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OBJETS MUSICAUX PlERRESVIVES

ESSAI INTERDISCIPLINES
Nouvelle édition

SEUIL
DU �ME AUTEUR

t..UX MbŒS éDmONS

Ootaire Nicole (1935)


Tobie (1938)
Amérique, nous t'iporona (1946)
Les Enfants de cœm (1949)
A la rccbm:hc d'UDC musique coomt.e (1952)
Le Gardien de volcan
roman (Prix Sailsû-&uH 1969)
Machines à communiquer 1. Genùe du sûnl,Jacres
coll PiLrres r,iwJ (1970)
CHEZ D'AUl'RE.1 éomuRS
La Musique concrite P. U. F. (1967)
Pierre Schaeffer par Sophie Brunet
suiui de Réflexions de Pierre Schaeffer (1970)
Id. Richard-Meuse
L'Avenir à reculons (1970)
êd. Casrerman
Enlretieus avec Pierre Schaeffer
par Marc Pierret (1970)
Id. Pîrrrt &/Ir/and
ŒUVRES MUSICALES
Solfège de l'objet sonore
(Prix dt I'Acadimîe Charlts·Cros, 1967)
(en collaboration avec Guy Reibel et Beatriz Ferrey,a)
Œuvres de Pierre Schaeffer
coll. « Prospecli,e du XXI• siicle »
et œll. « Clamque du XX• sikle », PhiJips, 1970
Bidule en ut (1950)
Symphorue pour un homme seul (1951)
Orphœ 53
(en collaboration a11« l'krre He-,,,y)
R.ADlO

La Coquille à plaœtes (19,U)


Cantate à l'Alsaœ (1945)
Une heure du monde (1941)
Claudel à Brangues (1943)
Dix am d'essais radiophoniques (1955)
Fn.MS
Essai visuel sur l'objet sonore (1961)
La Recherche image (/ 965)
Dialogue du son et de l'image (1966)
L'Observateur observé (1967)
PIERRE SCHAEFFER

TRAITÉ DES OB JETS


MUSICAUX
essai interdisciplines
OUVRAGE PUBLŒ AVEC LE CONCOURS
DU S&RVIC.E DE LA RECHERCHE DE
L'O.R. T.F.
NOUVELLE ÉDITION

ÉDITIONS DU SEUIL
�7, "" JtUOb, Paris VI•
tmN 2-oz-ooa6o8-z

o 1:.diJio111 dM Silli/, 1911.


A la mlmoire de mon pjre, violonifle,
thnt ie transmets le prlreptc
" Travaille ton inftrument. "
AVANT-PROPOS

" Notre royaume n'~ pas de ce monde , disent les mu siciens,


car où trouvons-nous dans la nature, comme le peintre et le
sculpteur, le l'rototype de notre art ?... Le son habite partout ;
mais les sons, Je veux dire les mélodies qui parlent la langue supé-
rieure du royaume des esprits, ne reposent que dans le sein de
l'homme. Cependant, l'esprit de la musique, pareil à l'esprit
du son, n'embrasse-t-il pas toute la nature? Le coips sonore,
touché mécaniquement, s'éveille à la vie, manifdte son exi§tcnœ
ou plutôt son organisation, et parv.ient alors à notre connaissance.
Et si l'esprit de la musique, pareillement suscité par l'initié, s'expri-
mait haimonicuscment et mélodiqucment en des accords myfté-
rieu, intelligibles à lui seul ?
" Ainsi, ces inspùations soudaines du musicien, la naissance en
lui des mélodies scruent la perception, la conception inconsciente,
ou plutôt inexprimable par le langage, de la musique secrète
de la nature, considérée comme le principe de vie ou de toute
aélivité vitale. Le musicien ne serait-il pas, dès lors, avec la nature
dans le metne rapport que le magnétiseur avec le somnambule ?
" ... L'oule dt une vue du àedans ... "

Le texte de Hoffmann porte allégrement, avec les cent cin-


quante ans d'âge de Krtûleriana,le problème d'aujourd'hui et de
toujours. Mais le romantisme a des allures de gmnd seigneur
que nous avons dft perdre : ils étaient naïfs et gén~u.x; nous
sommes compétents et réservés. Qw d'entre nous, metnc en d'autres
termes, oserait queftionncr ainsi la Musique ?
Cette témérité cependant nous inspire. Meine si nous n'invo-
quons plus la Nature par soo nom de ~ltrc, puisqu'il s'agit

9
TP.AI'ri DES OBJETS MUSICAUX

de Science, et si l'esprit, évoqué sans �juscule, dt épié daos


ses mécanismes pour le P.hénomène de la connaissance dont il
dt l'inftrumcnt, nous n en sommes guhe plus avancés. Les
connaissances augmentent, les expériences se multiplient, le
domaine de l'invdtigation s'étend et se fraaionnc. Cc n'dt qu'appa·

lrcmmeot que des relations s'établissent entre les seéleurs désormais


'aloonés par la. technique et la technologie, la lutherie et
'acou§tique, le solfège et la composition, la psychologie et la
musicologie, . l'hi§toire des civilisations musicales et celle que
nous vivons. Peut�tre que sont plus profondes, encore que moms
apparentes, mieux camouflées, les coupures d'un terrain désormais
Sl va§te.
L'aventure d'une synthèse tente toujours, mais partage deux
sortes d'esprits: ceux qui pensent gue l'accumulation des connais­
sances fournit la solution et qu'on finira bien par mettre la musique
en équation, et ceux qui savent qu'une pensée bien conduite ramène
aux que.ftions simples sur lesquelles reposent les équations de
la science aussi bien 'lue les intuitions de l'art.
Il n'c§t guère de philosophe ou de savant autbenti�ue, quelle
que soit sa discipline, qui n'ait formul� un jour ou 1 eutre, une
téftaion semblable, telle celle-ci de Claude Lévi-Sttauss : " Peut­
ètre découvrirons-nous un jou.r que la m!me logique� à l'œuvre
dans la pensée mythique et dans la pensée scientifique, et que
l'homme a toujours pensé aussi bien. Le progrès - si ta.nt eft
que le terme pwssc alors s'appliquer - n'aurait pas eu la conscic.nce
pour chéâtte, mais Je monde, où une humanité douée de facul�
comtao.tes se serait trouvée, au cours de sa longue _hi!toire, conti­
nuellement aux prises avec de nouveaux objets 1• ''
Dans cette perspcaive, la musique ofl"rirait alors u.ne occasion
de recherche et de vérification singulièrement originale. Dans
nul domaine, en effet, non plus qu'en nul autre langage, les objets
ne semblent si bien donnés tandis que semblent libres les façons
de les choisir et de les assembler. La musique pourrait donc
eue présentée, dans son évolution, comme liée au progrès scienti­
fique - dans la mesure où elle _reçoit ses moyens de l'acou§tique
et désormais de l'élctb:oniquc et de. l'élctb:o-acowtiquc -, mais,
à travers tant de nouveaux objets sonores, il devrait etrc possible
de retrouver les ftruélurcs permanentes de la pensée et de la sensi­
bilité humaine. Dans cette complémentarité des moyens natu­
rellement donnés et des §tru&lrcs culturelles, on verrait alors

•. a. Ltvr.SnAuss, � slnttltNJ,, Ploo.


JO
AVANT-PROPOS

se résoudre nombre d'oppositions superficielles, celle des anciens


et des modernes, celle des arts et des sciences, celle du sonore et
du musical. C'� le dialogue, r�vé par Hoffmann, cotre l'esprit
et la Nature.
Le canevas de cet ouvrage s'inspire de ce dualisme. Il se propose
de parcourir Je domaine chaque jour plus étendu des objets sonores
et ae voir aussi i en quoi les §trultures musicales procMent de
phénomènes dont elles ne font que vérifier� pour un cas parti­
culier fort important, les lois plus générales. Ainsi devrait-on
retrouver, d'une discipline à l'autre, le lien qui fait défaut : non
pas fondé sur le contenu physi9ue ou l'analogie littéraire, atte­
lages grossiers ou fragiles, mais sur une relation transversale
dont il s'agit de déœuvrir le mécanisme original.
Cepe ndant, m!mc en vue de ces objeéüfs jumeaux, notre pensée
ne se dédouble pas si facilement, et notre exposé dt a§trcint à un
parcours; d'autant que, même s'il espère regrouper diverses
catégories d'esprits et de compétences, il songe à attirer chacune
d'elles par ce qui lui dt le plus familier, à moins que notre leélcur
aille, par une curiosité que nous lui souhaitons aussi, à la disci­
pline qui lui dt la moins habituelle. c.e par_cours en zigzag, en
sept bonds dénommés " livres ", propose de passer ainsi a•une
information courante sur le faire et PmtM, (livres I et II) à
deux méditations plus spécialement inspir�, l'une (IIl) de la
physique, et l'autre (IV) de la philosophie. A peine écrits ces
mots, nous devons nous reprendre. Œs deux livres, en effet,
touchent bien clw:uo à des matières de la discipline concemée,
mais on y cherche surtout à entrevoir, à la frontière des disciplines,
des zones peu explorées du domaine musical. On peutdoncsusjté­
rer tout aussi bien, aux uns et aux autres, de aonner priontl à
l'e�sé qui n'dt pas écrit dans leur lan�ue.
Qyoique dernier nommé, que le musiaen se rassure, puisque
c'clt à lui tout d'abord que l'ouvrage entier dt d�é. Mais '1-u'il
n'en attende ?_as une " théorie de la musique " : cc n'dt qu une
pratique de l ob{. et musical. Même si le solfège dt essentie[ �ut
poser convenab cmcnt le problème de la composition, il faut
admettre qu'il dt dépourvu de la prétention d'aborder si peu que
cc soit l'art .m!me de composer. Le leB:cur musicien, s'il dt pressé
de parvenir à la morphofogie du sonore et au solfège du musical
(livres V et VI), peut sans doute parcourir plus npidement les
livres m et IV, ne serait-cc que pour s'assurer des basea dont
il apercevra l'application aux livres terminaux. Peut�tre ju§eai-t-il
alors qu'elles méritent un retour en arrièic. L'dfort qu on lui

11
TRAITÉ DSS OBJETS MUSICAUX

propose sur ces teuains philosophique et scientifique clt j�­


fié : la musique contemporaine s'aventure souvent, trop naïvement,
sur l'un et l'autre pour qu'on puisse en re§ter à une approche aussi
super.ficielle.
Q!!ant au dem.ier livre, il n'eft: pas écrit de la meme encre que
les ptteédcnts. L'auteur avoue s'être permis d'y témoigner à un
titre plus persoa.oel. Il oc sautait donc en vouloir au lc&ur
de ne pas le suivre jusqu'au bout de ses conclusions. Il lui demande,
en revanche, de ne pas en prendre ombrage et de considérer
sans passion les livres qui précèdent : ils résument prts d'une
vingtaine d'années de travaux �rimentaux entrepris dans un
esprit de confrontations interdisaplioes.
Lorsqu'on poursuit ainsi, des années durant, une recherche
fondamentale qui se présente à bien des égards elle aussi comme
une discipline originale, le moment semble toujours mal venu
d'en livrer au public le bilan. Même si le point de cUpart clt fécond,
et cohérente la �thode, cc qu'on découvre surtout, d'étape en
étape, c'eft: combien on clt ignorant et combien démesurée clt
l'entreprise de découverte. Mais alors, il n'y aurait aucun.e raison
de jamais publier, et l'on tomberait dans un parti absolu.ment
contraire à notre méthode, qui postule une recherche colltélive.
Nous n'ignorons pas qu'une telle façon de faire clt assez oppo�e
aux usages contemporains : chacun ne doit _publier qu'avec une
extrême prudence, sur un seéteur bien délimité de sa compé­
tence I Là où nous les trouvons toutes, nous voici fort démuni .
.Dém&mt le nœud de disciplines les plus diverses, et souvent
les plus divergentes, nous les avons toutes sur les bras. Combat
inéga l : tous ces Curiaces nous assaillent à la fois, et chacun en
_
putaite santé, alors que nous allons donner bientôt des si�ncs
d'épuisement. Si encore nous étions porteur du rameau d'olivier 1
Maas il e� à craindre que l'auteur, par tempérament l;)lus encore
que par nécessité, oc soit chargé de quelque poudre à faire éternuer
les�es.
U-ne autre raison nous pousse. Ce livre, fruit d'un ttavail en
équipe , comtituc une information désormais indispensable à
ceux qui veulent utiliser notre travail comme à ceux qui veulent
le poursuivre. L'effort de synthèse qu'il représente engage cert.es
surtout la responsabilité de l'auteur, mais il repose aussi sur de
multiples travaux annexes et la collaboration de tout un groupe.
Dès les débuts de cette recherche originale, en 19Jo, il en fut
ainsi. L'imagination technique venait ac Jacques Poullin et de
Francis Coupigny tandis que l'expérience musicale cooftituait

u
AVANT-PROPOS

un " daéüon en chaine " dont Pierre Henry, Luc Ferrari et


François Bayle furent les maillons les plus nécessaires. Plus récem­
ment, Guy Reibel et Eorico Chiarucci ont apporté une contri­
bution documentaire et expérimentale sur le plan acowtique.
Bn6n, les préoccupations rédaéüoonelles ont été partagées avec
Pie.ac Jaru.n et Sophie Brunet, ce qui, pour cette demière, dt
ttop peu dire. Je leur adresse à tous mes plus vifs remerciemeats.
La mbne équipe est d'ailleurs attelée à un travail complémen­
taire, dont les premiers résultats, sous la forme de quclqu� disques,
seront publiés au m!me moment que cet ouvrage : H s'agit de la
contrepartie sonore de l'exposé, de l'indispensable donné à mt111drt
qui seul peut fournir au lecteur le moyen de passer des notions aux
perceptions.
Il serait fort ingrat, enfin, d'oublier l'appui comtant de
l'O. R. T. F. qui, des premiers encouragements de Wladimir Por­
ché, en 1948, à ceux de Jacques-Bernard Dupont, supponc 2.vec
mansuétude cette recherche insolite.

Pm, 11 aol2t rJII.


PRBLIMINAIRE

SIWATION HISTORIQUE DE LA MUSIQUE

NÉCBSSll'É D'UNE F.ÉVlSION.

Bien que le goût de la controverse soit par ailleurs fort .répandu,


il eft, croyons-nous, sans exemple qu'une révision radicale des
idées reçues ait jamais été entreprise de gaieté de cœur, ou par la
décision arbitraire d'un esprit aventureux.
Les découvreurs eu.x-memes, à leurs débuts, méconnaissent leurs
trouvailles, s'ingéniant à les faire entrer de force dans les s�es
de pensée qu'ils ont appris à pratiquer; les moyens nouveaux
sont rarement saisis dans leur originalité propre, pour ce qu'ils
permettent, mais comme autant de moyens de perfefüonner
l'acquis; les faits nouveaux sont aperçus dans le prolongement
du passé, ou, lorsque cela devient impossible, comme des anomalies,
quelque chose de supplémentaire et d'exceptionnel. Jusqu'au
moment où le réel s'� transformé de manière décisive, avant les
notions qui permettraient d'en rendre compte.
Brusquement ces notions, qui paraissaient à la fois évidentes
et exhauftivcs, s'avèrent contredites et dépassées, inaptes à
comprendre les phénomènes dans Jeur ensemble. Ce qui, par rapport
à l'inventaire dressé par les prédécesseurs, apparaissait excentrique,
devient l'occasion de remettre en cause ce qui était le (>lus uni­
versellement admis. C'� alors que tout chercheur sérieux ifoit
reprendre à son propre compte l'ascèse cartésienne: "(se) défaire
de toutes les opinions (qu'il) avait reçues jusqu'alors en (sa) créance,
et commencer tout de nouveau �r les fondements. ,,
La musique se trouve aujourd'hui dans Wle telle situation
bi§torique. Au cours des dernières décades, le musicien contem­
porain a vu, bon gré mal gré, et parfois malgré lui, son horizon
TR.AITÉ DES OBJETS MUSICAUX

s'élargir. Les faits nouveaux qui sont su.rvcnus soat moins connus
du gnnd public, plus mal connus des amateurs que ne le sont,
en peinture par exemple, le surréalisme, le cubisme, l'art a�t
ou l'influence grandissante que prennent, dans chaque Musée
imaginaire, les arts prinùtifs. lis n'en sont pas moins de nature
à bouleverser la musique, non seulement dans ses manif�ations,
mais aussi dans ses principes.

TROIS FAITS NOUVEAUX.

Nous allons les citer dans l'ordre de l'importance qui leur�


généralement attribuée, tout en considérant, pour notre part,
que cette importance � d'ordre inverse.
Le premier clt de nature eflhéliq11e. Une liberté de plus en plus
grande dans la fa&ue des œuvres consacre, en un demi-siècle,
une évolution accélérée de la musique occidentale. Par compen�
sation, ce vide réclame ses règles. Cette analyse a été faite assez
abondamment pour que nous n'ayons pas à y revenir. Notons
toutefois qu'elle ne s·� guère exercée en profondeur, qu'elle a été
plus opératoire qu'cxplicative. .
Notons surtout qu'il ne s'agit pas seulement d'une rupture
progressive avec les règles du contrepoint et de l'harmonie ensei­
gnées dans les conservatoires, mais d'une renùse en cause des
fuu&.ires musicales. Parler de dissonance et de polytonalité
par rapport à cette �ruérure bien définie qu·� la gamme occi­
dentale � une chose. C'en cil une autre que de s'en prendre à la
�ruéhire ellc-m!me, soit - comme l'avait déjà fait Debussy -
par l'emploi d'une pmme à six tons, soit - comme l'a fait Schôn­
berg - par celui d une gamme de douze demi-tons, dont les dispo­
sitions canoniques du dodécaphonisme visent à �ner toute
tonalité. Enfin, dès cc moment, certaines notions, même tâton­
nantes, comme celle de K.langfarbenmelodie 1 sont l'indice d'une
curiosité tournée vers l'emplo1 de �ruéhires spécifiques, autres
qu'une �ru&.ire des hauteurs.
Le second fait � l'apparition de luhniqms nouvelles. Car les
idtes musicales sont pnsonnières, et plus qu'on ne le croit, de

1. Litœrakment " m!lodie de tlmbies ", qui co.osifte en une ,uceession de son5
de � hauteur, mais de timbces difl'âults.

16
SITUATION HISTORIQUE DE LA MUSIQUE

l'appareillage musical. tout comme les idées scientifiques de leurs


dispositifs expérimentaux. En effet, deux modes insolites de
produaion sonore, connus sous les noms de m11nq114 ,onrrUe et de
111111iq11e éltl1roniq11e, sont nés presque au meme moment, il y a une
quinzaine d'année.... Pendant plus de douze ans, les tentatives se
sont opposées, avant de révéler certains aspe& complémentaires.
La musique concrète prétendait composer des œuvres avec
des sons de toutes provenances - notamment ceux qu'on appelle
bruits - judicieusement choisis, et assemblés ens,J.Îte grâce aux
tec�ques élefuo-acou§tiques du montage et du mélange des
enreg1�tements.
Inversement, la musique élefrconique prétendait effeüucr
la synthèse de n'importe quel son, sans passer par la phase acou�­
que, en combinant, grâce à l'élefuonique, ses composants ana­
lytiques qui, selon les physiciens, se réduisent à des fré�uences
purc:.s, dosées chacune en intensité, et évoluant en fonaion du
temps. Ainsi s'affirmait fortement l'idée que tout son était réduaible
à trois paramètres physiques 1 dont la synthèse, désormais possible,
pouvait rendre inutile, à plus ou moins longue échéance, tout autre
recours in�mental, qu'il füt traditionnel ou "concret ".
Dans un cas comme dans l'autre, les ccuvres créées à partir
de ces nouveaux moyens qu'offraient les techniques élefrro-acou�­
ques ou purement élefuoniqucs, en rclt.aient, de curieuse façon,.
marquées d'un §tyle propre, d'une �étique particulière, si
particulière même, qu'on leur a souvent refusé le label musical.
Au lieu d'élargir les possibilités de création, comme on aurait
pu s'y attendre, les appareillages modernes semblaient susciter
aes spécialités, sinon des excentricités, en marge de la musique
proprement dite.
Ces deux types de musique - si l'on veut bien nous autoriser
provisoirement à les nommer ainsi - présentaient en outre, toute
e§thétique mise à part, des anomalies inquiétantes : l'une ne s'écri­
vait pas, l'autre se chiffrait. Par défaut ou par excès, elles faisaient
plus que contredire la notation traditionnelle : elles s'en passaient.
L'une devait y renoncer devant un matériel sonore dont la variété
et la complcx.ité échappaient à tout effort de transcription. L'autre
la rendait anachronigue, par une rigueur si totale que les à-pcu-1;>tès
des partitions tradiuonnelles pllissaient devant tant de précision.
. Le troisième fait concerne une réalité fort ancienne, et d'ailleurs

1. La t'dquence, mcswéc en hertz (bz); l'inteositi!, mesurée en di!cibels (db}; le


tempa, meswt en secondes (s) ou milliaeooodea (IDI).

17
TRAiri DES OBJETS WS!CAUX

en voie de disparition sut la surl'ace du globe. Il s'agit de 11,Higu


d8 auilüations et de glographiu 111,ui,al,s autres que l'occidentale.
Cc fait ne semble pas avoir pris encore, pow nos contemporains,
toute l'im1;>ortance 9u'il mérite.
Les musiciens traditionnels, comme lcar nom l'iodique et comme
leur curiosité d'ailleurs les y porte, se montrent bien curieux des
sources b.i§toriques de la musique, et d'Wlc ethnologie musicale
qui ne serait pas sans aoa.logic avec celle des langues. Mais, assez
tard venue dans ce domaine, l'ethnologie s'cft d'abord attachée
et référée à son objet propre, plutôt qu'au ph�omènc musical
que ses découvertes étaient susceptibles d'éclairer. Et les musi­
cologues, sauf exceptions, ne semblent guète préparés au déchüfre­
ment de ces autres langages, �ui devrait pourtant nous donner
les clés d'un véritable universalisme musical.
Comment le pounaient-ils ? La musi ue, pour les Occidentaux,
se présente comme indissociable d'Wle !J ' théorie de la musique ",
qw reposerait à son tour, à en croire les manuels, sur une base
scicntilique, à savoir l'acou§tiquc. L'enseignement des facuJtés
corrobore celui des conservatoires, qui s'expose à partir d'un
certain nombre de défuûtions : note de musique, gamme, accord,
etc., considérées comme des principes donnés uoe fois pour
toutes, sous la discr�tc ganuiue des spécialMl:cs, physiciens et
musiciens, qui se font mutuellement confiance ou, selon le cas,
se déclarent inco.tcnts da.as W1 domaine qui n'dt pas le leur.
Il dt normal, da.os ces conditions, que les musicologues, confu.ots
dans leur propre syftème, se soient tout naturellement attachés
à réduire les langages ptimitifs ou exotiques aux ootioos et aUI.
termes de la musiqu.e occidentale. Et il n'dt pas surprenant
que la nécessité d'un retour aux sources authentiques ait été, préci­
sément, affirmée par les musiciens les flus modemines, ceux de la
musique concrète en particulier, qui se trouvaient contraints,
par leur �ropre expérience, de mettre s�rieusemcnt en doute la
nlew: uruvcrsclle de cc meme syftœe.

LBS TROIS IMPASSES DB LA MUSICOLOGŒ,

Ainsi l'i.ntcrpritation musiale des pMnomèncs sonores telle


qu'elle dt couramment pratiq_uéc de nos jours se trouve+elle
aboutir à trois impasses prioetpalcs.

18
SITUA.TlON ms ·roRIQUE DE LA MUSlQUB

L'une de ces impasses ~ celle des 11otio11s Ce ne sont


111111i,ales.
plus seulement la gamme et la tonalité qu'en viennent à nier les
musiques les plus aventureuses de l'époque, comme les plus primi-
tives, mais la première de ces notions : celle de note de musique,
archétype de l'objet musical, fondement de toute noœtion, élément
de toute ftnl&ue, mélodique ou rythmique. Aucun solfège,
aucune harmonie, füt-elle atonale, ne peut rendre compte d'une
certaine généralité d'objets musicaux, et notamment de ceux
qu'utilisent la elupart des musiques africaines ou asiatiques.
La seconde 1mpasse ~ celle des so11rf8s inflrumtnlalu. Q!!elle
que soit la tendance des musicologues à référer à nos normes
les infuuments archaïques ou exotiques, ils se sont trouvés brus-
quement démunis devant les souices nouvelles de sons concrets
ou élefuoniques qui - ô surprise - .faisaient quelquefois bon
ménage avec les infuuments africains ou asiatiques. Plus inquié-
tante encore ~t la disparition éventuelle de la notion d'infttu-
mcnt. Imtruments gigognes ou synthétiques, tels allaient ~ttc les
ornements de nos salles de concert, à moins qu'un dépouillement
total oe consacre l'absence de tout iœtrwnent. Allait-on assiftcr
à la disparition de l'orchestre et du chef d'ord:e§tre, évidemment
menacés par la disparition des partitions, en passe d'~tre remplacés
par des bandes magnétiques lues par des haut-,earleurs ?
La troisième impasse ~ celle du ro111111111/mr, tilhllÎIJIII, Dans
son ensemble, l'abondante littérature consacrée aux sonates,
quatuors et symphonies, sonne creux. Seule l'habitude peut nous
masquer la pauvreté et le camaèrc disparate de ces analyses.
Lorsqu'on écarte, en amont et en aval de l'œuvre, les considérations
complaisantes sur les états d'âme du compositeur ou ceux de
l'exég~tc, on en~ réduit à la plus sèche énumération, en termes
de technologie musicale, de ses proœdés de fabrication, ou, dans le
meilleur des cas, à l'étude de sa syntaxe. Mais pas de véritable
explication de texte. Peut-être n'y a-t-il pas lieu de s'en étonner ?
Peut-être la bonne musique étant en elle-mœie langage, et langage
spéci6que, échappe-t-clle radicalement à toute description et à
toute explication au moyen des mots ? En tout état de cause,
nous nous bornerons à reconnaître que le problème cft assez
important pout n'avoir pas à être camouBé, et que la difficulté
n'a été ni résolument envisagée, ni clairement abordée.
L'analyse ~ sévère, sans doute, mais il nous faudra bien un
jour ou l'autre prendre conscience de l'essoufflement de la musi-
cologie qu'elle dénonce. Si toute explication se dé~obc, '{u'elle soit
notionnelle, inftrumentale ou e§thétiquc, mieux vaudrait avouer,

_____________
_________ __...;;.
TRAITÉ DES OBJETS MUSICAUX

somme toute, que nom ne savonspt11 grand-,hosede la 111miq11e.Et,


pis encore, que ce que nous en savons cl!: de nature à nous égarer
plutôt qu'à nous conduire.

LA MUSIQUE A PRIORI.

Si Jes musiciens ne se résignent pas à la §tagnation, où trouveront-


ils, alors, des principes qui leur permettent de comprendre et de
guider leur propre afüvité ?
Dans un moment de crise, où l'on cl!: conduit à douter à la fois
des notions reçues, et de soi-même pour les avoir précédemment
reçues, c'clt une réaél:ion naturelle que de se tourner vers la science,
et en particulier vers les plus prestigieuses du moment: les mathé-
matiques et les sciences physiques. Ainsi pourrait-on s'expliquer
hi§toriquement l'importance de la tendance doéttinale qui, depuis
quelques années, cherche volontiers en elles un modèle et un appui.
A partir de la musique sérielle, dont les règles, déjà, se formu-
laient comme une algèbre, se sont élaborées des " musiques
a priori ", dont le souci dominant paraît être celui de la rigueur
intelleéruelle, et d'une totale emprise de l'intelligence abfuaite
à la fois sur la subjefüvité des auteurs et sur le matériau sonore.
A des conceptions de la musique sensible et intuitive qui semblent
ne pas sortir du ressassement s'oppose ici en effet un parti pris
d'au§térité, voire de sécheresse: entreprenons plutôt des cons-
truélions musicales, arbitraires peut-être, mais clairement conçues,
obéissant à des règles précises et précisément formulées, qui nous
assureront de leur cohérence sur le plan le plus objefüf. Plus les
règles seront §trléœs et les calculs minutieux, mieux l'auteur sera
préservé de ses propres caprices, de ses préférences inconscientes
qui risqueraient de masquer son asservissement à des habitudes
réflexes.
Et, d'ailleurs, l'arbitraire lui-même doit être codüié. Q!!e fait
le compositeur traditionnel, sinon employer et transgresser à
la fois certaines règles? Q!!i veut le faire scientifiquement doit le
faire consciemment. Le recours aux machines à calculer, en
l'obligeant à formuler les règles d'après lesquelles il agit, lui
sera l'occasion d'un exercice salutaire. Le hasard, qui a ses lois
sur lesquelles on peut prendre des garanties, donnera la succession
des notes et des séquences. Des règles de la série, qui excluaient
20

-
SIIUATION HISTORIQUE DE LA MUSIQUE

automatiquement toute allusion tonale, c'dt bien un cheminement


logique qui nous mène au calcul des probabilités. Le résultat
paradoxal d•une telle composition est qu'elle s•avérerait totalement
consciente, patfaitemcnt voulue , au moment où le moi haïssable
de l'auteur en serait totalement éliminé.
o•autre part, c'est la science, en roccurrence l'acou§tique, qui
garantit la rigoureuse correspondance entre la confuuéâon sonore
et la con§truénon intellcéhlelle. Puisque - personne n•en doute -
les notions musicales sont réduénblesaux dé.finitions de l'acouruque,
on préfér~ra à celles-là, contingentes et approximatives, celles-ci,
plus précises et plus stires. L'appareillage éleétronique a pennis
aq compositeur, nous l'avons vu, de se familiariser avec la notion
de paramètre, et avec le calcul de la variation de tout phénomène
sonore en fooénon de ces paramètres.
R~ent ces deux éléments contingents, difficilement réduai.bles,
aue con~tuent l'exécutant humain, dans le cas où l'on recourt à
1 orchdtre, et le consommateur, pour le cas où l'on songe au
public . Le moins qu 'on puisse dire, c'est que l'attitude adoptée
à leur égard s'affirme résolument autoritaire. L'orch~e n'a qu'à
suivre et se plier aux sévères missions qu'on lui impose. Le public
aussi. Une musique nouvelle n'est pas faite pour plaire, ni pour
émouvoir, ni pour ~tre comprise d'emblée. Elle sera peu à peu
comprise, par apprentissage du langage ainsi forgé. Elle plaira
à ceux qui se seront donné la peine de la comprendre.
Ainsi avons-nous as~é à la naissance d'œuvres incontesta-
blement nouvelles, en effet, sans doute intéressantes à cet égard,
fort décevantes aussi sur d'auttes plans et pas nécessairement
assurées de survivre.
On n'dt guère en droit de le leur reprocher: si · l'on admet
leut propos, qui a sa logique, rien ne permet aéhiellement d·alfu-
mer, sur le plan de la sensibilité, qu'elles soient bonnes ou mauvai-
ses. Ûll bien, en effet, notre oreille s'y fera - et l'on sait l' éton-
nant pouvoir d'adaptation de l'oreille musicale -, ou bien elle
ne s'y fera pas, et toutes ces œuvres, en dépit de leurs qualités
intrinsèques, ne con§titucront jamais un langage intelligible.
Faut-il donc s•en remettre à la pootérité pour confirmer toute
une génération dans cc <{UÎdoit ~tre sa vie et son œuvre ? Le risque
dt honotable, mais l'enJcu dt gros. N'cft-il pas possible d'y voir
plus clair en analysant les deux pœtulats sur lesquels repose tout
le sens de l'entreprise ?
Le premier n'dt pas le pire: une musique rigoureusement cons-
truite doit ~ttc intelligible. Seules s'y opposent nos habitudes et
%1

--------------------
-------------
TIUI'Œ DES OBJETS MUSICAUX

notre ob~atioo à la ramener à un langage traditioMel. Le décon-


ditionnement et l'éducation doivent suffire pour que, une fois
notre attention convenablement orientée, nous l'entendions comme
elle a été faite.
Mais à quoi s'appliquent les calculs qui doivent nous garantir
la rigoureuse cohérence de la comtruéüon ? Nous l'avons vu :
au son tel que le définissent et le mesurent les acouruciens. ~-ce
bien celui que nous entendons?
De ce deuximle eoftulat dépend, évidemment, la valeur du
premier : si notre oreille fonélionne eifeélivement comme un récep-
teur acouftique, il y a des chances pow: qu'une musique élaborée
a priori selon ces paramètres lui devienne un jour accessible. Mais
s'il n'en eft rien ? Si ces œuvres, intelleéhiellement et acouftique-
ment irréprochables, ne s'adressent en réalité qu'à une oreille
théorique qui ne sera jamais la nôtre, le pari, alors, ne devient-il
pas absurde ?
Affirmons dès à présent ce que nous comptons bien démontrer
dans cet ouvrage: le pari eft manqué; la correspondance entre
musique et acouftique cft lointaine; l'expérience nous interdit de
nunener si aisément les faits de perception humaine aux paramètres
que mesurent les appareils.
Mais pour que cette expérience ait lieu, il nous faut repartir tout
autrement dans la recherche et définir une autre méthode.

LA MUSIQUE CONCRBTB,

Dissieons d'abord une équivoque. Il eft vrai que le mode de


compos1tion élefuonique a de quoi, plus que tout autre, satis-
faire un esprit syftématique. Et, réciproquement, que l'emploi de
l'appa.rcillage élefuonique a sans doute fo.rti6é cette fcndaoce.
Il eft vmi aussi que les probl~es de composition en musique
concr~e ont ét~ biftoriquement, le point de départ d'une recherche
musicale d'un autre rypc, qui se réclame de la méthode expéri-
mentale. Et réciproquement. que le choix d'un matériau vivant
et complexe, rés1ftant à l'analyse, et d'un mode de composition
qui ne saurait s'elfeéhier qu'empi.riquement et par approximations
successives, peut ~ttc caraaériftiquc d'un autre type d'esprit.
Mais il convient de ne pas aller plus loin, et d'évite.r acux malen-
tendus trop souvent commis : le premier consifte à confondre
u


SITUATION HISTORIQUE DB LA MUSIQUE

deux manières diflërentes d'aborder le problème musical, par


le recours à des moyens instrumentaux particuliers; l'autre, à
-croire qu'il exi~e, face à face, une musique a priori et une musique
expérimentale, qui s'opposeraient comme deux écoles cfthétiques.
Un point de terminologie, qui m'obligera à une parenthèse
personnelle, permettra d'éclairer ces propos peut-être trop abftraits.
Lorsqu'en 1948, j'ai proposé le terme de " musique concrète ",
j'entendais, par cet adjefüf, marquer une i1111er.1iondans le sens du
travail musical. Au lieu de noter des idées musicales par les sym-
boles du solfège, et de confier leur réalisation concrète à desinStru-
ments connus, il s'agissait de recueillir le concret sonore, d'où
qu'il vienne, et d'en abfuaire les valeurs musicales qu'il contenait
en puissance. Cette attitude expeétative ju~ait le choix du terme
et marquait l'ouverture à des direétions de pensée et d'aaion fort
diverses. Il fallut d'abord régler le prix de la trouvaille. C'était
encore l'époque des tourne-disques, et seul le silJon fermé 1 permet-
tait de tailler dans les sons des découpes qui menaient à des col-
lages. On pensait donc aux précédents de la peinture, et le paral-
lèle avec une peinture non figurative dite ' ab~te " menait
tout droit aux antipodes du concret : on n'allait tout de mtmc pas
appeler " abfuaite » une musique qui se privait des symboles du
soffège et taillait dans le son tout vif I De là à imaginer une réci-
procité entre peinture et musique, il n'y avait qu'un pas, vite fran-
chi par des gens épris de symétrie. Ils disaient : la peinture figura-
tive prend ses modèles dans le 1110,uh extérieur, dans le donné
visible, tandis que la peinture non figuntive s'appuie sur des
11ale11rspiéhtrales forcément ab~raites 2 ; inversement, la musique
s'~ d'abord élaborée sans modèle extérieur, ne renvoyant qu'à
des" valeurs" musicales abfuaites, et devient" concrète", "6gu-
raùve,, pourrait-on dire, lorsqu'elle utilise des" objets sonores 3 "
puisés direltement dans le " monde extérieur,, des sons naturels
et des bruits donnés. ·
Cette façon de voir rendait cependant bien mal compte des
virtualités de notre découverte . On trouvera au cours de cet ouvrage
la critique d'une foi trop naïve au monde dit citérieur, et celle

1. 11s'agit d'un sillon refermé sur lui-~me, isolant par conséquent un fragment
d'enregistrement, dont l'écoute peut se r!pétcr indéfiniment.
z. Par opposition au monde extérieur m1l11r1I,les valeurs sont des normes élaborées
au sein d'une colle8ivité t1tlt11TeU,déterminée.
3. Par objet sonore nous désignons ici le son lui-m!me, considéré danssa nature
, et non pas l'objet matériel (innrumcnt ou· dispositif quelconque) dont il pro-
s11nor1
vient.
TP..AITÉ DES OBJBTS MUSIC.AUX

d'une di�aion, qui ne l'� pas moins, entre un concret et un


abruait ainsi dissociés. Pour nous, dès longtemps persuadés que
ces deux aspe& sont les " isotopes " du réel, le choix de l'un des
adjeaifs ne vise qu'à marquer � nouveau point di: départ musical,
et il faut bien le dire aussi une tendance à lutter contre le parti
pris d'abstraaion qui avait envahi la musique contemporaine.
Q!!ant à nous enfermer dans une musique dont les objets renver­
raient au " monde extérieur " (disons avec plus de pr«ision :
dont les objets auraient un double sens, sonore, �r le rap�l
des sowces dont ils sont issus, et musical, par l'orgarusation qu on
leur ferait subir), il y avait, soit interprétation abusive, soit choix
d'autres voies que les nôtres. De telles œuvres sont possibles et
intéressantes (la Symphonie pour 1111 homme seul illu§trait bien un
tel propos), mais elles font plus que choisir une �étique dite
express1onoi§te ou surréallite, elles abordent un art particulier,
hybride entre musique et poésie. Je n'ai pas à renier cet art parti­
cu�er à J>C;ine a�ordé �t dont �n a prop?sé tant de contrefaçons,
! cro1s avou _
mats Je auSS1 marque assez claitement une autte optlon
qui dt de poutsuivre la recherche musicale à partir du concret,
cenes, mais tout entière vouée à la reconqu!te de l'indispensable
aMtrait musical
Aussi ai-jedélaissé l'appellation" musique concrète .. , d� 19,s,
non sans me féliciter d'un tel point de départ, auquel je suis rede­
vable ·de la démarche entière. Mais il était nécessaire d'éviter le
malentendu, tenace comme tout malentendu à la fois dthétique et
technique. S'il devait y avoir une suite à ces premières expériences,
au-ddà de procédés particuliers, et de l'inspiradondequefqueM1os,
c'� bien parce qu'il devenait possible de concevoir une musi9uc
expérimentale, faisant sien tout procédé d'expérimcntatton
et antérieure à toute dthétique.

LA MUSIQUE EXPÉRnfBNTALE.

Les deux musi<J.UCS antagoniftes de 19,0-191 J, la concrète et


l'élcfuoniquc, aVatent fait match nul, toutes deux trop ambi­
tieuses, l'une de songer à conquérir le sonore d'un seul coup,
l'autre de vouloir produire tout le musical pat synth�. Leurs
mces révélatrices, toutes deux, de la tentation conjuguée du
possible et de l'impossible, marquent désormais un &.it hi$torlquc :
SITUAnON HISTORIQUE DE LA MUSIQUE

qu'on ait pu, de deux façons, faire de la musique en se passant


cl d'exécutants, et d'in~ruments, et de solfège. C'c~ le premier
aspca que retint l'opinion publiqu.e, toujours friande de telles
performances, fascinée pat les machines à musique et les considé-
nnt un peu comme on considérait le cinéma. au temps des frères
Lumière. En fait, le magnétophone avait pratiquement remplacé
les sillons _fermés des uns, et m~lé le concret à l'élcfuonique des
autres. Les plus remarquables œuvres, dites élefuoniques : Omaggio
a Joyçede L. Berio, et le Guangder J,mgJinge de Stockhausen, font
appel à toutes les sources de son et consacrent deux libérations :
l'une sur le procédé et l'autre sur !'~étique qui en résulte. Peu
importe que le terme " élefuoniquc " rdte attaché à de telles
musiques, en réalité éleého-acou~ques. J'eusse, pour ma part,
préféré le terme " expérimental ", dans la mesure où personne,
associant au magnétophone des sons in~umentau.x, des sons
vocaux, et ceux qui provienn~t aussi bien des corps sonores
acowtiques que des générateurs élefuoniques, ne peut nier se
trouver en pleine cxpérimentlltion. Ce terme avait d'ailleurs ras-
semblé à Venise, en 1961, la première confrontation internationale
sérieuse à ce sujet. En fait, les compositeurs expérimentaux
contemporains les plus connus sont pour la elupart retournés à
rorch~c, forts des enseignements qu'ils avaient tirés du ~dio.
Ce retour à l'orch~e ~-il l'indice d'un échec des procédés
dits de musique expérimentale ? Comment se fait-il que la plupatt
des compositeurs qui y .firent leurs premières armes s'en détour-
nèrent assez volontiers, lorsque le succès les consacra ? Comment
expliquer, par ailleurs, la multiplication mondiale des ~dios
m~t le concret et l'élcfuoni9_UC(et visant aussi, désormais, le
" computer ,, 1), dont on doit bien trouver plusieurs dizaines par
continent?
Il semble assez facile de démêler cet écheveau à condition d'en
tenir juelqucs fils. Si le compositeur de talent va à l' orch~e,
dès qu il le peut, c' ~ par un mouvement trop naturel, et il se peut
aussi que, à talent égal, ce soit le compositeur formé aux disci-
plines ciu ~dio expérimental qui soit le mieux placé, par l'avance
qu'il a acquise de connaissances musicales qui ne sont pratiquées
ni ensci~écs nulle part ailleurs. Son désir le porte à développer
ces acqwsitions, à les appliquer à la réalité vivante de l'orch~c et
du concert, infiniment pfus plaisante que l'a~ère solitudedu~dio.
Si cependant de nouveaux ftudios s'ouvrent, c'dt par un réflexe
1, Macbioeà calculer&arooiqoe de gmodc-puiaaoa:,

2.j
TRAITÉ DES OBJETS MUSICAUX

du temps présent, qui pousse à occuper tous les espaces disponibles


du possible et du faire, dtlt-on ne pas savoir ce qui dt possible
et quoi faire. La musique éJeétto-nique, au sens Sm~ ne peut d'ail-
leurs que tenter le jeune compositeur issu d'une formation ~
siquc, euis sérielle: il y retrouve l'assurance d'une notation chiffr6;
qui lut paraît le progrès même, c'cft-à--dire un prolongement
perfcaionné de ce qu'on lui a appris. D'autres, q>ns d'une autre
mode scientifique, sont fascinés par l'aléatoire, le combinatoire,
soit les machines à .. faite de la musique •• comme autrefois, soit
à " inventer de la musique ., comme jamais. Une minoritéseulemcnt
suit les conseils que nous n'avons cessé qe donner à de nombreux
correspondants étrangers : qu'un bon ~dio de radiodiffusion,
voire une petite inftallation privée de prise de son et d'enregiftre-
mcnr suffit à assurer des années d'un travail expérimental fruéhieux.
Ce manctue d'appétit, concernant l'outillage technique, prov~ue
}a suspicton. Et quand nous ajoutons que la révolution eft à faire
dans les idées musicales, et qu'il faut consentir à quelques années
d'un rlapprenti.uaf.ede l'entendre, qu'on peut faire sans appareils
compliqués, et qu aucun appareil ne fera à notr.e place, il y a aécep-
tion chez les prosélytes.
C'dt que la musique expérimentale, finalement, n'a signifié
pour la plu~ des intéressés qu'un ensemble de proc~és tech-
niques, et des musiques particulières composées en dehors des
normes de la partition et de l'orch~re.
S'il se trouve, en effet, beaucoup de musiciens pour s'y adonner,
ils sont convaincus qu'il s'a~t, après tout, d'un nouvel, de nou- i
veaux in§truments. Si parrm eux on trouve aussi beaucoup de
techniciens de talent, inventifs et motivés par la musique, il ne se
pr6sentc guère de vocations qui la prennent pour objet. Entre
des musiciens qui rdtent des compositeurs avant tout, et des
chercheurs qui sont avant tout techniciens, il n'y a pas de candi-
dats, pratiquement, à une re,her,he111,njçaJefondamentak.

LE NO MAN'S LAND,

On se voit donc obligé de dresser un con~t de carence quasi ~


·totale en la matière. Cela ~ d'autant plus surprenant que cette
carence se fait sentir quotidiennement. Ces musiciens ~pris de science
sont plus empiriques que jamais : leurs emprunts à des formules
26
t
;
SITUATCON HJSTORIQUB DB LA MUSIQUE

ou à des appareils ont des 1.llw:esde chapardage, vite transformés


en secrets de fabrication, et cow:onnés de quelques théories roma-
nesques, sauf que lcw:s rêves y sont mis en équation. Qwint aux
scientifiques sérieux, ils ont fort à faire ailleurs, la musique n'étant
pas encore considérée comme un objeaif majeur pow: le cosmos
ou pour la bombe. Ceux d'entre eux qui s'intéressent à la musi~
y cherchent, comme dans l'art en général, une j~ compe.osat:100
à d'autres disciplines plus awtères. Ils attendent des satisfaéüons
sensibles et respeétcnt d'autant plus le patrimoine qui y répond.
En art, les savants ne sont pas progress~.
Il semble alors qu'en aucun des innombrables domaines où tant
de qu~ons nouvelles se posent, où l'on doit remodeler les idées
d'après des faits récents, où doivent se rapprocher des spéciali~es
(qui n'avaient jusqu'ici aucune raison de travailler ensemble),
on n'assi~e à une telle négligence de l'essentiel, à une telle conspi-
ration du sil~nce. Eh quoi, on aurait trouvé diverses façons de
créer des sons inouïs et de les assembler, et rien ne serait changé
dans la musique, et il ne serait queffion que de perfeéüonner ce
qu'on sait, ce qu'on fait déjà? On disposerait, depuis quinze ans,
d'une pellicule sonore qui permet le ralenti et l'accéléré, le grossis-
sement, le rapetissement, et surtout la fixation du son, jusqu'alors
éphé~ère, et il n'y aurait rien à en déduire, que quelques ccuvres
curieuses et supplémentaires ? Ces mêmes cnregi~cmcnts, par-
venant de tous les points du globe, permettent de singulières
confrontations entre les diverses sensibilités humaines, et il n'y
aurait pas une nouvc11eréflexion à oser sur le problème des lan-
gages musicaux ?
On croit souvent répondre à une telle recherche en pratiquant
aussi deux sortes d'à-peu-près : l'à-peu-près philosophlquc et
l'à-peu-près scientifique. Un physicien habitué à traiter des faits
et à les mesurer, qui transfb'e ses habitudes de pensée et d' expé-
rience dans la musique, ~ doublement menacé par le pi~gc des
mots et par celui des choses. Les mots de la musique ont un double
sens : ils désignent des grandeurs tout autant que des phénom~es.
On peut mesurer des param~es, mais rarement des perceptions.
Et on peut toujours aller chercher le phénom~e dans le " monde
extérieur .,, sans devoir pour cela aborder, si peu que ce soit, le
phénomène musical, qui clt intérieur à la conscience humaine,
encore que paradoxalement matérialisé par les irutroments et les
notations du passé, aussi bien que par les outils et les calculs du
présent.
Ainsi se justifie le double dktochement que nous avons tenté

2.7
TRAITÉ DES OBJETS MUSICAUX

en peu de temps, et sur le sens, et sur la dénomination de cette


aaivité, passée de concrète à expérimentale, et visant enfin la
recherche musicale sans qualificatil. Le mot concret s'était sponta-
nément attaché au résultat, à la forme e§thétiquc des produits;
le mot expérimental n'était parvenu qu'à désigner des appareils,
des procéaés et des méthodes; le mot recherche po~ait une ré-
flexion remettant le tout en qucltion, et cc tout osait dire son
nom, sans qualificatif particulier : la musique.

DIVERGENCE DES DISCIPLINES.

Ce qui finit par nous apparaître si essentiel et si lié au terme d'un


certain processus se présente encore aauellement aux spécialHtes
comme partiel et occasionnel. Si personne ne peut guère nier l'inté-
rêt d'une réflexion musicale approfondie et d'une attitude de
recherche fondamentale à l'égard du phénomène musical, on en
voit mal les moyens, les circonfuulces, les compétences. On peut
d'ailleurs objeaer que ceux qui se sentent responsables de la
musique s'y emploient déjà : les musiciens ont renouvelé leur
afüvité traditionnelle au cours des dernières décennies, les physi-
ciens c\e l'aco~que ont accumulé des travaux sur l'audition
qui les rapr,rochent de la psychologie expérimentale, les ingé-
nieurs de l élefuonique et de la cybernétique font d'incessants
apports technologiques et développent dans des direaions impré-
vues et radicales non seulement une nouvelle lutherie, mais des
ma,hinu à tomposer. Nos critiques semblent donc porter à faux
et s'avérer inju~es à l'égard de si nombreux chercheurs préoccu-
pés à divers titres du musical.
Loin de nier ce fait et de refuser les apports des uns et des autres,
nous remarquerons que chacun d'entre eux ne besogne si bien
que parce qu'il admet implicitement qu'un certain nombre de
positions sont acquises et qu'il ~e un fonds commun, voire
même un langage assez précis pour que, lorsqu'on parle de musique,
on puisse s'entendre. Mais nombre de personnalités travaillent
ains1 de bonne foi sur des principes qui ne sont, à notre idée, que
des po~ats et des termes à double sens.
Tout le début de cet ouvrage s'emploie à dégager ces po~ts
et à dénoncer ces termes qui constituent, non pas le fonds commun,
mais un malentendu commun. On aborde ainsi une seconde intcn-
2.8
l

SITUATION HISTORIQUE DE LA MUSIQUE

tion, celle d'explorer, à l'occasion de la musique, des relations


entre diverses disciplines. On ne peut nier, en effet, que le musical
- c'~ à la fois son intérêt et sa difficulté - ne coo§titue un
domaine frontière où les Arts, comme les Sciences, ont à inter-
venir. Comme il arcive entre voisins d'un territoire conte§té,
les relations ne sont pas si aisées : à trop de courtoisie, qui consi~e
à s'effacer l'un devant l'autre et à laisser en fait le tercitoire sous-
dévelofpé, peut succéder un parti pris d'annexion pure et simple:
Le rée a d'ailleurs trop d'aspe& disparates pour ne pas permettre
à chatun de s'emparer de quelque chose qui appartienne en propre
à sa spécialité, mais quel spéciali~e se présentera pour articuler ces
disciplines particulières ?
Au lieu d'une correspondance, en vérité> un examen sérieux
~ loin de faire apparaître de claires corrélations, une harmonie
préétablie entre musique et mathématiques, ou aisée entre psycho-
logie et acou~ique; on ~ obligé de constater le disparate et la
dispersion : la musique e~ une montagne dans laquelle chacun
perce son tunnel, et les galeries s'entrecroisent sans se rencontrer.
Plutôt que de se scanàaliser, ou encore de minimiser la diffi-
culté, i! vaut mieux la prendre en ::barge et, de cette difficulté,
comme disait un ~ratège, " faire le tremplin ,, d'une afüon. Si
les disciplines se rencontrent si mal en musique, pourtant lieu
privilégié de leur concours, ce n'~ pas qu'elles soient fautives,
ou que leur concours soit mal organisé, c'~ qu'elles poursuivent
chacune un but particulier, sans que l'objeéüf essentiel soit visé
par auCWle. L'énigme musicale comporte en effet sa réciproque.
Elle offre à tout esprit, du profane au professionnel, du vulgaire
au supérieur, l'étrangeté d'être à la fois la manife~ation la plus
matérielle des vibrations mécaniques (et de leur décryptage physio-
logique) et le moyen de communicauon le plus spirituel (voire le
plus ésotérique) d'homme à homme. Ce fait bien connu n'empêche
pas qu'on applique à la musique, avec un entêtement scolaire,
la règle de bronze de notre Culture, qui sépare avec componéüon
les Arts et les Sciences. Peut-être cette séparation des pouvoirs
ne lui convient-elle pas ?

LA MUSIQUE COMME INTERDISCIPLINE.

Il serait aussi imprudent de rejeter en bloc cette division des


tâches que de la supporter respe&ieusement en venu des j'.irojts
·taAJTt DES OBJÉTS MUSICAUX

acquis. La musique apporte, singulièrement, une note discordante


dans le concert de la connaissance 1, Elle agace un de nos scrupules
favoris, celui de séP.arer aussi nettement que possible les faits
et les idées, le sensible et l'intellea, ou, pour prendre d'au~es
mots, les objets et le langage. On doit traiter alors la musique
comme les savants ont appris à traiter ~ fait qui répugne à entrer
dans le s~ème d'~lications qu'on lui propose : ce n'e$t pas
le fait qui a tort ou qu on nie, c'e$t le syftème qu'on révise.
On s'aperçoit, pour commencer, que les termes les plus usuels:
hauteur et durée, sensation et perception, objets et fuuétures,
qui sont de pratique quotidienne chez les uns et chez les autres,
ne possèdent pas le même contenu, dési~ent des circuits diffé.
rents de l'expérience ou de l'emploi. Il ne s agit ea5encore, comme
on le voit, de quc$l:Îons de principe : de diffi.nguer le son pur
du son 2.Ppelé bruit, de fonder un syftème musical sur la tonalité
ou la séne, sur une échelle de cinq, six, sept, douze ou trente sons,
ou même sur celle des hauteurs plutôt que sur celle des timbres.
Il s'agit, au-delà des terminologies, des notions mêmes et, au-delà
des notions, des attitudes envers le musical. Ainsi, dès qu'on a
franchi les premiers énoncés des deux approches : celle de l'art
musical et celle des sciences qui touchent à la musique (acoœtique,
physiologie, psychologie expérimentale, élefuooique, cyber-
nétique, etc.), on découvre un problème de _pure méthode, de
d~tion des objets de la pensée, d,élucidation des processus
de réflexion, qui ~ proprement philosophique.
Trouve-t-on dans la philosoplûe la solution, le terme ou le (
morcn d'une pensée redevenue efficace ? Cc serait sans doute
préJuger autant que médire de la philosophie que d'espérer y
trouver si vite une issue à nos incertitudes. Ce qu'on peut lui
demander, c'~ de les situet, et, en particulier, de désarmer le
piège des mots.
Mieux avertis par une telle réflexion et surtout mieux situés
parmi l'ensemble des d~marches qui ont posé à la philosophie
le même genre de quc$l:Îons, il semble possible de définir une
recherche qui vise, cette fois essentiellement, le musical. rut-ce
là proposer une nouvelle discipline, qui se su~tucrait ou se
rajouterait aux précédentes ? Il eft sans doute trop tôt pour le
dire et pour opter entre deux attitudes également présomptueuses.
Remarquons à tout le moins qu'un vide e:wte entre l'acoœtique ·:

s. On trouve la mime remarque dao, S.&uasuu l propos da langage: C-1 th


//,rg,i,li4111
gllfffllÛ, Payot.
1
1
l
JO

------·.
\
i
SITUATION HISTORIQUE DE LA MUSIQUE

musicale et la musî<J_ueproprement dite, et qu'il faut le remplir


par une science décnvant les sons, jointe à un art de les entendre,
et que cette discipline hybride fonde évidemment la musique
des œuvres. Une attitude plus amb. itieuse consi~e à proposer,
entre toutes, la musique comme une aénvité " globalisante ",
comme une interdildplineproprement dite, une aaivité qui, recou-
pant de multiples disciplines spécifiques, vérifie par synthèse
leurs apports partiels, tant sur le plan des faits que sur celui des
idées, et se présente au même titre qu'elles comme une :,.aivité
de découverte, qui vise autant, sinon plus, à fonder une connais-
sance qu'à cr~r des œuvres.

LES MOYENS DE L'EXPÉRIENCE MUSICALE.

D'aussi hautes ambitions peuvent sembler souhaitables, mais


manquer de leurs moyens élémentaires. Elles préexi~ent, après
tout, dans la littérature musicale, et répondent aux plus nobles
mais aussi aux plus creux des thèmes de toujours. Qgel élément
nouveau nous permettrait de nous introduire dans l'harmonie des
sphères?
Sans prétendre si vite à cette harmonie-là. disons que cette
figure de §tyle la tourne en dérision. On ne parle si bien, en termes
si pompeux, que d'un rtve auquel on ne croit pas. Les propos
tenus sur la musique, tour à tour vaporeux et prosaïques, passant
sans transition des méditations sublimes des inspirés aux laborieuses
vaticinations des inspirateurs, ne donnent guère confiance dans
une approche musicale réelle.
Nous pensons que l'attitude musicale peut être reconsidérée
radicalement à partir de faits nouveaux : ceux qui permettent de
conrutuer, pour la prenùère fois d.a.nsl'hi~oire, des /ails 111111ÛaNX
et une expéri,nçemmûale dignes de ce nom.
Ces faits nouveaux sont, après tout, fort mod~es, en reF,d
de ceux auxquels ils s'ajoutent. Si une large cxpttiencc musicale
préexi~e, pour l'essentiel, dans la musique de tous les temps
et de tous les lieux, elle ne répond pas aux normes de l' 1xplri-
111ental.C' clt la découverte de l' mregûlr1111111I (depuis que1que
vingt ans qu'clt résolu le problème préalable de la ftdl/ili) qui
apporte à l'expérience musicale traditionnelle des conditions
nouvelles. Elles n'ont pas été clairement aperçues. Une fois encore,
JI
TRAJTÉ DES OBJETS MUSICAUX

les arbres nous ont caché la forêt. La musique expérimentale des


dernières années, en accumulant les appareils, en multirliant les
sources, a mas<J,uéinvolontairement le moyen capita d'expé-
rimenter en musique, qui ~ celui de pouvoir conserver, répéter,
examiner à loisir des sons jusqu'ici éphémères, liés au jeu des
in~rumenti~es, à la présence immédiate des auditeurs.
Voulons-nous exprimer par là qu'il se produit, en musique,
ce qui a pu se produire en biologie, lorsque la photographie,
aidée du microscope, prolongée par la caméra, a permis à l'obser-
vateur de tenir entre deux lamelles ce qui se dérobait à lui, et
de fixer ce spc&cle dans le temps et dans l'espace ? C'~ là une
idée ju~e, mais qui masquerait à son tour l'ampleur du phéno-
mène observable et la tournure que nous pouvons lui donner.
Découper le son entre deux lames, cette fois de temps, l' " obser-
ver ,, au microphone, le fixer au magnétophone, serait encore
considérer le son comme un objet inerte, physique essentielle-
ment, ou physiologique au besoin. La fixation du son sur la ptlli-
cule répond bien à ce premier but, de le soumettre à une obsecva-
tion minutieuse et toute nouvelle. Mais limiter ainsi le champ
d'inv~gation serait oublier à la fois l'auditeùt tout entier et la
musique tout entière. Les coupes sonores sont pratiquées dans t.
~
deux univers : c' ~ une tranche de temps de celui qut écoute et
c'~ un prélèvement dans le message de celui qui s'exprime.
On pourrait alors faire observer, au regard de ces deux mondes
de l'écoute et de la création musicale, quelefaitdel'enregiftrement
.~
n'ajoute rien. Il fixe les sons à sa manière, doublant des fixations ~·,
antérieures du musical différentes et autrement élaborées : la :\
partition des œuvres et les symboles du solfège pat q_uoi elles !: 1
\' 1
savaient se traduire, précisément. Q!!e le fait de l'cnreg.i$trement
ne concerne qu'un certain conditionnement du son, ne permette
qu'une _phasede l'examen, sans toucher à l'essence du problème,
ne rédutt pas l'importance du moyen d'observation. C'~ en confta-
tant les divergences, apparemment légères, entre le son noté
et le son cnregiftré, entre son 1&0111,
direfk et son é,0111,ato111111atiq111
1,
que tout un processus de révision et de trouvaille nous a paru .,;
se déclencher.

Il
. ···--·----- --------

LES BUTS DE L'EXPBIUENCE MUSICALE :


OBJBTS, STI\UCTUP.ES, LANGAGES.

Nous avons d'abord été, avouons-le, fasciné par ce phénomène


particulier. Il faut avoir vécu ces in~ts, dont tout curieµx peut
faire l'expérience petsonnclle, où le son, prisonnier de )a bande
magnétique, se répète indéfiniment pareil à lui-meme, s'isole des
contextes, se fait découvrir dans d'autres perspeaives de la per-
ception, pour retrouver cette ferveur de l'écoute, cette fièvre
de découverte. Elle ressemble beaucoup à celle qui prend les
gens d'image lorsqu'ils découvrent par )a caméra, ses ralentis et ·~
,1
ses grossissements, des visages, des objets, des mouvements que :f
leur œil voyait peu et mal. Ainsi, plusieurs années durant , cette
découverte des objets sonoresaccapara notre attention, mobilisa
:t
.l
,1
notre recherche. t
Limiter ainsi l'inverugation musicale serait oublier que " les
objets sont faits pour servir " et le paradoxe fondamental de ·l
leur emploi : que, dès qu'ils sont groupés en flrNf/Nres,ils se font ii:t
oubJier en tant qu'objets, pour n'apporter, chacun, qu'une valeur
à l'ensemble 1 • C'eft d'ailleurs une ecnsée naive qui s'exprime .,.,
'!

ainsi en langage ordinaire : les obJets, dans notre expérience ;,


habituelle, nous semblent « donnés ". En réalité, nous ne percevons ,(
pas les objets mais les fuuéturcs qui nous permettent de les iden- t
tifier. Ces ftruéturcs elles-m~es ne nous surprennent pas dans
une expérience originale de l'écoute. Nous n'avons pas cessé ,,t
i

"!
d'enten3re des sons depuis que notre sens de l'ouie s'eft éveillé, ;
et il ne s'eft pas éveillé dans n'importe quelle époque ni dans
n'importe quelle civilisation.
Des objets aux §truétures, des fuuétures au langage, il y a donc
une chaine continue, d'autant plus indiscernable qu'elle nous
eft absolument familière, spontanée, et que nous y sommes entiè-
rement conditionnés. On retrouve ainsi le second aspea du
magnétophone, q1,1'onavait tout d'abord pris pour une machirie
à faire des sons, à les assembler, à créer des objets nouv~ux, voire
de nouvelles musiques. C'eft aussi, c'eft d'abord (pour la recherche)

1. Le p,ob~me de b relation entre objets et ttru&ucssera tniti de fiiçonappro-


fondie au livre philosophique (liv.re IV}.

H

TRAitt DES OBJETS MUSICAUX

une machine à observer !es sons, à les " décontexter ", à redécouvrir
les objets traditionnels , à réécouter la musique traditionnelle
d'une autre oreille, d'une oreille sinon neuve, du moins aussi
déconditionnée que possible .
Il faut bien comprendre ici la dissymétrie de l'emploi. Dans
le sens du faire ou même de l'analyse du sonore, le magnétophone
e~ un outiJ de laboratoire ou de lutherie. Il trav2ille au niveau
élémentaire, mettons celui des objets. Dans le sens de l'entendre,
le magnétophone devient un outil à préparer l'oœille, à lui ména-
ger un écran, à lui créer des chocs, à lui lever des masques. Le
magnétophone, pas plus d'ailleurs qu'aucun appareil acou~que,
ne peut dispenser d'un travail de pensée sur l'écoute, mais il
en prépare les voies par de nouveaux contextes. Grâce à lui, on
peut se demander pourquoi, et comment, et au moyen de quelles
références (ance~rales, traditionnelles, conventionnelles, natu-
relles, etc.) on entend.
Ce mécanisme pourra surprendre et on pourra même se deman--
der le sens de ce propos sibyllin que le magnétophone peut placer
l'oreille hors des contextes habituels . Ne re~itue-t-il pas fidè-
lement ce qu 'on lui a fait enregi~rer? Ce phénomène surprenant i.
dans sa simplicité n'a rien de proprement technique; pour le l

comprendre, il faut chercher ailleurs un précédent dans les moyens


de la phonétique pour l'étude du langage.
Le magnétophone permet de porter l'attention sur le son lui-
même, sw: sa matière et sa forme, grâce à des coupes, à des confron-
tations qui ressemblent fort, à la technique près, aux travaux 1
sur les matériaux du langage. A ne prendre le fangage que dans
le contexte, il e~ difficile, sinon impossible, de parvenir à une telle
connaissance. Le flux du sens, les fonfüons des éléments sont .
beaucoup trop déterminants pour que l'infra~ruél:ure soit démas-
quée. Il a fallu de patientes reco~itutions des objets de la phona-
tton pour qu•on en arrive à cette découverte surprenante : que
certains sons phonétiquement différents sont entendus semblables
dans une certaine langue, alors qu'ils sont entendus bien di~nfu,
signilicatifs comme on dit, dans une autre langue. On a même
pu dire à la limite que la phonologie pouvait se passer de la phoné-
tique. On dirait de même avec R. Francès que " la perception
musicale n'a que peu en commun avec l'audition " (celle des
physiciens) 1• Nous ne saurions nous contenter d'une telle dicho- .1
'
tomie, tout en ju~6ant par elle la nécessaire séparation du sonore

1. R. FRANCU, la Ptrttplion de la m111iq111,


Vrin, 19J8.

J4

• t
..... - . ------- --- -----

SITUATION HISTORIQUE DE LA MUSIQUE

et du musical, à rimage de ia diftinétion du phonétique et du phono- .,


·l
logique. _
La !ingui~ique générale a opéré une telle réflexion depuis ï
ï
quelques décennies sur les langues. Elle ne s'est plus contentée,
comme l'avaient fait les lingui~es traditionnels, d'expliquer les
langues par le moyen d'une ou de quelques langues de référence.
Du matériau phonétique aux unités fonaionnelles, phonologiques,
il exi~e des corrélations qui s'expliquent les unes les autres. Bien
entendu, on peut mettre en doute un parallélisme étroit entre
langue et musique, en raison de l'arbitraire qui re~e attaché au
choL,cdu sens, de h relation libre du signifiant et du signifié,
qui fait du mot un signè, alors que la note de musique a toujours
paru s'imposer en dehors de tout arbitraire, comme une donnée
du monde physique, à quoi nous serions sensibles. C'e~ là l'affir-
mation opposée à la précédente : que le musical se déduit du sonore .
Ce débat retentira sur tout cet ouvrage et mènera à la conclusion
d'un dualisme musical fondamental, lequel à la fois donne à la
musique tout son intérêt et évoque son my~ère. Nous trouvons
bien d:.ns les objets musicaux un fondement objeéHf en relation
avec le monde physique, mais nous en avons aussi choisi le sens
dans une latitude infiniment plus large qu'on ne semble s'en douter
aauellement. De sorte que les symboles du solfège ne font pas
<lue représenter des sons physiques, mais sont des signes rela-
tivement arbitraires, des " idées " musicales.

LA RECHERCHE MUSICALE.

Poser ainsi une nouvelle approche musicale, c'cft oser envisager


le travail, à très long terme, de générations de chercheurs.
En esquisser le programme et la méthode, y apporter un début
d'exécution c~ déjà une ambition considérable. C'cft dire aussi
que notre premier soin sera de la limiter, de tracer un programme
d'approches, plutôt qu'un bilan de résultats.
Nous pourrions dire, dans le langage le plus usuel, qu'on peut
se proposer l'inv~igation du musical par les deux extrémités :
celle du matériau et celle des œûvres, el g11enom avons,hoüi exdUli-
11ementtelle d11matériau. M?.is poser une séparation aussi nette
serait oublier l'implication essentielle qui articule les ~cu&res
du simple au composé, et qui ne fait pas apparaître forcément

3S
TRAITÉ DES OEiJBTS MUSICAUX

le simple au point de départ : on entre dans de telles relations


à n'importe quel niveau, et on accède alors aussi bien aux étages
supérieurs qu'aux inférieurs. Disons que nous gardons perpétuelle-
ment à l'esprit et dans l'oreille le rôle que jouent dans toute œuvre
les objets (éléments sonores conftitutifs) que nous pouvons isoler,
et confronter les uns aux autres indépendamment du contexte
dont ils proviennent. Aussi ne s'étonnera-t-on pas, dans tout
le cours de cet ouvrage, de voir évoquer des musiques tradition-
nelles, primitives, exotiques, contemporaines. Cependant, on ne
trouvera jamais de référence à l'une d'elles au niveau du langage,
tenu hors de notre propos.
.
,,
~ !

On ne doit pas se méprendre sur une telle attitude. Non seule- ~ '

ment, elle suppose la présence et l'accompagnement con~ants


de l'expérience musicale la plus générale, celle des œuvres, des
civilisations, des auteurs, des publics, mais elle ménage, bien
entendu, des étapes ulté;t:ieures ou simultanées d'investigations
plus décisives encore que celle tentée ici sur les objets.
Il re~e maintenant à dire en quoi une étape ainsi bornée ~
possible et indispensable. Nous en voyons plusieurs raisons.
a) L'une tient au fait que, en linguiftique, où les objets sont
encore beaucoup plus impliqués dans les niveaux supérieurs,
il paraît possible d'étager ainsi la subdivision des disciplines,
qu1 comportent chacune un " degré de liberté ,, différent. ' Ainsi
e:-wte-t-il, écrit Jakobson, dans la combinaison des unités lin-
guiftiques, une échelle ascendante de liberté. Dans la combinaison
des traits cfütinéttfs en phonèmes, la liberté du locuteur individuel
~ nulle, le code a déjà établi toutes les possibilités qui peuvent
~tre utilisées dans la langue en queftion. La liberté de combiner
les pbon~mes ~ circonscrite; elle ~ limitée à la situation margi-
nale de la création des mots. Dans la formation des phrasés à
partir des mots, la contrainte que subit le locuteur ~ moindre.
En6n, dans la combinaison des phrases en énoncés, l'aéüon des
règles contraignantes de la syntaxe s'arrête et la liberté
de tout locuteur particuJier s'accroît su~tidlemcnt, encore qu'il
ne faille pas sous-cftimer le nombre des énoncés ~éréotypés 1 • "
Un ~8isme ~ assez aisé avec la musique traditionnelle.
Pas plus de libené de combiner les phonèmes que celle du compo-
siteur employant une " langue " ~mentale : les sons
de l' orch~e sont donnés, de même que sont donnés les sons
SITUATION HISTOlUQUE DE LA MUSIQUE

de l'aprarcil vocal. Les " mots ., de l'orche§tre sont les notes,


et on n en peut attendre dr, nouvelles que dans une zone de " néolo -
gismes " : cc sont ces gongs, ces cinceros, voire ces ondesqui
entrent dans l'orche§trc avec l'effronterie et les rési~nces que
connaissent les innovations. Les " phrases " musicales sont
évidemment dans Ja dépendance des gammes, modes, règles
harmoniques, etc., selon la même situation de demi-liberté que
la phrase du langage par rapport à la syntaxe. Enfin, les " énoncés "
musicaux sont ju§ticiablcs de la remarque finale : il en e~ beaucoup
de ~éréotypés : cadences, réponses, accompagnement, résolu-
tions, tandis que de nouveaux ~éréotypes sont proposés par les
musiques contemporaines.
Une première remarque s'impose : toute nouvelle musique,
qu'elle soit concrète ou élelhonique, ou tout simplement contem-
poraine, qui tente de détruire tout ou partie d'un sy~ème aussi
fortement con~itué, ne peut prétendre ni se fonder si logiquement,
ni se faire entendre aisément, ni se faite comprendre aussitôt.
Tout e§t à reprendre à la base, et il vaudrait mieux en avouer
les discontinuités que de plaider le développement, le progrès .
b) Si l'on devait refuser l'argument d'un tel parallélisme, nous
pourrions faire remarquer alors que l'enseignement musial
pratique aussi traditionnellement la séparation entre la théorie
de la musique et la composition musicale. En écartant de nos
préoccupations ce qui peut fonder les règles traditionnelles de la
compos1tioo ou ce qui peut les contredire ou les remplacer,
nous ne faisons que reprendre un usage musical qui a fait ses
preuves. Notre théorie de la musique seca d'ailleurs encore moins
théorique que celle des classes de solfège, vite tournée vers les
emplois de la gamme, des intervalles, des tonalités, etc. Nous nous
plaçons encore en deçà, et nous rejoignons bien davantage les
préoccupations infuumentales, décidés à ne jamais séparer l'111
1,ndre
aufair,.
, ) Nous rejoignons ainsi une troisième raison qui nous conduit
à un tel examen préliminaire. Dans la mesure où Je musical paraît
si lié au son physique, il importe d'examiner celui-ci tout d'abord .
Tout comme on verrait mal Je lin~e ne {'as s'intéresser à l'appa-
reil phonatoire et aux divers " objets phoruques " qu'il e§t suscep-
tible de délivrer, on verrait mal une inve§tigation musicale fonda-
mentale se passer du réexamen du son tel que nous savons le fabri-
quer. Or, contrairement à l'appareil phonatoire, qui n'a pas

J7

--- ·· - - j
'fRAITÉ DE.S 013JE TS MUSICAUX

changé depuis Neandertal, les moyens de créer du son musical


n'ont cessé de varier d'une époque, d'une civilisation à l'autre.
Il faut faire la remarque prosaïque, mais souvent oubliée, que le
musical dépend ainsi, singulièrement, des moyens de faire de la
musique. Ce qui n'enlève rien à l'importance de l'entendre, et
au fait qu'en musique, comme en phonétique, les civilisations
ont fait un choix inftinéüf et usuel dans ce qu'elles ont retenu de
significatif.

Même ainsi !imitée, notre investigation ne doit pas se présen-


ter comme le premier stade d'un parcours qui se préoccuperait
d'abord de !'instrumental, et de l'oreille, dans le cadre du labo-
ratoire, et qui réserverait pour la suite les aspeél:scomplémentaires,
notamment l'impa.él: de ces travaux sur. la composition, leur rela-
tion avec des publics d'a.uditeurs, leur confrontation avec le
matériel d'autres civilisations. De même que la liaùtation aux objets
et aux stru8:urcs élémentaires implique une constante référence
au.-..:niveaux supérieurs, une présence implicite des finalités qu'ils
postulent, la réflexion sur le faire et l'entendre dt inséparable
de l'aspeél: colleW de la recherche, du contexte social et culturel
où elle s'insère. ïl ne s'agît pas ici de propos en l'air et de bonnes
intentions. On verra combien nous proposons une recherche
organisée dans ce sens, qui ne vise pas un objet en Joi mais l'objet
d'11111comm11nication,et d'une communication collefüve.

