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82 • LES ENFANTS DE LA COLLINE DES ROSES • LE SENS DU SOIN 83


Cisn.Cs -S. 1-7L
nisés et sans tendresse. En ce cas les caresses ne sont que des
recettes. Chez nous il ne faut pas croire qu'ils ne sont jamais
embrassés. Ce n'est pas trop encouragé mais ce n'est pas non plus
défendu.
À l'époque j'avais compris que Lôczy désirait qu'entre
les bébés et les nurses, « quelque chose d'autre se passe» qui
n'était pas sans rapport avec le respect. Mais je me demande
si j'avais bien saisi toute la portée de ma « découverte ». Par
la suite je me mis à sonder cette compréhension, trop immé-
diate pour être vraiment profonde, et je me suis efforcé d'être
attentif à ce qui, dans le contexte de chacune de mes visites
à Lôczy, la suscitait immanquablement. D'où, en en reparlant
aujourd'hui, la sensation (rassurante) de ne pas me répéter
mais d'aller au bout d'une intuition.
Comment dire ? Lors de mon premier séjour, je venais
d'abord pour visiter un lieu où le bébé était effectivement et
systématiquement traité comme un « sujet» à part entière.
Non pas seulement par un adulte, ici ou là, mais par toute
une institution. Pendant plus d'un an j'avais entendu des
bribes d'une même symphonie, jouée par différents solistes.
L'arbre et la forêt Là, pour la première fois, j'entendais « le bébé est une per-
sonne » joué par tout un orchestre !•
Mais, ce que je n'avais pas très bien réalisé avant de
partir et qui s'est imposé à moi, par la bande, c'était qu'ici la
mise en oeuvre scrupuleuse, pointilleuse de ce concept,
s'adressant à tme population d'enfants défavorisés au départ,
n'avait pas simplement valeur de démonstration. Elle avait
une fonction précise, elle répondait à un impératif vital.
— Il y a quelque chose de frappant chez vous : on ne cajole En fait, il semblait bien ne pas y avoir d'autre voie pour
pas les enfants ou très peu. On ne les embrasse pas. Mais ça semble
plus une attitude dictée par le respect que par la froideur... aider ces bébés abandonnés en grand danger de carences
Judith Fallc : Merci de dire cela I Effectivement nous ne pen- affectives que de les traiter systématiquement comme des per-
sons pas que le contact corporel n'est pas important, mais nous sonnes. C'était la seule manière opérante de rétablir entre eux
croyons aussi qu'il faut que quelque chose d'autre se passe dans et les autres une certaine égalité des chances.
le même temps. On voit très souvent dans les institutions des Je me retrouvais en présence d'une opposition que je
enfants bien cajolés par une personne mais qui, pendant les soins, n'avais pas anticipée, que je n'étais pas venu chercher et dont
sont manipulés brusquement ou qui sont l'objet de gestes méca- je n'avais pas vraiment mesuré les implications. Cette opposi-
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leurs bras pour leur prodiguer des bisous donnerait certes aux
tion résidait, en quelque sorte, dans la mise en oeuvre ration- visiteurs une jolie image de l'établissement mais ce serait
nelle de l'idée que le bébé est une personne d'un côté, contre
ouvrir la boîte de Pandore.
l'amour maternel — plus profond, plus riche mais aussi plus Comment en effet prévenir la discrimination, comment
brouillon — reçu en cadeau de l'autre. empêcher alors que certains enfants soient plus fréquemment
C'est seulement après avoir parlé avec Aniko ai-je peut- embrassés que d'autres ? Comrnent garantir à Istvan ou à
être réalisé jusqu'où ce « match » — rendu qu'on le veuille ou Soma le même traitement qu'a Chris ou Andrea ? Comment
pas inévitable par l'enjeu, par le caractère d'absolue nécessité éviter que les enfants, dont on a par ailleurs le souci constant
de cette expérience — nous entraînait vraiment. En fait, cette de promouvoir l'indépendance, ne deviennent soudain dépen-
confrontation nous obligeait à remettre fondamentalement en dants de ce qui peut leur apparaître comme une récompense,
cause la validité, « Pincontournabilité », de tous nos compor- un « sucre » qu'il faut mériter ?
