont gardé leur visage de c h a q u e
jour. Sans drapeau. Devant cette retenue, la d é b a u c h e de
drapeaux chez nous me p a r a î t scandaleuse. A nous seuls
nous avons plus de d r a p e a u x que les cinq millions de
Parisiens. Le p a t r i o t i s m e consiste à hisser u n d r a p e a u à sa
fenêtre. Les rues, les arbres, la gare, les édifices adminis-
tratifs, les maisons de commerce, les particuliers, les
pirogues, les taxis, la foule... Nos f e m m e s en ont fait, à u n
certain m o m e n t des camisoles p o u r p r o u v e r j u s q u ' à tel
point elles p o r t a i e n t Paris s u r leur corps, leur c œ u r e n é t a n t
plein Ne sommes-nous pas dans u n pays où l ' a m o u r ne
saurait être fait de silences, de m u r m u r e s et de simples
regards ! Je ne pense pas que la Parisienne ne soit j a m a i s
habillée de cette façon-là, o r Dieu seul sait si elle aime son
Paris. Le drapeau, on en couvre s e u l e m e n t les cercueils des
h o m m e s illustres, o r nous ne s o m m e s ni un p e u p l e m o r t , ni
u n peuple illustre. Le ridicule a des limites qu'il ne f a u d r a i t
jamais franchir. Mais quelle folie ne c o m m e t t r a i t u n e f e m m e
qui veut p r o u v e r son a m o u r à u n m a r i q u e l q u e p e u ré-
ticent ? E t si des h o m m e s sont polygames c'est p o u r que
leurs f e m m e s les a i m e n t plus en rivalisant d ' a t t e n t i o n s .
Le Parisien avare de son d r a p e a u , le p o r t e p r é c i e u s e m e n t
dans son cœur, et lorsqu'il m e u r t , u n peu du d r a p e a u m e u r t
avec lui. C'est le seul a m o u r qui ne le t r a h i t pas, aussi vit-il
et meurt-il de cela. E n c o n n a i s s a n t la valeur de son e m b l è m e ,
il n ' a i m e pas le p o r t e r à b o u t de bras. Il n e le b r a n d i t q u ' à
la b a r b e de l'ennemi, et c'est t o u j o u r s p o u r l'en a s s o m m e r .
On p e u t t o u t lui p r e n d r e , il peut t o u t céder mais j a m a i s
son drapeau, son histoire, son unité. E t p o u r t a n t lorsqu'il
p a r l e r a de ce d r a p e a u ce sera s u r u n ton si b a d i n q u ' o n
p o u r r a i t croire que cet e m b l ê m e n'a p o u r lui a u c u n e valeur.
E r r e u r , m o n a m i ! C'est bien parisien, cette façon légère de
p a r l e r des choses sérieuses. Cela est si a n c r é dans les m œ u r s
q u e l o r s q u ' u n e c a t a s t r o p h e se p r o d u i t , u n e m a i s o n s'écroule
s u r ses h a b i t a n t s , p a r exemple, des j o u r n a u x p a r l e r o n t d ' u n
incident. Je soupçonne le Parisien de voir p l u t ô t les choses
que les h o m m e s , de faire violence à son c œ u r p o u r p a r a î t r e
m a î t r e de lui.
Le traditionnel défilé des troupes. Pas de m â t s de cocagne,
de concours de beauté. Celui qui en ce j o u r travaille le plus,
c'est leur chef d'Etat. Il doit décorer, e m b r a s s e r tous les
braves qui sur tous les confins m o n t e n t la garde a u x fron-
tières du pays, parler, s e r r e r des mains, et ce, avec le
sourire, m ê m e s'il a la migraine. Cela fait p a r t i e de son
rôle d'arbitre.
Ces h o m m e s qui a i m e n t b e a u c o u p le café-filtre, m a n i è r e
élégante de p e r d r e d u t e m p s et de r e t e n i r p r è s de soi l'amie
pressée de lever l'ancre, a u r a i e n t p o u r a n c ê t r e s des Wisi-
goths, des Alamans, des Burgondes, des Goths, des Francs
venus d ' u n peu p a r t o u t poussés p a r la faim, l'esprit d'aven-
turc. Ces a r r i v a n t s firent b o n m é n a g e avec le Gaulois proprié-
taire du sol. Je n'ai p a s très bien c o m p r i s c o m m e n t t o u t
cela s'est opéré. Il y a si l o n g t e m p s de cela q u e c h a c u n ne
se souvient d ' a u c u n détail. Toutes ces t r i b u s se seraient
fondues d a n s le c r e u s e t d u Gaulois p o u r f o r m e r les F r a n c s
d o n t le Parisien est la s o m m e et l'espèce la plus représen-
tative. J'ai cru e n t e n d r e ces explications. Les Gaulois de
Paris seraieni des Parisiens agriculteurs et bateliers f o r m a n t
une c o r p o r a t i o n de navigateurs a y a n t p o u r devise u n vais-
seau et des m o t s latins ( F l u c t u a t nec m e r g i t u r ) p o u r se mo-
q u e r des Romains, a u t r e s c o n q u é r a n t s qui c r u r e n t leur faire
c h a n g e r d'habitudes. Les Romains, d u Parisien navigateur,
en voulaient faire u n i q u e m e n t des agriculteurs. Il n ' e n fallut
pas plus p o u r blesser le Parisien d a n s son orgueil naissant.
Depuis des siècles Paris crie qu'il n'est pas u n lieu de pas-
sage. Les gens ne l ' e n t e n d e n t pas. Ils p r e n d r a i e n t m ê m e
cela p o u r u n e invite. Belle, vieille, fleurie, pleine d e f e m m e s
spirituelles et coquettes, abreuvée de lumières, cette ville,
Paris, a t o u t p o u r a t t i r e r l'aventurier. Les Romains, d a n s
cette ville o n t laissé des traces : des arênes, des cimetières
et p r o b a b l e m e n t aussi des descendants.
Il faut se d e m a n d e r ce q u ' a u r a i t été Paris si Clovis —
dont le nom veut dire illustre g u e r r i e r — n'en avait p a s fait
sa capitale au l e n d e m a i n d ' u n e défaite qu'il a u r a i t essuyée.
On peut dire que Paris est né d ' u n e défaite. Ce Clovis est
devenu u n Saint. Est-ce p o u r avoir été défait et ainsi servi...
les dessins d ' u n dieu q u i voulait faire de Paris ce qu'il est
a u j o u r d ' h u i ? Personne n ' a p u m ' e n d o n n e r d'explication.
Sa femme, Cloitlde, illustre guerrière, est elle aussi u n e
Sainte. Les couples de saints depuis sont d e v e n u s r a r e s
parce que les h o m m e s et les femmes, m ê m e mariés, ne
pensent plus de la m ê m e façon, n ' o n t plus les m ê m e s goûts.
Ils ne m e t t e n t plus leurs biens en c o m m u n .
Un mariage <, sur le b o u t des dents » et d a n s lequel le c œ u r
intervient p o u r concilier les intérêts, dire à la tête de ne
pas p r e n d r e le m o r s aux dents et à l'imagination de ne p a s
trop p r e n d r e le large, le
(Un nègre à Paris, pp. 28-31)

SOUVIENS-TOI

A toi, c a m a r a d e de lutte.

« Mort de faim ! »
Il était m o r t de faim
Mais on n ' é c r i r a p o i n t cela sur sa tombe,
Puisqu'il sera d a n s la fosse c o m m u n e .
On n'écrira p o i n t cela sur sa tombe
Parce que le régime r é p r o u v e la vérité...

Il avait couru les bureaux,


Les usines, les campagnes,
Pas de places...

Et fil p a r fil, sa vêture p a r t i t en lambeaux,


E t ce, à côté des milliers de ballots de tissus
Dont on ne savait que faire.
Il gîtait à la belle étoile.
Et c'était u n h o m m e c o m m e toi,
Un h o m m e c o m m e moi,
Un h o m m e c o m m e eux,
E t il gîtait à la belle étoile,
L'homme, s u r le sol nu,
A la b a r b e d e s châteaux,
Tandis que sur les quais durcissent des m o n t a g n e s de ciment.
C'est p o u r q u o i s u r sa tombe,
On n'écrira point qu'il est m o r t
A la b a r b e d ' u n château,
La faim au ventre,
Le froid dans les os,
La chair flasque, sans couleur, les côtes en cascades,
E t les têtes des f é m u r s en révolte.
On n'écrira point s u r sa t o m b e ,
Qu'il est m o r t lentement, l e n t e m e n t de faim,
Alors que la farine moisit d a n s les magasins
Et q u e d e r r i è r e les c o m p t o i r s grillagés
des factoreries pleines de m a r c h a n d i s e s ,
L'on c o m p t e les bénéfices...
Un h o m m e m e u r t ,
Un h o m m e c o m m e toi !
Un h o m m e c o m m e moi !
Un h o m m e c o m m e eux !
Un h o m m e m e u r t de faim,
De faim à côté de l'abondance.

On n ' é c r i r a p o i n t s u r sa t o m b e :
« Mort de faim ! »
Honni soit le régime
Qui déprécie l ' h o m m e et le ravale !
On n ' é c r i r a point sur sa t o m b e :
« Mort de faim ! »

Mais toi, souviens-toi


Qu'il était m o r t de faim
Lentement, l e n t e m e n t , lentement,
De faim !
Un h o m m e c o m m e eux !
Un h o m m e c o m m e toi !

« Mort de faim ! »
Lentement, lentement,
A côté de l'abondance,
L e n t e m e n t en r e g a r d a n t le ciel sourd.
E t c'était u n h o m m e c o m m e toi !
Et c'était u n h o m m e c o m m e eux !
Souviens-toi !
(Afrique d e b o u t J, pp. 19-20)

LE MONDE, C'EST TOI MON AMOUR

Toutes les m u s i q u e s sont dans ton rire


Tous les soleils dans ton regard,
Mon amour...

Toutes les forces dans tes b r a s qui me lient


Tous les souffles dans ton souffle,
Mon amour...
Tous les p a r f u m s dans ton haleine,
Et tous les pièges
Dans ta m a i n qui me retient,
Mon amour...

Tous les rires en ton sourire


Et tous les m o t s dans ta bouche,
Lorsque tu dis : « Je t'aime ! »

Le m o n d e n'est pas à l'horizon


Avec u n point de b a r q u e
Un n œ u d d'oiseau,
Avec des nuages en fils
P o u r lier le ciel à la terre.