Ï
..,
! ,

LIVRE I

FAIRE DE LA MUSIQQE
I

LE PRÉALABLE INSTRUMENTAL

I, I. HOMO FABER OTJ HOMO SAPIENS.


j
.;

On le verra, cet ouvrage n'a d'autre sens que d'inciter à l'é,011/t


du 1011s, rôle traditionnel des dasses de solfège par opposition
aux classes d'imtruments. Dans ces conditions, n'e~-il pas illo-
gique de commencer par parler des imtruments ?
Certes. Mais, préalable à toute logique, notre leéleur ~ là.
Nous le supposons musicien, nous le savons conditionné, non
seulement par des notions acquises, mais par une expérience qui
a vraisemblablement précédé, et meme formé sa conscience musi-
cale. Si nous l'invitons à écouter, à analyser son écoute, c'~ à ,,l
cette formation particulière qu'il se référera., d'une manière d'au- p
tant plus irds~ble qu'elle sera implicite. D'un point de vue
pédagogique, l'approche direae s'avère aussitôt mauvaise.
Si l'on doutait de cc que nous venons d'avancer, l'hermétisme
des civilisations musicales les unes par ra~rt aux autres invite-
rait à réfl«hir: l'expérience peut se faire s toute l'Afrique où .J
des foules fascinées écoutent, des heures durant, cette musique ' 1·
1~
des tam-tams qui n'inspire au mieux, à l'auditeur occidental,
qu'une admiration ennuyée, la meme à peu pr~ qu'il consent à .; ~.
un concert d'œuvres contempora.ines. Cet ennui ne peut s'expli-
quer que de deux façons : ou bien le langage ~ incohérent en soi,
ou bien il~ incompréhensible à ceux qui l'écoutent. Et la passion
des foules africaines indique que cclw des tam-tams, au moins,
n' ~ pas fermé à tout le monde.
Pour comprendre cc fait, il faut nous replacer en amont de ces
civilisations données, tâcher de voir comment on en eft venu là,
comment, peu à peu, elles ont pu se con~tue~ et se cri~scr.
41

- ..
__
'1
PAIRE DE LA MUSIQUE

Au-delà des circon§tances hi~oriques, sans ptétention à la vérité


préhi§torique, nous devons faire retout à l'expérience brute, immé-
diatement liée à la pratique imtinfrive d'un homo/ab1r qui proba-
blement, en tout et toujours , précède l'hcmo sapie111.

1 , 2. LA MUSIQlJE DE NEANDERTAL.

Comme nous n'y étions pas, et que, de sa vie et de son œuvre,


notre homme n'a laissé d'autre témoignage que ses os, nous voici
réduits aux suppositions.
Aura-t-il rencontré sa muse en écoutant bramer le cerf ou
mugir le bison ? Peu vraisemblable. On l'imagine plutôt en alerte,
estimant la di§tance, la direfrion , les probabilités d'une chasse
fruélueuse . Pas un in§taot il ne s'attarde ni ne s'intéresse au son
lui-même, i.n§tantaoément aboli au profit de l'événement qu'il
signale et des projets qu'il suscite.
Mais à côté d'un ensemble d'affiv ités direélcment orientées
vers sa propre survie et dont ses perceptions ne se dissocient pas,
il en connaît d'autres, désintéressées celles-ci, dont les jeunes ani-
maux eux-mêmes donnent l'exemple : courses, étirements, luttes
feintes, essais, libres exercices des muscles; ces aélivités, si elles
ont une utilité , puisqu'elles concourent au développement des
desseins de la nature, leur associent une marge de gratutté. L'homme
préhiftorique ne connaît-il pas ainsi un double usage de la voix :
émettre des cris d'appel, de menace ou de colère, ou bien mettre
à l'essai ce que les s~ciali§tes appellent pompeusement son appa-
reil phonatoire, platsir de crier à pleins poumons, plaisir aussi
de frapper sur des objets, sans que soient nécessairement dissociés
le ge§te et son effet, la satisfafüon d'exercer ses muscles et celle
de " faire du bruit " ? Faut-il chercher dans de tels jeux, qui se
seraient pu la suite pcrfeaionnés en même temps que se dévelop-
paient leurs significations, l'origine simultanée de la danse, du
chant et de la musique ?
Ne développons pas plus loin une hypoth~e invérifiable et
précisons les limites de notre propos : nous voulons simplement
indiquer la présence, d~ l'origine, de cette double orientation :
aélions répondant aux sollicitations extérieures; exercices désin-
téressés répondant à une inspiration autonome. Différents par
essence, ces types d'aélivité s'entrelacent bien entendu coo~m·

, ._ , ______ _____
_____
__ ,;,__ ___.. ÎII
LB PRÉALABLE. lNSTRtJMJ!.NT.AL

ment dans le téel, et nous ne les séparons ici que r..r


un artifice
d'exposition.
BJen que pro~ressivement diffé.rents, l'ustensile et fin~rument
de musique sewent donc aussi essentiellement liés et contempo-
n.i.as. Nous parierons également volontiers qu'ils n'ont pas été
diftillgués dans la réalité, et que la même calebasse a dû servir
indüféremm,:nt à la soupe et à la musique.

t ,$• LB PAR.ADOXEINSTIWMENTAL:
NAISSANCE DE LA. MUSIQUE,

Une seule calebasse sans doute n'e-0.t pas suffi. Mais deux, trois
calebasses ? Le signal, qui renvoyait à l'ustensile, forme pléonasme,
s'annule pa: répétition . Seuls demeurent les " objets sonores "
perçus en tout désintére.ssement qui " sautent à l'oreille" comme
quelque chose de totalement inutile, mais dont l'~ence cepen-
dant s'impose et suffit à transformer le cuisinier en musicien expé-
rimental
Il vient de découvrir, liée à sa propre aétivité et a,1corps sonore,
mais aussi, puadonlement, indépendante d'eux, /a M.1ui(jtll - ·i
1
car c·~ bien d'elle déjà qu'il s'agit - et, du même coup, la possi-
bilité dejou,r de ce qu'on appellera plus tard un ini1r11111mt. l
ExP.liquons-nous. L'aélivité infuu.mentale, cause visible et 1
11
première de tout phfoomène musical, a ceci de particulier qu'elle
tend avant tout à s'annuler comme cause matérielle. Et cela de
deux manières :
La rlpllilio11du même phénomène causal, par saturation du
sigoal, fait disparaître la signification pratique de cc signal (par
exemple, tel objet frap~ tel autre de telle façon) et propose une
aaivité désintéressée: c ~ le passa~e de l'wtensile à l'i.nftrwnent.
au sein de la répétition causale, de q,MHJI#
La "'1rittlio11, ,1»11dl :·
p,r,,ptibû,accentue le caraélère désintéressé de l'aaivité par rap-
port à l'i.nftrwnent lui-même et lui donne un nouvel intér~t, en
créant un événement d'une autre sorte, événement que nous sommes
bien obligés d'appeler musical. De la musiq,uc, ce sera la défini-
tion la plus simple, la plus générale et la moins préconçue. Mbnc
si le ;oueur de calebasse ne sait pas encore en ;oucr, n'exprime
rien ou ne se &.it pas comprendre, il " fait de la musique ". Qge
ferait-il donc d'autre ?

...
• 1
f
!

i,

I ,4. DE L'INSTRUMENT A L'ŒUVRE.

Les trois calebasses conSlituent un vocabulaire donné, imposé,


permettant des jeux pauvres, certes, mais déjà nombreux, libres.
Et notre musicien qu.i s'improvise, improvise. La variation que
permet l'in~rument donne lieu à des variations,c'e~ -à-dire à des
"morceaux de musique". Dès que l'un d'eux e~ reconnu, dirun-
~ué des autres, répété délibérément, on peut dire qu'il y a, sinon
langage, du moins œuvre. Réserve faite de tout jugement cSlhé-
tique, l'œuvre cSl un fait, presque aussi net que le fait in~cumental
et sans doute lié à lui.
P..•i!tsi, affirmerions-nous volontiers, elle précède m~me ce qu'elle
poSlu.le: un langage, et ce dont elle ~ faite : des objets. S'il exi~e
des règles du jeu inSlrumental, des regi~lres, des notions , ce sera
l'affaire des millénaires et du long apprentissage des civilisations
musicales que de les élaborer et de les formuler ,
Ces points de départ spontanés sont l'explication même de la
diversité de ces langa$es; ils tiennent à des circon~ances maté-
rielles, à des disposittons hi$loriques infiniment variées, mais
:aussi fort particulières, ayant chacune assumé une certaine lxpé-
rien,e musicale, ouvrant chacune sur un domainem111iral.

1, 5• DE L'INSTRUMENT AU DOMAINE MUSICAL :


LES CIVILISATIONS MUSICALES.

Revenons en effet à nos calebasses et admettons qu'on les ait


pcrfeélionnécs en les recouvrant d'une peau. Ce qui cSl évidemment
cionné, c'cSl le dispositif. Ce qu.i cSl à venir, c'cSl l'élaboration de
l'expérience en fonélion des divers comportements possibles
vis-à.-vis du dispositif. Le comportement qui prédomine va déter-
miner une sorte de musique - c'cSl-à-dire un domaine musical -
plutôt qu'une autre : notre primitif, à force de jouer de ses cale-
basses, parvient à une forme de virtuosité particulière qu.i va
tcnditio11111r
sa musique. Il peut en jouer de plusieurs façons : avec
une baguette ou le bout des doigts, il obtiendra des sons plus ou

:...:...
~..:...~------- ... - ·111111•1
-------- ..
I.-E PRÉALABLE INSTRUMENTAL

moins intenses, mais surtout dans une succession donnée, d'où


naîtra un langage de rythmes; d'2.utre part, si, indépendamment
du mouvement de percussion des doigts, il apprend à contrôler
la pression_de la paume sur la peau, chacun des sons précédents
sera modulé en hauteur et impfiquera une valeur supplémentaire
où ces hauteurs, même mal défuùes, joueront un rôle 1 •
Dans {:Ctteafüvité in~füve, antérieure à toute codification
des ~ruérures rythmique ou mélodique, on voit apparaître quatre
je11x : deux d'entre .:ux sont relativement explicites, ce1uides rythmes
et celui des hauteL~rs; les deux autres, celui des timbres et celui
des intensités, sont implicites. On peut enfin classer par dominance
ces quatre plans d'intervention musicale.
Par exem~le, la dominante sera rythmique si la modulation
mélodiq1.1en en ~ qu'un agrément. Les deux autres jeux n'appa-
ra.îtroat qu'iacorporés aux précédents : celui des nuances se fondra
dans la ~ruél:ure rythmique et celui des timbres pourra différencier
o.i1e calebasse de l'::.utre. Mais, plus souvent, le musicien primitif
jouant de deux ou trois tam-tams ou se joignant à d'autres joueurs
de tam-tams, s'eù tiendra à la dominante rythmique" agrémentée"
des autres valeurs. Par contre, s'il invente le lithophone 2 , sa musique
sera à dominante mélodique.
Qt!elle serait l'attitude probable d'un musicien occidental devant
ces phénomènes ? Il commencerait par le.sréduire soit à des figures
de " rythmes de percussion ", soit à une étude des échelles de hau-
teur, passant ainsi hâtivement de la technique imtrumentale aux
~8:ures qu'elle délivre. Il ne s'apercevra pas que si en général,
dans les musiques primitives, les struérures rythmiques prédomi-
nent, elles sont con~amment en coexi~ence avec les trois autres
modulations. Il aura tendance à figurer en croches et doubles
croches ce qui, même sur le plan rythmique, ne saurait bien entendu
s'y réduire; en définitive, il négligera une approche globale des
objetsm11sica11x, c'e§l:-à-diredes éllmerlfsdonnésde telle ou telle expres-
sion musicale différente de la sienne. Il se trouvera donc engagé : .
dans une entreprise aussi vaine que celle qui consi~erait à déchif-
fer des lùéroglyphes à l'aide d'un double décim~tre ou d'un alpha-
bet grec. Nous nous expliquons ainsi l'hermétisme des civilisa-
tions musicales à l'égard les unes des autres; pour le dépasser, il
faut, par un retour aux sources, tenir compte d'un fait qui pourrait
1. L'un des deu:r. instruments qui constituent Je tabla hindou se joue selon la
technique ici décrite.
a. Inftrument primitif composé de pierres sonores de d.iitrentes tailles, permettant
d'obtenir un ccrtaÛl nombre de soas de hauteurs düftrentes.

______________
____
_...
4S
,,
FAIRE I>B LA MUSIQUE

se décri.te comme un phénomène de virtuosité . La découverte des


reg.iftres n' ~ que l'art de se servir du matériei inftrumental dont
se trouve disposer telle ou telle civilisation. Le concret précède
l'abstrait.

1,6. CONCRET ET ABSTRAIT MUSICAL.

Le phénomène musical a donc deux aspefu corrélatifs : une


tendance à l'ab§traélion, dans la mesure où le jeu dégage des
~éhues; l'adhérence au concret, dans la mesure où il r~ atta·
ché aux possibilités infuumcotales. On observe à ce sujet 9ue,
selon le contexte instrumental et culturel, la musique produite
dt surtout concrète, surtout a~raite, ou à peu près équilibrée.
Considérons dans cette perspefüve l'interdépenaance confüulte
de l'abstrait et du concret dans le jeu des ha11lt11r.1,dans la plupart
des musiques. Si, de sa gllimbarde,ie Sicilien n'clt guère parvenu
~- tirer que des A E I O U colorés d'harmoniques, si le tam-
tam ~ rdté aux portes de l'accord parf.ùt, si la reita, le violon
arabe, s'attarde complaisamment sur des notes que nous trouvons
fausses, le baladârlùndou raffine sur une échelle de hauteurs dont
il ne se lasse pas, au long d'interminables ragas,de vérifier les unis·
sons . ou les o&lves. La musique hindoue, comme la musique
chinoise, réalise une étonnante synthèse des deux tendances :
elle utilise l'échelle scalaire des hauteurs, non seulement pentato·
nique, comme il c:,<tclassique de l'apprendre, mais souvent diata.
nique, et aussi les sons glissés, de passage, longuement étirés dans
le regi~re des hauteurs, entre des intervalles parfaitement définis
dont il ~ exquis de remplir les vides, surtout si le profil dyna-
mique de tels sons ~ savamment dosé. Nous ·anticipons ici sur
des notions d'échelle dont cet ouvrage se détourne ascéti<,Juement,
mais <tui peuvent l'éclairer ... Où trouver, en effet, l'origllle d'un
em.Plo1aussi libre et en même temps aussi complexe de tout ce
qw peut Jaire de la 11111siq11e sinon dans la ressource irutrumentale
poussée au maximum?
Disons qu'un irutrument peut présenter, par rapport aux hau-
teurs, toute une série de modes d'emploi, du plus grossier au plus
subtil. Le balafonafricain, par exemple, pourrait être calibré selon
une tradition locale parfaitement arbitrai.te tandis que le baladâr
serait conçu pour une division des plus savantes, permettant
46

-
l -E PRÉ.ALABL~ INSTRUMENTAL

!e découpage de micro-intervalles aussi bien que le passage en


continu . La guitare hawaiienne n'offre qu'un traînage vulgaire,
presque automatique, œndis que des in~mcnts hindous ou
japonais , comme le hnmnfo11 01.1 le hmanolo,ménagent une attaque
dans un intervalle de hauteurs précis, contenu et dessiné dans le
temps en toute liberté et en toute originalité. Et si l'on en vient
à la voix, comm ent ne pas remarquer l'ampleur de ces modes d'em-
plo i, depuis le cri, presqu e détaché de toute échelle, jusqu'au
son vocalisé dans un intervalle bien défini, ou au marmonnement
thibétain.dont la mélodie ne sert plus que de canevas à la parole ?
Croit-on que, mlme en Occident, nous soyons insensibles à
ce jeu de hauteurs approchées, dont nous osons à peine nous rendre
compte? Une bonne voix, dans un lied qui lui laisse précisément
la vcâettc , s'exprime-t-elle seulement par la hauteur que lui indique
la partition ? N'y a-t-il pas, dans [es interprétations vraiment
subtiles, un e latitud e de hauteurs presque asiati'!,uc 1 et un jeu
de timbres au cour s .tr1êmedes sons ? Dans le jazz, c eft encore plus
net.
Ainsi chaque infuumcnt, même et surtout occidental, ne devrait
plus itre réduit à la .regisl:ration ~réotypéc qui .régit son écono-
r
mie. Il faut bien reconnaître son aspe& ç0-,,çret,apprécie% les " règles • 1

du jeu " qui marquent l'étendue et les limites, le degré de liberté


qu'il ménage à l'exécutant. Il ~ absurde de mctttc en cause,
comme le font trop de musiciens contemporains, la prétendue
" imprécision " du jeu imtrumental, qui rend.rait indispensable
le pcifeaionnement technique attendu des machines, sous prétexte
que la meilleure musiqu e serait la plus précise.
Ce ne sont, en vérité, ni les hauteurs, ni les timbres, ni les inten-
sités, ni les durées , <Juidoivent être précisés ou correspondre fuic-
tement à une notation. Mais c'e§t, superposée à ces repues très
approximatifs ou trop ab§traits, la présence d'une intention du
compositeur et de l'in~menti~e. qui calib.re définitivement
chaque !tre sonore et lui donne sa forme, sa double, triple ou
quadruple originalité : originalité particulière de tel violon, origi-
rialité contingente et variée, mais vivement reconnue comme
" réussie ,, ou " .ratée ", de l'exécution de tel objet musical, i
mais cerendant rapportée au ~le de tel artiru:. Et ceci en 1
vertu d une ambivalence véritablement merveilleuse de chaque
être sonore, qui doit nécessairement être entendu comme
1. Ce propos dt corrobort éloquemment par les relevés ac.oustiqurs, où l'oa TOit
appaaltte d'inormes tcarts de hauteuc entre diverses imwions de la mlme note.
toutes entendues comme ju.aca cependant par une oreille occidentale.

47
FAIRE DE LA MUS!QUE

répondant à des valeurs fixes, et comme susceptible en même


temps d'être, d'une note à l'autre, d'une exécutldn à l'autre,
infiniment varié.

I , 7• REGISTRBS E'r DOMAINES MUSICAUX.

Q!!'il s'agisse de cordes, de membranes, de lames, de tuyaux,


d'in§truments simples ou multiples, il e§t cependant évident que
c'e§t la variation des hauteurs qui a occupé presque exclusivement
l'expérlmentatlon infüumentale. Il semble bien q_uele ge§te libé-
rateur, le pouvoir d'abfuaéüon dont naît la musique, le possible
musical comme le faire in~rumental, aient en effet pour clef celle
des hauteurs.
Q!!,il soit cependant pentatonique, dodécaphonique, trente-et-
unisonique, exaa, approché, lacunaire, tempéré ou incongru,
le regi~re des hauteurs d'un balafon, d'un orgue élefuonique
ou d'un Pleyel ne nous retiendra pas ici exclusivement. Non que
nous ne lui donnions, nous aussi, la première place, mais la litté-
rature musicale lui étant consacrée dans sa quasi-totalité, nous
prétendons, devant la négligence générale, donner aussi son impor-
tance au re§te. Nous ne reviendrons que plus tard sur !a notion
de hauteur pour montrer que, loin de pouvoir se professer dans
l'abfüait, elle e§t elle-même conditionnée par les autres regifues .
Observons cependant au passage que la regi~ration des hau-
teurs ne l'a pas toujours emporté avec tant de superbe et un tel
parti pris d'exclusivité. Dans la musique africaine, nous l'avons
dit, la hauteur e~ souvent davantage un attribut qualificatif des
rythmes plutôt qu'une modulation recherchée pour elle-même;
tandis que la musique asiatique recherche un équilibre entre les
moduLations dynanuque et mélodique.
Il re§te maintenant à ouvrir les oreilles au troisième regi§tre,
celui des timbres, alors que le musicien occidental s'y verra une
fois de plus assez mal préparé.
S'il se trouve quelques cas où l'in§trument révèle un regi~re
de timbres pratiquement dominant, c'c§t, il faut bien l'avouer,
l'exception. La guimbarde sicilienne ne représente pas une civi-
lisation musicale très évoluée. Mais elle exi~e et témoigne que,
faute de mieux, ou pcut-~tre de choix délibéré, le voiturier sici-
lien préfère à la ftûte de Pan la K.langfarbmmelodie,
tout comme le

48

_ ______ ......,_
..~~""'--"....,_..,.....,_
....:.....
.- -- - ---.-1•••
l.B PRÊ/ü,lù3LE INSTRUMENTAL

berger khmer, qui façoone en i:>ambousa réplique asiati<J_ue. Aux


deux bouts du monde, ces solitaires charment lew: ennw grâce à
cette mélodie de voyelles, modulations ambivalentes, à la limite
de la musique et du langage, modèles primitifs des modernes
musiques synthétiques.
Évoquons aussi l'orgue, infuumeot gigogne qui " récapitule"
l'histoire et la géographie et qui semblerait deruné, comme les
grands sauriens, à être remplacé par mieux adapté que lui. Seul,
à vrai dire, il possède explicitement les quatre registres : ·bautew:s,
timbres (on en voit les claviers et les jem), durées et intensités
(fortement marquées par le contexte mécanique). Comment le
plus abstrait des instruments, puisqu'il possède ces quatre clefs,
se trouve-t-il être aussi spontanément concret, relier l'instin8:
musical le plus primitif à l'élaboration la plus a8:uelle? Nous aurons
à réfléchir 2 cette originalité.
En fonéHon des trois dominantes des lutheries et de leur emploi,
on pourrait être tenté de distinguer un domaine musical surtout
mélodique ou harmonique , un domaine surtout rythmique, et
un domaine de timbres, soit trois grandes familles musicales.
Mais si cette classification rend compte grossomododes trois conti-
nents principaux de la géographie musicale : l'Europe, l'Afrique
et l'Asie, elle doit se compléter de beaucoup d'autres considéra-
tions. Le musicien moderne n'a que trop tendance à simplifier à
son tour, non plus l'élaboration millénaire, mais la courte expé-
rience qu'il ébauche à ce propos. Le succès de Modesde 11ale11ret
d'intensité de Messiaen, celui de la notion de Klangfarbenmelodie,
sont bien caraaéristiques à cet égard : curiosité pour des domaines
musicaux moins ressassés que celui du registre des hauteurs, mais
aussi hâte naïve de s'en emparer, à l'a.ide d'une notation, elle-
même équivoque, dont le cara8:ère abstrait répond mal au contenu
concret.

ï ,8. LIMITATION DES " CATÉCHISMES MUSICAUX ".

Qye la virtuosité des exécutants se soit accommodée d'une luthe-


rie des plus fru~es ou ait réclamé une fa8:ure con~amment per-
fe8:ionnéc, c'est une longue expérience des jeux instrumentaux
qui a conduit les civilisations musicales à conquérir les domaines
qui leur sont propres. Avant de répondre à des« loisdelamusique",

49
FAIRE DE LA MUSIQUE

ces domaines sont lù~oriques, caraaérisés par des habitudes et des


convenances: habitudes de jeu et d'écoute, limites arbitraires dans
lesquelles on fait varier les objets musicaux, grâce à une lutherie
donnée, employée en foofüon d'une virtuosité traditionnelle,
appréciée d'auditoires éduqués .
Ainsi, le catéchisme musical en usage en Occident nous trans-
met comme définitivement acquis un sy~èmc notionnel, dont !a
r.ote de musique dt l'archétype, aisément identifiable selon des
critères de hauteur, durée, intensité. Grâce à ces notions, considé-
~cs comme universelles, et à un sy~ème de notation 2.dé~uat,
on compose ; c'~-à-dire qu'on préfigure, grâce au symbolisme
d'une écriture, ce que devra être l'œuvrc (qui coïncide donc avec
sa partition). Puis, confiée aux infüuments et aux imtrumcnti~es,
la .pattition ~ exécutée, et l'œuvre, d'implicite qu'elle était déjà,
lisible pour un professionnd dans les symboles du texte, devient
explicite, c'~ --à-dire audible , sensible pour le profane.
Toute approche musicale de type occidental ~ si imprégnée
de ces prémisses qu'elle ~ d'avance imperméable à toute généra-
lisation, à tout wùversalisme, à toute curiosité pour le phénomène
meme, et les éuigmes qu 'il renferme.
Si l'on veut bien en revanche nous suivre dans notre analyse,
on admettra que la musique n'~ pas née des réflexions de Pytha-
gore ni de la science des cordes vibrantes. Seuls les manuels élé-
mentaires présentent ainsi " à l'envers ,, la genèse de ces notions,
sortant tout armées, comme Minerve, de la cuisse de Jupiter.
Elles sont ici et là l'aboutissement des musiques particulières
couronnant un grand nombr e d'expériences; elles forment autant
de civilisations musicales.
Alors on ne s'étonnera pas que d'autres io~ruments, d'autres
expériences, bouleversant l'ordre établi à l'intérieur du domaine
i.n§trumental, aient pu conduire à reconsidérer ses normes. C'~
le propos du présent livre I de mettre cela en évidence.
Il nous faudra tout d'abord, au chapitre suivant, serrer de plus
près la notion d'in~rument.

J.,e-·,t:z · ..à ...._.> ·· f · ··)t ··., ·· r..· r ''ff"S tn h '


u
JOUER D'UN INSTRUMENT

a , 1. DtPINlTJON D'UN INSTR'UMP.NT.

Un infuument ne répond à aucune définition théorique, sinon


celle de permanence-varhtion que nous avons évoquée précé-
demment (§ 1, 3), notion qui domine l'ensemble des phénomènes
musicaux. To ut dispositif qui permet d' obtenir une colleélion
variée d'objets sonores - ou des objets sonores variés - tout
en maintenant pr~nte à l'esprit la permanence d'une cause, ~
un imtrument de musique, au sens traditionnel d'une c.xptriencc
commune à toutes les civilisations.
Si la qualification musicale s'attache surtout à la variété, à
l'ordonnance de la colleétion des objets, cet inruument révèle
des registres, et conduit à un domaine musical dominé par les
fuuébues correspondantes. Si le qualificatif s'applique surtout
aux objets eux-mêmes, intéressants pat leur forme ou leur matière,
mais isolés ou disparates au point de ne pas révéler de regifues, de
ne pas conduire à des ~a.ures, on découvre une sorte d'imùu-
ments dont la tradition connait des exe:mples,mais qui ont toujours
été placés, par les Occidentaux <lu moins, aux limites du domaine
musical : tels les gongs, cymbales, sonnailles et autres maraccas.
Ces instruments ne donnent pas, à vrai dire, une colle8:ion d'objets
dirunéb qu'une qualité a~ite permettrait de sérier, mais des
objets stéréotypés, quoique en divers échantillons, que seuls diffé-
rencient des caraél.ètes concrets. Ainsi la pratique imlrumentale
tévèle-t-elle déjà l'alternance entre une f1r11f111rede sons et les
,aralllres d'un son fuuéturé.

jI

...1
·F

.2.• 2. CONSTITUTION DES INS'rR.uMBNTS.

Une attention exclusivement dirigée vers l'aMtraél:ion musicale


conduit , bien entendu, à un classement qui dépend de celle-ci :
in~ruments à sons fixes ou mélodiques; in~ruments à sons indé-
terminés (percussions) répondant à un emploi rythmique; jeux
de timbre. Mais, puisque la hauteur domine, on di~guera surtout
les in~ruments présentant un regi~re de hauteurs prédéterminées
(tempéraments, claviers) et ceux qui permettent l'emploi de hau-
teurs continues (in~ruments à cordes, à coulisse, par exemple).
On reut proposer aussi un classement fondé sur une " domi-
nante • due aux matériaux des corps sonores (cordes, bois, vent)
ou encore sur un aspeél: saillant de leur technologie (claviers,
percussions, archets ...).
Or les deux classifications sont défcél:ueuses,et pour des raisons
analogues : la première ~ liée aux références de l'in~ent
par rapport à un sy~ème musical ad.mis, et la seconde aux détails
d'une lutherie donnée. Car les ressources d'un in~cnt dépassent
de beaucoup la registration qu'on lui prévoit. Elles ne dépendent
pas non plus aussi étroitement qu'on le croit de sa technologie,
et une classification par familles, basée sur les procédés d'une luthe-
rie, n'~ pas forcément une bonne classification musicale,
c'~-à-dire basée sur les effets.
Ni l'un ni l'autre de ces sy~èmes de classement ne met conve-
nablement en relief les possibilités inhérentes aux sources sonores
elles-mêmes, et surtout à la variété et à la liberté des jeux. C'e...q
cette dernière notion qui ~ la plus importante : non plus l'infu"u-
ment en soi, mais la relation qu'il permet avec l'imtrumen~e.
Cependant on ne saurait comprendre cette relation et son double
potentiel abfuait et concret qu'à partir d'une conception uni-
verselle de l'~rument de musique, qui ne s'offre guère dans
la pratique à la réflexion du musicien.
Nous dirons qu'un infu"ument de musique comporte trois élé-
ments : les deux premiers étant essentiels. Ce sont : le vibrateur,
qui entre en vibration, et l'c..~citateur,qui provoque la vibration
initiale ou, dans le cas de sons entretenus, la prolonge; le troi-
sième élément, accessoire, quoique presque toujours présent, ~
Je résonateur, c'~-à-dire un dispositif d~é à ajouter ses effets
JOUER D'UN INSTRUMJ!.NT

à ceux du corps en vibration, pouc les amplifier, les prolonger ,


ou les modifier en quelque façon 1 •
On peut ainsi compate.r aisément un violon, un piano, \.Il
gong 0,.1 un pipeau. Ils possèdent tous un élément de vibration :
cordes pour le violon et le piano, membrane ou colonne d'air
pout le gong et le pipeau. L'excitatew:, pout le piaoo et le gong,
dt un excitateur éphémère, marteau ou mailloche; il ~ un exci-
tateur d'entretien, archet ou souffle, pour le violon ou le pipeau.
Enfin les deux fremiers imtrumcnts comr,ortent des résonateurs
si apparents qu ils masq_uentà eux seuls 1in~rumcnt tout entier :
caisse du violon, table d'harmonie du piano, tandis que les deux
derniers sont dépourvus de résonateurs.
Dès qu'une telle classification e~ esquissée, elle introduit,
comme on le verra, une grande clarté dans l'approche d'un autre
classement, bien plus difficile encore : celui des objets sonores
eux-m~mes. obtenus à partir des sources, ou corpssonores (cette
di~nélion, dont nous avons déjà fait usage précédemment, c§t
fondamentale). Un pizz de violon est infiniment plus proche
d'une note de piano qu'tin son filé de violon, que l'on peut à son
tour tapprochet d'un son tenu au pipeau.
D'ailleurs, tant qu'il voit l'infuument en m~me temps qu'il
l'entend, l'auditeut se trouve conditionné et note des différences
qui lui paraissent énormes. Mais, si l'on dissimule l'infuument,
ou si l' cnregifuement, sans aucun tru9uage, rétablit seulement
certainesinégalités d'intensité. d'cxtraorclinafresconfusions devien-
nent possibles, démontrant la parenté des sons, ou, plus pr~-
sément, des objetssonoresperçus musicalement, à partir de sources
qui diffèrent radicalement soit par le principe infuumcntal (infuu-
ments à archet ou à vent; in~ents tempérés ou à sons indéter-
minés), soit par la fathu:e hi$torique ou ethnologique.

2., ~. INSTRUMENTS SIMPLES OU MULTIPLES,

.;
Une fois découverte une sow:ce sonore, deux sottes de possi-
bilités s'offrent au luthier : répéter la m~me source et la multi-
plier en divers calibres ou, au contraire, r~er sw: la m~me source
1. La {ma B.ucHBT~lent très jdemcnt d'adapweun plutôt qµe de raooa-
tmn: c'dt le dispositifqwcouple le vibrateur à l'air, en tenant compte des i~
acoatlJques.

----------------
-----~
PAIRE DB LA MUSIQUE

en cherchant à la varier elle-même. Le second procédé n'e§t pas le


plus simple, car il va lie.c inextricablement les trois éléments :
vibrateur,excitateur et résonateur. Il e§t probable que des contin-
~enccs obligeront l'imtrumentiste à ne pas user de ces variations
indépendamment les unes des autres, mais à les associer immé-
diatement au niveau de l'esthétique de l'objet. Ainsi un violo~e
ne peut-il user de l'aigu 1.:~vec des précautions, dans un rcgiftre
d'intensités et de timbre · ·té et précaire.
Ainsi en e§t-il surtout de la voix, qui ne peut se comparer à
aucun infuument convenablement et précisément calibré. Toute
analyse de la voix qui n'admet pas, au départ, une relation étroite
entre le timbre, la liauteur et l'intensité, sans parler de durée et de
dynamique 1, risque d'être peu réallite.
Si l'on en vient, au contraire, aux insttuments multiples qui se
composent d'une colleél:ion de corps vibrants, on voit aussitôt
que chacun de ces corps vibrants répète la triple combinaison des
éléments. Le piano, qui paraît l'un des plus simples, a demanàé
une longue et difficile mise au point, parce qu'il proposait précisé-
ment de varier la colleél:iondes vibrateurs, tout en gardant inchan-
gées, dans la mesure du possible, celles des percussions et du réso-
nateur. Encore faut-il remarquer la grossi~reté des procédés
employés, puisqu'on doit doubfer ou tripler les cordes en fonéaon
du registre; il n'y a, si l'on écoute attentivement quand on passe
du grave à l'aigu, guère de commune mesure entre les diverses
performances du même dispositif de percussion-résonance. Cela
n'empêche pas le musicien de parler du " timbre " du piano comme
d'une entité . Le timbre du piano e§t certes reconnaissable, etàle
plus détra9ué des pianos se laisse identifier par un auditeur
peine avert1. Mais on peut s'étonner que les acou~ciens se soient
laissés prendre, dep 1l1s si longtemps, à un aussi gros attrape-
nigaud. A priori, annonçons donc <lu'il e§t fort probable que le
piano n'ait pas ,m timbre, mais du ttmbres autant que de notes.

2,4. ANALYSE INSTRUMENT.ALB.

Indispensables pour rendre compte des lutheries, les précé-


dentes analyses ne nous apprennent encore rien de ce qu' e§t, essen~
On appelle dJM"'ilJ1«d'un son la nriatioo d'intensité de ce soo au COIUI de
1.
11 dulie . (L'expression, la vie des sons vocaux per exemple sont étroitement liées à
leur dynamique .)

S4
JOUER D'UN INSTRUMENT

ticllemcnt, un in§trumcnt de musique . Il nous faut chercher ailleurs,


dans la relation de cet imtrument avec les familles de sons qu'il
permet de produire. Qy'dt -il donc nécessaire et suffisant d'bion-
cer, sans s'arrêter à l'accessoire, pour rendre compte de ses fonaioos
musicales?
Si la définition que nous avons proposée au début de ce chapitre
dt la bonne, cela doit découler, sans doute, de cette définition
elle-même. Qycl e~ l'élément permanent, commun à tous les
objets sonores issus d'un même in~rumen t ? Q!!elles sont, d'autre
part, ses possibilités de variation ?

2.) ù " timbre ", permanenteinflr11mental


e.
En réponse à h preoùère question, nous ne proposerons,
ici, qu'une tautologie, ne connaissant pour le moment pasd'autre
définition acceptable du timbre que celle-ci : " cc à quot on recon-
naît que divers sons proviennent du même infuumcnt ". Du
moins éviterons -nous ainsi d'expliquer longuement, à la façon
des dofleurs de Molière, " pourquoi votre fille dt muette ".
Nous verrons à faire oùewc par la suite 1•

sourçes de variations " abflrait,s ".


b) Regiflres inf1rum1nta11x,
Tout à fait indé~ndante du type de l'infuument, nous lui
dé<:ouvrons une reg1ftration . Non pas, comme on serait prémat\1-
rément tenté de le dire, une ~&ire sonore dé<:clable dans les
séries d' objets qu'il délivre, mais te qui p roduit la variation de ces
objets. Non point exaaement les effets, mais l'ensemble des causes
mises en œuvre pour produire ces effets. Cette di~élion, subtile
pour qui ne l'a pas encore aperçue (et les musiciens traditionnels
sont généralement dans ce cas) e§t pourtant essentielle. Une chose

J. Qye Je lelteur ne s'offusque pas jci de l'apparente cUsinvolture de l'analyse.


et veuille bien c:oosidérer,d'une part, que dans œ tuilé, nous partom ~matique-
ment des acceptions banales, de façon à ftre d~ de l'odentation techoJqueque
pmid souvent le sens des tennes clefs dans des disciplines p&rtl~rea; d'autre part,
que dans le as pr6ds, l'origine du D'IOt" timbre " autorise notre attirude : en effet,
au départ, il dbigna.it WlC sorte de tambour comportant une série de cordes tendues
et donnant au son une couleur c:anfUriftique: il y avait donc, pratiquement, cotn-
cidcnœ entre le mot " timbre " et la chose elle-~c en tant qu'innnunent de mu-
sique; que l'on pense auui, dans la mlme perspefiive, au sens ancien de" timbre"
comme " matque d'origine " apposée sur tel ou tel objet pour indiquer u prove-
tlllnce, et l'on admettra que nous ne puÎS5ionsguère, pour commencer, fa.iredu timbre
musical autre chose qu'un renvoi l l'inftrument, une mllrque de fabrique.

l
....J
PAIRE DE LA MUSIQUE

e§t de remarquer que la corde du violon dt raccourcie, et une


autre d'entenare que ses notes sont plus ou moins hautes; une
chose dt de con~ter le regirue qu'offre le clavier du piano
et une autre d'analyser le caraaère des notes qu'il produit. '
Bien ~ntendu_,d~ns tout. instrument, ~ y a de multiples regiftres :
un regt~re pr1t1ctpal qui, dans les 1n§truments évolués, régit
en principe les hauteurs, et des regirues accessoires permettant
d'agir, pour reprendre les mots habituels, sur l'intensité ou le
timbre 1 • La di~étion que nous venons d'établir entre effets
et causes trouve aussitôt son utilité : puisque les variations pro-
duites par ces divers regi~res se perçoivent, comme nous l'avons
vu, au niveau des effets, il sera sage d'étudier ces regi~res poùr
cux-m~mes, sur le plan causal, en se gardant de rien en induire
précipitamment quant aux llrufhlres telles qu'elles sont perçues
ëlans la conscience musicale : s'il y a corrélat10n, il n'y a pas obli-
~ -toirement coïn~dence .

c) Jeu i11I1r11mental, de var.iations" ,onçrètes".


.soJIT'te
Jusqu 'ici l'infuument ~ donné. ~oique fabriqué, calibré
suivant certaines règles plus ou moins précises, il dt inerte, on
n'en joue ~ue par la pensée. Autre chose dt de le mettre cotte les
mains de 1iofuwnen~e, de tel instrumenti~e. Éliminons le cas,
possible pourtant, où, comme John Cage, cdui-ci utilise l'infuu-
ment dans des regifues ou des emplois auxquels il n'dt pas ddtiné.
M~me en observant les règles du jeu, il peut délivrer des variétés
d'objets où émerge, en propre, la /affure. Dans l'in~mcot le
plus ~éréotypé, le piano, on admet qu'il cxi~e un " toucher ,.
propre au piani~e. Ainsi parle-t-on du " ~le ,. d'un cavalier
si médiocre soit le cheval. A fortiori, un violoni~e ou un fiO~~
sont en mesure de tirer de l'infuument une variété d'objets s'insé-
rant cependant dans les mêmes regiftres ou possédant la m~me
forme : objets liés, pi~ués, pizz, vibrato, etc., mais où domine
leur personnalité, leur ' son ", comme on dit, car il ne suffirait
pas non plus de parler de leur " timbre ".

t. Dans une autre acception du mot, évidemment düfélœtc de la prkédcnte,


et que l'on trouveza cWirûe plus loin.
2, j. TIUPLlClTÉ DE L 1 lNS'l'RUMENT.

Ainsi nous trouvons-nous devant une triplicité d'aspe& qui


régnera désormais dans 1)rcsquetoutes nos analyses. Tiré du monde
physique, le son exige d'abord des soins de fabrication : L'inruu-
ment dt donc étudié en soi, comme un appareil physique. A l'autre
extrémité, cet ap{'ateil n'a de sens qu'en vue d'une finalité ~é-
tique, toute dom:tnée par des " idées musicales ". Enfin, l'in~ru-
ment traditionnel dt traditionnellement mis en œuvre par un
artifte, l'exécutant, dont la présence se manifdte avec un certain
degré d'originalité : la partition lui indique comment se servir
de rinftrument à la fois pour des effets abruaits et concrets, et
lui laisse un degré de liberté où s'affirment à la fois sa virtuosité
et sa sensibilité.
Lonqu'une lutherie nouvelle voit le jour, on l'aborde in~tü-
vement de ces trois façons. Lorsqu'on veut comtruire un~
ment, on s'efforce d'en imaginer un type possédant des regiftres
aussi riches et aussi nombreux que possible, permettant d'aÎ>outir
aux ftruéhues les plus complexes et les plus fines, offrant enfin
à l'ex6:utant des posstôill~ de jeu étendues et nuanœcs. Tel était,
avant m~me qu'il ne ftlt né, le cahier des charges auquel devait
satisfaire tout inftrument nouveau, et en particulier l'lnftrwnent
éleélronique.

2, 6. L'INSTRUMENT ÉLBCTRONIQUE.

Le coips de doarine de ses protagoniftes sera brièvement


rap~é ici. Les hauteurs musicales correspondent au nombre
d'oscillations par seconde d'un circuit éleatonique, retraduit : 1

par un " moteur " éle&o-acouftiquc (un haut-parleur). Une


hauteur résulte soit d'une fréquence pure, chiffrée par un nombre
de hertz, soit d'une combinaison de fréquences dont les pro~r-
tions d6temùnent le timbre 1 : timbre harmonique, s'il s agit
•• Il •'-ait id, biea caœodu.
deJa" coJontioo" putiœliùe à cblqueton, et 000
pu do dml,re iaalwnental dEfiaiau peagapbe a. 4-

S7
,.s
~
FAIRE DE LA MUSlQUE

d'un son harmonique recon§titué par le son fondamental et ses


partiels harmoniques; couleur, lorsc1ucdes fréquences quelconques
sont assemblées, engendraot une sensation complexe de hauteur
et de timbre mêlés.
Par rapport au jeu grossier du clavier, des gammes ou des
tempéraments, s'ouvrent donc des possibilités infinies d'expéri-
menter sur des " paquets de fréquences ", du br11itblanc(accumu-
lation aléatoire de composantes dont les fréquences occupent
continûment toute l'étendue du speél:re) au son con1plexe 1, cal-
culés a pdori, d'après le nombre et l'intensité des fréquences
conftituantes. De même, le jeu des intensités peut être exaétement
calibré en niveau pour chaque paquet de fréquences. Enfin les
profils, c'est--à-direla façon dont les intensités, globales ou partielles,
évoluent en fonction du temps, peuvent être prédéterminés.
La partition se présente alors comme une épure, chaque son
étant susceptible d'être exaél:ement décrit dans un trièdre de
référence dont les axes : temps, fréquences et niveau, correspon -
draient respeél:ivement.aux sensations de durée, hauteur, inten-
sité. Q.!!ant au timbre instantané, c'est la coloration de l'ensemble
de la matière sonore, c'est-à-dire du paquet de fréquences ayant
chacune son intensité propre, fournie à l'oreille à un instant donné.
On conçoit que toute une génération de compositeurs, irnmé-
cliatement séduits par de telles équivalences, ait aussitôt entrepris
des construél:ions où tout pouvait ~tre calculé à l'avance... sauf
l'effet produit. Car, en se précipitant ainsi dans les systèmes
de composition, ils éludaient la phase d•expérimentation authen-
tique : celle qui aurait porté sur les ,o"élation.rentre nos perceptions
et des llim11/isi richement disponibles. ~nt
111111icale.r aux physi-
ciens, ils pouvaient estimer leur travail terminé, puisqu'ils avaient
mis au point des instruments, en vérité parfaits du point de vue
physique, qui permettaient le plus large emploi des trois para-
mètres acouruques.
Les conséquences, inattendues, ont pu donner à réfléchir;
si les partitions étaient parfaitement intelligibles, les résultats
sonores surprenaient. Non point en raison de leur complexité,
mais parce qu•un certain nombre d'effets, vite reconnaissables,
révélaient à coup sl'lr leur origine " élefuonique ".
Si l'on était parvenu, par voie de synthès~, à approcher une
véritable reconftitution des sons traditionnels, cette technique
1. Par ""' ,o,wpi,x,,nous désignons tous les sons de hauteur non dé6nie, contenant
pu conséquent wi assez grand nombre de composantes de fr&]ucnces non harmo-
n.iquea.
JOUBl'l D'UN IN~TF..UMBN1 '

aurait pu être perceptible à la manière d'un défaut de fabrication :


ainsi reconnaît-on, dans un mauvais disque symphonique , à la
fois les in~ments de l'orchestre et les défauts de l'enreg~rement .
Mais le phénomène était autre : cette source éleétroni':l,ue apparais -
sait comme un imtrument parrrû d•autres . Alors quelle préten-
dait, soit recon~tuer des timb res préexifunts, S'>Ît créer des
timbres " i.t1ows " convenablement variés , elle marquait les uns
et les autres de son « timbre ,, propre, au sens pragmatique
où nous avons défini ce terme . Q.Bant aux jeux, ils semblaient,
eux aussi, se refermer sur leur particularité : non point faute d' ori-
ginalité, encore moins faute de virtuosité, mais en accentuant
encore un caraél:ère éleéhon.ique déjà sensible au niveau des
matières sonores.
Sans être en elle-même un échec, la musique éleé.tron.ique
échouait donc par rapport à sa prétention initiale : remplacer
d'e mblée in~rument s et e:i::é cut~.nts, en offrant au compositeur
une palette universelle de sons, jointe à. un mode a•emploi musical
objeéüf; ouvrit ainsi des possibilités infinies tout en assurant
une totale virtuosité d'exécution. On devinait bien de telles possi-
bilités et une telle virtuosité, mais enfermées dans un domaine
infuumental par trop reconnaissable et dans une expression e§thé-
tique qui en dépendait.
Répétons-le encore : nous n'affirmons l)2S qu 'i.i ne puisse, à la
limite, en être autrement. Encore faudrait-il que les musiciens
épris d'élefrronique consentent à réviser leurs prémisses, à
orienter leurs objeMs en conséquence et surtout, pour commencer,
à expérimenter méthodiquement sur les reg~cs et les jeux dont
ils disposent.

2, 7• LA MUSIQUE CONCRÈTE .

La musique concrète avait suivi Wle évolution symétrique,


et pareillement surprenante : à partir d'une prétention du même ..
ordre à l'universalité, elle se refermait, elle aussi, sur ses limites
particulières. Sans vouloir résumer ni développer ce qui fut relaté
ailleurs 1, tenons -nous-en à ce qui est diret'tement relatif à notre
propos.
1. P. ScHAEPFU., A la ,uhtr,h, d'IIM m111iqllt
tOflfrilt, &litions du Seu.il. 19s2.

59 1·

------------------
PAIRE DE LA MUSIQUE

Les " concrets ", apparamment, agissaient à l'inverse de leurs


contemporains élel\roniques. Ayant fait t-ablc rase des regi~es
et des valeurs, ils prenaient leurs sons n'importe où, mais de
préférence dans la réalité acouruque : bruits, irutruments tradi-
tionnels, occidentaux ou exotiques, voix, langages, ~uclques sons
synthétiques aussi, pour qu'ils ne fussent pas absents d une panoplie
qui se voulait complète. Ces sons enregi~és étaient ensuite,
grâce à diverses manipulations élel\ro-acou~ques, transformés
et assemblés . Nous n'insisterons pas pour le moment sut le condi-
tionnement final de ces musiques, qui se rrésent-aient sur bande
magnétique, et qui se perfectionnaient par 1 audition simultanée de
plusieurs voies (~éréophonie) afin de nous attarder davantage
aux procédés de fabrication.
L'accéléré et le ralenti que permettait, en 1948, le tourne-disque,
puis, bientôt, le magnétopnone, avaient d'abord été employés
à tort et à travers. Mais, s'ils étaient prati'1ués conjointement
à un morcellement des sons dans le temps - par découpage de
Ja bande - et suc le plan des timbres - par filtrage - on pouvait,
en définitive, admettre que tout son était décomposable et pouvait
être ensuite, grâce aux techniques du montage et du mixage,
recomposé avec d'autres.
Ainsi, en définitive, la musique concrète avait la même préten-
tion que la musique élefuonique qui croyait pouvoir réaliser la
synthèse de n'importe quel son préexistant. Seulement elle passait
au préalable par une phase d'analyse. Elle aussi se réclamait
du trièdre de référence, à l'invention et au succès duquel l'auteut
n'est malheureusement pas étranger 1 •
En découpant le son selon les trois axes du trièdre : temps,
fréquences, niveau (par montage, filtrage et copie f,Oteotiométrée);
il était possible d'isoler une " brique de sensation ' qui présentait,
par rapport au son synthétique, l'avantage de conserver les carac-
tères complexes du son naturel. Bien entendu, les opérations
inverses étaient également possibles : élever ou abaisser ces cc bri-
ques " dans le plan des hauteurs, par accéléré ou ralenti, en prenant
seulement soin de compenser l'aéüon exercée du même coup sur
le temps (ce qui peut être fait automatiquement grâce au cc phono-
gène universel "); recomposer par mixage les spefucs, raccorder
par collage les éléments dans la durée 1.
1. Et que notre ami A.. Mou:s contribuai diffuser ensuite bien impnidemmeat,
ainsi que b rhtorie de la" brique de sensation", dans aesdivers ouvrages.
i . Le lcélcuc trouvena, au chapitre xxm, un ~vc:loppemcnt de cc qui n'eft, ici, que
brièvement résumf.

6o
JOUBR D'UN INSTRUMENT

On le voit, la réfiexion des deux musiques tournait autour d'une ·l'


;1
erreur commune : le foi accordée au trièdre et à la décomf.ositioo i
du son, pour les uns en série de Fourier, pour les autres en ' briques
de sensation ". Nous ttavaillions alors, les uns à con~ruire des
robots, les autres à disséquer des cadavres. La musique vivante
était ailleurs, et ne devait se donner qu'à ceux qui allaient savoir :1
s'évader de ces mod~es simp~es.
Curieusement, d'ailleurs, les œuvres finissaient par se ressembler.
Entre-temps, les pionniers avaknt mis de l'eau dans leur vin.
Tandis que les " concrets " échappaient peu à peu aux pièges
de leurs tourne-disques, re§tés en vérité bien frustes, les " éleétto-
niq ues " faisaient à la musique concrète des emprunts à la fois
inavoués et évidents : voix, instruments manipulés, tout leur
était bon pour une musique qui ne gardait, de purement éleéb:o-
nique, que le labei d'origine; celui-ci, d'ailleurs, allait finir par
prévaloir en cri~isllnt, et pour longtemps sans doute, le malen-
tendu initial.

z,8. CONFUSION INSTRUMENTALE.

Une seconde erreur, commune aux deux sy~èmes et sans doute


compMmentaire de la première, fut d'avoir confondu assez long-
temps les instruments de ~dio avec les in~ments de musique.
Les instruments synthéti<J,uesde la musique élefuonique offraient
en vérité un piège très subtil : ils étaient merveilleusement calibrés
pour créer des regiftres de sons et se prêtaient à des virtuosités
d'emploi fascinantes. On n'en Euvait dire autant des tourne-
disques et magnétophones qui n étaient en fait qu'un appareillage
d'cnregi~remcnt, ju~emeot derutlé à la radiodüfusion, et où des
musiciens s'étaient in~allés progressivement, non sans combats
ni mauvaise conscience. Ils y obtenaient pourtant des résultats;
parmi tant d' œuvres informes et facilement surréali§tcs, tant
â'cxpéricnces ratées, un paysage musical insolite se découvrait
à eux, des etres sonores surprenants, incongrus, dont le plus diffi-
cile était bien de faire quelque chose.
L'une de ces musiques semblait tout offrit et, notamment,
des partitions pr~gieuses, qui répondaient docilement à toute
organisation préconçue. L'autre offrait des combinaisons grossières
et explosives, des objets hétéroclites échappant à toutr: notation.
Il n'était pas évident, pour les musiciens concrets, qu'ils devaient
61
FAIRE DE LA MUSIQUE

renoncer à toute manipulation élefuo-acou~que, alors qu'ils


semblaient être là précisément pour cela, et que le ~uclio pesait
sur eux de toutes ses possibilités opératoires. Pourtant, si on compa-
rait un magnétophone avec quel~ue infuu.'llent traditionnel,
on ne pouvait se défendre d'un malaise : la manipulation d'un
élément, même bien choisi, par accéléré ou ralenti, sur ce magné-
tophone, conduisait à des " effets ", un " truquage " 1 plus voyants
encore que ceux de la musique élethonique.
En revanche, chaque fois qu'on se donnait la peine d'enregi~rer
avec soin, de choisir à bon escient les corps sonores , de varier
l'aaion exercée sur eux, la prise de son ou les dispositifs purement
acou~ques, on obtenait des échantillonnages sonores prodigieu-·
sement variés et intéressants.
Vers I 9 58, dix ans après les débuts, des tôles, des tringles
firent leur apparition, et l'afüvité opérationnelle se transporta
peu à peu de la cabine électronique au ~udio acou~ique .
(h;elques règles d'emploi provisoires forent alors promul-
guées : elles n'autorisaient qu,une très petite marge d'intervention
sur le son enre~i~ré ,.défendant pratiquement toutes manipulations
autres que sa ctisseéhon dans le temps, par montage. Elles préco-
nisaient en revanche une très larse initiative dans la création
de sons acouftiques. On retrouvait, dans le prolongement des
sons traditionnels, la notion d'in~rument et d'in~rumenti~e,
celle d'exécution, parfois spontanée ou hasardeuse avant d'~tre
volontaire.
Débaptisée peur devenir une mmiq11e expérimentale,si la musique
concrète continuait à recourir aux sources sonores naturelles,
elle renonçait désormais à des manipulations hâtives; elle s'effor-
çait d'assembler les sons en les dénaturant le moins possible.
Ce chan~ement de conduite s'accompagnait d'un changement
radical d attitude; on ne considérait plus le son en fonaion des
trois paramètres acouruques : on avait affaire à des " objets
sonores " perçus, dont un nouveau solfège se proposait l'étude.
~'étaient devenues les machines, dans tout cela? Après avoir
été induit en tentation de les prendre pour des in~ruments ·de
musique, on ne leur reconnaissait plus que l'étrange pouvoir
d'élucider le phénomène sonore. Pour un temps, il ne serait
plus queruon d'y recourir pour faire de la musique, mais du
101.fège,
c'~-à-dire pour s'exercer à mieux entendre.

1. Qge dfoonce, non sans r:tison, John CAGf, mal informé de notre position .

6.t

).(( lfRF-SF · n ··c·


·-
-~

2,9. CRITIQUE DE L'INSTRUMENT ÉLECTRONIQUE.

Après ces paragraphes lilitoriques, efforçons-nous de lever


les équivoques . Et c'clt tout d'abord en appliquant à l'i.mtrument
élefuonique les critères déjà énoncés(§ 2,1 à 2,5) que nous pourrons
mieux comprendre la déception qu'il a causée.
Dans son principe, il ne correspondait pas à la définition d'un
iofüument (§ 2,1). Puisqu'il se proposait de résumer tous les
irul.ruments à la fois, cela voulait dire qu'il comportait non seule-
ment des re$ifues, au sens où nous avons défini ce terme, mais
un super-regMtre : celui même qui eût ~nnis de passer d"un infuu-
ment à l'autre. En fait, la notion d infüument était minimisée.
On pensait la dépasser au profit des fuuéhires; on faisait une
confusion à propos de la notion de timbre : on extrapolait préma-
turément le second sens du mot, le timbre devenant une simple
caratMristique de l'objet musical et non plus la perception d'une
c~use commune à w1e famille d'objets.
En vérité, cette tentative ~ celle même de l'orgue : celui-ci
rappelle en effet, assez naïvement, telle ou telle cause iofuu.mentalc
(ce sont les " jeux ", au sens précis de ce mot dans l'organologic),
le timbre demeurant, de toute évidence, celui de l'orgue. Mais
l'irutrument élefuoniquc échouait par excès d'originalité. Sans
être ce à quoi il prétendait : un iofüument gigogne, il était incon-
testablement un nouvel in~rument, générateur de sons originaux,
souvent inouïs, disposant de .regi~res variés et possédant, d'autre
part, ce que nous sommes bien forcés d'appeler, conformément
à notre propre défuutioo, un timbre caraétéri~que. Mais, para-
doxalement, les deux termes de l'équilibre permanence-variation
s'y trouvaient si fortement bousculés que l'in~rument s'affir-
mait presque exorbitant aux habitudes musicales.
Pour y voit de plus près, appliquons-lui les trois critères de
notre analyse infuu.mentale (§ 2,4).
Il répond bien au second, celui des regiflres, où il ~ effeéti-
vement d'une richesse remarquable. On ne saurait en dire autant
pour les deux autres.
Tout d'abord, il est évident que ses jc11x offrent ~u de place
à l'interprétation . Tous prédétemùnés, les objets o offrent ainsi
de variété que dans une seule direélion : celle des valeurs abfuaites ,
et non plus celle, concrète, de l'exécution vivante. La présence

-
FAIRE DE LA MUSIQUE

humaine fait défaut, comme font défaut, dans un objet en matière


pla$tique, la texture végétale ou minérale du bois ou de la pierre.
Pour le timbra, disons d'ores et déjà 1 qu'il apparaît, dans les
infuuments traditionnels, comme résultant de fois d'association
subtiles et, en général, savamment dosées, entre les éMments qui
composent les objets, en fonaion de leur échelonnement dans le
regirue. Ces lois, dans l'inruument élefuonique, n'exiftent pas.
On ~ut user indépendamment de toutes les variables. Le timbre
se réduit alors à ce que l'oreille révèle de l'identité causr:ùede tous
ces sons : synthétiques, déterminés, sans aucun de ces accidents,
de ces fluétuations ou imprécisions qu'un conditionnement
musial millénaire nous a rendus indispensables, et sans, non plus,
ces liaisons, ces dosages obligés tout au long du regiftre.
On le voit, notre critique ne se fonde pas sur des principes,
mais plutôt sur les contingences de notre conditionnement. On
peut donc l'acceoter ou la refuser. Nous admettrions en effet volon-
tiers que, par l'apprentissage. de nouveaux modes d'écoute soient
possibles. Nous avons cependant pcine à croire <f.Uenotre oreille,
notre sens musical tout entier, se fassent volontiers à n'importe
quel bouleversement de leurs habitudes; la présenœ du vivant,
sensible derrière la marque artisanale, paraît indissociable de
l'appréciation cfthétique, tout comme celle de l'identité infuu-
mentale. Perdue cette identité, à quoi se raccrocher lorsque, dans
un déséquilibre fatal, la variation l' empone sur la permanence ?

i, 1o. CRITIQUE DE LA " MUSIQUE CONCRffl ".

En réalité, si on se demande quel ~ l'imtrumcnt concret,


on se trouve bien embarrassé. rut-ce la cueillette des sons en
ftudio et le pt0R_0S d'en recueillir de toutes les provenances?
La pratique de 1 enregifuement et celle d'opérer sur des sons de
préférence enregifués? L'emploi d'appareils spéciaux deftinés
à manipuler ces sons, changer leur vitesse, les filtrer, les mixer ?
Rien de tout ~ à vrai dire, ne correspond à nos définitions
de l'imtrument, et pourtant, si contraî~nantes sont les habitudes
musicales, qu'on s'était efforcé imtioél:ivemeot, au début de ces
recherches. de trouver à tout prix quelque chose qui p0t y ressem-
bler. C'dt ainsi qu'en 1948, j'avais imaginéun " piano de tourne-

,. Cf.Unem

œrrrmezrzz · · t ,r fll
..
f,
~
}
;
JOUBR D'UN INSTRUMBNT

disques " reliant douze pick-up à un clavier commutateur qui


permettait d'en" jouer". Arrêtons-nous un inftant à cette absurde
tentative. Elle a au moins le mérite d'être révélatrice.
j'avais bien les apparences d'un imtrumcnt de musique, que i
j'avais mbne osé appeler " le plus $énéral qui soit". Supposons, 1
1
en effet, que sur les douze disques so1ent gavés les sons des inftru- . i
ments de musique, gd.ce à la technique du " sillon fermé ". Sut t
chaque sillon, un i.oftrumcnt clliférent ; sur chaque disque, une
hauteur différente, chromatique par exemple. Le clavier permettait
de Xa~er des hauteurs. Un dispositif eOt permis, à la rigueur,
de ger les pick-up de sillon et, comme pour l'oriuc, de regiftrer
les inftrwnents eux-mêmes. En fait, Dereux a imag1J1éun " llccor-
ding Or~ " selon le même principe : celui d'une " synth~
sonore • qui n'a rien de synthétique, mais repose sur la reproduc-
tion phonographique des sons naturels.
Mais -- ne parlons pas de l'orgue de Dereux, judicieusement
limité à la reprodufüon de sons d'orgue choisis parmi les plus
illuftrcs - mon " .illftrument de musique le plus généml qui soit "
n'aurait fou.mi, s'il avait pu être réalisé, qu'une frustecomb~
équivalente à J.'orch~e. A.u mieux, une sorte d'or~e susceptible
d'user en continuité même des sons éphémères, ainsi fermés sur
eux-mêmes. Sauf un emploi, en effet important, du caraaà-e
permanent des sons, il n'aurait apporté de nouveau qu'une réduc-
tion barbare, pour un seui joueur, des exécutants de l'or-
cheftre.
Passons à l'expérience opposée puis~ue, d~ 1910, ces tentatives
allaient être abandonnées au profit de 1enregifuement magnétique
et d11 montage.
Les sons, quel que soit alors le traitement subj, sont-ils en rela-
tioo. avec un dispositif in~ental ? Autrement dit, entre nos
filtres et nos transpositeurs, où retrouverons-nous nos critères ?
Contrairement à ce que permettait l'in~rument éleatonique,
il n'y avait aucune commodité de regillre,mais parcontre, d'extra-
ordinaires possibilités de }111,à la fois dans l'Ulvcntion des etrcs
sonores captés par le micro, et dans les interventions pratiquées
apr~ en.re~ement. Enfin, si l'on s•ai.enait de tout truq~
élctlronique, il n'y avait, bien évidemment, aucune présence d'Wl
ti111br1 inftrumental, chaque objet sonore criant sans équivoque
son origine propre.
On voit comment les deux démarches aboutissaient, de &.çon
oeposée, à la négation de l'imtrument en t2.Dt qu'inftrument
d une expression proprement musicale. L'une des musiques était
6s
FAIRE DE LA MUSIQUE
l"'
l

<,
-1
le sous-produit d'un jeu de paramètres, l'autre une simple juxta-
position d'objets .

2 , I J. DÉFAUTS COMMUNS AUX DEUX MUSIQUES.

Les' deux musiques sont affeétées de déséquilibres contraires


par rapport à une ~ruéture in~mentale normale. Elles se retrou-
vent dans des cas limites, où elles ont en commun d'avoir forcé
gravement nos habitudes par rapport à l'une ou l'autre de nos
trois normes. Ainsi s'expliquerait-on - ce qui re~e bizarre
jusqu'ici - que l'oreille perçoive presque indifféremment comme
un même défaut les erreurs qui résultent d'un excès de concret
et d'un excès d'ab~rait. Ayant déjà signalé au passage les secondes,
nous insi~erons surtout sur les premières.

a) Excès de timbre.
Des sons accélérés ou ralentis sans précaution font apparaître
une variation si liée à la cause qu'il n'y a plus dissociation des
deux, et donc elus, à proprement parler, d'équilibre entre perma-
nence et variation. L'tn~ment ~ nié dans sa définition même.
Il ne se fait plus oublier, il impose sa présence comme événe-
ment. Nous sommes en dehors de l'épure musicale. C'~ ainsi
que tout cc qui évoque sans précautions le trainage mélodique
des sirènes semblera toujours un corps étranger au discours musi-
cal, encore qu'il puisse être parfaitement jurufié comme ~ruéture.
Si l'accéléré et Je ralenti affeétènt à Ja fois le rythme et la tessi-
ture de l'objet, la relation permanence-variation semblera si rigide
que l'événement, avec ou sans effet de sirène, apparaîtra comme
un truquage, c'~-à-dire totalement lié à la causalité, privé de la
liberté nécessaire à la musique.
On voit à quelle extension de sens nous entraîne notre défi-
nition du timbre, permanence in~rumentale. A.musons-nous
à la rapprocher de sa définition traditionnelle, à propos de ce qui,
pour nous, représente" le timbre de l'accéléré". Si nous accélérons
un son de voix ou de piano, en prenant soin d'éliminer l'effet
rythmique parallèle, rien ne sera changé selon les acomticiens :
seule ~ opérée une translation de l'ensemble du speétre des
fréquences. Le timbre du son considéré, caraaérisé pour eux
66

-
t·'
l
JQUBR D~UN L1'lSTRUMENT
-; .
•1

·l par ce speéb:e, devrait donc rester identique, et la tessiture chan-


ge! seule. On aurait là l'instrument de musi~ue idéal du point
aevue de la con~nce du timbre des objets qu'il fournit.
Or, que constatons-nous ? Le piano devient aigrelet, la voix
se met à chevroter, à bêler ... C'est que l'accéléré, prédsément,ne
touche pas au timbre " spefual " des objets, tandis <JU'unvéritable
instrument de musique combine ses effets en fonéüon de la tessi-
ture, faisant varier la composition des objets selon des lois précises
et précieuses. Les aco~ciens, tout en définissant le timbre comme
une qualité propre 2.chaque son, ont cepend{ttlt coutume eux aussi
de parler du timbre d'un infuument, supposant implicitement
une certaine coo~nce de cette qualité. En vérité, s1 le timbre
d'un instrument est reconnaissable, au sens primitif que nous
avons donné au paragraphe 2,4, c'est bien parce que les objets
que cet instrument délivre ont chacun un timbre au sens des physi-
ciens, et surtout parce qu'il existe en fona.ion de l'instrument
des. lois qui li_ent ces ti~bres. A? cot?-traire, lors~u'.un objet est
acceléré; son t.tmbre physique est 111var1aotet ses differeots échan-
tiUons dans la tessiture font apparaître avec évidence cette inva-
riance comme un timbreproprede l'accéléré. On pourrait donc dire
quel' accéléré en tant qu'tnstrument se reconnaît à son timbre" nul".

b) Excès de regiflre
.
Corollaire de la remarque précédente : une registration qui
dénonce l'in§trument au lieu de modeler l'objet, se fera également
entendre comme un effet d'appareil (encore un timbre si l'on veut).
Un filtrage, par exemple, peut être présenté comme l'emploi
d'une regi§tration. Dans le processus de synthèse, on va combtner
tel ou tel groupe de fréquences en vue d'un objet ultérieur. Dans
le processus d'analyse, appliqué à un objet antérieur, on va extraire
par filtra$e tel ou tel groupe de fréquences. Résultat ? Identique
parfois, s1 l'on a pratiqué le filtrage grossièrement ou intensément.
C'est le filtrage qu'on entend. La causalité opératoire s'impose
plus que la variété exposée dans les objets ainsi fabriqués. Conten-
tons-nous pour l'in~nt de signaler, sans l'expliquer, cet étrange
phénomène. L'opération oblitère l'objet, le aégrade, le marque
ae son timbre, au sens indésirable du terme.

c) Excès deje11.
Les analyses précédentes rendent déjà compte de certaines simi-
litudes qui n'ont pas tardé à se mmif~e.r, au cours des premières
PAIRE DE LA MUSIQUE

an.œes d'expüimentation parallèle, entre les sons élefuoniqucs


et les sons manipulés de la musique concrète. Elles n'expliquent '';
pas tout, notamment pas certaines ressemblances, en général
clans les défauts, que les deux musiques présentent au niv~u des
laoga~es. Cdt alors dans un excès de jeu qu'il convient de chercher
.
l
l'explication (nous prenons le mot" jeu ", lui aussi, dans son sens j
large, reportant sur le compositeur une fonéüon traditionnelle de
l'intcrpr~tc, auquel cc compositcm prétendait se subftituer) . Une
accumulation chargée de sons synthétiques aussi bien qu'une
analyse brutale d'un matériau naturel conduisent à un égal manque
d'économie des moyens. Trop d'intentions usent l'objet, ou le
rendent informe ou illisible.

2, 11, NOTION DB PSEUDO-INSTRUMENT .

Il arrivait parfois cependant, en musique élefuoniquc comme


en musique concrète, qu'une succession d'objets bien formés,
convenablement regifués, fit apparaître entre eux des relations
de permanence telles qu'ils se111blai,ntprovenir d'un même
imtrument.
Et c'~ fort heureux, car, autrement, sur quoi compter pour
donnerquelque cohérence à la succession des sons, proposés dans
toutes les tessitures, et dans les durées et les intensités les plus
dispatates? Aussi, sans forcément s'en rendre compte, le musicien
contemporain a-t-il cherché souvent à lier telle ou telle séquence
de sons par " quelque chose " qui, au sens pragmatique, ~ de
m~me nature qu'un timbre in~rumentaL
Mais c' ~ alors la base de cette définition elle-même qui se ·.,
dérobe, c'~ le sol qui manque à nos pieds. Dans telle œuvre,
dont l'auteur, concret ou élefuonique, ~ bien incapable de dire
par quel processus causal a été réalisée une certaine succession
ac sons, tout scr.sse comme si ces sons provenaient d'un inftru-
ment détcrmin . Q!!'~-ce que le timbre d'un infmlmmt qNi
,,,,xüt, pa,?
Nous voici donc, au terme de notre analyse i.n§trumentale,
oblig~s de rechercher ailleurs ce lien, plus fort encore que celui
des ~&ires, plus my~érieux aussi : le timbre, dont la défi-
nition, pu trop commode, par trop pragmatique, demande
à ~ dépassée. °Ellene le sera qu'au prix d'un long détour .

.. . --, .......... --- ---- --


.':;

m
CAPTER LES SONS

,
~-
:!
,1
J, I, PARADOXE DE LA TROUVAILLE.
:j
Tandis que les publications des demièrcs décennies ont attiré
j l'attention sur les iœtrumcnts nouveaux issus de l'élcétton -
du théréminc au mixtur-trautonium en passant par le Martenot

l'
- je ne connais en vérité guère de textes qui aient mis en relief
l'étonnante révolution qu'a représentée i'mregistr1111mt des sons.
C.Ommeil arrive souvent dans ce genre d'aventures où la machine
offre, à la fois brusquement et progressivement, un potentiel
nouveau à l'afüvité humaine, on n'eut pas le temps de s'étonnct
1
:1
de la trouvaille, tant on était occupé dijà à la pcrfefüonner. Du
cylindre à la cite, du pavillon au baffle,du gramo au pick-up,
du 78 tours au Jongplaying,de l'ébonite à la vinylite, du phono
au magnéto, de la mono à la §téréo, cc fut, depuis Edison et Char-
les Cros, un long chemin, avec ses haltes, ses surprises, ses dq,as-
scments. Ces erogrès furent si voyants que le phénomène lui-meme
~pa. D'àilleurs, la trouvaille, à ses débuts, était si fru§te,
si éloignée apparemment de tenir ses promesses, qu'il &llait une
foi rol:iu§te,une imagination vive, pour escompter des développe-
ments que - scmble-t-il, aujoUl'd'hui - tout le monde aurait
d\\ pi:évoir.
Ainsi le pamdoxe dt celui-ci: lorsque s'affirmeun principe nouveau :1,
. t
trahi par ses premières réalisations, les contemporains entrevoient
bien, à la faveur d'un premier émerveillement, ses implications
bouleversantes; mais tout aussitôt ils s'en détournent,remcttant
à plus tard d'en vérifier la généralisation, pour s'attacher aux
preuves, aux résultats immédiats. Puis, le proc:èssUs technique
une fois engagé, ils ne prêtent plus attention qu'au segment
FAIRE DE LA MUSIQUE

d'évolution qu'ils ont sous les yeux. Au fut et à mesure que le


principe tient ses promesses, il s'éloigne, fait partie de l'acquis.
Toute ~6cxion à son sujet paraît anachronique, alors que personne
ne s'y dl: jamais arrêté vraiment. Si le brouillard d'une première
inv~gation a pu empêcher nos prédécesseurs d'y voir clair,
il nous manque, à nous, pour nous émerveiller et réapprendre ce
que nous croyons savoir déjà, le temps de la découvene, le choc
de la trouvaille.

3,2. MYSTÈRE DU CYLINDRE ET POUVOIRS DE L'OREILLE.

L'étonnant, déjà, dans le cylindre d'Edison, c'dl: qu'on puisse


transformer un champ acouruque à trois dimensions, siège de
messages divers, en un signal 1 mécanique à une dimension, dont
le retour inverse, même grossièrement réalisé, comme on sait,
livre " quelque chose " des messages ainsi conse1-vés.
Q!!oi au ju~e ? La réponse est assez claire. Le phonographe
d'E<Üson, tant bien que mal, restituait le contenu sémantique des
messages. A travers une effroyable di~orsion du signal, une dégra-
dation brutale des éléments sonores et dans un champ acou§tique
n'ayant plus qu'une seule dimension, il re~it possible à l'auditeur
de reconnaître ce qui avait été enregifué : non seulement le sens
du message, mots et phrases, refrains et harmonies, mais encore
certains aspeas de son origine. C'est ainsi qu'on pouvait, à la
rigueur, identifier Dranem ou Cécile Sorel, le violon ou la clarinette.
C'est là le my~ère que nous n'apercevons plus, aveuglés que
nous sommes par de fausses évidences : comment rendre compte
du fait que certaines ~ru&rcs sonores naturelles, bien connues
de nous, apparaissent indestruél:ibles, reconnaissables envers et
contre tout, à travers les déformations, les charcutages les plus
grossiers? Suffit-il d'avancer ici des explications de pure éled:ro-
acou§tique ? Le phonographe d'Edison nous permettait de recon-
naître les timbres ? Eh bien, qu'est donc un timbre, pour que le

t. Nous avons employé, au prc:micr chapitre , et nous emploierooa encore le mot


signa~ qui renvoie à l'événem~nt, par opposition à l'objtl sonore ou rnusicaJ perçu
pour lui-m~me. Nous l'emploierons ici (pu opposition au signe, élément du langage
muücal), dans l'acception des physiciens : ceux-ci désignent ainsi les atments phy-
siques qu'ils arrivent \\ extraire d'un phénomène complexe et sur lesquels ils ont
prise.
.
1 CAPTER. LES SONS

cylindre même· en garde trace ? Un speétte de fréquences ? Il


était l"C$lituéen piteux é~t. Seule rési~e la dé.finition la plus empi-
rique du timbre : on reconnaissait Dranem parce que c'était
Dranem, voilà tout. L'origine des sons vocaux r~t perceptible.
Q_uelque chose du timbre-Dranem, d'une persi~ce causale
nommée Dranem était encore identifiable.
Le phénomène de l'emeg~emcnt et de la reproduélion, à ses
débuts m~mc, pouvait donc imposer une con~tation étran$.e :
c'~ que, si le cylindre était une primitive merveille, notre oreille,
fort peu primitive, en était une autre. En effet, même si des appa-
reils pcrfeélionnés nous livrent aujourd'hui un signal réputé
fidèle, l'expérience d'Edison demeure: l'oreille, à travers un signal
déformé, prend livraison de l'essentiel du message. Cet essentiel-là
montre donc son étrange indépendance par rapport aux courbes
de réponse.
Et pourtan t, ensuite, comme on a raffiné sur ces mêmes courbes
de réponse, la haute fidélité, le respea des timbres I Le petfefüon-
nement des machines à enregistrer s'e.ft fait tout entier dans le
sens d'une fidélité au signal, et n'a rien révélé, au contraire, des
pouvoirs de l 'oreille. Et comme la musique~ faite de perceptions,
non de signaux physiques, il ~ normal que, pendant si longtemps,
nous n'ayons pas su nous servir du magnétophone et du micro-
phone pour effetluer des recherches proprement musicales et élu-
cider la nature profonde des valeurs traditionnelles de la musique.