tements d'adultes vis-à-vis des enfants, y compris les plus Pourquoi aussi passer sous silence le fait que même dans
ancrés et les plus anodins, les moins condamnables en appa- l'univers instinctuel des mères, il y en a certaines qui aiment
rence comme les fameux « bisous » et autres « guilli-guilli », leurs enfants tout autant que les autres mais qui sont inca-
signes manifestes de notre amour indéniable, palpable même, pables de leur manifester cet amour ? Les y contraindre serait
des enfants ! une violence terrible. Pourquoi n'y aurait-il pas des nurses
Avant d'inviter le lecteur à franchir ce qui se présente pour qui ce serait également difficile ? Et quel bénéfice les
comme une porte que j'aurais fini par atteindre, j'éprouve le enfants retireraient-ils du fait qu'un règlement les y oblige ?
besoin d'en balayer le seuil. Dans le cadre d'une institution, Enfin, même les nurses comme Aniko qui ressentent le
surtout une institution où la priorité des priorités est de satis- besoin d'extérioriser leur tendresse ne sont pas des robots.
faire les besoins réels des enfants, il existe en effet des raisons Elles n'ont pas forcément toujours envie de câliner les
de simple bon sens pour sinon interdire du moins ne pas enfants. Elles peuvent même avoir à l'inverse l'envie de les
recommander les marques traditionnelles d'affection. battre ! Comment éviter qu'il y ait des jours avec et des jours
Judith Falk le dit très bien, la petite caresse, le bisou sans ? Tandis que, même si elle s'est disputée la veille avec
peuvent être des « trucs » faciles, l'alibi, le faux-semblant,
ses parents ou son petit ami, on peut imaginer que le lende-
l'arbre bien en évidence pour masquer la forêt des mauvais main la nurse pourra assurer les soins. Parce qu'elle sera alors
traitements. « Ne nous accrochons pas aux branches de à même de se raccrocher à ce qu'ils ont justement de plus
l'arbre, disent en substance les dames de Loczy, attaquons- codifié. Mais l'envie de câliner, elle ne peut pàs se program-
nous résolument à la forêt et concentrons-nous sur la qualité
réelle de nos soins c'est de cela que les enfants ont un vrai mer, ni être inscrite dans un protocole. Elle est par essence
volatile et pulsionnelle, dépendante de l'humeur du jour.
besoin.»
Pourquoi dès lors prendre le risque d'introduire dans la
D'autre part, il est hors de question, à Léczy, d'accepter
l'apparition de ce qu'il faut considérer comme un phénomène vie de ces enfants, que l'on essaie de placer avec persévé-
rance sous le signe de la stabilité émotionnelle et de la sécu-
parasite dont on note trop souvent la présence ailleurs, le phé-
rité intérieure, un facteur de frustrations inévitables, de
nomène des « chouchous ». Les comportements qui risquent trouble et d'insécurité ? Au nom de cette « vraie vie» qui
de provoquer ce «virus » sont vus d'un très mauvais oeil. dans l'imaginaire collectif suppose une certaine dose de
Encourager les nurses à câliner les enfants, à les prendre dans
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chaos avec son lot de catastrophes évitées de justesse ? Une ment le leur interdire. L'accusation de froideur n'est alors pas
vraie vie qui s'apparente inconsciemment à une variante loin.
romantique et petite bourgeoise de « la vie de bohème»? Moi je tenais à ce qu'il fût bien clair pour tout le monde
Alors foin des bisous à la carte et tant pis pour la fantai- que je n'étais pas là pour faire du tourisme et contrôler mes
sie et les débordements. La règle qui s'impose à tous ceux propres pulsions me paraissait l'évidence même, le b, a, ba.
que la souffrance de ces enfants obsède est de ne leur donner On m'avait clairement expliqué que les nurses avaient ici
à satiété que ce que l'on est sûr de pouvoir leur garantir, à l'exclusivité de la relation avec les enfants. La priorité abso-
tous et en permanence. Quand on parvient à ne pas se laisser lue était de rendre à ces enfants traumatisés par l'abandon ou
prendre au piège des représentations bon marché de l'amour la perte, très tôt ballottés par la vie, ce sentiment intense dont
et de la tendresse, l'idée s'impose qu'introduire du désordre j'ai déjà parlé, celui de vivre dans un monde stable où ils
et de l'impondérable dans la vie de ces enfants n'est rien auraient leurs repères. Rien, pas le plus petit détail ne devait
d'autre que les exposer à des souffrances supplémentaires. être négligé à cet effet.