Le m o n d e est en toi,
Le m o n d e c'est toi,
Mon amour.
(La ronde des jours, pp. 237-238)

« J E VOUS R E M E R C I E MON D I E U »

Je vous remercie m o n Dieu, de m'avoir créé Noir,


d'avoir fait de moi,
la s o m m e de toutes les douleurs,
mis sur m a tête,
le Monde.
J'ai la livrée du Centaure
Et je p o r t e le Monde depuis le p r e m i e r matin.

Le blanc est une couleur de circonstance


Le noir, la couleur de tous les j o u r s
Et je porte le Monde depuis le p r e m i e r soir.

Je suis content
de la forme de m a tête
faite p o u r p o r t e r le Monde,
Satisfait
de la forme de m o n nez
Qui doit h u m e r t o u t le vent d u Monde,
Heureux
de la forme de mes j a m b e s
Prêtes à courir toutes les étapes du Monde.
Je vous remercie m o n Dieu, de m'avoir créé Noir,
d'avoir fait de moi,
la s o m m e de toutes les douleurs.

Trente-six épées o n t t r a n s p e r c é m o n cœur.


Trente-six brasiers ont b r û l é m o n corps.
Et m o n sang sur tous les calvaires a rougi la neige,
Et m o n sang à tous les levants a rougi la nature.

Je suis q u a n d m ê m e
Content de p o r t e r le Monde
Content de m e s b r a s courts
de m e s b r a s longs
de l'épaisseur de mes lèvres.

Je vous r e m e r c i e m o n Dieu, de m'avoir créé Noir,


Je p o r t e le Monde depuis l'aube des t e m p s
Et m o n r i r e s u r le Monde,
d a n s la nuit
crée le jour.
(La ronde des jours, pp. 239-240)

4. David MANDESSI DIOP (1927-1960): Coups de pilon


(Présence africaine, 1956, réédition avec p o è m e s inédits,
1973).

Sénégalais, il est né à B o r d e a u x en 1927 dans une famille


à la fois c a m e r o u n a i s e et sénégalaise. Il fait ses é t u d e s à
Paris, vivant dans la famille de son beau-frère, Alioune Diop,
f u t u r d i r e c t e u r de « Présence africaine ». E n 1958, il p a r t en
Guinée-Conakry p o u r enseigner ; mais il m e u r t t r o p tôt, le
25 août 1960, dans u n accident d'avion. Tous ses p a p i e r s et
m a n u s c r i t s d i s p a r a i s s e n t avec lui.

Il a u r a laissé u n recueil plein de violence et de dignité :


Coups de pilon, devenu depuis, le modèle de la révolte « nè-
gre », et qui est considéré c o m m e la Bible des m o u v e m e n t s
révolutionnaires des Noirs américains. Toutefois, au-delà de
cette violence, c'est u n c œ u r m e u r t r i , u n e âme en q u ê t e
d ' a p a i s e m e n t qui se découvrent. La poésie de David Diop
est plus p r o c h e de nos c a u c h e m a r s et de n o t r e imaginaire,
p a r c e qu'elle p u i s e ses t h è m e s et ses symbolismes les plus
fascinants d a n s les p r o f o n d e u r s d e cet imaginaire mytho-
logique. E x e m p l e aussi que l'Afrique n'est pas u n « donné »
hors d'histoire, que l'angoisse de l ' h o m m e l ' a m è n e « natu-
r e l l e m e n t » aux rivages de ses mythologies, et 'lui fait d é s i r e r
la « liberté ». Ces p o è m e s t r o u v e n t p a r là toute leur place
dans n o t r e Afrique actuelle. E t l'on p e u t m e s u r e r la grande
p a r t d'iniquités q u i se sont installées avec les « nouveaux
régimes », lesquels p e r p é t u e n t les m o n s t r u o s i t é s de la colo-
nisation, e n n i a n t la valeur et la liberté de l'homme.
Un h o m m a g e lui a été r e n d u p a r les H o m m e s de Culture
en 1982.
LA ROUTE VERITABLE

Frères dont on voudrait d é c h i r e r la jeunesse


Ne cherchez pas la vérité d a n s la grimace de leurs p h r a s e s
Dans leurs claques paternelles et les t r a h i s o n s d'alcôve
Ne cherchez pas la beauté d a n s ce m a s q u e qui s'agite
Et sature de p a r f u m s la h i d e u r de leurs plaies
Non plus l ' a m o u r d a n s ces cuisses dévoilées
Monnayant l'aventure dans les b r a s à p r é t e x t e
La vérité la b e a u t é l ' a m o u r
C'est l'ouvrier b r i s a n t le calme m e u r t r i e r de leurs salons
C'est la f e m m e qui passe sensuelle et grave
Le baiser q u i franchit les frontières d u calcul
Et 'les fleurs des fiancés et l'enfant dans les b r a s aimés
C'est t o u t ce qu'ils ont p e r d u frères
Et qu'ensemble nous déroulerons s u r les chemins du monde.
(Coups de pilon, p. 12)

VAGUES

Les vagues furieuses de la liberté


Claquent claquent s u r la Bête affolée
De l'esclave d'hier un c o m b a t t a n t est né
Et le docker de Suez et le coolie d ' H a n o ï
Tous ceux qu'on intoxiqua de fatalité
Lancent leur c h a n t i m m e n s e au milieu des vagues
Les vagues furieuses de la liberté
Qui claquent c l a q u e n t s u r la Bête affolée.
(p. 14)

AUX MYSTIFICATEURS

Monstres cyniques en cigare


Véhiculés d'orgies en vols
Et b a l a d a n t l'égalité dans u n e cage de fer
Vous prêchiez la tristesse enchaînée à la p e u r
Le c h a n t mélancolique et le r e n o n c e m e n t
Et vos m a n t e s d é m e n t e s
Précipitant la m o r t sur c h a q u e été n a i s s a n t
Inventaient le c a u c h e m a r des pas cadencés d a n s les cirques
[à nègre
Aujourd'hui vos cités interdites
S'ouvrent en pleurs tardifs en s e r m e n t s solennels
E t vos paroles de sucre i n é p u i s a b l e m e n t r a m p e n t
E n t r e les ruines accumulées
C'est l'heure où vos p e n s e u r s soudain pris de douleurs
Accouchent en c h œ u r de l'unité
E t convertissent l'éclair en c l i n q u a n t m o n o t o n e
Mais qui c é d e r a à l'invisible t o r p e u r
Aux pièges tissés a u t o u r du b e r c e a u v e r m o u l u
Qui cédera aux t r o m p e t t e s d u b a p t ê m e
Alors q u ' é c l a t e n t les cordes a u vent d u r
E t que m e u r e n t les m a s c a r a d e s m o r d u e s d u roc en roc
Il suffit d u frisson d u maïs
Du cri de l'arachide m a r t e l a n t la f a i m nègre
P o u r diriger nos p a s vers la d r o i t e l u m i è r e
Et à vos nuits d'alcool à p r o p a g a n d e
A vos nuits écrasées de saluts a u t o m a t i q u e s
A vos nuits de pieux silence et d e s e r m o n s sans fin
Qui salue l'étincelant d é p a r t
L'hymne insolite de l'Afrique en haillons
Déchirant les ténèbres établis p o u r mille ans.
(p. 15-16)

CERTITUDE

A ceux qui s'engraissent de m e u r t r e s


E t m e s u r e n t en cadavres les étapes de leur règne
Je dis q u e les j o u r s et les h o m m e s
Que le soleil et les étoiles
Dessinent Œe r y t h m e f r a t e r n e l des peuples
Je dis q u e le c œ u r et la tête
Se r e j o i g n e n t d a n s la ligne droite du c o m b a t
Et qu'il n'est p a s de j o u r
Où quelque p a r t ne naisse l'été
Je dis q u e les t e m p ê t e s viriles
E c r a s e r o n t les m a r c h a n d s de patience
E t que les saisons s u r les c o r p s accordés
V e r r o n t se r e f o r m e r 'les gestes du bonheur.
(p. 24)

5. J.P. NYUNAI : La nuit de m a vie (Paris, Debresse, 1951) ;


P i m e n t s sang (Paris, Nouvelles éditions Debresse, 1953).

Les deux p r e m i e r s recueils de Nyunai, La n u i t de m a vie


(1951) et P i m e n t s sang (1953) ont été publiés aux éditions
Debresse ; mais les textes s o n t restés longtemps inaperçus.
Est-ce l e u r style quelque p e u « solitaire » dans la pléthore de
la n é g r i t u d e naissante, ou bien la difficulté d'accès à ce
m o n d e n é b u l e u x de la révolte et des hantises ? « Je me fais
u n devoir d'écrire p o u r tous ceux qui, p o u r le vaste monde,
se p o s e n t d e s q u e s t i o n s ; je sais que l ' H u m a n i t é en c o m p t e
encore quelques-uns, p o u r son plus g r a n d b o n h e u r »,
annonce-t-il dans La n u i t de m a vie. Poésie de dénonciation
et de p a n i q u e intérieure, qui r e v e n d i q u e une société plus
juste, u n m o n d e plus heureux, mais qui m a r q u e aussi l'impos-
sibilité d u rêve, d a n s ce s o m b r e univers où les « t é n è b r e s
exgurgitent u n j o u r étrange ». Les Chansons p o u r Ngo-Lima
(Monte Carlo, 1964) viendront c o m p l é t e r l'itinéraire verti-
gineux de ce c œ u r passionné.
J.P. Nyounae-Libam, conseiller j u r i d i q u e financier, qui
avait pris le p s e u d o n y m e de Nyunai, reste d a n s la poésie
africaine, u n e étoile d i a m a n t i n e solitaire, d o n t la brillance
nous parvient encore, des confins de sa longue passion.

QUELQUE PART

Quelque p a r t à p a r t moi
tique la particule des cadavres et des c a d a s t r e s graves
à jupes rouges puis a m o r c e des b a t t u e s riches
à travers la garrigue hiéraldique bel et bien

glousse le t r e m p l i n des paniques polies depuis que le


taillis ingurgite des chiendents malaisés et des a m p h o r e s
de n o c t u r n e s a j o u r é s

u n nouveau code régimente les r o n d e s d e la ciguë s u r


les rides du patient où chemine encore la vie
et sa p a l m e r a i e pousse pousse c h a q u e j o u r
mille dos des bières m i a s m a t i q u e s qui l ' a t t i r e n t c o n t r e
les seins de cette ère des plots à bambous-canons
et j o u e n t leurs c h a b r a q u e s éborgnés à pile ou face

et tousse l'entraille tandis que l'enquête pète d'envie


malgré l'effroi des t e m p ê t e s
ne serait-ce que la m o r t à m o n c o m p t e
c'est plus q u ' u n simple espoir
car le pire ne saurait durer.
( P i m e n t s sang, p. 16)

6. YONDO (ELOLONGUE EPANYA) (1930): Kamerun !


K a m e r u n ! (Présence africaine, 1960).