3, 3. L'APPORT HISl'ORIQUE DE LA RADIODIFFUSION.

L'enregi.§tremcnt se~ n'eOt sans doute pas suffi à provoquer


l'a&ielle ~losion d'àaivités concernant le son, pas plus que la
photographie, drapée dans son voile noir, n'eût débouché sur ce
qu'on appelle " la civilisation de l'image ". Mais les moyens de
diffusion massive s'étant ajoutés à la phono~raphie et à la photo-
graphie, ces découvertes furent l'origine dune Boraison consi-
dérable de techniques originales. Certes le cylindre contenait,
en germe, tous les my~ères de la captation du son, de sa fixation
comme " fait " et, partant, de la possibilité de l'atteindre comme
objet d'expérience. Et de même, p<>ur l'image, l'invention des
frères Lumière. Mais, comme tou1ours, il faut un long chemin
dans la voie des rblisations tangibles pour qu'on puisse se retour-

71

PAIRE DE LA MUSIQUE

ner sur ses propres traces et les interpréter. Pour voir éclore pres-
que insidieusement une nouvelle attitude d'observation du
phénomène musical, la radiodiffusion dut se dépasser elle-même.
Elle en offrait les circon~nccs hi~oriques : fuldios, financement,
présence surtout d'un personnel tout différent des musiciens
traditionnels, quoique spéciali~e, lui aussi, du son. Négliger
l'analyse de cette situation hi~orique serait se priver, dans l'étude
que nous entreprenons, d'un puissant ~lk·
Q!!e s·~-il donc passé depuis que l'appar · ge de prise de son,
joint à celui de l'enregifuemcnt et à celui de la radiodüfusion,
a répercuté à tous les échos de la planète le son du violoni~ ou
la voix de la chanteuse en §tudio ?
On a vu se manif~er deux courants de recherche pratique,
également modernes et également anachroniques. Modernes
parce qu'Hs utilisaient et perfeénonnaient sans cesse de nouvelles
inventions, anachroniques parce qu'ils ne laissaient guère le loisir
de réftéchir aux postulats, négligeaient la recherche fondamentale
pour une technologie Mtive des applications.
L'une de ces recherches tentait la reproduaion intégrale du
champ acousti~ue à trois dimensions: c'dt celle qui mène à la
~éophonic. L autre, celle de la ense de son, qui vint en premier,
dut triompher, dans le cadre exigu de la monophonie, de diffi-
cultés singulières. Elle mit en évidence, peu à pe~ l'habileté qu'il
fallait aux praticiens de ce nouvel art. Comment expliquer que ces
deux recherches n'aient pas apporté, dans les idées musicales, le
renouveau dont on les juge capables apr~ coup, ni des clartés
suffisantes sur la nature m~me de leur propre entreprise? C'~
un peu comme si on avait pensé à pcrfeéüonner la loupe en micro-
scope sans s'interroger sur la façon particulière dont ce
prolongement de la vision permettait l'approche de l'infinimeot
petit, laquelle pose le problème des préparations (coupes, éclai-
rages spéciaux) et des exigences et des toMranccs de l'œil (pouvoir
s~parateur, grossissement maximum, etc.). A cette lacune impor-
tante, cet ouvrage tente de rem~dier.

3 , 4• LB MYTHE DB LA REPRODUCTION SONORE.

Toute une tendance de l'éleéuO-ilcoustiquc se porte donc vers


la reproduaion intégrale, et notamment la r~tution des sons
72.

···-- ---- -------------~ --- ___________ , , .._


CAPT"'"d LES SONS

en ~éréophonie. Replacer l'auditeur devant un orchdtre imagi-


naire, où il puisse situer les premiers violons à sa gauche et les seconds
à droite, quoi de plus tentant pour l'ingénieur ? Une remarque
s'impose alors, qu1 ne condamne pas la tentative, mais en réduit
la portée : si la reprodufüon intégrale était si importante, le pas-
sa~e de la monopbonie à la ftéréophonie aurait un effet radical.
L'ingénieur devrait Dl2.Îtriserà fond les phénom~cs auxquels il
a affaire, et l'auditeur devrait y et..--efort sensible. Or, l'expérience
montre que tout cela e$t assez flou ; il semble bien que ces per·
feaionnements soient des phénom~nes d'ordre secondaire, assez
in~bles, entachés, de la part du praticien, d'une certaine marge
d'ins~rité, et, de la part de l'auditeur, d'une grande incertitude.
En fait, l'amélioration d'une chaîne monophonique vaut mieux,
du point de vue du résultat musical, que l'établissement d'une fté-
réophonie hâtive. Notre ingénieur, comme notre auditeur, se
heurte ici à des problèmes complexes, et le raffinement des tech-
niques ne semble pas en correspondance bien nette avec les pro-
priétés de l'oreille.
Si, pu exemple, on évoque le subterfuge de la " fausse ftéréo-
pbonie ", on embarrassera beaucoup le spéciali§te. Sans entrer dans
les détails, rappelons que cc procédé répartit tout bonnement les
graves d'un coté, les aigus de l'autre. Or, clans cc cas, on continue à
situer approximativement les imtruments. Comment se fait-il
donc, lors d'une montée orchestrale du grave à l'aigu, que tout
l'orchdtrc ne vire pas de gauche à droite? Ou que le clavier du
piano n'occupe pas toute la rampe 1 ?
S'attaquer au probl~me eratique de la reprodNllion sonore par
conséquent, c'~ en définitive, mettre en œuvrc une série de
transformations menant de l'événement sonore " direél " à son
imitation par des moyens éleélro-acoustiques, transformations que
l'on ~ loin de savoit contrôler avec le raffinement et la sQret~
théoriquement imaginables. Examinons donc de plus près quel·
ques aspe& de cette rcproduéüon.

'·'
a.
r.
blantC$ e~rienecs de pseudo-sté~phoaie réa~
T"
par exemple l'article de R. Kot.BEN: S11rtopl,o1111~
rapportant les trou·
pu H. Sdlcn:hcnà puûr d'enie-
gift.rcmeots mooophoniques (Gr-saMr B/att,r, I9J9, aO IJ),

-~- -- -- _______.
3, j. D'UN CHAMP SONORE A L' AUTI\B.

Un orchefue joue dans une salle: Ailleurs, plus tard, gravé sur
disque, ce même orchdtre joue pour un auditeur, chez lui. Comme
tout porte, de la technique au commerce, à faite croire à l'auditeur
qu 'il possède prati~uemcnt cet orchefüe à donùcile, on ne s'éton•
nera pas que tout 1accent ait été nùs, par une sorte de convention
sociale, sur la fidélité,et que rien de bien clair n'ait été pensé sur la
transformationque représente la su~tution d'un champ sonore
à un autre.
Ajoutons que le secret n'est si bien gardé que grâce à la compli·
cité de notre oreille : cet étonnant organe est tout aussi capable de
nous faire saisir des nuances avec raffinement que de nous masquer
des évidences : cette sub§titution d'un univers sonore à un autre,
cc bouleversement des règles d'unité de temps et de lieu doivent bien
avoir leur importance. Comment se fait-il que le tour de passe-
passe semble si parfait, que l'orcb~e vienne jouer chez nous
comme si de rien n'était?
Pour etre complète, une réflexion sur ce sujet doit, au départ,
tenir compte des données physiques comme des données psycho-
logiques. Le changement de champ a en effet des incidences sur les
deux plans. N'oublions pas que l'audition ne se fait pas sans l'au.
diteur ; lui aussi est ailleurs et après, comme le son reproduit.
A l'occasion des phénomènes qui apparaissent les plus objefüfs au
moment de l'enregifuemcnt, on verra <JUC des fa&urs psycholo-
giques interviennent de façon plus· décisive que ne le font les hertz
ou les décibels.
Comment nous y prendre alors si nous devons tout aborder à
la fois, une réflexion psychologique et certaines descriptions phy-
siques des phénomènes ? Renvoyant au livre IV pour la notion
d'objet, nous nous en tiendrons pour l'io~nt à une description
en termes usuels de la transformation psycho-acouruque due à
l'enregi~ement des sons. Les praticiens du son s'y retrouveront
aisément Nous ne rappelons ici que des faits qu'ils connaissent
fort bien. Si nous ne leur apprenons rien, ils nous en excuseront:
en pensant que nombre de lcéteurs ignorent presciue tout de cetté
expérience récente et capitale, de la transfonnauon d'un champ
sonore en un autre.

74

1wrt
CAPTER LES SONS

Prenon s une précauticn concernant la terminologie : il faut éviter


de confondre les notions différentes désignées par les m~mes mots,
d'une part par ]es physkiens, d'autre part par les psychologues :
dans le couple objet-image, en effet, le mot " objet " a une
signification physique courante (en optique par exemple); en
psychologie , il en a une autre. Nous refterons tout d'abord du côté
des physiciens en cherchant la grandeur physique qui clt plus ou
moins conservée à la suite des opérations élefu-o-acomtiques, et qui
permet de parler effeaivement de reproduflion sonore.

h6. L'OBJET PHYSIQUE A TRAVERS LA TRANSFORMATION.

Deux grandes diflerences séparent r expérience des phénomènes


lumineux cle celle des phénomènes sonores. La première de ces
différences tient au fait que la plupart des objets visuels ne sont pas
des sources de lumière, mais simplement des objets, au sens usuel
du terme, que la lumière éclaire. Les physiciens sont donc tr~
habitués à ~guer celle-ci des objets qui la renvoient. Si l'objet
émet par Jui-m~me de la lumière, on dit alors qu'on a affaire à une
" source " lumineuse.
Pour le son, rien de semblable . Dans l'immense majorité des
phénomènes sonores dont nous nous occupons, tout l'accent dt
mis sur le son en tant qu'il provient de " sources ". La diflinéli~
classique en optique, entre sources et objets, ne s'e§t donc pas
imposée en acou~que. Toute l'attention a été attir~ par k son
(comme on dit la /11111iire)considéré comme émanation d'une source,
et ses trajets, ses déformations, etc., sans que les " contours " de
tel son, sa forme, aient été appréciés pout eux-m~mes en dehors
de la référence à sa sow:ce.
Ce qui a renforcé cette attitude, c'clt que le son (jusqu'à la
découverte de l'enregi$trement) a toujours été lié dans le temps au
phénomène énergétique qui lui donnait naissance, au point d'~tre
en pratique confondu avec lui. De plus, ce son fugace n'dt acces-
sible qu•à un seul sens et demeure sous son contrôle unique : le
sens de l'ouïe . Un objet visuel par contre - et c'dt la deuxi~me
des différences annoncées - a quelque chose de ~ble. Non seule-
ment il n·~ pas confondu avec la lumière qui l'éclaire, non seu-
lement il apparaît avec des contours permanents dans diverses
lumières, mais encore il ~ accessible à d'autres sens : on peut le
FAIRE DE LA MUSIQUE 1
,,
palper, le soupeser, le sentir ; il a une forme que nos mains épousent,
une surface que le taaexplore, un poids, une odeur .
La notion d'objet.ronore, on le comprend alors, n•avaït gu~e de
titre à s'imposer à l'attention du physicien. La tendance naturelle
de celui-ci étant d·ailleurs de ramener les faits à leur cause, elle se
trouvait largement satisfaite par l'évidence énergétique de la
source sonore : il n•y avait pas de raison pour que l'oreille, au
termede la propagation des radiations mécaniques dans un milieu
élaftique (l'air) ~çoive autre chose que la source sonore elle--~e.
. Il n'y a, à vrai dire, rien de faux dans un tel raisonnement. Disons
simplement que, s'il est valable pour un physicien ou un con~&ur
d'appareils éle&o-aco~ques, il n'est pas adéquat pour un musi-
cien, ni knême pour un acou~cien de l'oreille. En effet, ces derniers
n'ont pas à rendre compte de la façon dont un son naît, puis se
propage, mais uniquement de la façon dont il est entendu. Or,
ce que l'or eille entend, ce n'e~ ni la source, ni le " son " , mais
véritablement des objets .1onor es 1 , to ut comme ce que l'œil voit, ce
n'est pas direétement la source, ou même sa " lumière ", mais des
objets lumineux.
La " matérialisation " du son sous forme d'eru:e~sttement -
fragment de bande, sillon de disque - aurait dû stogulièrement
attirerl'attention sur l'objet sonore. En effet, dans ces expériences,
le son, de toute évidence, n'était plus évanescent, et prenait ses
di~ances par rapport à sa cause : il acquérait une ~bilité ; on pou-
vait le manipuler, le multiplier, en varier les dimensions ~ergéti-
ques, sans plus être lié par les contingences initiales. Un dualisme
semblable à celui des objets éclairés et des sources lumineuses se
faisait jour ; cette séparation entre un support inerte, mais possédant
toutes les " informations ,, , et une énergie nécessaire pour rendre
perceptibles ces informations, avait de quoi porter les aco~cicns
à changer leur terminologie et à préciser plus nettement la ~c-
tion entre la source d'énergie, le son, et enfin, l'objet sonore. Il
n'en fut rien . On note simplement une distinaion implicite entre
h son et lu sons, ou entre le son et 1111son. Le lien qui, pour le
physicien, soude à l'effet la cause, ~ si fort que même à l'état
d'enregiftrement ou de modulation d'un courant élearique, l' "in-
formation,, reçue par l'oreille ne semble jamais avoir été clairement
~guée de son support matériel (disque, bande, etc.) ni, d'autre
part, de sa forme énergétique temporaire (courant élearique,
vibration mécanique). C~ encore le terme" signal,, qui semble

a. <:eue
foia.au aemde Ill psychologie.

·- - - ------- ~-- -----..----


--'----------
J CAPTER. LES SONS
'
le mieux mettre en lumière Je contenu de " q11ele son véhicule.
Le véritable objet physique se manifestant devant l'oreille est donc
finalement un signal, et c'dt cc sigruù <Jui est concerné par la
uansformation sonore produite par l'cnreg~ementetparlarepro-
duél:ion des sons.

~, 7. LES TRANSFORMATIONS DU CHAMP SONORE.

La commercialisation intense des appareils élefuo-acomtiques


a largement br.ouillé les idées importantes pour une recherche
fondamentale. On a mis en avant la fidélité, les courbes de réponse,
la sonorité, le relief, etc. ; personne n'a, semble-t-il, parlé de l'es-
sentiel : un certain nombre de sources sonores se présentent dans
un ~dio, une salle de concert, un lieu quelconque ; on capte le
son, on l'enregirue, on le" lit", on l'écoute ... ~e se passe-t-il?
~·écoute-t•on, finalement, au lieu de cc qu'on aurait écouté en
direét?

a) Transformation
d, l'eifau, tUoldliqm.
D'un espace acou§tiquc à quatre dimensions 1, on tire un espace
à une dimension, dans le cas de la monophonie, ou à deux dimen-
sions dans le cas de la ftétéo. Considérons le cas de la monophonie,
plus significatif. Le ou les microphones, quels que soient leur em-
placement et le dosage de leur mélange, livrent 6.nalement 11111
modulation, c'eft-à-dire un courant éleB:rlque qui représente la
sommation des clliférentes vibrations acowtiqucs captées parchacun
d'eux. Supposons, pour simplifier, un seul microphone : il cft le
point de convergence de tous les " rayons " venant des points
sonores de l'espace environnant. Après les diverses transformations
élcfuo-acou~ques, tous les points sonores de l'espace initial se
trouveront conc:lcnsésdans la membrane du haut-parleur: cet espace
~ remflacé par un point sonore, lequel va engendrer une nouvelle
répartition sonore dans le nouvel espace du lieu d'b:outc. En tout
cas, l'étagement des sources dans l'espace initial n'eft percertible
dans le .. point sonore ., qu'eft le haut-parleur que sous forme de
différences d'intensité : dans le haut-parleur, le son n'eft pas plus
ou moins loin, il eft plus ou moins fafülc, selon que le rayon qui le
liait au microphone était plus ou moins long.
1. Trois dimenslooa
spadala plua l'i~

77
FAIRE: DE J,A MUSIQUE

b) Tra1uformatio11
d'ambiance,011J'éco111,
inleUig,nl,.
On ne peut rappeler le phénomène précédent, purement phy-
sique, sans le lier intimement à l'espace subjeélif de l'écoute : on
comprendrait mal la profonde transformation du son si l'on ne
tenait pas compte de la transformation de la perception de l'auditeur
"indirea "pax rapport à celle de l'auditeur" direa ". Ce dernier,
présent au phénomène sonore, l'écoute avec ses deux oreilles, dans
l'enceinte acou~que d'origine, à l'imtant où ce phénomène se
déroule, et son audition s'accompagne de vision, entre autres
perceptions concomitantes. L'auditeur " indirea " écoute bien
aussi avec ses deux oreilles, mais à partir du point sonore qu'~
Je haut-parleur, dans une enceinte différente,loin de l'in~ant, des
circon§tances et du lieu où s' ~ produit le phénomène original. Il
n'a le secours, ni du spectacle, ni d'aucune autre manifestation
directe de l'environnement.
Pour être autant de vérités de La Palisse, ces con§tatations n'en
sont pas moins lourdes de conséquences souvent mal aperçues,
qui se présentent sous deux aspeas :

a) un aspea surtout physique : apparition d'une rnerbiration


non con§tatée dans l'écoute direéœ,
appare11le,
b) et un aspea surtout psychologique: la mise en valeur, dans
l'audition indireae, de sons qu'on n'aurait ~s entendus en direa,
et d'autre part, la confusion de sons que 1 écoute direae n'aurait
sans doute eu aucune peine à discerner - ceci étant dû en partie
à l'absence de l'équilibre audio-visuel qui se trouvait réalisé dans
l'écoute direae.
Reprenons ces deux points.
a) Changement d'ambiance, ou réverbération apparente :
On sait que l'oreille ~ direaionnelle, ou plus exaaement que
l'écoute binaurale ~ douée d'un pouvoir de localisation. Dans
l'écoute direae, on entend les sources sonores de deux façons :
par le son direa, elles sont situées, tandis que pu le son réverbéré
dans la salle, revenant de toutes parts (sauf dans un écho franc
que l'on situerait), elles ne le sont plus. Notre écoute fait la part
entre ce son direa localisé et le son réverbéré qui ne l'~ pas. Si
l'on remplace nos deux oreilles par un micro, il va capter incllitinc-
tement le son direa et le son réverbéré, les additionner et acheminer

;_.-iii,3?iii·..-.--- ·-· ---- ··- · ,.


·-- -·········--iillr
•:-.-........... --- · ..... ---------------,~ ..
.,

CAPTER LES SONS

ainsi dans le haut-parleur final un produit qui n'a pas été séleaionné
comme il l'aurait été en diretl: par nos deux oreilles dans une écoute
a8:ive. C'~ ainsi que les salles qui nous paraissaient convenables
à l'écoute direae semblent à l'écoute indire8:e douées d'une réver-
bération apparente qui peut les rendre impropres à la pn.·ssede son.
De là les pr~utions prises dans les ~dfos âe radiodiffusion. On
peut d'ailleurs faire approximativement l'expétjence de la réverbéra-
tion apparente et de la non-localisation en se bouchant une oreille
et en conftatant la confusion qui en résulte.
Le terme cl' " écoute intelligente ,, désigne, chez les praticiens,
l'ensemble de ces affivités de l'oreille en direa, que découvrent
avec tant de surprise les débutants en prise de son. Tandis que les
autres perceptions, notamment visuelles, interviennent dans l'a~-
préhension du ,onlen11 du son, i1 faut bien admettre que l'œil n a
aucune part dans cette écoute sélefüve du son direa et du son ré-
verbéré, qui rend si claire. notre audition dans les salles cependant
déjà fort réverbérée s. Le pai:ado:Keveut qu'on dise que de telles
salles out une " bonn e acousüque " précisément parce que la
voix des chanteur s s'y amplifie, ce qui prouve bien que l'oreille
s'aide aussi des sons r~verbérés.
Q!!clle que soit d,ailleurs l'inte,:prttation des physiciens, les
faits sont là: à l'écoute dire&, à deux oreilles, les salles ont moins
de réverbération ~pparente qu'à l'écoute après passage par une
chaîne éleéb:o-acouft.ique. Comtatation toute simple, dont le mys-
tère n'dt pas si aisément élucidé.
b) Transformation du contenu :
Il eSl:plus surprenant peut--être, mais sans doute moins embarras-
sant, de conftater que dans un enregi~rement nous nous mettons
à entendre bien des choses que nous n'entendions _easdans l'écoute
direéte : bruit de fond, bruits parasites, toux du voisin, incidents de
l'orch~ce, voire fautes ou fébrilités de l'exécutant.
C'~ que l'auditeur ~ présent tout entier avec tous ses sens
lorsqu'il écoute en direa. On a cherché à expliquer en vain et bien
sottement la supériorité du direét par quelque ümrmité des machi-
nes à reproduire le son. Les machines sont inanimées : c'eft nous
qui avons des nerfs, des sens, une conscience, qui choisissons
parmi les milliers d'informations hétéroclites qui nous traversent,
même dans la salle de concert la plus recueillie. Dans l'écoute
indire8:e, l'aaivité de l'auditeur s'exerce dans un tout autre con-
texte. Q_g•onne s'étonne pas d'une transformation du champ psy-
chologique, plus radicale ·encore que celle du champ aco~que.

79
J, 8. PROPB.Œ'fts DU SON ENREGISTRÉ.

f.
CaJrag, (plans) 11 groui111111111t
(détails).
Conséquences à la fois de ces deux aspe& de la transformation :
celle du champ acowtique et celle du champ psycholo~que,
indiquons quelques propriétés du son enregifué, apparrussant
désormais comme objeétivcs.
L'espace à trois dimensions est devenu espace à une dimension,
mais s1 on a perdu quelque chose (l'écoute intelligente localisée),
on a gagné, en revanche, autre chose : le grossissement, d'une part,
qui cons~e à entendre le son " plus grand ~ue nature ", et le ca-
drage,d'autre part, <Juiconsiste à "découper' dans le champ auditif
un se&ur pnvilég1é.
On retrouve ici, bien sûr, les expériences déjà connues et com-
prises, depuis la photographie, dans le domaine visuel. On sait que
si la photo~raphie nous prive de la fluidité de la vision, elle nous
apporte, à 1intérieur d'un cadre (qui nous cache fort heureusement
le reste),une fixation sur l'objet, sur un détail de l'objet, dont, par
ailleurs, elle grossit les dimensions autant qu'on le veut. Pour liés
qu'ils soient en pratique, ces deux pouvoirs sont bien diftinéb :
par le grossissement, faéteur positif, on nous " donne à voir "
ce qu'on ~e voyait pas: le grain de la peau, le détail d'un sourcil.
Par le cadrage, on nous dispense de voir le reste, on fixe notre
attention sur ce qu'il faut voir.
Il en sera de m~e du son. Mais comment? D'abord, les Jimen.-
sionsdu son vont changer, par un simplecoup de potentiomètre, et
du m~me coup la source va se présenter au loin, ou dans un plan
moyen, ou en gros plan. D'autre~ à quoi le ,adrag,correspon-
dra-t-il ? Il consi~era en premier lieu à avantager une source, prise
de près, au détriment des autres, éloign~ : c'~ là l'opération la
plus é16nentai.re. Mais il y a plus subtil : dans l'écoute dire&, on
n'a jamais l'oreille dans la table d'harmonie du piano, ou collée
à l'âme du violon, ou à la glotte du chanteur; or, le nùcro peut se
permettre ces approches indiscrètes et non seulement donner des
gros plans d'intensité, mais être placé de telle façon que les pro-
portions internes du son en seront renouvelées. C'~ ici que le
micro prend sa revanche : si l'on peut dire qu'il n'a pas, comme
80
CAPTSR LES SONS

l'oreille, l'intelligence de di~guer le son direét du son réverbér~


on ne peut nier qu'il soit capable de saisir tout un monde de détails
~ ~tiappent en général 1 notre «oute. La sensibilité du miao
5
une prise de son assez rapproch6e apporte une quantité d'élé-
ments sonores ordinairement négli~. Certes, le micro n'ajoute
den au son. mais il le capte comme le ferait une écoute insolite,
où les pro~rtions ~bituclles entre cc <JUÎ acco~pagne le son \
musical (brwts, chutntements, départs, irrégularités, etc.) et la
valeur du son elle-m~me, indiquée sur h partition. peuvent ~e
fortement chang~s. A l'cxtrime, on uouve les prises mic1:opho-
niques de " contaét,. qui, supprimant tout trajet dans l'air, con-
siftcnt à nous colle%l'oreille dircétcment au bois ou au métal. Il
y a là le début d'une nouvelle lutherie, et un procédé d'audition
impraticable par l'écoute direétc, qui représente en général une
discontinuité importante par rapport à celle-ci, et illufue bien
d'ailleurs le pouvoir de transformation du microphone.

' , 9. .LA FIDÉLITÉ.

Nous avons laissé pour la 6n cette qualité, majeure pour Jes


amateurs, persuadés que de toute façon le marchand la leur garantit.
Pour nous, il rdte étonnant qu'on parvienne à fournir au client
un signal sonore assez ad&Juat à l'illusion pour qu'il puisse .\
si aisément sub§tituer le pick-up à l'orchcfue. Apr~ tout cc que
nous venons de dire sur Jes transformations radicales du champ
acowtique et du champ psychologiciue, il y a en effet de quoi
r~ver. Comment notre oreille, si engeante, peut-eUe être id si
tolérante ? Le fait c§t là. On en a d'ailleurs tenté la démonstration,
à des fins en génécal publicitaires. Cdt ainsi qu'on a demandé
à un orcheftre de jouer sur scène certaines séquences d'un pro-
gramme, en alternance avec d'autres séquences enrcgiftrées au
préalable, les musiciens fàisant alors semblant de jouer. Des~rts
- sans parler des pi::ofanes - ont pu parfois s y laisser prendre,
nous assure la Rntlt dN.10111• Encore pouvaient-ils ~tre avertis de Ja
supercherie par les impcrfeaions du mime, aussi bien, ou plus
aisément, que par une qualité spécifique de la reproduaion sonore.
On pourrait réalisei::une expérience plus rigoureuse en prop_o-
sant à un auditeur une série de sons cnregifués par un piaru~e

1. N° 90, octobre 196o


.
81
F,URE DB I.-A MUSIQUE
,,.•
ou un violoni~e, en alternance avec des sons exécutés en direfr
par le même in~rumenti~e. L'auditeur, les yeux bandés, discerne-
rait-il les uns et les autres ? Nous ne le croyons pas si, bien entendu,
on avait pris les précautions requises afin que les sons ne puissent
différer pour des raisons extérieures à l'enrcgifuement lui-même
(différence d'ambiance, par exemple; ou réverbération, si on a mis
le haut-parleur à la même place que l'i.rutrumen~e).
Si, plus exigeants, nous désirions comparer un mémt objet
musical, enregifué et en direét, nous rencontrerions une difficulté
supplémentaire. Deux sons in~rumentau.x n'étant jamais identiques,
il nous faudra toujours faire jouer l'inruumenti~e en premier,
et l'auditeur n'aura, par conséquent, aucun mal à deviner. Ceci
est vrai par exemple du violon, l'objet produit étant si lié à la
faéture que le violoru~e aura bien du mal à s'imiter lui-même.
Admettons néanmoins qu'avec des infuumcnts plus ~éréotypés,
on puisse, à la rigueur, inverser les événements : l'enregifuement
d'une note de piano pourrait -il être confondu avec ]a même note
du même piano frappf.e une seconde fois? ... Nous le pensons .
Cependant, à notre connaissance, peu d'expériences de cette
sorte ont été réalisées. On peut se demander pourquoi , alors que
la manie expérimentale sévit partout. &1:-cc seulement parce que
leur réalisation pose des problèmes technologiques et pratiques
délicats? Ou parce que la haute fi.délité étant Je plus souvent
présentée comme une valeur en soi, liée à la définition éleétronique
de l'appareil, garantie par des courbes de réponse, des coeffi-
cients de di~orsion, protégée par tout un vocabulaire, l'expéri-
mentateur se laisse intimider au départ ?
Cette dernière raison est sans doute la meilleure explication
de l'incertitude ou du désintérêt à l'égard d'éventuelles preuves
d'existence de la fidélité. C'e~ que, quand l'orchestre enregistré
vient jouer à travers la chaîne de reproduéüon comme s'il était
dans la pièce, nom nesavonsptUaujulle cc qui est impliqué dans notre
appréciation, et nous serions probablement bien en peine s'il
fallait nous déclarer fermement sur la cause éleétro-acou~que ou
psychologique de telle ou telle impression. Les expériences dont
nous avons parlé en effet - et c'est là leur intérêt pour nous -mon-
trent qu'à la limite, la fidélité est possible, qu'il peut n'y avoir pas de
différence appréciable à l'oreille entre son dircét et son enregifué;
mais il s'agit d'une expérience à la limite; en pratique, une expé-
rience de reproduétion parfaite exigerait des précautions infinies 1•
1. En revanche, il se peut qu'une reproduction soit " meilleure " qu'une écoute
direae, p:1rl:1mise en valeur des propriétés décrites aux § ,, 7 et ,,n.
3, JO. TIMBRE DE L'APPAREIL

A pa1tir d'un certain niveau de fidélité, par co~uent, la qu~ion


de fa qualité renvoie de plus en plus à l'oreille et de moins en
moins à l'appareillage. Cependant , on con~te que, même dans
ce cas, l'appareil lui-même donne à la reprodut\:ion sa" Jaéture »
propre. Plusieurs chaînes, également réputées fidèles, posséderont
chacune une " sonorité ,, caraéléristique qui, finalement, toutes
précautions prises par ailleurs, influera sur les sons. c.edernier
faéteur, sans doute difficilement perceptible quand on a af&.ire
à une seule chaîne, le devient pat comparaison : on dira que telle
chaîne eSt meilleure pour la voix, le quatuor ou l'orch~e, les imtru-
ments à son soutenu ou les in~ruments à percussion. Aux quatre
aspeéts déjà cités de la transformation sonore, il faut donc ajouter
cel~ d '?Jle " si~natur~ ." attribuable globalement à l'appareillage
p:amculie,: que l'on utilise.
Récapitulons : réverbération, ambiance, cadrage et grossis-
sement, fidélité: " nuancée ,,, au total donc, cinq dimensions de
variation dans la reproduétion d'un événement sonore donné,
ou plutôt dans la transformation de l'objet sonore en lequel cet
événement se traduit, se fixe et se redonne à l'écoute, tel qu'en
lui-même le preneur de son et la chaîne de transmission l'ont
changé. ï

~ , I I. LE PIU!NEUR DE SON COMME :i.NTERPRBTE,

L'analyse précédente amène à découvrir le rôle du preneur de


son, sa véritable nature et son importance.
Aussi longtemps qu'on pense exclusivement en termes de repro-
duaion et ac transmission, celui-ci ne semble en effet devoir ttrc
qu'un technicien plus ou moins compétent. Or la cllitinfüon,
en milieu professionnel, entre un bon, un mauvais ou un médiocre
preneur de son ne s'établit pas selon ce seul critère, mais aussi,
même surtout, en termes de talent. En effet, comme nous venons
de le voir, la fidélité n'~ pas une reproduétion, mais une reconsti-
...
·,•:

FAIRE DE LA MUSIQUE

tution; elle résulte en réalité d•une série de choix, d'interpréta-


tions que le dispositif d'enregi~rement rend à la fois possibles
et nécessaires. On admettra donc que le preneur de son - ou le
chef opérateur du son - doive se poser des qu~ons qui ne sont
plus de pure technique, mais dont la finalité ~ ju~ciable de
l'écoute sensible, du jugement musical.
G,mment en effet juger d'un temps de réverbération sans appré-
cier son caraélère ~hétique ? Mesurer la haute fidélité en bandes
de fréquences sans apprécier subjeaivement le respea des timbres ?
Restituer les niveaux en décibels sans découvrir, complémentaires
de la notion d'intensité, ceUes de plan, d'éloignement, de relief?
Ce n·c~ que très progressivement que ces notions se sont élaborées;
leur originalité a mis longtemps à apparaître.
Nous voudrions à cc propos évoquer ici une situation profes-
sionnelle si paradoxale que nulle part, semble-t-il, elle n'a été
décrite avec franchise.

~, l %. LES MUSICIENS N'ONT PAS D'OREILLE.

On pourrait penser que, lorsqu•il s'agit d•apprécier la qualité


d'un eruegifuemcnt musical ou d'une retransmission radiopho-
nique, le musicien a, sur le technicien, une avance incomparable.
Très vite on s'aperçoit qu'il n•cn ~ rien. Si l'appareil" <filtord ..,
la musique c~ saccagée, mais le musicien n•y peut rien. Le techni-
cien, très vite, mime s'il a peu d'oreille,saura si c•e§t le haut-parleur
qui dt troué, s•il y a un mauvais contaél, si c·~ une lampe qui e§t
usé~.
Oui mais, clira-t-on, il s•agit de dépannage plus que de critique
musicale. En effet. Seulement, hors des défauts précéaents, qui sont
grossiers, des problèmes plus difficiles peuvent se poser lorsque,
par exemple, un micro sera placé trop près ou trop loin d'un
soli~e, dans une salle plus ou moins réverbérllntc.
Q!!e peut-il lltrivcr alors ? Q_g·un excellent ingénieur soit tout
aussi embarrassé qu•un brillant musicien. Ou au contraire, qu'un
modc~e technicien, tout autant qu•un in§trumcnri~c moyen, soit
particulièrement habile à décele! les principales erreurs de la prise
de son.
Expliquons-nous. L'oreille du technicien pur ~ une oreille
de gull~e, de mécanicien d·avion : à travers la musique, elle

1
CAPTER LE.S SONS

cherche des causes, en vue d'apporter des solutions d'ordre


matériel. Le musicien pur, quant à lui, n'e$t entrainé qu'à la
musique. Tout habitué qu'il e~ à juger de l'œuvre et des inter-
erètes, il se trouvera presque aussi démuni que le technicien pur
âans l'art de la prise de son, alors qu'il ne s'agit plus pourtant de
dépannage mais, à proprement parler, de valeur musioile : propor-
tion des plans, fondu de l'ensemble. réverbération de la salle...
Il se peut même qu'emporté par son goût personnel, il commette
de grosses encurs. Connaissant trop bien la partition, il ne s'apet-
cevra pas que le son eft brouillé, que le chanteur eft trop près ou
trop loin, ou du moins, il aura une écoute " tendiwcieuse ". Se
rend-il compte, néanmoins, que " quelque chose ne va pas " ?
C'~, en vertu de son conditionnement, vers l'inftrumentifte qu'il
~ tout prêt à se tourner, pour lui demander de remédier lui-
mëme au tour de pr®digitation dont il cft la viél:ime. C'clt ainsi
qu'on en vient à par.Ier de voix, d'œuvres, d'inftruments qui
seraient plus ou moins « racliogéniques ", selon qu'ils " passent"
plus ou moins bien à la l."adio.
Q!!aot à l'ingéni eur, il r.st bien évident que les connaissances
technique s les ph.1s étend11es ec les plus approfondie s ne lui seront
d'aucun secours s'il eft incapable d'apprécier le résultat musical,
et la maîtrise des moyens inutile, sans l'intuition du but en vue
duquel il conviendrait de les mettre en œuvre.
Nous avons dit qu'un musicien ou un technicien modeftes
pouvaient aussi bien faire, ou même faire mieux s'ils sont doués
et entraînés, 9.ue les purs spécialiftes tant de la musique que de
l'acoustique. ~and nous disons " modestes ", c'eft au sens où,
traditionnellement, ces compétences s'entendent. Un polytechni·
cien tout comme un Prix de Rome pourront, des années durant,
s'CY.ercerà Ja prise de son sans succès. Un technicien peu doué
pour les intégrales, un compositeur d'originalité douteuse peu-
vent, inversement, l'aborder dans des conditions plus favorables,
en dehors des idées préconçues et de la fausse assurançe que leur
donnerait une compétence toute théorique en matière de musique
ou d'acoustique.
Ce qui ne sera pas médiocre, chez ces deux spécialiftes d'une
nouvelle écoute, ce qu'ils auront en commW4 et qui peut se dévelop-
per indifféremment à partir d'une formation technique ou musi-
cale, c'eft ... de l'oreille, tout simplement : l'oreille d'imtrumen-
ti~es dont l'i11flr1'111enlefl Je micro... Leur écoute ne sera ni techni-
cienne, ni musicale au sens classique de ces deux termes : vigi-
lante et prosaïque, totalement dépourvue d' a priori,elle sera tout
9 QU

-1-
PAIRE DE LA MUSIQUE

entière tour:née vers le succès de la transformation sonore elle-


r
même. Il ne s'agit plus du fonaionnement des appareils , de la
qualité de la partition ou de l'exécution, mais du " rendu ,, à
partir d'un modèle. C'e§t une écoute " praticienne " , à la fois
technicienne et musiciell.ne.
A présent, on comprendra mieux sans doute que des goûts
et des dons innés , une certaine fruchcur de jugement, nous parais-
sent, dans l'exercice de ces métiers, P.référables aux idées précon-
çues et à une assurance diplômée. S'il fallait appuyer sur des faits
d'expérience des assertions aussi surprenantes, disons que, dans
notre expérience des musiciens " mélangeurs ", leur talent de
preneur de son n'était pas toujours en harmonie avec leur talent
et leur originalité de compositeur. Dire qu'il était dans le rapport
inverse serait par trop sy~ématique et fort peu charitable.

3, I }• LB THÈM E BT LA VERSION .

Si nous essayons de rendre compte de ces apparentes étrangetés.


c'e~ pour en revenir à notre préoccupation centrale: le phéno-
mène musical.
Comment se fait-il donc que le musicien, à moins de se soumet-
tre à un apprentissage qui nécessite, en fait, une véritable réadap-
tation, sache si mal entendre? C'clt qu'il n'y a pas été préparé. A
quoi donc l'a-t-on préparé ? A faire de la musique, ce qui e§t fort
différent.
Un coup d'œil sur la littérature musicaie peut suffire à nous
édifier à cet égard. Contre tant de volumes consacrés aux techni-
ques infuumentales ou compositionnelles, y trouvera-t-on seule,.
ment quel~ues articles traitant de l'art d'entendre et de l'analyse
de ce que 1 on entend ?
La démarche du compositelll ~ striaement conforme à ce
catéchisme musical que nous rappelions au § 1,8. Il part de notions
et de signes qui lui sont familiers pour aboutir, en passant par
l'exécution, à une ttaduaion sonore qui sera compréhensible
à d'autres. Cette démarche ~ celle du t!Hme. S'il écoute, c'~ etJ
01110111 de son aél:ivité musicale ; il solfie intérieurement, joue en
pensœ et, s'il ~ très bon musicien, dé<:hüfre une partition de tête,
sans aucun secours in~mental ; il compose de même. Il n'en-
tend pas, il lit, " pré-entend ".
86
·----,
CAPTER LBS SONS

Le preneur de son au contraite s'oblige à entendre en (1114/ du


phénomène sonore. Peu lui importent les détails d'une partition
qu'il n'a même pas besoin de savoir lire. Ce 9u'il ne cesse de compa-
rer, à partir de sa propre écoute, c'est l'unage sonore que lui
fournit la chaîne élefuo-acouftique avec le phénomène sonore
original qu'il s'efforce de reftituer, celui qui provient des imtru-
ments réels et se pJacedans Je champ acouftique en vraie grandeur.
Sa démarche~ celle de la version.

J, 14. LA " RADIOGÉNŒ ".

On peut se demander, à la leéture de ce chapitre, si l'auteur ne


s'est pas laissé aller à quelques confidences professionnelles étran-
gères à son propos . Confidences professionnelles, certes ; hors
âe propos, non, car si le leéteur admet que le microphone et le
magnétophone !ui donnent une nouveUe prise sur les sons, comme
h::foot pour le~ images la camér2 et le film, il comprend qu'il
iui faut bien, Eu ou prou, se familiariser avec un domaine profes-
sionnel où 1 amateurisme est déconseillé. S'il désire, de plus,
pratiquer cette approche lui-même et, sinon se consacrer à la
musique expérimentale, du moins travailler avec et pour le micro
et la caméra, comme l'immense majorité des musiciens de cette
époque ~ appelée à le faire, il doit reconnaître qu'il dt nécessaire
pour lui d'assuniler ces bases.
Ceci e~ d'autant plus indispensl\ble que les amateurs, faute
d'une analyse un peu solide, sont bien tentés d'utiliser le langage
trop répandu, quJ révèle, à l'égard des machines, un naïf anthro-
pomorphisme. Nous voulons parler de l'attitude quasi priwJtive
a•un grand nombre de non-techniciens : musiciens, comédiens,
auteurs et compositeurs, lesquels, faute de mieux, expriment une
relation toute subjeétive avec les machines : Hs disent que celles-ci
" favorisent ,, ou ne favorisent pas, " améliorcmt " ou défigurent
tel son, telle voix, telle œuvre ou telle " présence ,,. Il y aurait
alors des voix, des œuvres, des tempéraments radiophoniques,
" radiogéniques " (comme on dit photogénique pour les visages
ou les images). Il y a bien là quelque chose de vrai: car en pratique,
il~ ju~e que certaines voix, certaines œuvres, certaines interpré-
tations " passent " mieux que d'autres. Cc qui e~ faux, c'e~
l'interprétation vague, sentimentale, superftitieuse pour tout
87
FAIRE DE LA MUSIQUE
...
·~
,, -
,,A

dire, qu'on en donne, qui se ramène à une absence d'explication,


et consacre une paresse.
Puisqu'il y a de toute façon transformation, transposition,
changement de support physique, on ne peut pas dire à quel
point il y a ici fidélité, là tromperie ou déformation. Chaque œuvrc,
chaque voix, chaque interprétation e§t soumise à des manipula-
tions, des filtrages, des grossissements, des cadrages. L'auditeur,
de son côté, e§t placé dans des conditions qui accroissent, en
général, ses exigences. Dans cette double perspeéHve, on ne saurait
s'étonner que ceci" passe" mieux que cela. L'énigme ne se trouve
ni 'dans les appareils en tant que tels, ni dans le contenu sonore
tel qu'on l'écoute en diretl:. Il n'y a pas en soi de " bon ,, micro,
ni de " bonne ,, œuvre, ni de " meilleure ., voix pour le micro.
Il peut y avoir une surprenante ou prévisible " convenance ...
Tout devient clair si !'on met en relation l'objet à transmettre
avec les propriétés de la transmission, si l'on considère dans son
ensemble la transformation à la fois évidente et subtile à laquelle
il~ soumis. ·

3, 15. CONSEILS o'uN ANCIEN.

Dès 1943, Jacques Copeau, à propos de la puolc, du texte, des


voix, prenait luciâement conscience de ces réalités. A l'encontre
de ceux qui affirmaient que la radio remettait en cause les critères
traditionnels de la qualité des œuvres ou des interprètes, il lais-
sait entendre que les textes " les plus désignés pour prendre le
chemin de l'antenne " étaient sans doute encore et tout bonne-
ment les meilleurs, à condition que l'on définisse un nouvel art
du comédien en relation avec les nouvelles modalités de la com-
munication. Cc qu'on réclamait d'eux, en définitive, ce n'était
pas une adaptation occasionnelle, mais un progrès fondamental.
" Le microphone, comme le microscope et comme la caméra,
grossit, accuse, exagère tout ce qu'il saisit.
" ... Devant le microphone, il faut réprimer les habitudes du
jeu scénique : la ge§ticulation - qui se sent - les attaques abrup-
tes (qui produisent de l'insécurité), les brusques écarts de ton
(qui nuisent à Ja perception di~intl:e).
" Dans tous les tons, il faut soutenir l'émission de la voix
parce que ni la mimique du visage ni celle du ge§te ne sont hl pour
88
@4

CAPTER LES SONS

compléter le sens, pour rendre intelligible par le jeu ce qui n'est


pas nettement audible pour )a diénon.
" ... L'interprétation devant le micro est une leérure.
" ... L'attitude devant le micro est u_qeattitude purement inté-
rieure.
.. Ce ton modéré, ce ton discret et tout intime où s'insèrent
les moindres inflexions de voix, les moindres nuances d'une sensi-
bilité et jusqu'aux moindres tics d'une personne, si bien que l'au-
diteur croira, au bout d'un peu de temps, connaitre le personnage
q;,ii lui parle mieux que s'il avait vu son visage, ce ton à lui seul
ouvre un champ considérable à l'art du micro, un champ qui lui
est propre, qui lui est exclusif.
' ... Privée de visage, privée de l'autorité du regard, privée de
mains et de corps , la voix de celui qui parle n'e~ pas désincarnée.
Au contraire . Elle traduit l'être avec une fidélité extrême. Elle
le traduit même avec indiscrétion .
" ... La voix qui n'a rien dans le cœur rù rien dans la tête
ne peut guère toucher au nûcto .
" ... La Radio pourrait donc être une école de sincérité 1 • "
E..~-il nécessaire d'ajout er que de tels propos s'appliquent,
plus subtilement encore, aux musiciens et à la musique ?

h 16 . RIEN DE SI NOUVEAU.

0 1: nous avons tendance à superposer, en pleine confusion,


deux ordres de phénomènes : l'un moderne et technique, l'autre
classique et psychologique. o •une part, les télécommunications
(avec leur magie de l'ubiquité du message, de sa diffusion massive) ;
d'autre part, le mode de perception, qui semble nouveau en raisor.
du relais technique interposé entre la source émettrice et le sujet
récepteur. Bien des inte~rétations du phénomène radiophonique
ont vainement cherché, âu côté du fuldio et de l'émetteur, des
explications qui ne relevaient, en réalité, que de la perception
elle-mtme, la etus traditionnelle.
Copeau ne s y~ pas trompé. C'~ en fonénon de cette nouvelle
écoute - dont nous exanûnerons les normes au chapitre suivant
- que le comédien a dû s'imposer un nouvel apprentissage.
1. J. CoPEAU, dans Dix mu d't1saÎ6radiophortigues.
Album d'enregistrements édité
par le Servicede la Recherchede l'O.R. T .F.
FAIRE DE LA MUSIQUE

Mais qu'apprenait-il, par ce nouvegu médium - rù plus rù moins


particulier et contingent que ne le sont la leéhire ou le concert,
la représentation dramatique ou lyrique - sinon à dépasser, à
surpasser de précédentes techniques, pour une techrùque plus
pure? Bien loin d'~tre l'acquisition d'une technique spécialisée,
cette école du micro, on le sait, a influencé en retour la diéHon
théâtrale, non sans briser certains ~éréotypes de l'interprétation
dramatique. De son côté, loin d'être fn~ré, ne percevant qu'un
aspea déformé des phénomènes, l'auditeur était convié à une
expérience originale, à une autre approche des textes, de la parole,
des musiques.
Cette expérience devenue si courante, il ~ bizarre C\u'aucun
terme usuel n'y corresponde. Il faut fouiller le diél:ionnatre pour
exhumer un très ancien néologisme : l' acommatiq11e. Ce vocable
~ si peu lié à nos techniques qu'il nous parvient du fond des
siècles. Bien avant Jacques Copeau, quelqu'un avait connu les
pouvoirs d'une voix sans visage, avait identifié le phénomène :
c'~ Pythagore.

: .

..
. ,..,
IV

L' ACOUSMATIQUE

4, J. ACTUALITÉ D'UN!:. EXPÉRIENCE ANCIENNE.

Aco111mati911e,nous dit le LAromse1 : Nom dvnnéaux di4ciplesde


Pythagoreq111, pendant cinq années,éco11taient su le,ons cachésd~ière
1111rideau,sa11s
le uoir,et en observantle ~-ilmctleplm rigo11re11X.
De leur
maître dissimulé à leurs yeux, la voix seule parvenait awc dis-
cipCl~.
dt
b.1en à cette expér1ence
. . .. .
1n1t1at1queque nous ratta chons,
pour l'usage que nous voulons en fa.ire ici, la notion d'acousma-
tique. Le 1Aro111se continue : A,0111111aliq11e,adjeflij : se dit d'1111
bruit q11el'on entendsans 110irlu camesdont il J>rovient. Cc terme, en
effet, comme nous l'avons rapidement indiqué à la fin du cha-
pitre précédent, marque bien la réalité perceptive du son en tant
que tel, en di§tinguant celui-ci des modes de sa produaion et de
sa transmission : le phénomène nouveau des télécommunications
et de la diffusion massive des messages ne s'exerce qu'à propos et
enfonlfiond'une doMée enracinée dans l'expérience humaine depuis
toujours : la communication sonore naturelle. C'~ pourquoi
nous pouvons, sans anachronisme, faire r~tour à une ancienne tra-
dition qui, pas moins ni autrement que ne le font aujourd'hui la
radio et l'enreg~ement, rdtituait à l'ouie seule l'entière respon-
sabilité d'une perception d'ordinaire appuyée sur d'autres témoi-
t •
gnages sensibles. Autrefois, c'~ une tenture qui con~ituait le
dispositif ; aujourd'hui, la ndio et la chaîne de rcproduaion,
moyeMant l'ensemble des transformations électro-acouruques,
nous replacent, auditeurs modernes d'une voix invisible, dans
les conditions d'une expérience semblable.
1. Ainsi que l'avait reimrqué de son côté jtrome Peignot.
':~
4,2. ACOUSTIQUE ET ACOUSMATIQUE.

On utiliserait dans un sens erroné cette exp6rience si on la


soumettait à une décomposition ~cooe en di§tinguant l'" ob-
jeaif '' - ce qui ~ derrière la tenture - du cc subjcéüf " - la
réaéaon de l'auâiteur à ces ftimuli. Dans une telle perspcfüvc, cc
sont les éléments dits " objedifs " qui contiennent les références
de l' éluci4ation cntteprise : fréquences, durées, amplitudes... ; la
curiosité mise en jeu~ celle de l'acouftique. Par rapport à cette
démarche, l'acousmatique correspond à un renversement du par-
cours. Son interrogation dt symétrique : il ne s'agit plus de savoir
comment une écoute subjcéave interprète ou déforme la cc réalité",
d'étudier des réaéaons à des ftimuli ; c'e§t l'écoute elle-m~me qui
devient l'origine du phénomène à étudier. L'occultation des causes
ne résulte pas d'une impetfeéaon technique, n'dt pas davantage
un procédé occasionnel de variation : elle devient un préalable,
une mise en condition délibérée du sujet. C'~ vers /Ili, dêsormais,
que se retourne la iu~on : " QB'dl-ce que j'entends? ... Q!!'cn-
tends-tu, au jldte?' en ce sens qu'on lui demande de décrire non
pas les références extérieures du son qu'il perçoit, mais sa per-
ception elle-m&nc.
Cependant, acou~que et acousmatiquc ne s'opposent pas comme
obj~aif et subjeéüf. Si la première démarche, ~t de la phy-
sique, doit aller jusqu'aux " téaéaons du sujet ' et intégi-er ainsi,
à la limite, des éléments psychologiques, la seconde doit ignorer,
en effet, des mesures et des ~nences qui ne s'appliquent qu'à
l'objet physique, le" signal" cfes acowtiaens. Mais sa recherche,
tournée vers le sujet, ne peut abandonner pour autant sa préten-
tion à 11111obj,llivitlq11i/rd soitpropr,: si cc qu'elle étudie devait se
confondre avec les impressions changeantes de chaque audi- l
1
teur, toute communication deviendrait impossible ;· les disciples -!
de Pythagore eussent dù renoncer à nom.mer, décrire, comprendre
m ,0111111,m cc qu'ils entendaient ; un auditeur particulier devrait
même renoncer à se comprendre lui-m~e d'un in§tant à l'autre.
La qu~oo sera, cette fois, de savoir comment retrouver, par
confrontations de subjeéavités, quelque chose sur quoi il soit
possible à plusieurs expérimentateurs de se mettre d'accord.
::;pp_.e

L' ACOUSMATIQUE

r
4,}• LE CHAMP ACOUSMATIQUE -

Dans le sens de l'acouruque, nous partions du signal physique


et étudiions ses transformations à travers les processus élefuo-
acouruques, ~n référence tacite aux normes d'une écoute supposte
coMue - écoute saisissant des fréquences, des durées, etc. Au
contraire, la situation acousmatique, d'une façon générale, nous
interdit symboliquement tout rapport avec ce qui dt visible,
touchable, mesurable. Par ailleurs, entre l'~riencc de- Pytha-
gore et celle que nous font faite la radio et l enreg.i.ftrement,les
aürérenœs séparant l'écoute direae (à travers une tenture) et
l'écoute indireae (par haut-parleut) deviennent, à la limite, négli-
geables. Dans ces conditions, quelles sont les cara8:édftiques de
la situation acousmatique a&elle ?

a) La purt éro/111.
Pout le musicien traditionnel et pour l' acoufticien, un aspea
important de la reconnaissance des sons consi~e dans l'identi-
fication des sources sonores. Lorsque celle-ci s'effeau.e sans le
secours de la vue, le conditionnement musical en dt bousculé.
Surpris souvent, incertains parfois, nous découvrons que beau-
coup de ce que nous croyions entendre n'était en réalité que vu,
et expliqué, par le contexte. C~ ainsi qu'on peut confondre, à la
limite, certains sons produits par des imtruments aussi différents
que des cordes et des vents.

b) L'l,011/edes effets.
i A force d'entendre des objets sonores dont les causes inftru-
1
mentales sont masquées, nous sommes conduits à oubliez ces
-! dernières et à nous intéresser à ces objets pout eux-mêmes. La
1 dissociation de la vue et de l' ouie favorise ici une autre façon
! d'écouter: l'écoute des formes sonores, sans autre propos que de
mieux les entendre, afin de pouvoir les décrire par une analyse
du contenu de nos perceptions.
A vrai dire, la tenture de Pythagore ne suffit pas à décourager
une curiosité des causes à laquelle nous sommes in~inéHvcment,

93
PAll\E DE LI\. MUSIQUE

presque irrésjstiblcroent portés. Mais la répétition du signal phy-


sique, que permet l'enregistrement, nous y aide de deux manières:
en épuisant cette curiosité, elle impose peu à peu l'objet sonore
comme une perception digne d'être observée pour elle-même ;
d'autre part, à la faveur d'écoutes plus attentives et plus affinées,
elle nous révèle progressjvement la richesse de cette perceptioo.

c) Les variations de l'écoute.


En outre, comme ces répétitions s'effeéluent dans des condi-
tions physiquement identiques, nous prenons conscience des
variations de notre écoute et comprenons mieux ce qu'on appelle
en général sa " subjeéüvité ". Il ne s'agit nullement, comme on
aurait peut-être tendance à le croire, d'une imperfeaion, d'on ne
sait quel " flou ,, qui brouillerait la netteté du signal physique,
mais d'éclairages particuliers, de direaions chaque fois précises
et révélant chaque fois un nouvel aspea de l'objet, vers lequel
notre attention est délibérément ou inconsciemment engagée.

d) Les variation. du signal.


Mentionnons enfin les possibilités spéciales qui nous sont
offertes d'intervenir sur le son, et dont la mise en œuvre accentue
les caraaères précédemment décrits de la situation acousmatique.
Nous avons prise, en effet, sur Je signal physique fixé sur le disque
ou la bande magnétique ; nous pouvons agir sur lui, le disséquer.
Nous pouvons aussi réaliser différents enregistrements d'un même
événement sonore, l'approcher au moment de la prise de son sous
des angles variés, comme on dirait pour la prise de vues. En admet-
tant que nous nous en tenions à un seul enregi~rement, nous
pouvons lire celui-ci plus ou moins vite, plus ou moins fort, ou
même le couper en morceaux, présentant ainsi à l'auditeur plu-
sieurs versions de ce qui n'clt à l'origine qu'un événement unique.
Qye représente du point de vue de l'expérience acousmatique ce
déploiement, .à partir d'une même cause matérielle, d'effets sonores
divergents ? Pouvons-nous toujours parler d'un même objet so-
nore ? Qyelle corrélation peut-on attendre entre les modifications
subies par ce qui se trouve enregifué sur la bande et les variations
de ce que nous entendons ?

94
4,4. DB L' OBJET SONORE. : CE QU'IL N 'EST PAS.

A plusieurs reprises nous venons de p~.rler d'objet sonore,


utilisant une notion déjà introduite, mais non éclaircie. On aper-
çoit, à la lumière du présent chapitre, que nous n'avons pu mettre
cette notion en avant que parce que nous nous référions imr.li-
citement à la situation acousmatiquc qui vient d'être décrite; s'il y
a objet sonore, c'e§t en tant qu'il y a écoute aveugle des effets et
du contenu sonores: l'objet sonore ne se révèle jamais si bien que
dans Pexpérience acousmatique.
Il nous e§t facile, cette précision étant donnée, d'éviter les ré-
ponses erronées à la question soulevée l\ la fin du paragraphe
précédent .

a) L'objet sonoren'1fl jJ<Ul'inflr11ment


q11ia jo11é.
U eft bien évident ~u'en disant " c'est un violon •• ou "c'est
une porte qui grince ', nous faisons allusion au sonémis par le
violon, au grinm11entde la porte. Mais la di§tinéüon que nous
voulons établir entre imtrument et objet sonore est encore plus : ~!
radicale : si l'on nous présente une bande sur laquelle est gravé
un son dont nous sommes incapables d'identifier l'origine, qu'est-
ce que nous entendons ? Précisément ce que nous appelons un
objet sonore, indépendamment de toute référence causale dési-
gnée, elle, par les term~s de ,orps sonore,so11rte
s011ore
ou inflr11menl.

b) L'objit sonor1n'eflJ>a4la bandemagnétique.


Q!!oique matérialisé par la bande magnétique, l'objet, tel que
nous le définissons, n'dt pas non plus sur la bande. Sur la bande,
il n'y a que la trace magnétique d un signal : un s11pport
sonoreou
signalaçomtiq111. &outé ear un chien, UO enfant, un martien ou
le citoyen cPune autre ovilisation musicale, ce signal prend un
autre sens. L'objet n'e§t objet qm de notre écoute, il est relatif
à elle. Nous J>Ouvonsagir physiquement sur la bande, cou~r
dedans, modilier la vitesse de défilement. Seule l'écoute d un
auditeur donné nous rendra compte du résulta.t perceptible de

______....._
__ _;,_________ J
FAIRE DE LA MUSIQUE

ces manipulations. En provenance d'un monde dans lequel nous


î
pouvons intervenir, l'objet sonore n'en ~ pas moins entiirement
dans noire ,onscienceperceptive.
conte1111

c) Le.r ml111e.r
q11elq11es ,entimètresde bamlemal/flliq11e pe11Venl ,ontm,r
d'objets J'Oltore., diffirentJ.
une q11t:J11tité
Cette remarque découle de la précédente. Les manipulations
que nous venons de mentionner n'ont .pas modifié 1111 objet
sonore ayant une exi~ence intrinsèque. Elles en ont çrli J'QJJ/r11.
ll y a, bien entendu, ,o"élation entre les manipulations qu'on fait
subir à une bande ou ses diverses conditions de letture, les condi-
tions de notre écoute et l'objet perçu.
Corcélation simple ? Non point, il faut s'y attendre. Supposons,
par exemple, que nous écoutions un son eoregifué à la vitesse
normale, puis ralenti, puis de nouveau à la vitesse normale . Le
ralenti, agissant par rapport à la ~ruaure temporelle du son à la
manière d'un verce grossissant, nous aura permis de discerner
certains détails, de grain par exemple, que notre écoute ainsi
alertée, informée, retrouvera dans le second passage à vitesse
normale. Il faut nous laisser guider ici par l'évidence, et la manière
meme dont nous avons dû formuler notre supposition nous diae
la réponse : il s'agit bien ici du 111l111e objet sonore soumis à diffé-
rents moyens d'observation, que nous comparons à lui-meme,
original et transposé. Mais ce qui en fait un m~me objet, c'~
précisément, notre volonté de comparaison (et aussi le fait que
l'opération que nous Jui avons fait subir, dans cette m!me inten-
tion de le comparer à lui-même, l'ait modi1ié sans pour autant le
rendre méconnaissable).
Proposons maintenant ce son ralenti à un auditeur non pré-
venu. Deux cas peuvent se présenter. Ou bien l'auditeur recon-
ruût encore l'origine imtru.mentale et, du mbne coup, la mani-
pulation. Il y aura pour lui 1111e sonoreoriginal,q,l il n'entmdpm
so11rçe
dfeélivement, mais à laquelle, néanmoins, son écoute se réfère :
cc qu'il entend effeaivement dt 1111et1ersiontraniposle. Ou bien il
n'identifiera pas l'origine réelle, ne soupçonnera pas la transpo-
sition, et il entendra alors 1111objll sonoreoriginal,et qui le sen dt
plnndroit. (Il ne peut s'agir d'une illusion ou d'un manque d'infor-
mation, puisque dans l'attitude acousmatique nos perceptions ne
peuvent s'appuyer sur rien d'extérieur.) Inversement, pour nous
qui venons de soumettre l'objet sonore à une ou plusieurs trans-
positions, il dt probable qu'il y aura un objet unique et ses dUfé

96
L 1ACOU SMATIQUE

rentes versions transpo~cs . Cependant, il se peut aussi qu'aban-


donnant toute intention de comparaison, nous nous attachions
exclusivement à l'Wle ou l'autre de ces versions, pour les utiliser,
par exemple, dans une composition; elles deviendront alors pour 1,
nous aussi autant d'objets sonores originaux, tout à fait indépen- ,!
1
dants de leur odginc commune.
On pourrait se livrer :i de semblables analyses à propos des
autres sortes de manipulations (ou· des variations de 1a prise de
son) qui, en fonction de notre intention, de nos connaissances et '1
1

de notre entraînement préalables, auront pour résultat, soit des .i


variantes d'un meme obJet sonore, soit la création de divers objets
sonores. Avec le ralenti, nous avons choisi volontairement une
modification qui prete à équivoque. D'autres manipulations peu-
vent transformer un objet de telle manière qu'il devienne impos-
sible de saisir, entre les deux versions, des relations perceptibles.
En ce cas, nous ne parlerons pas de permanence d'un m~me objet
sonore, ai l'identification ne s appuie plus que sur le souvenir des
o~rations diverses qu'on a fait subir à" quelque chose qui était
sur la bande magnétique ". S'il ~ impossible à une écoute, m~e
guidée par des souvenirs et une volonté de comparaison, de recon-
naitre une parenté entre les divers ttSU.ltats sonores, nous dirons
~ue les manipulations à partit d'un m~me signal ont donné
lieu, quelle que puisse !tre notre intention, à divers objets
sonores.

d) Mail fobj,t sonoretl,11pa,1111étal d'âme.


Pour ~viter qu'il ne soit confondu avec sa cause physique ou
a.vec un " ftimu.lus ", nous avons semblé fonder l'objet sonore
sur notre subjeéüvité. Mais - nos dernières remarques l'indiquent
déjà - il ne se modifie pour autant, ni avec les variations de
l'écoute d'un individu à l'autre, ni avec les variations incessantes
de notre attention et de notre sensibilité. Loin d'ttre subjeB:ifs,
au sens d'individuels, incommunicables, et pntiquemcnt insaisis-
sables, les objets sonores, on le verra, se laissent assez bien ~
et analyser. On peut en prendre C(looaissanœ. On peut, nous
l'espérons, transmettre c.ette connaissance. ·
-CCtteambiguité que ~èle notre eumen rapide des cara~
de l'objet sonore : objeéüvité liée à une subjeaivité, ne nous sur-
prendra que si nous nous obftinoas à opposer co.mme antinomiques
aes " psychologies " et des " réalités cstérieures ". Les th6ciries
de la oonoaissance n'ont pas attendu l'objet sonore pour perœ-

____
___________
;.._____________
..
97
......
":W

FAIRE l)E LA MUSIQUE (


:._:.

voir la cot1tradiéüofi que nous sigaalons ici, et qui ne relève pas


de la situation acousmatique en tant que telle. Cc débat occupera
tout notre livre IV.

4, j . ORIGINALITÉ DE LA DÉMARCHE ACOUSMATIQUE.

Notre démas:chese di~ngue donc de la prati<J_u e infuumentale


spontanée où, comme nous l'avons vu au premier chapitre, tout
est donné à la (ois : l'infuumcnt, élément et moyen d'une civili-
sation musicale, et la virtuosité corrcspondantë, donc une cer-
taine ~ru&uation de la musique qu'on en tire. Nous ne préten-
dons plus, non plus, à " l'in~ment le plus général qui soit " ·
ce 'Jlle nous visons, en fait, et qui découle des remarques préc/
dentes, c'e§t la situation musicale la plus générale qui soit. Nous
pouvons maintenant la décrire explicitement. Nous disposons de
la généralité des sons - du moins en principe - sans avoir à les
produire ; il nous suffit d'appuyer sur le bouton du magnéto-
phone. Oubliant délibérément toute référence à des causes ins-
trumentales ou à des significations musicales précxi~antes, nous
cherchons alors à nous consacrer entièrement et exclusivement à
l'itoJtte, à surprendre ainsi les cheminements in~inéüfs qui mènent
du pur " sonore " au P,w:" musical ". Telle e§t la suggcltion de
l'acousmatique : nier 1in~ent et le conditionnement cultw:el,
mettref tKe à no111 le s(Jfl(Jf'e
et son "possible " m111ital.
Une remarque encore avant d'en finir avec ce premier livre
où il n'était encore question que de" faire". Au cours de cc cha-
pitre, on commence déjà à entendred'une autre oreille. Il eût
semblé peut-etre plus logique de commencer le livre suivant par
ce chapitre précisément. Peu importe. L'iotéret de cette remarque
n' c§t pas de pure forme : il e§t de comtater que la technique opé-
ratoire a créé elle-meme les conditions d'une nouvelle écoute.
Rendons aux techniques audio-visuelles ce qu'on leur doit : on
attend d'elles des sons inouïs, des timbres nouveaux, des jeux
étourdissants, en un mot le progrès io~mental. Elles apportent
en effet tout cela, mais bie.n vite on ne sait qu'en faire ; ces nou-
veaux inruuments ne s'ajoutent pas si aisément aux anciens, et
les qucltions qu'ils posent pertw:bcnt singulièrement les notions
reçues. Le mar,:étophonc a tout d'abord la vertu de la tcntw:e de
Pythagore : s il crée de nouveaux phénomènes à observer, il
crée surtout de nouvelles conditions d'observation.
~:
.. L' ACOUSKATIQUE

,.
\ .: On passe ainsi du " faire " à P " entendre ., par un renouvelle-
ment de l' " entenche ,, par le " faire ,,• C'~ en quoi le livre sui•
vant pourra confronter à son tour aussi bien les plus anciennes
définitions de l'entendre que les plus nouvelles façons de faire
entendre.
LIVR.E lT.

ENTENDRE

1 J
.......

LE" DONNÉ A ENTENDRE"

j, I. ENTENDRE SEI.ON UTTR.É.

Consultons le Uttré au mot entendre, en nous bornant à remet-


tre un peu d•ordre dans ses articles :
E.ntmdre : diriger son oreille vers, d•où recevoir des impres-
sions des sons. Entendre du bruit. J'entends parler dans la pièce
à côté, j'entends que vous ·me dites des nouvelles.

1. Entmdre-i,011ter : entendre, c'est ttre frappé de sons ; écou-


ter, c'cft preter l'oreille pour les entendre. Q!!elquefoison n'entend
pas quoiqu'on écoute, et souvent on entend sans écouter .
.z. E.ntendre
-<J1iir
: ces deux mots, très différents dans l'origine,
sont complètement synonymes aujourd'hui. Oulr était le mot
propre, peu à peu écarté par entendre, jui cft le mot figuré. Ouïr,
c'est percevoic par l'oreille ; entendre, c eft proprement faire atten-
tion. L'usage seul lui a donné le sens détourné d'ouïr. La seule
différence qu'il y ait, c'est qu'ouïr eft devenu verbe défeéüf et
d'un usage r~nt. Qgand le sens peut être louche, il faut, sans
hésiter, cmrloyer oulr. Ainsi cc mot de Pacuvius sur les a~ro-
logues : " I vaut mieux les ouïr que les écouter. " Entendre ferait
contresens.
3. Ety111okJgiq11emmt
: tendre vers, d'où avoir l'intention, le
1 dessein : " Comment l'entendez-vous? "
i
·!
4- Entendre-to11Ç1t1oir-,omf":mdre
: entendre et comprendre signi-
fient saisir le sens. Ce qw les di4tingue de concevo1r, qui signifie
103
_L_
'.
,\:
ENTENDRE

embrasser par l'idée. J'entends ou je comprends cette phrase, et


non je la conçois. Au contraire, dans le vers de Boileau : " Ce qui
se conçoit bien s'énonce clairement ", entendre ou comprendre
ne conviendrait ras. La nuance entre entendre et comprendre
est autre : l'idée d entendre est de faire attention à, être habile dans,
tandis que celle de comprendre e~ : prendre en soi. J'entends
l'allemand, je le sais, j'y suis habile. " Je comprends l'allemand ",
dirait moins. Par contre, je dis que je comprends une démons-
tration.
A partir de cette première description, nous autorisant à forcer
un peu le sens des termes afin de 1cs spécialiser plus nettement,
nous proposons quatre définitions :
1. &outer, c'est prêter l'oreille, s'intéresser à. Je me dirige
aéüvement vers quelqu'un ou vers quelque chose qui m'est décrit
011 signalé par un son.

z. Ouïr, c'est percevoir par l'oreille. Par opposition à écouter


qui correspond à l'attitude la plus aétive, ce que j'ouîs, c'est ce
qui m'est aonné dans la perception.

J· D'entendre,nous retiendrons le sens étymologique : " avoir


une intention". Ce que j'entends, ce qui m'est manifeste, est fonc-
tion de cette intention.
4. Comprendre,prendre avec soi, est dans une double relation
avec écouter et entendre. Je comprends cc que je visais dans mon
écoute, grâce à ce que j'ai choisi d'entendre. Mais, réciproque-
ment, ce que j'ai déjà compris dirige mon écoute, informe ce que
j'entends.
Regardons-y de plus pr~.

5 ,2. Ou!R.

A proprement parler, je ne cesse jamais d'ouir. Je vis dans un


monde qui ne cesse pas d'être là pour moi, et ce monde est sonore
aussi bien que taaile et visuel. Je me déplace dans une " ambiance "
comme dans un paysage. Le silence le plus profond est encore un
fond sonore comme un autre, sur lequel se détachent alors, avec

- 104
__l
LE " DONNÉ A ENTENDRE "

une solennit é inhabituelle , le bruit de mon souffle et celui de mon


cœur 1 . ~elle serait pour nous l'étrangeté d'un monde subite~
ment privé de cette aim~nsion, nous pouvons l'entrevoir à la
faveur d'un incident technique , lorsque fa bande sonore d'un film
dt brutalement interrompue , ou dans certains rêves. On se sou-
vient de celui de Baudelaire, et de ses " mouvan tes merveilles ,.
sur lesquelles " planait - terrible nouveauté - tout pour l'ccil,
rien pour l'oreille - un silence d'étemité ". Comme si la rumeur
conùnuelle qui imprègne jusqu'à notre sommeil se confondait
avec le sentiment de notre propre durée.
Ouïr n'e§t pas pour autant" être frappé de sons" qui parvien -
draient à mon oreille sans atteindre ma conscience. C'eft bien
~r rapport à celle-ci que le fond sonore a une réalité. Je m'y
adapte d'imtina, élevant la voix sans même m'en rendze compte,
quand son niveau s'élève. Il s'associe p_our moi au speébicle,
aux pensées, aux allions qu 'il accompagnait è mon insu et pufois
suffira seul pour me les évoquer . La musique d'un film, à laquelle
je n'avais prêté nulle attention, tout absorbé que j'étais par les
péripéties dramatiques , réveillera, lorsque je l'entendrai à la radio,
les émotions que le film avait provoquées, avant m~me que je
ne l'aie formellement identifiée. Je suis enfin .inftant2némcnt
averti d'une modification brusque ou inusitée de cc fond sonore
dont je n'étais E conscient : on connaît l'exemple des gens qui,
habitant près d une gare, se réveillent quand le train ne passe pas
à l'heure .
Mais il e§t vrai que c'est toujours indireétement, pat la réflexion
ou la mémoire, que je peux erendre conscience du fond sonore.
J'entends sonner la pendule. Je sais qu'elle a déjà sonné. Hâtive-
ment, je recoo~tue par la pensée les deux premiers coups, que
j'avail 011is,situe celui que j'ai entendu comme le troisième, avant
même que ne sonne le quatrième. Si je n'avais pas essayé de savoir
l'heure , j'ignorerais que les deux premiers coups étaient parvenus
à ma conscience, effeéüvcment... On me _parle, je pense à autre
chose. Mon interlocuteur , vexé, se tait . J'entends ce silence de
mauvais augur:e. Je parviens à arracher au fond sonore, avant
qu'elle ne s'y engloutisse définitivement, la dernière moitié de
la phrase qu'il avait prononcée, ce qui me permettra, avec un peu
de chance, de lui donner la réplique et de le persuader que la difttac--
tion n'était qu'apparente .

1. a. récits des co:nnonauces sur le" silenc:c spatial ".