Permettre à un visiteur d'entrer en relation avec un
enfant revenait à susciter chez l'enfant l'illusion qu'on l'invi-
Intime révélation tait à s'investir dans une nouvelle relation. C'était lui faire
revivre, au départ du visiteur, des émotions liées au trauma-
Le seuil est balayé, reste la porte à franchir. Pour ce tisme de la séparation initiale.
faire, il ne suffit pas que je me réfère à ce que m'a appris Si on ne voulait pas que l'enfant s'épuise en de vaines
l'observation des nurses, il faut que je fasse état de mon vécu rencontres, si l'on ne voulait pas que son besoin et ses capa-
propre. J'ai toujours ressenti le droit d'entrer dans l'intimité cités de s'attacher durablement, d'éprouver un vrai amour,
des bébés et des nurses comme un privilège exorbitant et, s'émoussent, il fallait qu'on le préserve au maximum des ren-
indéniablement, cela en est un. À Léczy, très peu de visiteurs contres de passage jusqu'à l'arrivée du grand jour, celui où
sont admis auprès des bébés et je crois que personne n'a été on le présenterait à sa nouvelle famille.
autorisé à les approcher d'aussi près, aussi librement et aussi Il fallait donc que, par une attitude exemplaire de
longtemps que je l'ai fait. réserve, les quelques visiteurs admis en sa présence lui signi-
En contrepartie, cela me semblait la moindre des choses, fient qu'ils n'étaient pas là pour lui et que lui ne devait pas
j'ai tout de suite estimé que je devais me fondre dans les
murs, m'imprégner de la philosophie du lieu, que je n'avais se mettre en frais pour eux.
Non seulement je comprenais, mais encore je signais des
pas, à ma place, plus de droit à l'erreur que les nurses n'en
deux mains Que l'on laisse les visiteurs déverser leurs émo-
avaient à la leur. tions sur les bébés et Lôczy ne serait plus Lôczy Que l'on
La plupart des visiteurs deviennent comme fous quand
ils débarquent à LOczy et qu'ils voient tous ces beaux bébés, se batte de toutes ses forces pour ne pas polluer leur vie affec-
«disponibles », qui semblent n'attendre que leur bon plaisir. tive, pour qu'ils deviennent les sujets de leurs propres éino-
Ils n'ont qu'une envie, les prendre dans leurs bras, les câliner, fions et non les objets des émotions des autres voilà qui me
les couvrir de bisous, les amuser de petits jeux ; et certains, paraissait normal et cohérent. J'avais même, je crois, le rêve
consciemment ou non, en veulent à l'institution de formelle- qu'au lieu d'y faire obstacle ma présence puisse contribuer
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fugitivement — mais comment ? — à l'accomplissement de mon envie de prendre l'un ou l'autre dans mes bras, de le
cette tâche de longue haleine. câliner et de lui donner des bisous s'estompait mais qu'elle
Dire que je jouais le jeu est donc un euphémisme. Je me paraissait même incongrue.
m'interdisais de vraiment poser les yeux sur les enfants. Je Qu'Einstein fût resté assez gamin pour nous tirer la
ne les regardais que du coin de l'ceil et si d'aventure je sentais langue, c'était tout à son honneur, mais cela nous donnait-il
que l'un d'entre eux remarquait soudain ma présence et sem- le droit d'aller lui faire des bisous pendant qu'il travaillait ?
blait vouloir capter mon attention, je faisais mine d'être Ce que je ressentais était de cet ordre. Je trouvais indigne,
occupé ailleurs. Le fait que j'avais le plus souvent une caméra presque vulgaire, l'idée d'aller interrompre de façon intem-
à la main m'aidait aussi beaucoup à ne pas avoir l'air dispo- pestive l'activité d'un bébé pour satisfaire mon envie de le
nible et à prendre d'emblée une distance. La seule chose que câliner.
j'avais encore le droit de faire et que j'étais justement là pour Les adultes embrassent plus les enfants pour se faire
faire, c'était observer. Alors, me sentant parfois dans la situa- plaisir que pour faire plaisir aux enfants. Et les enfants, même
tion insolite de quelqu'un que l'on aurait attaché, bâillonné quand ils réclament un baiser, le font plus pour se conformer
et oublié dans un coin de la pièce, j'observais longuement. au désir des adultes que parce qu'ils en ont vraiment envie.