Le recuei'l Ka?HerMM ! K a m e r u n ! que publient les éditions


« Présence africaine » en 1960 p o r t e en dédicace : « Je dédie
ces p r e m i e r s b a l b u t i e m e n t s à Renée, m a c o m p a g n e de tou-
j o u r s et à mes deux tantes, Mesdames W. Diop, née Maria
Mandessi Bell, et Lydia Mandessi Bel! qui f u r e n t p o u r moi
deux mères sans r e p r o c h e s a u t a n t que l'eût été m a p r o p r e
mère. Avec toute m a reconnaissance de fils ». On p e u t lire
ici, e n t r e les lignes : le poète Yondo a p p a r t i e n t à la famille
des Mandessi Diop, donc à la famille de David Diop et
Alioune Diop. Il regrette sa mère, et toute sa poésie sera
cette quête passionnée de la m è r e : de la « terre-mère » à
laquelle s'accrocher. De là ses imprécations contre les colo-
nisateurs qui ont m e u r t r i cette « terre-mère », c o n t r e le
« nègre » qui ne r e c o n n a î t plus sa mère, a b a n d o n n a n t ses
coutumes, r e n i a n t sa t e r r e et sa culture. La m è r e maternelle
s u r t o u t , chez qui il a u r a i t p u se réfugier dans ses m o m e n t s
d'angoisse et de peine intérieure. Le lyrisme intense qui
se lit d a n s ce recueil se fera sur ce m o d e de la « passion »
et de l ' a b a n d o n d o n t le poète est l'objet. C'est p o u r q u o i
la r e c h e r c h e d'une m è r e se relie t o u t n a t u r e l l e m e n t à la
quête des origines et de l'identité d u « moi » p r o p r e : en
coïncidant avec sa terre, en r e t r o u v a n t l'image de sa mère,
le poète se retrouve, et r e t r o u v e p a r là sa paix intérieure :
la chanson, la danse, la joie de vivre. La f e m m e participe
ainsi à la lutte c o m m u n e de libération, elle appelle le jour, la
lumière, c o m m e l'annonce le poète dans u n long p o è m e
liminaire :
Je deviendrais folle si l'on e m p ê c h a i t les femmes de
c o m b a t t r e aux côtés des h o m m e s . Quoi ? Pouvons-nous
a c c e p t e r que nos h o m m e s soient obligés d'aller la nuit,
voler dans leurs p r o p r e s c h a m p s p o u r n o u s n o u r r i r ?
L'ancêtre ne disait-il pas que la f e m m e a tué la p a n t h è r e
à coups de pilon ? Cette n u i t sanglante p a s s e r a aussi.
Un coq vient de chanter. Est-ce v r a i m e n t le j o u r qui se
lève ? Une grande c l a m e u r monte, c'est u n long cri de
fidélité à la cause nationale de t o u t un peuple e n m a r c h e
p o u r un long voyage a u cours duquel le sacrifice de nos
vies à la p a t r i e sera n o t r e meilleur compagnon. L'enga-
gement doit être complet. L'action doit être c o m m u n e .
Nous e n f e r m e r dans des p r o b l è m e s de détails, c'est
poser d e faux problèmes. L u t t o n s p o u r gagner n o t r e
i n d é p e n d a n c e d'abord, après on verra.
Je serai 'la piste éclatante qui c o n d u i t à ton autel.
P o u r demain, oui, nous convions p o u r d e m a i n tous les
h o m m e s de toutes les races, de toutes les couleurs, et tous
ceux qui souffrent et qui luttent.
Au g r a n d c a r r e f o u r lumineux de l'amitié
Il y a u r a des m a n g u e s p o u r l'abondance des h o m m e s
Ils ne p o u r r o n t pas a r r ê t e r ta pirogue
Qui glisse s u r u n incendie liquide
E t les murailles n ' e m p ê c h e r o n t j a m a i s
Le soleil de se lever
Je te salue K a m e r u n ! m a douce patrie.

Notons enfin q u ' u n e g r a n d e p a r t i e d u recueil est c o m p o s é e


de poèmes en l a n g u e doubla ( d u C a m e r o u n ) et que le poète
en donne une traduction. Il tente ici de faire u n e véritable
expérience poétique, qui c o n s i s t e r a i t à p a r l e r a u p e u p l e dans
sa p r o p r e langue, p o u r lui d i r e le fait de la l u t t e c o m m u n e ,
et p o u r exalter la patrie. Toutes les « chansons populaires »
recueillies sont celles qui c h a n t e n t la souffrance d u nègre
colonisé, celles qui contiennent les germes de sa révolte et de
sa libération.

UNE PLAGE L U M I N E U S E

Nous nous r e t r o u v e r o n s
Au pied d u p e t i t village
Baigné p a r une plage lumineuse
E t guidés p a r l'unité
De nos forces vives reconquises
Nous r e p l a n t e r o n s nos c o r p s
A l'avant des ouragans titanesques
Et des t e m p ê t e s coléreuses.
Nous nous r e t r o u v e r o n s
Au pied d u petit village
Baigné p a r u n e plage lumineuse
Là o ù il n'y a u r a à la place
Des mauvaises saisons
Que l ' a m o u r de l ' h o m m e
A p a r t a g e r l'abondance du maïs frais
Semé p o u r n o u r r i r l ' h o m m e
Qui veut n o u r r i r l ' h o m m e d'incendie.
Nous nous r e t r o u v e r o n s
Au pied d u p e t i t village
Baigné p a r u n e plage lumineuse
c o m m e la source qui arrose
Le c o u r s d'eau
Qui se jette dans la rivière
Qui baigne dans le fleuve
Qui tend u n b r a s d'eau à la m e r
Qui se p e r d dans l'océan
E n une symphonie liquide
Dont je voudrais l'image d e l ' h o m m e .
Nous nous r e t r o u v e r o n s
Au pied d u petit village
Baigné p a r u n e plage lumineuse
Quand nous c o n s t r u i r o n s l'effort
A dessoucher des p r o f o n d e u r s m a r i n e s
Cette m a r é e furieuse
A ras de nos vies
A ras d e l'espoir
Du j o u r qui a p p a r a î t
Dressons-nous d ' a b o r d contre
Cette m a r é e furieuse
Qui gravite au pied d u p e t i t village
Baigné p a r une plage lumineuse
Où nous nous r e t r o u v e r o n s demain.
( K a m e r u n ! K a m e r u n !, pp. 71-73)
FEMME

Femme !
Tu es ce p a l m i e r sacré
Que j'ai choisi
P a r m i toutes les plantes
De la flore du village natal
Eya-bolo.

Femme !
Tu es la m a î t r e s s e
De toutes les pistes de g r a n d ' l u n e
Et q u a n d tu danses le Bolo
Le m o i n d r e de tes coups de reins
Est un délire de
B olob o-ey a-B o lo
Un d é h a n c h e m e n t plein
Au p a n i e r de chair couleur de vie
Eya-bolo.

Femme !
Voici un cortège en robes
Qui te m o n t r e du doigt
Ce sont toutes ces rivales
Qui t'arrivent à peine à l'orteil
Qui c r a c h e n t sur ton passage
Et c h u c h o t e n t :
Qu'a-t-elle de plus que nous
Et dire qu'il y a des h o m m e s
Qui v e n d r a i e n t
Un t r o u p e a u de mille têtes
Rien que p o u r l'avoir
Eya-bolo.

Femme !
J ' a i m e ton r e g a r d
De feu de b r o u s s e
Qui r é d u i t la volonté
Et l ' a t t e n t e en c e n d r e s froides
Mais viendras-tu ce soir
Derrière le g r a n d b a o b a b séculaire
Négresse à la bouche p u l p e u s e
De noix d e p a l m e
Tu es ce p a l m i e r sacré
Que j'ai choisi p a r m i toutes les plantes
F e m m e au r y t h m e
De Bolobo-Eya-Bolo.
( K a m e r u n ! K a m e r u n ! , pp. 75-77)
B. Le r o m a n