IOJ

L
L }· ÉCOUTER .
·'
Mais supposons à présent que j'écoute cet interlocuteur. C'~
dire, par la même occasion, que je n'écoute pas le son de sa voix.
Je me tourne vers lui, docile à son intention de me communiquer
quelque chose, prêt à n'entendre, de ce qui s'offre à mon ouïe,
que ce qui a valeur d'indication sémantique. D a, par exemple,
un accent du Midi qui a pu m'amuser, lorsque j'ai fait sa connais-
sance, que je remarque encore lorsque je le retrouve après une
absence, qui me difuait alors de ses discours les plus sérieux,
mais qu'à l'in~t présent je néglige. (Pourtant, lorsque je me
remémorerai cette conversation, non point intelle&ellement,
pour récapituler les éléments échangés ou en tirer des conclusions,
mais spontanément, en revenant plus tard à l'endroit -où elle a eu
lieu, par exemple, je retrouverai, non seulement les propos tenus,
mais aussi cet accent d'un certain Midi, ce phrasé particulier,
cette voix que je reconnais sans hésitation paf!DÏbeaucoup d'autres,
à un ensemble de caraaères que je n'avw donc pas cessé d'ouîr,
même si je suis parfaitement incapable de les analyser.)
Écouter, nous venons de le voir, n'c§t pas forcément s'intéres-
ser à un son. Ce n'c§t m!me qu'exceptionnellement s'intéresser à
lui, mais par son intermédiaire, viser autre chose.
On en vient même, à la limite, à oublier ce passage par l'ouïe.
Écouter quelqu'un devient alors pratiquement synonyme d'obéir
(" Écoute ton père 1 ") ou d'accorder foi (ainsi Pacuvius nous
recommande-t-if de ne point écouter les aftrologues, même si
nous ne pouvons nous dispenser de les ouir). Écoutant ce qu'on
me dit, je tends, à travers les paroles, mais aussi au-delà d·une for-
mulation qui peut être imparfaite, vers des idées que je m'efforce
de comprendre .
J'écoute une voiture. Je la situe, ~e sa di~ce, en recon-
OaJS éventuellement la marque. ~e sais-je du bruit qui m'a fournf
cet ensemble de renseignements ? La description que j'en ferais,
si on me la demandait, sera d'autant plus pauvre qu'il m'aura
renseigné plus sllrement et plus rapidement.
Par contre, c'clt bien précisément au bruit de la voiture que je
prête l'oreille si cette voiture c§t la mienne et s'il me semble 9ue le
moteur" fait un drôle de bruit". Mais mon écoute rclte utilitaire,
106
LB " DONNÉ A ENTENDRE "

car je cherche à en indu.ire des renseignements concernant le fonc·


tionnement du moteur : dans l'incertitude où je suis des causes,
force m'dl: de _p2Ssertout d'abord par une analyse des effets.
Enfin, je peux écouter, comme je me l'étais promis initialement,
.. sans autre but que de 11/ÙIIX entendre.Cette analyse qu.i, tout à
l'heure, s' imposait comme une étape, devient à elle.même son
~ut: Dirigé ~ers l'év~ement, .!'~~rais à ma petception, je l'uti -
lisais à mon lllSU. A présent, J lJ1pns du ~cul par rapport à elle,
je cesse d'en faire usage, je suis désinlérusé.Elle peut enfin m'ap--
~trc, devenirobjet. Ecouter dt ici encore viser, à uavers le son
ïmtantané lui-meme, une autre chose que lui : une sorte de " nature
sonore., qui se donne dans l'entier de ma perception.

j, 4. ENTENDRE.

Par rapport aux deux verbes ptécédents , nous pouvons à pré-


sent mieux définir &tendre.

a) Ollir.mtenàre
.
Commençons -par observer qu'il m'clt pratiquement impossible
de ne pas exercer de séleaion clans ce que j' ouîs. Le fond sonore
n'dl: pas ercmïcr; il n'dt tel que dans un ensemble organi,é où
il a effeaivement ce rôle. Aussi longtemps que je suis occupé
par ce que je regarde, cc que je pense ou cc que je fais, je vis en
fait dans une ambiance indifférenciée, ne percevant guère ~u·une
qualité ~lobale. Mais si je rdl:e immobile, les yeux fermés, l esprit
vacant, il dt bien probable que je ne maintiendrai pas plus d'un
instant une écoute unpartiale. Je _situe les bruits, je les sépare par
exemple en bruits proches ou lointains, provenant du dehors ou
de l'intérieur de la pièce, et, fatalement, je commence à privilé-
gier les uns par rapport aux autres. Le tic-tac de la pendule s'im_posc,
m'obsède, efface tout le reste. Malgré moi, je lui impose un .rythme:
temps faible, temps fort. Impuissant à détruire ce .rythme, j'essaie
du moins de lui en substituer un autre. J'en suis à me demander
comment j'ai jamais pu dormir dans la mtme pike que cette
exaspérante pendule... et pourtant, il suffit qu'une voiture dans
la rue freine brutalement pour me la faire oublier. A présent,
pour ce que j'en sais, la pièce où je me trouve pourrait bien ttre
107

i...
ENTENDRE

un îlot de silence battu par les rumeurs du dehor s. Mais j'entends


frapper à la porte ; et l'ensemble de ces organis ations chan~eantes
s'enfonce d'un seul coup dans le fond sonore , tandis que J'ouvre
les yeux et me lève pour aller ouvrir.
Du moins, à la faveur de ces changements, ai-je pu inventorier,
par fragments et pour âinsi dire par surprise, l'arrière -plan sur
lequel ûs se déroulaient, et m'a~cevoir aussi que j'étais res-
ponsable de ces incessantes variations. Lorsque mon intention
sera plus affirmée, l'organisation correspondante sera beaucoup
plus forte et c'dt alors que, pandoxalcment, j'aurai l'impression
qu'elle s'impose à moi de l'extérieur. C'clt ainsi que, participant
à une conversation fami.lière entre plusieurs personnes, je passe-
rai d'un sujet et d'un interlocuteur à l'autre, sans soupçonner un
seul in~t l'extravagante confusion de voix, de bruits, de rires,
à partir de laquelle je réalise une composition originale, différente
de celle que chacun de mes compagnons e§t en train de réaliser
pour son pro~re compte. Il faudra, pour me la révéler, un enre-
gi~rement qw, le magnétophone n'ayant rien choisi, sera souvent
indéchiffrable.

b) 'b,011/er-tnlendre.
Q!!e va-t-il se passer daos le cas où, au contraire, j'écoute pour
entenche, soit parce que j'ignore la provenance de l'objet sonore,
ce qui m'oblige à passer par sa description , soit parce ql1c je veux
ignorer cette provenance et m'intéresser exclusivement à l'objet?
On aurait bien tort de croire que celui-ci va se révéler à moi,
avec toutes ses qualités, parce que je l'aurai tiré de l'arrière-plan
dans lequel je le reléguais : je vais continuer à exercer des sélec-
tions successives, à envisager tour à tour tel ou tel de ses aspeéts.
C'~ ainsi que, lorsque je regarde une maison, je la place dans
le paysage. Mais si je continue à m'y intéresser, j'examinerai
tantôt la couleur de la pierre, sa matière, tantôt l'architcéhu:e,
tantôt le détail d'une sculpture, au-dessus de la porte, je reviendrai
ensuite au paysage, en fonfüon de la maison, pour con.ftater qu'elle
a une " belle vue ", je la verrai une fois de plus dans son ensemble,
comme je l'avais fait au début, mais ma perception sera enrichie
pat mes invcltigations précédentes, etc. Il clt, de plus, à peu près
hors de mon pouvoir de la regarder du meme œil que si c'était
un rocher ou un nuage. C'~ une maison, une œuvrc humaine,
conçue p<>u.r abriter des humains. C'~ en fonai.on de ce sens que
je la vots et l'apprécie. Et mon cnquete, ainsi que mon apprécia-

-- Jo8
__,,,,, ""'!.
~ -..,
LE " DONNÉ A. ENTENDRE ,,

tion, seront ég-alement différentes, selon que mon œil sera celui
d'un futur propriétaire, d'un archéologue, d'un promeneur ou
d'un esquimau connaisseur en igloos.
Nous trouverons dans le chapitre suivant une approche (>lus
détaillée du processus de l' é,011tetpalijile, dont la diversité ttent
donc à une loi fondamentale de la perception qui ~ de ~rocéder
" par esquisses ,, successives, sans jamais épuiser l'objet, à la
multiplicité de nos connaissances et de nos expw.ences antérieures
(en fonaion desquelles l'objet se présente <l'embl~ avec diffé-
rents sens ou signmcations), et à la variété de nos intentions
d'~oute, de ce vers quoi nous tendons. Contentons-nous ici
d'un exem,Ple caraaérutique que nous ,..mpruntons à un roman
de Max Fnsch : Ho1110 Faber.
" Le ma~ à chaque fois, w1 bruit bizatrc me réveillait, mi-
indufuiel mi-musical, rumeur que je ne pouvais pas m'expliquer,
non pas forte, mais frénétique comme des grilfons, métallique,
monotone, cela devait être une mécanique, mais je ne devinais
pas laquelle, et après, quand nous allions prendre notre petit
aéjeuner au village, cela avait cessé, on ne voyait rien.
'• ..• Nous fîmes nos bagages le dimanche ... Et l'étrange bruit
qui m'avait réveillé chaque matin se révila ~tre de la musique,
tintamarre d'un antique marimba, martèlement sans timbre, une
effroyable musique, absolument épileptique. Il s'agissait de
quelque fête, en rapport avec la pleine lune. Chaque matin, avant
les tra"'Jaux des champs, ils s•étaient ent1-aînés pour accompagner
Ja danse, cinq Indiens qui, avec de petits marteaux, tapaient
furieusement sur leur imtrument$ une sorte de xylophone long
comme une table 1.,,
Les deux descriptions sont évidemment en correspondance :
frénésie, monotonie et martèlement, rumeur et absence de timbre,
bruit métallique et cou\'s de marteau sur un xylophone. De son
lit, tous les matins, pws dehors, sur le point de partir, Walter
Fabcr a, pratiquement, oui la mime ,hos,.
Nous n'en dirons ,Pa5autant de ce qu'il a entendu.Dans le pre-
mier cas, il entendait un !mlit dont il cherchait à s' expliq11erla
cause ; dans le second, rc.oscig.oé sur les causes, il appré,i, une
IIIIIIÎIJIII.Du coup, ce qui n'était que " bi%arre ,, devient
" effroyable ,, . La " frénésie ,, qui apparaissait dans le premier
cas comme une simple analogie descriptive (notre héros ne son-
geant pas à l'imputer diteaeinent aux grillons), eft petçue a-.cc

1. MAXFIJICH,Hn,, F""-r, Gallimard.

,J
..::';·;
ENTENDRE
-
plus de force lorsqu'elle se révèle être le résultat d'une furieuse
aaivité in§trumentale et devient alors " absolument épileptique ".
Par contre, la monotonie du martèlement, qui pourrait évoquer
une mécanique, clt devenue moins sensible. Etant parvenu à
q1111/ifar
l'écoute, Walter Paber a commencé à entendre,puis à
,0111prt1ulre
en fonélion d'une s1gnification précise.

.S, S• COMPRENDRE. i
t
1
l
En effet, renseigné non point direétement par l'objet sonore
qui rcltait équivoque, " mi-indufuiel mi-musical ., , mais par le
ti
secours de la vue, il a compri&qu'il s'agissait de musique.
Comme le héros de Max Frisch, je peux comprendre la cause
exalte de ce que j'ai entendu en le mettant en rapport avec d'au-
tres perceptions, ou par un ensemble plus ou moins complexe de
déduélions. Ou encore, je peux comprendre, par l'intermédiaire
de mon écoute, quelque chose qui n'a, avec ce que j'entends, qu'un
rapport indireét : je confute à la fois que les oiseawt se taisent,
que le ciel clt bas, que la chaleur e~ oppressante, et je com-
prends qu'il va faire de l'orage.
Je comprends à l'issue d'un travail, d'une affivité consciente
de l'esprit qui ne se contente plus <l'accueillit une signi6catioo,
mais ab~rait, compare, déduit, met en rapport des informations
de source et de nature diverses ; il s'agit de préciser la significa-
tion initiale, ou de dégager une si~nification supplémentaire.
Ce bruit, qui lui parvient de la pièce voisine et fa fait sursauter,
clt, pour la maîtresse de maison, lourd de sens : c'~ un bruit
de chute ou de bris. Elle l'entend comme tel. Elle s'aperçoit en
outre que son fils n'clt plus là, se souvient que le vase de Chine
clt placé fort imprudemment à sa portée, sur une table, et com-
prend bien facilement que l'enfant vient de casser le vase de Chine.
J'écoute et j'entends ce qu'on me dit, mais relevant des contra-
diàions dans le récit, et rapprochant ce récit de certains faits dont
l
.,ai par ailleurs connaissance, je comprends aussi que mon inter-
ocuteur me ment. Du coup, ma méfiance éveillée oriente ditfé-
remmcnt mon écoute, et je comprends aussi des hésitations,
certaines f~lures de la voix, et " Jusqu'à des regards que vous
croiriez muets ". ,l r
.;·:
Comme ce dernier exemple le laisse prévoir, on emploie parfois 4·
·-,
;;,

j
IIO
.,.r

!.E " DONNÉ A ENTENDRE ,,

indifféremment entendre et comprendre, <kns l'acception où ils


sont synonymes : celle de saisir le sens. Il en est ainsi par exemple
lors3ue nous affirmons indifféremment " je vous comprends »
ou ' je vous entends ", ou lorsque nous nous plaignons de ne
rien comprendre (ou entendre) à la musique moderne. Dans un
cas comme dans l'autre, en effet, l'aérede compréhension coïncide
exa&ment avec l'aaivlté de l'écoute : tout le travail de déduc-
tion, de comparaison, d'aMtraaion, ~ intégré et dépassé bien
au-delà du contenu immédiat, du cc don.né à entendre ". ·

,
:,
VI

LES QUATRE ÉCOUTES

6, 1, ASPECT FONCTIONNEL DE L'OREILLE.

Bien que ce traité prenne l'objet musical pour cible, nous devons
bien reconnaitre que ce qui e~ évident, donné, pour l'expérience
musicale de tous les temps, n'~ pas l'objet musical mais, comme
ort l'a vu, l'aaivité in~rumentale, génératrice des langages musi-
caux. N'~ pas non pJus premier, pour la conscience musicale, i
le mécanisme de l'oreille si volontiers analysé dans les manuels. \
L'aaivité quotidienne d'entendre, elle-même, qui semble élémen-
taire, ne l'~ pas.
Si cet objet~ à la rencontre de notre façon de fair, et d'mt111dr1,
il nous faut bien, pour l'approcher, faire un tour de simple bon
sens dans ces deux domaines de notre afüvité la plus banale. Le
premier livre a été consacré à un examen global des diverses aai -
vités se rapportant au faire musical. Ce deuxième livre ~ consacré
à l'entendre; et le chapitre précédent a entrepris une première des
cription des acceptions possibles du mot, en partant de ses sens
courants.
\Dans le présent chapitre, nous nous proposons d'approfondir
méthodiquement ces significations, en essayant de les rattacher à
des attitudes typiques, à des comportements caraél:ériruques,
quoi9ue en pratique indissociables. En effet, plutôt que d'aborder
dirclkment, pour rechercher ce qui s'y ct>.che,le simple adje8:if
" musical ", il nous semble meilleur de repartir des sens usuels
du verbe entendre et de mettre en lumière, en relation avec ces
diverses significations, des fontlions correspondantes de l'écoute. k
Dans l'esprit d'une description tout empirique de " cc qui se 1
passe " quand on é&oute, nous allons proposer une sorte de bilan !
II2

1
LES QUA11Œ ÉCOUTES

des formes diverses de raélivité de Pc,reille. Du plus au moins


élaboré en clfet, ollir, mtefllireet ,omprendrenous suggèrent un
itinéraire ~rccptif progressant d'étape en étape. !Notre intention
o'~ pas 1ci de décomposer l'écoute en une suite chronologique
d'événements découlant les uns des autres comme les effets décou-
lent des causes, mais, dans un but méthodologique, de décrire
les objcaifs qui correspondent à des fonaions spécüi~es de
l'écoute. Comme ces fonétions sont impliquées dans le • circuit
de la communication ,, sonore qui va de l'émission à la réception,
et dans la mesure où elles présentent des caraéléri§tiques complé-
mentaires, nous avons dtimé que la disposition en un tabfeau
symétrique, peut-être un peu trop sy~ématique, était susceptible
de guider la compréhension de certains de nos letleurs.
Voici une première ébauche de ce tableau :

4 I
comprendre écouter

3 1.

i entendre ouïr
1

6,1. SUITE A LITI'RÉ: LE CIRCUIT DE LA COMMUNICATION.

Partons, pour les approfondir, des résultats obtenus au chapitre


précédent.
· 1. J'écoute ce qui m'intéresse.
1. fouis, à condition de n'être point sourd, ce q_ui se passe
de sonore autour de moi, quels que soient, par ailleurs, mes
aéüvités et mes intérêts.
3. J'entends, en fontlion de cc qui m'intéresse, de cc que je sais
déjà et de cc que je cherch~ à comprendre.
4. Je comprends, à l'issue de l'entendre, cc que je cherchais à
comprendre, cc pour quoi j'écoutais.
1 Cette analyse pourrait probablement s'appl~quer à toute aai-
vité de perception. Nous retrouverions des équivalences entre

'
regarderet i,011/er,olliret voir, mtendr, et aperuvoir.La différence~
i moins sensible, il cl\: vrai, l'étymologie plus proche, entre voir et

llJ

------
----
-- ~-~ ...... ---····· ·
: 1
·j
ENTENDRE l,;;~
....
apercevoir qu'entre ouir et entendre. Sans doute parce que nous r
avons plus souvent l'expérience_~'un acco~pagneme!lt s~nore m~-
chlnalement perçu, que d'une v1s1onmachinale. ~01 qu'il en sou,
on imagine facilement une transposition au domaine de la vision,
Reprenons chacun de ces points :
1 . Le silence, supposé univ.!rsel, est troublé par litt évén
ement
sonore. Il peut s'agir d'un événement naturel (une pierre qui roule,
une girouette qui grince) ou de l'émission volontaire d'un son,
par un inruumenti~e par exemple. De toute façon, ce que nous
écoutons spontanément à ce niveau, c'est l'anecdote énergétique
traduite par le son .
.1. Correspondant à l'événement objeétif, nous trouvons chez
l'auditeur l'événement subjeétif que représente la perceptionbrute
du son, qui est liée d'une part à la nature physique ae ce son,
d'autre part à des lois générales de la perception qu'on est en droit
de supposer grouo modo les mêmes pour tous les êtres humains
(comme le font par exemple les descriptions des gestalti~es).
3. Cette perception , rapportée à des expériences passées, à des
intérêts dominants , aél:uels, donne lieu à une séletlionet à une
apprériation.Nous dirons qu'elle est tJllllliftée.
4. Les perceptions qualifiées sont orientées vers une forme
particulière de connaissance et c'est finalement à des 1igniftçatio111,
abllraitu par rapport au concret sonore lui-même, que le sujet
aboutit. D'une façon générale, à ce niveau l'auditeur comprend
un certain langagedes sons. .

6, J. LE SUJET ET LES OBJETS : LES INTENTIONS DE PERCEPTION.

Précisons cette terminologie de la communication. De quelles


manières un son peut-il se présenter à moi ?
1. ,J'écoute l'événement,je cherche à identifier la source sonore :
" ~·e~-ce que c'~? ~·~-ce qui s'e~ passé?,, Je ne m'arrête
pas alors à cc que je perçois, je m'en sers à mon insu. Je traite le
son comme un indice qui me signale quelque chose. C'est sans
doute le cas le plus fréquent, parce qu'il correspond à notre atti-
tude la plus spontanée, au rôle le plus primitif de la perception :
avertir d'un danger, guider une aétion. En général, cette identi-
fication de l'événement sonore à son contexte causal ~ ~-
114

- ·· . ··-- · . . . . _____- - - -
,. --- ··-· ·-- ·--
LES QUATRE ÉCOUTF.S

tanée. Mais il se peut aussi, ïes indices étant équivoques, qu'elle


oe se produise CJU'aprèsdiverses co.nparaisons et déduaions. La
curiosité scientifique, bien que mettant en jeu des connaissances
hautement élaborées, poursuit un but fondamentalement sem-
blable à celui de la perception spontanée de l'événement.
2.. Je peux, au contraire, me retourner vers cette perception
que j'utilisais tout à l'heure , et c'est à ce son direaemcnt que s'ap-
pliquera la question : " ~·e~-ce que c'est? ,, C'est-à-dire que je
le traite lui-même comme objet. C'est lui que nous nommons objet
sonorebr11t.(Cc thème siera longuement développé au livre IV.)
Il e!>'l:cela qui reste identique à travers le " .Bux d'impressions "
diverses et successives que j'en ai, tout autant qu'au regard de !:
mes diverses intentions le concernant. La deuxième carafréristique 1
essentielle d'un objet perçu est de ne se donner que par esquisses :
dans l'objet sonore c1uej'écoute , il y a toujours plm à entendre ;
c'est une source jamais éfimisée de potentialités. Ainsi, à chaque
répétition d'un son enregistré, j'écoute le même objet : bien que
je ne l'entende jamais pareillement, que d'inconnu il devienne
familier, que j'en perçoive successivemen t divers aspe&, qu'il ne
soit donc jamais pareil, je l'identifie toujours comme cet objet-ci
bien déterminé.
3. C'est également le même objet sonore qu'écoutent divers
auditeurs rassemblés autour d'un magnétophone. Cependant, ils
n'entendent pas tous la même chose, ne séleaionnent et n'appré-
cient pas de même, et dans la mesure où leur écoute prend ainsi
parti pour tel ou tel aspea particulier du son, elle donne lieu à
de I' cbjet. Ces qualifications varient, comme
telle ou telle q11a/iji(ation
l'entendre, en fonaion de chaque expérience antérieure et de
chaque curiosité. Pourtant, l'objet sonore: unique, qui rend pos-
sible cette multiplicité d'aspe& qualifiés de l'objet, subsi~e sous
la forme d'un halo, pourrait-on dire, de perceptions auxquelles
les qualifications explicites font implicitement référence. Ainsi,
lorsque je concentre sur le détail d'une maison - fenêtre, sculp-
ture au-dessus de la porte - ma perception qualifiée, la maison
n'en reste pas moins présente, et je vois cette fenêtre ou cette
scu!pture comme lui appartenant.
4. Enfin je peux traiter le son comme un signe m'introduisant
dans un certain domaine de valeurs, et m'intéresser à son sens.
L'exemple le plus carafréri~que clt, bien entendu, celui de la
parole. 11 s'agit alors d'une écoute sémantique, axée sur des signes

IIS
••,4 •••• J .. ..
.,;:
ENTENDRE ...

."
~....
r

sémantiques. Parmi )es diverses écoutes " signifiantes " possibles,


nous nous intéressons naturellement plus particulièrement à
l'écoute musicale, se référant à des valeurs musicales et donnant
accès à un sens musical. Remarquons que les valeurs dont il e§t
qu~on ici sont, à la limite, détachables de leur contexte sonore,

Tableau des font/ions de l'icoHte1

4• COMPRENDRE I. ÉCOUTER

pour moi : signes - pour moi : indices


devant moi: valeurs - devant moi : événe-
(sens-langage) ments extérieurs I et 4 :
(a~ent-infüument) objc&f
Émergence d'un contenu Émiwon du son
du son et référence,
confron
-
tationà des notions extra-
sonorcs .

3. ENTENDRE a. OUÏR

- pour moi : percep- - pour moi : percc_p--


tions qualifiées tions brutes, esquis-
ses de l'objet · 2 et 3:
- devant moi : objet - devant moi : objet subjeélif
sonore qualifié sonore brut
Sélellion de certains as- Réceptiondu son
peéts particuliers du son

3 et 4 : aMtrait 1 et 2 : concret

1. Les images de la couverture de cet ouvrage ont été choisies pour illuftrer ce
tableau. Voici comment il convient d'intetpréter la métaphore visuelle qu'elles pro-
posent : les deux façons de jouer d'un irulrumeot tel que Je violoa évoquent deux
" événements " du sellcur 1 ; Je _profil perdu d'une écouteuse met en évidence
l'oreille, mais aussi toute l'aaivité globale qui l'accompagne ; au selleur ), on peut
trouver divers objets sonores qualinés (aussi bien la perception musicienne du
" pizz " et du " son 6.lé ", que l'appréciation par l'acoufticieo de tel ou td profil
dymmique) ; enfin, ces deux sons émergent en tant que " signes" et preMCnt leur ï
" 11CN " au aeaeur 4. S'il y II cinq images ainsi présentées pour des raisons de
mise en page, on voit que les deux " violons " pouuaicot tout aussi bien figurer
au sellcur I qu'au sellcur J, dans des acceptions clifiërentes de la métaphore :
dans le premier cas, on hoque l'événement " antérieur "; dans Je sccood, on évoque
Ja perc:q>tioo musicienne, propre au sujet écoutant.
'
n6
J
..•.
LES QUATRE ÉCOUTES

lequel se voit ainsi réduit au rôle de support . On s'accorde géné-


ralement à penser que la communication opère une jonéHon des
esprits ; il e§t naturel, dans cette perspeétive, qu'aux deux extré-
mités du circuit et notamment ici, à celle de la réception, on délaisse
la contingence du véhicule sonore au profit de son contenu si~ni-
fiant. :Les valeurs musicales traditionnelles ne font pas exception,
dans la mesure où )es signes de la musique préeMent à sa réalisa-
tion sonore : c'e§t celle-ci que l'on s'efforce d'améliorer en vue
de ceux-là, et non l'inverse. C'e§t pourquoi nous avons pu parler,
à ce point 4, de significations ab§tr2ites ; l'abfüait à ce niveau s'op-
pose au concret matériel au niveau 1.

6,4. ÉTAPES ET ABOUTISSEMENTS DE. L' ÉCOUTE


DIVER SITÉ ET COMPLÉMENTARITÉ .

Nous pou vons maintenant regroupe::, sur le tableau ci-avant,


!'ensemble de nos acquisitions. Bien entendu - nous lnsi§tons -
il ne/0111pas inférer de nos divisions et numérotations une chro-
nologie ni une logique, auxquelles se conformerait notre méca-
nisme perceptif. Si ce tableau nous e§t utile pour mettre en valeur
provisoirement un certain nombre de processus habituellement
non analysés, iJ n'e§t en rien un schéma de fonéoonnement . C'e§t
ainsi que :
- devoir passer d'un seaeur à l'autre dans un but de descrip-
tion logique à pro{>OSd'une opération particulière de la percep-·
tion n•e§t qu'un artifice d'exposition, et n'implique bien sûr aucune
succession temporelle de fait dans l'expérience perceptive elle-
même. Le déchiffrement de la perception s'effellue 1o§tantané-
mcnt, même lorsque les quatre quadmnts sont en jeu.
- si nous avons isolé au seél:eur 3 ce que nous appelons des
perceptions qualifiées, nous ne devons pas oublier qu'elles sont
affinées et enrichies par les références tacites que l'auditeur fait
aux événements du seél:eur 1, aux valeurs du seél:eu.c4 et au détail
sonore de l'objet brut du seél:eut z.
- l'auditeur accède direél:ernent aux résultats objeél:i.fs,soit
lorsqu'il cherche le sens contenu dans une série de signes sonores,

.~ 117
J, 4

ENTJ!.NDP.E

soit lorsqu'il veut déchiffrer des indices sonores en termes d'évé-


nements (physiciens, acousticiens, souvent in~rumcnti~es). Pour-
tant, dans le premier cas, les si,gnes qu'il obtient en 4 éme::gent
d'une écoute qualifiée en 3 ·; dàns le dèùxième, c'est l'écoute de
l'objet sonore brut (en 2) qui s'organise en indices en 1. Naturel-
lement. l'auditeur n'aura pas conscience, dans rune ou l'autre
situation, de pratiquer co.rrélativemcnt deux types d'écoute, il . ~-,
ac
ne se sentira concerné que par le demier aspeél: J'aaivi té per-
ceptive qui lui livre diredcmcnt ce qu'il cherche, et aura de Ja
difficulté à imaginer sa spécificité pa.rrapport à d'autres possibles
en même temps que sa dépendance implicite à leur égard. Cett~ . -~
écoute spontanée des signes ou des indices peut se représenter . ,
par deux " courts.circuits " : :~

-
1

rMérence 4 1 référence
.
aux signes t3 t2 - aux indices

- tant
de l'objet
1~:i rdte une incertitude dans la perception au regard
de l'écoute, dans quelque seél:cur que se trouve
cdui-ci, l'inv~gation consi~era à mettre en évidence et à référer
les uns aux autres les objets " partiels ,, de l'ensemble de l'aaivité
auditive ; c'~ ainsi qu'une série d'écoutes, en approfondissant
le phénomène, précisera simultanément les résultats dans les
quatre direél:ions.
; -·.
- des écoutes colleaives d'objets nouveaux manifesteront pro-
bablement au départ des divergences importantes entre les divers
auditeurs. C'cft seulement à la suite d'un grand nombre d'écoutes
réitérées, permettant une exploration poussée de l'expérience per-
ceptive à chaque niveau, à la fois colleéüvement et individuelle-
ment, que les auditeurs pourront mettre en commun des résultats.
On parviendra ainsi à une sorte de dépouillement qui épuiserait,
à la limite, les virtualités du scaeur z. (objet sonore brut) : une
certaine objcaivité, ou du moins un certain nombre d'accords inter-
subjcaifs se dégagera alors de la confrontation des obse.rvations.
t
1
1

6,j, DBUX COUPLES : OBJBCTIP-SUBJECTIP ET ABSTRAIT-CONCRET .


..,
,1

Les portions .üiférieure et su~eure de notre tableau, c'~-à- .,·!


J
dite les se&urs 2. et 3 d'une part, et 4 et I d'aut.re part, marquent
·l
\'
118
.; ~..
.., .. - --···-·-- · ·- .... ·r

'
:•
Lf.S QUATRE ÉCOUTES
l
·!
bien le couple ~u s_ubjeaif et de l'objeaif, <>,~, mieux, du subjefüf .;
>
et de l'intersubJeéèif. Chacun entend cc qu d peut au se&ur 3,
sachant que la J?OSsibili~éd'~ntcndre 9uelque chose préexifteau · '>
secteur 2. Par ailleurs, 11 ext~e des signes (sonores, musicaux)
de référence (secteur 4) et des techniques d'émission des sons
(se&ur 1) propres à une civilisation donnée, donc objeaivemcnt
présents dans un certain contexte sociologique et culturel. De
même, dans l'expérimentation scientifique on trouvera, cor.res·

.!
. pondant aux selœurs 2. et 3, des observations qui dépendront
assez étroitement des observateurs, s'opposant à l'ensemble des
connaissances auxquelles ces observations sont rapportées (4) afin
d'aboutir à une explication ou à une détermination de l'événe-
ment (1).
D'autre part, la verticale qui coupe le schéma oppose, à gauche,
les deux seéteurs abruaits (3 et 4) et, à droite, les deux seél:eurs ~
concrets (r et 2). Qg'il s'agisse de l'écoute qualifiée au niveau -·
subjeél:if, ou des valeurs et connaissances émergeant au niveau
colleaif, tout l'effort, en 3 et 4, est de dépouillement et consifte
à ne retenir de l'bbjet que des fjllalitls qui permettront de le mettre
en rapport avec d'autres, ou de le référer à des syftèmcs signifiants.
Au contraire, en 1 et z, qu'il s'agisse de toutes les virtualités de
perception contenues dans l'objet sonore, ou de toutes les référen-
ces causales contenues dans l'événement, l'écoute se toume vers un
}.
donné concret, en tant que tel inépuisable, bien que particulier.
Dans toute· écoute se manif~e donc la confrontation entre
Î un sll}etréceptif dans certaines limites, et une rlalitl obj,tm,e,d•une
'';
.1 part ; d'autre part, des 11akJmations abflrailes, des qualifications
logiques se détachent par rapport au Jonnlto11tr1t qui tend à s'or-
ganiser autour d'elles sans jamais pourtant s'y laisser réduire.
Bien entendu, chaque auditeur différent mettra l'accent différem-
ment sur chacun des quatre pôles résultant de cette double ten-
sion, et fera ressortir celui-là seul d'entre eux qui correspondra
à la finalité explicite de son écoute ; il apparaît.ra donc des spé-
ciali~es de chaque fonffion de l'écoute. Ne commettons pas ici
l'erreur de croire que tel d'entre eux (par exemple l'auditeut mu-
sicien) ne met en œuvre que la fonltion correspondant au but
j
évident de son aéüvité (ici l'écoute orientée vers la signification
.1
1 musicale). Pour employer un lan~age en rapport avec notre des•
<l· cription, disons qu'aucun spéciali~e ne saurait en fait se dispen-
ser de " parcourir ,, à plusieurs reprises le cycle entier des qua-
drants ; car aucun d'eux n'échappe ni à sa propre subjeaivitéen
face d'un sens ou d'un événement présumés objeaifs, ni au décbif-
\' 1I 9
~•,..
.--
.;,, . .
CS t ...<.<..• ,__:::tt
§04#-ZC::Z!C$ZG- .-:--. u ..... . i . , _. ' ... a.s •••. u .. . •• if
-·~
..

Wl"ENDRE .!..,..._, r
\

frcment logique d'un concret en soi inexprimable, et par consé-


quent au.~ incertitudes et aux apprentissages progressifs de la
perception. Même à l'intérieur drune discipline donnée, un seul
tableau ne peut donc suffire à rendre compte de toutes les démar-
ches de notre auditeur. On s'approcherait d'une représentation
imagée de la complexité de l'aéüvité auditive en pondérant d'une
part l'accent mis sur chaque seél:eur dans un " parcours " donné
du cycle et d'autre part en superposant de tels " parcours " les uns
à la suite des autres dans une troisième dimension en quelque
sorte verticale. L'~nsemble correspondrait alors à la fois au type
de discipline pratiqué, à la personnalité de l'expérimentateur, et
aux étapes successives de son élaboration.

6 ,6. DEUX COUl?LES o'iCOUTES : NATURELLS


ET CULTURELLE , !:!ANALE ET PRATICIENNE .

Si nous avons pu, nous se[vant de notce " bilan " théorique,
di~nguer les deux couples d'opposition du paragraphe précé-
dent, nous pouvoos retrouver les mêmes symétries dans les atti-
tudes d'écoute, ordinairement ou spontanément pratiquées. Cette
analyse aura l'intérêt de préciser une terminologie dont nous
nous servirons con!tamment par la suite. ,
Nous allons e::-taminerainsi deux couples de tendances caraél:é- l·
ri~iques de l'écoute : il s'agit d'abord d'opposer l'écoute naturelle if
à J'écoute mlt11reUe,puis de comparer l'écoute banale à l'écoute
spécialisée ou praticie1111e.

a) Pat écoute 11allmllc,nous voulons décrire la tendance priori-


taire et primitive à se servir du son pour renseigner sur l'événe-
ment. Cette attitude, nous la baptisons (par convention) naturelle
parce qu'elle nous semble commune non seulement à tous les
hommes quelle que soit leur civilisation, mais aussi à l'homme

i
et à certains animaux. Nombre d'animaux ont l'ouïe plus 6ne que
l'homme. Cela ne veut pas dire seulement qu'ils entendent " phy-
siquement ,, mieux, mais qu'ils induisent plus facilement, à partir
de tels indices, les circon~ces qui ont provoqué ou que révèle
l'événement sonore. La tendance ~ ici visiblement au seél:eur I
comme finalité, et l'on suppose une 011ieparticulièrement fine au ': :..
seéleur z.. C'~ le ,onrret, la partie droite du tableau, que l'on re-
uo
,
., LES QUATRE ÉCOUTES

trouve utilisé spontanément , et. universellement, comm~ par prio -


rité. A l'oppos é, une priorité accordée au seéteur 4 peut résulter
de conventions explicites (codes tels que ceux des langues, signaux
morses, cloches ou cornes d'avertissement). A défaut de code
explicite, il e.Jti~edes ,ondilionnements
aux sons musicaux, par exemple,
prati4.ués par une colleaivité dans un contexte évidemment
hl~onqu e et géograplûc1ue. On se détourne ainsi délibérément
(sans cesser de l'entendre) de l'événement sonore et des circons-
tances qu'il révèle relativement à son émission, pour s'attacher au
message, à la si~nification, aux valeurs dont le son ~ porteur .
Cette écoute, moins universelle que la précédente, en ce sens qu'elle
varie d'une colleaivité à l'autre, et dont les animaux ]es plus intel-
ligents n'intègrent, au prix d'un dressage contre nature, que quel-
ques éléments dérisoires, peut être qualifiée de '11lt11reUe.
Elle résume
la partie gauche du tableau : les deux quadrants abllraits.
b) On peut également opposer l'écoute banaleet l'écoute fjéâa-
Jisie ou pratiû enne. Non p2s seulement pour compléter le couple
naturel-culturel (orienté vers les seéteurs 1 et 4) par un autr e
(orienté vers les seéleurs a et 3), mais pour marquer la différence
èle compétence dans l'écoute, de qualité dans l'attention, et aussi
Ja confusion des intentions de l'écoute banale, alors que l'écoute
spécialisée choisit délibérément, dans la masse des choses à écou-
ter, ce qu'elle veut entendre et élucider.
' La confusion de ces deux plans de l'écoute explique d'ailleurs
t bien des malentendus. Parce que, dans l'écoute banale,nous sommes
toujours disponibles, même si notr e oreille ~ fru~e, pour
f nous orienter vers telle ou telle perception dominante,naturelle
ou culturelle, nous oublions qu'une écoute fji&ialùie,du fait même
de l'intention d'entendre ceci et non cela, du fait même des entraî-
f. nements et des compétences, perd ce caraétère d'universalité et
d'intuition globale qui ~ l'un des avantages de l'écoute banale.
Certes, l'écoute banale s'interroge peu sur les seéleurs 1 et l :
elle va d'emblée aussi bien à l'événement qu'à la signüication cultu-
relle, mais r~e relativement superficielle. J'entends un violon,
qui joue dans l'ai$,u. Mais j'ignore que, plus musicien, j'enten-
dnis bien des détails sur la qualité du violon ou du violoru~e, sur
la ju~esse de la note qu'il joue, etc. auxquels je n'acc~de pas par
manque d'entraînement spécialisé. J'ai donc une écoute " sub-
jeélive ,, non pas parce que j'entends n'importe quoi, mais parce
que je n'ai affiné ru mon ouïe ni mon oreille. Cette oreille banale,
pour fru~e qu'elle soit, a le mérite cependant de pouvoir être
UI

... h
ENTENDRE
--
Mverte dans bien des direaions que la f}écit1/ûatio11lui fermera par .,
la suite.
Prenons au contraire un acomticieo, un musicien et ... un Indien
du Far Wclt. Le même galop de cheval sera entendu par eux de
façons bien différentes. Aussitôt l'acou~iden aura une idée de
la coa~itution du signal physique (bande de fréquence, affaiblis-
l
sement dû à la transmission, etc.) ; Je musicien ira spontanément
aux groupes rythmiques, le Peau-Rouge conclura au danger d'une
approche ho§tile, plus ou moins nombreuse ou éloignée . On aura
donc tendance à trouver plus objeaives de telles écoutes. Oui
clans la mesure où, ne se préoccupant pas des mêmes objets Qe
son n'en e~ que le support), el!es les explicitent et les réfèrent
aussi bien au seaeur 1 que 4. Mais on voit aussitôt qu'elles n'y
parviennent si bien que par un apport renforcé du subjeél:if, du
fait que, daJlS la consdence de chacun de ces divers auditeurs,
l'objet sonore brut ou quahfié e~ chaque fois tout autrement
perçu ou dépouillé . On :ne s,~tonnera donc pas des malentendus
susceptibles de naître entre des gens aussi compétents. Ils le sont
d'autant plus qu'ils ne parlent p:as de la même chose. ~oi , n'en-
tendent-ils pas le même son ? ~e si, on ne peut nier que le même
signal physique parvient à des oreilles qu'on suppose identique-
ment humaines, potentiellement semblables, mais leur aéüvité per-
ceptive, du sensoriel au mental, ne fonéHonne pas du tout pareil-
lement.
On voit ainsi combien il faut se défier des termes obl'eélivité
et subjeaivité, si l'on veut les appliquer, le premier à 'écoute
praticienne, le second à l'écoute banale. Car on peut tout aussi
bien soutenir le contraire : que l'écoute banale re$1:eplus ouverte
à J'objeaif (bien que le sujet soit peu compétent), tandis que
l'écoute spécialisée clt marquée profondément par {'intention du
sujet (bien que son aél:ivité soit tournée vers des objets autrement
précis).
Ce paragraphe fera mieux comprendre, nous l'espérons, ce
que nous exposons au paragraphe suivant : qu'un parçours pra-
liden d'une certaine écoute n'a 9ue peu à voir avec le parcours
d'un autre praticien : chacun a pns parti dans une curiosité poten-
tielle de l'écoute banale, en a développé aussi bien les visées que
les ap~rentissages.
Ins1ftons encore sur cette spécialisation des écoutes.

122
·., .·
.
,:
6, 7. EXCLUSIVES DES ÉCOUTES PRATICIENNES.

t Dans l'écoute banale, celle de tout le monde, Paucliteur n'a pas


t de curiosité ni de référence particulières ; il se borne, comme chacun
de nous le fait quotidiennement, à situer ce qu'il entend quelque
part pat'!DÏla multitude des ~tres sonores qui con.ftituent son monde
sonore habituel. Monde sonore qui, étant commun à toute une
colleaivité, eft dépourvu d'apriori quant aux significations. J'en-
tends et comprends qu'on parle, qu'une voiture passe,qu'un enfant
joue du piano : rien, en somme, que n'importe qui d'autre n'enten-
drait comme moi, au niveau d'attention où je me trouve.
Le spécialifte eft en premier lieu un auditeur banal. Comme
tout le monde, il se repère tout d'abord par rapport aux données
sonores quotidiennes. Mais, de plus, il approche l'objet à travers
un syftème de significations sonores bien déterminé, pat consé-
quent avec le parti pris délibéré de n'entendre que ce qui concerne
son attention particulière. La marque de l'écoute praticienne, c'~
précisément la disparition des significations banales au profit de
ce que vise une affivité spéciûque. Ainsi le phonéticien oublie
le sens des mots pour n'entendre que leurs éléments phonétiques;
le médecin ne se sert du " H, H ... ,, que pour en déduire l'état
des poumons de son patient; le musicien se désintéresse de l'équa-
tion des cordes vibrantes pour ne songer qu'à la qualité et à la
juttesse de ses notes. L'acou4ticicn à son tour, armé de son Stm4-
Graph1, s'occupe du son en oubliant tout comme les autres ce qui
ne le concerne pas : le sens du mot, l'intonation, le raffinement
i.n.ft.rumental; if n'eft attentif qu'à l'objet propre de son aaivité
de physicien : les caraaérffliques mesurables du son (fréquenc.cs,
amplitudes, ttansitoires, etc.).
Ces quelques exemples manifdtent diversement la façon dont
l'écoute bariale s'efface derrière l'écoute praticienne, au moment
où l'homme ordinaire revat ses fonaio.ns de spédali.fte. Lorsque
le patient dit" H, H··· ", la répétition m~ cfu si~ marquant
l'indifférence sémantique des mots prononcés, indiqué bien que
l'intérat du médecin se porte ailleurs :lue vers leur sens ordinaire ;
de façon analogue, la marne série de ' 33 " servira au phonéticien
pour reconnaître tel accent ou telle particularité articulatoire ;
cependant ni le médecin ni le phonéticien n'auront la tentation
, . Appareil américain qui fournit un diagramme de, sons dénommé par corn•

_. _____________
modité" sonogramrne ".

U)
__,
--~

ENTENDRE

de croite que les signes et indices auxquels ils aboutissent concer-


nent le sens ou la musicalité de l'objet sonore qu'ils utilisent.
La conscience de la limitation des compétences est moins nette
dans le cas de l'acou~cien. Celui-ci, à qui l'esprit de l'époque
rend difficile une conduite modeste, aperçoit mal, ou pas du tout, .):
qu'il a choisi d'abandonner le monde de l'écoute banale pour entrer
dans celui où l'on rHète tout ce que l'on entend à certaines percep- -f
1
tions dites simples qui correspondent à des repères sur des cadrans •l
ou à des points sw: des graphiques. L'exemple de l'analyse de la !
voix parlée au Sona-Graphest particulièrement révélateur de cette
cécité professionnelle : pensant que le sens du mot ou de la phrase
analysée l'a suivi jusque dans le panorama de ses caraaéri~ques
acou~ques, l'acowticien ne désespète pas d'y découvrir sa trace
matérielle. Cependant il doit s'en tenir à des reconftitutions élé-
mentaires, reconnaître phonèmes ou syllabes à une assez grossiète
approximation Ji'r~.
Le musicien ignore souvent, lui aussi, à quel point son écoute
praticienne opère uo déplacement et une séleél:ion des signifi~
ations, en créant un domaine réservé d'objets dits musicaux.
A l'extérieur de ce domaine se trouvent rejetées les non -valeurs,
dites bruits. Ayant, comme le physicien, tendance à rattacher son
aaivité à quelque visée abfuaite et absolue, le musicien oubliera
facilement 1es contingences mécaniques, l'origine énergétique des
objets. sa pratique culturelle, et perdra de vue qu'il y eut des
corps vibrants et résonants, familiers à l'écoute banale. bien avant
la naissance du premier in~ment de musique. De là les grandes
difficultés qu'eurent, de tout temps, les musiciens les plus hardis
à faire admettre dans la Rratique musicale de nouveaux objets
qui n'étaient encore que ' sonores ,. et que l'on a précisément
toujours repoussés sous le même prétexte : qu'ils n étaient pas
" de la musique '\
Ici encore le conditionnement du spéciali~ éloigne et discré-
dite les significations banales.
Il y a plus. Bien que l'acou~cien délaisse la parole pour les
phonèmes ou les sonogrammes, que la musique cache au musicien
les événements énergétiques, on doit reconnaître que ni l'un ni
l'autre ne s'enferme dans une ile déserte ; au contraire, chacun
appartient à une communauté bien vivante, à l'intérieur de laquelle
l'écoute praticienne, 'lui tout à l'heure semblait devoir faire d'eux
des solitaires, apparait bientôt aussi habituelle et aussi ouverte
aux qualifications potentielles que l'était l'écoute banale du pro-
fane dans le monde sonore quotidien. Ne s'arrêtant pas au pro-
u4
LES QUATRE ÉCOUTES

blbne limité des corrélations entre ses propres résultats et les signi-
6cations sonores banales, t•acoufticien approfondit son invcftigation
spécifiquement physicienne, définit des gtandeurs, établit des
rapports, inftitue des txpérienccs, confronte largement son aaî-
vité à celle de ses collègues, entreprend en somme d•habiter le
monde 'lue lui ouvre son écoute praticienne. Le musicien de
même, vite indifférent à l'ordinaire signification mécanique des
sons, s•iœtalle dans l'écoute et la pratique musicales, façonne des
objets, recherche un langage expressif, écrit, chante, joue, écoute,
innove.
Ainsi prennent corps des pratiques colletüves, basées sur une
communauté de parti p.ris dans l'écoute. Nous avons vu au para-
graphe précédent qu'on ne saw'llit comprendre de telles pratiques
en les localisant dans un seul seéteur de notre tableau. En effet il
f.aut considérer que lorsqu'on passe de l'écoute banale à l'écoute
pBticienne, le circuit de communication correspondant aux signi-
fications banales Se voit remplacé par un nouveau circuit lié à une
accentuation différente des qualifications et des valeurs. Accen-
tuation que l'écoute banale se bornait à rendre possible : j'enten-
dais que l'ou faisait de la musique ou que l'on parlait avec l'accent
du Midi ; devenant musicien ou phonéticien, je vais m'attacher
exclusivement à l'une ou à l'autre de ces qualfficatioos particu-
lières de mon écoute banale, et définir alors, à partir d'elle, un
domaine gén~ d'aéüvités où vont jouer à nouveau, et de façon
inédite, les deux couples d'opposition ab§trait-concret et sub-
jeaif-objeéüf, en relation avec des visées originales.
Ces de111ières réflexions nous permettent de reprendre et de
corriger dans une perspeéüve plus générale notre idée initiale
d'un dualisme entre l'écoute banale et l'écoute praticienne. Le
spécialifte s'isole par rapport au monde des significations bamles
ptenant naissance au scaeur 3 ; mais ce faisant, il inftitue Wl nouveau
monde de significations, lequel à son tour met en jeu dans un
nouveau seaeur 3 des finesses de perception - finesses dont
l'habitude consacre bientôt la banalité - qui conftituent peut-
être le germe du développement d'autres pratiques auditives ulté-
rieures. Ainsi la surenclière des qualifications apparait comme
illimitée. Autrement dit, toute écoute praticienne suggère des
attentions spécialisées qui la rendront banale.
La portée de ces <3.uelquesrésultats eft générale. Nous n'en
retiendrons CJUecc qw concerne notre propos : si l'aéüvité audi-
! tive du spéc1ali§te dt ainsi appelée à se dépasser elle-même par
une perpétuelle relance de l'écoute, on comprend qu'il serait pour

t1 us
l

ENTENDRE

le moins problématique de chercher à définir la nat:Jre générale


du 1111ukal en fonéüon des affi..rmationsd'une pratique musicale
déterminée : nous devrons bien plutôt , en refusant toute limita-
tion à des musiques déjà ~blics, interroger l'auditeur sur la
généralité de son approche élea:ivement musicale des sons, quel
que soit le niveau où il se place. C'cSt donc dans une inverugation
portant sur l'i11ttntion d'tntmdr, que nous conclwons le présent
livre, au chapitre vm.

6,8 . CONFRONTATION DES ÉCOUTES PRATICIENNES.

Auparavant, il nous faut examiner ce qui se passe lorsqu'on


tente de rapprocher les résultats de deux ou plusieurs écoutes
praticiennes différentes. Dans la pratique, de nombreux cas se
présentent où l'on essaie, ou meme il~ nécessaire, d'établir des
cordlations : pu exemple, le physicien qui étudie les sons de la
parole ou de la musique ~ conduit à exprimer des valeurs séman..
tiques ou musicales en termes d'acouftique pure ; le comtru8:eur
de salles de concert doit mettre au point une enceinte acou§tique
d'apr~ des exigences proprement musicales; de meme, dans un
autre domaine, le lingui~e peut ~tre tenté de relier la ftru8:uration
phonétique ou grammaticale de la parole à son contenu séman-
tique (probl~me qui se pose par exemple à propos de la traduaion
automatique).
Nous avons vu que chaque écoute praticienne correspond à un
circuit de communication spécialisé relativement indépendant ;
nous sommes donc en droit de nous demander dans quelle mesure
de tels rapprochements sont jwtifiés, c'~-à-dire dans quelle
mesure il ~ légitime d'utiliser les résultats d'une pratique déter-
minée en relation avec ceux d'une pratique différente.
Revenons à l'exemple que nous considérons comme typique,
de l'acowticien qui entreprendrait " l'analyse acouttique du phé-
nomène de la parole ". Une fois obtenu, gdcc à l'imtrumcnt
perfea:ionné qu'~ le Sona-Graph, le graphique représentant
l'ensemble des composantes acou~ques du mot au fur et à mesure
qu'il ~ prononcé, le chercheur tente de retrouver le mot dans son
graphique, c·~-à-dirc qu'il espère découvrir une con~ellation de
points ou de courbes (correspondant à des fréquences, des ampli-
tudes, des temps) qui soit caraaéri~que de ce mot-là. Cc qu'il
u6
LES QUATRE ÉCOUTES

vis~ à travers cette démarche, c'est une rnéthodc qui permettrait


de relier les v~leurs sémantiques à des struthttes physiques et,
plus loin, peut-être, livrerait une loi générale équivalantà une
11atllf'e acouPiq11
e du langage parlé.
Or nous ~mons que âe telles préoccupations sont vouées
à l'échec paru qu'elles émanent d'un malentendu fondamcn~l.
D'ailleurs, jusqu'à présent en tout cas, la reconnaissance aco®· ·
que des mots, qu'elle s'exerce à vue sur un sonogramme ou auter
matiquement , au moyen d'appareils fonélionnant selon · le m~me
prinape général que le Sona-Graph,doit se bomcr à procéder
pu reconfütutions syllabiques (donc à partir d'éléments qui en
eux-mêmes ne sont pas sémantiques), d'autant plus difficiles que
le mot peut êtte en fait prononcé d'un très grand nombre de façons
différentes. On ~ donc loin d'une le&ure synthétique qui seule
indiquerait Pe.xi~ence d'1me relation dir.eae du mot à un support
acou~que : un tel dépouillement ne saurait correspondre naturelle-
ment à un contenu sémantique . C' ~ qu'en réalité il ne saurait y
avoir d'identité ac.outtique du langage , pou! cette raison très
généra.le que lè langa~c répond à des impératifs s6nantiques,
qui ..:o!IWlé tels ne s1gnifient tiet1 pax ra~port aux préoccu-
pations particulières de l'inv~igation acoustique.
S'il dt tou·{ours loisible d'opérer des juxtapositions, il dt
donc impe.osab e d'es~er, entre fe langage parlé et l'acowtique -
cotre les " parcours • praticiens de la communication orale et de
la physique - mieux que des correspondances, des corrélations.
..
·,

Personne d'ailleurs n'a posé la qu~on - inverse de celle de la


nature acou§tique du langage parlé - de la 1111hd'1 des
sl111antitJ111
comeosants physiques des sons. ~eruon absurde ? Certes. Pour
le scienti~e. pas plus que la première. Éptis d'uuité, le scicnti§te
typique n'imagine pas d'objeaivité autre que physique; sa recon-
naissance de significations non physiciennes n'~ pour lui que
l'étape qui prépare leur annexion. Il ne voit pas que toute aétivité
auditive spécialisée fonde un domaine de pratiques objcéüvcs
entièrement originales dont l'une ne peut utiliser les œsultats
de l'autre que si elle en disqualifie les significations.
C'~ ainsi que nombre de musiciens modernes, découragés
par le désordre régnant parmi les valeurs musicales, en se ralliant
à l'une des multiples formes de composition j~cs, d'après
leurs promoteurs , par leur fondement rationnel ou scientifique,
ont en fait par là m~me perdu de vue l'essence musicale de la musique,
et ne composent plus, pour ainsi dire, que des codages sonores de
considérations scientifiques.

12.7
.tp.
ENTENDRE

Nous n'imag.i.nons pas avoir si vite raison des réticences de nos


lea eurs les plu_s co~vaincus de _Ja validité des ~plications physi-
ques ou mathemat1ques. Ils nusent sur celles-a pour les sortir
des impasses, et en particulier de l'a~uell~ impasse. musicale ;
ils sont trop engagés pour accepter la discussion à ce ruveau réso-
lument théorique. A vrai dire, les convaincte c~ peut-être au-dessus
de nos forces ; c'e~ pourquoi nous pensons surtout, en écrivant
tout ceci, à nombre de chercheurs plus jeunes, les musiciens
bien sûr, mais aussi les arti~es en général, tous les futurs créateurs
de formes et de langages, que l'idole scienti~e mcsmérise plus ou
moins. Ces Petits Poucets se croient modernes en égrenant
les cailloux cattésiens du " complet dénombrement " qui mènent
aujourd'hui à l'Ogre bien-aimé: l'ordinateur élefuonique.
Nous ne méprisons pas cet outil de travail ; nous refusons
simplement de l'utiliser en amateurs mal avertis. En effet, comme
c'importe quel outil, il fonaionne selon les principes qu'on lui
a imposés : donc, pas de musique d'ordinateur sans réflexion a
prion sur le musical, et sans choix délibéré quant aux principes,
du côté de l'utilisateur .
Cette réflexion fondamentale, précisément, fait l'objet de cc
traité. Cependant nous sommes persuadés que, pour entralner
le le&ur à cet effort, qui n'~ pas mince, et qui nsque fort de le
surprendre dans ses habitudes tant arti~qucs que scientifiques,
il nous faut patiemment lui montrer qu'il n'y a pas d'autre voie.
Nous tenterons donc, loyalement, l'approche physicienne, pour bien
en voir l'impasse finale. Il n'~ pas qu~on d'ailleurs de Jiquider
l'acowtique au profit de la musique : conformément à nos
réflexions des pages précédentes, nous estimons que c'~ dans la
mesu~ où l'on aura <ilitingué et les objets, et les méthodes spéci-
fiques de ces deux pratiques, que l'on pourra relever entre elles
de véritables corrélations. Ainsi, si le prochain chapitre ~ consacré
à donner des preuves par l'absurde, le livre m en entier scm
employé à dresser le bilan des corrélations misonnables et raison-
nées entre physique et musique .

.. __.., . ___________
.._...;..;,,;, _____
_______......
,tpt ·---

vn
LE P~JUG8 SCIENTIFIQUE

7, 1, PRESTIGE DB LA LOGIQUE.

Avant même que l'éclat de la science ne nous aveugle, la logique


qui la prépare nous tente. Notre première réaaion, face au phéno-
mène musical, sera, dans un esprit cartésien, de le décomposer
par la pensée, de le " diviser en autant de parcelles qu'il se.ra
requis ... pour mieux résoudre " le problème qu'il nous pose. Et
l'analyse logique qui semble s~boser d'elle-meme eft celle qui
Je fait apparaftre comme une e d'événements successifs.

a) Mettons en t!te l'origine visible des sons, au niveau du gcltc r:
infttumental : nous trouvons d'abord r,xln1t11111,sa physiologie,
sa technique, son art.
b) Puis la vibration elle-même des .imtruments, cordes et mem-
branes, qui se propage à la vitesse du son jusqu'à notre oreille :
c'eft le résultat purement 11t011fliqt11de l'aaivité de l'exécublnt.

, ) Ce trajet traditionnel, cette acomtique an~e se compli-


quent de nos jours : la ,haln,//,f/ro-açotlfliqt11, microphones et magné-
ophones, amplis et haut-parleurs, ~éréophoniques ou non,
d.i1fusésou non par la T. ~ F., s'interpose désormais, dans un
grand nombre de cas, entre exécutant et auditeur.
â) A l'entrée de l'oreille, nous attendent la pbysio/Qgi,
et l'acous-
tique des sensations. Le mariage dt délicat, certes, entre les watts
et l'orF de Corti, entre le limaçon et les ~ences mais, nul
n'en disconviendra, il &ut s'y tésigner.

&
u9
___.
i
ENTENDRE

e) Alors s'éveillent chez l'auditeur les impreuions 11,mi,ales,au


moyen de ce que le Pr P.iéron va jusqu'à appeler les eS'thés.io-
neuroncs, ou esthésiones, plus simplement. If s'agit de psycho-
physiologie.
/) Et l'auditeur reconnaît l'aJ111re
que le compositeur lui d~nait,
cc qui eft vraiment une chance. Il s'agit de psy,hologiepure, voire
d' ellhétiq11e.
g) On aurait pu d'ailleurs commencer par le compositeur et
ses intentions, lesquelles sont consignées par la partition grâce
aux signes du solfège qui permettent, assure le bon Danhauser,
" de lire et d'écrire la musique aussi facilement qu'un livre ", de
sorte que l'exécutant n'aura plus qu'à s'y conformer. Nous sommes
au niveau de la 111114iq11e
p11re,de l'Art.
Telle eS't Ja décomposition canonique, par wagons, du train
qui parcourt cette contrée fertile de l'~tique au symbolisme,
du symbole au mécanisme musculaire, du muscle aux fréquences
des fréquences aux nerfs auditifs, et des nerfs auditifs à cc que
vous savez.

7, 2, LA PRATIQUE : LA COMMUNICATION MUSICALE.

Cependant nous pouvons considérer cette chaine de deux points


de vue différents : elle représente, ou bien une série d' allivités
artilliq11esse relayant, d'un compositeur plus ou moins génial
à un auditeur plus ou moins sensible et averti, en passant par le
virtuose et le preneur de son, ou bien une succession de rés1lltals
<partition, phénomène physique, stimulus physiologique, percep-
tton musicale), le problème proprement artistique ne se posant
qu'aux deux extrémités : l'œuvrc imaginée et l'œuvre perçue.
Le premier point de vue nous impose aussitôt des conbtations
qui remettent en cause le bon ordre que nous venons d'établir.
Tout d'abord, aucun de nos personnages ne s'en tient au rôle
t
limité que l'événement lui assigne à l'intérieur de la chaîne. Pre-
nons par exemple le cas de l'exécutant. Si vraiment l'exécutant
succédait à l'auteur, pr«édait l'auditeur en se bornant à ~c un
intermédiaire, on pourrait imaginer l'éducation i.œtrumentale

1
.. LB PRÉJUGé SCIENTIFIQUE

comme un dressage, associant un ge§te réftexe à la vue du si~nc


inscrit sur la partition. En fait, on sait qu'il n'en ~ rien et qu un
bon _professe~ ft?nde sa ~dagogie infuu_mcntale sur une d~m -
positton du c1rCU1td'exécution. La formation d'une note de v1olon
n' dt pas travaillée comme un réffexe, mais comme une intention :
intention de former un son net et qui " porte "; de lui donner bien
entendu Jes qualités requises F le signe (justesse, dw:te, nuance) ;
intention aussi d'émouvoir I auditeur gràce à tel ou tel caraélèrc
(vibrato, tenue du son). Non seulement l'in~rumentifte entend
ce qu'il fait, mais il l'entend en fonaion de ce que devra percevoir
l'auclitcur dans la salle, comme un peintre qui sait peindre de près
cc qui devra être vu de loin.
On pourrait reprendre ce type d'analyse pour chacun de nos
personnages dont l'aaivité, y compris celle de l'ingénieur du
son, reliée à celle des autres ou anticipant sur elle, parcourt en défi-
nitive, de fintention à la réception, le circuit entier de la commu-
nication . Bornons -nous à :appeler ce qui eft d'observation cou-
rante : du côté de l'auditeur, une expérience .in4trumentalc, même
d'amateur, peut contribuer à guider l'écoute; quant au compositeur,
il pré-entend au moment même où il compo~ anticipant sur le
résultat sensible, et il lui arrive même d'écrire pour tel ou tel
virtuose déterminé.
Cette es~ce de complicité qui permet ainsi à chaque aaivité
de s'exercer en fonaion des autres,~ de toute évidence dépendante
d'une expérience commune. Elle peut jouer à l'intérieur d'une
culture, d'un langage, d'wi donwne musical donnés. Elle fait,
par cont~e, ressortir , par rapport à ce conditionnement com -
mun, la liberté laissée au talent de chacun dans l'expression per-
sonnelle.

7,3• UNB OPTION POUR LA MUSIQUE : UN LANGAGE EN SOI.

Le second f.OÎDt de vue, par contre, qui nous présente une


suc:ccssion de • choses en soi ,, susceptibles d'~trc étudiées pour
elles-~es, semble pouvoir nous conduire à des connaissances
t " objeaives " ~t à des vérités de type scientifique, d'une validité
univctsclle.
C.Cpassage à la science ~ut s'cffeéluer dans deux dircaioos
différentes, selon qu'O'n insiste plus ou moins sur l'aspea idéal 1 .

1 IJI
---,,
BNTENDRE

de la musjque comme langage, ou sur sa réalisation sonore. Envi-


sageons le premier point, tandis que le second fera l'objet du
paragraphe suivant.
Un musicien habile peut analyser une œuvre, non plus comme
la communication d'un esprit à l'autre, mais pour son agencement
propre, ses proportions intrinsèques. A la limite, c'clt-à-dire au
<legré d'absuaffion que représente une partition parfaite, cette
analyse ne dépend aucunement de l'exécution. D'exécrables
in§trumenti§tes, une retransmission désa~reuse peuvent certes
" massacrer " une œuvre classique ; " massacrée ", elle n'en demeu-
rera pas moins ce qu'elle clt, tout comme un corps mutilé re§tc
un corps.
Dans la mesure où elle e§t langage, la musique en poss~de
e.ffefüvement les f ropriétés : celles, dirait Husserl, d'une ' objec-
tivité spirituelle ' , dîrunae de ses modes de reproduaion ou de
réalisation : " Ainsi, nous di§tin~ons également la gravure elle-
même des milliers de reproduéüons de cette gravure.. . dor.t11ée,
dans chaque reproduilion, de la même manière comme un être
idéal identique ... Il en e§t de même quand nous parlons de la Sonate
à Kreutzer, par opposition à ses reprodufüons quelconques.
Elle a beau, elle-même, être composée de sons, elle clt tout de
même une unité idéale, et ses sons ne sont pas moins des unités
idéales. Ses sons ne sont pas du tout les sons de la perception
sensible auditive, les sons en tant que chose sensible qui, préci-
sément, n'ex.i§tent réellement que dans une reproduaion effeffive
et dans sa perception ... Comme le tout, la partie e§t un être idéal
qui devient réel hk et 111W uniquement sous le mode de l'indivi-
dualisation réelle 1 • "
Il ne s'agit pas de musique désincarnée mais de certaines formes
si évoluées de la musique, à partir d'objets si parfaitement connus,
!
ou du moins si exclusivement utilisés comme signes,J:~r leur
réalisation sonore clt pour ainsi dire indifférente, sccoo · e du
moins. Tel /' Art de la /1111"de Bach, où le génie du compositeur
en vient à autoriser une quelconque répartition imtrumentale
l
des voix.
Il semble souvent prématuré, pour une musique cootem~raine,
de tendre diretlcment à ces sommets ; quant à nous d ailleurs,
sans nous interdire, au niveau des objets, de nous en référer à un
possible langage musical, nous nous efforcerons surtout de rëcher-

1, E. HUSSERL, ugif,11 f-,/11 Il mgifllf lr4lll l'tmi a11/alt, traduit de l'allemand par
Suzanne Bachelard, P.U.P.

IJ.1
j
l
. - ···------- ·-·--------'----------- ......--- ....
LB P.aBJUGé SCIENTIFIQUE

cher de quels objets ou mieux, de quelle généralité d'objets pont-


rait erre faite la musique la plus g_éné.ralequi soit : nous bornerons
à cela notre excursion dans l aspcti a~t de l'expression musicale;
dans cette recherche d'ailleurs, nous ne perdrons pas de vue ce
~lat, pour nous fondamental, que toi/le 111111Ï(JNI efl faite poNT
ltre entmt!Ne.Nous rattachons ainsi tout langage musical possible
à des valeurs élaborées au niveau de la pempJion.
A ce propos, observons que l'analyse de la musique en ftruc -·
turcs abfu'aites, c'est-à-dire en termes significatifs pour l'intelleét et
non pas pour la perce~tion, a tenté bien des esprits. Des essais contem-
porains montrent qu on peut aller très loin dans cette voie, jusqu'à
âemander aux fonéüons mathématiques ou aux théories du hasard
les rèsles d'organisation du langage musical. Ces tentatives ne sont
scientifiques qu'a pofleriori: dans la mesure où elles conftitucot des
" expériences pour entendre ". Il est clair cependant que leur
t intéret n' clt pas premier pour nous, puisque nous voulons entendre

l
t111antet aft.nde comprendre. Nous tenons pour certain que, m!me
si /' Art â4 la f11g11te$l' entièrement réduénble à un jeu numérique,
le sens de ce jeu consifte dans sa manifestation sonore, parce qu'il
est au départ entièrement bué sur des critères de prmplio11111lllilale,
que l'arithmétique traduit peut-être, mais ne détermine s<ttement
pas.

7 ,4. AUTRE OPTION : LA MUSIQUE SYNTHÉTIQUE.

! La tendance à l'œuvre-en-soi, non seulement jwticiable d'une


·1 totale organisation interne et d'un chiffrage rigoureux, mais dont
les composants sonores eux-m&nes, totalement connus, peuvent
\1 tous s'exprimer en termes aMtraits, en " paramètres O , émerge
.'
\
a&cllcment comme le mythe le plus fort de la musique contem-
poraine. Il semble répondre à une approche scientifique de la
1 musique à partir des él~ts de sa i6illsation.
! S'il en ttait bien ainsi, ces éléments de la musique seraient
l donnés d'emblée en tant que signes,et toute notre approche par
les objets Ptt'flll deviendrait oiseuse. On pourrait sans doute ~- ;:
rimenter sur les relations entre ces signes alors corrélatifs d un j·

i signal physique, et notre sensibilité musicale; mais cela serait une


1 recherche secondaire ; et la tâche ardue serait évitée, qui consiSte
!
pour nous , comme on le verra tout au long de cet ouvrage, à choisir
l
1
.....fflf "
ENTENDRE

t?objet en tant que matériau significatif d'une musique possible.


Cela vaut donc la peine d'examiner si c'~ un mal nécessaire
ou s'il emte un chemin plus direa, qui ferait découler la con~c-
tion d'une musique d'un emploi immédiat des matériaux sonores,
issus d'une synthèse physique d'éléments simples.
Cette séduisante hypothèse a été non seulement avancée, mais
appliquée avec enthousiasme et acharnement par l'école élec-
J1
tronique allemande de Cologne, dont le théoricien était le dis- J
tingué Werner Meyer-Eppler, ~hysicien de l'Université de Bonn,
trop tôt disparu pour en pourswvre la vérification et en mesurer les
-
·!
;,
:j
conséquences. Sans doute eût-il évolué depuis une prise de posi- ~
tion dêjà ancienne. Cependant nous nous permettrons, dans le ••
1
but de mettre en lumière ce point de vue, de recourir aux propos .t
tenus par ce physicien lors d'une conférence donnée en 1951 : -1
l!
" Grâce: à la possibilité de produire des sons éleétroniquement ,
1'
le compositeur moderne n'clt plus lié aux sons formés d'avance -;
qui ne peuvent être modifiés que dans d'étroites limites, selon
les prescriptions de la technique d'exécution ; il e~ capable
de créer lui-même son matériel sonore. Le produit initicl qu'il .f
emploie ne doit donc plus être, comme le voulait la tradition,
identifié par son timbre infüumental (par exemple son de t
hautbois, de clavecin, etc.). J
Il ~ nécessaire de réviser la terminologie de l'aconfli(jlleet de
nommer les sons et les bruits, non pas d'après leur origine, .1
mais d'après leur conflit11tionpl!Jsique. Toutefois , ce faisant,
on doit tenir compte des capaatés de l'oreille humaine . Depuis
Helmholtz, on lui reconnaît la faculté d'analyser pour ainsi 1
dire " spefualement " les phénomènes acouruques ; et par :i
conséquent, vu le développement aétuel de nos connaissances i'
sur le fonaionnement de l'ouïe, il convient que nous représen- '
tions la ~ruéture des causes de nos sensations auditives par un
schémadresséen fontlion du temps et de la fréquence.La notation
usuelle peut, elle aussi, être considérée comme une approxima-
tion d'un schéma de cc genre. "

7, 5. DE LA PHYSIQUE A LA MUSIQUE.
'
1
Examinons de plus près ces assertions. l
Tout d'abord, Meyer-Eppler tient pour acquise la possibilité •

- -- - -~ -~~
1 34

- ·--·------
~- ------ -----
l
LE PRÉJUGÉ SCIENT I FIQUE

de synthétiser les sons. C'l!Stà vérifier sur un plan à la fois pratique


et théorique.
Pratiquement, il faudrait montrer que tout son d'usage musical
peut être reprodui t synthétiquement avec tous ses caraaères et
ses qualités musi~ales. Ainsi, la technologie élea~oniqu~ _pourrait
élucider sy§témat1quement ce que la technologie traditionnelle,
empirique et ar~isana~e , n'a su livr_er. Depuis 1951$ cette démons-
tration n'a pas eté faite, au contraire (voir 2,9).
Ce n'~ nullement d'ailleurs sur une vérification, qu'il n'avait
pas eu le temps d'effe&er, qu'~ fondée la théorie de Meyer-
Eppler, mais sur un p9§tulat: le schéma du son « dressé en fonc-
tion du temps et de la fréquence ,, rendrait entièrement compte
du phénomène sonore. Pour l'acou~iden , c'e§t parfaitement vrai.
En ~-il de même pour le musicien ?
Meyer--Eppler évoque bien la nécessité de « tenir compte des
capacités de l'oreille humaine ,, avant d'identifier son spectral,
et son musical. Mais cette expression vague ne permet guère de
savoir s'il a en vue une étude des sensations - seuils, courbes
de sensibilité - ou des perceptions qui affieurent à la conscience
musicale. Il semble-bien pourtant qu' une fois connus la con~tu-
tion physique des sons et le fonélfonnemeot de cet appareil plus
ou moins imparfait qu'c§t l'oreille, il ne re§te, à son sens, rien de
bien impor tant à apprendre . Il ne prétend même pas rendre compte
de nos sensations auditives (quant à la notion de perception, elle
dt totalement ab§tente de sa pensée), mais les expliquer à partir
de leurs causu matérielles, compte tenu des transformations
subies en cours de route . Ou plus exafiement il considère cette
explication comme acquise, et la chaîne des causes comme repérée
avec suffisamment de précision pour qu'il soit d'ores et déjà pos-
sible, à partir de la physique, de prémécUter la musique.
Sans doute tous les spéciali~es ne le suivraient-ils pas jus9.ue-
là. Mais aucun d'eux, sans doute, ne renierait le projet d'explica-
tion lui-même, considéré comme le mode de connaissance scien-
tifique par excellence. Ainsi retrouvons -nous ce projet, vigoureu-
sement revendiqué par Fritz Winckel, auquel on doit, par ailleurs,
tant d'observations nuancées et de mises en garde utiles :
" Si nous désirons pénétrer plus en profondeur les phénomènes
que nous avons laissé entrevoir , il nous faut étudier avant tout
!
les lois naturelles qui régissent la produéüoo des sons, et examiner
1 leur aéüon physique et physiologique sur l'ouïe et le cerveau.
l
i Peut-être ces éléments permettront-ils d'éclaircir les mécanismes

l
de l'influence de la musique sur l'homme. D'aucuns peuvent se
..
ENTENDRE

hérisser contre une façon trop scientifique d'aborder ces problèmes


et se contenteront d'jmpressioos gratuites et d'explications méta-
physiques plutôt que d'essayer de pénétrer syStématiquemcnt
les secrets d'un phénomène naturel . Bien sflr, on ne peut ni toucher
ni voir les sons ; ils n'en ont pas moins une réalité physique,
pwsqu'ils se manifcltent par l1 ne variation de la pression de
l'air, des vibrations mécaniqu c-s dans l'oreille moyenne, des
oscillations du liquide qw rempli t l'oreille interne, enfin des
impulsions éleéhiques que les fi brcs nerveuses conduisent jusqu'au
cerveau. Les phénomènes sonores ne sont -ils pas prodwts par la
vibration de corps matériels 1 ? "

7, 6. LE SYSTÈME,

Les résultats des travaux de Winckel pourraient certes conduire


à des attitudes autrement nuancées. Mais tenons -nous-en à ce
t\!Xte. Nous y trouvons des affirmations de diverses portées :

- La produéüon et ia transmission des sons, de la vibration


des corps matériels jusqu'au cerveau, s'cflèfruent par des méca-
nismes relevant de . lois naturelles. Il n'cSt point quefuon d'en
douter, non plus que de l'intérêt que peut présenter cette étude.