Et là, quelque chose d'essentiel se passa : les bébés se mirent Ils récitent leur leçon. Je le savais, nous le savons tous, mais
à grandir sous mes yeux ! cela m'apparaissait soudain comme une monstrueuse évi-
Dans le parc ce n'étaient plus des nourrissons que je dence.
regardais jouer mais de petites personnes travaillant à se «Mais enfin ils sont mignons les bébés, et nous si on
construire, forgeant leur individualité. L'amusement, qui était les embrasse c'est parce que l'on est gentil ! » Vraiment ? Ce
le sentiment que m'avait toujours procuré le fait de les voir que je découvrais, contraint comme je l'étais à la plus
s'activer, et me semblait-il maladroitement, fit place peu à extrême retenue, ce dont je n'aurais jamais pris si conscience
peu à de l'admiration face au spectacle de ces enfants, de ces autrement, c'était que dire d'un bébé qu'il était mignon et le
êtres en devenir, que je voyais explorer avec précision toute traiter en conséquence revenait inconsciemment à le rabais-
la gamme des émotions humaines au travers de leurs ren- ser; et que loin d'être une innocente' manifestation de notre
contres avec les objets et avec les autres. tendresse innée le câlin trahissait en fait la profondeur de
Là où dans une autre situation, une situation «norma- l'ambivalence de nos sentiments.
le », je n'aurais vu que de mignons bambins occupés à passer Aux antipodes de ce respect que le bébé aurait dû nous
gentiment le temps,. je voyais soudain des enfants qui pen- inspirer toujours et qu'il m'inspirait maintenant le câlin, les
saient le monde, qui réfléchissaient les relations. Je me mis bisous et tous nos guilli-guilli me paraissaient soudain avoir,
alors à éprouver un respect nouveau et pour ce véritable « tra- au-delà des apparences, une fonction bien précise : maintenir
vail» qu'ils accomplissaient, et pour les personnes qu'ils entre l'adulte et l'enfant le statu quo ; marquer la position de
étaient. chacun — supérieure pour l'adulte, inférieure pour l'enfant.
Au fur et à mesure que grandissait en moi ce sentiment Derrière cette licence de câliner que nous réclamions au
de respect, à mesure que dépassant l'espace du parc, il nom de la chaleur humaine se dissimulait une autre licence
gagnait celui de la table à langer puis toute la sphère de la que nous voulions continuer d'exercer froidement, celle de
vie du bébé, je pris conscience du fait que non seulement traiter l'enfant par-dessus la jambe, de le mépriser en fait.
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Pourquoi ? Pour ne pas être obligé de bouleverser notre vie, pli. Peut-être n'avez-vous pas tout à fait tort d'y voir un petit
pour pouvoir continuer à l'oppresser la conscience tran- plaisir que l'on se fait, notre récompense en quelque sorte,
quille ! mais nierez-vous que nous y ayons droit ? Nous priver de
De quelqu'un qui « aime » les enfants, on entend sou- cette gratification, mépriser nos besoins, n'est-ce pas faire le
vent dire qu'il sait « se mettre à leur niveau», ce qui, bien lit des mauvais traitements ? »
entendu sous-entend : « à quatre pattes» ! En ce qui me Il est certain que si ce renoncement n'est pas volontaire,
concerne, les adultes qui m'ont paru « justes » avec les s'il n'est pas consécutif à un profond changement du regard
enfants ont toujours été des personnes qui les traitaient avec que l'on pose sur l'enfant, alors le risque existe. C'est sans
un respect qu'on ne sentait ni feint, ni étudié doute parce qu'elles s'en rendent compte que les femmes de
Des adultes qui ne se croyaient pas obligés de bêtifier L6czy font des « recommandations)> dans ce domaine au lieu
instantanément dès qu'ils voyaient un jeune enfant, qui ne se d'énoncer des « interdits ». Elles savent combien il est diffi-
précipitaient pas sur lui en simulant une curiosité parfaite- cile de parvenir à protéger un enfant sans pour autant s'en
ment artificielle ou une excitation ridicule, mais qui savaient sentir propriétaire, combien il est difficile de résister à cette
attendre que l'enfant manifeste vis-à-vis d'eux sa propre sacro-sainte tentation d'imprimer physiquement notre marque
curiosité — ce qui se produisait en général très vite et imman- sur son corps. Elles savent que le respect est un chemin à
quablement — et qui réagissaient à leurs avances avec calme trouver.
en se montrant naturels, disponibles et réceptifs. Des adultes À Léczy, en suggérant aux nurses de ne pas céder à la
qui n'avaient visiblement aucun mal à considérer l'enfant tentation du «bisou », on espère initier un processus apte à
comme leur égal voire qui le reconnaissaient Prince d'un susciter des adultes qui, au lieu « d'aimer » les enfants
royaume que eux n'habitaient plus. comme les autres disent les aimer, vont éprouver pour eux
Ces adultes-là ne sont pas légion. Bruno Frappat avait une «amitié » véritable exempte de toute possessivité. En
eu, du temps de l'O.R.T.F., l'idée d'une magnifique émission leur proposant que s'établisse entre elles et les enfants une
de télévision. Elle consistait, pendant une heure ou deux, à relation décantée le plus possible des habituelles scories, on
enfermer un adulte et un enfant dans une pièce totalement s'attend à ce que ces femmes contraintes d'être simplement
vide. Cela ne gênait jamais les enfants mais rares étaient les attentives soient soudain éblouies par la personne de l'enfant
adultes qui ne demandaient pas à sortir, la confrontation sans et ressentent pour lui cet immense respect que j'ai moi-même
recours possible à des «trucs », la remise en cause brutale ressenti.