Au départ cette observation générale : le genre littéraire


dit « r o m a n » dans la classification occidentale n'existe pas
dans la l i t t é r a t u r e africaine orale. On ne r e t r o u v e pas dans
l'oralité, des manières de discours littéraires qui aient des
analogies stylistiques c o m m e celles qui c a r a c t é r i s e n t le ro-
m a n en général, ou le r o m a n africain moderne, de la m ê m e
manière que l'on peut en découvrir dans la poésie o u le théâ-
tre p a r exemple. Même dans la l i t t é r a t u r e occidentale, il faut
dire que le r o m a n n ' a p p a r a î t que vers le dix-huitième siècle,
et s u r t o u t au dix-neuvième siècle, avec la naissance de la
société industrielle et le surgissement d'une certaine bour-
geoisie. En p a r t a n t donc des critères qui définissent ce ro-
man, on peut observer la p a r t du r o m a n e s q u e c o m m e dans
1° la narration, 2° l'intrigue (« l'histoire à r a c o n t e r , le récit »),
les anecdotes ou m ê m e la texture psychologique, 3° les per-
sonnages qui agissent, ou m ê m e des consciences éclatées
c o m m e dans le r o m a n moderne, et 4° le « récit imaginaire »,
qui ne soit pas u n « r e p o r t a g e ». Ces éléments de l' « ima-
ginaire » doivent être s t r u c t u r é s à l'intérieur d ' u n e cons-
truction stylistique. Dans ce sens, on peut distinguer les
« légendes » (Birago Diop, B e r n a r d Dadié, J e a n Malonga,
etc.), le « lyrisme » de certains récits c o m m e celui de
Charles Nokan (Le soleil noir point), etc.
Le p r e m i e r r o m a n africain s'est élaboré s u r le modèle du
r o m a n « colonial », et en réaction contre lui. Il s'agissait,
dans le r o m a n colonial, de d o n n e r u n e certaine m a n i è r e
de « voir le nègre », de r é c u p é r e r la « l i t t é r a t u r e exotique »,
soit p o u r la plier aux exigences de l'entreprise coloniale, soit
p o u r l'insérer dans la dialectique d'une q u ê t e des nouvelles
valeurs, susceptibles de p o r t e r ou d'exorciser les angoisses et
les incertitudes dérivées d u rationalisme, du positivisme et de
l'industrialisation naissante. Ce « r o m a n colonial » n'est donc
pas inséparable des anciens mythes du « bon sauvage » que
l'on retrouve dans le r o m a n t i s m e ( C h a t e a u b r i a n d ) . Ni d u
« rousseauïsme », ainsi que de la recherche d ' u n e « p u r e t é
originelle ». E n m ê m e temps, il tente de se c o n s t i t u e r en un
lieu privilégié où se justifient les c o m p o r t e m e n t s et les
attitudes des évangélisateurs et des « civilisateurs », vis-à-vis
de ces « peuples primitifs ».
Le « r o m a n colonial », et la l i t t é r a t u r e coloniale en général,
étaient « racistes ». Ils dévalorisaient les manifestations
culturelles des Noirs, en décrivant s a t i r i q u e m e n t (ou eupho-
r i q u e m e n t ) les rites, les mythes, les attitudes religieuses, en
insistant sur la « primitivité » (au sens le plus hyperbolique),
et en r a p p r o c h a n t les Noirs des « bêtes » de brousse.
D'autre part, le régime léopoldien au Congo belge p a r
exemple, avait institué un système de p r o p a g a n d e politique,
qui s'appuyait également sur les p r o d u c t i o n s littéraires, en
vue d'asseoir la légitimité de l'exploitation, ainsi que de la
violence qui sous-tendait la colonisation et les pillages éco-
nomiques. L'ethnologie naissante viendra au secours de ce
r o m a n colonial, en lui d o n n a n t u n e justification t h é o r i q u e
et sociologique. B a t o u a l a de René M a r a n (1921, et « Prix
C o n c o u r t ») se situe dans cette perspective, malgré u n ton
polémique qui va p r o v o q u e r u n s u r s a u t dans la conscience
des p r e m i e r s écrivains noirs à Paris. E t j u s t e m e n t , la révolte
de M a r a n ne se c o m p r e n d bien que dans cette perspective.
Le r o m a n africain p r o p r e m e n t dit ne n a î t r a que très
tardivement, si l'on excepte le texte de B a k a r y Diallo,
Force-Bonté. Celui-ci s'attache encore à l'exaltation de l'uni-
vers colonial (1925), m ê m e s'il tente de se p o l a r i s e r a u t o u r
d'une certaine « psychologie » qui caractérise les compor-
t e m e n t de l'Africain, dans u n e situation de m u t a t i o n s
culturelles. Le s c h é m a du r o m a n africain en général peut
donc se t r a c e r c o m m e suit :

1° Le p r e m i e r groupe, c h r o n o l o g i q u e m e n t , va s ' a t t a c h e r à
l'exaltation des valeurs africaines, r e p r e n a n t p a r là le
p r o j e t du « r o m a n coloniail », en l ' a d a p t a n t aux recherches
ethnologiques, en c e n t r a n t le récit a u t o u r de la « psycho-
logie » et la « conscience » des africains. R o m a n de nos-
talgie donc, t o u r n é souvent vers l'Afrique pré-coloniale,
d'où surgissent des vieilles traditions, des légendes, 'des
récits h i s t o r i q u e s (souvent épiques). Toutefois ce r o m a n ne
pose q u e très t i m i d e m e n t les p r o b l è m e s soulevés p a r la
colonisation, sinon p o u r dire qu'elle a d é t r u i t l'équilibre
« n a t u r e l » des p r e m i è r e s sociétés africaines.
2° Dans le deuxième groupe, il s'agira s u r t o u t des « conflits
de c u l t u r e » ; ces r o m a n s privilégient les antagonismes
et les tensions e n t r e les deux c o m m u n a u t é s coloniales,
e n t r e les valeurs anciennes et les valeurs m o d e r n e s .
D'où le p r o b l è m e essentiel de la fidélité aux traditions,
ou de l'espoir dans le m o d e r n i s m e , p r o b l è m e qui se résoud,
dans l'ironie a m è r e et d a n s le d é s a b u s e m e n t à travers le
r o m a n c a m e r o u n a i s p a r exemple, ou dans l'agonie et le
n é a n t i s s e m e n t (L'aventure ambiguë, 0 pays ! m o n beau
peuple...)
3° Le troisième groupe s'appuie davantage sur le d r a m e
de la conscience africaine : mais d'une conscience indi-
viduelle, qui cherche sa paix, qui s'entortille dans ses
contradictions, d u fait de la complexité de sa situation,
ou qui éprouve l'impossibilité de se c o n s t r u i r e u n univers
nouveau. Ces r o m a n s se situent également au confluent
des « i n d é p e n d a n c e s africaines », et p o s e n t déjà le pro-
b l è m e de la liberté de l'homme, dans u n système de
mensonge et de déni.
4° le q u a t r i è m e groupe est c o n s t i t u é p r i n c i p a l e m e n t p a r
les r o m a n s de « l'angoisse existentielle », celle-ci provenant,
d'une part, de sa subjectivation totale (intériorisation,
« individuation », au sens de Jung), et d ' a u t r e p a r t , a u
niveau idéologique, s u r t o u t dans la « p r a t i q u e politique ».
L'ancien conflit entre colonisateur et colonisé, se r a m è n e
ici au niveau des pouvoirs politiques (néo-coloniaux,
dictatoriaux) installés d a n s l'Afrique actuelle.