- Cette étude, physique ou physiologique, doit être entre-


prise avant 10111si l'on veut " pénétrer en profondeur " les phéno-
mènes de perception et d'appréciation cSthétique auxquels Winckel
a précédemment fait allusion.

- Elle aurait pour but lointain d'expliquer, dans son méca-


nisme, l'influence de la musique sur l'homme. C'eSt-à-dire que la
musique, résultant elle-même de processus physiques et physio-
logiques, eSt présentée comme une réalité objefüve et, par rapport
à l'auditeur, comme une cause prodwsant certains effets.
Alors que la première affirmation reSte sur le plan de la confu-
tation et clc l'hypothèse de travail, les deux autres correspondent
à une prise de position qwdoit être motivée. Nous sommes donc I
autorisés à poser à notre tour deux types de qucStions. -i
1
1

1. V•s -11111111'û 1'IIJwd,/As 10t11, Dunod,196o, trad.A. Moles.

j
t., . - •
-·--=----
··---~ =-.-~_.;._.:....._;, ~ ~~~ ...- .:, -.··-:-.-. --.··:a+....... , ........1,. - ---------~
:?.:· LE PRÉJUGÉ SCIENTIFIQUB

1 • A quelles conditioas doit répondre le sy§tème d'explication


ainsi esquissé pour être valide, d'après ses propres présupposés?

1 . Puisqu 'il prétend à une validité presque exclusive, nous


nous permettrons de nous demander sur quoi il fonde cette préten-
tion et, faute de la justifier, s'il ex.i§te une autre approche mieux
fondée.

7, 7. AMBI110NS ET INSUFFISANCES DE L.r_ PHYSIQUE,

Dans !a décomposition cartésienne du paragraphe },1, nous


; sommes obligés d'embrasser, comme on l'a vu, l'éventail d'un très
··: grand nombr e de disciplines.
.,
Chacune de ces disciplines devrai t donc apporter, en ce qui con -
cerne Je phénomène musical, des renseignements exhau§tifs, et il
faudrait, de plus, contrôler avec une outiculière attention les
'' raccords " d'une discipline à l'autre, dêfaçon à ce que le cheroi-
nement logi~ue ne connaisse point de défaillance.
On voit d emblée le caraaère périlleux de l'entreprise et, sous
prétexte de logique, sa probable utopie. On voit aussi quels préala -
bles elle pose, puisqu'elle prétend tracer un chemin chronologique
d'investigation. Comment et quand abordera-t-on le phénomène
musical s'il faut d'abord posséder les secrets du fonfüonnement de
l'oreille interne, et ceux aussi d'une liaison sans faille entre les
niveaux élémentaires de la sensation et les niveaux supérieurs de la
perception ? ~el psychologue expérimental, quel chirurgien du
cervea1.1se présente pour répondre avec sécurité là-dessus ?
A cc rtve scientifique, nous sommes obligés d'opposer d'autres
réalités qui ont fait l'objet de travaux psychologiques que nos
physiciens négligent un peu trop. On remarquera en effet qu'ils se
bornent à év°!luer des " sensations musicales " comme si les sensa-
tions étaient l élément premier de la conscience musicale. Or la
sensation n'clt pas une donnée immédiate de la conscience: elle ne
provient, en général, que d'un dépouillement de la perception.
11y a donc une " coupure " dans le circuit, apparemment logique,
préconisé par nos scientifiques. Il faut les renvoyer à la lc&re
de toute une bibliothèque de travaux cffeéhlés sur cc point depuis
bientôt cinquante ans par d'autres spéciali~es, tout aussi respe&oles.
ENTBNDRB
-
Meme sans invoquer déjà les travaux des g~lti§tes et des
phénoménologues, il conv:.iendrait d'ailleurs de faire remarquer
à nos physiciens qu'il y a un important risque d'erreur dans leur
approcbc apparemment rigoureuse: c'est la discontinuité des compé-
tences qui apparait le plus souvent à chaque nouvelle charnière
séparant une â..iscipline de sa voisine. Il suffit de remarquer, rien
qu'en acowtique musicale, l'équivoque des termes qui désignent
selon le cas un phénomène physique ou son effet musical.
En effet de deux choses l'une : ou bien l'amateur de science qu'est
le musicien contemporain tient pour acquises les équivalences
fréquences -hauteurs, niveau-intensité, temps-durée, speéue-tim-
bre, etc., ou bien, mieux averti,il n'ignore pas les précautions que les
physiciens prennent, eux-mtmcs, pour poser deux échelles : l'une
physique, l'autre sensorielle. Ccb pourrait le mettre en garde.
Mais il voit là sans doute des raisons supplémentaires de se fier
aux savants, lesquels, à leur tour, se déclarant f>Uprincipe incom•
péteots en musique, lui font confiance. ~·arnve -t-il alors ?
~e des travaux d'une grande rigueur, sur le plan physique,
aboutissent à des résultats non interprétables sur le plan musical,
à moins qu'ils ne soient indûment extrapolés à un domaine qu'ils
ne concernent pas. C'est ainsi que la plupart des courbes de réponse
de l'oreille, établies pour des ~uli élémentaires, ne sauraient
s'appliquer à des signaux complexes, à des sons simultan~s, au
sein d'une écoute proprement musicale qui n'a plus rien de commun
.
~
avec le conditionnement quasi chirurgical d'une expérience senso-
rielle bien menée.
Nous verrons plus loin à amorcer l'explication àes malentendus
les plus absurdes. Mais puisque les conditions requises pour une
approche objcéüvc physicienne ne semblent pas pouvoir être
remplies, il r~e à trouver une autre voie.

7, 8. L'EXPÉRIMENTATION MUSICALE POSSIBLE. '


1

Refusant l'approche précédente du phénomène musical, se


disant scientifique parce que fondée sur la physique des sons,
l
rejetons-nous une approche scientifique de la musique ?
Bien au contraire. Nous prétendons qu'une aeprochc scienti- 1
fique se définit par une méthode adéquate à son obJet. Considérons j
à nouveau la " chaîne " des phfaomèncs qui établissent un circuit '

tJ8 1
i
, ..
l.E PRÉJUGÉ SCIENTrFIQUE

de conunu.nication de l'homme aux choses et réciproquement, en


matière musicale. Aux extrémités, nous trouvons d'un côté l'uni·
vers physiqu e, de l'autre l'univers de la conscience. Rien ne nous
interdit de poursuivre parallèlement notre inve§tigation, opétant
par " les deux bouts ,, et de préférence attaquant les fronts les
mnins rési~ants, donnant l'approche la plus efficace. Les pratiques
,_. les plus modernes de la cybernétique nous apprennent à mettre
" cotre parenthèses " tous les maillons dc-:la chaîne qui comtitueot
comme une " boîte noire ,, , en ne nous préoccupant que de ce qui
se passe aux deux extrémités.
Si, à l'une de ces extrémités, nous ne plaçons que des ~uli,
il y a peu de chance pour que nous expérimentions, à l'autre bout,
sur le phfoomène musical . De même que si nous ne plaçons, en
face de l'oreille, que des symphonies, il y a peu de chance que nous
trouvions le niveau véritablement expérimental d'une psychologie
œusicale, au moins au premier stade.
Telles som: pourtant les deux erreurs les plus communes, apa-
nage l'une des physiciens, l'autre de ccrtatns psychologues. Si
l'on a bien vu celle des premiers, qui aepauvrissent leur matériel
expérimental à l'excès , on entrevoit aussi c.elle des autres, qw cm·
pruntent à de trop hauts niveaux (mélodies, modes, etc.) leur
inatériel expérimental et n•obtiennent ainsi que des résultats flous
aur le plan de l'émotion ~étique, malgré des ~~qucs mssu•
nntcs.
Entre ces deux erreurs, par excès et par défaut, il doit y avoir
place pour uoe expérimentation raisonnable, au niveau de l'objet
précisément . Qy'~-cc qu'on écoute d'élémentaire, dans toute
musique ? Comment écoute·t-on ? Entre les sensations, qui ne
sont qu'un état " iofuble ", artificiel, de la conscience, et les émo-
tions ~hétiqucs, déjà inaccessibles et trop compliquées, n'y a-t-il
pas un cham_Pexpémnental de la perception sr,éciliqucment musi-
cale, où scra1ent convenablement confrontées 'incitation duc à un
signal extérieur et la conscience d'une signification musicale ?

.
i

1
j
Vlll

L'INTENTION D'ENTENDRE

8, I, PLÉONASME.

Q.!!e le titre du présent chapitre soit possible sans choquer


comme un évident pléonasme est déjà une indication du fait que
le mot " entendre ", pourtant si explicite, s'e~ vidé de son sens.
:Étymologiquement, il exprime la tension vers, donc l'intention .
~e nous soyons obligés de le doubler par un synonyme pour lui
rerutuer sa force démontre l'automatisation de l'écoute . Toutes
les performances humaines, parvenues à leur perfetüon, en sont là.
Il n'y a que les maladroits ou les débutants qui ont conscience de
la façon dont ils s'y prennent ; ensuite, ils auront des " réflexes ".
Le musicien accompli, le physicien habile accepteront peut-être •',
les tableaux du chapitre vr comme un bilan, en effet, des aéHvités
ou des entraînements qui les ont conduits à leur acquis. Mais il ~
douteux qu'ils aillent plus loin, et qu'ils admettent, si aisément,
ce que nous avons finalement insinué : que chaque écoute prati-
cienne ne résulte pas seulement d'un mécanisme de dressage, mais
d'une propriété de la perception elle-même. Bref, nous affirmons
qu'on n'entend que ce que l'on a l'intention d'entendre, chacun
des praticiens visant un objet différent. On comprend d'ailleurs
dans ce sens que nous n'insiftions pas sur la subjetüvité des sujets
(évidente lors de l'entraînement nécessaire à une pratique efficace),
mais sur l'objetüvité des objets détaillés par les compétences parti-
culières.
Parvenus à ce point, il nous faut tenir compte de la diversité
possible de nos leüeurs, de leurs formations, et de leurs habitudes
cle pensée. S'ils hésitent à reconnaître que les objets de l'écoute sont
différents pour chacune des catégories d'oreille (musiciens, acous-·
140

~~ '-'---- ------ -=~o::::;;;rx;. ::c;- - · :;:x ·-. . ==== ··ëi:


L'INTENTION D'ENTENDRE

ticicns, lingui~es, etc.), rien ne sert de réitérer cette affirmation.


Chacun d'eux voudra être convaincu par la voie d'accès qui lui
dt propre. D'où la nécessité de ménager à cet endroit de l'ouvrage
une sorte de carrefour, d'où les chemins vont diverger.
:

8, z . LES OEUX CHEMINS.

" Le chemin du milieu, écrit quelque pal't Schonberg, ~ le seul


qui ne mène pas à Rome. " Admettons que ce soit celui que nous
ayons pris jusqu'ici, tant qu'il convenait à tout le monde, et qu'on
y conduisait, au nom du bon sens et du sens des mots, sous la
garde de Littré, tout s~cialiste qui ne peut refuser d'avoir pour
commencer une " oreille banale ", avec laquelle il entend tout
d'abord comme tout le monde .
Pour les uns, malgré nos mises en gude, !'attitude scientifique
l'emporte, et l'eml.'ortera toujours. L'univers, y compris l'univers
mental de la musique , n'échappe pas à la chaîne des causalités.
L'efficacité humaine le montre. Nous fabriquons des fusées, nous
scindons l'atome, etc. Donc, notre esprit prouve son objeélivité.
De même fabriquons-nous des violons, des magnétophones, et
nos signes, s'ils n'épuisent pas ie réel musical, en rendent compte
de façon souvent inespérée. Pour ces lefleurs-là, de " tempérament
... scientifique ", la démonstration du précédent chapitre n'est pas
convaincante . Habile eeut-être, un sophisme doit s'y ~cher.
Pour les esprits philosophiques, il est probable au contraire
que nos mises en garde sont inutiles. Pour des psychologues de
métier, il ne s'agit là que de q_uestionsde cours rabâchées: après le
déblayage quelque peu sommaire des ge§talti§tes,il y a cinquante ans,
tout le monde sait que la " sensation " n'e§t pas première, n'est
à la perception, que des /lr11flrlresJe pemption infor-
pas antérief.lT'e
ment tout notre inventaire sensoriel. Merleau-Ponty estime dépas-
sées, dans une philosophie moderne, les antinomiesd1J1siqt1u : âme-
corps, extérieur-intérieur, mentalisme-matérialisme.
Voici nos musiciens méfiants. Ils sont, comme tout le monde,
persuadés de la possibilité de l'explication scientifique totale, auprès
âe laquelle la philosophie leur paraît superfétatoire. Si d'aventure
il leur faut choisir, c'e§t instin&vement du côté mathématique qu'ils
penchent. Ils l'ont fait depuis Pythagore et le font bien plus volon-
tiers depuis que l'éleétronique a relayé les luthiers, artisans méri-

l
ENTENDRE ~~
~ ~·
tants, mais dépassés par la technique ; un ~ompagnoonage de ~u- ~
dio et bientôt de pensée les rapproche de l'ingérùeur bien plus que (t
·:-,
du philosophe. ~

~
Le musicien contemporain qui se veut progressi~e n'a donc
guère d'hésitation quand il s'agit de rejoindre le camp ami. Il possède
en définitive une parenté de conduite avec le scientüique , usant
comme lui d'instruments, apprenant à s'en servir, peut-être à en -:
~.:
construire de nouveaux ; que fait-il, sinon mettre en relation des
causes et des effets ? ~ant à ses partitions, ne sont-ce pas aussi
des épures ? Les ~élures qui y figurent ne découlent-elles pas,
à leur manière, de formules chiffrables ?
C'~ pour terùr compte de cette tendance in~füve à retrouver
le schéma de la " causalité " expérimentale que nous ouvrons
d'abord le livre m, de~né à montrer les rossibilités et les limites
de l'attitude physicienne en musique. Cc n ~ qu'ensuite, l'explora-
tion faite, que nous espérons, _au livre IV, intéresser notre leél:eur
à une approche phénoménologique.
Encore devons -nous tenter ici, au cours de ce chapitre fingl
sur l' " entendre ", d'esquisser ces deux chemins, et de voir com-
ment ils s'amorcent, de façon en effet divergente, à piutit de l'ana-
lyse sommaire des " quatre écoutes".
L'un des chemins consi~e à reprendre des parcours " expérimen-
taux '\ mettant en relation cause et effet, ma.is correspondant
en fait à deux exemplairu diffinfls du tableau, à deux parcours
parallèles, non confondus. De cette première approche, celle du
livre m, nous allons donner un aperçu dans les prochains para-
graphes. L'autre chemin consi~e à tirer la philosophie de ce tableau,
et à voir qu'il dissimule deux jeux de q11aârants : celui des verbes,
et celui des sub~tifs, autrement dit celui des aélivités, et celui
des objets de la perception. Nous en ferons à la 6n de ce chapitre
un bref exposé qui annonce le livre IV.
On aura ainsi tenté de répondre à ce que nous avons supposé
~tre le désir du leél:eur : exploiter sans rupture les données du sens
commun par l'une ou l'autre des attitudes, et dans l'o"rdre qui lui
~ le plus naturel ou lui paraît le plus a&el.

•••
: 4.1 I • .1

8, 3. L'INTENTION D'ENTENDRE DANS LA PERSPECTIVE


SCIENTIFIQUE.

Nous abandonnons provisoirement notre vision synthétique du


tableau des quadrants, et donnons raison à la tendance stienliji(JIII:
nous renonçons à comprendre immédiatement les mécarusmcs
de l'écoute, préférant expérimenter, à la façon des physiciens, en
mettant en relation des causes et des effets.
Nous modifions alors le sens original d'un tableau trop littéraire,
trop " psycholo~ique ., , en Jui conférant explicitement le rôle d'un
circuit de causalité. Mais alors nous ne devons pas cesser d'apetcc·
voir clairement qu'il y a de11xdr&tlits, deux parcours, et que cc qui
les unit ou les relie, cc n'est précisément ptu une relation de cause
à effet, mais une ,orré/atiqn.lllœtrons ces affirmations .
Donnons successivement l'initiative, soit au physicien, soit au
musicien.
Premitr ,a1.L'acomticien dispose d'un gbtérate11r de flùm,li, c'est·à -
dirc d'un imtrwnent connu physiquement, susceptible de délivrer
des signaux simples, mesurables et rapportés à un s~ème de
" compréhension ., relevant de la pensée scientifique, On décrira
le circuit ainsi : la cause de l'événement (l'appareil) (selkur 1)
délivre un signal qui ~ son effet (2) qualifié par des mesures (3)
correspondant à des notions scientlfîques (4).
Cc signal, en méme temps qu'il ~ mesuré par des appareils
(humainement insensibles, mais physiquement habiles) tombe dans
l'oreille du musicien. Le distributeur de stimuli dt toujours bien
la cause (1) de l,objet sonore oui par le musicien (1.') qwlliié par
lui musicalement (5') et référé à un système de valeurs musicales
traditionnelles (4') (voir figure 1, p. suiv.).
De11xiè111eca1. L'initiative est donnée au musicien, comme nous
nous proposons de le faire en musique expérimentale. Le musicien
choisira de préférence un i11fmlmmf de 111111itp11
habituel, délivrant,
non des stimuli, mais des sons normaux (musicaux). Les deux
parcours sont évidemment du même type, bien que le cc donné l
entendre " comme le cc donné à mesurer ,, y soient de nature
différente. Le musicien écoutera un objet musical issu de l'infttu-
ment, relation de cause à effet, le qualificm et le rapportera à son

___________
..._..._
' ___
____
Iniliati11tiÛI phy1kil11 dtJm11riti1n
lrtiliati11e

r mesures
ou valeu1·s
physiques
générateur Trajet d11musiâm

MUSICAL

l
Z ----+---+---+--- 4 1
0 3 2
~ Leélure du signal
,r- - -SONORE
~ signal
PHYSIQUE

8 Point
commun

l valeurs
musicales t
1 valeurs
musicales
instrument
l
. 3' 2'
~ 4' 1' -t---
NIVEAU perceptions objet t-' perceptjons objet
SONORE qualifiées ~ sonore j qualifiées - sonore
OBJECTIF ill 3' i'

Diaionnaire des notions


Physique ~ Musique 8"' Point
commun
4 mesures
ou valeurs
physiques
4 1

Lelture du signal
Tr'!/et du phy.ricim signal
3 2

1
PHYSIQUE

MUSICAL
Dictionnaire des notions
't..._
__ __ SONORE
Musique~ Physique

FIGURE 1
Corrtlationmire objetphy1iq11e,
objet sonor,.el objet musical.

_______
.. ___
______ Les trois niveaux

,_
~
: · !,
l}!NTB1'1TION D'ENTENDR E

sy~ème de valeurs fraditionn.elles. L'acou~cien considérera cet


effet comme un signal, c'est-à-dire tentera de le mesurer et de le
rapp<>rterà un sy~ème de valeurs physiques.
Q!!e se passerait-il dans le meilleur des mondes? Avertis de la
nécessité de leur collaboration , musicien et physicien se donneraient
ainsi rendez-vous autour du" point commun,., la pièce à conviéüoo ,
désormais tangible sous forme de bande magnétique, réceptrice
du " signal physique " aussi bien que mémoire potentielle, après
leéhlre, de l' " objet musical " . Le physicien dirait à son collègue :
qu'entendez-vous ? et le musicien dirait au physicien: que mesurez-
vous ? Ainsi apparaîtraient les corrélations annoncées.
En fait, cela ne se passe guère ainsi. Le physicien a d'ordinaire,
sur le musicien, l'avantage de l'initiative, puisque c'e§t lui qui
choisit des ~muli à écouter . Ensuite, le physicien s'improvise
ingénument musicien, alors que celui--ci ne songe à la réciproque
que depui s pe1J d'années. De plus, chacun risque de se comporter ,
dans le domain e du voisir,, en amat~ur. Notre ehysicien, qui
s'en doute, et !e redoute , s'en toure alors de garanties : il choisit
des phénomènes simples (les plus simples, pense-t-il), et d'autre
part, convoque des audi:ceurs qui multipli ent son oreille, dont des
~tifiiques font une " oreille moyenne" .

8, 4. LE PONT AUX ANES.

}1 semble donc avoir pris toutes les précautions qui s'imposent.


En effet, le pont aux ânes de la réflexion sur ces quefiions, la
représentation qui semble couler de source, c'e~ l'enchaînement
logique: cause mfüumentale (1)-+ ouïe (1)-+ perceptions (3)-+
valeurs musicales (4) : si l'on admet cc schéma, comment mettre
en doute que l'acou~cien s'occupe vraiment du musical?
On comprendra facilement cependant en quoi les deux parcours
décrits au paragraphe précédent sont fondamentalement difiinlls,
bien qu'ils aient en commun la bande magnétique.
Cette bande, en effet, clt un objet d'étude pour le physicien en
dehors de toute écoute. ~oique " sonore ,,, elle clt identique à
bien d'autres bandes magnétiques , où sont gravés d'autres signaux,
trop lents pour être audibles : des sismogrammes , des encéphalo-
grammes, etc. ; trop rapides pour être entendus : des ultra-sons.
Toutes ces bandes sont étudiées de la même façon, par des appareils

145
..
· --- ~

ENTENDRE
~
..,
--

de mesure. Qgc mesurent-ils? Des fréquences, des intensités, les


diflërents sy~èmes de raies entremêlées, c'e~-à-dire des speéb:es.
Ne sont-cc pas li les dimensions du son ? Non pas. Ce sont celles
des phénomènes vibratoires, des mouvements de particules maté-
rielles en milieu ~que, m dehorsJe 101111ortillt.
Le circuit de ces phénomènes ne concerne l'oreille qu'au surp/111,
et pour une portion 111mi111e de leur domaine. Les appareils de
mesure, co tout cas, se passent de l'oreille, et fonélionnent pour
leur compte. Un diapason vibre, ses vibrations se transmettent
par l'air, et les va-et-vient de ses lames exercent à di~oce des
pressions sur la membrane du microphone, <luiles traduit co impul-
sions élefuiques, lesquelles agissent sur l'aiguille d'un voltmètre.
Expliquer le son (c'~-à-dire ce qu'on entend) par ces le&xes du
voltmètre e§t une erreur fatale. On le voit bien puis~ue, à un certain
moment, lorsque la fréquence augmente, l'oreille n entend plus, il
n'y a plus de son audible, et pourtant les appareils continuent d'indi-
quer quelque chose. Ce quelque chose, visiblement indépendant de
ce qu'on entend puisqu'on n'entend rien, r~e ce qu'il n'a pas cessé
d'être : le phénomène des vibrations él~ques du diapason, étudié
pour lui-même, dans un sy~ème éleél:ro-acou~ique de mesures.
On offre maintenant la bande à écouter. Elle engendre un signal
qui, comme nous venons de le voir, va vers les appMcils de mesure.
Mais elle fournit aussi, à travers le haut-parleur, un objet sonore à
.;-
l'oreille. Par conséquent, cc qui ~ sur la bande (A) __eroduitun
effet physique (B), ainsi qu'un effet sonore ou musical (C) : on peut
dire au mieux que l'effet musical C ~ tn ,o"i/aJion avec l'effet
physique B, puisqu'ils ont tous deux la même origine A. La pc_r-
ccption et la mesure apparaissent sur le marne plan, et non 1une
subordonnée à l'autre ; on ne peut prétendre que B explique C ;
tout au plus l'accompagne-t-il. En termes de sonorité ou de musi-
calité, les valeurs obtenues en B ne signifient rien : le parcours du
musical se referme sans elles. Il faut admettre que, si les deux préoccu-
pations ont bien la bande magnétique comme point commun,
elles sont tntièrcment di§tinéles dans leur principe.

8, ) . LES CORRÉLATIONS.

Si l'on a franchi cette difficulté, on atteint du mbne coup la


notion de ,o"ilaJion entre les deux circuits expérimentaux, ayant
146
-~-t
. . . 1 tJLU1 J
~ --:
la bande en commun.. Une c:olleaion d'ex~riences amène à établir
deux codes de correspondance, selon que l'iaitiativc a appartenu
au physicien ou au musicien. Dans le premier cas, Je physicien a
proposé dc:sstimuli, exprimés en grandeurs physiques, et il a demandé
·t: aux musiciens ou à ses cobayes de l'audition (musicale) de for-
muler des réponses. On obtient donc un cliélionnai.re dans un sens
physique-musique. Dans l'autre cas, le musicien a proposé des
sons, et le physicien a mesu.ré ce qu'il a pu : on ol:>tientl'autre
~e du diaionnaire, dans le sens musique-physique .
N'~ -ce pas cela qtû s'est passé historiquement?
Oui, dans la mesure où les physiciens ont beaucoup travaillé à
élaborer la première partie du diél:ionnaire.
Non, dans la mesure où la réciproque n'a pas eu lieu.
D'où un déséquilibre tendant à n'envisager la musique que sous
l'angle du" thème" et non de la« version". Mais beaucoup plus
grave e~ le malentendu né de cette langue unilatérale : une tenta-
tive de synthèse, implicitement, s'est substituée à l'expérience des
corrélatione. En combinant des stimuli, partant ainsi de" modèles "
sonores définis r,hysiquement, on a pensé pouvoir en induire des
ccmbin aisom: d impre ssion!: musicales, f /JiJantaiui interveniri~ -
po11r
1111111 la pm,p#q11 1111e loi d' additit,itiualablemJ,,,,mt ""niH1111
d4s
111entrespl?J.riq11es,
et réintroduisant pat là, subrepticement, une
relation de cause à effet sous la forme d'un parallélisme de combinai-
sons. Remarquons que la solution donnée au " pont aux ânes "
ne nous prémwùt pas explicitement contre cc dcmier pi~.

8, 6. L'INTENTION D'ENTENDllE DANS UNE PERSPECTIVE


PHILOSOPHIQUE.

Tout aussi l'ationnelle que l'attitude du physicien, ou plus


cxa&:ment seule scientifique du point de vue de la recherche musi-
cale, ~ donc l'attitude qui consi~e à interroger la conscience qui
écoute.
Nous avons déjà vu, suivant Littré, qu'on écoute bien des choses
différentes, dès qu'on écoute quelque chose. Et nous avons appris
à a_pprécierles nuances de sens dans une phrase telle que celle-ci :
" Je vous ai ouï malgré moi, sans que j'aie écouté à la porte, mais
je n'ai pas compris ce que j'entendais. "
Les quatre fonéüons de l'écoute ont paru résumer la situation
complexe définie par les quatre verbes : écouter, ouïr, ente11dreet

147

.J
ENTENDRE

comprendre. Mais H n•y a pas de verbes sans objet. Nous avons


.,
·"·
..~
..
.:.

donc cru bon de d-,nner des compléments à chacun, comme dans


cette énumération : j'écoute un moteur, j' o uïs un bruit, j'entends
un basson, je " comprends ,, un accord parfait. Ainsi, ces quatre
aaivi~és semblaient avoir quatre vis-à-vis : la cause, la chose, 1a :1:.
.•
~~·
qualificatiqn, le sens. Mais si je disais : j'écoute un accord, j'entends
un moteur, j'ows un basson, je comprends ce bruit, commetttais-jc
une faute de français ? Pêcherais-je contre le sens ? Sdrement pas.
Je perçois au contraire des var.tations de sens, mais à vrai dire
vagues, et qui sous-e~tendent beaucoup plus qu'elles n•expriment.
· On eft donc condwt à dédoubler le bilan des écoutes ; non pas
comme dans la perspeaive physicienne pour décrire deux expé-
riences parallèles dans des domaines indépendants de causalité,
mais pour manifeSter, en séparant intentions auditives et objets
de l'audition, la complexité des phénomènes de la perception.
Dans un son qui m'eft proposé, je m'aperçois qu'une écoute passive
me fait entendre œ qui " domine ,, dans l'inftant présent ; mais
une écoute aél:ive, volontaire, me permet d'entendre ce que je
veux entendre, ce que je " vise ". Dans un fragment orcheftral,
je puis viser la reconnaissance de tel i~rument, ou encore vouloir
diftinguer le thème, en solfier les notes, ou enfin apprécier le vibrato
du violonifte solo. A chaque écoute, mes perceptions diffèrent, et
d'abord par le choix de l'objet de l'écoute. Il va sans dire que mes
autres aénvités y concourent. Une fois choisi l'objet privilégié
(j'écoute), je tends l'oreille 0'ouis), j'apprécie ce que j'entends, et je
me réfère à ce que je sais déjà Oc comprends) . Mais tout cela vaut
pour le basson comme pour l'accord, pour le moteur comme pour
le bruit. Allons-nous trouver les seize combinaisons des quatre
verbes et des quatre objets ?
Pour poursuivre cette analyse dans le sens de notre recherche,
demandons-nous quelles sont les intentions d'entendre musicale-
ment. On va voie ici que la musi9ue, loin d'apparaître comme le
résultat d'une aénvité sunple, multiplie à plaisir, diversifie à l'infini
les objets de l'écoute.

8, 7• DE QUELQUES INTENTIONS D'ENTENDRE


MUSICALEMENT.

On ne peut nier qu'un auditeur de concert, un virtuose, un pro-


fesseur de solfège ou de violon, leurs él~ves respeaifs, un critique
148
i-

• L'INTENTION D'ENTEND&E

musical, un chef d'orchdtre, un accordeur, et cn6~ le dernier venu,


l'ingénieur du son, aient l'intention d'entendre musicalement. Nous
allons voir qu'ils n'entendent pas les mêmes objets et qu'ils sont
dans des situations musicales fort différentes : ·,
'
~
··- - Situation du solfège :
Le profcsscw: fait se retourner l' éiève, et lui fait entendre diverses
notes du piano. Ou encore joue des notes de divers in~ents.
L'élève doit déterminer une' valeur" ou reconnaître un" timbre".

- Situation de l'infuwncoti~e :
On demande au jeune violooi~e d'assurer la justesse d'une note,
et un son pas trop grinçant. La situation est beaucoup plus compli-
quée.
- Situation de l'auditeur :
L'auditeur peut se conteotct de dire: c'clt un violon, ou: c'cst
une note aiguë. Si cet auditeur cst musicien, ou encote si c'eft le
professeur de violon, il compare le résultat à d' autres. Il dit : c'clt
mieux, c'est moins bien . Il peut être indulgent ou sévère, preuve
qu'il n'apprécie pas uniquement le résultat, mais aussi l'intention.
Il dita : c'est bien, à Wle note (fausse ou 19ide) du débutant, et :
c'est mal, à la même note faite par un élève avancé. Un critique
ditait de memc d'un virtuose : il est en fotme, ou : il a le trac.
Tout cela sous-entend beaucoup d'objets divers de l'intention
d'entendre, et beaucoup de mécanismes de l'écoute, pour une sim- 1 1
Elc note de violon des plus traditionnelles. Qye dire de l'écoute
a•u.ason incongru, dont on peut apprécier bien des aspe& diffé-
rents : qu'il ne ressemble à rien d'autre, qu'il fait émerger une valeur
inconnue, 9u'il révèle une intention ou non ?
Q!!elle différence entre un piani~e et un violoniftc ? Le pianifte
ne disposc-t-il pas, à peu de chose ptès, d'objets sonores ptéfabri-
~ués que le violooiftc doit créer ? Et le chantcut, qui cft à la fois
1 oreille et l'imttumcnt ? L'irutrumentifte n'cst-il pas dans une situa- :
~.
"·,
'

tion très diffétentc selon qu'il joue d'un inftrumcnt ou d'un autre ? 1!

Ces in.ftrumen~cs, par ailleurs, ne sont-ils pas, dans l'ensemble, t


dans une situation diffétcnte encore de celle de l'auditeur ? De plus, i:
tel auditeut ne diflèrc-t-il pas fondamentalement de tel autre, selon
sa culture et son entrainement? Qyant à l'accordeur, dont l'oreille
cft réputée si musicale, se conduit-il en musicien ou en physicien ?
Le violonifte q_uis'accorde, n'est-il pas différent du violon.Utc qui
joue ? Enfin, S1 nous oublions tous ces artisans ou ~es de la

149
____________ _ ·Jt
ENTENDRE -~-~ .-,
musique, pour ne retenir que le circuit de communication, du com-
(·'-.:
positeur à l'auditeur, cette communication n'a-t -elle pas à son tour
un objet spécifique, visé par l'un ou l'autre des protagoni~es ?
En particulier, comment entend, et que s'efforce de faite entendre
le chef d'orchcltre, responsable principal de cette communication
(et avec lui, aujourd'hui, l'ingénieur du son)?

8,8. LBS ÉCOUTES MUSICALES.

On voit 9u'une analyse détaillée de chacun de ces cas conduirait


à des descnptions qui prendraient des pages et des pages. Aussi
bien le but de cet ouvrage n'~-il pas de mener à bien un tel travail,
mais de donner une réponse d'ensemble à la que§tion ; qu'~-ce
que le musical ? Essayons cependant d'apporter quelques éclair-
cissements, jamais tout à fait inutiles dans une réflexion aux réper-
cussions si nombreuses . Nous distinguerons :

a) troû sihlalions mmi.ales.


La première clt purement passive. Nous sommes mis devant
des objets sonores donnés, simples comme des notes de violon,
; . ou complexes comme des sons nouveaux ou inouis. On fait se
retourner r élève, tout comme on nous ofti:eune bande magnétique :
sihlationato111111aliq11e
qui veut d'abord dire: déconnexion du com-
plexe audio-visuel, mais surtout rend possible - sans y obliger -
l'interrogation concernant le son lui-même, ses qualités proprement
sonores, sans rapport avec son origine mécanique ou une intention
d'autrui. Ins~ons sur le fait qu'une telle curiosité ne découle pas
automatiquement de la simple déconnexion du complexe audio-
visuel, mais d'une intention spécifique de l'auditeur, comme nous
l'avons suggéré déjà au chapitre IV, et comme nous le verrons plus
loin.
La seconde ~ !a sil11ation
d#l'in.flrll111mlill1,
essentiellement aéa.ve :
il se fabrique cc qu'il entend. En un sens, il s'~t encore d'une
situation acousmatique : ce son ne renseigne en nen sur le monde
extérieur, ou du moins il n'y a pas d'autrui, à moins que l'ins-
trumentifte ne se dédouble : l'un , agissant, l'autre entendant et
jugeant le premier sur Je succès de ses intentions.
La troisième eft la sit11ation
de I'llllllitionnormal,,de beaucoup la
ljO

-~---------------------------------
L'INTENTION D'ENTENDRE

plus compliqu ée. On voit qu'elle combine quel<Jue chose des deux
premières. Elle ~ passive mais non acousmat1que, en raison des
perceptions associées, motivées par une curiosit~ s~ntanément
tournée vers l'émetteur, qui, cette fois, dt un véritable autrui.
Mais d'autre part, elle ne peut comprendre l'autre qu'en" simulant"
implicitement son aaivité, qu'en se su~tuant à lui, autant qu'elle
le peut .

tf objetsplm 011moinsm1uk(lllx de I'a/le111io1t


b) troü gro11pes lllll:lititJe.
- Je peux m'intéresser essentiellement à ce qui se 1>9.sse du
côté de l'émetteur : élève, virtuose, infuument exotique, amplifi-
cateur, chef d'orch~e. etc., ou qualité du piano. Renonçons à
énumérer tant de visées et de niveaux de complexité différents,
pour en retenir le point commun : nous cherchons des indicesdans
le son, qu i nou s renseignent sur les gens ou les choses qui en sont
l'origin e.
- J e peux m 'intéresser exclusivement aux effets : ju~es se
de la note ou de l'infuument, tempo trop vif) nuance exaéte ;
ou encore , dép assant tous ces d~tails, à la 111miq11
e mê,ne, dont j'arti-
cule Je langage : thème, reprise du thème, contrepoint , etc. Je
peux aussi me demander, cessant d'écouter le langage musical
lui-même, ce qui caraétérise objeaivement le ~le du chef d'or -
ch~e.
- Je puis en6n, mais en général dans des citconbnccs un peu
exceptionnelles <JW ne sont guère celles du concert, pour l'auditeur,
ou de la profession, pour le musicien, m'interroger s11rk son /,d-
111l111e,tout à coup Jltaçl,édes de11xµks de I' illlÏlswn11111ticim11e
el dl
'4 ,al,Nr 111111kale : un son inconnu me frnppe l'oreille, et son
étrangeté me fait l'entendre en dehors de tout indice concernant
l'fflletteur et de toute valeur de référence. Remarquons ce~dant
qu'en tant qu'infuumentifte, c'dt bien souvent ainsi que J'écoute
mon propre son ou que je travaille ma voix, par exemple. Après '
·}
bien des années déjà d'exercice, qu'écouté-je que je ne connaisse
d~à, venant de mon infuument ou de ma ~tion, sinon cette
façon aétuelle de modeler t<:lson filé, ou tel timbre de ma voix ?
Seule la facilité naturelle avec laquelle je puis me mouvoir pamù ..
ces diver ses perceptions, la virtuosité de mon écoute musicale ,
me dérobent la complexité de mes " parcours " de l'une à l'autre, 1
;

et la diversité de mes objets . Mais, d'autre part, ces diverses écoutes


seraient impl'oprement qualifiées de subje8:.ives : rien de subjeffif

ljl

..J
~...--------------
---- __ _
_;.
ENTENDRE

en toutes ces " visées » qui peuvent être partagées, définies et }


recherchées en accord av~c autrui.

c) quatre alli/111:Ju011comportementsde J'écoute.


Nous les avons déjà évoqués : ce sont les deu.--ccouples écoute
et natureUe-mJturelle.
ba11ale-praticie11ne On pourrait s'attendre à voir
ces quatre attitudes se réduire à deux, s'agissant de musique :
praticienne et culturelle donc. Il n'en est den .
Écoutons un piano désaccordé, ou plus exafrement une note • "t.
de ce piano dont les cordes ne sont pas au même diapason. Ici déjà --~·
'l
·q .
apparaît la difu\nce entre une écoute " banalement musicale " (le ....
":
;
piano est f~ux) et une écoute praticienne : diagnostic de l'accordeur .=.{·
(les trois cordes ne sont pas au même diapason). On volt que ces
deux écoutes ont en commun de relier la droite et la gauche du
tableau, l'abstrait au concret. L'écoute banalen'ignore tout à fait ni
le piano, ni la justesse, éléments d'une situation à la fois naturelle ·'
et culturelle de la civilisation, mais n'accorde pas une attention
particulière à l'objet sonore ; elle fournit une " réponse automa-
tique " , vise mal l'objet même. L'écoute pratiûe1111e e§t. plus habile, .: .l
mieux informée.
Prenons maintenant le couple nal11rel-t11/t11rel. L'écoute de l'ac-
cordeur semble des plus "naturelles " : celui-ci agit comme un phy-
sicien chargé d'accorder la note à un diapason, agissant purement
sur des causes physiques en vue d'un résultat qui pourrait être ..
'I
-
mesuré par un interféromètre. On ne saurait le rendre responsable
du choix de ce diapason, ni de la strufrure de 1~ . gamme. Le vio-
loniste qui s'accorde est dans ce cas, tout entier tourné vers les
causalités. Mais ni l'un ni l'autre ne s'en tiennent là: ils ne joueront
pas ensuite de leur instrument pour expérimenter des causalités,
mais bien pour une finalité culturelle : former ou frapper des sons
répondant à un but de sonorité, de nuance, etc. Ici encore, il faut
donc di~inguer un dualisme dans l'aaivité musicale. Nous sommes
bien en présence de quatre attitudes typiques de l'oreille.

8, 9• BILAN FINAL DES INTENTIONS.

Cette polyvalence de l'écoute musicale nous conduit à dresser


le bilan suivant :
Ij2

. -·--·.·..·--'''-;,~.
L'INTENTION D'ENTENDRE

a) Nous avons ':1û renoncer à ~roupe~ ~rop étroi_tement, comme


au chapitre vr, verbes et sub§taot1fs,aéav1tés et obJets de l'écoute.
b) Nous avons di§tingué trois situations typiques : 1. celle de
l'auditeur banal, tourné en général vers la sigrùfication musicale
et en mêm~ temps s7nsible a.~ conditi?ns de fabrication du son ;
cette prerruère situation part1c1peen fait des deux autces : 2. celle
de l'auditeur atommatique, et 3. celle de l'inllrumentiflequi façonne
't.
~:1 le son.
. 'J .
...
.• ~
.:..~
,) Nous avons rem~.tqué, à propos de la situation acousmatique,
qu'elle ne préjugeait pas de l'intention d'écoute de l'auditeur
qui s'y plaçait. L'acousmate e§t en effet libre, à travers le son,
de viser tout ce qu'il lui était loisible de voir, de deviner, de
comprendre dans la situation normale, concernant l'ori~ine du
son aussi bien que le son lui-même. Plus exaél:ement, la situation
acousmati9ue peut intensifier deux ,1Jriosit é.1symélriqHes: 1. l'inten-
.: J
tion ordinairede remonter aux causes ou de déchiffrer les significa-
tions : on nous prive <le la visio11de i'infuument ou de celle de
l'opérateur, on ne nous donne aucune explication extérieure, on
nous coupe du contexte : nous n'en sommes que plus curieux de
savoir qui joue et ce qu'on joue, d'où provient ce bruit bizarre,
.. ce q,ui le cause, ou ce qu'il signifie. Si Pythagore se fait entendre
ainsi voilé au disciple, c'e§t qu'il espère qu'on entendra miellx et
ce qu'il e§t, et ce qu'il dit. :z..L'autre curiosité, inverse de la précé-
dente, e§t plus rare. C'e§t celle de l'accordeur " goûtant" le son,
comme on golkte un cru, non pour en dire le millésime mais pour en
di§tinguer les vertus. C'e§t aussi l'écoute de l'infuumenti§te, sûr
de sa ju~esse et de son violon, mais qui façonne sans cesse le même
son, Jusqu'à ce qu'il en soit satisfait. Il trouve bien, dans cette
écoute, des indices et des valeurs, mais ne s'en contente pas : il
en nourrit le son lui-même. -

â) Enfin, dans tous les cas précédents, on peut voir se manife§tet


la variété des contextes provenant des deux couples d'écoutes
décrits plus haut : banale-praticienne, naturelle-culturelle.
~
,
--~ -

conte:ct c du contexte des


langage (tinalicés} alternative: ë, ·êncmenc$ (<.:
ausalités)
de l'écoute
du ou des
?

/ ~ 1
signifiés
f

intention <le /intention


comprendre le message d7'ap
réhcnder le messager
(abfüait) \ signifiant (concret)
\ Id maire
écoute or " .
~

,,,... Objet théorique:


" brut "
/
/
I ccoute réduite:
<1ualifications '
identification
I
intention
f
de percevoir
\
I \
I l'objet pour lui-même
1
1
\
i I
I
\ /
\ /
'\ :: ~ /
',~ ·&.~ -
v ~
-
OBJET O
"O::,
0 c:t:
~
,V
/

~ SONORE :g_
·!!
"O

synthèse du dualisme de l'écoute

FIGURE 1,
Bilanfinal des i11tenfio1ud'l1011le.
1 .•
.
.. L' D-lTENTION D'P..NTENDRE

Pouz i:ésumer ces notions, nous présentons un tableau illus-


trant la nouvelle perspeél:ive à laq1.elle nous sommes parvenus, qui
remplace le tableau du § 6,3 : sur la ligne centrale, nous plaçons
le bilan d'une aénvité en quelque sorte " moyenne " de l'écoute
d'un auditeur normal, où le son apparaît avec des qualifications
multiples, polarisées aussi bien dans le sens du concret : indices
concernant l'ori$ine du son, que dans le sens de l'a~rait: valeur
sonore sur l'hoozon d'un certain ensemble de significations musi-
cales. Remarquons qu'un tel mélange de perceptions, nommé
" objet brut " sur notre tableau, ne conftitue pas un tout bien défini,
mais seulement 110 assemblage instable, qui n'~ guère utile qu'à
l'exposé de nos conclusions, analogue ainsi à ces corps non réelle-
ment isolables que les chimi~es pofullent parfois dans leurs réac-
tions pour mieux pouvoir décrire celles-ci.
Aussi faut-il regrouper les images de la couverture d'une autre
façon, apparemment moins évidente, mais plus authentique. Renon-
cer, tout d'abord à l'" image des deux violons", comp1exe audio-
visuel, dont on doit extraire désormais une perception acousmatique,
sans support visuel. Ces deux visions du g~e tnfuumental seront
donc effacées, et leur sou venir en filigrane correspondant à l' " objet
brut", évoque, en fait, une" annulation ", une notion théorique,
ne répondant finalement à rien de réel. Il faut chercher la réalité
de deux façons : soit dans l'émergence des signifiés (les bathy- .,,:
-~:
grammes remontant alors au seéleur 1, comme indices du phéno- ·t
i;·
mène physique, intéressant l'acoufticien ; la eartition re~nt au '
.) seaeur 4), soit dans l'attention nouvelle, la curiosité neuve portée à
la perception elle-même, figurée par }'écouteuse. Cette oreille inter-
rogatrice re~era évidemment "polarisée " par deux sortes d'infor-
mations: celles qui proviennent de l'événement (faélures) comme
celles qui réeondent déjà à un sens (valeurs).
De ce pomt central l'écoute se tournera vers l'une ou l'autre
perception extérieure: celle de l'origine du son: les indùesrévélant
les circon~ances de l'événement, ou celle de son sens : ses 11aleurs
relativement à un langage sonore déterminé. Enfin, dans un troi-
sième cas, si l'intention d'écoute ~ tournée 11ersle son l11i-ml111e,
comme dans le cas de l'infuumenti~e - ou de l'auditeur acous-
mate indifférent au langage conventionnel et à l'origine anecdotique
- indices et valeurs sont dépassés, oubliés, renouvelés au profit
d'une perception unique, inhabituelle, mais pourtant irréfutable :
ayantnégligéla pro11enan'l et le sens, onptrfoit /lobjet sonore.
Comment y e~-on parvenu ? Par un détour inattendu de l'audi- ! ;
tion, ou bien, plus prosaïquement, par un retour inverse des par-

j
ENT.ENDRE
.~
cours, un regroupement de ce qui semblait au départ conduire
inévitablement d'un côté à l'origine concrète des sons et de l'autre
~
.
'~
··>:t
'
à leur sens abfuait ; en refusant d'écarteler l'écoute entre cet événe-
ment et ce sens, on s'applique de plus en plus à percevoir ce qui
constitue l'unité originale, c'dt-à-dire l'objet sonore. Celui-ci
représente donc la synthèse de perceptions d'habitude dissociées.
On ne saurait en fait nier les adhérences aux significations et à
l'anecdote, ni les rompre ; mais on peut en inverser la visée, pour en
saisir l'origine commune. Nous retrouverons cet objet sonore,
objet de l'aaivité que nous dénommerons étouteréduite, avec les
·philosophes au livre IV, et avec les musiciens aux livres v et VI. '-'ll
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~. 1 • LIVRE III

CORRÉLATIONS ENTRE LE SIGNAL


,j PHYSIQYE ET L'OBJET MUSICAL
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IX

ÉQUIVOQUES DE L'ACOUSTIQUE MUSICALE

9, I. UNE NOTION ÉQUIVOQUE.

Le présent livre espère répondre ?t deux préoccupatfons : faire


le point sur les rdations entre la musique et racou~que, et enswte
offrir une méthode pour l'approche d·une musique expérimentale
du moins dans l'une de ses principales opérations : la confrontation
entre le son physique et les objets de l'expérience musicale.
Nous n'avons pas l'intention de mettre en càuse la validité des
travaux des nombreux chercheurs qui se sont consacrés à l'acous-
tique musicale, mais nous serions plus à l'aise s'ils n'étaient pas
réunis sous une dénomination aussi éqwvoque. Accoler un subs-
tantif qw relève des sciences physiques avec un adjeéüf qui relève
d•un art, a de quoi, en effet, faire frémir de crainte devant le danger
de se voir entraîner, par la vertu formelle d'un vocable un peu
légèrement adopté, vers les pires malentendus. A l'inverse, on
pourrait aussi bien espérer qu'une discipline vraiment providentielle
joigne tout à coup les deux bouts, fasse le pont entre science et art.
Personne n'a guère entrepris d'examiner la qu~on de près.

9, 1. VISION ET AUDITION.

Nous avons vu au chapitre III que, sous un parallélisme apparent,


l'optique s'occupant de la lumière et l'acou§tique, du son, se cache
une profonde dissymétrie, très imtruaive, entre les deux contenus,
L'étymologie nous la dissimule: optique vient de" voir" comme
Ij9
-.

LE. SIGNAL t>HYSIQUE ET L 10BJE1· MUSICAL

acomtique d' " entendte ». Mais, sans remonter aux origines, on


peut con~ter qu'en optique il n'~ pas question de confondre
des zones aussi distinaes que l'étude de 1a lumière, l'étude des
sources lumineuses, l'étude cles corps éclairés, l'étude de la vision.
l'étude de la perspefüve, etc. ~ fait de telles distiné\ions en
acouruquc ?
Il faudrait établir une sorte d'embryologie de ces sciences qu'on
croit rigides, fixées dans l'absolu, à partir des données du sens
commun. Dans l'expérience courante, l'objet visuel, nous l'avons
dit déjà, se présente tout armé, tout cerné d'autres perceptions ;
il fait plus et mieux que répondre à la définition de l'objet : il la
fournit au langage commun. En règle générale, nous pouvons
palper, soupeser, humer les objets de notre vision. Qgi songerait
à réduire un vase, une rose à un sy~ème de points dans un trièdre
de référence spatial, avec en chaque point, comme quatrième
dimension, la longueur d'onde en angruôms correspondant à la · .!
·•.
lumière diffusée ou réfiéclùe? C'~ que l'objet visuel~ bien autre
chose qu'un volume lumineux. -··
Très vite on a évité et les confusions, et les superpositions
de plusieurs orcù:es de manif~tions : en particulier, sans préjuger
lI·
'l
de leur nature matérielle, on a isolé une géométrie des objets, pour i
la~uelle la lumière n'dt qu'un élément " traceur " de contours,
~u il s'agisse d'une " source " ou d'un objet éclairé. D'autre part,
1a:i.l, considéré comme un imtrument d' ' optique ", semble pou-
voir être dissocié de la vision elle-même jusqu'à un certain point :
le sy~ème de celle-ci commencerait à la rétine. Les lois de la pers-
peaive, en effet, dans la vision humaine, semblent bien provenir
grouo modod'une ~éométrie extérieure à nos sensations, semblable
à celle des appareils du physicien.
Par conséquent, lorsque les physiciens, les ehysiologues, les
psychologues se tournent vers l'organe de la vision, ils n'ont au-
cune confusion à commettre entre les objets de cette vision et les
fonaions de cet organe, car la Nature, comme pour leur faciliter
la tâche, semble avoir elle-même bien ~gué entre l'organe op-
tique proprement dit et le processus psychologique. On reut donc
s'occuper de la physiologie et de la physique de l'a:i.l dune part,
de la physiologie et de la psychologie des sensations lumineuses,
c'c§t-à-dirc des " réponses " de l'œil (ou plutôt du cerveau) à
des stimuli simples d'autre part.
Enfin,-aucune école de peinture ne se réclame d'une correspon-
dance étroite entre les arts pla!tiques et la science optique. Non
que soient niées d'évidentes corrélations entre des géométries et
16o
..
,
iQUIVOQUES DB L' ACOUSTIQUE MUSICALE

des photométries impliquées dans les mécanismes de la vision ,


et les arts qui les mettent en jeu comme sueports ou comme
~ruérures, mais il n'est venu à personne l'idée sunpli§te de vouloir
e:xplique,r la_ peinture, la sculpture ou l'architeéhtre d'après les
lois de 1 optique.
Or une telle confusion existe entre acoustique et musique et ' 1

préside de façon insUtante à un grand nombre de démarches :!


contemporaines. Il est intéressant, plutôt que de s'en scandaliser, !'
d'en rechercher les causes.
C'est que la Nature, contrairement à ce qui se passait pour
l'ccil et la lumière, semble avoir tout ramassé, tout télescopé,
aussi bien dans le monde physique que dans le monde physiolo-
gique et ~sychologique, en ce <tui concerne le son et l'oreille. La
notion d objet, jusqu'à présent inaperçue, ne se révèle qu'au prix
de véritables exercices spirituels ou du moins sensoriels : c'est
que l'objet sonore ne tombe que sous un sens. On a beau voit
une corde vibrer, le rapport n'est pas très évident entre ce fuseau,
que la strobo scopie analyse pour l'ceil, et l'unité sonore si convain-
cante qui le signale à notre oreille. D'un gong, d'une trompette,
on ne voit rien. Seul l'archet du violo~e a dans ses mouvements
quelques rapports avec le son qu'il forme. Mais, comme on l'a
vu, on est alors di~t par l'aspe8: causal, et l'objet en tant que tel ,:
n'apr,aralt qu'au second plan. Q!!ant à une éventuelle " géomé- f~:
trie ' du son, qui aurait pu nous aider à " apercevoir ,, les objets
sonores, elle se heurte à une double difficulté. Elle est relativement
informe, en raison du faible pouvoir direéüonnel de l'oreille, et
surtout elle n'e~ jamais, par nature meme, attachée à un objet
fixe dans le temps, l'essence du son étant d'être éphémère: tout
son naît, vit et expire. L'unité de perception qui se présente alors
à l'ouïe ~ un événement avec toutes ses ehases. Disons, à titre
d'illu§tration, que l'univers sonore ne serait comparable à l'uni-
vers visuel que si, dans ce dernier, l'œil ne percevait exclusive-
ment que les flammes - variables et temporaires - de combus-
tions plus ou moins brèves, assimilant alors nécessairement à
celles-ci la chose ~ui br6Je elle-même. Et en ~ le son nous
renseigne-t-il sur 1 univers ? A peine. Le chasseur pr&i§torique,
l'indien naguère se servaient peut~tre de l'oreille plus que de ï
l'œil pour déchiffrer le monde, mais un monde d'événements et
non pas la nature de l'univers. Si le tintement des pièces permet
de confondre les faux-monnayeurs et si le fameux calme précur-
seur des orages alerte le paysan ou le marin, ce sont là de faibles
ressources pour les sciences positives que sont la métallurgie et
161
6
LE SIGNAL PHYSIQUE l!.T L'OBJET MUSICAL

lamétéorolo~ie. Seul le médecin conserve son stéthoscope et encore


ne préfère-t-d pas une bonne radiographie ?
Mais par ailleurs la recherche acoustique, vite épuisée quant
aux phénomènes physiques, prend tout son intérêt dès qu'il s'agit
de décomposer le processus de l'écoute, d'analyser le phénomène
de l'audition. On découvre ici une corrélation fondamentale entre
des chiffres, des fraaions et notre sensibilité : les oétaves, les
quintes et qwu:tes répondent à des rapports simples; ainsi l'oreille
apparaît comme une calculatrice naturelle. Par conséquent, puisque
la musique e..~ elle-même un langage hybride, pont suspendu
entre la matière et notre sensibilité, sympathiques aux mêmes
frémissements, l'acoustique musicale e§t peut-être pour la réflexion
un chemin inespéré entre l'extérieur et l'intérieur, le cosmos et
l'homme.
Loin de refuser ces perspeaives, au contraire, nous nous y
replacerons Enalement, en vue de la ju~Jfication naturelle d'une
véritable inv~gation musicale conjointe à une invcltigation
philosoplùque et physique. C'e§t précisément pour respetl:cr un
tel projet, une si haute ambition, qu'il nous faut récuser les rac-
courcis (ou les labyrinthes) qu'on nous propose aétuellement.
,
1
,4
:1
.., 9,3. LE " SOLFBGB DBS SOLFSGES 1 " •
-!
;'
On pourrait reprocher davantage au."(acousticiens le manque de ,
discernement de leur intrusion dans la musique, si les musiciens eux-
mêmes n'y avaient prêté la main, et cela depuis des temps immé-
moriaux, tralùssant ainsi la nature profonde de leur propre disci-
pline ; la confusion et le malentendu scien~es qui sévissent de
nos jours ont en effet des précédents célèbres. Sans entamer ici
un chapitre sur la psychologie des musiciens, disons simplement
que, visiblement, le musicien de tous les temps s'est toujours trouvé,
paradoxalement, servir l'harmonie des sphères à condition d'avoir
résolu un certain nombre de problèmes triviaux : peaux et cordes
à tendre, mailloches à feutrer, doigts à " faire ", voix à " placer ,,
ici ou là. Comment ce condamné à l'artisanat, qui n'est évidemment
ni ange ni bête, n'aurait-il pas recherché quelque appui dans une
réflexion un peu mieux co_nsidérée, un peu plus sfu:e de ses prin-

1. ilaneocaùc bien connu des d~cs.


Aiasi s'i.otitule le 11W1uel
tQUIVOQUSS DE L' ACOUSnQUE MUSICALE

cipes, que ne peut l'être même la meillew:e méthode d'apprentis-


sage - et cela a fortiori aujourd'hui, dans le contexte d'une ère
in3uruielle vifrorieusc ?
C'e§t bien ce qu'il a fait depuis Pythagore et quelques autres,
dont le dernier, au moins dans l'école traditionnelle, pour n'être
que peu connu de l'opinion publique, n'en est pas moins donné
aux élèves des conservatoires comme le maître à penser, prêtre
et gardien du trésor. Voici comment s'exprime ce vénérable
Au~u§te:
' La musique est l'att des sons.
" Elle s'écrit et se lit aussi facilement qu 'on lit et écrit les
paroles que nous prononçons.
" Pour lire la musique et comprendre cette leéture, il faut
connaître les signes au moyen desquels on l'écrit et les lois qui
les coordonnent .
" L'étude de ces signes et de ces lois est l'objet de la îhéorie
de la musique."
Ainsi parlait l'honorable A. Danhauser en 1872, corroboré
par d'honorables membres de l'Infütut dont Chades Gounod,
Viaor Massé et .Henri Reber, dans sa ThéorieJe la 11111Siq11e dont 1a
dernière édition (1919) est encore aétuellement en vigueur dans
les conservatoires.
La Thlorie commence par une première partie : Jes signes,
d'où émerge la notion de durée : ' La ronde représente la plus
longue durée et chacune des autres figures vaut la moitié de la
fi.gw:equi la précède et, par conséquent, le double de celle qui la
le suit. " Autrement dit, une blanche vaut deux noires, etc.
t- La seconde partie traite des gammes et intervalles, après avoir
é- défini l'échelle musicale comme " la réunion de tous les sons
:i- appréciables à l'oreille, depuis le plus grave jusqu'au plus aigu et
ie pouvant être exécutés par des vont ou des imtruments " .
.ci ~ une troisième partie dédiée à la tonalité consacre la
nt ~enèse de la gamme diatoniq:ue par la réduétion à l'accord parfait
·é, (do - mi - sol) des harmoruqucs trois et cinq d'une tonique prise
>ir comme fondamentale, et par 1'adjonél:ion de deux autres accords
!.e,,s parfaits, l'un dont cette tonique eft la dominante (fa - la - do),
l'autre dont la dominante eft une nouvelle tonique (sol - si - ri"),
:nt , cc qui fait dire au bon Danhauser que cette disposition " n' eft pas
ne l'effet du hasard ou de la fantaisie, mais le résultat de la réso-
ln- nance naturelle des corps sonores". (Mais ce paragraphe, considéré
comme di gressif, est déjà en petites lettres.)
Cependant, un renvoi accolé à la phrase liminaire : " la musique

163
LE SIGNAL PHYSIQUE ET L'OBJET MUSICAL

e~ l'art des sons ", nous mène à une note en fin de volume, que
nous allons également transcrire . Nous posséderons alors tout le
bagage dont dispose le musicien, jusqu'au Prix de Rome inclu-
sivement, sur la génétique musicale. La voici.

9, 4. LA DOCTRINE TRADITIONNELLE :
FONDEMENT ACOUSTIQ!;!E DE LA MUSIQ!;!E,

" Le son ~ une sensation produite sur l'organe de l'ouïe par


le mouvement vibratoire des corps sonores.
Le son musical se ~gue du bruit en cc que l'on peut en mesu-
rer exa&ment la hauteur, tandis qu'on ne peut apprécier la
valeur musicale d'un bruit.
Le son musical possède trois qualités spéciales : la hauteur,
l'intensité et le timbre.
La hauteur ~ le résultat du plus ou moins grand nombre de
vibrations produites dans un temps donné : plus il y a de vibra-
tions, plus le son e§t aigu.
L'intensité, ou la force du son, dépend de l'amplitude des vibra-
tions.
Le timbre clt cette qualité particulière du son qui fait que deux
i~ruments ne peuvent être confondus entre eux, q,uoique pro-
::,
duisant un son de même hauteur et de meme intensité. L'oreille
Jamoins exercée di~ngue facilement le timbre d'un violon de
celui d'une trompette ou d'un hautbois 1 ".
~ant aux traités d'harmonie de Savart ( 18SI), de Théodore
Dubois (1901), s'ils dissertent volontiers sur la genèse de la gamme -~
diatonique et sur le fameux comma d'aju§tage du tempérament,
ils sont encore plus discrets sur les bases que Danhauscr, à qui il
faut savoir gré d'avoir bien voulu fixer la doarine, même som-
maire.
Si nous citons ce texte, pour nous fondamental, quoiqu'il soit
imprimé en petites lettres dans le manuel, c' e§t que nous sommes
heureux de trouver référence pour ce qui e§t tellement dans les
esprits qu'il e§t superflu, scmble-t-il, de l'écrire. Notons par
conséquent que le musicien, comme l'acou~cien, e§t nourri d~
la mameJle de ce lait homogénéisé et garanti :
1. On entre dans la musique par des signes de notation.
1. 0ANHAUSl!it, , éd. Lemoine, revue par H. Rabaud,
Thlorit de la m1111q,i. 1929.
Note (a) p. 119.

. . l.--,-,
. ~
..
~- ,
1

ÉQUIVOQUES DE L'ACOUSTIQUE MUSICALE

.z. On trouve deux déli.qitions, toutes deux pragmatiques, de


la hauteur et du timbre : hauteur qu'on peut chanter ou jouer,
timbre qu'on peut reconnaître. De plus, on nous offre:

3. Une définition métrique des durées.

4. Un fondement acou~que des sons de la gamme.


f· Un fondement scientifique de l'ensemble par trois affirma-
tions:
- le son musical dt une sensation de hauteur (essentielle-
ment)
- cette hauteur dépend de la fréquence des vibrations
- son intensité dépend de l'amplitude.
Le paradoxe veut que la musique contemporaine, si attachée
aux justifications scientifiques, tourne le dos à celle de 1a gamme
par la résonance des corps sonores, se coupant de cette donnée
objeél:ivedont Danhauser disait avec bon sens qu'elle montrait
que ladite gamme n'était pas le résultat d'une fantaisie.
Mais, mise à part cette manifdtation d'indépendance, il n'y a
pas une ligne, en un siècle, pour s'interroger sur ces prémisses
aventureuses, aussi limitées que catégoriques :
a) une musique entièrement notée au départ,
b) une musique limitée aux sons musicaux définis pat la hauteur,
,) la triple affirmation que hauteur, durée et intensité sont
., liées à des valeurs physiques d'une fréquence, d'un temps et d'une
amplitude (ou niveau) coiocidant avec le phénomène acomtique.
Ce à quoi les physiciens ont rajouté cc que les musiciens n'ont
cependant jamais dit avant une époque très r&:ente : que le timbre
coincidait avec le spefue des fréquences.
Nous ne pouvons reprocher aux théoriciens de 1870 leur
réduaion de 1a musique à l'abftrait, excusable dans son extrême
simplicité, ni même la limitation aux sons de hauteur donnée.
On voit trop comment l'abfttait, m siècle dernier comme en celui-
ci. a tenté bien d'autres réflexions que celle des musiciens. Mais
là où, demeurant sur le terrain même de la musique la plus tradi-
tionnelle, nous sommes oblig~ de lever une fois pour toutes
l'étendard de la révolte, c'~ contre cette affirmation, jamais démen-
tie, et aujourd'hui communément admise, partagée, répandue, que
les valeurs musicales sont mesurables, et identifiables d'après
LE SIGNAL PHYS~QUE ET L'OBJET MUSICAL

trois paramètres acoustiques : fréquence, temps et niveau, plus,


pourquoi pas, le speéb:e.
Car ces affirmations sont autant d'erreurs. Elles ne sont confir-
mées par l'expérience que pow: des cas tr~ particuliers, réalisés
dans le laboratoire des acousticiens et presque jamais dans la
musique que tous les jours nous faisons ou entendons .
Ce livre, consacré aux valeurs musicales, devrait faite justice
une fois pour toutes d'une confusion aussi bien et aussi longtemps
entretenue.

9, 5. L' ACOUSTIQ!:!B MUSICALB.

Nous comprenons mieux, à présent, le projet d'une acoustique


musicale. Po~ulée par les musiciens eux-mtroes, toutnée tout
entière vers le my~ète de l'entendre et non vers celui, peu intéres-
sant, des " corps sonores ", elle va s'efforcer héroïquement de
joindre les deux bouts, les données obje8:ives et les perceptions,
ce en quoi, nous l'admettons, elle n·~ pas essentiellement ~ae
de notre propos : ne vouions-nous ~· en effet, nous aussi, pré-
senter des " objets sonores " à l'oreille, et, par une écoute appro-
fondie, en décrue et en apprécier les perceptions ?
Sans nier qu'une même curiosité ~ commune aux deux démar-
ches, marquons bien en quoi elles di.fièrent et quant à la méthode
et quant aux objeaifs.
La méthode de l'acoustique dite musicale dt de cheminer
pro~essivement de l'un à l'autre domaine. Il semble qu'on puisse
ainsi la résumer:
1. Suivant en ceci la tradition musicale occidentale (cf. les défi-
nitions de Danhauser), elle considère que le dom~e musical
dt surtout celui des sons harmoniques, tels qu'ils sont fournis,
sous des formes multiples, par l' orchdtre occidental. Elle 8iminc
donc implicitement tout ce qui dt " bruit ".
z. Ces sons harmoniques, elle ~e pouvoir les décomposer
en éléments co~tuants : en gros, la partie pe,-111a111nte
qui forme en
général la matière des sons, et les transitoir,s, dont relève leur
attaque, aspea particulièrement mis en valeur dans la famille des
percussions.
166
:;z;q ....
ÉQUIVOQUES DE L' ACOUS'nQUS MUSICALE

3. Dans le domaine des sons permanents elle di~gue spécia-


lement les sons " purs ", c'eft-à-dire ceux dont la composition 'i
acouru%1:o se réduit à une seule fréquence, dite fondamentale . i i
En étu · t de façon apP.rofondie le registre des sons purs audi-
bles 'elle peut tracer leur • carte " en fonélion des réponses en bau-
~ et en intensité à ce type de stimuli calibré en fréquences et
en décibels, incont~blement le plus simple du point ae vue du
physicien.
+ Des variations faibles de ces stimuli " simples " donneront
lieu à l'étude des seuils de sensibilité différentielle de l'oreille en
fr~uence et en niveau.

5. Revenant au faélcur temps, on pourra aussi mettre en évi-


dence des seuils temporels : durée minimum de reconnaissance des
hauteurs ou des timbres permanents, ou .limjte au-dessous de
laquelle l'oreille ne dirungue pas l'un de l'autre deux sons succes-
sifs (pouvoir séparateur de l'oreille).
1
1
6. On aura ainsi découpé la zone d'audibilité eo parcelles !
.infinitésimales, dont les dimensions sont pcécisément les seuils .!
différentiels et le pouvoir séparateur. Ces parcelles apparaissent
comme des " unités de sensation ", les " plus petits 6éments
tj
'•
discernables " en hauteur, en niveau et en durée. Ces " micro- ''
sons " ont même reçu des noms : " phonon " (Matras) ou " brique
de sensation " (Moles).

7. On étudiera enfin la perception de sons simultanés : les effets ,,


de masque, par exemple, où la présence d'un son modifie la per-
ception d'un autre son, ou encore les effets de combinaison, où la
présence de deux sons donne naissance à la perception de sons
additionnels (ou différentiels) n'exHtant pas physiquement.
C.CSdifférents points étant bien explorés, on aperçoit que l'acous-
tique Eut alors avoir l'ambition de rendre compte de la percep-
tion d un son " musical ,. quelconque (pris en charge en t) par la
recombinaison dont le principe de base ~ explicité en 6, des
: 1
données élémentaires fournies par les mesures correspondant à 1
h 4 et s et les lois établies en 7. ':,1'
,·,
:,1
·1

'1
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·
9,6. PSYCHO-ACOUSTIQYE El' MUSIQ!!E EXPÉRIMENTALE,
......

Toute la partie expérimentale des travaux des physiciens entre-


pris selon les prine1pes ci-dessus ~ irréfutable, et d'un grand
mtérêt général. On ne peut que savoir gré à Helmholtz, Fletcher
et leurs émules d'avou entrepris sy~ématiquement l'approche
des phénomènes auditifs par la méthode expérimentale appliquée
à la relation sensorielle pure - c'~-à-dire à l'articulation des
phénomènes physiques et des phénomènes perceptifs.
En revanche, toutes les hyrothèses concernant soit la limita-
tion du domaine musical, soit 1analyse des sons perçus en éléments
simples, soit leur recombinaison, se heurtent à des approxima-
tions, des contradiéHons, des incertitudes. Plus gravement , elles
soulèvent de nombreuses objeaions scientifiques, psychologiques,
musicales. Enfin, l'approche des phénomènes musicaux semble
avoir été oubliée entre-temps. Non pas que les travaux précédents
ne " dégrossissent " pas de façon appréciable bien des qucltions
d'ordre musical. Mais l'insi~nce mise sur des analyses élémen-
taires, dont nous avons indiqué le type au paragraphe précédent,
a fait oublier d'autres possibilités d'expérimentation relevant plus
direétcment de la musique. De plus, Je caraa«e aventureux des
synthèses aéhlellement tentées appelle la vigilance, et requiert au
moins certaines vérifications simples.
La polémique serait réduite au minimum, nous semble-t-il,
si l'on convenait de ne pas utiliser le terme équivoque d'acou~ique
musicale, et de lui en sub~ituer deux autres, correspondant à deux
aspefu bien di§tinfu de la préoccupation expérimentale : celui
de p1.J,ho-a,011fliq11edésignerait spécifiquement toutes les études
auxquelles nous venons de faire allusion, et celui de m11siq11e
explrimentale ou d'expérimentationmusfrale ouvrirait explicitement
la porte à des recherches concernant immédiatement les percep-
tions musicales, ne s'embarrassant a priorid'aucune sy~ématisation
liée à des résultats de la psycho-acou§tique.
Celle-ci en effet, bien qu'elle soit concernée au niveau perceptif,
consi~e seulement à se donner des stimuli définis physiquement et
à observer des conséquences physio-psychologiques. La musique
expérimentale, en revanche, ne cherche en rien à élucider le
phénomène psycho-acou§tique, et en particulier ne s'intéresse pas
168 ...
ÉQUIVOQUES DE !_:ACOUSTIQUE MUSICALE

aWl stimuli élémentaires. Elle part d1.1 fait expérimental de l'exis•


,. tence de la musique comme type de communication pratiqué

''· universellement, dont nous sommes obligés d'accepter les fuuc•
,· turcs et les objets propres tels qu'ils sont etrcaivement mis en
ccuvre. D'un autre côté, on peut soumettre le signal physique à la
perception musicale, ce qui d'aillew:s ne donne pas des résultats
forcément plus impraticables quand les objets sont complexes d'un
point de ~e acou~qu e. Il sem_bledonc ~ssible d'établir d~ rela-
tions expértmentales entre le signal physique (le son, qualifié par
des paramètres acouruqu es) et l'objet musical (perçu dans w1e
intention d'écoute musicale) : tel ~ le propos spécifique d'un e
expérimentation musicale.

9, 7. INTERROGE R OU UTI LI SER LA " BOÎTE NOIRE " .

Pow: mieux défini.r l'originalité de la démarche du musicien


expérimental , décrivon s d'ab ord celle du ph ysicien dans une de
ses maoif~tions typiques, ~ar exemple l'établissement du réseau
des cow:bcs de Fletcher. Il s agit d'étudier la sensation d'intensité
d'un son en fona:ion de !a fréquence (hertz) et du niveau (décibels)
de ce son. D'un côté, on a des fréquences pures caraltérisées par
des chiffres sur un cadran, c'~-à-dire par une grandeur acous-
tique ; de m~me pour les niveaux en décibels. De l'autre côté,
on demande à un ou plusieurs auditeurs de comparer entre elles
les perceptions correspondantes - dans notre cas particulier, de
repérer des sensations d'égale intensité pour des bautcurs dif-
férentes (et ceci à travers toute la tessiture).
Le physicien baptise llim11Jiélémentairules sons de fréquence
pure de niveau fixe connu. Il obtient alors comme résultats, à la
suite des ex~riences décrites ici, un réseau de corrélations entre
des stimuli élémentaires et des perceptions qu'il a tendance à
interpréter comme des " sensations élémentaues " puisqu'elles
couespondent à des objets physiquement simples. Cependant
rien ne signa.le à l'auditeur non prévenu que, par exemple, la sen-
sation due à un son de fréquence _pure dt spécialement " élémen-
taire ", et le schéma de l'interrogation pbysictenne rdte le suivant :

--------------~
1 l

- ~
PHYSIQUE PSYCHOLOGIE
Jl'PPO SÉE ELEMENTAlllE

physiquement
(boit.: noire)
l .,_
simples
r:::-1 pcr«ptions

(fréquences pures ,
nive11uxfixes)
~
L:~~-) d'iotalsitt et de

;tcur
QUELLE coRR.aLA TJON
/ . ·;.
,..
[ ENTRE CES NIVE.AUX
PSYCHO-·ACOUSnQUE' :
" l:.Ll:.MBNT
AIRES"?
:\i
'i
!'.'
,,

Les courbes de Fletcher représentent donc l'élucidation d'une


certaine cortélation entre le monde physique et le sujet percevant.
Tout comme le physicien, le musicien expérimental met en
œuvre, nous l'avons vu, des objets sonores repér2.blcs physiciue-
ment, et interroge la perception. Comme le physicien, il tntervtent
sur les sons par des manipulations précises. Cependant sa démarche
,, ~ autre et spécifique : il ne cherche pas à établir un sy~~me de ., i
1,.~
)
vorrespondances entre )a variation d'une dimension physique •. ~--·
-~ 1 1 • clémentaite de l'objet et la variation d'une valeur sensorielle, mais
éeut déterminer dans quelle mesure la combinaison des caramtes
physiques de l'objet correspond à la p,rçepfion de r,lations lln,e.
ltlreUu simples entre les divers objets ainsi proposés à l'écoute
musicale. Une telle arprédation ne correspond pas à une mesure,
mais à la perception d un ordre (atte~é par une certaine convergence
des descnptions données par plusieurs sujets, ou par le m!me sujet
en plusieurs occasions). On se contente en effet d'une usmpti°"
de phénom~es musicaux, sans relation avec des phénotn~es
physiques ou physiologiques, description qui trouvera sa .référence
et son critère dans une colleaion d'objetstimoins,dont on s'efforce
parallèlement d'élucider les traits physiques déterminants.
Dans une telle pers_l:>Caive,
le musicien ~entai n'aura aucune
p.rédileaion parttculi~e pou.r les ~uli physiquement simples.
C'.equi l'intéresse, ce sont les perceptions musicales dominantes,
claitemcnt perçues, qui peuvent parfaitement etre dues à des sons
physi'iuement tr~ complexes. Comtne nous l'avons déjà indiqué
à plusieurs reprises, la référence dernière du musicien dt l'oreille.