d'une hiérarchie non avouée leur étant probablement insup- Et c'est exactement ce qui advient. Les nurses en arri-
portables. vent à se «passionner» pour les enfants. Dans un environne-
« Mais alors qu'attendez-vous de nous pauvres adultes ? ment parfaitement respectueux de la personne du nourrisson,
Cherchez-vous à ce que cet enfant que l'on ne câlinera plus du bébé, de l'enfant, elles développent une exceptionnelle
nous devienne indifférent ? Les enfants ont besoin que nous attention à tout ce qui émane de lui. Et, comme les enfants
les aimions et que nous les protégions ; notre tendresse pour les gratifient en retour de réactions hors du commun, elles
eux se nourrit de ce besoin que nous comblons. Le bisou, redoublent de vigilance. Le moindre détail concernant tel ou
expression pulsionnelle de cette tendresse, est le geste qui tel enfant s'imprime dans leur mémoire, de façon indélébile.
accompagne et qui renforce notre sentiment du devoir accom- Jamais elles ne confondent un enfant avec un autre et
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'arnais, ils ne courent le danger d'être noyés dans la masse. En nous révélant que non seulement l'amour n'est pas
Ils sont au contraire, bien que vivants dans une collectivité, forcément et exclusivement instinctif, mais surtout que le res-
ans cesse confortés dans le sentiment de leur unicité. Alors pect s'apprend, l'expérience de LOczy soulève la question du
tue, vu de l'extérieur, le travail de la nurse peut paraître progrès possible dans le registre de l'humain. Les sciences
ionotone et répétitif, elles disent toutes qu'un soin n'est humaines sont-elles, comme les autres sciences dans leur
unais identique parce qu'il s'adresse chaque fois à un enfant domaine respectif, susceptibles de faire progresser la nature
n particulier dont elles observent quotidiennement l'évolu- humaine ou sommes-nous condamnés à vivre indéfiniment
.on en se sentant profondément concernées. les relations sut le mode de l'approximation ? Si l'on est
La logique loczienne produit «en série» des femmes assez fou ou incurablement optimiste pour croire à un progrès -
Lui réussissent à produire «à la chaîne» des enfants qui vont possible alors on doit accepter la leçon de Loczy et rêver
len. C'est ce constat choquant qui rend inévitable la confron- comme Emmi Pikler d'un individu meilleur qui aurait à la
ation explosive dont je parlais plus haut entre les effets de fois l'expérience d'être aimé et celle d'être respecté.
a mise en oeuvre institutionnelle, « scientifique », de l'idée
Lue le bébé est une personne d'un côté, et les effets de
'amour maternel et instinctif de l'autre.
Le respect ou l'amour ? Le respect contre l'amour ? Non
iien sûr, j'aurais envie de dire pas forcément ! Ce n'est pas
I schématique, à l'évidence. Ce n'est pas l'attention passion-
ée des nurses contre l'amour « aveugle» de la mère ! Les
aères peuvent être formidablement attentives et les nurses
iment ! Mais cela ne nous en propulse pas moins loin du
-mande clos des pouponnières et de la problématique préten-
ument spécifique de l'enfance abandonnée.
Cela soulève de grandes questions qui nous concernent
ms. Cela nous oblige à nous souvenir de l'enfant que nous
tions et à nous demander quelle sorte d'adulte nous sommes.
uis-je quelqu'un qui respecte mon enfant ? La plupart
'entre nous doivent pouvoir se dire qu'ils ont été des enfants
imés mais combien sommes-nous à éprouver le sentiment
'avoir été vraiment respectés ?
Quand il s'agit d'élever nos enfants, tous autant que
.ous sommes, nous balançons entre le désir d'imiter nos
iarents parce que c'était plutôt bien et le désir de faire si
.ossible tout le contraire parce que c'était franchement pas
errible. Sommes-nous voués éternellement à ce type de navi-
,ation à vue? À quand l'invention du sextant ?

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