Cependant, il faut dire qu'il est assez malaisé d'homogé-


néiser dans sa t h é m a t i q u e c o m m e dans sa stylistique, le
r o m a n africain en général, et qu'il faut peut-être p r o c é d e r
chronologiquement ( c o m m e nous venons de le faire), afin de
dégager les tendances et de relever son f o n c t i o n n e m e n t réel,
effectif.
Le public m ê m e auquel ce r o m a n s'adresse est resté long-
temps très ambigu. Dans u n p r e m i e r temps, il s'adresse a u
blanc, p o u r lui dire le « fait d u noir ». Ou a u Noir occiden-
talisé, p o u r lui indiquer les voies d ' u n « r e t o u r au pays
natal ». Ceci implique, au niveau de l'écriture même, q u e ce
r o m a n soit essentiellement descriptif, s'il n'est pas simple-
m e n t folklorique. Qu'il chante avec complaisance les « splen-
deurs de l'Afrique traditionnelle », et qu'il n'élabore pas p a r
lui-même u n véritable « dire » littéraire, sinon en s ' a p p u y a n t
davantage sur les techniques de création r o m a n e s q u e p r o p r e
au r o m a n occidental le plus classique : Balzac, Flaubert,
Zola... Dans cette ambiguïté, doit se lire le récit de C a m a r a
Laye dans L'enfant noir. C'est le r o m a n actuel qui, nous
semble-t-il, situe avec plus ou moins d'exactitude, dans la
conscience individuelle, le p r o b l è m e de l ' h o m m e africain, en
t r a n s p o s a n t les conflits et les tensions, non pas dans des
mythologies collectives hypostasiées, mais dans la m a n i è r e
m ê m e de l ' a p p a r a î t r e du sens d u monde, dans l'affirmation
de la dimension idéologique. Langage parfois ésotérique, qu'il
faut « déchiffrer et d é c r y p t e r », mais qui tente de trans-
mettre, à travers les conclusions et les d é c h i r e m e n t s de la
conscience, le message de l'homme.
Dans ce sens, le r o m a n de la p r e m i è r e étape (1930-1960)
peut être perçu dans sa cohérence t h é m a t i q u e . Au départ,
le besoin de r é c u p é r e r le r o m a n colonial, p o u r « rectifier »
l'image du nègre mythique, et « revaloriser les anciennes
cultures africaines i n j u s t e m e n t niées » (Fanon). Ces roman-
ciers sont, p o u r la plupart, des é t u d i a n t s venus faire leurs
études en France : ils se considèrent c o m m e des privilégiés,
et p r e n n e n t la parole au n o m d ' u n peuple africain, qui ne
sait pas parler, p a r c e qu'on lui a retiré la parole. Acceptés
dans les milieux européens, mais réduits parfois au rôle
d' « êtres inférieurs » c o m m e dans P e a u noire, m a s q u e s
blancs de Fanon,, ils t r a n s p o s e n t l'équivoque de leur situation
au niveau du p r o j e t littéraire. E n réalité, il f a u t dire t o u t de
suite que l'itinéraire d u « r o m a n africain » des p r e m i è r e s heu-
res diverge sensiblement d e l'itinéraire de la « n é g r i t u d e »,
celle de Césaire, de Damas, ou celle de Senghor. Le p r e m i e r
r o m a n ne s'inspire pas d i r e c t e m e n t de la révolte, ni celle de la
« Negro Renaissance », ni celle de Légitime défense. Mais
bien d u m o u v e m e n t ethnologique. C'est aussi p o u r q u o i la thé-
m a t i q u e développée est celle qu'exige le public occidental de
l'époque, raison p o u r laquelle la p l u p a r t de ces récits ethno-
logiques et historiques ont été publiés avec la bénédiction
des « amis des noirs ». Souvent m ê m e grâce à la « compré-
hension » de tel ou tel a d m i n i s t r a t e u r colonial, qui pouvait
à 'a r i g u e u r corriger les « m a n u s c r i t s » de l'original africain.
On peut soulever ici la querelle a u t o u r de L'enfant noir de
C a m a r a Laye, qui est bien significative. Ce qui va caractériser
ces r o m a n s :
— ce sont des récits descriptifs, qui décrivent l'orga-
nisation politique, militaire, sociale des anciens royaumes.
Ils sont pleins d'anecdotes ou d'épisodes historiques, réels
ou imaginés, r a p p o r t é s p a r les « griots » et les « conteurs ».
Toutefois, la p a r t de l'imaginaire est souvent réduite.
— ces r o m a n s ne c o m p o r t e n t pas souvent d'intrigue
c o m m e dans l'exemple de L'enfant noir ; s'il y existe u n per-
sonnage central, celui-ci n ' i m p l i q u e pas de c a r a c t è r e psycho-
logique m a r q u é . D'ailleurs, à cette t h é m a t i q u e historique, il
faut a j o u t e r aussi u n e dimension a u t o b i o g r a p h i q u e (Karim,
Afrique nous t'ignorons, L'enfant noir, etc.) qui p e r m e t aux
auteurs, soit de r e m é m o r e r leur enfance dans les villages
africains, c o m m e c'est le cas d e s r o m a n s q u e nous venons
d ' é n u m é r e r . Soit de r e t r a c e r leur insertion d a n s les métro-
poles e u r o p é e n n e s : Clirnbié, Mirages de Paris, Kocoumbo,
l ' é t u d i a n t noir, et m ê m e Le docker noir...
— r o m a n s historiques, ils s ' a t t a c h e n t s u r t o u t à l'exaltation
des « héros » de la résistance. C'est peut-être à travers eux
que l'on p e u t lire une certaine révolte, dans la m e s u r e où ils
signifient la dignité de l ' h o m m e africain, o ù ils p r é s a g e n t
la révolte future. E t p o u r a u t a n t qu'ils se sont opposés à la
p é n é t r a t i o n coloniale, au n o m de la g r a n d e u r de l'homme.
Doguicimi de Paul H a z o u m é reste u n exemple réussi de cette
histoire africaine.
— il f a u t p a r l e r également des r o m a n s dits « initiatiques »,
qui se situent à la t r a n s i t i o n des deux univers : l'univers afri-
cain traditionnel, et l'univers technologique a p p o r t é p a r la
colonisation. « Initiatiques », ils c o n s t i t u e n t une manière
d ' i n t r o d u i r e l'africain à la c o m p r é h e n s i o n et à l'acceptation
d ' u n m o n d e m a r q u é p a r le c h r i s t i a n i s m e et la technologie.
Mais aussi, en essayant d'établir u n e sorte de p r o p é d e u t i q u e ,
qui abolisse les conflits psychologiques dans la d e s t r u c t i o n
d u m o n d e traditionnel, en p a s s a n t de la société orale à la
société écrite. De l'ouverture que p e r m e t t a i t l'oralité, aux
limitations de disciplines et à la f e r m e t u r e du discours scien-
tifique qu'exige l'écriture. De telle sorte que ces r o m a n s
s ' a t t a c h e n t à la description des m œ u r s , d ' o ù l e u r dimension
nostalgique. Avec cette nette impression que le m o n d e
traditionnel est à jamais révolu. Malgré une certaine ré-
volte implicite, il reste le p r o b l è m e essentiel de l'insertion
de l'africain dans u n m o n d e « m o d e r n e », et celui des conflits
qui en découlent, sans que ceux-ci soient posés au niveau
p u r e m e n t idéologique : M à i m o u n a et Nini d'Abdoulaye Sadji,
Cœur d'Aryenne de Jean Malonga. A travers les conflits des
mariages mixtes (Cœur d'Aryenne, Nini, L'aventure ambiguë,
0 pays m o n beau peuple, Le docker noir) se lit l'impossibilité
de conciliation entre les deux « cultures ». Le refus d'une
conscience qui r e t r o u v e r a i t sa paix dans des prétextes de
sécurisation.
Du point de vue de la technique r o m a n e s q u e , on p e u t
r e m a r q u e r que les personnages ne sont pas individualisés,
que leur psychologie reste sommaire. D'ailleurs ces récits se
t e r m i n e n t souvent p a r la m o r t du héros et la m o r t la plus
violente, suicide ou assassinat, parfois suivi de la d e s t r u c t i o n
des corps comme dans 0 pays m o n beau peuple. Le désespoir
peut a b o u t i r également dans u n e sorte de m o r t spirituelle
(Nini, Maïmouna, et m ê m e L'enfant noir), dans la m e s u r e
où le personnage est a r r a c h é b r u t a l e m e n t aux rêves de son
enfance, et rejeté dans u n m o n d e qui ne le r e c o n n a î t pas
( c o m m e M a ï m o u n a au marché). Il ne reste plus à ces « h é r o s
mutilés et détruits » que l'évasion, la fuite d a n s l'imaginaire,
ce qui est aussi une manière de mort. D'autre part, il f a u t
n o t e r que ces héros sont t o u j o u r s des « h o m m e s du peuple »,
ou des jeunes à peine scolarisés, alors que le r o m a n actuel
privilégie les « intellectuels et les universitaires ». Ils sont
sans grande instruction, ils ne p o s e n t pas des p r o b l è m e s
métaphysiques tautologiques, à p a r t peut-être L'aventure
ambiguë. H o m m e s d u peuple, ils vivent le d r a m e qui est en
fait le reflet d'une manière de « conscience collective », qui
ne s'élève pas encore au niveau des mythes. C'est p o u r q u o i
ces héros ne semblent pas « situés », installés, ou plus
précisément, « enracinés », p o u r utiliser u n t e r m e très
connoté dans la poésie africaine. Ils n ' a p p a r t i e n n e n t ni à la
tradition, ni au modernisme, ils sont dans u n e sorte de
no man's land p a r t i c u l i è r e m e n t spirituel. Le fait de n ' a p p a r -
tenir à aucun m o n d e ne fait que r e n f o r c e r leur désem-
p a r e m e n t , et les t r a n s f o r m e ainsi en des personnages
désincarnés, sans u n destin déterminé, sauf peut-être celui
de se débattre et de mourir, tragiquement, violemment.
Cependant, dans cette m ê m e étape, il faut distinguer aussi
le récit de la révolte, caractérisé essentiellement p a r le r o m a n
camerounais (Oyono et Beti). Celui-ci, dans ses caractéris-
tiques techniques, s ' a p p a r e n t e au s c h é m a que nous venons
de tracer. Mais il ajoute souvent à ce m o d e de désespoir,
une ironie m o r d a n t e , qui ne constitue p a s t o u j o u r s u n
exutoire à l'angoisse des personnages. Le rire ici, c o m m e
moyen c a t h a r t i q u e de neutraliser le tragique, n'abolit pas ce
t r a g i q u e en lui-même. E t c'est sans doute p a r ce rire, que
l'on s'aperçoit de l'ambiguïté existentielle de l'Africain
déraciné.
Les bouts de bois de Dieu constitue u n exemple à p a r t :
ici la révolte devient l'élément m o t e u r , la d y n a m i q u e de
l'action sociale. Le p e r s o n n a g e principal est ici le peuple. Et
dans la m e s u r e où ce peuple p r e n d conscience de ce qu'il
peut c o n s t i t u e r c o m m e force ( h o m m e s , femmes et enfants,
tous unis dans u n e action c o m m u n e ) , il réussit à chan-
ger ses « conditions d'existence ». Dans ce r o m a n de reven-
dication et de libération, la solution n'est pas définitive.
Du moins S e m b e n e O u s m a n e entrevoit-il la voie de cette libé-
r a t i o n totale des consciences enchaînées. La m o r t , dans ce
r o m a n , est ritualisée : il y a des m a r t y r s , qui sont perçus
c o m m e tels, et qui d é t e r m i n e n t les actes des survivants.
La conception de l'histoire (de l'historicité en général)
annonce d ' a u t r e s luttes et d ' a u t r e s espoirs. Même c o n t r e les
m o n s t r e s les plus a c h a r n é s et les plus déchaînés de la colo-
nisation, le nègre d é m u n i pouvait o p p o s e r la résistance, et
e s p é r e r o r i e n t e r lui-même son p r o p r e destin. Le r o m a n de
Sembene O u s m a n e est c e r t a i n e m e n t à r e p r e n d r e . Il consti-
tuerait ainsi le p a r a d i g m e mythologique de cette lutte qui
libère l ' h o m m e écrasé, lequel se dresse p o u r r e v e n d i q u e r sa
liberté. N o n pas p a r c e qu'il est noir, mais t o u t s i m p l e m e n t
p a r c e qu'il est h o m m e , que les conditions de vie qui lui
sont imposées ne lui p e r m e t t e n t pas de vivre. Et qu'il ne lui
était plus possible de respirer, c o m m e dit Fanon.
Cependant, p o u r cette p r e m i è r e étape du r o m a n africain,
nous n'alilons pas d o n n e r b e a u c o u p de textes. Les anthologies
c o m m e celle de Sainville, celle de Kesteloot, et m ê m e l'ou-
vrage de N a n t e t ou celui d'Eliet f o u r n i s s e n t s u f f i s a m m e n t
de textes. Le lecteur v o u d r a bien s'y référer, s'il ne p e u t
o b t e n i r ces textes eux-mêmes.

1. MONGO B E T I (1932)

De son véritable n o m Alexandre Biyidi, Mongo Beti (qui


signera son p r e m i e r r o m a n Ville cruelle du p s e u d o n y m e de
Eza Boto) est né à Mbalmayo, près de Yaoundé, dans u n e
région f o r t e m e n t influencée p a r la colonisation allemande.
Elle en garde des vestiges dans son pidgin, m ê m e si le fran-
çais d e m e u r e encore la langue de contact. Elevé d a n s une
famille catholique, il ne r é u s s i t c e p e n d a n t pas à t e r m i n e r ses
études : son esprit espiègle et f r o n d e u r l'en fait exclure à
l'âge de quatorze ans, et il ira travailler dans la p l a n t a t i o n
familiale, à la c u l t u r e du cacao ( c o m m e d a n s Ville cruelle).
Cependant, c'est p a r des efforts p e r s o n n e l s de véritable
a u t o d i d a c t e qu'il s'adonne aux études, et qu'il parvient à
o b t e n i r son b a c c a l a u r é a t à dix-neuf ans. Ayant p u bénéficier
d'une bourse p o u r la France, il d é b a r q u e à Aix-en-Provence
qui l'accueille sans doute avec chaleur. C'est d a n s ce climat
qu'il rédige son récit Ville cruelle publié i m m é d i a t e m e n t p a r
« Présence africaine ». Il t e r m i n e sa licence de lettres à
Paris (Sorbonne), et il a u r a eu le t e m p s de p r o d u i r e les meil-
leures de ses p r o d u c t i o n s littéraires : Le pauvre Christ de
B o m b a ( R o b e r t L a f f o n t , 1956), Mission t e r m i n é e (Corrêa-
Buchet-Chastel, 1957), Le Roi miraculé (Corrêa-Buchet-
Chastel, 1958).
E n fait, au-delà d'une sorte de révolte qui le relie à Oyono,
au-delà d'une critique impitoyable d u système colonial qui
neutralise t o u t p r o j e t humain, au-delà des i n c o m p r é h e n s i o n s
parfois tragiques ( s u r t o u t en m a t i è r e de religion c o m m e
dans Le Roi miraculé) entre l'univers de l'Afrique tradition-
nelle et le christianisme, se perçoit u n e d i m e n s i o n didactique
évidente. Une volonté de m o n t r e r aux deux c o m m u n a u t é s
le vrai sens de l'humain, cette foi généreuse q u ' u n m o n d e
à c o n s t r u i r e ensemble est encore possible, par-delà, les pré-
tentions et les préjugés de races. C'est sans doute p o u r cela
que les r o m a n s de Mongo Beti r e s t e n t encore très proches
de nous. Son récit, R e m e m b e r Ruben, t e n t e de r e t r a c e r les
souffrances mal tues, e n d u r é e s p a r son peuple d u r a n t cette
période héroïque o ù a surgi l'image de R u b e n U m N'Yobé, et
sa lutte p o u r la liberté de l'homme. A cause peut-être de
ce p r o j e t précis, semble-t-il, les textes de Mongo Beti por-
tent les traces d ' u n e critique sévère de t o u t système qui ne
reconnaît pas l'homme. La suite p o r t e r a le titre significatif
de La ruine p r e s q u e cocasse d ' u n polichinelle (éd. Peuples
noirs, 1979).