170
+*· --,

'I.QUXVOQ~ DB L'ACOUSTIQUE MUSICALE


\.
Les dimensions physiques des objets sonores sont pour lui des
1110yeos commodes de provoquer des perceptionscaraaériftiqucs
en tant que telles, et dont en particulier la simplicit é et la com-
..t~
.... plexité n'ont aucun rapport nécessaire avec celles de la composi-
: \ \. tion acoustiquede ce qui dt J>Crçu.En définitive, la recherche musi-
i)- calepeutse représenter ainsi :
PHYSIQUE PERCEPTlON MUSfCALE

(boite ooi.re).
objets (sons)
JIITUs, évencucUcment
rq,ml,les .physlquc:mcnt ~
~:l
L:J-~ pecceptioos divcraes
(objets J'uiaux}

QUELLES PERCEPTIONS

r . DOMINANT ES ?

l'....
.l,..
\ -:9
! .~

On peut dire alors, comparant les schémas du physicien et


E : [ QUELS OBJET S MUSICAUX ?
MIJSlQ UE .BXl'.l:lUbilEhlTAL
QUELLES STRUCTURE.S
PBllÇU.ES?

. . du musicien, que le premier, au fond, tend à élucider la " boîte


·,. ,,_J, no½e ,. , à lier le plus ~goure~se~eot possible physique et ps-y:~o-
. '4,; logie; c'est pourquoi à la limite sa démarche, d'une préas1on
.t -'physique sans cesse accrue, posera de plus en plus des jue§tions
..,
i;

·!
· : ;' physiologiques d'abord, psychologiques ensuite, - et c est bien
· '" la tendance de l'expérimentation aéfuelle. Au contraire le musi-
: ·{ cien, placé d'emblée dans un monde original q1.1'ilétudie pour
·• lui-même, celui des perceptions musicales, cherche à découvrir,
à peupler, à comprendre ce monde, ce qu'il a d'autant plus de
t &alité à faire que les techniques a&elles àe production et de mani-
. ·;:;_.':
. pulatlon des sons lui peancttent de devenir un " luthier des sons "
.'.:. aux ressourcespratiquement illimitées.
f :·

~~ ,, --,;.
.....

CORRâATION ENTRE SPECTRES


ET HAUTEURS

IO, t. LA DOCTRINE TRADITIONNELLE,

Avouons d'anciennes habitudes : -:elles d'entendre avec nos '.-i


yeux et de vouloir comprendre avant d'avofr oui. f•.-
Si nous attachons une corde par ses deux bouts, sur une cithare
grecque, ou sur la table d'harmonie d'un piano Pleyel, nous savons
bien que ces deux points seront désonna1s 6.xcs,et que la corde ne '
pouna vibrer qu'avec un ventre, deux ventres, trois ventres, etc., .{
·.;
dessinant ainsi soit la demi-onde du fondamental, soit l'onde com-
• 1':
... ':~ plète de rharmonique z.,soit les trois demi-ondes de l'harmonique 3,
"t. :•.. etc. Ces figures de vibration prises par la corde et correspondant
•• I'
à un son donné, comparées à celles prises par d'autres cordes de
longueur moitié, tiers, etc., qui donnent précisément ces harmo-
niques z., 3, etc., mènent à l'évidence à ces con~at ations acou~co- ,,
musicales de base : un son " contient ,, d'autres sons ; ces sons ·' I
sont dans des rapports simples (harmoniques). En ajoutant des :j
cordes les unes aux autres, en perçant des trous dans les tuyaux
vibrants, on répète le phénomène des ventres, et toute la musique -~·Î
traditionnelle apparaît comme le jeu de diverses tables de multi- ·~
plication possi6lcs et cnchev~écs.
Si notre musi<=:ienoublie si vite l'oreille pour l'arithmétique,
c'dt sans doute qu'elle a oui de façon si logique que l'œil seul suffit
pour cela : toutes ces cordes doubles, tripfes, quadruples l'une de
l'autre font entendre des sons si scmblaôlcs, à la tessiture près,
qu'on les note sous le même nom: ce sont tous des do, ou des ri,
etc., répétition du son initial à l'otb.ve, à deux o&ves, à trois
otbvcs ...
D'autre part, le troisième harmonique (trois ventres de la corde)
172.
CORRÉLATION ENTRE SPECTRES El' HAUTEURS

fotme avec le second (deux ventres) un intervalle particulière -


ment frappant, que toutes les civilisations musicales ont remarqué,
et qui correspond à la &aaion j / 1. qui se lit soit : trois ventres sur
deux (en lon~eur de corde), soit : une triple vibr.ition sur une
double vibrauon, si l'on prend pour unité la vibration du fonda-
mental,
Veut-<>neffc&tcr le trajet inverse? A nous qui nous sommes
plaints de ne pas voir conjugués le thème et la version, Helmholtz
apporte les intuitions de son génie, l'invention de ses cé~bres
expériences et, cc qu'on oublie souvent de noter, une ·" o.reille"
exceptionnelle. Revenons à ces sources,. elles en valent la peine.

10,.2 . LES RÉSONATEURS DB HELMHOLTZ ,

11 dispose d'une série de résonateurs accordés chacun sur l'un


des harmoniques du fondament.al à analyser. Il s'agit d'une série
..
,.
.
IJ
~

de sphères percées chacune de deux trous. Le premier sert à recueil-


lir le son et à le convoyer à l'intérieur de k sphère, où seulement
certaines fréquences peuvent se propager; si l'une d'entreelles
se trouvait dans le son de départ, elle se retrouvera séle8:ionnte à
la sortie de la sphère (deuxième trou), autrement l'énergie acous-
tique sera dissipée en chaleur. Les fréquences de résonance sont
déterminées par les caraaérifti~ues géométriques et physi~ues du
résonateur, tels le volume, le diamètre des trous, la temperatute,
., etc. Connaissant celles-ci, on peut évidemment conftruire toute
·' 1 une série " harmonique " de sphères.
Excitées par un son timbré de hauteur nette ajufté pour la
sphère n° 1, ces sphères recueillent chacune séleaivement un des
harmoniques présents dans le son. Si vous approchez votre oreille
du trou qui y a été percé, vous percevrez parfaitement l'hatmo-
•i niq_ue déteaé. Faites entendre un autre son, de même hauteur,
l ows provenant d'un autre imtrumen~ c'dt-à-dire timbré autre-
·1
ment, les résonatcutS opèrent une séle8:ion analogue mais avec i
1
4 une proportion différente d'harmoniques. D'ailleurs, dira Helm- • 1

i holtz, exercez-vous, appliquez-vous à écouter un son, et vous


j l
pourrez arriver à percevoir clire&ment ses harmoniques : avec
un peu d'habitude ...
{
Plusieurs générations de musiciens ont accepté, non seulement
la théorie de Helmholtz, mais ses conseils de professeur de solfège :

J
LE SIGNAL PHYSIQUE ET L'OBJET MUSICAL

ils ont " entendu les harmoniques ". La cause es't entendue ...
Helmholtz poursuit, d'ailleurs, son avantage. Cette m~e pro-
priété de l'oreille de distinguer les harmoniques explique, selon
lui, l'écoute des sons simultanés . Citons-le 1 :
'' Le mouvement de l'air dans le conduit auditif n'a aucune ..
t~
propriété par laquelle le son musical composite (en provenance
de plusieurs corps en vibration) peut être di~ngué du son musical
unique (en provenance d'un seul corps en vibration). Si l'oreille
n'est pas guidée par quelque circon§tance accidentelle, par exemple
par un diapason commençant à vibrer avant l'autre, de sorte qu'on
les entendra frapper, ou, dans l'autre cas, le bruit de l'air contre
l'embouchure de la fl-Ote ou la fenêtre du tuyau d'orgue, elle
n'a pas de moyen de décider si le son musical es't unique ou compo-
site.
« Or, comment l'oreille se comporte-t-elle par rapport à ce mou-
vement de l'air? L'analyse -t--elle ou non? L'expérience nous
montre que quand deux diapasons dont les hauteurs diffèrent d'une
ofuve ou d'une douzième sont excités ensemble, l'oreille es't tout
à fait capable de distinguer chaque son simple, bien que cette distinc-
tion soit un peu plus âifficile avec ces intervalles qu'av ec d'autres.
Mais si l'oreille est capable d'analyser un son musical composite
produit par deux diapasons, il n'y a pas de raison pour qu'elle
ne puisse pas opérer de la même façon quand ce même mouve-
ment de l'air est produit par une unique fülte, ou un tuyau d'orgue
unique. Et c'est bien ce qui se passe. Le son musical unique de
tels instruments, en provenance d'une source unique, est, comme
nous l'avons déjà signalé, analysé en sons simpfes partiels, soit
dans chaque cas un son fondamental et un partiel plus élevé, celui-
ci n'étant pas le même dans les deux cas.
" L'analyse d'un son musical unique en une série de sons e,artiels
dé_pend, par conséquent, de cette même propriété de l'oreille qui
lw permet de cllitinguer différents sons musicaux l'un de l'autre,
et elle doit nécessairement effeéluer les deux analyses d'après une
règle indépendante du fait que l'onde sonore provient a•unou
de piusicurs inftruments.
• La règle d'après laquelle l'oreille procède dans son analyse a
été aionœe en premier comme règle générale par G. S. Ohm:
seul ce mouvement particulier de l'air que nous avons appelé
,ibralÏ<Jnrimpk, dans IC<{uelles particules se meuvent en avant et
en amère selon la loi du mouvement pendulaire_ ~ susceptible

t. H. lhumOLTZ, L,J,,,- T~ V.ieweg.ion.


BniumchweJg.

174
, *"
COR.JlBLATION ENTRE SPECTRES ET HAUTEURS

de donner à l'oreille la sensation d'un son simple unique. Donc


tout mouvement de l'air correspondant à un ensemble composite
de sons musicaux peut, d'après la loi d'Ohm, être analysé en une
somme de vibrations pendulaires simples, et à chacune de ces
vibrations simples uniques couespond un son simple, repérable
par l'oreille, dont la hauteur dt déterminée par hi durée de ia
p6riode du mouvement de l'air correspondant. "
Helmholtz, cependant, nuance des affirmations aussi catégo-
riques. Ses propos ne sont plus alors d'un physicien, mais d'un
psychologue :
" La qucltion cil: ttts différente, dit-il, si nous entreprenons
d'analyser les cas de perception moins usuels, et de comprendre
plus compl~tement les conditions dans lesquelles la cli§tinaion
ci-dessus peut ou ne peut pas être faite, comme c'e§t le cas en
physiologie des sons. Nous comtatons alors qu'il y a deux façons
ou niveaux lorsque nous devenons conscients d'une sensation. Le
niveau inférieur de cette. conscience cil: celui où l'influence de la
sensation en que~ion se fait sentir seulement dans la conception que
nous nous faisons des choses et des processus extérieurs, et nous
aide l les déterminer . Ceci peut se produire sans que nous ayons
besoin ou même sans que nous soyons capables de reconnaître
à quel éMment de nos sensations se rapporte telle ou telle relation
entre nos perceptions. Dans ce cas, nous dirons que l'expression
de la sensation en question e§t perf11esynthétiq11e111ent. Le niveau
supérieur dt celui où nous distinguerons immédiatement la sen-
sation en qudtion comme une partie réelle de la somme des
sensations présentes en nous. Nous dirons alors que cette sensation
eft Jerflll ana{ytiq11e111ent.
Les deux cas doivent ~tre soigneusement
dirungués l'un de l'autre.
"Serbeck et Ohm sont d'accord que les partiels supérieurs d'un
son musical sont perçus synthétiquement 1 • "
On voit qu'un physicien génial, même en acou~que, ne s'en
laisse pas si facilement accroire. Ce texte esquisse déjà la. diff'é-
re.nce fondamentale des écoutes du physicien et du musicien.
Il dt normal que le niveau " supérieur " du point de vue de
Helmholtz appartienne au premier et non au second. Mais ren-
dons hommage aux réserves de Helmholtz, qui annoncent le ren-
versement de position que nous préconisons :
" De plus, le son de la plupart des inruuments dt d'habitude
accompagné de bruits irréguliers caraéléri§tiques, comme le grat-
tement ou frottement de l'archet dans le violon, le passage de l'air
.,
".t t. ff. ffu.MHOLTZ, 11,û/.
. '{
LE SIGNAL PHYSIQUE ET L'OBJET MUSICAL

dans la flûte et dans les tuyaux d'orgue, le battement des anches


etc. Ces bruits, qui nous sont déjà familiers dans la mesure o~
ils caraaérisent les in~ruments, facilitent matériellement notre
pouvoir de les di~guer dans une masse composite de sons. Les
sons partiels dans un son composé n'ont pas, bien entendu, de
telles marques caraaéri§tiques.
"Nous n'avons donc pas de raison d'être surpris que la résolu-
tion d'un son composé en ses partiels ne soit pas aussi facile pour
l'oreille que celle d'une masse composite de sons musicaux en
provenance de beaucoup d'in~uments en ses con§tituants immé-
diats, et que même une oreille musicale exercée ait besoin de s'ap-
pliquer avec beaucoup d'attention lorsqu'elle tente de résoudre
le gremier de ces problèmes .
' On voit facilement que les circonfunces auxiliaires dont nous
avons parlé ne permettent pas toujours une séparation correae
des sons musicaux. Dans les sons uniformément soutenus, l'un
peut être considéré comme le partiel supérieur de l'autre, et notre
Jugement pourrait bien être nus en défaut 1 • ,,

I O, 3, LA SÉRIE DE FOURIER,

.,
Le physicien ayant ainsi harmonieusement relayé le musicien,
on peut s'attendre à ce que le mathématicien vienne, à son tour.,
relayer le physicien.
Si en effet, nous nous " expliquons " aisément le frémissement
des cordes, mal~ré l'extrême complexité des dessins qu'elles for-
ment à chaque i.nS'tant,nous nous expliquons moins bien ce qui
arrive au niveau du tympan : celui-ci ne connaît que la pression
de l'air, qui a véhiculé l'énergie du " champ acou§tique,, engendré
par l'agitation des cordes ou des anches. On sait, par exemple,
que si on remplace le tympan par un microphone, relié à un oscil-
lographe cathodique, qui visualise les pressions exercées sur la
membrane, on voit s'agiter un point lumineux d'une manière
apparemment fort désordonnée. Enreg~ée, cette agitation en-
gendre, selon l'axe du temps, un tracé oscillographique absolu-
ment hermétique : c'~ bien là la trace du son, mais elle ~ illi-
sible.

1. H. HELMHOLTZ , ibid.

).
-:---
· CORRÉ LATION ENTRE SPECTRES ET HAUTEURS
,.~
Avec Fourier, tout redevient simple . Fourier nolASa appris à
" décomp oser en série " la fonfüon ia plus compliquée, füt-ellc
celle qui donn e polli'.toute valeur de t la pression ou l'élongation
du tympan 1 •
Les différents termes de la série de Fourier sont des termes sinu-·
soïdaux, des vib !ations " pendulaires " , c'clt-à -dire ce sont les
fonaions qui pr écisément représentent les sons déteaés pat les
résonateur s de Helmholtz . Il ne resle plus alors qu'à ima~iner, pour
parfaire l'explication scientifique, un mécanisme de 1oreille in-
terne qui se comporterait comme une série de résonateurs, pour
en conclure que l'oreille entend les sons en les décomposant en
série de Fourier. C'esl effeélivement cc que Helmholtz pensait
et qu'il a essayé de prouver, en s'entourant de beaucoup de pré-
cautions. Il ~ regrettable que certains leaeurs hâtifs aient oublié
ses mises en garde et aient bâti une théorie générale de l'écoute
musicale qui comporte , outre des erreurs grossières et des simpli-
fications indues, des cneurs de méthode encore plus graves.
Voici les sages propos de Helmholtz 1 :
" Le théorème de Fourier, présenté ici, montre d'abord qu'il
~ matMmatiquemen t possible de considérer un son musical
comme une somme de sons simples, avec le sens que nous avons
donné à ces mots, et les mathématiciens, de fait, ont trouvé com- ,.
~
mode de baser leurs recherches en acouAl:i9uesur cc moyen d'ana-
lyser les vibrations . Mais il ne découle de cela en !lucune façon
qu'on dt obligé de considérer les choses ainsi. Il faut bien plutôt
se demander : ces composants partiels du son musical, que la théo-
1 'l
I

1. Th~ime de Fourlct : toute fonaion f(t) ~iodique et continue, de pûiodc T,


peut ltre rcpxiscnt~ par une ~,ic de la forme suivante :

/(1) = Î + n~J (a,. cos 'f(,.)/ + bn sin 11(,.)/),• ("' = ;) ,l


·lI·
où a,. - J
2. T;: /(-r) cos lf(,.)'f:, et b,. = 2. J~
T /(-r) sin fl(l)T, . '1 ,.
On peut encore «rire : . jt
f(t) = L'" cos (lf(l)I - ~,.),
,..
,I• ·
• 1

. ,,
De plus, cette s~rie dl unique (c'dl" -à-dire que les a,. et b,.,ou les c,. sont cUtumln~ • l
de façon univoque ). ·:
j
En termes" musicaux ", ceci poumait s'énoncer: toute vibration piriodique dgu-
lière peut t u e obtenue J)l".r une somme de vibrations simplc1., chacune d'cllea ayant
une fréquence qui dl un mult iple entier de la fréquence fondamentale/o(/o _, ;}
et une amplirude d~tcrminée.
2.. Ibidnw.

177
LB SIGNAL PHYSIQUE ltt L'OBJET MUSICAL

rie mathématique met en évidence et Îue l'oreille perçoit , exi§tent- .,.


'.~
.·,
ils réellement dans la masse d'air à 'extérieur de l'oreille? Ce •\;
moyen d'analyser les vibrations que le théor~c de Fourier pres- .·~-
crit et rend possible n'~-il pas simplement une fiai.onmathérrua.-
tique, bonne pour &ciliter les calculs, mais n'ayant pas obligatoi-
rement une quelconque signification réelle dans les choses elles-
niêmes ? Pourquoi aboutissons-nous aux vibrations pendulaires
et pas à d'autres, comme éléments les plus simples de tous les mou-
vements produisant des sons ? Un tout ~eut être divisé en parties
èe façons très différentes et arbitraires. Ainsi, il peut être comrr.ode
pow: un calcul déterminé de considérer le nombre 1 z comme la
somme de 4 et de 8, parce ciue le 8 par exemple e§t susceptible
d'intervenir autre part, mais il ne découle pas de là que 1 z doive
toujours et nécessairement être conçu comme la somme de 4 et
de 8. Dans un autre cas, il peut être plus commode de considérer
que 12 vaut 7 + 5. La possibilité mathématique démontrée par
Foutic.r de décomposer toutes les vibrations périodiques eo vibra-
tions simples ne nous autorise pas davantage à conclure qu'elle
e§t la seule forme permissible d'analyse, si nous ne pouvons pas
établir en sus que cette analyse a aussi une signification ~s entielle
dans la naaue. ~e cela soit, de fait, le cas (que cetteanalyse a
un sens dans la nature indépendamment de la théorie) ~ rendu
.: probable par ce fait que l'oreille cffc&ie précisément ]a m!me
.·. analyse, et aussi ~ cette circoœtance, déjà mentionnée, que cette
sorte d'analyse a de plus grands avantages pour l'inv~gation
mathématique qu'aucune autre. Les moyens d'approcher les phé-
nomènes qui correspondent à la comtitutioo vraiment intime de
la matière considérée sont bien sttt toujours ceux qui mènent aussi
au traitement théorique le plus adéquat et le plus évident. Mais
commencer l'inve§tiption par les fonéüons de l'oreille n'est pas
commode étant donné leur grande complexité, et les explications
qu'elles requièrent par elles-mêmes. C'e§t pourquoi nous cherche-
rons à savoir si l'analyse des vibrations complexes en vibrations
simples a dans le monde extérieur une signification réellement
sensible, indépendamment de l'aéüon de l'oreille, et nous serons
alors tout à fait en mesure de montrer que certains effets mécaniques
dépendent de la présence ou de l'absence d'un certain son partiel
dans une masse composite de sons musicaux . L'exi.§1:eocedessons
partiels trouvera un sens dans la naaue, et la connaissance de leurs
effets mécaniques éclaireraen retour d'un nouveau jour leurs rela-
tions avec l'oreille humaine. ,,

.·..,...
'.)..,:t
·'!ft•
~
.·,
+
--~-~-
10,4. LA PERCEPTION DES HAUTEURS,

Notre retour aux sources, tout en üous permettant de rendre


un hommage bien dO à un grand physicieo, en évitant de nous
mettre en coatradi8ion ~ vec lui, trace en outre la voie aux inves--
tigations Ïl;lterrompucs depuis sa disparition, du moins dans le
sens qu'il semblait entrevoh : deux façons d'entendre, à deux
niveaux di§tintls, et de façon différente. Dans l'une d'elles, on
conditionne l'oreille autant qu'on " prépare les objets ". Il s'agit
d'une expérimentation de physique sensorielle, d'une audition
" analytique ,,_ Ihns l'autre, il s'agit d'une é.coute globale avec
ces " circon§tances auxiliaires ,, , comme dit Helmholtt, qui faci-
litent au musicien l'identification des sons - nous dirions des
objets sonores.
Gardant l'esprit àcs p1icautions helmholtziennes, que pouvons-
nous dire aujourd'hui au sujet de la perception des hautew:s ?
Avant mbne de faire appel à des théories acoœtiques plus récentes ,
commençons par quelques remarques de bon sens :

1. Nul doute que la « ftru&ue du signal " .ne soit harmo-


nique, dtcompo~ble en série de Fourier, et qu'il y ait même pro-
ba&ilité pour que le premier étage de l'oreille physiologique se
comporte comme un aœlyseur.

z. De là à dire qu'on entend des« harmoniques " dUtin&, il


y a une nuance. ~e l'observateur, l'oreille pench~ sur les réso-
nateurs de Helmholtz, les entende, n'en doutons pas. ~'il réécoute
ensuite le son en se persuadant qu'il les sépare, cela s'eft vu. Qy'il
" sé{>ate" les harmoniques d'un son, au fur et à mesure <\u'ils
s'éteignent, c·~ déjà plus vraisemblable, puisque la composition
harmonique évolue avec la du.rée du son. Rien n'eft ~ s\k dans
ces exercices de solfèi.e un peu acrobatiques. Heureusement
d'ailleurs : si une oreille exercée parvenait ainsi à dift:ingucr
tous les harmoniques , il faut faire remarquer que son écoute
musicale ne t~.rderait pas à en être gravement pe.rtur~. Elle ne
séparerait plus la clarinette du hautbois, ni le violon du violon-
celle... ou encore, dans un accord de piano, de cordes ou de vents,
surtout dans wi accord consonant, elle n'identifiemit plus )es

179
LE SIGNAL PHYSIQUE ET L'OBJET MUSICAL

notes, auxquelles tant d'harmoniques sont communs. Rien de


tout cela n'~ confirmé, bien au contraire : le paquet d'harmo-
niques semble bien faite corps avec le son.

3. Lorsqu'on relie, comme le suggère le " sens commun ,,


(celui des musiciens comme celui des acomticiens ), la sensation _.-,.
.
de hauteur et le nombre de vibrations, on oublicl'objet,c'dt-à-dirc
ce qui ~ient dfeffivcmcnt à l'oreille, pour ne s'attacher qu'au
signal visible, aussi bien sur la cithare que sur l'oscillographe, ou
exprimé mathématiquement par la série de Fourier. Il y a, sur la
cithare, uilc corde plus longue que les autres, qui vibre sO.rement
moins vite, et dans la série de Fourier un premier tC1'Illecorres-
pondant au fondamental. Mais qu'y a-t-il dans l'oreille? Sans doute,
dt-on tenté de dite, l'analyse d'un ensemble de fré9uences harmo-
niques, affe8:ées chacune d'un coefficient. Mais s1, par exemple,
la cithare ne vibre " presque pas " en fondamental, c' dt-à-dire
si le premier terme de la série de Fourier a un très petit coefficient,
mon oreille continuera-t-elle à réagir quantitativement à ce pre-
mier terme, à ce fondamental? Si c'était le cas, selon qu'on attaque
une corde en la timbrant ou non , on devrait avoir des perceptions
de hauteur différentes selon que dominerait le premier, le second
ou le troisième harmonique. Or on comtate que l'oreille apprécie
à peu près toujours la hauteur en référence avec le fondamental,
que celui-ci soit, physiquement, intense ou faible, comme si elle
remontait à une sorte de " raison première " des données spec-
trales.
Il faudrait donc en conclure que l'oreille n'entend pas le fonda-
a11 f ondammtal,par la perception du rlsea11
mental, mais ç<J11Ç/11t har-
c'~-à-dite de ses corrélations internes.
111oniq11e,
Voyons la chose de plus près grâce à deUJ: cx~rienccs essen-
tielles.

10, j, EXPÉRIENCES DES RÉSIDUELS.

Il s'agit d'une expérience inverse de celle de Helmholtz Celui-ci,


analysant " un son timbré ", résolvait l'écheveau des partiels.
Si l'on se donne plusieurs partiels, va-t-on recomposer un fonda-
mental?
Les cxpéticnces de Schouten ébranlent toute id~ d'une relation
180
,-:,/
. .,.:r CORRÉLATION ENTRE SPECTRES ET HAUTEURS
,·. .~-'
··~ .·.,.
!~._
'(' '.
simple entre la hauteur perçue et la présence physique des fonda-
-~··--.. mentaux. Si l'on écoute en effet trois ou quatre fréquences aiguës
également espacées, on perçoit en général une hauteur grave. Par
exemple, l'ensemble 1800, 1010, 2.240 Hz aura une hauteur corres-
pondante à celle d'un son de fondamentcl uo Hz (/aJ, appelé "son
dsidud " des trois fréquences initiales : voilà donc un complexe
de sons aigus, avec une hauteur (perçue) grave. Si nous observons
maintenant que cette hauteur grave ~ parfois très évidente, parfois
confuse, et que cela dépend des relations de phase entre les trois
harmoniques aigus, ainsi que de leur écart et de leur intensité;
si nous ajoutons aussi que le résidu n'c§t pas un phénomène dû
à la non-linéarité de l'oreille et que, les qu~ons de phase mises à
part, il se manifc§te dans une zone bien précise du champ d'audibi-
lité qui dépend de l'intensité et de la fréquence; si nous remarquons
enfin que parfois il donne naissance à la perception de plusieurs
hauteurs graves, nous pensons avoir donné une idée du nombre de
problèmes qui r~ent à résoudre avant d'en arriver à une thforie
simple de la perception de la hauteur> ou même du simple résidu.
Retenons -en ceci : les connaissances aéhtelles de psycho-a couruque
rejettent fa liaison direae entre fréquence et hauteur, même si cela
représente souvent une schématisation commode. On tend plutôt
à voir dans la hauteur une perception qui dépend à la fois de la
Jriqmnce et de la piriodiaté d'un son. (On convient d'appeler ici
friq11ence d'un son la fréquence de l'harmonique le plus grave du
son qui contient etfeaivement de 1'6lergie; la plriodinté,par contre,
~ déterminée par la fréquence de l'harmonique fondamental thioriq•
du son, indépendamment des considé.rations d'énergie.) Prenons
un exemple : un complexe sonore formé par la superposition de
deux sons sinusoidaux de 100 et 1 j o Hz aura une fréquence de z.ooHz,
et une périodicité de j o Hz. La périodicité clt donc déterminée par
le plus grand commun diviseur des harmoniques d'un son ; dans
lescas usuds, évidemment, les deux notions coincidcnt, car dans
less<?nsil y a presque toujours de l'énergie à la fréquence de l'bar-
moruque fondamental.
Dans l'oreille, patall~ement, il y aurait un double mécanisme:
l'un périphérique (oreille interne), qui analyserait sdon la fr&iuencc;
mettant en jeu une analyse" spatiale ,, de la vibration sonore dans
la cochlée, où les différentes fréquences sont perçues en fonaion
de leur énergie proere, l'autre central (nerveux), qui serait lié à la
périodicité de la vibration sonore et non à l'énergie . Ces dew:
mkanismes coexi~ent et s'interprètent sdon des scMmas qui ne
sont pas encore tout à fait clairs. L'accord n'dt cependant pas una-

181
,•:!
LE SIGNAL PHYSIQUE ET L'OBJET MUSICAL

nime sur ce modèle qui ne parvient d·aiUeurs pas à expliquer tous


les phénomènes ... En tout cas les règles, qui petmettraient de " devi-
ner,, la hauteur perçue d•un son à partir de la connaissance physique
du signal, sont complexes, souvent variables d·une personne à
l'autre, et, dans un univers de sons non harmoniques, le plus sou-·
vent Ülconnues.

10,6. EXPÉRIENCE SUR. LSS UNISSONS.


..,

Nous avons voulu pour notre part expérimenter dans le même


sens, sur la relation entre hauteurs et fréquences, en prenant
comme critère d'appréciation la ecrccption d'unis son. Notre
démarche est schématiquement la swvante :
L'analyse mathématique d'un son A nous révè!e qu 'il se décom-
pose en une somme de vibrations sinusoïdales de fréquences /,
zf, 3/, etc . Considérons d'autre part le son A', contenant toutes
les composantes de A sauf la premi~e, /, supprimée par filtrage.
A' a donc la ~&ire z.f, 3.{... Le fondamental de A' est z.j, alors
que celui de A est f ; mais la périodicité est encore f, la même CJUC
celle de A. Si la hauteur (perçue) ne dé{>COdait que d'èla périodiaté,
A et A' seraient con~ment à l'umssoo. En fait, les résultats
sont les suivants :

a) Il y a elfeéüvement unisson ent.te A et A' pour les sons


graves;

b) Cependant, au fur et à mesure que 1•00s'élève dans ie regis-


tre des hauteurs, les sons filtrés (A') sont de plus en plus perçus
à l'oélave supérieure des sons originaux (A).
Mais nous avons pu aller plus loin et effeéhier un deuxième
groupe de con~tations, grâce aux modalités particulières de mise
en œuvre de l'expérience précédente : pour des raisons pratiques
nous avons en cllét été conduits à comparer des sons d'in~ments
de l' orcb~e (des sons A, non filtrés) à des sons sinusoïdaux S de
m~e fréquence f Les résultats obtenus sont inattendus :

a) Dy a bien unisson, comme il semble normal, ent.tc les A et


les S, dans le médium et !'aigu; mais,
th
CORRÉLATION F.NTRE SPl?CT&ES E.T HAUTBURS

b) au fut et à mesure que l'on descend dans le grave, l'auditeur


tend de plus en plus à percevoir l'unisson cnue un son d'inStru~
ll)Cllt d'orchefue A de fréquence f et un son sinusoïdal S de fré-
quence non pas f, mais 2.f.Autrement dit, des sons graves ioftru-
u,eotaux non filtrés sont perçus à l' oélave su~eure J>a!rapport
au son sinusoïdal qui a ~me fréquence que leur fondamental.
Remarquons cependant que les échelles rcspeaives des sons
d'in§trUments d'orcheftre et des sons sinusoidaux sont cohérentes
pour elles-mêmes, c'e§t-à-dke qu'on ne confondra pas -un do1 de
.., basson avec un do1 de basson, ni d'autre part un 50 Hz sinusoï-
• 1
dal avec un 100 Hz sinusoïdal. Il faut donc admettre qu'il y a
plusieurs échelles pour la perception des hauteurs, qui coincident
pour le médium et l'aigu, mais divergent dans le grave, bien que
chacune d'elles soit pai:faitement cohérente en elle-m~me.
Ici enc'or.e on peut faire appel, pour expliquer ces résultats, au
double mécanisme physiologiq~e évoqué à Ia fin du paragraphe
précédent. Q.!!oi gu'il en soit de cette explication éventuelle, les
phénomènes con~atés nous semblent con§tituer une sérieuse mise
en ~.rde conue la transposition trop hâtive d'un domaine à l'autre
de concepts qttl po!tent le n-1êmeuom, mais se révèlent coa:espondre
à des réalités différentes (pour informations plus détaillées concer -
nant ces expériences, cf. Annexe à la fui du chapitre).

·-,, ;
CO,7. ÉCHELLE MUSICALE ET ÉCHELLE PSYCHO-ACOUSnQUE,

Nos " valeurs musicales ,, habituelles, fondement de nos inter-


valles musiciens , s'élabotent dans le cadre d'une musique tonale,
ou du moins dans une musique de degrés hautement définis, à la
limite f.resque conventionnels, ou résultant du moins d'un entraîne-
ment ' praticien ". Il en va tout autrement pour le psychologue ex-
ptrimental, pour qui " intervalle,, désigne une p,rç,pliond' " écart "
entre deux hauteurs, et qui ~, elle, convenablement repré-
sentée par l'unité psycho-aco~que appelée ,,,,/. Ainsi, du point
de vue du psychologue expérimental, une quinte ou une tierce
.;. dans le grave ~ beaucoup plus étriquée que dans le médium :
elle correspond à un nombre de mels plus faible. Le le&ut: se
demande peut-être alors comment il se fait que musicalement toutes
les quintes soient identiques, puisqu'elles ne le sont pas d'un point
de vue subjeaif. Sans prétendre répondre à cette qudtion, indi-
18J
J' .
LE SIGNAL PHYSIQUE ET L'OBJET MUSICAL

quons seulement, pour préciser les choses, comment l'éch.elle


des mels a été bâtie par Stevens à partir de sons sinusoïdaux.
-
3000
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..
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100 200 400 1000 2000 4000 10000

.. FIGURE 3•
1 1 }:j,çl,el/e
d'appré&iaJion des hauteurs mélodiques
t .
d'apriJ Slt11tns tl Vo/kmnn.

Un son e~ présenté périodiquement à un auditeur ; celui-ci


doit, pendant les périodes de silence, accorder un oscillateur sur
une fréquence telle que le son qu'il délivre soit, quant à la hauteur,
dans un certain rapport(½, z, ou 4, 10, ou 1/3, etc.) avec le son
de t~. Cette opération ~ répétée un grand nombre de fois: pour
différentes valeurs du rapport à chercher, pour différents sons-
t~s de départ, puis de proche en proche de façon à accumuler
les appréciations successives et enfin, naturellement, avec diffé-
rents observateurs. Ensuite tous les résultats sont analysés ~atis-
tiquement, et leurs valeurs les plus probables servent à comtnùrc
la courbe des mels (unités subjeaives de hauteur obtenues à partir
de jugements de rapports) en fonaion de la fréquence. Les mels
reposent ainsi sur au moins trois hypothèses de travail, dont la
validité n'e~ démontrée que par la cohérence des résultats
finaux:
..
CORRÉLATION ENTRE SPECTRES ET HA UTBUR.S

HyPothèse T : la notion de hauteur correspond toujours à quel-


que grandeur subjeaive du son perçu : elle n'est pas forcément la
même d'une personne à l'autre, mais chacun a au moins un cri-
tè!e, un w e d~ percep~?n uniqu~,.qu 'il relie pour une certaine
classe de stimuli au mot hauteur · .
Hypothèse t : l'expressi0n « hauteur. moitié " , ou " double ",
ou " tiers '\ même si elle ~ait appel à_un conc~pt J?>~thématiquede
rapport, qw e§t une notion abfua .tte non mtu1t1ve, représente
eour chacun un critère de jugement qui se révèle ~ble au cours
âu temps, et cohérent quel que soit le son de départ.

Hypothèse 3 : il ex.i§tedonc pour chacun, mêrne si on ne voit pas


exaaement à quoi cela correspond, une idée, toute subjeaive il
e§t vrai, de hauteur étalon, par rapport à laquelle on peut porter
des jugements de moitié, de tiers, etc.
On peut discuter ces hypothèses. ~oi qu'il en soit, on a pu
établir expérimentalement une échelle des mels, qui ne coin·
cide avec l'échelle harmonique que dans une zone limitée du
regi§tre. E§t-ce là une preuve de divergence entre Jes objets des
attentions scientifique et artifuque, ou s'agit-il de deux phéno-
mènes dirunas, également importants pour la musique, dépen-
dant des conditions de l'expérience, et de la mise en œuvre des
objets de l'écoute? Nous reviendrons plus loin sur cette énigme 1 •
..

10, S. SEUILS DIP .FÉRENTJ.ELS DES H AUTEURS,


IMPORTANCE DU CONTEXTE ,

Certains auteurs, un peu trop naïvement férus d'acoufuque musi-


cale, sont tentés d'utiliser sans examen tous les travaux de prove-
nance scientifique, et en particulier les travaux des acou§ticiens
qui concernent les semis.Ils considèrent alors que l'aire audible
est fraél:ionnée en autant d'intervalles que le permet une écoute
différentielle de l'oreille sur des fréquences pures (cf. les·• briques
de sensation,, de Moles). Ess~.yons de préciser la notion de seuil
différentiel, ses limites, et de signaler l'emploi abusif qui risque
d'en être fait en musique.
1. CJlap. XXX •

..L
LE SIGNAL PHYSIQUE ET L'OBJET MUSICAL

Ces seuils sont l'objet d'une audiométrie précise, dans des condi.
tions bien déterminées : léger déplacement d'une fréquence, à un
certain niveau, en l'absence de tout autre son ou masque sonore.
Dès qu'un musicien emploie un son naturel ou synthétique, il
doit savoir, comme nous l'avons vu, qu'il ne mobilise pas seule-
ment les fr~uences nominales de sa partition. Il fournit wi objet
déjà volumineux en fréquences, qui opère su.r toute une zone de
seuils différentiels. D'autre part, ce son ~ en présence d'autres
sons, qui produisent des effets de masque, et tenden t pst consé-
quent à bouleverser les prévisions qui pourraient ~tre faites dans
une hypothèse mathématique simple. Cependant, dans les calculs
de brwt, à partir des courbes de ~uli élémentaires, Fletcher et
d'autres chercheurs sont parvenus à des résultats très remarqua-
bles ; en choisissant chaque fois leur terrain de référence, ils ont
étudié le relèvement ou l'abaissement des seuils lorsque le son
e§t continu ou discontinu, etc. On conseille au musicien, bien
dépassé par de tels calculs, de s'adresser à la machine élefuonique
la plus proche, et aussi la plus rrécise en musique : son oreille.
Il con§tate.ra alors ceci : si 1 on doit tenir compte en musique
de la notion de seuil, on devra probablement la chercher aux deux
extrémités d'une" polarisation' de l'oreille par Je contexte. Boule-
versez en effet l'oreille par des écarts énormes de hauteur et d'in-
., tensité ou des effets d'accumulation d'objets : les perceptions de
faibles différences de hauteur vont s'émousser. Préparez-la à per-
L
!
cevoir de façon de plU&en plus fine, au cours d'un pianissimo,
' dans un grand dépouillement d'objets : d'infimes variations lui
deviendront alors sensibles.
D'autre part, un apprentissage de l'écoute peut nous apprendre
à mieuJÇentendre des objets ou des nuances à l'intérieur d'objets.
C'est dans cc sens qu'un autre expérimentateur, Heinz Werner,
éveille notre curiosité. Il fait écouter cinq fois de suite un groupe
de deux sons toniques (c'~-à-dire de hauteur bien déterminée)
peu différenciés en hauteur. L'intervalle que ces sons constituent
~ nettement plus faible que l'intervalle minimum que perçoit
normalement l'oreille (évalué à un vingtième de ton dans le registre
considéré) ; ainsi, il n'~ pas perçu lors de la première écoute.
Mais la répétition permet de le mettre de plus en plus en évidence
jusqu'à cc qu'il apparaisse comme un intervalle bien défini. Non
seulement cette expérience eft simple, et convaincante, mais elle
eft aussi d'un intérêt fondamental, car elle apporte un démenti
aux théories qui fixent les normes de l'écoute dans l'absolu, saos
tenir compte ni du contexte, ni des entrainements.
186
OORIŒLATIONBNTRE SPECTRES BT HAO'l'BURS

Observons plus généralement que le physicien, loi:squ'il condi-


tionne l'oreille poux la puccption d'un ft:imulus, ne se conduit
pas autrement que le musicien qui cherche à faire percevoir une
fttUérure subtile : il faut qu'il y conduise l'oreille, et qu'il ne la vio-
lente pas, en s'imaginant que, tel un ~buteur d'imprimés,
elle va ré~giter un r~cau de courbes, ou d~orger sans coup
férir ses ' brl9ues de sensation "... La pcrceptton dépend donc
du contexte. Ainsi un inftrumentiste se souviendra in§tinfüvement
de la gamme de Pythagore pour accidenter une note, mais aussi,
et au-delà, les intervalles seront plus ou moins" ju~es ", en fonc-
·., tion des " veé\eurs " de la musique qui les contient, comme l'a
très bien montré R. Francès :
" Si l'on t'rend pour base la ju§tesse tempérœ d'un clavier et
que l'on abaisse la hauteur de deux de ses notes, il ~ prévisible
que cette altération sera moins ressentie par l'auditeur lorsque ces
notes entrent dans une ftruéhl!e où elles ont, conformément aux
tendances définies plus haut, des veétions descendantes, que dans
le cas inverse. Ainsi, par exemple, si 1a note ~ dans une phrase
appoggiature descendante et dans une autre appoggiatureascen-
dante, l'abaissement objeaif de la note sera mieux toléré (c'~-à-
dire moins remarqué) dans la première que dans la dewd~me;
là cet abaissement ~ conforme à la veaion harmonique de la note,
ici il lui est contraire 1• "
Mieux encore, on se demande si, dans les re~es graves et
aigus du piano, l'accord de cet imtrument ne s'cHcaue pas de façon
tendancieuse en fonaion d'impératifs musicaux, comme pour
obliger l'oreille à percevoir plus graves ou plus aigus des sons
dont la hauteur ~ en vérité bien confuse dans les zones cxtrimes.
R. W. Young' donne de cc fait une interprétation beaur.o\lp plus
savante.
On se souviendra aussi des notes approximatives du cor, cette
fois hors des limites de tolérance, mais dont le charme entraîne chez
l'auditeur sourire et indulgence. Remarquons qu'il s'agit ici non de
la dialcétiquc du discours musical, mais des difficultés du
luthier.
1
1

'!1

1. R. PUNda, '4 P1rttp1i°"dt 1a,,,IIIÏqlil, Vrin, 19sa,


.
,
; 2.
Paris.
a.C.OUoque
d 'acouStiquc de Maneillc, 1959, pllgef 169-184, Éditiom CN.R.S.,

...
.i ,
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LB SIGNAL PHYSIQUE El ' L'OBJE T MUSICAL
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Ces seuils sont l'objet d'une audiométrie précise, dans des condi-
..
···,.
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tions bien déterminées : léger déplacement d'une fréquence, à un
certain niveau, en l'absence de tout autre son ou masque sonore.
Dès qu'un musicien emploie un son naturel ou synthétique, il .,
doit savoir, comme nous l'avons vu, qll'H ne mobilise pas seule- ~-
ment les fréquences nominales de sa partition. Il fournit un objet
déjà volumineux en fréquences, qui opère sur toute une zone de
seuils différentiels. D'autre part, ce son e§t en présence d'autres
sons, qui produisent des effets de masque, et tendent pat consé-
quent à bouleverser les prévisions qui pourraient ttre faites dans
une hypothèse mathématique simple. Cependant, dans les calculs
de bruit, à partir des courbes de rumuli élémentaires, Fletcher et
d'autres chercheurs sont parvenus à des résultats très remarqua-
bles ; en choisissant chaque fois leur terrain de référence, ils ont
étudié le relèvement ou l'abaissement des seu.ils lorsque le son
~ continu ou discontinu, etr:. On conseille au musicien, bien
dépassé par de tels c.alculs, de s'adresser à 12.machine éle& onique
fa plus proche, et aussi la plus précise en musique : son oreille.
Il con§tatera alors ceci : si l'on doit tenir compte en musique
de la notion de seuil, on de·vra pr obablement la chercher aux deux
extrémités d'une" polarisation" de l'oreiJle par le contexte. Boule-
versez en effet l'oreille par des écarts énormes de hauteur et d'in-
tensité ou des effets d'accumulation d'objets : les perceptions de
•· faibles différences de hauteur vont s'émousser. Préparez-la à per-
L cevoir de façon de plus en plus fine, au cours d'un pianissimo,
dans un grand dépouillement d'objets : d'infimes variations lui
deviendront alors sensibles.
D' autre part, un apprentissage de l'écoute peut nous apprendre
à mieu,ç entendre des objets ou des nuances à l'in térieur d'objets .
C'est dans ce sens qu'un autre expérimentateur, Heinz Werner,
éveille notre curiosité. Il fait écouter cinq fois de suite un groupe
de deux sons toniques (c'est-à-dire de hauteur bien déterminée)
peu différenciés en hauteur. L'intervalle que ces sons con§tituent
est nettement plus faible que l'intervalle minimum que perçoit
normalement l'oreille (évalué à un vingtième de ton dans leregirue
considéré) ; ainsi, il n'est pas perçu lors de la première écoute.
Mais la répétition permet de le mettre de plus en plus en évidence
jusqu'à ce qu'il apparaisse comme un intervalle bien défini. Non
seulement cette expérience est simple, et convaincante, mais elle
est aussi d'un intérêt fondamental, car elle apporte un démenti
aux théories qui fixent les normes de l'écoute dans l'absolu, sans
tenir compte ni du contexte, ni des entraînements.
186
CORRÉLATION ENl'RE SPECTRES El ' HAUTEURS

Obser-7oos plus généralement que le physicien, lorsqu'il condi-


tionne l'oreille pour la perception d'un ~mulus, ne se conduit
pas autrement que le musicien qui cherche à faire percevoir une
ruu&Jie subtile : il faut qu'il y conduise 1'oreille, et qu'il ne la vio-
lente pas, en s•imaginant que, tel un di~ributeur d•imprimés,
elle va ré~ur~iter un réseau _de ~?urbes, ou dé~orger sans coup
férir ses ' bnques de sensation . .. La perception dépend donc
du contexte. Ainsi un in~rumenti~e se souviendra in~oé\:ivement
de la gamme de Pythagore pour accidenter une note, mais aussi,
et au-delà, les intervalles seront plus ou moins" ju~es ", en fonc-
tion des " velteurs " de la musique qui les contient, comme l'a
très bien montré R. Fraocès :
" Si l'on prend pour base la ju~esse tempérée d'un clavier et
que l'on abaisse la hauteur de deux de ses notes, ile~ prévisible
que cette altération sera moins ressentie par l'auditeur lorsque ces
notes entrent dans une s"'u1.1frure où elles ont, conformément aux
tendances définies plus haut, des veé\:ions descendantes, que dans
le cas inverse. Ainsi, par exemple, si la note est dans une phrase
appoggiature descendante et dans une autre appoggiature ascen-
dante, 1•abaissement objeé\:if de la note sera mieux toléré (c'e~-à-
dire moins remarqué) dans la première que dans la deuxième ;
là cet abaissement est conforme à la veaion harmonique de la note,
ici il lui est contraire 1. "
Mieux encore, on se demande si, dans les reg~res graves et
aigus du piano, l'accord de cet in~rument ne s'effefrue pas de façon
tendancieuse en fonélion d'impératifs musicaux, comme pour
obliger l'oreille à percevoir plus graves ou plus aigus des sons
dont la hauteur est en vérité bien confuse dans les zones extrêmes.
R. W. Young 2 donne de ce fait une interprétation beaucoup plus
savante.
On se souviendra aussi des notes approximatives du cor, cette
fois hors des limites de tolérance, mais dont le charme entraîne chez
l'auditeur sourire et indulgence. Remarquons qu'il s'agit ici non de
la dialeé\:iquc du discours musical, mais des difficultés du
luthler.

1. R. FMNcès, la Pmtplio11tk la 111111iq,#,


Vrin, 1958.
2. a.
Colloque d'acouftique de M:uscillc, 1959, pages 169-184, ~t.iom C.N.R.S.,
Paris.

· •.
*'·
10,9. CONCLUSIONS :
LES DIVERSES STRUCTURES DE HAUTEURS.

Une conclusion s'impose à la suite de ces diverses ex~ences


et con~tations : la notion de hauteur, loin d'etre évidente, et
liée, comme on le professe, à la fréquence du fondamental, eft
une notion complexe et plurielle.
Résumons notre acqws en l'ordonnant du plus complexe au
plus élémentaire 1, du musical jusqu'au physique.

a) &he/Je.ri11llr11111,11tale.r
(regIBtrcdes sons d'infuuments donnés).
Nous patlons ici du son des musiciens, et non de celui des hétéro-
dynes des acowticiens. Les musiciens ont des claviers, des p~ons,
des doigtés, etc., qui produisent des notes fixées ou du moins
convenues à l'avance. Ces regi~res accordés tant bien que mal sur
un " tempérament " sont utilisés, dans le cas du piano et des
imtruments à claviCt",mélodiquement et harmoniquement. L'ins-
trument invite autant à l'un qu'à l'autre de ces usages, bien que
l'oreille fasse entre eux une di~B:ion fondamentale : pour elle,
il n'e$t pas du tout indifférent d'entendre deux hauteurs ensemble
(accord) ou successivement (mélodie). Rcmar9uons, commenous
l'avons déjà vu, que l'embarras qui se prodwt à propos d'un la
grave de piano, entendu l'oélave au-dessus d'une fréquence pure,
acm!me valeur nominale, ne risque pas de se répéter quand on
joue du piano, ou quand le piano joue à l'orchefue. L'expérience,
tout autant que la convention orche~rale occidentale, assure à
l'oreille que fe la grave ~ bien un la grave, et non son otl:ave
supérieure.
Q!!e l'acowticien ne trouve aucune énergie acouruque en regard
de la fréquence de référence ne fait rien à l'affaire. Il s'agit d'un
fait musical, diruna du fait acouftiquc. Il y a donc, inscrits au mtme
endroit de la portée musicale, des do, des la acouftiquement dif-
férents suivant qu'ils sont émis par td ou tel ~ument : à chacun
correspond un certain speéuc, une certaine localisation de l'énergie,
q_uise trouve " quelque part " dans la tessiture, plus ou moins ef
a.aguëou grave. On voit donc à quel point une partition peut être <·,-
trompeuse quant au contenu " acowtique " de l'œuvre, et, réci· · j
1. Selon la terminologie de Helmholtz. Un musiciCtl <'ft à l'inverse fonc!i à dire : •!
.l
d11plus" naturel "au plus "artificiel ", ell'cct\lant le même trajet du musical au
physique.
J
i
...
188 i
..
CORRÉLATICN EN'!'R.B SPECTRES ET HAUTE.URS

proquement, combien une partition qui se veut acouftiquement


exaére a peu de chance de répondre à ce gue l'oreille percevra
effeélivementde ces speéttes si précisément déterminés. Les cham-
pions de la partition élefuonique feraient bien d'y réftéchir.

b) &belle des i?1terualies.


Une échelle de re~res ne s'évalue corrcacment que si l'on
dispose de regifues imtrumentaux : en leur absence, l' 6rcille tend
ce~dant - l'oreille musicale bien sûr - à retenir de cet en-
semble de hauteurs io.§trumentales un certain nombre de " rap-
ports ". On retrouve ici la notion de hauteur comme valeur
flrtlfltlrak, indépendante autant qu'il se peut des caraaères, de la
nature des objets qui la mettent en jeu.
Lorsqu'il s'agit d'apprécier, qualifier ou juftifier une semblable
échelle d'intervalles, fes points âe vue varient considérablement :
scn.-t-elle harmonique ou mélodique, selon que l'oreille entendra
des sons simultanés ou successifs ? La perception des intervalles
sera-t-ellebasée sur la consonance ? Ou (comme l'accord capricieux
des balafonsafricains pournût le donner à penser) sur l'usage ?
Cesqu~ons nous semblent de nature à faire ~cire son temps
au chercheur auquel nous proposons de considérer plutôt ces
deux données de l'expérience musicale:
1. La perception des intervalles ~ une donnée culturelle,
conditionnée par une certaine pratique et un cert2.innombre de
conventions relatives à l'emploi des hauteurs, qui fournissent des
re~cs à la perception. La gamme diatonique, horrible compromis
arithmétique entre un certain nombre de rapports simples, est
parfaitement tolérée par nous. Elle ne représente, pour un In-
dien, qu'une échelle grossière entre les degrés de laquelle il place,
pour sa part, d'autres degrés.
z. Cette perception des intervalles restera encore étroitement liée
au contexte in~rumental : loin d'~tre mieux perçue pour des sons
purs, elle réclamera des sons étoffés, montrant ainsi à l'acowti-
cien que l'oreille préfère comparer des spefucs plutôt que des
rues. De plus, l'oreille appréciera des réalisations par référence
à des intentions : suivant le contexte, une chanteuse lui paraîtra
chanter jwte alors qu'elle n'en est plus à un demi-ton pr~s, mais,
dans d'autres cas, il ne lui pardonnera pas un écart de quelques
commas.
·,
LS SIGNAL PHYSIQUE ET L'CBJET MUSICAL :·.

c) &heQes/011Elio11neUes
, expérimentales.
Dans les deux cas précédents, l'oreille situe les hauteurs à l'inté-
riew: d'un contexte i.mtrumental (les regi~res) ou d'un contexte
~&tal (intervalle).
Mais elle~ prête également - comme elle le fait dans l'expé-
rience des résonateurs de Helmholtz - à se libérer de ces con-
textes et même à décomposer en harmoniques, lorsque l'occasion
s'en présente, l'unité imtrumentale dans laquelle ces harmoniques
se " fondent ".
Ainsi, dans un son riche harmonique entendu plusieurs fois,
nous n'entendrons tout d'abord qu'une hauteur prise comme
tonique, couronnée d'un timbre harmonique. Puis, nous di~-
guerons mieux diverses " composantes ", qui nous sembleront
jalonner ce son de " condensations " ; puis écoutant l'hl~oire
de ces tésonances nous verrons émetger telle résonance plutôt que
telle autre. Bien mieux, si nous comparons ce son (que nous sup-
r,oscrons maintenant très équivoque harmoniquement) à une ..
..J
' résolution en accord " que lui propose le piano, ou tout autre ''t
imtrument à regi~ce, l'expérience montre qu'il y aura attraétion ou
répulsion en fonéüon des<luellesnous n'entendrons pas toujours
Je son à la même hauteur : il sera perçu par rapport au schéma que ,.
: f_; le piano en propose. Ainsi nous co~tons qu'un objet donné, -~r.
·J
qw possMe certains caraaères harmoniques, pow:ta prendre en
fon8:ion de l'environnement des valeurs diverses. '-;.~
:rut-illégitime de qualifier de " subjeaives " de telles échelles
éventuelles d'appréciation selon la hauteur? Non, si l'on consi-
dère qu'elles émergent d'une reJation entre les objets, elle-même
fonaion de conditionnements collectifs et d'apprcotissages indivi-
duels.

d) É.,çh,/11du " karts " 111 Je.s.sihlrt.

Il s'agit de l'échelle psycho-physique des mels, bien étran§e


pour un musicien. Le mot " mel " semble bien mal choisi s il
évoque une milodie de degrés, pour laquelle toutes les oreilles
du monde sont d'accord pour juger qu'une tierce ou une quinte
sont comparables dans le grave ou dans l'aigu. Il faut donc signaler
le risque de confusion que cette terminologie peut apporter.
Elle correspond à certaines conditions particulières de perception
du rapport des hauteurs de la part des expérimentateurs, et à
190
CORRÉLATION ENTRE SPECTRES ET HAUTEURS

une certaine attitude d'écoute de la part des sujets qui doivent


se livrer à un type d'évaluation assez inusité en musique. Il ne
~·agit pas de critiquer l'objeaivité de telles évaluations, mais d'at-
tirer l'attention sur le contexte expérimental qui les jmtifie et,
parvoie de conséquence, sur les interprétations possibles. Nous
nous en expliquons à la fin de cet ouvrage.

10, 10. MA!:SB DES SONS ET FILTRAGES.

Puisque la notion de hauteur musicale esl: tributaire, d'une part,


des regifües instrumentaux, d'autre part, de certains condition-
nements culturels, rien ne dit ~u'on ne puisse étendre la percep-
tion des hauteurs, en la généralisant à des sons qui proviendraient

,:·
~
...,i de nouvelles séleéaons, ou ser2ient écoutés de nouvelle façon .
,.. DHtinguons bien ici entre la notion de hauteur liée aux regi~res
{ infuumentaux, et celle liée à la percertion des intervalles : le regifüe
:..:

I
-~ vient évidemment de la lutherie, l intervalle du solfège. Si nous
espérons généraliser la. perception des hauteurs, c'e§t évidemment
à partir de l'oreille. La notion meme de regi~rc au sens tradi-
tionnel perd son sens dès qu'on abandonne le domaine des imtru-
. ments classiques : une gamme que l'on fait parcourir, grâce au
.
phonogène, à un son concret quelconque, ne signifie plus rien.
'
Mais ce son concret quelconque, si nous l'écoutons soigneuse-
t~. .
\
ment (par exemple, .il provient d'une membrane, d'une tôle, d'une
tige...), nous nous apercevons que Hns avoir, comme les sons
traditionnels , une hauteur bien repérable, il présente ccpcodant
une " masse " sonore située ~uelque partdans la tessiture, et plus
· ou moins caratlérisée par 1 occupation d'intervalles assez bien
déchiffrables. Il comporte, par exemple, quelques sons de hauteur
lentement évoluante, surmontés ou entourés d'un a$régat de
partiels eux aussi évoluants, le tout étant plus ou mo10s locali-
sable dans une certaine zone de hauteurs. L'oreille parvient bientôt
à en re~rer les composantes et les aspe& les plus saillants, pour
peu gu on l'y entraîne; de tels sons peuvent alors lui devenir aussi
familiers que les sons harmoniques traditionnels : ils présentent
une mtllsecaraaéri~que.
Si l'on préjugeait de ces sons comme on a préjugé des sons har-
moniques, on s'attendrait à cc que leur filtrage les limite à des
tranches de hauteurs rigoureusement déterminées par les fré-
quences de coupure des filtres. Nous avons déjà vu, à propos des
LE SIGNA.L PHYSIQUE ET L'OBJET MUSICAL

sons traditionnels, que le filtrage d'une note grave de piano réserve


quelques surprises aux expérimentateurs : lorsqu'il est pratiqué
dans la zone de fréquences contenant le fondamental , il ne change
.P.asla hauteur perçue de la note. Par contre, pratiqué dans l'aigu
il modifie le caratlère piwi~que du son sans toutefois altérer b
perception de hauteur. D'une façon générale, une symphonie
est encore reconnaissable au téléphone : on vérifie ainsi que les
rdations struél:urales des hauteurs demeurent indestruélibles
en dépit de la faible bande passante du système. De même , dan~
un petit transistor , les graves sont pratiquement coupés à 100 ou ·. 1
z.oo Hz (ceci étant dû à la faible taille du haut~parleur), soit deux '
(
,c
ou une oétave seulement au-dessous du la du diar,ason : les œuvres
musicales n'en continuent pas moins à" passer 'avec des fonda.
~-
mentales graves physiquement inexistantes .
Ces quelques constatations d'expérience à propos des filtrages
nous permettent d'apercevoir que la notion de " masse ., d'un
son c;orrespond, même pour les sons harmoniques, pourtant très
localisés en tessiture en principe, à une réalité conc rète qui rési§te ..i
à nombre de manipulations cependant théoriquement susce~
tibles de la modifier largement (en propo1.tion des modifications ''
du spcfue des fréquences) . Les sons non traditionnels présentent
au chercheur une permanence aussi ob~née, sinon plus, en cc
qui concerne leur occupation du champ des hauteurs. On comprend
:,
alors que le débutant en musique expérimentale CJ,uis'acharne à
1::
,.. filtrer les sons pratique en fait une bien piètre chirurgie. D'une
'; coupe à l'autre, le son est certes transformé, pci.ot de diverses
" couleurs ", du sombre au clair; mais à travers ces transforma .
tions il reste pourtant le même son, de ma1se toujours identi ·
fiable.
On est donc conduit à adopter une conclusion très générale
concernant la corrélation entre la hauteur ou la masse d'une part,
et le speétre de fréquences d'autre part: l'encombrement apparent
ou masse d'un son, ou bien sa localisation précise en hauteur, "'
sont PaJ en corrélation direéte avec l'encombrement physique
du spcétre et son fraaionnement, ou la localisation d'un fon<ia-
mental.
Des fragments très limités d'un tel speétte , en effet, garderont
souvent, quoique avec des " couleurs " dépendant du filtrage pra·
tiqué, les cara&res subjeétifs de masse, ou de localisation, ou de
composition harmonique du son original : l'oreille, tout en recon-
naissant un appauvrissement ou une déformation de ce son original,
tendra à le recon~tuer dans son individualité caraéreri~que.
•·
CORRÉLATION ENTRE SPECTRES ET HAUTEURS

Bn pratique, à qui 'Veut faire de la mus ique expérimen tale, il est


déconseillé de chercher à conférer au matériau sonore utilisé,
concret ou synthétique, des valeurs de hauteur ou de masse en
rapport bieo précis avec des portions de spet:4-.redéterminées par
filtrage.

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..... 7
ANNEXE
(Cf. pal'agraphe 10,6)

EXPÉRIENCE SUR LES UNISSONS

On se propose, dans un premier temps, de savoir si la perception


de hauteur d un son musical dépend exclusivement de la fréquence de
l'harmonique fondamental du son.
On sait que la hauteur d'un son musical (harmonique) dt ur:.evaleur
bien définie, sur laquelle s'clt appuyée pratiquement toute fa musique
occidentale. Cependant, la hauteur perçue d'un son n'clt _pas toujours
déterminée par sa composante fondamentale. Si celle-ct représente
parfois en effet, à elle seule, la plus grande partie de l'foergie de la note,
aans d'autres cas au contraire son importance énergétique dt négli-
geable. Il semble donc que l'on ne puisse pas ren<!ie compte conve-
nablement de la perception des hauteurs par la présence unique du
fondamental.
Pour éclairer la situation, nous avons imaginé l'expérience suivante :
faire écouter des sons musicaux normaux, puis les ~mes après fil-
trage (par un dispositif élefuoni9.ue) de leur composante fondamentale,
et faire comparer les hauteurs (perçues) de ces sons à celles de sons
purs (sinusoïdaux) ayant une fréquence en rapport avec celle des fonda-
mentaux en qudtion.
1. Le matériau sonore utilisé dans notre expérience consiftait en 64
sons inftrumeotaux, dont la hauteur s'échelonnait entre mib1 (j = 38,9Hz)
et solb., (j = 1 900Hz).
Ces sons provenaient de :
Piano........ . ........ . 9 sons Alto . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4 sons
Xr.Iophone ........... . 3 Piccolo . . . . . . . . . . . . . . . . 3
Vibraphone ........... . 3 Violon . . . . . • . . . . . . . . . . 5
Hautl>ois ............. . 5- Violoncelle . .. . . . . . . . . . 4
Oarinette ............. . Contrebasse . . . . . . . . . . . . 4
FlOte .•••••••...•.•...• 1 Basson .. . . .. . . .. . . . . . . 4
Trompette . . ......... . 3 Source élefuonique 5
Trombone ....•..•.... 3
1 94

--~ --· :- . •·.··


. ~~r

..
·.: /,..
.' f
EXPÉRIENCE SUR LES UNISS')NS

Sauf pour les percussions, ces sons se présentaient sous forme de


notes filées, sans ".'ibrato, d'une durée de 3-s.s, jouées mf, et écoutée&
ensuite à une intensité comparable (80--90dB, soit o, 0002 bars). Les 1 sons
élefuoniques, produits par une onde sinusoïdale convenablement dis-
tordue, étaient poruyus d'une _&ttaque2~sez le~te et d'une chute progreg.
sive : leur tim&re s approchait de celui du VIolon, et leur provenance
élefuonique n'a en général pas été remarquée pat les o6servateurs.
Chacun des sons était écouté deux fois au cours du tdt : une fois tel
qu'il avait été enregifüé, et une fois après avoir subi le filtrage du fon-
damental; au total 2 x 64 = u8 sons ont donc été pttSeiltés.

1 • En pratique, ces 121! sons étaient r<!partis en 6 bobines, chacune


durant apP.roximativ~ment vingt minutes; entr~ une bobine et Jasuivante
s'intercalait une période de repos. Les 6 bobines nuent présentées en
deux séances dirunaes : 3 bobines par séance.
Chacun des l 28 sons dont il s'agissait d'aepréder la hauteur appa-
raissait dans une séquence agencée âe la manière suinnte :
Présentation du son; Les trois réf~rences consi~nt en
1 s de silence, puis référenc e n° r.. sor1ssinusoïdaux de fréquence f,
z. s de silence. 2 f, et f/2. ou bien 4 r, ordon-
Présentation du son ; nées au hasard - où f désigne
1 s de silence, puis référence no z. la fréquence du fondamental du
1 s de silence. son considéré (filtré ou " di-
Présentation du son ; re& ,,).
1 s de silence, puis référence n° 3.
(30 s de silence avant la séquence
suivante).
L'ordre de pl'ésentation dr.s 128 sons étt>it aléatoire; en particulier,
sons direéls et sons filtrés se suivaient sans aucune règle.

3. Les observateurs, pour la plupart élèves de classes terminalesdu


Conservatoire de Paris, ou bien compositeurs au Groupe de Recherches
Musicales, avaient été inStruits des buts de l'expérience, et initiés à son
déroulement au mor,en d'une bobine préliminaire d'entraînement.
On leur demandait d indiquer, dans une séquence donnée, laquelle des
trois r~érences conStituait l'unisson avec le son qui s'y trouvait présenté
à trois reprises. 12 personnes ont bien voulu se soumettre au teft; les
réponses ac certaines d'entre elles toutefois n'ont pas été retenues, pour
des raisons qui seront précisées par la suite.

4. La suppression du fondamental, théoriquement facile à réaliser


à l'enregIDrement, dut en pratique être opérée en direél, c'eSt-à-dire
au moyen d'un filtre adéquat pouvant ttce intercalé dans le circuit
d'écoute. Le coefficient d'intermodulation propre de la bande magné-
tique interdit en effet un filtrage effeéüf du fondamental. dans un son
---,,
LE SIGNAL PHYSIQUE ET L'OBJET MUSICAL t,
,., •'

.;,
!(.
en:Jl/$td, supérieur à 40 dB, alors que nous voulions obtenir 50 dB.
L' cacité de notre distositif a été vétl6ée à l'aide d'un micro étalon
pJacé devant les haut-par eurs, dans le local d'écoute.

5. Rls11/tats.On peut se demander pourquoi nous n'avons pas in.fti-


tué une comparaison direétc entre la hauteur des sons filtrés et celle
de leurs homologues non filtrés: c'eft que les essais effeaivement tentés
dansce sens n'ont mené qu'à des résultats très divers et difficiles à inter-
béter . La raison en ~cut~tre que le changement de timbre coué-
tif de la suppression u fondamental, varia6le avec l'origine inftru-
mentale dl! son, déroute de façon imprévisible fa perception de la bau-
tcur. ~oi qu'il en soit, l'utilisation de référencessinusoïdales nous a
paru résoudre la difficulté, en proposant à l'audition un r~re fixe ser-
vant de témoin aussi bien aux sons direas qu'eux sons tréa. Notons
que le choix de sons sinusoïdaux comme " témoins " ne cortcsJ><>nd
6 ~ une oblittion mais à une commodité. Nous envisageons d'ail-
rs de repren e ultérieurement tous nos essais avec des sons témoins
qui seraient eux-mêmes des sons inftrumentaux 1•
On remarquera que, dans ces conditions , nous devion s obtenif deux
catégories de résultats :

1. Le d4K>uillement des répo.ues obtenllCS p<>urles 64 sons " en


dirca " nous rense1ne en effet sur la q~on : " Dans quelle mesure
la hauteur (perçue) 'un son harmonique (de la natwe de ceux ~e l'on
trouve en musi~e traditionnelle) dt-elle reliée i la hauteur d un son
i.: .. sinusoïdal dont fréquence dt en rapport simple avec celle du fon-
damcntal ? "
z. La compuaison de œs réponses avec ceUes donntes pour les sons
6lt:us correspondants nous renseigne cette fois, quoique inclireacment.
sur la qucruon : " Un son " direa " et un son filtu ont-ils la m~
hauteur?"
Pour interpréter les résultats avec le maximum de sOrcté, nous avons
pris les pucautions suivantes :

a) 17 des u personnes t~ées lièrent l'unisson musical ~m~ bau-


teur perçue) à l' "unisson" physique (égalité de fré(iuence, dans plus
de 90 % des cas, ce qui co~nd à l'hypothèse la p us générale. Les s
autres personnes fuient coOS1détéescomme n'étant pas normalement
conditionnées, et leurs uponses ne furent pu retenues.

b) Les séances d'écoute ayant été relativement longues, et surtout


ennuyeuses, on a voulu s'assurer que la fatigue n'altérait pas la qualité ::1
''s~ ~~}!


F
r.a. commwùaltioo du G.R.M. au Cmqui=e coo.gœs intumtiooal d'IICOldtique, _:., .... ~..
,• 41

~
d 111t11t111,,,,.;'4/,
mm '4 "'"'""' ,1 /, fllfllla,,,,111al
Liqe, acptembrc t96h P.JJppo,1 :'f
,. :~~-
"
19'> ·~: ·,
y;:.:

..,. BXP~IUENCE seR LES UNISSONS


_,..i.• •
des rtponses : aucune variation de celle-<i n' a été déte&tble entte le
début et la fin des séances.
,) Bofi~ on a vérifié que la position de l'obsetvateur dans la salle
d'koute n'intervenait pas dans la pctccption de hauteur des sons filtrés
(on craignait des phénomènes analogues à ceux d'intermodulatio~
u,ceptiblcs de " :amener " artificiellement !e fondamental) en compa·
11
,ant pour une m~ séquence, {>tésentécà plusieurs reprises, les réponses
d'un sujet-témoin qui changca1t de place.
Le$ iésultats indiqués au parr.gnphc 10,6 concspondent à l'expé-
rience réalisée et interprété e confoi:mém ~nt aux indications ci-dessus.
1, . .

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XI

SEUILS ET TRANSITOIRES

I J , J, LBS PHÉNOMÈNES TRANSITOillES.

Les physiciccs simplifient autant que possible le chame opéra-


toire, en se limitant à des sons harmoniques comme le fait 1-lclm-
holtz, ou en se donnant des fréquences pures comme le fait Stevens.
Mais ce qu'ils supposent aussi, et avant tout, c'eft que ces sons
sont de durée indéfinie, ou, tout au moins, que leur longueur eft
assezgrande pour qu'il s'établisse, entre eux et l'oreille, un" régime
permanent ,, après extlnaion des phénomènes d'établissement,
aits phénomènes " transitoires ". Les régimes " transitoires " en
.... géo&al proviennent de l'inertie que tout syftème physique oppose
à une excitation extérieure. Ils se retrouvent tout aussi bien au
niveau des COfP.S sonores (transitoires du signal physique) qu'au
niveau de l'oreille (problœie de la cooft2nte de temps et du pou-
voir d'intégration Je l'oreille).
D eft important d'étudier d'abord les ré~cs transitoires de
l'oreille, pour apprécier plus exa8ement l incidence éventuelle
sur l'audition des transitoires du signal.
L'étude de ces derniers peut d'ailleurs très bien ~tre faite sans
le secours de l'oreille. Elle co~e à établir l'hiftoire énergétique
d'une corde, d'une membrane, d'une tringle à partir de l'imtant zéro
de la vibration ttant donné l'ensemble des conditions initiales. Ce
sont des problœics vite très compliqués, pour peu que le corps
sonore et les conditions initiales sortent quelque peu del' ordinaire.
Cependant les acomticieos ~ment de telles études très impor-
tantes, et cela non pas en vue d'applications techniques comme,
par exemple, la comtmaion des salles de concert, mais dans le
but de permettre à la musique de mieux se comprendre elle-
~ .. Qy'y a-t-il de valable dans une telle ambition ?

198

èD ·sT r Till: 1 ·,r - 1r -.· 1.



...
SEUlLS ET TRANSITOIRES
:, !
Laissons la parole à quelques acouftidens afin d'être mieux à
même de saisir leurs intentions.

JI ,z. POSTULATS MUSICAUX l>ES PHYSICIENS.