PANIQUE AU VILLAGE

Il courait toujours, ou presque. Il r e g a r d a a t t e n t i v e m e n t


a u t o u r de lui. Il s c r u t a 'le sentier, essayant de se situer e n t r e
la grand-route et le fleuve. Tiens ! il venait de faire plus de
la moitié d u c h e m i n sans s'en r e n d r e compte. Cette mauvaise
manie de penser t o u j o u r s à d ' a u t r e s choses q u ' à ce qu'il fait...
La lune avait disparu ; les ténèbres étaient denses. Le
firmament était p a r s e m é d'étoiles qui scintillaient : a u moins,
il ne pleuvrait plus.
C'était heureux qu'il n'y eût plus de clair de lune ; quel-
qu'un qui l'aurait r e n c o n t r é l'aurait peut-être reconnu. Il ne
désirait p a r l e r à personne.
Des chimpanzés h u r l è r e n t au loin en s ' a c c o m p a g n a n t d ' u n
b r u i t semblable à celui du t a m b o u r . Bon Dieu ! qui m e d i r a
jamais c o m m e n t ils réussissent à p r o d u i r e ce b r u i t étrange ?
songea-t-il. Qui m e le dira jamais ? Certains p r é t e n d e n t que
c'est en f r a p p a n t des poings sur les c o n t r e f o r t s des grands
arbres. Mais les contreforts, m ê m e ceux des grands arbres, se
t r o u v e n t t o u j o u r s à p e u près à ras du sol ; et qui ignore que
la n u i t les chimpanzés s'installent au s o m m e t des arbres p o u r
d o r m i r ? Est-ce q u ' u n c h i m p a n z é p o u r r a i t j a m a i s descendre
la n u i t d u s o m m e t d ' a r b r e où il s'est calé p o u r b a t t r e sur les
c o n t r e f o r t s ? Qui me dira avec quoi ils font ce bruit-là ? Peut-
ê t r e en se f r a p p a n t la poitrine c o m m e disent encore d ' a u t r e s ?
Faut-il que l e u r t h o r a x soit fort et qu'il raisonne... Les chim-
panzés h u r l a i e n t t o u j o u r s en s ' a c c o m p a g n a n t d u m ê m e b r u i t
hailetant et s o u r d c o m m e le b a t t e m e n t d ' u n t a m b o u r : il
c o m p r i t que q u a t r e ou cinq heures le séparaient encore de
l'aube. Il devait se d é p ê c h e r s'il ne voulait pas être vu avec
le cadavre. Il devait faire vite s'il ne voulait pas ê t r e vu...
Il s e r r a i t sous le b r a s un p a q u e t de v ê t e m e n t s de rechange :
les a u t r e s étaient trop souillés ; il ne p o u r r a i t pas se m o n t r e r
en public dedans sans a t t i r e r l'attention s u r lui. Il se chan-
gerait q u a n d il a u r a i t fini. Ouais ! p o u r v u qu'il ne soit rien
arrivé au cadavre. Quelle idée !... est-ce qu'il p o u r r a i t lui
a r r i v e r quoi que ce soit ?
H p e n s a t o u t à coup à Odilia et lui revint cet étrange senti-
m e n t de p a r e n t é et de complicité. Il c o u r a i t t o u j o u r s ou
presque... Jil t r a n s p i r a i t : il lui semblait qu'en m ê m e t e m p s
qu'il avait pensé à Odilia, il avait traversé u n e zone d ' a i r
c h a u d ; p e n d a n t un instant, son c œ u r en avait b a t t u plus
rapidement.
Il d é b o u c h a devant le fleuve au-dessus duquel se tenait la
nuit immobile. Il s a u t a dans la longue pirogue qu'il avait
utilisée t a n t ô t et s'éloigna à c o u p s de pagaie précipités.
Pourvu qu'il ne soit rien arrivé au cadavre. Qu'est-ce qui
pouvait donc lui arriver ? P o u r q u o i n'avait-il j a m a i s de
chance, lui B a n d a ? Il avait j u r é de sauver u n h o m m e coûte
que coûte ; et cet h o m m e était m o r t plus vite que s'il ne
l'avait pas juré. Peut-être qu'il a u r a i t mieux fait de ne pas
j u r e r ? Quelqu'un ou quelque chose semblait p r e n d r e plaisir
à c o n t r e c a r r e r tous ses p r o j e t s les mieux étudiés. Si l'on était
au c o u r a n t de t o u t ceci à Bamila, qu'est-ce que ne diraient
pas les vieux » « ... Est-ce que tu ignores que t o u t Bamila t'en
veut ?... Est-ce que t o u t u n village c o m m e Bamila p e u t t'en
voulloir sans raison ? » Qu'est-ce que ça signifie, tout Ba-
milla ?... Vingt ou t r e n t e vieillards ?... Ouais ! qu'est-ce qu'il
fait de tous les a u t r e s ?... Des f e m m e s c o m m e Sabina,
Régina.. et elles sont des centaines ! Qu'est-ce qu'il en fait,
je m e d e m a n d e ? C'est vrai que lui et moi, nous parlons des
langages différents.
Si on était a u c o u r a n t de t o u t ceci à Bamila que ne diraient
pas les vieililards ? Et qu'il était m a u d i t et qu'il serait tou-
jous u n p r o p r e à rien... Si seulement il avait pu vendre son
cacao, il se serait marié ; il a u r a i t ainsi prouvé à ses oncles,
aux vieux, q u ' o n p e u t se c o n d u i r e c o m m e lui et r é u s s i r q u a n d
même. Au fait est-ce que c'était possible ? est-ce qu'on pouvait
se conduire c o m m e lui et r é u s s i r q u a n d m ê m e ?...
Et dire qu'il a u r a i t suffi d ' u n petit m o t du contrôleur... Il
a u r a i t pu dire p a r exemple : « Bon cacao... » et ça a u r a i t vrai-
m e n t suffi. Lui, Banda, serait allé t r o u v e r M. Pallogakis. Il lui
aurait d e m a n d é — en français — : « combien donnez-vous
p o u r un kilo ? soixante francs ?... Très bien ! » Tandis que
M. Pallogakis a u r a i t été en t r a i n de faire les calculs il les
aurait faits aussi de son côté, j u s t e p o u r lui m o n t r e r à ce
Pallogakis, qu'ill n'était pas u n pauvre couillon de sauvage et
qu'il devrait renoncer à t e n t e r de le voler. Il a u r a i t contrôlé
lui-même les opérations de pesée et vérifié les r é s u l t a t s : ce
M. Pallogakis avait des façons bizarres, trop expéditives, de
m a n œ u v r e r sa romaine. Bon Dieu ! à quoi pensait-il encore ?...
Non, ce n'était pas de sa faute si K o u m é était m o r t . Ce
garçon-,là avait t o u t s i m p l e m e n t trop d ' a m o u r - p r o p r e ; il ne
supportait pas de se laisser guider. Il avait voulu m a r c h e r
sur la passerdl'le tout seul, sans bruit, j u s t e p o u r dire que lui
on ne le guidait pas. Pauvre garçon !... P o u r être u n dur, il
était un dur, le frère d'Odilia, u n vrai dur... Mais à qui la
faute s'il était m o r t ?... B a n d a é p r o u v a i t q u a n d m ê m e un
douloureux s e n t i m e n t de culpabilité.
La pirogue crissa et grinça sur le sable. Il profita de la
secousse qui le lança vers l'avant p o u r b o n d i r hors de la
pirogue. Il ne cesserait j a m a i s de p e n s e r à une chose p e n d a n t
qu'il en fait une autre... Il ne p e r d r a i t j a m a i s cette manie-là...
(Ville cruelle, pp. 98-99).

UNE BARBARE I N H U M A N I T E

Un troisième h o m m e que Mor-Zamba n'avait pas a p e r ç u


jusque-là et qui venait peut-être d'une pièce voisine, déploya
de vieux journaux, les froissa et les e n t a s s a s u r le sol au-
dessous du supplicié, les a r r o s a d'essence (ou, peut-être
plutôt, de gas-oil) et y mit le feu en f r o t t a n t u n e allumette,
comme si le supplicié avait été u n e antilope d o n t on eût
voulu griller le poill avant de l'écorcher ou de la dépecer.
Mais le supplicié était u n h o m m e vivant, n o n le cadavre d ' u n
animal, c o m m e Mor-Zamba ne t a r d a p a s à s'en r e n d r e
compte. Pendant quelques instants qui lui p a r u r e n t une
éternité, l'homme, dévoré de flammes, cria, se tortilla, se
convulsa, se contorsionna avec des spasmes si furieux q u e
Mor-Zamba, ne pouvant plus s u p p o r t e r ce spectacle, dut
f e r m e r les yeux. Mais il était incapable de se b o u c h e r les
oreilles, il d u t donc subir les p r o t e s t a t i o n s de d o u l e u r du
supplicié.
D'abord, dit-il, le supplicié, surpris sans doute p a r la nou-
veauté du t r a i t e m e n t qu'on lui infligeait, poussa des
h u r l e m e n t s de souffrance mêlée d'épouvante ; puis, il émit
une sorte de terrible b a r r i s s e m e n t , r a p p e l a n t la plainte d u
porc q u ' o n égorge, avant que le sang jaillisse et étouffe la
bête dans u n râle gras ; enfin, u n e fois les flammes éteintes,
le supplicié, r o m p u de sanglots a t t e n d r i s s a n t s c o m m e ceux
d ' u n j e u n e garçon qui vient de s u b i r l'épreuve de la circon-
cision, p l e u r a toutes les l a r m e s de son corps, reniflant,
d é f é q u a n t b r u y a m m e n t s u r le ciment, i m p l o r a n t merci en
psalmodiant.
R a m e n é plus m o r t que vif d a n s sa cellule, s ' a t t e n d a n t d'une
h e u r e à l ' a u t r e à ê t r e e m m e n é d a n s la salle de t o r t u r e s et à
cuire au milieu des flammes, a n é a n t i déjà p a r u n e souffrance
qu'il n'avait pas encore endurée, il se distrayait de cette
angoisse i n s u p p o r t a b l e en s ' i n t e r r o g e a n t sans répit, en
s ' é v e r t u a n t à c o m p r e n d r e c o m m e les m o r i b o n d s d o n t on dit
qu'ils revoient toute l e u r vie quelques secondes avant de
r e n d r e l'âme.
Quel pouvait bien ê t r e l'enjeu de telles atrocités ? Etait-ce
bien encore, p o u r les uns, de s u b s t i t u e r R u b e n au gouverneur,
et, p o u r les autres, de s ' o p p o s e r p a r tous les moyens à ce
c h a n g e m e n t ? Ce jour-là, p o u r la p r e m i è r e fois, Mor-Zamba
p r e s s e n t i t que le c o m b a t engagé p a r R u b e n ne visait pas
s e u l e m e n t à l'émancipation politique, ni m ê m e seulement
à la r é c u p é r a t i o n des richesses nationales mais peut-être
s u r t o u t , au-delà, à des fins que nous m e t t r i o n s longtemps à
atteindre. Sinon c o m m e n t expliquer la h a r g n e redoublée,
la férocité, la b a r b a r e i n h u m a n i t é de l'adversaire ?
Qui avait bien p u le d o n n e r ? La question n'avait a u c u n
sens ; chacun, à Kola-Kola, connaissait son double exploit :
il avait libéré R u b e n en t u a n t u n Saringala, deux h a u t s faits
qui étaient à l'origine de sa r é p u t a t i o n d ' h é r o ï s m e dans le
faubourg, h o n o r é e souvent p a r la suite dans les accrochages
avec les m a m e l o u k s et les Saringalas. N ' i m p o r t e qui, u n e
fille p a r exemple, pouvait l'avoir raconté à un m a m e l o u k sur
l'oreiller, ou plus s i m p l e m e n t p a r i n a d v e r t a n c e ou hâblerie.
E t le policier, après avoir p o r t é longtemps son lourd secret,
pouvait avoir décidé t o u t à coup, p a r zèle o u p o u r o b t e n i r
u n e prime, qu'il était t e m p s qu'il se soulage dans le giron
d ' u n supérieur. Mais il nierait j u s q u ' a u bout, avec d ' a u t a n t
plus de sérénité d é s o r m a i s qu'il était a s s u r é que, p o u r
n'avoir pas assisté à la scène, le m a m e l o u k avec qui on le
c o n f r o n t e r a i t , m a r q u e r a i t des hésitations tôt ou tard, m ê m e
s'il avait c o m m e n c é p a r bluffer en étalant son a p l o m b ; il y
a u r a i t des variations dans son récit, il se couperait, il
s'embrouillerait.
( R e m e m b e r Ruben, pp. 256-257).

2. BIRAGO DIOP,

Les contes d'Amadou K o u m b a , Paris, Fasquelle, 1947.


Les Nouveaux contes d'Amadou K o u m b a , Paris, Présence
africaine, 1958.
Les contes et Lavanes, Paris, Présence africaine, 1963.
Leurres et lueurs (poèmes), Paris, Présence africaine, 1960.
Tous contes faits (récit autobiographique), Dakar, Awa,
n u m é r o s 7 et 8, 1966.
L'os de Mor Lam ( a d a p t a t i o n théâtrale), Dakar, N.E.A.,
1977.
La plume raboutée, Dakar, N.E.A., 1978.
Rebrousse-temps (Mémoires Il), Paris, Présence africaine,
1982.

Il est né à Dakar, le 11 d é c e m b r e 1906. Très tôt, il est


orphelin de père. Il sera élevé p a r sa m è r e et ses frères
dans la j e u n e capitale de la F é d é r a t i o n de l'Afrique de
l'Ouest française. C'est sous l'impulsion de l'un de ceux-ci,
qu'il s'orientera vers l'écriture, et vers les études de méde-
cine, qui le c o n d u i r o n t à l'école vétérinaire de Toulouse.
Il f r é q u e n t e l'école coranique c o m m e tous les e n f a n t s
wolof, au milieu des m a r a b o u t s toucouleurs. Ce qui explique
qu'il ne c o m m e n c e r a son école p r i m a i r e q u e bien tard, à
dix ans. Quelques années au lycée Faidherbe de Saint-Louis
le situent r é s o l u m e n t dans une t r a d i t i o n très r o m a n t i q u e des
littératures françaises. La m é t r i q u e classique, les alexandrins
et les sonnets qui s ' e n t r e c h o q u e n t dans Leurres et lueurs
trouvent là leur origine. E n m ê m e temps, il est très tôt mis
en contact avec les ethnologues c o m m e Hardy, Guillot, et
s u r t o u t les écrivains africanistes de l'époque : Amadou
Mapaté Diagne, René Maran.
En n o v e m b r e 1933, médecin vétérinaire, il s'inscrit à
l'Institut d'études vétérinaires exotiques de Paris. Il e n t r e
dans les cercles des initiateurs de la « n é g r i t u d e », à u n
m o m e n t où tout le m o n d e noir de Paris est encore sous
l'emprise de Légitime défense et de la Revue d u Monde noir.
Les œuvres des « culturalistes » connus c o m m e Delafosse
et Frobenius, c o m m e n t é e s à l'intérieur du groupe de
l ' E t u d i a n t noir, achèvent de le d é t e r m i n e r à l'écriture litté-
raire.
C'est s u r t o u t à son r e t o u r en Afrique, dans ses longues
tournées dans la « b r o u s s e » paysanne, qu'il vit en plein dans
les traditions et les significations profondes des légendes,
des contes, des récits de l'Afrique éternelle. Dans ses re-
lations, il c o m p t e u n griot de sa famille, A m a d o u K o u m b a
Ngom, un vieillard versé dans l'art de la parole, u n savant
à sa manière de toutes les connaissances du m o n d e et de sa
terre ancestrale. A leur r e n c o n t r e providentielle, ce K o u m b a
a déjà dépassé la soixantaine. Cet itinéraire est bien tracé
dans l'étude de N y e m b w e Tshikumambila.
Si une p a r t i e des contes de Birago Diop p r o v i e n n e n t de
ces rencontres, il faut dire c e p e n d a n t q u ' u n e i m p o r t a n t e
p a r t est due à l'esprit d'observation, aux talents d'écrivains
de Diop lui-même. D'origines diverses, ces contes suivent le
m o u v e m e n t de ses pérégrinations. Les principes de la
« négritude » n a i s s a n t e p e r m e t t e n t de leur d o n n e r une
audience plus é t e n d u e encore, dans les milieux occidentaux.
La p r e m i è r e anthologie de Senghor, Les plus beaux écrits de
l'Union française, et b i e n t ô t le n u m é r o inaugural de la revue
Présence africaine (1947), ou l'Anthologie de la nouvelle poé-
sie nègre et malgache (1948) a c c o r d e n t une place p r é é m i n e n t e
aux contes de Birago Diop.
Après avoir p a r c o u r u toute l'Afrique de l'Ouest, tout
l'ancien S o u d a n français, Birago Diop s'installe à Dakar. Il y
connaît d é s o r m a i s la gloire d'une r e n o m m é e littéraire
incontestable. Après une brève carrière d i p l o m a t i q u e en
Tunisie, lors de l'indépendance du Sénégal, il ouvre une
clinique vétérinaire à Dakar.
Il est revenu aux lettres, avec des m é m o i r e s autobiogra-
phique, d a n s La plume- raboutée, et r é c e m m e n t , dans
Rebrousse-temps.
L'œuvre de Birago Diop reste un m o n u m e n t des littéra-
tures africaines, u n témoignage et un message poétique
i m p o r t a n t . M o h a m a d o u K a n e lui a consacré l'essentiel de sa
m é t h o d e de critique littéraire.