Citons M. Pimonow, en soulignant quelques expressions


au~gei
' On ~ut se demander comment il se fait que, tout au long
de son ~ire, la science et la technique de la musique se soient
presque exclusivement occupées de sons périodiques bien que,
~ comparaison avec les transitoires, ceux-ci n'y occupent tempo-
rellement qu'une faible part.
"Il nous semble que les principales raisons en soient les suivantes .
Tout d'abord, il eS'tplus facile d'opérer théoriquement et expéri-
mentalement avec des phénomènes périodiques qu'avec des phé-
nomènes transitoires. En particulier on doit observer que la
musique e§t un art ancien, et qu'au cours de son évolution, elle
n'a ~s disposé d'appareils capables de 111,mrer les f}eflreslranJÏloires.
'' De plus, comme nous l'avons déjà indiqué précédemment,
l'apparition d'un son soutenu après un mnsitoire con§titue une
sorte de ,once.uionaux prhûio,11de l'organe de l'ouie qui apprécie
en $.énéral les sons avant ~e qu'ils ne soient définitivement
gtabilisés. L'oreille se comporte de cette manière par le fait que,
soulignons-le encore une fois, elle eft un rk,pt,11r d'infor111a/ÜJ11s
""'1111(JIiid'êtr, 1111
ana!,rellf'har111011Îtpll,
Enfin, la musique a pour but,
non seulement de fournir à l'oreille un ou plusieurs sons soutenus,
mais surtaut de lui /Ot1r11ir des sons agrlables;comme l'a reconnu
Helmholtz, il faut notamment que ces sons ne se faussent pas
mutuellement par un battement ; autrement dit, ils ne lkJÎlltlll pa,
llrt m di11011a11t1. La musique, essayant précisément de satisfaite
à cette condition, s'~ ainsi prwccupée presque exclusivement
d'associer des sons continus.
" On s'eS'tdonc contenté d'établir une certaine ordonnance repré-
sentée par la gamme, laquelle a d'ailleurs évolué jusqu'à la gamme
chromatique tempérée, et on a laissé aux créateurs d'in§truments
de musique, aux compositeurs et aux interpr~tes, la libertéd'11/i-
/iler les transitoires qui apparaissent nécessairement à chaque
variation ou combinaison de sons. Une note isolée dans une mélo-
die, ainsi qu'un accord isolé ont donc une valeur acouftique,
199
LE SIGNAL PHYSIQUE ET L'OBJET MUSICI\L

mais pas de valeur mu_sicale.Cc:qui l~ur confère une valeur musi-


cale, c'clt leur succession, leur enchainement, et cette succession
cet enchaînement ont bien un caraél:èrede transitoire. '
"La liberté d'opérer avec les transitoires ne saurait donc nulle-
ment être considérée comme une infériorité : la m111iq11e n'efl Pill
1111métier,maü 11n art.
" Mais dans certains cas, il e§t ioclispensablede préciser physique-
ment les sensations provoquées par les phénomènes transitoires
de la musique en fon8:ion de leur évolution spefuale, car ils peuvent
être parfois extrêmement désagréables. On peut donc penser
que J'analysetransitoire sera en mu11re,dans un proche avenir
d'améliorerles ,onditionsde la 111miq11e et peut-être même de lui
apporter de nouvelles possibilités techniCJ_ues 1• "
De son côté, le professeur Winckel écm :
" Ainsi le timbre musical n'~'l: pas seulement déterminé t>ar le
spefue des partiels dans l'état stationnaire (stuél:ure formantique)
mais les processus transitoires d'attaque et d'cxtinétton des vlbra~
tions sonores jouent un rôle extrêmement important . Cc dernier
point paralt malheureusement avoir été négligé dans les travaux
récents d'erutétique musicale qui ne se sont guère préoccupés que
de la répartition des partiels dans le son en régime permanent 2."
Nous nous en voudrions de présenter ces deux citations sans
quelques précautions. Il est toujours délicat de séparer de telles
,., . . ...
,l :: affirmations de leur contexte, et nous redouterions nous-mêmes,
..
1 comme tout auteur, qu'on détache du présent traité telle ou telle
page isolée, qui pourrait apparaître aussitôt fort suspcék D'autre
part, non seulement nous tenons ces deux savants pour des scien-
tifiques di~gués, mais encore nous reconnaissons qu'ils réa-
gissent eux-mêmes contre les simplific.ations de certains de leurs
collègues. Ces citations n'en ont que plus de portée. Notre critique
n'exclut ni le respeét pour leur personne, ni la considération pour
leur compétence de pliysicien.

II,)• CB.mQ!!B DB L' APPB.OCHE DB LA MUSIQ!!B


PAR LES TB.ANSITOIB.BS.

Nous nous accordons, pour commencer, sur l'essentiel : que


l'acouftique des sons permanents clt loin d'avoir épuisé le problème
t. L PNONO'W, VihralÎIHII,,, rlgifltl Jrar.silow,, Duaod, 1962.
1
a. P. WINCUL, v,,.,
-/lu S/11' û 1ll<illMdu 1t1111,Dw:iod,1960.

l
SEUILS ET TRANSITOIRES
--~
.·. .
i.nfinùnent trouble de ia perception des objets musicaux. Mais
il est à redouter qu'on ne perpétue, en perfefüonnant l'approche
acouruque elle-même, une erreur fondamentale de méthode. Le pro-
-.~ . blème n'e~ si trouble que parce qu'i! est posé dans le contexte
de postulats fort contcltables, dont nous avons souligné les
diverses manife§tations dans le texte <le M. Pimonow, avec
lequel celui de Winckel concorde quant au point particulier
qu'il aborde. Considé~ons le P!e!Ille~de ces textes.
M. Pimonow établit une clirunfüon entre des ordonnances de
sons d'origine hi~orique , telles que la gamme, et la liberté d'utili-
sation des sons à l'intérieur de telles ~ru&ires : " liberté d'utiliser
les transitoires ", dit l'auteur exaél:ement; et, passant d'un sens
précis à une acception large, il localise le musical dans le change-
ment, la succession des sons en général. Évidemment, il e§t tentant
d'accorder qu'une note ou un accord isolés " 11'ontpas de valeur
musicale ,,: il est clù r en tout cas qu'il s ell ont moins que l'œuvre
dont ils font partie. Toute no~e isolée cependant ne s'établit-elle
pas après une période transitoire ? Et ne véhicule-t-elle pas par
conséquent un certain contenu musical ? Et d•autre part, si la
musique réside dans l' arl d'utiliser ies transitoires, comment se
fait-il que /'Art de la f11g11e joué à !'harmonium, in~rumeot qui
ne donne matière à aucun choix d'un transitoire plutôt que
d'un autre -- tous étant également Sl:éréotypés- re§te pourtant
I'Art de la fugue? On voit que le texte critiqué tente de faire coïnci~
der, en jouant sur le double sens possible, le " transitoire ", éta-
blissement physique du son, et le " tr2nsitoire ", enchalnement
de notes con$l:ituant la musique .
Par ailieurs, M. Pimonow lie le « progrès musical ,, :\ l'étude
des transitoires ·- sans plus de précisions concernant l'équivoque
dénoncée ci-dessus -, étude qui consi~erait à mettre en rapeort
des speél:resde fréquences et des sensations. Si le progrès musical,
comme nous sommes en droit de l'espérer, concerne les musiciens,
ceux-ci seraient donc invités simultanément à user librement
des transitoires, ainsi que nous l'avons vu plus haut, et à subor-
donner cet usage aux résultats d'une expérimentation psycho-
acou$l:ique? Conjonaion pour le moins inattendue. Admettons
qu'elle soit nécessaire. Selon quelles normes l'amélioration promise
va-t-elle se produire? l/~uteur nous l'inclique explicitement :
la musique a pour but de " fournir des sons agréables ", c'est-à-
1 dire " qui ne soient pas en dissonance ". C'e§t là une position déjà
suggérée par Helmholtz.
Précisons ici la pensée orclinaire des acousticiens concernant

1 101
..
LB SIGNAL PHYSIQUE ET L'OBJET MUSICAL

la dissonance. Lorsqu'on écoute simuitanément des · fréquences


pures de valeur s voisines, il n'est pas douteux que les fréquences
âüférentielles et additionnelles qui naissent de leur rapproche-
ment sont parfois très désagréables à l'audition. Dénuée de signi-
fication ~étique générale, cette sensation correspond seulement
à l'aI?parition de sons parasites dans un contexte sonore détcnniné.
Q!!o1qu•ilen soit, voyant là la porte ouverte à une rationalisation de
la musique identüiant le dissonant au désagréable, 1•csprit logicien
envisage aussitôt l'opération suivante : chaque son naturcJ représen-
tant la somme d'un certain nombre de fréquences pures, on peut
calculer à l'av ance tous les battements résultant du rapprochement
de deux sons naturels, et par conséquent a priori les dissonances·
d'où la possibilité de leur élimination sy~ématique, permettant d;
fonder objcaivement la consonance, c'eft-à-dire la musique.
Outre cette conception de la dissonance, qu'en toute rigueur
contredit la majeure partie de la musique connue, il nous faut refu-
ser aussi l'hypothèse qui po§tule une combinaison des son s dans
l'oreille analogue à la composition mathématique des fréquences .
Remarquon s que Helmholtz , invoqué cependant par M. Pimonow,
avait aperçu qu'il ne s'agissait que d'une hypothèse et avait mis
en garcle contre les eucurs possibles de l'interprétation corres-
pondante (cf. § 10,3). D'ailleurs, l'expérience la plus simple, réali-
sée avec des sons inflr11111mla11Xdont certains harmoniques au moins
"devraient" produire des battements désagréables, montre qu'en
fait on ne perçoit rien de désagréable. Tout au plus peut-on attri-
buer aux battements en qu~on la " couleur ,, particuli~re du son
obtenu.
Nous revenons ici, on le voit, à la position fondamentale qui
eft la nôtre, et à notre critique la plus radicale aux acousticiens :
le chemin le plus simple qui mène à la musique oc part ru de la
physique, ni de considérations abfuaites, mais tout simplement
de l'ex:eérience musicale, telle qu'elle eftfournie par toute la musique
déjà ex1funte. C'eft cette expérience que nous invoquons pour affir-
mer l'absence, du point de vue du musicien, des sons parasites
prévus par le physicien, ainsi que le rôle positif de la dissonanc.e
cians la musique. Nous ne nions pas, bien entendu, la consonance,
mais nous comtatons qu'en fait elle apparaît dans un contexte
essentiellement hiftorique et non pas comme donnée absolue. C.Om-
ment parler, par exemple, de consonances à propos des sons
de la gamme tempérée, - du moins en toute rigueur - aj~ée
J>récisément en dehors des rapports exa& de la série harmoruque ?
Comment , d'autre part, nier tant de civilisations musicales dis-
201

:n · n : r 777rrri . . - -; Tt rt t tl r:: ......i · 1..... TC


S2UILS !l.T TllANSITOI&ES

tin&s de la uôtte, et dans lesquelles la consonance ne joue auc-ùJ!e-


DlCOtle rôle important qu>elle a. pour nous ?
Nous relevons enfin dans le texte de M. Pimonow cette suggeftion
que l'oreille senit un " récepteur d'informations ", et non pas un
~-_··-.. sUDple" analEur harmonique "; nous r.egrettons le manque de
t·1; .._. précision de 1 auteur à ce sujet. Cette " information ,, se mesute-
_,..,_
: . --~~::: t~e simplement en grandeurs physiques ? Ou bien s'agit-il d'on
·: ·,-·; jalon ~sé vers une prise de conscience de l'exiftence d'objets
sonores ? Le texte de M. P~onow ne nous donne pas d'indica-
tions suffisantes pour en dée1der.

I 1,4• L>OREll,LE COMME APPAREIL .


Nou& reprochons donc aux physiciens, tout simplement, de


vouloir atteindre la musique sans f\Il faire; plus précisément de
considérer l'oreille et sa physiologie comme la clef d'une explica-
tion de 1a mlllÎfjll t e11 tan t' q11
e phénomènep hysiq11eparti,11/itr.Nous
avons déjà dénoncé cette erreur en plusieurs endroits, en parti-
œlier au chapitre rx. Reportons-nous aux schémas du § 9,7 pour
éclairer maintenant en quoi une certaine conœ.issance physique
..·.
de l'oreille peut aider Ie musicien expérimental. Il interroge,
avons-nous dit, la " boîte noire" que conftitue le sujet, pour con-
naître ses normes générales de fonélionnemcnt dans la perspeélive
d'une aélivité musicale : disposwt d'un matériel technique pro-
duaeur de sons aux ressources quasi illimitées, il cherche à décou-
vrir les conditions " à la limite " du " possible " musical de l'oreille,
conditions elles-mêmes inscrites dans des données premières
telles que : fréquences se situant dans la zone des hauteurs perçues,
niveau minimum au-dessous duquel on n'entend plus rien ... ;
c' eSl: par la suite, dans la perspe8:ive générale délimitée par ces
connaissances élémentaires, que le musicien entreprendra le " long
apprentissage ,, qui permettra d'élaborer une nouvelle musicalité.
Les limites du musicien, .:ionc de la musique, ont longtemps été
en effet du côté du faire musical : limites d'une lutheàe, d'une vir-
tuosité. En annihilant ou en tournant cclles-ci, les techniques
éleélro-acoœtiques aéhielles ont démasd:,: les homes de l' mti,,dr,
musical : notre oreille apparaissait sou · comme l'origine pre-
mière de toute appréciatton musicale, en même temps que comme
un appareil à mtmdre soumis à des normes physiques précises.
LE SIGNAL PHYSIQUE ET !..' OBJET MUSICAL

Notre compréhension du m~sical en gén~ral. ne peut donc désor-


mais se passer de la co_nnatssance de 1 0re.tllc comme appareil.
Voici c-.equ'on peut en dire :

a) En tant que corps sonore inerte, l'orc:ille e~ un maillon


acouruque tout comme l'œil ~ un relais optique. Elle présente
donc les caraaérifuques proprement physiques de tout appareil
acouruque , pu exemple : bande passante, inertie mécanique, etc.

b) En tant qu 'organe physiologique, irrigué et innervé, elle


doit pos séder aussi, en commun. avec tous les autres organes, des
caraaériruques relevant de lois générales de la physiologie, par
exemple : seuils de sensibilité, inertie physiologique, etc.
'I,'
:
,·) Interrogée , elle livre des perceptions qualifiées en relation -, i.!

avec les stimuli , les objets complexes ou les attenrlons pntkulières --~
qu 'on lui propose . On. peut id cfüting12er.; -

1. Les expériences où l'on demande à l'oreille (ou à tou t organe


de::~ sens) de comparer deux obJets , ou deux ~.imuh , c'est-à-dire
de q11t1lifter
,0111parativement
deux perceptions . La perception étant
,.:•
mal mesurable, le physicien se borne dans la majorité des cas à
.,
,,,- expérimenter sur des perceptions identiques ou très voisines,
comme lors de l'établissement des courbes de Fletcher, oi1 l'on
..
--~
l · ,.. '..
't·.. demande de déteél:er l'égalité d'intensité <perçue) de deux fré-
.
;

;
<tuencespures de valeurs peu différentes. On tmagine que les condi-
oons de telles expériences sont rarement celle~ d~ Ja pratiq_ue musi-
cale. Elles intéressent surtout le physicien.

i . Les expériences où i'on s'intéresse non pas à la qualité


comparée des perceptions, mais à leur présence ou à leur absence :
on entend ou on n'entend pas. Il s'agit généralement de déterminer:
- des zones de sensibilité : on ne voit pas les ultravioiets,
on n'entend pas les ultra-sons, etc.
- des pouvoirs séparateurs : on distingue ou on ne dirungue
pas deux impulsions sonores éloignées de tant de dixièmes de
seconde, ou deux points lumineux séparés de taot de dixièmes
de millimètre.
- des seu.ils de sensibilité à telle ou telle qualité perceptive : -j
un son trop bref ne laisse entendre qu'un choc: un peu prolongé,
on perçoit une hauteur; plus long encore, et on peut saisir un
timbre. •,

..
ka ssœe: ...,., ··,·· · ;· r · :n
1
..
:,.:·· SEUILS ET TRANSITOIRES
i,, !.
Cc deuxi~me type: d:~te~o~ati<?n ~ moins ~quivoque qa~ le
premier. Dans œlw-o il s agissait en effet d'evaluer des obJets
perçus _les uns _par r~PP?rt aux .au_tres sur la sei~e base de leur
prox:imlté physique, Ulrutuant ainsi des compawsons probléma-
tiques; à présent, au contraire, on se borne à repérer physiquemen t
des ~rceptions caraaéristiques, précisant par 11des normes utiles
pour la manipufation des sons en vue d'effets perceptifs détermi -
nés; c'est ains1 '{U•on rejoint, ~~enque de_façeintr~s fru~e. le dom'<lioe
des préoccu1>4ttons du mus1c1en expérunental.

1 J , j. SEUILS TEMPORELS ,
·~

.,,!
· .: Nous de·Qons donc être at"te~tifs à l'étude , entreprise par les
acouruciens , des seuils temporels. Autant, en effet, les expériences
sur les perr.eptions différentielles (en fréquence ou en intensité)
de sons purs et de durée illioùtée sont des <.:uriosités de labora-
toire , autant ceJles sur les sons brefs, quels qu'ils ·oient, recoupent
,. la pratique musicale quotidienne.
' Des chocs espacés nous placent dans le royaume des rythmes. Nous
•: parvenons à les di~nguer encore s'ils se rapprochent, puis, au-delà
i.,
., ac la quadruple croche à peu près, tout s'embrouille. Me tto ns
• qu'on batte la noire à la seconde, ces quadruples croches durent
··,;.-
1/16 de seconde : c'~ à ce moment même qu'on commence à
entendre une hauteur très grave, sans pour cela cesser de perce-
yoir une succession très rapide de chocs q,ui donne à la note une
consistance râpeuse caraétéristique. Ainsi le registre grave du
basson permet-il d'écouter simultanément et une note tonique
grave, et ce que nous appelons le " grain ", qui n'eSl autre que
cette perception des chocs distin&. Plus rapprochés encore,
les chocs cessent d'être sensibles comme tels, et le grain qui eo
résulte devient une donnée secondaire de la perception, par rap-
port à la hauteur de la note.
Ainsi un phénomène de nature physique discontinue (une répéti-
tion de chocs)~ perçu, lorsqu'une de ses dimensions physiques varie
contiofunent (ici, le temps) , cfansles trois registres diflinllssuivants:
celui du rythm~, celui du grain, et celui des hauteurs. Ces percep-
tions sont autant de suggestions musicales : on aperçoit ainsi
comment la connaissance des seuils fhysiques de l'oreille concerne
direétemenl !e musicien expérimenta . Résumons quelque.s résultats

zos
LE SIGNAL PHYSIQUE ET L'OBJET MUSICAL

relatifs aux seuils temporels selon le plan indiqué au paragraphe


précédent : les con~antes de temps de l'oreille comme appareil
acou~que, puis comme apP.areilphysiologique, puis comme infuu-
ment de perceptions qualifiées, en nous référant aux travaux de
Haas, Winckel, etc.

n,6 . CONSTANTE DE TEMPS MÉCANIQUE DE L' OnEil ,LE.

ll semble désormais reconnu, après bien des polérrùques, qu'il


se produit au niveau de l'oreille interne une première analyse de
la vibration sonore sous forme d'an alyse speéhale. C'e§t, rappe-
lons-le, !e mécanisme proposé par Helmholtz, mais alors que le
physicien allemand pensait épuiser par là le mécanisme auditif, -··
on doit admettre aujourd'hui que les " résonateurs " de l'oreille
ne con~itueot qu'un premier étage d'analyse, qui ne délivre que
des renseignements bien fragmentaires par rapport à tout ce que
l'oreille e~ susceptibie d'extraire du phénomène sonore.
Ainsi la cochlée, qui effe&xe cette première opération, serait
;
équivalente à une batterie de filtres branchés en parallèle; ces
,, ... .
! filtres, peu séleél:ifs,ne permettent qu'une détermination grossière -~.
1, · .. de fa fréquence du son (sous forme de localisation spatiale d'une
1:. ,·. ,, zone vibrante). Une fois admis le principe d'un tel mécanisme, ).
' -~
on en déduit deux importantes conséquences : ·~
·
..-~·.
a) L'une, du côté de l'oreille, e§t l'exi~cncc d'une pmnière
con~ante de temps : en effet, séleaivité et rapidité d'anafyse sont
étroitement liées dans un appareil de ce genre, et l.!uis variations
sont inversement proportionnelles :
(séleaivité) X (rapidité) = con~aote
En pratique, les résonateurs équivalents de l'oreille ont une
bande passante de l'ordre de 400 Hz, ce qui fixe leur con~nte
de temps à s ms (millisecondcs) : ils sont donc rapides et peu
séleaifs.
b) L'autre, du côté des ~uli, explique le fait qu'un son très
court (impulsion, par exemple) n'ait pas de caraaère d~ hauteur,
mais soit perçu comme un bruit (doc). On sait que le spefue
(c'clt-à-dirc ce qui sort du s~ème analyseur) d'une vibration
sinusoïdale pure n'e§t réduit à une seule fréquence que si la vib1-a-
>
.2o6 . ,.
SEUILS ET TMNSITOlRES

tion a une durée iofînie : une sinusoïde de duté e liaùtée présente


un spefue plus large (une zone continue de fréquences) dont
l'étalement~ inversement proportionnel à la durée. Un son très
court aura donc un spefue très étalé, -.:'est-à-dire, au niveau de
la cochlée, que toute une série de filtres contigus vont être affec-
tés : il s'ensuivra alors une perception dont la hauteur refte indé-
terminée.
Il faut bien voir que a) et b) constituent deux points de vue dans
}'analyse d'un même phénomène, et qu'ils s'impliquent mutuelle-
ment : ainsi la con~nte de temps de 5 ms constitue précisément,
pour un son isolé, la durée limite au-dessous de laquelle tout
caraétère de hauteur cl\ perdu ,
·,,,

11 , 7· CONSTA.NîE DE TEMPS D'.TNTÉGilt..· ·roN


PHYSIO LOGIQUE DE L' ORElLLf. .

'
._...._

Après {WOÎJ. été ainsi analy~ét: pa les filtre cochléaires, ia


vibration sonore se transforme en influx nerveux. Si quelques
questions seulement doivent encore être résolues pour la phase
mécanique de l'auditi on, presque tout reste à faire pour la phase
nerveuse; nous nov.s bornerons à signaler ici l'existence d'une
). deuxième con~nte de temps, que l'on peut appeler " d'intégra-
-~-·
..
.,, tion " : de l'ordre de 50 ms, elle intervient cette fois au niveau
'\_, de la discrimination temporelle de deux événements se succédant.
C'est le" pouvoir séparateur " de l'oreille (ou " épaisseur du pré-
sent", selon les auteurs) : deux événements sonores se succédant
à l'intérieur d'une tranche de 50 ms ne sont en général pas distin-
gués l'un de l'autre, du moins s'ils ne sont pas trop dissemblables.
Après ces considérations, il resterait au physicien à expliquer
comment, avec des filtres cochléaires peu séleaifs, et un pouvoir
séparateur de l'ord.re de 50 ms, l'oreille peut :
a) s'y reconnaître dans le langage (certaines consonnes durent
uès peu, 5-6 ms; le timbre d'une voyelle varie d'une voix à l'autre
par <ie faibles différences des zones formantiques, etc.),

b) avoir un pouvoir différentiel, tant en hauteurs qu'en inten-


sités, très élevé (c'est-à-dire qu'elle perçoit des différences très
faibles, en hauteur et en .intensité),
LE SIGNAL PHYSIQUE ET L'OBJET. MUSICAL

,) apprécier des différences tempotellcs 2.ussifaibles que 20 micro-


secondes, dans l'audition ~éréophonique,

etc.,
mais cc sont jwtement les réponses que l'on attend d'une théo-
rie générale de l'audition ... Le le&::ur intéressé trouvera un très
bel exemple d'une telle théorie dans le livre déjà cité du Dr Pimo-
now.
Qyant à nous, peu soucieux de théories acou$tiqucs, nous nous
contenterons d'énoncer encore quelques résultats expérimentaux
intéressant cette fois dire8:ement la pratique musicale, c'eâ't-à-
dire décrivant l'oreille en tant qu'imtrument de perceptions d'une
espèce particulière.

II , 8. SEUILS DE RECONNAISSANCE DES HAUTEURS,


DES ARTICULATIONS , DES 'rIMBRES .

On vient de voir de quelle façon l'oreille, lorsqu'on veùt la


considérer comme appareil de déteéüon, ~ soumise à des con-
traintes correspondant à des lois physiques élémentaires. Le prin-
... cipal effet de ces contraintes eâ't une certaine indétermination
dans l'analyse acoœtique de la vibration sonore, indétermination
qui ne pourra que s'accroître au fw: et à mesure que l'on avance
dans les différents relais sensoriels, et que l'on approche donc du
niveau de la perception.
Lorsqu'on essaye d'éclaircir la nature acoœtique du phéno-
mène musical, ou lorsqu'on se propose de composer des musiques
expérimentales, les comtantcs de temps de l'oreille et l'indéter-
mtnation qui en découle au niveau de la perception prennent
de l'importance; d'une part elles peuvent aider à comprendre
certaines r~lcs musicales de tous les temps, et d'autre part elles
fixent au compositeur des limites acou~qucs (P.récision des fré-
quences, des durées, etc.) au-delà desquelles il ~ inutile de
pousser le raffinement. Ainsi, par exemple, il ~ inutile de conce-
voir sur le papier, et de réaliser ensuite grâce à l'élefironique, des
microfuu&ues mélodiques à partir de cinquantièmes de ton,
ou de subtils jeux d'intensité d un quart de décibel ...
Nous ne voulons nous occuper ici que des seuils temporels
de reconnaissance des différents cara8:ères d'un son : pour cela,
zo8
.:Jt
z:a ·-·rzan : nm1 rrr:· ;;;Pli ... r
SBUILS ET TRANSITOIRES

nous prions le le&w: de nous suivre daus une brbe expérience,


aui donnera d'intéressants ordres de grandeur, et qu'jf pourra.
s~ille veut, répéter ~ment lui•m!me.
Prenons comme point de départ un son bien con.nu, tradi·
tlonnel, une note tenue de trompette par exemple, eme~
sur bande magnétique. La bande cft le point de rencontre entre
nos perceptions et les grandeurs physiques (ici le temps, repré·
senté par un ccroin nombre de millimètres de bande). Armés de
ciseaux nous allons. à partir de plusieurs copies du sôn de trom-
~e, découper toute une série de fragments de son de durée
variable.
Avec un peu d'ha~eté, o.n peut. arriver à découper un &ag·
ment de 1 mm, œ qui, pow: une vitesse de ~8 cm/s, correspond
à un peu moins de 3 ms de son. Monté entre deux amorces, repassé
au magnétophone, nous apercevonsque notre fragment de trom·
pette e§t tout à fait méconoa!ssable : nous entendons un " top "
âénué de timbre, de hauteur, et m~me: de durée ; c'est tout ju§te
en so.aune si l'on s'aperçoit qu'il exi~e . C'~ que, pour un son
aussi bref, on est en dessous de tous les seuils; on entend bien
quelqu chose, mais on ne peut 1:ecoll.UaÎtreaucun caraaère autre
que celui de " top ". Nous pouvons , toujours sut ce premier
fragment, baisser le niveau d'écoute jusqu 'à ce que l'o n n'entende
plus rien; le son original complet pourtant, lu dans des conditions
identiques de niveau, serait encore bien audible. On ass~e donc
d'autre part à un relèvement du seuil absolu de fctœption pour les
sons brefs; cela c§t d'ailleurs intuitif et s'explique en wt facile·
ment à partir de considérations énergétiques. On a vu que la
comtante de temps d'intégration de l'oreme c§t de l'ordre de
soms; ceci veut due entre autres que l'intensité perçue d'un son
croît au fur et à mesure que sa durée augmente, pour se fixer
ensuite à une valeur ftatio.nnairc lorsque cette durœ dq,asse
100 à 1,0 ms (c'dt--à.dïre deux à trois fois la valeur de la comwite
de temps physiologique).
Prenons maintenant d'autres fragments du son de trompette,
de plus en plus longs : graduellement, le " top " disparaîtra (et
cea d'autant mieux que l'on prendra soin dès que possible de
couper la bande légèrement en biseau de façon à ne pas faire appa·
raître un top artificiel), pour faire place à une note de musique,
~- dont on ne saura préciser que le reg~e approxjmatif tout
d'abord et seulement ensuite, pour des durées plus longues, la
hauteur nominale.
Effeéhions maintenant le montage suivant : collons, non pas

:;J.
··~

1..E SIGNAl.. PHYSIQUE ET L'OBJET MUSICAL

côte à côte mais pxesque, c>cst-à-cüre en les séparant par quelques


millimètres à pdne d'amorce, deux fragments de 20 ms, et écou-
tons l'ensemble : au lieu de la succession de deux brèves impul-
sions " presque toniques '\ on entendr~ 11n1e11J son : nous sommes
encore en dessous du seuil de résolution temporelle des événe-
ments. Varions un peu le montage précédent, en insérant cette
fois notre fragment de 20 ms au beau milieu d'un son quelconque :
la brève impulsioo tonique nous apparaitra maintenant comme
un " accident " du son qui l'encadre, mais on constate qu'elle a .,
perdu son caraltère de noêe tonique. '
Ces dernières expériences peuvent encore être expliquées par
des considérations faisant intervenir la constante de temps de 50 ms
et nous commenço ns à voir maintenant queHe est sa portée réelle ;

a) D'une part , elle intervient dans la perception de l'intensité;


elle représente une îutégratio,1 énergétique Tant que: te phéno-
m~ne sonore ne dépasse pas en durée deux ou trois fois la valeur
de cette confunte de temps, il n•atteint pas l'intensité qui sera
celle du régime stationnaire.

b) D'autre part, elle fixe une limite à la résolution temporelle.


C'est en ce sens qu'elle a. été appelée " épaisseur du présent ".
:• ....
,, ,..
~:. . ,) Par contre, elle n'implique nullement que l'on ne puisse
entendre des phénomènes plus brefs que soms, et en particulier
1
elle ne signifie pas que l'on soit insensible à l'originalité de l'attaque
de tel ou tel son, attaque qui dure parfois quelques millisecondes
seulement.

d) Cependant ces transitoires rapides ne seront pas perçus


en eux-mêmes dans leur évolution détaillée, mais ils seront inté-
grés à ce qui apparaîtra comme l'instant initial du son et donnant
à celui-d un caraltè rc souvent bien reconnaissable.
Ce point permet de résoudre un dilemme auquel les phonéti-
ciens se sont heurtés pendant un certain temps. Lorsque vers 194j
parut le Sona-Graph,la phonétique y trouva son outil de travail
le plus précieux, et put passer d'un stade qualitatif et empirique
à la mise en œuvrc de notions quantitatives et indiscutables. L'idée .,
que certaines consonnes étaient des phénomènes très brefs se
trouva confirmée; on put montrer que parfois elles ne durent
que 20, voire 10 ms. D'après là théorie classique des jO ms -épais-
seur du présent - et en considérant qu'en général les consonnes
210

kt l7i ï 1 r ::r . 1 ...T t'.7r lfti T T WPlT U I T '.. '.ii1lîrt 11' C


SEUII..S ET TRANSITOIRES

sont entourées non pas de silences, mais d'autres sons perçus


sans équivoque , on dev ait conclure qu e les consonnes sont inau ~
dibles. C' était à'au ant plus absurde que les consonnes semblent
véhiculer en fait la majeure partie de l'information du 12ngage,
comme il est facile de le voir : un texte dont on efface toutes les
voyelles reste en général déchiffrable, alors que ce o'e~ pas Je cas
si inversem ent, on efface tou tes les consonnes.
"·\'
'En réalité, il n'y avait c.ontradiélion que parce que le pro blème
,: était mal posé. Fami:..iarisés avec l'éc.ritnre depuis l'éco le primaire-,
·,
nous sommes fortement conditionnés, à tel point que noûs visua -
lisons souvent les mots sous forme d'une suite de lettres. Mais
en fait les élément s de base du langage, ceux qui portent en eux
l'information , ne sont ni les consonnes, ni !es voyelles, mais les
syllabes, bien qu e c:hacuoe de celles-ci :ioit figurée en pratique par
plusieur s lettres de l'alphabet (dont une voyelle au moins) .
Or on con~ ate que les 1:yllabes dur~n t: pius que 50 millisec on des:
deux syllabes enchainées set'ont don<: to ujou rs di~nguées l'une
de l'autre, ce qui rend compte de J:intelligibiUté du langage. Dan s
cette perspeél:ive, les r::onsonnes app araissen t simp lemen t comme
des dénomin~tlon:; commode~ pn ·1 lr.s .:rwsi tohes qui 'oloreni.
de façon di~nél:ive la vo yelle de chaque syllabe.
Reprenons une dernière fois nos fragments de son de trom-
pette, à la recherche cette fois du seuil de perception du timbre.
L'expérim enta teur qui aur a eu soin de couper des fragment s
en conservant le début du son, reconnaîtra probablement bien vite
l'in~rument sur un fragment dW'ant soms; les autres, qui auront
coupé un peu n'import e où, ne seront capables de reconnaître ,
même au bout d' une seconde d~ son et plus, que la famille instru -
mentale (infüuments à vent) .
D'autr es encore se trouveront peut-être face à d'étranges trans -
mutations instrumentales et croiront par exemple déceler la réso -·
nance d'un instrument à cordes ... C'est que le timbre instrumental est
une notion équivoque et correspond à une perception fort complexe;
nous reprendrons cette qucltion délicate dans un chapitre ultérieur.

Il ,9. CONFRONTATION ENTRE SEUILS TEMPORELS


ET DURÉE DES RÉGIMES TRANSITOIRES .

Il est certes judicieux de recourir aux con~antes de temps ,


comme le font les acow.<ticiens,pou r expliquer l'effet de la réve r-
ZI!
LE SIGNAL PHYSIQUE ET L'OBJEl ' .MUSICAL

bération des salles, la limite de perception des notes trop rapide-


ment répétées, ou la fusion d'un tutti : ces phénomènes corres- .. ..:
pondent en effet à des décalages temporels dans l'arrivée du son . .
.,~
',.·;...
à l' oreille qui sont de l'ordre de grandeur de la coœtante d'in~-
gration physiologique. Q!!'en ~-il lorsqu'il s'agit d'expliquer
la reconnaissance des timbres à partir des " transitoires " imtru-
mentaux ? ( 10 rr.s pour la trompette, imtnunent particulièrement
" franc " ; la clarinette requiert so à 70 ms, le saxophone 36 à 40 ms·
il faut à la flûte 100 à 300 ms. Remarquons en passant qu'en effet
seule la flûte nous paraît à l'écoute peiner pour atteindre son ùmbre .)
Sur ces qu~ons, citons F. Winckel :
" Si les deux sons se succèdent avec un intervalle inférieur à soms
ils paraissent n'en faire qu'un à l'audition: le" seuil d'dtompage ,:
~ voisin de la con~ante de temps propre à l'oreille et, comme
celle--ci, e~ probablement déterminé par les propriétés physiolo-
giques des organes de l'audition. Q!!and l'onde seco11daircprovo-
quée par les réflexions sur les murs parvient: à l'auditeur moins
de so ms après l'onde diretl:e, elle peut être considérée comme utile
puisqu 'ellë renforce la pression sonore de l'onde primaire. A vrai
di.te on n'a jamais expliqué ttès clairemeCJt le fait jUe le décalage
en.tre ces deux sons ne soit pas perceptible lorsqu il ~ iméricur
à o,os s; peut-être l'oreille possède-t-elle 12.propriété d'escamoter
l'écho en <ieçà de cette limite ; cc fait expliquc1-ait aussi que les
i .(
~

~
.. :1
petits décalages d'attaque entre les iœtrumcnts d'un m~me groupe '·!

- les cordes par exemple - ne soient pas perçus, et que leur son
: -,· 1

, ..·
global s'établisse par degrés dans le temps, ce qui rendrait plus
vivants le caraaèrc et le timbre des obJets sonores. C esl: sans
doute pour cette raison que le timbre d'un ensemble d'infuuments
dans l'orchestre ~ plus brillant que celui d'un seul d'e.ntre eux.
On peut aussi imaginer que l'attention de l'auditeur se dirige
vers les premiers sons qui lui parviennent di.teékment et se main-
tient pour les sons réfléchis qui suivent à moins de 0,05 s : on
pourrait tenter d'en déduire certaines propril:tés spatiales de
l'orch~e, en particulier ses effets dite8:ionncls 1 • "
L'important est de noter qu'il n'y a pas contradiéüon entre nos
r~marques et les ~périences rapportées par Winckel. Ces e~
nenccs mettent en Jeu le pouvott séparateur temporel de r oreille,
laqueJle cc fond ,, en effet les objets sonores qui se présentent dans
un intervalle de temps inférieur à un vingtième de seconde
(soit dans un" tutti,, où les attaques sont toujours légèrement

!. Op. dl.

%U

kt r zr . C w
SliPS Tf1
, i ::.
,•

SEUILS ET l 'RANSITOIRES

,~.-. -(~,i~·/
~ (licalées, soit lors des réflexions multiples sur les parois de la salle).
Or nos remarqu~s pr~cédentes f~nt état ?e la perc,ep~ion ~e pho,

1··.~-
..,;;
-~ ;--h.'.: 0 ~es ou de p~c~ar1~és dynanu'lues dune âw:ee 1nf~r1eure ~-
cinq_uantcms ; l explication est la sU1vante : dane le premier cas, il
,:.;f-< ,'agJt de ." s~paret " deux évé1;1ementsavec un décalage ~s~t
--~ -··:.(t paur qu'il s01~nt perçus J11Çcess111e"!entet convena~lement 1dent1~
:~~ "·: fiables. Dans _l~~ tre ~as, on per501t en blof deux ~~ements soo?res
.,·..:· .i sans doute mdissoci.ablcs mais dont 1cs qua..ttés respectives
't-- demeurent i:!.ppréciablesdans leur fusion.
~-· · ' Nous serons à même d'apporter des précisions sur ce second
... point au prochain chapitre dans l'étude àes coupures d'attaque, et
' nous verrons alors que l'oreille est capable de qualifier précisément
)a raideur des attaques jusqu'à une durée d'apparition de l'énergie
sonore de cinq ms.

11, IO, SPATIALISA'!'ION .

Il cft intéressant, dans notre perspefüve, d'ouvrit une parenthèse


sur la spatialisation. Elle fait apparaître un nouveau pouvoir d.is-
criminateur qui n'a rien à voir avec les précédents. Pourquoi en
·--: effetavons-nous, à l'oreille nue, une écoute spatiale? L'exglica -
~~ :
,.~= tion la plus simple e$l: celle d'une « différence de marche • des
j 1. '/ ., rayons sonores atteignant les deux oreilles. A ;oo mètres ~r
•,
seconde, en nous plaçant pourtant dans le meilleur des cas, la
cllitanceentre nos deux oreilles de profil n'étant que de 10 cm
environ, cette différence (z.o/~oooo) e..é'tinférieure au millième de
seconde. Un. décalage aussi minime ne sera-t-il pas tout à fait
imperceptible ? Or un auditeur non prévenu localise bien les yeux
fermés, donc en n'utilisant que son audition; l'expérience contra-
dié\:oire, de l'écoute monaurale les yeux fermés, <lonn~ une audi-
tion au relief Bou ou nul, où toute direéüon et toute di~ce
sont brouillées. O.n doit peut-être alors admettre l'exiftencc d'un
pouvoir discriminateur particulier - non plus de l'oreille toute-
fois, mais de l'audition dans son ensemble.
Cependant, certaines expériences montrent que la spatialisa-
tion n'~ pas, en dépit des comtatations précédentes, un phéno-
mène simple. Citons par exemple une expérience réalisée par
M. Haas et qui met surtout en relief le rôle joué par la vision dans
l'c,rientation de l'écoute. On place, côte à côte, un orateur et un
;•

LE SIGNAL PHYSIQUE ET L'OBJET MUSICAL ·,


:s.
haut -parleur qui " double " ceiui-ci. L'aucli eur ne remarque pas
la pré~ence du haut-pa~leur, ~ême rtglé 10 dB au-d~sus du niveau ~~
·i~..
,_ ,
du disc~urs prononce en direét ½>rsque, e~smt~, on éloigne
progressivement le haut-parleur de l orateur, 1auditeu.r continue ~ ; . ' •.
à ne s'apercevoir de rien, jusqu'à ce que le décalage entre les deux
sources ait atteint le seuil du 1/2.0 de seconde . Jusqu' alors les
sons retransmis par le haut-parleur venaient « noutrir " une
écoute, qui, guidée par la vue, se centrait entièrement sur l'orateur.
On sait, par ailleurs, que les ~udios de radiodiffusion sont . ;•
s~cialement " amortis ", de sorte qu'un excellent ~udio d'enre- _;\.
g1~rement ne con~tue pas forcément une bonne salle de concert
(cf. § 3,7). C~ qu'il a fallu con~ater qu'un même orchefüe, en-
tendu en direél:, puis à travers une chaîne d'écoute microphonique
se _présentait différemment : retransmis, le son e~ plus brouillé'
moins di~inél:, que le son entendu en direét. Ici, beaucoup plu;
qne k " complexe audio --visud », c'est l'écoute bimmrale. seule
qui semble être en cause. Dan s la salle, l'auditeur entendait à la
fois des sons en provenance direll:e de la source instr umentale,
et la réverbération de c.eux-ci, qui, réfléchis par la salle, lui parve-
naient de toutes part s. Il pou vait ioc:aliset les prerr.iiets, faisant
la différence entre les deux " images " de chaque oreille; quant
aux sons réverbérés, ils venaient " nourrir " cette écoute par un
r , phénomène analogue à celui que nous avon s décrit dans l'expé-
·., rience précédente. A la r2dio, par contre, il n'entend qu'un mélange
indiscernable de sons clireél:s et réverbérés; la localisation et la :.:
i
hiérarchisation des uns par rapport aux autres ne pouvant plus ·-. ~~
.,.. ~

s'o pérer, la réverbération prend aussitôt plus d'importance.

J J, 1 J. MÉCANISME ET FONCTION.

Nous espérons avoir fait entrevoir au leéleur que l'oreille, en


tant qu'in~ment de perception, délimite un domaine spéci-
fique de données sensibles dont les corrélations avec les grandeurs
physiciennes sont confutables, mais non prévisibles. Le musicien
expérimental, qui manipule cet in~ment (pratiquement, il en
"joue" avec des sons), se doit donc de connaître ses caraél:ériruques
physiques élé~entaires, dont les seuils temporels sont t.u1epartie
unportante. Mais ainsi, au lieu de nous inciter à préciser, par des
expériences de plus en plus fines, la nature de l'oreille en termes
...,.
_- ....---
·· . . ...... ...

3
,.. SEUILS ET TRANSITOIRES

~- .:f'f. .p_hJ.riqms,
notre étude des seufü: n~ms o~~re à cell~, plus gén~rale,
~ •.,;~:.âcs aspe~ temporels de la perceptionaud1ttve: ~u lieu d'~o assiéger
~ ..;•:
r le 111é,~nume, nous c~erchons â comprendre _lécoute comme une
~-~':..
:'~f:opérat10!1de préhension ~~ la durée, et en visons par conséquent
} ·:.;;:r_'.
les Jonllronstemporellesorz,gmales.
,·. ~-·
,~ ~1 ·"1
·'/'i-:!;~
"\"\.
.··'.'
·
-~: ~\

.9._ .
XII

ANAMORPHOSES TEMPORELLES I :
TIMBRES ET DYNAMIQUES

I 2, I . LA LOCALISATION DU TEMPS.

C'eS'tcertes par l'oreille en tant qu'o rgane mécanique que passe


l'infotmation sonore. Mais les élaborations qui préparent cette
information et lui font suite au rùveau supérieur échappent à
nos recon~ru& ons et à nos modèles. C'est don c en observari.t et
en décrivant sans parti pris des résultats bruts de la perception
que l'on peut espérer parvenir à une compréhension plus exaae
des phénomènes de l'audition. L'un d'eux, pratiquement inaperçu
jusqu'à ce jour, met direaement en cause notre sentiment du
t~mps : ce qui e~ avant, après. C'eS'tl'approche de ces "localisa-
dons temporelles " que nous proposons dans Je présent chapitre,
développant nos premières expériences de 19571, et mettant ainsi
en évidence une première catégorie d'anamorphoJutemporeUu 1•
Il n'eS't plus question ici de déterminer des seuils temporels.
Le seuil, bien entendu, échappe à tout sentiment de durée : c'est
un " grain de temps ", le plus petit événement temporel percep-
tible, plus ou moins qualifiable. Au contraire, l'évaluation en durée
est le parcours plus ou moins conscient, contrôlé ou inrunél:if,
de ces " tranches de présent " qui ne sont plus des seuils, puis-
1. Dont le premier compte rendu parut dans les G,_,,_, B141t,rde H. ScHEa-
CHBN, n° 17, 1960.
a. Au sens propre, le terme anamorphos,se rapporte à la déformation que subit dam
un nùroir courbe l'image d'un objet par rapport à c;et objet. Nous l'utilisons ici dans
un sens figuré, pour désigner certaines " irrégularités " remarquables, dans le pas·
sage de la vibration physitJtitau son /JITf"
, faisant penser à une espèce de dUormation
psychologique de la " réalité " physique, et dont nous veuons qu'elles traduisent
simplement l'irrédufl ibilité de la percep tionlà la mesure physique. L'11""'11(Wj>l,o
s1
11111~1/11 dt d'une façon générale celle qui :ipparait dans la pen:cptlon du temps.

116
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i .

--·- -

a) Son or~ginal b) Coup,m à c) Coupure à 1 str


JOO 111stC du dibu/ d11dib11t

FIGURE 6 ( paragraphe T2,J)


Ba1hygramn1tsdt coupurepour 11nla , de piano.
a) la pente moyennede la tfyna111iq111
dtsmtdan/t tII conIJa11/t
b tl c) le_s sons co11plsfont tnlmdrt sensiblm1tnlla mê1111
111taq11tq11tle son oril,inal.

·... ·. ·.
î
,.
•,
!'

.· . .: ·. . .· ..
·..
FIGURE 7
( paragrapheI 2,J) .....•'i .
ANAMORPHOSES TEMPORELLES ! TIMBRES ET DYNAMIQUES

qu'elles se fondent, se totalisent dans la proche mémoire, et don-


nent alors cette prise r~ de l'objet que nous nommons forme
1,,,,f!relle, déjà passée encore que presque présente. Entre des
seùils qui n'ont pas de durée, et ces durées qui ne sont pas coœti-
tu~ de points successifs, y aur.iit-il quelque singularité -à attendre
de la perception du tem~s ?
Avouons que nous n y songions guère. Si cela était, tant de
prédécesseurs ne nous en eussent-ils pas prévenus ? Nous serions
toujours aussi naifs sans une expérience décisive que nous avons
faite par hasard, comme il arrive quelquefois. Nous allons en faire
. ~ le récit avant d'en venir à un exposé plus sy~ématique, et nous
\ invitons le Ieaeur à se replacer dans nos propres conditions de
· !
travail, d'ignorance, et meme d'idées toutes faites.
. L'écoute comme la pratique musicales confèrent une importance
prédominante aux attaques des sons. Le témoignage des physi-

- J. ciens va dans le meme sens, on l'a vu d'abondance, à propos des


" phénomènes transitoires ,, qui prêtetaient aux débuts des sons
à la fois leur richesse et leur my~ère . Mais même si nos exercices
d'écoute nous incitaient à remettre en cause l'appréciation de la
durée- .., et nous conduisaienl d'une conc.eption linéaire des espace-

J~1 ments de temps à J•idée que tous les imtants du son ne s'é~ui
viùcot pas dans la dur~. rien ne nous éloignait du schéma bien
cartésien d'une succession d'imtants ; le premier avant le
deuxième, celui-ci avant le troisième. Rien par conséquent ne nou s
:_
I suggérait de chercher l'attaque d'un son ailleurs qu'à ... son début.
C~ do.oc là. que nous la cherchâmes, après tant d'autres.

l IZ, %. DÉBUT DES SONS.

Persuadés donc que les premiers in~nts du son recelaient, liés


aux fameux transitoires, le secret des attaques, donc aussi du
timbre, et, pour le piano, du " toucher " propre aux imttuments,
ou aux virtuoses, nous entreprîmes d'observer des débuts de son
r
à oscillographe. Ainsi furent comparés la phase initiale de sons
de différents types : des sons de pia..rio,et par la suite, d'autres ins-
. truments à vent ou à archet. On s'atte1.;1daità trouver, non pas un
tracé caraaéri~que de la vibration, mais au moins une courbe
J•
\
enveloepe qui eût, par exemple, expliqué la raideur d'attaq_ue
ressentie musicalement. L'expérimentation portait sur les cm-

.1:. 2.17
...
!-: LE SIGNAL PHYSIQUE ET L'OBJET MUSICAL

quante premières millisecondes des sons, ce temps étant pris empi-


riquement comme suffisamment étendu pour que tous les phéno-
mènes transitoires dus à l'établissement du son soient arrivés à
terme.
Notre première constatation fut q•Je les documents obtenus
semb)aient se dérober à l'investigation. Par exemple, deux ,,,; à
vide de violon, d'attaques identiques à )'oreille, joués par le même
instrumentiste, donnaient des oscillogrammes non caraéMristiqucs
(fig. 4a et 4b); même chose pour deux /a 1 exécutés dans les mêmes
conditions (cf. figure 4C et d). Une expérience plus speél:aculaire
consista à demander à ll11 très bon trompettiste d exécuter un stac-
cato dont l'oreille appréciait la rigueur : aucune des huit impul-
sions de cc son ne donna d'oscillogramme semblable aux autres
(figure 5).
~'entendons-nous par " oscillogramme caraél:éristique "?
Celui que l'on obtiendrait dans les conditions suivantes :
a) les échantilloos d'un même objet musical (deux /a 1 de vio-
lon par exemple) donneraient des figures ayant al! moins des traits
com mun s;
b) deux objets musicaux à attaques caraél:éri§tiques (musicales)
différentes donneraient des figures différant elles aussi de façon
caraéléristique.
En fait, l'oscillogramme rendait peut-être compte de certains
aspeél:s des sons étudiés, mais rcltait muet sur le principal. ~e
conclure alors de ces étonnantes confutations ?
Tout d'abord, il faut savoir ce qu'on cherche et ce qu'on espère
comprendre : e~-ce le régime transitoire élefuo-acoufüque de la
chaîne complexe corps sonore-microphone-magnétophone-oscillo-
graphe, ou la perception musicale d'attaque ? Mais surtout, pour-
quoi vouloir détailler à l'intérieur des cinquante premières milli-
secondes et s'efforcer d'y trouver des éléments caraél:érifüques,
alors que précisément les événements situés dans cette tranche
de temps ne sont pas isolés par l'oreille, en raison de son pouvoit
séparateur limité ?
Dans de telles difficultés nous n'étions pas seuls. Bien d'autres
chercheurs officiaient avec infiniment plus de soin et de compé-
tence que nous. Trop peut-être, car ils se limitaient, semble-t-il,
aux sécurités de leur expérimentation. Dayton Miller analysait,
tclate F. Winckel1, les dix premiers harmoniques d'une note de
1. F. W1Nc1uu.,op. rit.

u8
ANAMORPHOSES TEMPORELLES • TLrdBR..ES ET DYN..-.MIQUES

·ano (bien au-delà des premiers insc~nts) se!o11qu 'elle était frap-
~ piano, mezzo forte et forte , et ne trouvait évidemment pas
1~même spelhe ; il concluait don c... au timbre variable, bien
entendu toujours en relation avec les spetl:res.
" Par' contre, nous confie F. Winckel, oo n'a pas encore réussi
à t.rouver une explication satisfaisante de l'influence de l'?.ttaque
ersonnelle de fa touche d'un piano sur l'objet sonore. Nous
~'ignorons pas, bien sûr, qu.e le timbre se modifie selon la force
de l'attaque comme le montrent les spell-res... Une :attaque moyenne
rend Je son plus dur; tandis qu'une attaque puissante donne un
timbre br.illant qui se rapproche de celui des in~ments à vent.
Ceci ne suffit pas à renç:lrecompte des différentes nuances de sono-
rité que le piani~e peut provoquer par des variations secondaires du
coucher; des chercheurs de l'Université de Pennsylvanie (U.S . A.)
ont comparé les spell:res sonores provoqués sur le même piano
par le touchei' d'un piani~e célèbre et par un poids qu'on laisse
tomber sur la touche : les oscillogrammes enregi~rés ne mon-
trent aucune différence 1• ,. .
On voit bien là le point faible de l'ac;ouscique musicale : mesures
et hypothèses problématiques, défaut d'ob servations spécifiques.
On perd ainsi la proie pour l'ombre. Poursuivons notre 1'écit.

1'

IZ,3· LE PIANO COUPt.

Les laboratoires pauvres ont au moins un avantage, celui d'obli-


ger le chercheur à en revenir. aux expériences simples. Conformé-
ment à la méthode expérimentale que nous décrirons plus complète-
ment au chapitre xxm, il nous re~ait le magnétophone et les
ciseaux. Comment se fait-il que nous n'y ayons pas pensé plus tôt,
avant de mettre en train une batterie de mesures délicates sur le
début des sons? Mais parce que, dans notre esprit, l'attaque
était si liée à une LOCALISATION TEMPORELLE, ciue si nous cou-
pions le début des sons, nous étions bien certams de l'éliminer
de notre écoute. C~ donc sans aucune certitude préalable, et
comme on effetlue, par acquit de conscience, une vérification quel-
que peu absurde , que nous avons enregifué une note grave de
piano, et éliminé, en coupant quelque part après quelques dixièmes

, . lbidm,.

2.19
1
1

--
[..,,
LE SIGNAL PHYSIQUE ET L'OBJET MUSICAL

de seconde, ce qui était évidemment le phénomine d'attaque. Au


moment de relire la bande, nous nous attendions à entendre un :-.
son découronné de son début c:araél:éri~quc. Or cc son grave
amputé d'abord de quelques dixièmes de secondes, puis d'un~
demie, voire d'une seconde, reflit11aitintlgralement la note de
piano, Ill/et to11ssu ,aratlèresde timb~e et d' attaq,,e.
Oa pouvait donc conclure déjà, à 1a suite de cette première
expérience, que pour les sons graves de piano la perception d'atta-
que n'~ pas liée à 1aphase d'établissement physique du son, puis-
qu,on peut supprimer le début sans modifier cette attaque. De ce
fait notce approche initiale, qui reposait sur l'étnde des régimes
transitoires, devenait caduque a11 moins dans le rcgifu:e grave du
piano, et risquait de le devenir dans d'autres cas.
Remarquons que ce singulier résulœt, la première surprise
passée, s'explique assez bi~n si l'on_consid_èregue les transitoires ··: ·
'1
de début du son ont précisément lieu à l'intérieur d'une tranche .-~
de temps inférieure ou au plus égale a1l po~voii: séparateur de
l'oreille. Nous avions déjà relevé cette contradiél:ion au chapitre
précédent. La présente vérification nous permet d'écarter défini.
tivement un malentendu tenace. Nous n'avions peut-être pas ~lus
de lumières quant à l'atœque elle-même, mais la voie a suivre
étant tracée, nous répétâmes cette expérience tout d'abord sur
les divers rcg~res du piano, puis sur des sons de divers autres
infu:umcnts. Essayons de donner le détail de ces expériences. ..
En cc qui concerne d'abord le piano, nous con~tâmes que la
perception de la raidnlr d'attaque variait selon l'endroit où la
coupure émit pratiquée : cette raideur était d'aut.ant plus grande
que la coupure était cffeél:uéedans une portion de dynamique
descendante plus inclinée. Dans le cas des notes graves de piano,
le tracé dynamique est sensiblement linéaire, et les coupures peu-
vent en effet être faites largement au-delà des ~nts lnitiaux du
son sans que le caraaère d'attaque (ni le timbre d'ailleurs) en soit
sensibltmcnt modifié : on peut en pratiguc couper jusqu'à une
di~cc d'une seconde du début du son (figure 6). Plus loin, l'at-
taque artüicielle tend à s'adoucir par rapport à l'attaque originale.
Si par contcc on coupe un la, de piano à ~ seconde, ou I sec.,
2
le son devient méconnaissable, il ressemble plus à un son de flûte
qu'à un son de piano. Conformément à la rè$le générale énoncée
ci-dessus, on corut.ate d'ailleurs que Ja dyn.aauqu~ de ce la., assez
raide immédiatement après le début du son, est presque plate à
la fin du son (figure 7).
.uo
;,"I;; "· ,ANAMORPHOSESTEMPORBLLBS: TIMBRES ET DYNAMIQVBS

.rr
it:.'

Les coupures ne modifiant pas l'attaque sont difficiles à réaliser


,'.1'_:·dans l'aigu
du piano , car en raison de la brièveté des sons les écarts
dynamiques sont très ramassés, et à moins de couper très près du
début d~ son{~ peine 50 ms), la pente apr~ !a
coupure.est m_?ins
forte qu'1mmédiatement au début du son ongs.nal, ce qw explique
u'on obtienne alors des attaques adoucies.
q On~ tenté d,étendre cette expérimentation à tous les infuu-
ments donnant des objets de même nature que le piano : attaque-
résonance. Effeéhions donc une coupure sur un son de vibra-
phone, par exemple . Or, m~me lorsque la coupure est issez proche
ëlu début du son, force nous est de con§tater que l'attaque (ainsi
que le timbre) est nettement modifiée. Cette contre-érreuve nous
· · -·- amèneà préciser d'une part notre vocabulaire, de 1autre les li-
'.I mites de notre inv~gation. En effet, avec le piano grave nous
·:f étions dans la situation simple d'une expérimentation sur un son
·l de contenu harmonique stable : les coupures n'affefraient donc que
la raideur de l'attaque (aspea dynamique) mais ne jouaient E
sur le contenu harmonique, puisque celui-ci était con§tant. Il n en
dt pas de même avec le vibraphone : cet instrument, comme d'ail-
leurs nous le remarquions pour la plupart des percussions, donne
une attaque double, où se superposent la vibration de la lame,
qui constitue, semble-t-il, l'essentiel du son, et le choc initial de : 1
la mailloche, qui disparaît rapidement. L'expérience faite en sup- 1 '
primant cette attaque double montre que ce choc bref fait cepen-
ëlant partie de ce qui caraél:érise le vibraphone à la perception, c'est
pourquoi, bien que la coupure ne modifie pas la raide11rd,attaque
(la dynamique du vibraphone est remarquablement linéaire), elle
en modifie 1e timbre. Cette analyse correspond évidemment à un
nouvel entraînement de l'oreille . Aidée de l'expérience des cou-
pures, l'oreille apprend à distinguer, dans une attaque, une rai-
Mllf' et une ,ouln1r.

u,4. L'ATTAQUE CISEAUX.

Une remarque importante s'impose ici, à 1a suite de ces divers


essais: en prattque, nous n'avons fait qu'éliminer, par nos coupures,
le début naturel du son, pour le remplacer dans tous les cas par
un début artificiel d0 aux ciseaux : il faut bien, en effet, que le
son commence quelque part, et l'on ne peut que remplacer

U.J

8
LE SIGNAL PHYSIQUE ET L'OBJET MUSIC AL

un début par un autre. Dans quelle mesure cette " attaque ciseaux "
joue-t-elle un rôle parasite ?
Réglons d'abord une question de terminologie . Appelons " début
du son " le début du signal, matérialisé par la bande , et " attaq11e "
la perceptionlocalisée à l'in§tant initial. Reprenons notre son grave
de piano : dans notre première expérience, nous avons fait dans la
bande des coupures droites . Au même endroit , faisons maintenant
une coupure inclinée à 45 degrés : l'attaque e§t très légèrement
adoucie. Répétons l'expérience sur différentes notes du piano ·
nous con§tatons que, dans tous les cas, les coupures inclin~
donnent des attaques plus douces que les coupures droites. :~
celles-ci sont donc les seules susceptibles de re§tituer, le cas échéao~
(pente convenable de la dynamique), l'attaque percutée du
piano .
Notons encore que, pour le piano comme pour le vibraphon e, une
inclinaison plus ou moins grande de la coupure semble moins
déterminante, pour la perception d'attaque, que la pent e de la dyna- _{
mique du son à l'endroit où l'on pratique la coupure : on dira
que l'effet de l'inclinaison de la coupure e§t de second ordre devant
cdui de la pent e dynamiqu e du son .
Résumons notre acquis à la suite de cette première série d'expé-
riences: :;
- dans le cas du piano grave , les attaques obtenues par
coupures droites sont identiques à l'attaque originale (ainsi que
le timbre d'ailleurs).
- ces coupures donnent, dans le cas du piano médium,
des attaques plus ou moins raides selon que la pente de la dyna-
mique décroissante du son l'e§t elle-même au point où la coupure
clt effeéruée; si l'on coupe très près du début du son, où la pente
clt la même qu'immédiatement au début, on retrouve intégrale-
ment la note originale en raideur d'attaque et aussi en timbre.
- si la coupure clt inclinée, l'attaque semble légèrement
adoucie, mais cet effet e§t du deuxième ordre face au précé-
dent.
- pour les percussions comme le vibraphone, ou les notes
aiguës de piano, pour lcs9uclles il se produit un important change- :··.-
ment de contenu harmoruquc au cours du son (disparition du bruit
dû au choc initial très bref), de telles coupures donnent des sons .;.
dont le timbre e§t modifié, mais les règles précédentes re§tent
valables en ce qui concerne la qualité perçue désormais, après
entraînement , comme étant fa raide11rd'attaque .
Rapprochons ces expériences sur l' " attaque ciseaux " des
2.22.
...
.ANAMORPHOSE S TEMPORELLES : TIMBRE S ET DYNAMIQUE..:.

remarques que nous avons faites à propos dn seuil d'inté gration


de l'oreille (50 ms) : on calcule facilement que la coupure à 450,
•.' dont nous venons de dire qu'elle donnait une attaque plus douce
.,. ue la coupure droite, correspond à un temps d'apparition de
,· ténergie sonore de près de z~ ms .~eu!eme~lt. On pe~t se demander
-·- jusqu'où, au-dessous , du s~~il d 1;ntegratton, l'oreille est enco~e
sensible au temps d appantton d un son : on constate expér1-
roentalement que, de o à 5 millisecondes, l'attaque obtenue par
coupure droite ou légèrement inclinée garde le mé111e cara8:ère
de raideur et donne lieu à une légère sensation de choc (phéno-
:~ mène dû à l'inertie mécanique de l'oreille : cf. § 11,6). Lorsque
le temps d'apparition du son dépasse ) ms, l'attaque s'adoucit
p~ogressivement.

J.Z, 5. COUPURES SUR DES SONS AUTRES


CcUE DES PERCUSSIONS .

Essayons maintenant d'effeétuer des <.oupures sur des sen s


entretenus, et d'apprécier leur importance sur la perception de
ces sons.
On constate par exemple que, pour un son filé de fülte, une cou-
pure droite dénature le timbre, en donnant une attaque explosive
sans commune mesure avec l'attaque originale, alors qu'une cou-
pure inclinée sous un angle important (60°) restitue celle-ci. Mais
une telle manipulation effe8:uée sur un son de fhîte expressif
(avec vibrato) donne un son nettement moins insolite. Sur une
note très brève, elle rend par contre le son méconnaissable.
.•
- A l'opposé, une coupure droite effe8:uée sur un son de
.~ trompette restitue assez bien la sensation de coup de langue qui
~ cara8:éristique de l'attaque des sons de cet instrument; ce résul-
tat ne surprend guère, car on sait que la durée d'apparition d'un
son de trompette e~ très brève; par contre, une coupure inclinée
<tonne une attaque douce qui, dans certains cas (son 6lé dans une
nuance piano), peut rendre la provenance du son équivoque,
voire même opérer de véritables transmutations instrumentales.
.;
On arrive ainsi à " transformer " approximativement un son
médium de trompette en un son de flûte. .
L'importance de l'attaque comme élément d'identification
,, du son avec son timbre ·est donc très variable suivant la nature
des objets délivrés par l'in~rument :
LE SIGNAL PHYSIQUE ET L'OBJET MUS!CAL
'
- pour les sons très brefs, l'attaque joue un rôle décisif ·
elle ~ caraaériruque du timbre, comme dans les percussio~
(cas du piano).
- pour les sons filés, de durée moyenne, l'importance de
l'attaque diminue . L'attention commence à se porter sur le son
en évolution.
- pour les sons entretenus avec vibrato (c'~ le cas habituel) ··
le rôle de l'attaque devient presque négligeable , on peut pense;
qu'alors l'oreille est surtout attachée au déroulement du son qui ,
fixe à chaque in~t son attention .
Des coupures effe&.iées sur des sons de violon ou de hautbois ~
confirment les résultats précédents : on a intérêt, pour étudier 1
l'influence des coupures, à opérer sur des sons filés plutôt brefs : ~
les coupures qui rerutuent les attaques originales doivent être
plus ou moins inclinées suivant ·la raideur de ces attaques elles-
mêmes.
Si enfin on effeél:uedes coupures dans des sons riches et fluél:uants, ...::.
comme un son de gong par exemple, les nouveaux objets ainsi : •;

obtenus pourront être très différents des objets initiaux : la coupure


fait en effet apparaître une partie de l'obj et qui était masquée
par un contenu harmonique initial particulièrement accaparant
pour ]'oreille. Toutefois les raideurs des attaques ciseaux obéissent
à la loi générale qui a été dégagée dans les expériences précédentes .
Et l'oreille " apprend " de même à di~inguer deux qualités :
Je timbredeJ'attaque,fona:ion du contenu harmonique" découvert»
à l'in~t de Ja coupure, et la rai@l(f" toujours liée à la
de l'at1aq11e,
..1· :,
'1.1.,: t

pente dynamique.

u.,6. INTERPRÉTATION GÉNÉRALE DES RÉSULTATS.

Nous avons pris conscience, par le biais des coupures effc&.iécs


dans la bande magnétique, que la perception musicale d'attaque
était en corrélation d'une part avec la dynamiquegénéraledu son,
c'~-à-dire avec l'évolutio11
énergétique,et avec le ,ontenu harmoniq11e
d'autre part.
Une première étape est donc atteinte, puisque ces corrélations
rendent compte au moins de tous les phénomènes de premier
ordre.
:)~
x-·
--
w
,\NAMOllPHOSBS TEMPORELLES ! TIMBRES l!.1' DYNAMIQUES
-, l
!
t;:-'
~~

Nous allons passer en revi1e l'ensemble de ces l'ésultats ~ •1


.
S~- , A

§i:·"'"'ut son possède en général trois amplitude :,


t .., ~es temporelles (ftg"!'eI) :
~·~(- _ une phase d'établi~sement A
globale
'1
''
1
l
~~- · _ une phase d'eotret1en B l
~~- _ une phase d'extinction C l
1
..~·;·
:!'··'
·l
f

'l
i~~- Notons que so~vent, ces trois phases
-~ i: .. :,nt tellement liées les unes aux autres
t:~·.·· · -~l'on éprouve une certaine difficulté A l3 C 1
1
.::~~:,
. •.. )es ~épa~er. Pour les sons à percus· PIG. 8. Pham J.,11a11tiq,,e.1
.., 0 swvie de résonance, la phase B
::-~ .: ._,_:
dNJon e11lre/e1111.
!' ;):·.;-, n'e~ste pas ; As' enchaine ~ectement
;_·,__ :. i C, qw dure plus ou moins long- amplitud e

.
~ i/ ·
-
r .. ·
temps (ftg11re 1).

r- : Nous avons vu que ia perception


glob--.Je

..
f· · musicale d'attague était liée à la ~c-
"··: ··:; turc physique du signal sonore pat une ....,..·
~ ~·-· double corrélation, qui met en jeu
,.. :,.;__d'une part la dynamique générale du A C

r~·
.- : -~ . 100, liée à son hi~oire énergétique, et
d'autre part son contenu harmonique.
PIG. 9. Phasu dy11t111tùpes
de la ptmusion-rlsonançe.

f. : . 1. La dynamique glnéraleentre en jeu par la vitesse d'établisse-


ment du son (phase A), qui nous amène à envisager trois ordres
f de grandeur : .1
- les établissements très rar,ides (durant moins que s à 1 o ms).
dont l'oreille ne peut " suivre • les variations trop promptes;
- les établissements de moyenne durée (de l'ordre de 50 ms);
- et enfin les établissements tr~ longs.
La dynamique générale entre également en jeu, pour les sons
percutés suivis de résonance, pat sa pente décroissante apr~ le "
début du son .

.2. On décrit habituellement le contenu harmonique, sur le


plan physique, en termes de spefue, en se référant à une décompo-
sition en série de Fourier. L'oreille perçoit la plus ou moinsgraode
richesse du son, la répartition des partiels, leur évolution.
us
LE SIGNAL PHYSIQUE ET L'OBJET MUSICAL

Face à ces deux sortes de " varfab!es " physiques, nous trouvons ··
deux types différents de perceptions pour caraétériser l'attaque . ·-:~
- un premier, que nous appelons la raideur de l'attaqu~
en relation avec les phénomènes aynamiques;
- un second, que nous appelons la ,011/e11r de l'attaque,
en relation avec les phénomènes harmoniques.
C.CSdeux perceptions sont en principe indépendantes. Toute-
fois, il ~ fréquent qu'une attaque soit à la fois raide et riche
(choc brutal mettant en jeu un nombre de partiels élevé), ou bien
èfouce et pauvre.
Les lois qui vont suivre portent d'abord sur !es sons entretenus
puis sur les sons percutés suivis de résonance. Dans les de~
cas, elles étudient tôut d'abord la perception de la seule raitk11r
d'attaque, sans tenir compte de sa couleur. Nous parlerons ensuite
,·:i ··.
de la perception globale des attaques : raideur + couleur.
},~
·
.-. •.

u, 7. LOIS DES PERCEPTIONS DES ATTAQUES.

'
i : . •• 1re loi: pour les son.renfrelen111, tk fa;on générale,l'oreille ell sen-
: ~ : 11 sible,~lff q11alifter sa pemplion de la raideurde J'attaque,à la f 4f01l
don/ l lnergiesonoreapparaitdans le 1e111ps (phase A).
Il s'agit ici, remarquons-le, de l'énergie totale et non pas de l'une
ou l'autre des compoS1lntesharmoniques isolées du son.

Plusieurs cas sont possibles :


amplitude amplitude
globale globale
attaques

/ +-identiques~

-
3 ms temps

FIGURE JO.
-
j ms temps

L'IMrgieapparaitdans1111fe,,,psi11/lrie11r
011 lgal à J 111.r:
IO#fts les altaq,,es so11t
J>erfNU an&la 111l/fle
raideur.
u6 '·
/
amplitude amplitude
globale globale

attaques
~ identiques -~

~
,· ---
L.---'l---'----+
40 ms temps 40 ms temps

f{
.,.
FIGURE !I.
L' l11ergieapparait dans 1111temps comprù entre 1o
el fO ms : l'oreille esl sensible,po11rq11aliforsaper-
}~1~
· -:-·
:~ '
te,f_tionde raideNTd 1allaq11e,à la âlU'éeâ'apparition d~
divarsuq11iaççompagnenl
l lnergie,ei 1to11aNXjl11&t11ation.r
'"
..--~ &elle-ci

amplitude
~
globale (son entretenu,
j
de niveau constant)
/
1 I
/
/
I
I
J
-
- \
t
•. 1e
~

t
C
temps
attaque oagma
.
Coupure pratiquée ici
avec une inclinaison
T doMant une durée
d'apparition égale à t.

FIGURE 12.
ù ,011/e,,11
har111oniqt1t
est stable,· dans ,e cas, qt1el
(j1ll soit T el .1i t reste le mime, la ,011pllf'erestilt1tra
1111Ç allaq11eidentique à l'allaqt1eoriginflleen raide11r
et en a111lellf'.

1 ,.
--:
:-.

LE SIGNAL PHYSIQUE ET L'OBJET MUSICAL

1. L'énergieapparaitJans ,m temps de l'ordrede 3 à ro ms. : Dans-:>;,


ce cas, quel que soit le son, la sensation de taideur d'attaque ~ ·
toujours la même : l'oteille n'~ pas à meme de suivre des fronts .::
aussi raides, qui donnent alors une sorte de bruit d'attaque (dû ··
à l'étalement du spefue dans l'oreille) : c'~ un claquement bref,
qui peut disparaître s'il eft masqué par un contenu harmonique
important (par exemple dans le cas de l'attaque d'un archet colo-
phané). Ce claquement ~ plus apparent dans le cas de sons rela.
tivement pauvres (trompette) . Il~ de règle dans toutes les cou. ;_m.
pures artificielles (droites) de bandes (voir figure 7). ·. .. :i;;
ij
2. L 'énergiesonoreapparaitdansNntemps de ro à JO ms environ: ·.
,
Dans ce cas, il sembfe que la raideur cfel'attaque perçue soit liée
uniquement à ce temps d'apparition, et non pas aux fiuéhiations ~f
de détail de cette apparition. Citons par exemple le cas d'un son ."i J
filé de flûte dont la durée d'in~allat1on e~ d'environ 40 ms : on .~ ...
-;~

con~te qu'une coupure dans la bande suivant un angle de 6o


à 70° reproduit assez sensiblement l'attaque de la flûte; or, dans .~.
'i,
ce cas de début " ciseaux ", l'énergie apparaît de façon rigoureu. r:~
sement linéaire, ce qui n,~ pas le cas pour le début naturel : .·,
l'oreille n'e§t donc pas sensible au détail, mais seulement à la durée f~ ..
:~- ,; . .
u 'l>
globale de l'établissement de l'énergie (voir figure 8). :'
De telles expériences peuvent être répétées avec des sons de ··r
i~
-l: • . ~m
}> . violon, de clarinette, etc. {
' De plus, dans les de11xçtJI r et 2, si le ,onten11harmoni<J118dll sonen ·: ~~
,onilant toNt a11long de le11rdllrée,11118,oup11re effetllléesom NIiangle
,onvenahlereflitue intégralement /' attaq11e originale
, aveç son degrétk :~ -
raide11r el sa ,011Je11r. 't:J
En effet, dans l'un et l'autre cas, on peut reproduire la raideur .-~
originale en donnant à la coupure l'angle convenable, et l'on ·:-;:
retrouve par hypothèse le mtme contenu harmonique à n'importe ~j
quel endroit du son. On vérifie cette règle sur des sons bien cons·
tants de flûte ou de violon (voir figure ~). \ ·-'
\i
Toutefois, comme il e§t pratiquement impossible, mtme pour '.~
des sons facilement tenus comme celui de la ft0te, d'obtenir une ,,
comtance rigoureuse du contenu harmonique, parce qu'un exé- .t
cutant laisse toujours se former d'infimes fluéroat1ons,les coupures
donnent toujours de légères différences de couleur par rapport _·::t..··
t
à l'attaque originale. De plus, il e§t bien rare que le début du son, .
surtout s'il e§t rapide (cas 1), ne contienne pas quelque son para- :;'
site éphémère (bruit de clef, coup de langue) ; ces bruits, bien ·.~
que peu apparents en général, font cependant partie intégrante du ./,.
~
:,:1·
.u8 tV
u; u .

j:/ ,ANAMORPHOSESTEMPORELLES ~ TJ.MBMS ET DYNAMIQUES


.' r ,:
.-$
:. tiJDbre caraüérid·~qu1e desdin~rumenésents
et il h~ dthèsonc
rare que l'on
. '-r. . ,ojt v.raiment ans e cas e nos pr tes ypo es .
.. -!.:.
,..
. -~-
.
.. -
~. L'énergiesonoreaf!araft dans 11r1laps de temps biens11pirie11r à
~
10 /fff : cbns ce cas, 1 o~eille e~ ~ mêm_e.de suivre les évolutions
dynamiques et harmoruques à 1 appantton du son; ce résultat
compl~te logiquement les conclusions précédentes . Notons qu'ici
le renne d'attaque o'e~ plus employé que par extrapolation des
as précédents, car il ~ difficile de dire où fuùt l'attl\que et où
commence le ,orpsdu son proprement dit; la notion de raideur
d'attaque n'a plus graod sens, puisque le son émerge progressive-
. ment du silence. La technique des coupures ne nous servira plus
pour étudier le début des sons : elle peut par contre éclairer notre
perception de certains imtants du sou, qui seraient éventuellement
masqués par les in~ants immédiatement précédents, en éliminant
ce~ -ci.
~e loi : po11rles s"n.rà attaqueper.utée<>11 pincée.rllivie dt réso11411çe
,
J'oreiUeelt sen.rible.po11rqualifierJ·a perr.eption de raidellf'd'attaque,
à lafaf011dontl'énergiedisparaitl!lm en,o;-e qu'à ,eUedont eUeapparait.
Comme nous l'avons vu , la ra1deut de l'alt ~que ~ liée en premier
lieu à la pente de la dynanùque descendante immédiatement
aprèsle début du son (naturel ou artificiel), et en second lieu seu-
lement à la pente ascendante correspondant à l'apparition du son.
En principe, on retrouverait ici les trois mécanismes décrits
en 1, z et 3 à propos des sons entretenus; en pratique, lorsqu'une
corde est frarpéc ou pincée, l'énergie s'i~lle aans un temps
tt~s bref, de 1 ordre de 5 à I o ms ; c'est donc une coupure droite
qui pourra re~tituer l'attaque originale, à condition de se placer
en un point où la dynamique descendante a la même pente qu'immé-
diatement après le début du son original. A un endroit où la
penteest plus faible. une coupure produit une attaque plus douce;
de même, une coupure inclinée adoucit l'attaque, mais ce dernier
effet ~ de second ordre.
De plus, et comme plus haut, Ji le cQ11tm11 harmo11it111e ,n ,onf1ant
(,111 du piano danJ le gra11e), 11111coupuredroite danJ 11111parlie dN JQ11
o#la d_ynamifJllt a la mimepente qu'au débutdu son reflilllt intigralement
/'allaq11e originale,atlet .ta raidellf'el .ta ,011/eur.
On peut se demander pourquoi, dans le cas des sons attaque-
résonance, l'oreille ~ plus sensible à la dynamiqu.: descendante
qu'au front ascendant; il est possible que, l'énergie apparaissant
assez brutalement dans tous les cas, la différence la plus sensible
entre les sons se situe au niveau de leur décroissance; l'oreille
LE SIGNAL PHYSIQUE ET L' OBJET MVSICA.L

se borne à prendre livraison, dans la mesure de ses possibilités


d'une énergie qui s'infulle d'un coup mais qui disparaît plus 0 ~ \ _
moins vite. Le va-et-vient de l'énergie e~ d'autant plus signifi. -:à
catif dans sa phase d'extinaion qu'il ~ toujours apparemment -~
le même dans sa phase d'apparition. j_
D'autres chercheurs nous avaient précédés dans cette voie. t
" Karl Stumpf a montré, dit Winckel, qu'un son dont le timbre
et l'intensité sont confunts au cours du temps perd, dans une
certaine mesure, son caraaère, si l'on supprime par un procédé
quelconque l'attaque caraaéri~que .. (coupure au ciseau). II
subsi~e alors, après une attaque brutale dont on peut éyaluct
l'influence, le ,orps même de l'objet sonore dont les caraél:ères
ne varient plus dans le temps 1 • "
Il faudrait se reporter au texte original de Stumpf pour vérifier
la citation. Curieusement, si elle se base sur une expérimentation
semblable à la nôtre , elle montre à quel. point , dans l'esprit de
celui qui la cite, l'attaque d"t liée au début du son .