A REBROUSSE-TEMPS

Dès la sortie de Bobo-Dioulasso, le rail et la piste


c o m m e n ç a i e n t à s'entrelacer, faisant des n œ u d s à l'entrée
ou à la sortie des haltes et des gares — que j ' a p p r e n d r a i à
c o n n a î t r e et à é n u m é r e r lors d e m e s f u t u r e s navettes entre
le N o r d et le Centre. Avant d e voir que la voie ferrée et
la r o u t e s'écartaient l'une de l'autre, e n t r e Bouaké et Abid-
jan, parfois d'une b o n n e c i n q u a n t a i n e de kilomètres.
P e n d a n t que le c r é p u s c u l e e s t o m p a i t au loin la falaise de
Banfora, qui arrivait à la r e n c o n t r e d u train, et que celui-ci
haletait déjà dès le début de sa proche et longue course,
me r e m o n t a i e n t en m é m o i r e les n o m s des ex-futurs c h e m i n s
de fer de l'A.O.F. de m a géographie d'enfant. Ils commen-
çaient p a r les p r e m i è r e s lettres de l'alphabet « coefficien-
tées » de l? lettre N. Ils devaient f o r m e r « idéalement »
un filet, p e n d u p a r la corde p a r t a n t d'Alger à Gao, et qui
serait la T r a n s s a h a r i e n n e . L'Abidjan-Niger, qui n'en était
q u ' a u tronçon Abidjan, Dimbokro, Toumodi, Bouaké. Le
Bénin-Niger avec ses q u a t r e gares : Cotonou, Alada, Abo-
mey, Savé. Que b a t t a i t d'une gare le Conakry-Niger avec :
Conakry, Kindia, Mamou, Kouroussa, Kankan. Enfin la cor-
delette m a j e u r e , le Dakar-Niger, qui était la seule voie à
avoir son t e r m i n u s sur la rive du G r a n d Fleuve à Koulikoro
en reliant Thiès à Kayes.
C'est en r e m o n t a n t la piste, q u e l q u e s j o u r s après ce
p r e m i e r voyage en c h e m i n de fer, que je découvrirai les
agglomérations traversées cette nuit-là. J'allais moins rapi-
dement, parce que maître de mon temps et de mon moyen
de locomotion. Et surtout, je serai moins endormi que je
ne lavais été dès la «frontière» franchie à Niangaloko,
après Dassarimana, Noumoudara, Moussabougou, Toussia-
na, Nafora et Soubakaniédougou. Les villages les plus
importants, en marchés et en bétail, étaient les villages de
Ouangolo, Sinématiali (avec son pont métallique), Ferkés-
sédougou, d'où partait la route sur Korogho, Odienné et la
Guinée. Après Badikaha et Tafiré, je m'étais réveillé à
Katiola, au milieu d'un arrêt plus long sans doute. Encore
un court arrêt à Langhabourou et ce fut Bouaké, à quatre
heures et quelques minutes, et la fin du voyage.
En gare de Bouaké m'attendaient le grand ami Boubacar
Diop et le comité d'accueil du Service de l'Elevage, composé
de Diallo Noumouké le vétérinaire-chef de la circonscription,
Aka le secrétaire de la direction, et Alouko le chauffeur.
Diallo Noumouké, chef de la circonscription d'Elevage
était grand, mince, racé comme un Peul foutanké qu'il
était; mais au teint moins clair, bruni sans doute par ses
années de vétérinaire en brousse. Paul Aka était fin et
déférent, faisant jeune et mûr à la fois, jeune d'aspect, mûr
dans son travail. Je le découvrirai le peu de temps que nous
vivrons ensemble, par périodes courtes et entrecoupées.
Agréable de compagnie, curieux de savoir, compétent et
serviable, et d'une efficacité exemplaire. Je le trouverai
souvent sur la marche du wagon, dans mes navettes en
chemin de fer entre Abidjan et Bobo-Dioulasso, avec à la
main le courrier à signer entre deux sifflets de la locomo-
tive. Alouko, d'une taille de Pygmée, vif et plein d'astuces,
bricoleur, dont j'apprendrait très vite l'endurance. Ce petit
bout d'homme, qui s'était enfui, comme nombre de ses
compatriotes de l'est du Territoire, en 1940, au Ghana, avait
fait la guerre avec les troupes britanniques en Extrême-
Orient et avait enduré l'enfer de Mandalay. Avec notre
camionnette lancée à quatre-vingt-quinze kilomètres à
l'heure (il l'avait calculé), il occira maintes fois les pintades
et les perdreaux rassemblés sur les pistes du Nord pour
« palabrer » ou sécher leur plumage mouillé par la rosée du
matin.
Mon nouveau personnel venait de faire officiellement
connaissance avec mon plus-que-frère, mon plus vieux et
mon plus fidèle ami.
Comme en ce lointain matin d'août 1934, à mon premier
retour de France, sur les quais du port de Dakar, M'Baye
était venu m'accueillir sur le quai d'une gare en pays
inconnu. De Bouaké, durant les années de l'Occupation, il
m'avait expédié régulièrement des colis de café, dont la
vente à la campagne nous avait aidés à améliorer l'ordinaire
de ce temps des restrictions.
C o m m e je m ' e n apercevrai au lever du jour, le q u a r t i e r
commercial et a d m i n i s t r a t i f n ' é t a i t pas bien étendu, ni éloi-
gné de la gare. Mon maigre bagage r é c u p é r é et e m b a r q u é
d a n s la c a m i o n n e t t e du Service, nous avions laissé p a r t i r
le trio d'accueil avec celle-ci. P o u r m e d é g o u r d i r les jambes,
ainsi que je le fais à c h a q u e fois que je descends d'un train,
nous allâmes à pied j u s q u ' à la m a i s o n de m o n guide. E n
é v o q u a n t le passé r é c e n t et lointain. Mon c o m p a g n o n
m ' i n d i q u a i t de t e m p s à a u t r e les endroits où nous passions.
Alouko connaissait les Contributions Directes. Il y avait
déposé m a valise — qui contenait quelques effets et m o n
nécessaire de toilette. Le boy-gardien était « r e t o u r n é » à
son sommeil q u a n d nous a r r i v â m e s à la maison. Redevenu
célibataire et p o u r ne pas t r o u b l e r son personnel domes-
tique réduit, j u s q u e après l'heure du marché, au boy-
gardien, B a b a c a r s ' a p p r ê t a i t à p r é p a r e r le p e t i t déjeuner.
Je lui fis savoir que, p o u r m a p a r t , u n verre d'eau fraîche
me suffirait en guise de collation. A défaut d e « p a n n e » de
couscous a u poisson. Que j'étais s û r de ne pas t r o u v e r d a n s
son réfrigérateur. Puisque, avais-je a j o u t é p o u r le taquiner,
il ne mangeait t o u j o u r s que « t o u b a b ». « E h bien, à midi
tu a u r a s du ri7 au poisson, puisque tu ne manges t o u j o u r s
que « wolof », q u a n d t u le peux », avait-il rétorqué. Et
j ' a u r a i m o n riz au poisson sénégalais à midi.
A l ' o u v e r t u r e des b u r e a u x il m'avait a c c o m p a g n é au
Service de l'Elevage. Une g r a n d e « concession » ( p a r m i
d ' a u t r e s de m ê m e s dimensions, f o r m a n t cité) avec des clô-
tures de magnifiques l a n t a n a s (le thé de Gambie, ou soun-
f o u r o u au S o u d a n ) f o r m a n t d'épaisses haies. Des b â t i m e n t s
coquets en rez-de-chaussée : logement et services avec
d é p e n d a n c e s . Et u n e case de passage située s u r le b o r d de
la route. Dans la cour, u n tapis de v e r d u r e où le gazon
était r e m p l a c é p a r endroits p a r des « m o q u e t t e s » de bio-
p h i i o n africanus, la plante la plus « sensible » p a r m i les
plantes. Je m ' e n apercevrai. Rien qu'en c a r e s s a n t u n e
simple feuille, toute u n e é t e n d u e de la m o q u e t t e s'inclinait,
c o m m e flétrie p a r quelque souffle méphitique.
J ' e m m é n a g e a i r a p i d e m e n t , tel u n locataire provisoire.
(A rebrousse-temps, pp. 118-121)

3. CAMARA LAYE (de son n o m LAYE Camara, 1928-1980).

Le r o m a n capital de C a m a r a Laye, L'enfant noir, a été


l o n g t e m p s considéré dans la l i t t é r a t u r e africaine, c o m m e le
modèle classique de la p r o d u c t i o n r o m a n e s q u e . Cependant,
a u t o u r de ce m ê m e r o m a n se r e n c o n t r e n t les critiques les
plus sarcastiques, les plus acerbes, et les i n t e r p r é t a t i o n s les
plus diverses. Au Colloque de D a k a r sur « La l i t t é r a t u r e
négro-africaine » en 1963, l'analyse du récit avait p e r m i s de
dégager sa s t r u c t u r e , la condensation des types des person-
nages, la p a r t i m p o r t a n t e de l'imaginaire, s u r t o u t dans la
reconstitution d'un univers vécu dans l'enfance. Ce texte
peut être considéré c o m m e le p r e m i e r r o m a n africain,
chronologiquement. Certains en étaient arrivés à c o n t e s t e r au
récit la d é n o m i n a t i o n de « r o m a n », a r g u a n t la ténuité de
la psychollogie, l'absence d'une véritable intrigue, l'impor-
tance accordée à la n a r r a t i o n . Toutefois, les lectures les
plus diverses sont u n a n i m e s à lui r e c o n n a î t r e une réussite
particulière du langage littéraire, dans le ton général de
cette narration, la linéarité progressive du récit, la m a î t r i s e
de l'écriture. Ce qui c o n t r a s t e d'ailleurs avec les œ u v r e s
postérieures de C a m a r a Laye.
Enfance guinéenne heureuse, d a n s un univers de mystères
et d ' e n c h a n t e m e n t s ( C a m a r a Laye est né dans u n e famille
de douze enfants, le 1er janvier 1928, à K o u r o u s s a et il est
m o r t en 1980), où les symbolismes et les évocations consti-
tuent des sollicitations secrètes à la force et au r y t h m e d u
monde. C'est sans doute p o u r cela que certains commen-
tateurs ont pu ricaner sur cette oeuvre : « Afrique noire,
littérature rose », dira-t-on dans Présence africaine.
L'itinéraire de Laye dans L'enfant noir est aussi celui de
son a u t e u r : il s'agit d'une autobiographie. De religion
m u s u l m a n e , C a m a r a Laye avait f r é q u e n t é l'école coranique,
avant de s'inscrire dans les classes p r i m a i r e s françaises et
plus t a r d dans u n collège technique de Conakry. Ensuite,
c'est le d é p a r t vers la métropole, là o ù t e r m i n e L'enfant noir
j u s t e m e n t Il fait des études d'ingénieur à Paris, qui est
aussi le cadre dans lequel s'élabore cette « œ u v r e grande »,
« Prix international du r o m a n africain » et « Prix Veillon »
en 1954.
C a m a r a Laye publie dans la suite Dramouss, qui prolonge
l'expérience de L'enfant noir, en la r e s t i t u a n t au contexte de
l'étudiant africain de r e t o u r dans son pays ; et Le r e g a r d du
Roi, vaste fresque allégorique, s u r le modèle du symbolisme
et de la véritable mystique : Clarence, rejeté p a r tous et p a r
son p r o p r e milieu (il est Blanc), ne manifeste plus sa « foi
dans la vie » que dans l'espoir tenace qui le pousse à solliciter
le « regard » d'un roitelet africain, loué p o u r sa bonté. Inter-
minable errance vers le Sud, à t r a v e r s les forêts et les
marigots, a b s u r d e aventure (kafkéenne ?) dirigée p a r u n
diabolique m e n d i a n t , et qui t e r m i n e m i r a c u l e u s e m e n t p a r
une transfiguration : le « r e g a r d du roi » qui enveloppe
Clarence dans son m a n t e a u . Son d e r n i e r texte, Le Maître de
la Parole (Plon, 1978) est u n e grande mythologie historique,
r e s t i t u a n t la force de la parole de l'oralité.

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