\~
·-. ~-.. l Z., 8. INCIDENCE DE LA DYNAMIQUE SUR LA PERCEPTION
DES TIMBRES.
~-
~
;:f--

:&l
~~;
Les expériences précédentes nous ont aidés à mieux situer ,;..
l'importance de l'attaque comme élément d'identification du ~
timbre in~rumental. Bien que nous n'ayons pas manqué de noter ·:f
les résultats correspondants, nous voulons en résumer ici les J
conclusions. Nous avons con~até par exemple qu'on pouvait, ·'h'.
ear une attaque exagérément adoucie, transformer un son de piano ..~;
(dans le médium) en un son de tlûte; qu'un son de vibraphone :·s-:
amputé de son début naturel devi~nt méconnaissable ... Autrement :j
dit, pou,r un certain type de sons du moins, l'oreille déduit de ·::
l'attaque les éléments nécessaires à l'identification de l'in~ment. ·..;
Nous avons vu qu'il en clt presque de même pour les sons entre- .:~~
tenus " filés ", brefs ou sans évolution; par contre, l'attaque ;::
devient secondaire comme élément d'identification du timbre ,-:y_
.
lorsque les sons sont affeaés de variations dynamiques ou harmo-
niques au cours de leur durée (vibrato par exemple), et cela d'au-

1. P. WINctœi., ouvrage cité. -~-·


·~ ·
4@1
.;t.

,,, ANAMORPHOSES TEMPORELLE S : TIMBRES ET DYN.-'tMIQUE.S


J'-:
!{fFta.nt l'lus que ces variations s~nt multiples et imprévisibles. 0 11
:Îl~} peut aonc, de façon générale, dire que :
.-4t~
..-
~: :.h~--
-..~..\~ 1• Tout son du type percussion-résonance possède dès l'attaque
n, . .
timbre carauenfuque ;
.~.·
:,l ,. 600

?f.. Tout son soutenu affetté de variations dynamiques oa .har-


2•
... moniques ne sera que secondairement caraél:érisé ~uant à son
, .:~
....
} \j;· timbre par son attaque ; le timbre sera le résultat dun e percep~
' ..
·\---
tion qU1s'élabore tout au long de la dl!rée du son .
,.. _:.. ,·-: On peut encore résumer ces deux p~o~ositions en une seule :
·. · ~- le timbre perçu eSt une synthèse des vauat:J.or,sde contenu barmo-
;~ -:'.J'·. · nique et de l'évoluti?n dynamique ; en partic~lier, il ~ donné
,~ ..· /~;.:
: dès l'attaque lorsque 1e reSte du son découle dtreltement de cette
;'. ·.. - ::: attaque.
\~
-~la\
-
~ - ...,.
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- !· .

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~t ::t:.. ,

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-ii ·
. \
.,

xm .:-«
·
,.
ANAMORPHOSES TEMPORELLES Il :
TIMBRE ET INSTRUMENT

1), 1, TIMBRE D'UN INSTRUMENT BT TIMBRE D'UN OBJBT,

Nous avons maintenu jusqu'ici une lapalissade, la notion de


" timbre d'un imtrument ,,, selon la définition tout empirique
du chapitre II : l'ensemble des caraaères du son qui le réfèrent
à un infuument donné .
Cependant au chapitre précédent nous avons, à plusieurs reprises,
fait allusion au timbre d'1111son sans le rapporter clairement à un
in~ment déterminé, mais plutôt en le considérant comme une
caraélérHtique propre de ce son, perçue pour elle-même. Il cft
temps, en effet, de remarquer que, puisque le musicien dit con~m-
ment : une note bien timbrée, un bon, un mauvais timbre, etc.,
c·~ qu'il ne confond pas deux notions du timbre : l'une relative
à l'infuument, indication de provenance que nous donne l'écoute
ordinaire, dont nous avons parlé au chapitre n, et l'autre rela-
tive à ,hanm du objets fournis par l'in~ment, appréciation des
e.ffetsmusicaux dans les objets eux-mêmes, effets désués par l'écoute
musicale aussi bien que par l'aaivité musicienne. Nous avons
même été plus loin, attachant le mot timbreà un élément de l'objet:
timbre de l'attaque, diftingué de sa raideur.
}
< Mais ainsi défini, le timbre d'un objet n·~ pas autre chose
1 que sa forme et sa matière sonores, sa compl~e description, dans
·Î
les limites des sons que peut produire un inftrumcnt donné,
compte tenu de toutes les variations de fa&ire qu'il permet. Le
mot timbre rapporté à l'objet ne nous apporte donc aucun secours
nouveau dans la description de l'objet en soi, puisqu'il ne fait
que renvoyer à l'analyse la plus subtile des perceptions qualliiées
que l'on en a. S'il nous arnve de parler de li111br1 d'un obje~ ce
2)1
....
.
ANAMOB.PHOSBS
TIWPOI\S.LLES : TIMBRE BT INSTRUMENT

.,'·
seradonc en vertu d'une habitude musicale, et pour retrouver
une expression familière aux musiciens qui sous-entendent son
appartenance à une colleaion bien d6finie d'objets. Il rdte cepen-
dant à mieux comprendre cette dernière utilisation du terme,
.:v- e11 klaitcissant le paradoxe qui veut à la fois que les .inruuments
,. aient "" timbre, et que chaque objet sonore qu'on, en tire ait,
pourtant, sontimbre particulier. 1

I), 1, TIMBRE DES NOTES DU PI.ANO,

Frappons diverses notes du piano et examinons-en les dyna-


miques (figure 15) ainsi que le contenu harmonique. On découvre
alors:
1. Une loi générale des dynamiques : celles-ci sont de plus en plus
raides au fur et à mesure quel' on s'~ève dans la tessiture. Les bathy-
~ grammes des six cordes à vide d'une guitare montreraient une
progression analogue.

1. Plus précisément, des regiftres dynamiques, marqués par


des tracés ré~liers dans le grave, et des tracés flu&iants dans le
m&lium et l aigu (on peut mettre ces Bu&iations en évidence
par des coupures : si r on pratique en effet une coupure en un
endroit plus raide, ou mo10S raide, de la dynamique, l'oreille
ressent immédiatement une attaque plus dure, ou plus molle,
ou mtme progressive si la coupure a lieu dans un creux assez
accusé).

,. Des évolutions harmoniques au cours de la résonance, mises


elles aussi en évidence par des coupures, lesquelles rcftituent des
sons de timbres divers pouvant aller jusqu'à ressembler à de la
Bt\te.
Qgellcs conclusions tirer de ces cxpéricnces sur le timbre des
notes de piano ? Puisque cet imtrumcnt (de m~e que, comme on
peut le supposer, tous les autres imtruments) semble produire
œs notes dont les caraaéri~ques physiques varient en fonél:ion
du rcr_ru:e, comment expliquer qu'il possMe néanmoins une sono-
rit~ d ensemble caraaérutique, bref 1111limhre si clakcment iden-
tifiable?
LE SIGNAL PHYSIQUE ET L'OBJET MUSICAL

S'agi_t-il du condi~onne!Dent _culturel _de l'ore~lle _àdes lutheries


déterminées ? Ou bten exi~e-t-tl des raisons obJeéhves, des " lois ·
du piano " qui rendent effefüvement compte de la perception
d'un timbre tn~mental comtant, ou du moins expliquent et
ju~fient un conditionnement culturel aussi abouti ?

13, 3. NOTION D' INSTRUMENT DE MUSIQUE . LOI DU PIAN O.

,.
\.
La considération simultanée du contenu harmonique et du
profil dynamique de chacune des notes nous met sur la voie.
En effet, cette dynamique e~ d'autant plus raide que la tessiture
~ aiguë, en m~me temps que Ja complexité harmonique ~
d'aut ant plus riche que la tessiture ~ grave . On peut mettre en
lumière ces variations contraires de Ja façon suivante : une mélodie
jouée dans le médium du piano ~ enregifuée sur bande magné-
tique, puis transposée par accélération à ]a double oélave supé-
rieure, et par ralentissement à ]a double oélave inférieure. Ce
faisant, on modifie la raideur dynamique naturelle par un faéteur
..- con~nt (égal ici à 4 ou 1/4), tout en Jaissant inchangée la compo-
sition harmonique relative de chaque note (puisque le spefue
tout entier ~ transposé avec le fondamental) .
On obtient alors un son tout à fait différent de celui du piano
naturel aux m~mes hauteurs : mélodie jouée s11rle pi(1110deux
o&ves plus haut ou deux o&ves plus bas; mais par ailleurs, c•~
un son tout à fait reconnaissab]e, comme s'il prov enait en quelque
sorte d'un nouvel in~ment, qui ~ sim~lement Je " piano trans-
posé ". Comparons le " piano transposé • avec le piano naturel :
on con~ate d'une part que le grave naturel ~ à la fois plus raide
quant à la dynamique, et plus riche harmoniquement que le grave
obtenu par ralenti; d'autre part, que l'aigu naturel ~ à la fois
plus mou et plus pauvre que l'aigu obtenu par accélération. On
remarque enfin que le piano transposé, qui garde con~ntes les
propriétés de la note, ~ insupportable et " disparate ". Ses re~fues
semblent s'opposer, alors que ceux du piano naturel s'équilibrent
et se complètent. On peut donc dire qu'un in~rument comme le
piano, générateur d'une famille d'objets musicaux différents
mais ap~rtenant incont~blement à un m~me type, relève, en
tant qu in~ent, d'une corrélation caraétéri~que entre les
données suivantes :
4?
i ,.:
ANAMORPHOSES TEMPORELLES : TIMBRE ET INSTRUMENT
~!m- l.
I
--:.._
- les dyn~.miques (donc la raideur d'attaque) varient en
fonéoon direae des tessitures,
..
.fi.
~
- la complexité harmonique varie -en fonétion inverse des
tessitures. On pour!ait alo!s ~cri.re, tout ~ fait _symboliquement
~~
-;:_
«: (puisque aucune 101 quantitative ne sauratt régir de telles per-
-~
"' ceptions) :
~-
-~- Raideur dynamique X Richesse harmonique = con~ante,
.,.,..
..:.
expression qui représente cette " loi du piano ,, !lue nous
cherchions pour expliquer la " convenance musicale ' caraa~
ffitique des objets que cet infuument présente à l'oreiUe.

1', 4• EXPÉRIENCES SUR LE TIMBRE DU PIANO :


TRANSMUTATIONS BT FILTRAGES.

On peut vérifier, de façon amusante, ces résultats :

a) Tran111111lalions
:
Imaginons qu'on puisse tirer du piano dans le médium un son
qui soit à la fois plus riche et plus raide que celui donné par l'attaque
ordinaire : il y a des chances, s'il ~ transposé dans Je grave par
ralentissement, que sa richesse harmonique corresponde alors
:J précisément à celle du regifue grave et que sa dynamique, égale-
ment aplatie par la transposition, soit aussi la même que celle
des notes graves. On obtient effefüvement un tel son en attaquant
au plefue une corde médium de piano, ce 9.uidonne évidemment
un objet musical différent de l'objet habituel correspondant à
cette note lorsque la corde ~ frappée. Par contre, par transposi-
tion totale dans le grave, elle e~ fort voisine d'une note frappée
au clavier dans ce regi~re. Ce piano-pledre ressemble d'ailleurs
à une guitare. En opérant sur un son de guitare ralenti, on se rap-
proche de même du piano grave .

.1 b) Filtrage:
1. Prenons un son grave de piano (/0-i,ss Hz). Si, à l'aide d'un
filtre passe-haut, on supprime la zone des aigus, le son devient
rapidement insolite, voue méconnaissable : l'oreille dt donc
~.
~ LB SIGNAL PHYSIQUB ET L'OBJET MUSICAL
..
!.
sensible à la moindre amputation du côté des aigus. Plus P,récisé-
ment, si l'on filtre à fartu de 400 lh, le piano ainsi mutilé n•~
pas recoonai~able. I ne l'est que si on le laisse intacr jusqu'à
1 ooo H2 envuon.
Effe&ions la manipulation inverse : sans toucher aux aigus
cette fois-ci, supprimons une partie des graves : on con~ate que
l'on peut en enlever bien plus que ce que l'on aurait supposé
a priori, sans que l'oreille en soit gênée pour reconnaître le son·
en pratique, la suppression des fréquences graves jusqu'à 200 fu
(ce qui revient à faire disparaître le fondamental et les deux premiers
harmoniques) laisse intaél:e la perception aussi bien de l'origine ·-·
,.,
infuumentale que de la hauteur initiale (voir figure 14).

z. Prenons maintenant un son très aigu (do1, 1 092 Hz). On


con~ate que l'oreille n'~ guèie gênée par un filtrage dans les
fréquences supérieures à celles de la note, à condition toutefois de
ne pas descendre jusqu'à la fréquence fondamentale; un filtrage
d~.ns le grave par contre (ju~e en dessous de la fréquence fon-
damentale) altère profondément la perception du timbre; on
con~ate en pratique qu'il faut laisser au-dessous du son une zone ,.
d'environ trois oél:avessi l'on veut éviter de modifier le son (voir
t · figure 15).
' '. Q!!e conclure de ces expériences sur les filtrages ? Nous avons
évoqué le contenu harmonique des notes de piano naturelles ou
transposées. Nous découvrons ici qu'il y a en fait bien plus, dans
cc contenu, qu'une simple coloration harmonique surajoutée à la
fondamentale. En effet, les sons à fondamental grave ont leur
énergie dans l'aigu, plus qu'à la hauteur du fondamental, et la
réciproque ~ vraie : les aigus, au piano, s'aident de résonances
graves bien plus basses que la fréquence du fondamental; peut-
être ~-ce le choc sourd du marteau qu'élimine ici le filtrage
passe-haut : la note privée de son " coup de poing ", réduite à
sa vibration harmonique, deviendrait par là même méconnais-
sable.
Q.!!oi qu'il en soit, on voit que chaque note de piano occupe,
en réalité, tout un domaine de hauteurs s'étalant vers le haut et
vers le grave, où jouent simultanément des résonances <J.uine
semblent pas liées à la fréquence fondamentale, et un faisceau
harmonique propre à la corde ou aux cordes frappées. Le timbre ·\
de piano ~ donc fondé sur une deuxième corrélation, une
deuxi~me loi, un second invariant, qui pourrait se formuler sym-
boliquement, avec les mêmes réserves que ci-dessus :
%.J6
"
. ,',tj
Zone Zone ,mnsmisc
ulile jusque
,•ers , ooo Hi

}s frc!c.iuencc ,.....+ SS 100 fréquence


(fondament:11) (Hz) (fondamental) (Hz)

2) filuage des aigus : b) liluage des graves :


hau1eur non modihc!c, mais l)Crception non modihée.
timbre méconnaissahle .

J>!ûUIU! 14 .

'Filtrages11r1111e
notegra11t1(J f Hz) •

.\mplitude ~~~ -~
Z.onc 1nnsmise
m ile ~ panic
~ suppr1mécW
)~~~-~ Zone tnnsmisc

de JooHz ~

1 0,1 "--env. 1 lOO fréquence / 10 91 fréquence


(fondamc_nral) (Hz) env. 1 ooo (fondamen1.al) (Hz)

a) filtrage des aigus : b) hhnge des 11:r:ivcs,


hauteur non modilite,mais
perception non modili« .
timbre méconnaissable .

FIGURE IJ•
FiltrageSllf' 1111e110/e aiglli (2 012 Hz.).
----------------------
·-· ... . .. ...
LB SIGNAL PHYSIQUE B'l' L'OBJET MUSICAL

repérageen degré X situation de l'énergie


dans la tessiture = con~nte
ou bien:
hauteur nomina.le X " timbre ., de la note
correspondante = co~te

I ~, j. TIMBRES BT CAUSALITÉS.

On pourrait s'étonner que la justification de la perception d'un


timbre imtrumental, c'~--à-di.re, semble-t-il, d'une simple perma-
nence causale comme nous le disions au début de ce chapitre,
soit l'occ1Sion de développements si détaillés. En effet, l'oreille
ordinaire,habituée à discerner et à qualifier l'~oirc énergétique
des sons, ne confondra en aucun cas un son d'orgue avec un son de
piano, une timbale avec un hautbois. Q!!'y a-t-il donc d'autre dans
la notion de timbre .infuumental ? La qu~o.n en fait, comme nous
l'avons déjà suggéré, n'dl pas simplement de reconnaître un
tuyau d'une corde ou d'une membrane : ne perdons pas de vue,
en effet, que nous parlons d'in~ts de musique et que, par
conséquent, c'dl l'oreille 111,mça/e qui se trouve conccmée en der-
nier ressort. C'cft d'ailleurs elle, bien évidemment, qui a guidé
les luthiers au cours de leur longue évolution. Revenant sur nos '·
.
expériences et réflexions précédentes, nous apercevons, en effet,
que si la perception d'un timbre inftrumental dt bien fondée
sur une permanence causale (une série de cordes métalli<Jues,
toutes mises en vibration par un meme procédé de percussion),
c'dl à une certaine relation de nature 111111i,al, entre les objets
fournis par les diverses cordes qu'elle doit sa qualification propre-
ment musicale, celle qui permet non plus seulement de reconnaître,
mais encore d'apprécier et qualifier tel ou tel timbre particulier.
A la permanence causale (corde frappée) &.i.tpendant une certaine
variation musicale des effets, voulue par le luthier, dosée en fonc-
tion d'exi~ences artiftiqucs, et obtenue mécaniquement par des
moyens divers : doublage ou triplage des cordes dans l'aigu,
filage des cordes graves, couplage et résonance due à la table
d'harmonie, feutrage plus ou moins épais des marteaux, etc.
En particulier, les notes aigu!s sont sfu:ement les plus difficiles à
" rattraper " et on peut paner à leur sujet d'une sorte de " maqui-
--·
'
ANAMORPHOSES 'l'EMPORELLES : TIMBIŒ El ' INS'l'RUMENT

gooonag é " : !e choc est là pour appeler l'attention, faite éme.tg~


··,
",
.. avnamiquem ent la note en qudtion, à laquelle sa valeur en hauteur
0 '~ donnée que faiblement, à peine suffisamment.
Ainsi parven ons-nous, à partir du piano, à un aperçi1 gméral
....
-
. •t de la ootton de timbte instrumental : une variation musicale assou-
plissant et " compensant " une permanence causale. Nous pouvons
alors, à parti.a:de ces résultats, éclairer la discussion déjà entre-
prise au chapitre Ir à prcpos des timbres des sons éle8:roniques
et concrets . Nous étions parvenus à la conclusion que ces timbres
se situent de part et d'autre de l'équilibre réalisé par les .inftruments
traditionnels. En dfet, les sons élefuoniques, calibrés en para-
. m~tres acowtiques, présentent des registres détachés des contin-
gences an~les: qu'~-ce qui nous irrite le plus à leur sujet?
Qge les secrets de fabrication nous en échappent ? On a tôt fait
de s'y faire : il suffit à l'oreille de les classer et les baptiser" sons
élcfuoniques " . Mais ce à quoi elle ne se résout pas, c'~ à ne
pas trouver, entre permanence causale et variation musicale, le
jeu d'équilibre auquel veille une loi de compensation à travers
le r:cgifue, que les luthiers traditionnels ont eu tant de mal à mettre
au point, et que les luthiers modernes pourraient sans doute
s'ingénier à retrouver, s'ils y étaient plus attentifs. En attendant,
les sons élefuoniqucs se si~nalent par un timbre imtrumental
"in~t ", si l'on peut dire. Ains1 le J)Oftulat de permanence-
variation évoqué très généralement au chapitte u trouvc-t-il ici
une explicitation plus précise.
Les sons concrets, quant à eux. présentent la double cara~
riftique, pat rapport à fa notion de timbre imttumental, de relever
en général de causes dispantes d'une part, et d'autre part de ne
pas présenter de qualités aussi &mili~es à l'oreille musicale que
celles de la note de piano par exemple : fotme dynamique et contenu
harmonique. Il semble donc, au départ, difficile de trouver un point
d'application à une éventuelle " compensation " de l'élément causal
par un élément musical, et par conséquent, de définir des regiftres
nettement identi6ables de sons concrets; on retrouve la m~
difficulté que pour les sons élefuoniques : le timbre eft insaisis-
sable.
Dans les deux cas, il n'y a plus que des timbres d'objets, align61
dans l'élefuonique, disparates dans le concret.
Or, les réflexions du précédent chapitre et de celui-ci,consacrées
notamment au piano, nous amènent à diftinguer, dans la percep-
tion du timbre imtrumental, deux fa&urs : la forme dynamique,
pntiquée par l'écoute ordinaire, sensible aux causalités (à l'ancc-
ZJ9
..
LB SIGNAL PHYSIQUE ET L'OBJET MUSICAL

dote énergétique du son) et le contenu et l'évolution harmoniques


perceptions plus particulièrement musicales. Ceci conduirait à un; ·,.:.
1, :
méthode pour " retrouver " des timbres, notamment en ce qui
concerne les sons concrets. Illufuons par une expérience cette
di§tiofüon naturelle entre causalités et ~&ires, et voyons com- \\
ment il eft possible, en écartant des causalités trop voyantes et ·.·-.:
. \
propres à chaque objet, de se rapprocher de la perception des
Stru&res musicales.

I J, 6. CAUSALITÉS ET STRUCTURES HARMONIQUES


ANAMORPHOSES FONCTIONNELLES.

Si nous faisons entendre un son t!ès c!:iargé d'h~rmoniques,


comme celui d'une tringle métallique excitée par Wl archet, puis
un accord de piano qui, tant bien que mal, s'efforce de présenter
une imitation des harmonies complexes de la tige, il y a peu de
chances pour qu'un musicien traditionnel entende dans ce dernier
son autre chose qu'un grossier subterfuge, une " mise en musique"
du premier.
Mais que se passcra-t-il si nous écartons la perception de la
causalité, en supprimant l'attaque par coupure ? Les coupures
franches dans les objets, et les relations nouvelles qui nai.ssent
entre eux du fait de ces coupures, ne sauraient ~tre comprises en
référence aux anamorphoses de localisation examinées au chapitre
précédent. Cc ne sont plus des coupes anatomiques, au niveau
de l'élément, mais des coupes macroscopiques qui séparent des
"articulations du son ". Mais dans ces deux cas, en seénonnant
des objets dans le temps, on crée d'autres objets, et leur contenu
comme leurs relations réciproques peuvent en être fondamentale-
ment changés. Ainsi pouvons-nous comparer un accord de piano
et une ti$e frottée à l'archet, et trouver entre eux certaines rela-
tions, pws des fragments de ces mêmes objets, et découvrir alors
entre ces nouveaux sons des relations surprenantes : c'eft ce
phénom~ne que nous nommons anamorphosefondionneUt.Dans
l'exemple que nous avons choisi, le son de la tige~ ce que nous
appellerons une " grosse note " complexe, dont l'unité causale
~ incontdtable, tandis que sa rédufüon au piano ~ un petit
morceau de musique : on ne peut rapprocher sans préjugé un objet
brut et un fragment de langage. Mau nous allons voir, en inter-

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sec. sc.:c
. sec.
(1) (3) (4) (5) (6) (7)
E : pbau d't11/ulit11
R : pbt1st dt riJ011n1t<t

17 (para_grapbt 14,J)

1
FIGURE
Bal,JJ;~r11n11nu
du'' Jtpl JOflJ" diJJ.Jmélriquu
.

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···-""~

'
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~ ,. ... . - ... ....-... .........
~ ,. ~
,.
i.
ANAMORPP-0S1!.S TEMPORELLES : TZM1'R.E 81 ' iNS 'tlUJMEN'l '
~~::::2.·
venant par des coupures, en ne retenant du " morceau de piano
·:l .~ ·... u
~ ~: que sa résonance finale, non seulement qu'on renouvelle les rela-
:.-· tions fonfüonnelles des objets ainsi fragn1entés, ttws qu'on révèle
une véritable parenté de fttu&re, en place de l'imitation grossière
et anecdotique précédente .
Appelons A l'objet-tige, et "sa " réduaion " au piano. Pour
ne pas nous contenter d'WJe seule expérience, nous comparerons
aussi UJ1 coup d'archet sur une tôle, son B, avec et " œauaion"
au piano b. Coupons ces sons en deux morc:eàu.xA = A 1 + A.,
11= +a1 a., etc.
a1 .,.
A~ (piano)
! (tige)
·/
A a

i>IGUI.Œ l 6.
fonllio1111
ÀNZ111orphoses 1/k1.
r
D ~ bien . entendu que CXJ?érlenœ dont nous parlons doit
se dérouler de façon acousmattque, sur des auditeurs plus ou
moins musiciens, mais moins prévenus que Je leéœur ne vient de
l'ffl'C.
rr•exj>irimçe,· portions ltrmÎlkm.r : relations de ftruéhttes ;
on fera entendre le son Aa suivi du son 11., puis le son Basuivi de b..
On observe ce qui suit :
1. causalité (écoute anecdotique) : l'oreille sent que Aaet B 8
proviennent sans doute de phénomènes acouftiques (et sonores)
analogues, sans pouvoir, d'ailleurs, préciser lesquels, et que, de
même, les sons a 2 et b1 proviennent éUJt aussi d'un m~me phéno-
mène aco\lfflque, sans doute d'un même in~ment (qui, par une
oreille exercée, clt vite identifié comme étant U1l piano);
1. caratlère musical : mais on con~te aussi que l'oreille ~ut
admettre entre ces sons un autre parallélisme qui présente plus
d'intérêt musical que la recherche des causes, à savoir uae cer-
taine parenté de caratlère harmonique. D ne s'agit ici que d'un
rapprochement très $rossier où il ~t de conftater que l'auditeur
perçoit clairement l'mtention qu'on a eue de tapprochet A, de a11,
et Ba de b1 : musicalement le son a 1 ressemble plus au son A.,
et le son b2 à B2 (quoique les provenances soient hétérogœes),
que le son ~ ne ressemble au son Ba ou que le son aa au son b1
(de même pro venance mais de caraaères harmoniques différents).
LE SIGNAL PHYSIQUE ET L'OBJET MUSICAL

2' expirim,e ; portions initiales : masque des §truthues par la


causalité ; les con§tatations précédentes sont corroborées par ce
qui suit. ~'on fasse entendre à présent la portion initiale de ces •.:
quatre sons, qui en indi'lue clairement la provenance infuumco-
tale, et l'on devra convenu qu'il n'y a plus de comparaison musi-
·1
cale possible entre les contenus harmoniques. Toute l'attention . ::
musicale est désormais absorbée par le phénomène de causalité :
la différence entre les origines causales dt si voyante (frottement
d'une tige, et percussion d'un marteau de piano) que l'oreille
néglige tout rapport entre les caraaères liarmoniques. Nous
insi§tons ici sur le caraaè.re psychologique du " masque " que le
phénomène causal impose à l'oreille. On pourrait dire que lorsque
les causalités infuumcntales sont très dissemblables, l'oreille musi-
cale dt aveuglée et devient incapable d'analyse musicale.
3• expérim,e,· iU111tration de J>anamorphose fonllionneUe: attrac-
tion musicale et continuité; dans la mesure où tout l'effort musical
se porte vers une écoute purifiée jusqu'à un certain point de la
causalité, où l'oreille dt mise dans les meilleures concfüions pos~
sibles pour établir des rapports, non d'év~ements, mais de
§truéhu:es, on comprendra l'importance de l'exercice suivant
malgré son caraélère grossier. Utilisons la possibilité que donne
le magnétophone de faire entendre des sons " à l'envers ", et
écoutons alors :
A,. inversé suivi de a, direa
a1 inversé suivi de A,. direa .r
puis
B1 inversé suivi de b8 direa
b1 inversé suivi de B1 direa.
On con§tate que ces permutations con§titucnt des variétés ou
variations au sens musical du terme. Elles sont toutes musicale-
ment intéressantes et différentes, ce qui montre que l'ordre des
éléments, leur inversion, leurs rapprochements apportent des
éléments nouveaux d'information musicale, en fonaion d'une
sorte d'attraaion qui démontre que la parenté §trutturelle observée
est efficace.
Qge conclure de ces cx~riences? Ce que l'on y voit apparaître,
c'e§t que la perception dune relation fooaionnelle n'c§t pas for-
cément liée à celle d'un support causal : on met des sons en corré-
lation musicale simplement à partir de leur contenu harmonique,
en leur donnant la m~me attaque" neutre., (cout'ure ciseaux).
L'attaque anecdotique étant ainsi masquée ou éliminée, un nou-

t
· , I!
:•

,-< ANJ\MOt-PHOSES TEMPORELLES : TIMBRE ET JNS'l'RUMEN'l'

.
; !
veau type de relations musicales va apparaître, un.iquement dépen-
dant des qualités du contenu, de sorte que nous pouvons es~rer
mettre en relation entte eux des sons disparates quant à la pro-
venance et établir ainsi des reg.ifucs d'objets sonores &Ofl'1'8lt.
Cela suffit-il à rccon~tuer un timbre ? Cela ne revient-il pas à la
.,
-· fusion éleél:ronique ? Non plus. Pout retrouver un timbre, il faudra
rééquilibrer du côté d'un invariant évoquant une " ~enté ,. .
Les matériaux concrets, par leur disparate, le nombre de leurs
sources caraaétIBl:iques, permettent, mieux que les sons é!eéb:o-
niques, de façonner de tels timbres, et de faire ainsi apparaître
un " pseudo-imtrument •• dont semblent provenir des colleélions
.d'objets.

I J, 7. CAUSA.LIT! BT MUSIQ!!B.

Ayant ainsi dégagé la notion de timbr, tf 11111slrù tl'objets


à ~ de celle de timbre ~entai, nous sommes à mame
de faire ~uelques remarques sur l'importance de la perception
des causalités dans ia musique. ,:1
t .,
Tout d'abord, dans la mesure où cette perception des causalités 1' -:,
;• .
vise celle d'un timbre imtrumental, et par conséquent se trouve ,,
,!

à la base des flnllltn-esperçues entre objets musicaux, on voit qu'on


ne saurait assez insi.§tersur son rôle enmordial dans toute la musique
traditionnelle. M~e si l'on conS1dère que le compositeur uti-
lise des sons suffisamment a~ts pour éloigner toute anecdote,
il r~ que le mode d'entretien, par exemple, impose à l'oreille
son caradère logique, prévisible, fooaiono.el. C'dt nier l'évidence
que de croire que la musique pute puisse dispenser l'oreille de sa
fonaion la plus essentielle : celle de renseigner l'homme sur les
événements qui surviennent. Nous sommes ici dans le cas des
sons ,lalsi(Jllts,c'dt-à-dire de causalités clairement dé6.nies, cor-
respondant à un acquis de l'oreille (telle lutherie conditionne ainsi
telle civilisation musicale) et se présentant en regi§trcs cataaérisés
par des timbres infuwnentaux déterminés.
Mais d'autre part, la notion de timbre d'11111 slri, d, sou nous
permet de prolonger ces conditions dans le cas de sons quelconques
(en particulier, concrets) : le compositeur expérimental utilisera
en effet, pour garantir la fuu&iration de sa musique, des sons
;m/itie11semenl insolitesdont une oreille nouvellement conditionnée
pourra ne plus exiger de connaître la cause inftrumcntale, mais
dont elle pcrsi~era à rechercher le ,ara/1,relogiqi«.
·.'
.··:-.
..

XlV

TEMPS ET DURÉE

!4, I. UN LONG DÉTOUR.


i
.l

Les objets sonores, contrairement aux objets visuels, exi~ent .,·!


dans la durée et non dans l'espace: leur support physique~ essen-
tiellement un événement énergétique inscrtt dans le temps. Nous
aurions ~ut-être dl'.icommencer nos réflexions sur les liens entre
objet physique et objet musical par cette con~atation d'évidence;
mais nous avons préféré, pour plus de simplicité, suivre la démarche
classique de l'acouruque, où la perception de la durée n'apparut •"j•

que peu à peu comme phénomène spécifique.


Et nous avons commencé précisément, à la suite des aco~-
.. '
~
.i
ciens, par éliminer le temps, problème encombrant, en nous
appliquant à l'étude des sons permanents, c'c~-à-dire des hauteurs
et des spcéttcs. Puis, des sons permanents, nous sommes passés
à la con~idération des limites psychologiques les plus évidentes :
les seuils de la perception (que les physiciens d'ailleurs analysent
en tant que données physiques du sy~ème auditif, et non comme
des charnières entre des domaines perceptifs différents), pour
finalement aboutir à ces " anomalies " apparentes dans le passage
du physique au perceptif, que nous avons nommées anamorpho1es.
Or, cc à quoi nous assi§tons dans ces expériences, c'~ à une
sorte d'élaboration psychologique du temps pbysique, comme nous
allons le voir de plus près dans le présent chapitre. Nous avons
pris un long détour, semble-t-il, pour en venir à des coo~tations 1
dont la découverte ne suppose aucun laboratoire particulier, et }

que chacun peut faire en comparant attentivement les perceptions


de durée de sons divers et les temes physiques correspondants.
C'c§t qu'en fait rien ni personne, 01 dans la musique ni dans la
j

-
_,. ;,
*' .
TIWPS ET DURÉE

physique aéhielles, ne nous les ~uggère : la croyanc<! est en effet


bien enracinée, d'un côté comme de l'autre, qu'il n'y a qu'une
sorte de temps. Pout le physicien, c'e§t clair: le temps~ une.gran-
deur sécable, additive, mesurab!e par le chronomètre. Pour le
musicien, c'e§t presque pareil : une noire vaut deux croches, et
se bat au métronome, le chronomètre musical. Ainsi certains
compositeurs d'aujourd'hui bâtissent-ils leurs partitions avec
}eut décimètre gradué en secondes con~amment à portée de fa
main..•
Pour mettre en évidence la naïveté ou le parti pris de ces convic-
tions, et conformément à la méthode adoptée dans ce livre m
(que contredira peut-être, ou du moins affinera, le livre suivant),
nous mettons encore une fois en regard l'objet physique, matéria-
..,? lisé par la bande de notre magnétophone, et nos perceptions .
.-1
; Nous pouvons, tout en les tenant toujours confrontés étroite-
i ment, faire partir notre interrogation de l'un ou de l'autre pôle
de cette relation. Comparant des objets sonores mesurés par un
certain nombre de centimètres , nous écouterons les ~ruéhires
.... temporelles qu'ils forment alors. A l'inverse , nous pouvons, par-
tant cette fois de l'oreille, rassembler nos expériences musicl,lJes
de l'écoute des durées, et nous efforcer de nùeux comprendre ce
qu'e§t le " temps d'entendre ".
·}:

:..;
-~·
.' 14,2. RYT"tlMES ET DURÉES.

Ce décalage hi~orique et cette lacune expérimentale, que nous


entreprenons ainsi de combler, s'expliquent assez bien quand
on aperçoit que la musique, à l'in~ar de la physique, a consacré
tout son effort culturel à " normaliser " ce qui ne l'était pas
par nature. Il appartenait à notre civilisation, dont la vocation
e§t d'~tuer 1'10tersubjefüvité des pratiques, de dom~quer
une nature sonore vierge en créant des objets comparables.
Les iofuuments ont été conçus à cette fin, tout comme le solfège
traditionnel. .Ainsi deux notions se sont peu à ~u confondues,
qui marquent d'ailleurs un succès de l'homoJaber : les durées
internes des objets obéissent apparemment au même chrono-
mètre que la durée de leurs espacements. Cela n'e§t pas tûable,
sans doute, dans le cas des sons entretenus : ainsi peut-on parler
-------------
--------· ---
. . ··· -··· ..... ....
.....

LE SIGNAL PHYSIQUE ET L'OBJET MUSICAL

de croches et de doubles croches avec une chance de ne pas


trop s'éloigner de la réalité perceptive. Un trait de flOte ou de vio-
lon, un arpège dans le médium du piano, et nous voici attenti&
à la moindre faute rythmique, à la moindre défaillance de l'artifte
sur ce point : qu'il presse, ou ralentisse, qu'il soit nerveux, que son
jeu ne soit pas " perlé ", et nous nous en apercevons aussitôt.
Si l'on s'en teruut là, on aurait vite fait de déclarer que le rythme
cit roi; on le ramènerait, comme on faisait dans le cas des conso-
nances, à une qu~on de rapports simples arithmétiques, qui
rendraient bien compte des combinaisons binaires et ternaires de
la musique traditionnelle. Cependant, il y a lieu de remettre en
jueftion cette équhralence des durées et des espacements lorsqu'il
s agit d'objets moins facilement comparables que ceux 9.ui d'ordi-
naire sont employés dans une intention rytlimique. St, au lieu
d'objets semblables, faits surtout pour ~rqu~r des emplacements,
nous assemblons ou comparons des obJets différemment. chargés
I'·:
.,
· :, .

d'information, le temps métrique s'efface, comme nous allons le l


voir, au profit d'une perception des du.rées en évidente relation
avec le contenu des objets. On aurait pu prévoir ce phénomène,
mais plus malaisément son ampleur : véritablement surprenante,
\ . elle rend pratiquement vain, en musique, le recours au temps mé-
t .•· trique, d~ que les objets sont vigoureusement " formés ", ou
l rt' "
~
s'organisent dans des ftru&ircs temporelles fortement düférenciécs.
Nous allons donc proposer au le&ur une série d'expériences

'
!

••
t.
mettant en lumière le décalage qui se manifefte entre les durées
perçues et les temps physiques lorsque les contenus sonores à
l'intérieur d'un objet (ou d'une ~tfure d'objets, ce qui revient
au même de notre point de vue a&el) sont très disparates.

14,J. EXPÉRŒNCB DES " SEPT SONS DISSYMBTIUQUBS ".

Il s'agit de l'expérience i:éalisécen 19s2, dont nous avons donné .,


un compte rendu dans le n° 17 des Grtlll111111er Blatter. Certes,
les exemples sonores que nous avons proposés vgneraicnt à
~tee plus sim_plcs, susceptibles de se pr~ter à une observation
plus ~tique ; mais cette première expérience a le mérite, ..
f

à nos y~ d·~tte lmtorique et suffisamment significative. A nos


le&urs de la poursuivre.
r
1-
Les sons musicaux traditionnels ne relevant guère que de deux
z.t6
TEMPS ET DURÉE

iypes temporels bien dUtioél:s: le son soutenu et la percussion -


tû<>DAflCC, on s'dt efforcé, pour rdter en pays connu, de réaliser
des sons " composites ", comportant une phase de percussion
allant jusqu'à l'entretien, et une phase de résonance plus ou moins
prolongée. Ces deux parties du son se di~guaient nettement, à la
fois ~r des qualités différentes et par l'évidence de deux faéhires
dillin&s, Aucune équivo__quepossible par conséquent dans l'appré -
ciation des durées respeétives de l'entretien et de la résonance. La
remi~e correspondait, par exemple, au frottement d'un stylet sur
~e tôle, la seconde à la résonance de cette meme tôle li~rée de
l'excitation.
On demandait alors aux auditeurs : comparez, en durée, ces
·deux phases du phénomène. Essayez d'apprécier leur importance
temporelle l'une par rapport à l'autre. Ceci, bien entendu, dans les
conaitlons de l'acousmatique: écoute de la bande enregi~rée, sans
autrerenseignement, et indépendamment de toute mesure chrono -
métrique ou bathygraphique. Notre leéœur pourra se reporter
à la figure 17 pour apercevoir les bathygrammes correspon -
dants,
Les sept sons que nous avions ainsi réunis se divisent en trois
grou~s:
- les sons I et 2. sont des percussions suivies de résonance, :,

- les sons 3, 4 et 5 sont des grincements entretenus (de façon
de plus en plus progressive, mais brève) et suivis de résonances;
- les sons 6 et. 7 sont marqués par des entretiens quasi F,tma-
ncnts, continu pout le son 6, itératif pow: le son 7, et smvis de
œsonance~silcnce. ·
Qu'entendent les observateurs?

1. Pour les deux premiers sons, l'appréciation s'avère difficile:


l'attaque eamt certes importante, de durée inférieure à la réso-
t; nance, mais on ne sent pas de commune mesure.
,!

1. Par contte, pour les sons 3, 4 et j, on peut parler d'une


l-
., commune mesure : les du.rées des phases d' cottetlco sont plus ou
moins équivalentes, semble-t-il, à celles des phases de résonance ;

t
f
3. Pour les sons 6 et 7, les durées d'entretien (continu ou i~ratif)
semblent nettement supérieures aux durées de résonance qui les
f. suivent. ·
f Parallèlement à ces évaluations de la perception, quelle dt en
J.
temps physique la répartition cffeaive des mêmes phases ?
..(,
147
.:.:
k.
·\.
LB SIGNAL PHYSIQUE E"I' L'OBJBl" MUSIC AL
,, ....
1. Pour les deux premiers sons, le phénomène d'attaque ~
·1·t,,-' i
quasi imtantané pour le son I (attaque simple) et pour le son 2 :.. !
(âoublc attaque à intervalle de 40 millisecondcs envir on). Ces sons
durent rcspcfüvement, jusqu'à l'extinfüon des résonances, '
1,5 seconde et 3 secondes envuon. :;:
.2. Pour les sons 3, 4 et h la phase d'entretien dure rcsJ)eaive-
mcnt ZjO ms, %00 ms et 300 ms, tandis que la durée aesSODS
entiers~ de :i,sà 3 secondes.

3. Pour le son 6, la durée de l'entretien est d'environ un tiers de


celle de la résonance; pour le son 7, la durée de la pulsation d'entre-
tien ~ légèrement supérieure à celle de la résonance.

Cette expérience met en rc!ief les résultats suivants :

1. Une attaque dont la durée ~ inférieure au seuil de 50 ms


(atœque simple ou double) n'~ pas vraiment appréciable en durée
par rapport à la résonance.
2. Dès l'apparition d'événements qui se prolongent au-delà
..
\. ,·
du seuil de Rerception, l'oreille apprécie des durées, mais en
1i fonfüon de l tmportance des événements énergéti~ues bien plus
qu'en fonfüon de leur durée métrique. C'~ ainsi quelle consiaère
volontiers comme équivalentes, dans le son 3, des phases qui,
métriquement, sont dans le rapport de 1 / 4 de seconde à 3 secondes,
soit de I à u.
3. A fortiori, on ne s'étonne donc ,pas que, dans les exemples
6 et 7, les deux phases étant dans les rapports de 1/3 et 1, l'oreille
considère que la phase d'entretien ~ bien plus longue que la
phase de résonance.
C'~ ce phénomène de décalage de la durée perçue par rapport
au temps physique que nous nommons anamorphose temps-âllrée.

14,4. DUR.ÉB BT " INFORMATION ".

L'ensemble de ces résultats peut etrcréuni dans une proposition


qui s'énoncerait ainsi :
La dm-1,111,aiça/e
eflfonf#on dir,tk de la dmsitl tfi,ifor111ation.
248
; .
TE.MPS ET DURÉE
,· ....
._
, .é
~ 1:· Remarquons que nous ne pouvons ni <l'ailleurs ne voulons

.. dé6oirces derniers termes avec quelque précision. A quoi bon


:~ ~

: :
parlerde " quantité d'information " en rapport avec une aaivité
·
' \
œus.icale qui échappe à toute mesure, et vouloir la diviser par une
·:":
; . unité de tr.~mpsproblématique ? Nous nous satisferons des mots
" densité d'information " dans un sens analogique, qui suggère
sunplemeo.t alors une quantité relative plus ou moins élevée d'évé-
neD'.lCO.tsénergétiques différenciés (et différenciables) d~s une
phase donnée a•un objet musical donné.
On précisera quelque peu une telle notion aux chapitres typo-
logiques, en relation évidemment avec les variations des qualités
~çues dans l'objet.
<:omment interpréter de tels résultats ? Les courts imtants
d'attaque ou d'entretien fixent doublement l'attention, et par la
présence d'une causalité en aaion (faéture), et parl'ime,<;>rtancedes
..:....
évolutions dont le son e§t le siège (variation): l'oreille e§t ainsi
attelée aussi bien à l'analyse des causes qu'à celle des effets. Dès
que ce premier événement~ fini, l'oreille sent, ou présume, que
tous les caraaères qui se développent par résonance ont déjà
Eréexi~é dans la phase d'entretien . Dan s la première phase, l'effort
â'attention accroit le sentiment de la durée de l'événement dont
la mémoire garde, semble-t-il, une . trace majeure; la seconde
phase n'exige _plus qu'une attention diffuse, la curiosité faiblit : la
tmce en clt bien moins importante .
Pour corroborer les résultats précédents, on s' c~ proposé de
"? . faire entendre, en plus de la série initiale des 7 sons :
J. Leur version ralentie deux fois , pour les 5 premiers;
1. Le début de ces sons, isolé des résonances .
Le disque d•exemples sonores édité par lès soins de Hermann
Scherchen 1 pour accompagner notrecommunicationfaisait entendre ,
aptès les cinq premiers sons ralentis, les débuts des mêmes sons .
coupés à 15o ms pour les 4 premiers, à 300 ms pour le 5e, à près de
,oo ms pour le 68 , à 500 et 15omspourledetnier.Onobservececi:
1. Sons ralmtü: l'oreille, nettement plus à l'aise dans le déchif-
frage des sons que, par ailleurs, elle connaît déjà, va pouvoir
préciser ses jugements (d'autant plus que les densités d'information
présenteront cette fois un moins grand écart entre phase active et
phase passive). On ass~era donc à un phénomène très important.
1. Rsppeloos à cette ocasioo le soutico et les cooaeils que oe cessa de nous pro-
diguerœ Maîtœ et animateurincomparable de la musique cootemporaioe.
LE SIGNAL PHYSIQUE ET L ' Oi3Jë1" MUSICAL

Il correspond une fois encore, à l' " éducation musicale " de


l'oreille, et, en méthode expérimentale , à l'adaptation de l'observa-
teu r à la chose observée .

.i . Sonsfragmentés: il est très intéressant de remarquer que, malgré


ces importantes mutilations, les " têtes coupées " de ces sons gar-
dent pour l'oreille des caraétériStiques musicales presque sembla-
bles à celles des sons originaux. Des fragments 4, 5 et 6, on perçoit
bien. qu'ils sont désormais sans prolongement ni résonance .
cependant, comme il a été conservé la phase la plus typique, l' oreill~
en prend son parti assez vite, se remémorant peut-être d'elle-même
l'effet d'une résonance qui compte peu. Seuls le 6e et le 7e son
ont perdu leur sens en 250 ms. Illeur faut les 500 ms initiales pour
garder leur rythme caraétériStique.
On voit donc à quel point les appréciations de l'oreille portent
sur un.e certaine qualité des événements qui n'e§t pas forcément
inscrite dans la durée physique : elle fait bon marché de cette
durée pourvu qu'il en reste suffisamment pour lui permettre de
reconnaître les objets considérés .

14,S• LE SON A L'ENVERS.

L'incidence des densités d'information sur la perception des durées


laisse prévoir qu'un son présenté " à l'endto1t " et " à l'envers "
pourra être apprécié très différemment dans ses dimensions tem-
porelles. Dans le prenùer cas en effet, après un début où toute
l'info.:mation semble avoir été fournie, l'oreille décroche et s' "en-
nuie ", alors que pour l'inverse de ce même son (qui commence
cette fois par la résonance) elle s'éveille progressivement et attend
le dénouement dans une sorte de " suspense ".
Lessons à l'envers présentent deux ou trois caraétériruques nota-
bles tenant au fait que, dans de tels sons, tout n'cSt pas donné d'un
seul coup comme dans une attaque dircéte ; en quelque sorte,
les effets viennent avant les causes. En conséquence :

1. La densité d'informati<m efl mitNX répartie. L'attention peut


être plus soutenue et plus progressive. L'objet se montre d'ail-
leurs sous un meilleur angle (de ce point de vue particulier, qui
n'a rien à voir avec l'agrément) .

.iso
J.
.. TEMPS ET DURÉE

a. L'éto11feefl p/111abf!raite : les caraél:ères musicaux du son,


aussi bien dans la phase de résonance que dans la phase d'attaque
ou d'entretien, sont plus clairement perçus, car l'attention ~
plus soutenue puis~uc l'identification du son (par la faél:ure) lui
échappe : il s'agit d une sorte de " ttav~ ", d'un voile acousma-
tique sur les sons : l'envers tend à masquer l'endroit.
;. Mais, malheureusement, de tels sons sont insoliteset iUo-
giq11ts
. Non seulement la causalité infuumentale des sons inverses
khappe en général à l'oreille, mais elle y reconnaît aussitôt le
Erocéaé : il lui est difficile, sauf entraînement spécial, de référer
ac tels sons aux causalités dont elle a l'habitude, et d'autre part,
elle est dérangée, voire scandalisée, par un emploi des sons " contre
nature ". (Par scandale, nous n'entendons pas une réac9:iondthé-
tique, mais une répugnance naturelle de l'oreille à admettre un
phénomène énergétique non amorti ou dont l'entretien" explose.,
systématiquement au bout d'un certain temps.)
Cc caraél:èreinsolite a une très grande importance en musique
expérimentale. On peut dire de lui qu'il est à la fois le piment et
le d~nger d'une nouvelle musicalité. On vient de voir comment,
sur le plan sensoriel, il peut affiner une écoute, mais c'est au prix
d'une sensation choquante.

14, 6. SYMÉTRIE ET DISSYMÉTRIE TEMPORE!.LBS :


ASPECTS DE L'ANAMORPHOSE TEMPORELLE.

Cette expérience attire notre attention sur trois sortes de cor-


rélations :
a) Revenons à la qucltion posée concernant l'appréciation des
durées : un son inverse sera-t-il plus court ou plus long que le
~me en direa ? On pourra en juger sur trois exemples sonores.
On entendra d'abord le son I de la première série et son inverse,
puis le son : et son inverse. Les observateurs pourront faire sur
ce son les m~mes remarques que précédemment : si insolite soit
leur «oute, l'attention y est mieux répartie et l'oreille se sent
capable de mieux élucider le phénomène d'attaque lorsqu'il arrive
en queue. En particulier, l'oreille perçoit mieux sinon l'attaque
elle-même, du moins cc que l'attaque masquait lorsqu'elle était

:51
l. 9
.i
,...
LB SIGNAL PHYSIQUE ET L'OBJE.T MUSICAL .·....
.
en t~te, à savoir le contenu harmonique. Q!!ant à la queftion de
savoir si le son inverse paraît plus long ou plus court , elle pro-
v~u e des réponses très variées, parfois contradiaoires. Aux uns
le ' suspense ., f.ùt trouver le temps long, aux autres il l'occupe
et le raccourcit. L'important ~ de comtater que le trajet de l'écoute ·-·
ne s' dfeétue ~ à la ~me vitesse ni de 12.même façon, dans le
son direét et dans le son inverse. Nous entendons par trajet la
conscience que nous prenons de parcourir la durée du son de fuçon
c-.araéMristique.
Le troisième exemple sonore de cette série ~ encore plus inté-
ressant : en version dire8:e, il fait entendre difunélement deux
phases (entretien-résonance) ; en version inverse, le passage de
la résonance à l'entretien paraît continu. On ne dirun~ue plus
les deux phases. L'inversion des parcours transforme l' obJet com-
posite en un objet mieux fondu.

b) Continu et discontinu d'un ensemble d'objets par inver-


sion : le pMnomène signalé dans l'exemple ci-dessus apparaît
de façon remarquable lors de l'écoute inverse des sept objets à la
suite : les trois remarques précédent es jouent ici sur l'ensemble.
Q!!el que soit en effet le caraaère regrettablement insolite des
sept sons inversés, on observe que l'attention e$'t plus soutenue et
qu' en particulier , n'étant plus hachée par le masque des attaques
et le peu d 'intérêt des résonances, elle se répartit non seulement
le lon'1_des objets, mais tout au Ion$ de la série entière des objets : au
lieu d une succession de sept obJets discontinus séparés par des
silences, nous entendons désormais une 1éq11en&e de sept objets
musicaux reliés les uns avec les autres. On avait déjà remarqué
que l'écoute de chacun des objets inverses était plus subtile, plus
abfüaite en un sens, que celle des objets direéts; de plus, Jes con-
tenus harmoniques des objets, mieux perçus en eux-mêmes, se met-
~t en valeur réciproquement. Corrélativement, c.es sept objets
apparaissent liés entre eux, les intermédiaires n'étant pfus sentis
comme des silences mais bien comme des enchaînements.

,) Recherched 1objets symétriques: : .


Les expériences précédentes ont été conduites avec un matériel
sonore fortement i:lissyméttique. Si l'on cherche au contraire à
comtruirc des sons symétriques sur le plan de la durée musicale,
on ne s'étonnera pas que cette symétrie musicale doive être recher-
chée en dehors de toute égalité métrique, et en tenant compte des
différents phénomènes évoqués plus haut, où interviennent la densité
.. TEMPS E'I' DUW

d'information et sa répartition ou, en d'autres termes, l'équilibre


entre causalité et insolite, infortnttion et redondance .

Rassemblons malnte11ant les diver9ts expétlcnces que nous


af'ons décrites jusqu'ici, dans les précédent$ chapitrés et dàns
celui-ci, afin de donner un aperçu génétal sut la qucftion de la
pcrct1>tion des d'Utées.
1. Dâns i>expérlenœ dt$ seuils retnpotels, nous a-von11 "1 que
l'oreille ne peut saisir dans son détail Cé qui lui dt donné dans un
temps ttop court : ellè ne ~rçoit qu'un ~énement unique. Si
ta durée de l'objet sonore $ atc:toît et si d'-autre patt on lalsse à
l'oreille un temps de sileoce (pout hl réflexion, si l"on peut dite),
elle intègre, se rarpelle, comptettd C!equ•elJ~a\'ait été trop s,uptise
~ur analyser. D un point de we musical, il s'agit ici d une ttglt
ac bon sens : ne pas donner beaucoup d'lnfo.tmations à l'oreille
saos le temps correspondartt de la " digdtl.on ••. On aboutit tinsi
Al'idée du temps fr~.aionn~, de " prises de durée " s1.1ccenlves-
bref, d'un temps discontinu de l'écoute.
.-·:;. 1. L'txf)érienœ des attttnotphoses . tettt'otte l'indication pté-
ddente: f'attention de l'oreillë apparaît tonœnttée sur les inftants
oà Pexplicationénergétique, et en général les 'V'àrlttlottscaraaé-
~ques de Pobjet, sont ratrta$~CS: par exemple si c·e~ tu début
du son, comme dans le cas dû pfano,l'attaque tnobilist l'àttention
aux dépens de la tésottartce qui '\Tade soi .., L' eq,érieoce des sons
à 1•cnvets eotrobôte Cd réswtâ~. Dans les deux cu, on voit à
~ point 1•orcille à hlquelle on donne ou on 8upprltne l'infor-
mttlon causale to.ncetoant l'objet écouté, diftmite ou 8oucleuse
des stru&ues proptemebt musicales, s'inStille dans dts durées
düférentes et chacune originale, sans lien dltea avec le temps
physique.
Ce~dant nous n'avons écouté jusqu'ici que des obje~ brefs
. :: ·.
ou de durée moyenne . N'y a-t-il pas un moment o~ l'oreille lâche
prise dans le temps, lorsque aucun fraéüonne~nt de fait n'arti-
cule son aaivité volontiers discontinue, et .t.lcse met-elle pl$ alors
l écouter autrement ?
.,.,..
LE SIGNAL PHYSIQUE ET L'OBJET MUSICAL ..
·,:
Ainsi posée, la question nous amène à réordonner ce que nous ·t
savons dans une perspeélive globale :

a) Il cxi§te une zone temporelle moyenne, variable en fonélion


r
de la nature de objet, où cdui-ci se Jaisse écouter de façon optimum.
L'écoute qualifiée du musicien s'y déploie alors au mieux . L'oreille
~ sensibfe à la forme d'ensemble de l'objet, qu'elle perçoit en
bloc, sans s'attacher forcément à en apprécier la durée ; d'autre ?
part, elle en saisit les proportions internes, les détails si2t}ificatifs.
Si un objet répondant à cette description, situé à l'écart cfe la durée
enquelque sorte puisque celle-ci n'apparait pas comme une valeur '
\
primordiale de la perception, cl! accéléré au magnétophone, il
donnera une impression de densité plus grande, mais on se.ramoins
à l'aise dans l'écoute, manquant de temps pour analyser l'objet '•.
jusqu'en ses détails. Ralenti par contre, l'objet se présente comme
sous une loupe et on en perd la " vision générale ", dont on peut
dire qu'elle échappe à l'écran sonore temporel comme une projec-
tion lumineuse qui serait plus grande que l'écran de projeétion.
En résumé, dans certaines limites temporelles l'oreille ~ spon ~
taoément sensible à une fol'me plus ou moins équilibrée, et à un
contenu plus ou moins net dont la trace s'inscrit commodément
dans une zone aisée de mémorisation, laquelle dépend bien entendu
de la mture des objets. Dans cette zone, la curiosité naturelle de
l'oreille n'~ pas tournée vers l'évaluation des durées de l'objet.

b) Par contre des objets démesurément longs, m!me bien


formés, ne pourront plus être saisis dans leur ensemble par
l'oreille, qui n'aura que la ressource de les suivre point par point
au fur et à mesure de leur durée, tout comme l'œil suit un mobile
qui se déplace; ou encore, tout comme l'écran lumineux .isole
une partie de la projcélion trop grande pour lui, une sorte d'écran
auditif découpe le son en" tranches", en portions assimilables.
Du point de vue de la durée perçue, les sons longs s' échelon-
nent entre deux extremes : ou bien trop semblables à eux-memes,
ils lassent l'oreille qui reconnaît vite qu'elle n'a plus rien à en
apt>rcndrc, et le temps prend pour elle l'aspea de l'attente indé-
finie, son attention cesse. Ou bien, trop chargés d'information,
ils obligent l'oreille à se mobiliser à chaque in~nt, en ne lui lais-
sant aucun temps d'intégration, de repos, de récapitulation : la
duœe perçue correspond alors à un essoufflement symétrique de
l'attention : c'~ du bruit.
De toute façon, ni dans l'un ni dans l'autre cas n'apparait de
. 1"

Tl \ 1PS J T 1)111\~I

forme caraaéristi.que du son démesurément long. On remarque


que la musique classique met en œuvre simultanément des objets
qui tiennent dans le cadre temporel de l'oreille (des notes <JW se
dessinent nettement en tant qu'.tndividualités sonores déteraunées)
et des objets longs, des " tenues ". Ces tenues, évoluant peu, sont
suivies avec une attention moindre ou moins précise, sans appré-
ciation de leur forme ; elles servent de support ou d'enchaînement
à d'autres objets formés.

,) A l'opposé, on trouve les sons brefs, que l'anamorphose


temporelle qui nous e§t naturelle localise à leur début. L'oreille
n'en appréhende déjà plus la forme, trop vite dessinée pour pou-
voir être perçue, à moins que leur contenu général ne soit caraaé-
ri~que, déterminé en effet par les conditions initiales. Ce sont
ces conditions (pentes dynamiques) qui sont retenues par l'oreillf!,
et elle néglige le re§te.

tT)Remarquons que les objets brefs dont nous parlons sont


bien au-delà des seuils temporels de différenciation de l'oreille.
Pour les sons extrêmement brefs, p.onlh1els, il n'y a pas, dans la
perception, de durée appréciable pat rapport à celle d'objets formés,
d'objets longs, et même d'objets brefs.
En résumé, le " temps d'entendre " se présente sous trois
aspe& caraétér~ques (non com~ris celui des seuils qui n'inté -
resse guère la musique). L'un cons1fte à suivre l'objet dans sa durée,
sans perdre la perception du temps qui passe, comme un mobile
en mouvement, dont la position e§t évaluée à chaiue in§tant.
L'autre consi~e à percevoir une forme générale de l objet dans
un écran temporel de mémorisation optimale. Le troisième cons~e
à reporter cette forme sur l'inftant initial par une perception qua-
lifiée de l'attaque.
L'oreille se présente alors comme un appareil intégrant le temps
de trois façons différentes, autour de cette durée de mémorisation
optimale, laquelle dépend bien entendu dans une large mesure
de la forme même àe l'objet, de la nature de l'information qu'il
apporte, et du conditionnemc.ot de l'oreille.
Un esprit porté au symbolisme ou aux analogies mathématiques
pourrait résumer ce triple fonénonnement de l'oreille en disant
que, selon le cas, l'oreille intègre la fonlli.on énergéti9.ue /(t),
ou bien la parcourt, ou enfin n'en retient que les données rnitiales.

255
..
,·.''

14, 8. LES DURÉES MUSICALES.

Mieux éclairés à présent sur les relations entre le temps physique ....
et la durée perçue, examinons les usages de la musique classique
et les possibilités de la musique expérimentale . '
Voyons comment ]a musique traditionnelle a pu, à fa rigueur
confondre durée et espacement des objets . Voyons, en revanche'
combien la musique contemporaine ne peut en faire autant. '
On peut dire, en effet, que la musique traditionnelle emploie
de préférence : ~}
\,

Des sons bien entretenus, à dynamique plate ou lazgement


1. '
::.
profilée; '
i
,·.
De s percussions " nourries» qu 'on s'~ efforcé d'équilibrer
:i
(pro~rès du piano, de la harpe, etc.) en utilisant des tables d' har-
morue afin de rapprocher, dans une certaine mesure, la valeur ..
,
des " pentes " d'extinfüoo des vibrations.
On se trouve alors druls les deux cas extrêmes : sons tenus perçus
à chaque in~t, et percussions rapportées à leur début et à leurs
" pentes ».
Pour les sons entretenus, par définition, les valeurs temporelles -~~
d'entretien peuvent être alignées suc les espacements (la valeur :•
d'une blanche du violon ~ égale à la valeur du silence corres-
pondant).
Pour les sons de percussion, si l'on admet que les rentes sont
relativement parallèles dans telle ou telle partie du regt~re, seules
comptent les valeurs d'espacement; on s'habitue d'autre part
à ce que les objets aient des durées qui varient d'un regi~re à l'autre,
quitte à utiliser les étouffoirs pour éteindre les résonances trop
longues.
Ainsi a-t-on pu, par bien des artifices de lutherie, adapter les
durées psychologiques à un temps quasi métrique.
~·arrive-t-il dans une " musique généralisée " ou expérimen-
tale, sui s'efforce d'utiliser des objets de formes et d'évolutions
très différentes ? Les temps peuvent être masqués par des durées
perçues très variables, dont aucun artifice de lutherie ni d'exécu -
tion ne prévoit, bien évidemment, la compensation. Les composi-
~j 6
-- ··--,

TEMPS ET DURÉE

rions échapperont d~nc, en g~nér2l, à la mesure 1;1étrique-·- sauf


parti pris au compositeur, qw ~ en tout cas runique responsable
âe l'agencement temporel de ses objets. En gros, on peut dire
qu'il opérera une discrimination inftinélivc en opposant les uns
aux autres ou en valorisant les uns par ies autres, les trois
types d'objets correspondant aux trois " temps d'entendre,, de
l'oreille :
a) Des sens largement évoluants, où l'oreille escappelée à
une écoute linéai.:e progress~mt régulièrement dans le temps, en
fonétion de l'information musicale limitée qu'on lui propose ;
b) des sons de " bonne forme ", où jouent à plein les balan-
cements de durée entre les diverses phases de l'objet ; ces rela-
tions, échappant à toute métrique, s'appuieront notamment sur
.•
<"· la dissymétrie dynamique des objets, en particulier sur des oppo-
' sitions ou des analogies entre les modes d'e.ntretien ;
ç) des sons de percussion brefs enfin_, ou des impulsions arti-
t Ie r:araaè .ce insolite plus encore
ficielles, quasi ponB:ue!les, dor.:.
que la pente dynamique marquera l' " impa& ". De telles impui-
·"
, sions obligeront l'oreille à les " intégrer " dans les inftants qui
les suivent, et seront donc susceptibles de masquer psychologi-
quement les sons qui les suivent de trop prè.s, ou d'être masqué~.s
.,
., par ceux-ci, selon le cas.

14,9. DURtf. ET INFORMATION.

Si l'on tenait absolument à établir une mesure de l'information


musicale, comment devrait-elle se relier à la perception des durées ?
Par le biais des variations de valeur qui semblent bien con~tuer
le " musical ,. proprement dit de tout agencement sonore ? Pas:
celui de la causalité, gui n'~ point propre à la musique, mais qui
détermine l'appréciatton des durées, en raison de la vigilance de
l'oreille, toujours occupée à expliquer ce qu'elle a entendu ou à
prévoir ce qu'elle va entendre? L'exemple des sept sons entendus
à l'endroit comme une succession et à l'envers comme une conti-
nuité, nous a offert de cette alternative une illufuation frappante.
Il ne suffirait donc pas de~conclure ce chapitre sur l'idée que la
durée des objets ~ liée à leur forme, dans une perception struc-
..
LE SIGNAL PHYSIQUE ET L'OBJET MUSICAL .-~-
.,..
.., ··~,
turée . Il faut encore ajouter que, l'écoute ordinaire r~ant vigilante
au sein même de la composition musicale la plus abfuaite, l'oreille vj.
vca le temps d.: l'œuvre en termes de" suspenses " ou de dénoue.
ments d'énigmes ou d'évidences. Elle ne prête jamais aux sons une
attention impartiale parce qu'elle n'~ jamais passive: elle prend
connaissance non point de quelque chose qui se débiterait au mètre
ou à la seconde, mais de divers événements qui lui sont proposés.
L'événement se déroule·t·il conformément à ce que son expé-
rience éf!ergétiqu _e lui a appris, elle ne s'intéresse 9u'au prologue,
et cette information donune toute la durée. Se deroule+il d'une
manière déconcertante, comme c' ~ le cas pour le son à l'envers
et elle répugnera à accueillir l'absurde. Le secret e~ alors de ]~
maintenir sans la violer, con~amment attentive, jusqu'à l'épilogue.

. ..
.......
l
UVRE. IV

OBJETS ET STRUC'fTJRES

-:

.-
..~.·
'
'

._;
XV

RÉDUCTION A L'OBJET

15, 1. DE L'EXPÉRIENCE A L'EXPLICITATION .


:
Depuis le début de cet. ouvrage, i.lous imposons ·à notre letl:eur
un apprentiss~ge qui n'eSt pas sans rappoxt avec celui des langues
étrangères : nous avons employé des termes essentiels comme
objet .sonor cal, ftrufblrtJ>etc., sans en définir précisément
e. objet m111i
le sens, lui laissant le soin de s·en faire progressivement une idée·
d'après les divers contextes où ces termes étaient employés.
Tout au plus les avons-nous définis de manière pdvative :
l'objet sonore, comme dirun8: des signaux et des signes ; l'objet
musical, au moins provisoirement, comme diftina de l'objet
sonore (bien qu'il soit impossible, d'après leur provenance ou
•• leurs propriétés intrinsèques, de tracer une frontière entre les
sons qui seraient musicaux et ceux q·ui ne le seraient point).
Ces indications pouvaient suffire à écarter les premiers malen-
tendus, autrement presque inévitables. Mais, au point où nous en
sommes, il eSt devenu nécessaire de savoir, positivement cette
fois, de quoi nous parlons. Nous allons consacrer sept chapitres
à cet effort d'expliatation, de définition de notre domaine et de
notre méthode, le présent chapitre devant commencer par préciser
ce qu'est la réduaion à l'objet sonore.
Avouons-le : au bout de quinze ans de recherche, c'est à peine
si nous sommes en mesure de le faire. Il y a de quoi scandaliser,
sans doute . Et pourtant, si nous n'avions pas tous subi l'emprise
d'une pédagogie qui commence par la leçon, exposé de princi~...s
et de lois, p our proposer ensuite les exercices qui en sont l'appli-
cation, il n y aurait même pas de quoi surprendre. De la dkouverte
fortuit e à l'expérience, de l'expérience à l'explicitation, sious
161
ODJETSET STRUCTURES
-~
avons suivi le trajet normal de toute recherche expérimentale ~
.:.,
D'autre part, comme le dit Kierkegaard : " La réflexionavan~
à reculons. " Une fois parvenus au problème que nous nous l
étions donné à résoudre, nous nous sommes aperçus qu'il dépen- ~
dait d'un autre, et ainsi de suite, à l'infini . La notion d'objet sonore i
apparemment si simple, oblige assez vite à en appeler à ~ -~
théorie de la connaissance, et aux rapports de l'homme avec le ~
monde... ~
D n'~ possible d'en rire qu'à celui qui n'a pas connu lui.même ,,,
cette progression inexorable, de qu~on en question, à laquelle
oblige la seule honnêteté intelle&ielle. Or l'interrogation philo- .,
sophique qui s'avère ainsi nécessaire nous éloigne fatalement
par la dynamique qui lui ~ propre, de notre propos initial:
Efforçons-nous donc de ne pas nous égarer dans un débat qui se
poursuit depuis des siècles et reconnais~ons au moio.s, lorsque
nous le.s trouvons formulés pat des philosophes, les principes
qui couespondent à notre expérience implicite. Choisissons
parmi les outils intelleéruels que d'i.mtres ont passé leur vie à
forger, ceux qui sont adaptés à nos besoins.

I 5, 2.. TRANSCENDANCE DE L'OBJET,

Pendant des années, nous avons souvent fait ainsi de la phéno-


ménologie sans le savoir, ce qui vaut mieux, à tout prendre, que
de parler de la phénoménologte sans la pratiquer. C'~ seulement
après coup ';lue nous avons reconnu, cernée par Edmund Husserl
avec une exigence héroique de précision à laquelle nous sommes
loin de prétendre, une conception de l'objet que poftulait notre
recherche. Nous n'en résumerons ici, et sommairement, que cc
qui nous semble nécessaire pout situer ce que nous entendons,
dans un sens plus r~cint, par objll .sonore.
Commençons par con§tater ~ue le langage classique, sinon le.
langage courant, fait de l'objet un vis·à-vis du sujet en génénl" :
l'objet de mon souci, de ma haine, de mon étude ..., en somme,
n'importe quel point d'application dans le monde, de n'importe
quelle aaivtté de la conscience ; et même point seulement dans
le monde: il y a également des objet.sidéaNX(une proposition logi-
que, une catégorie abfu'aite, le lan~age, la musique marne, indé-
pendamment de ses modes de rœlisation concrète, comme nous
161

......
,· ,
.~..:· RÉDUCTION A L OBJET
.....
~rf•..:"
J f rt.vons déjà indiqué au § 7,4) q~ ne se présentent pas comme
' :p.Jtaot ailleurs que dans ~ ~oosaen~e.
iiif...~
\-:/;,
); (h!elles sont les caraaér1sttqu:5 9~. permettent de reco!lJlaître»
~...· · f\UX uns comme aux autres, I'objelli111te
? Husserl nous en informe
il ·",tôt abruptement. L'objet dt « le pôle d'identité immanent aux
~~~~-- ~us particuliers, et .Po~rtan~ .~anscendant dans l'identité qui
.'.\~ _- -· ;~se ces vé~us ptrttculiers .
. "l.i.t: -
'.''t. Q!!'dt-ce à dire ?
~; ~"\; Ces vécus parti~ers, ~c sont le!multiples imprcss}ons visuel-
'.~~i i les auditives, taailes, qw se succedent en un flux mcessant, à
t~~'-' J.
us~ers lesquelles e tends vers un certain objet, je le " vise ",
?~~ -· · .et tes ~vers mo ~s selo,:i-l~que~s j~ me rapporte à cet objet :
./ ~-:::: percepoon! souyerur, désir,. u~1agtoat1on, etc. . .
'/ ~ ';:- En quoi l'obJet leur dt-11 immanent?C'dt qu'il confütue une
•::; .:. t111ité correspondant à des aflu de synthèse.C'eft vers
i11tentionneUe,
_.-;:"·: lui que se dirigent ces multiples vécus, a~tour de lui qu'ils s'ordc,n-
;_ :;f~ ~ ncnt si bien ~ue je ne peux rendre compte de la fuutb.u-e de ma
·.··· conscience qu en ]a reconnaissa~t perpétuellement comme " con-
~;i{
:.
. -.,.___,
:_-
science de quelque chose ". Dans cette mesure, l'objet y ~ contenu.
Mais il ne s'en présente pas moitis comme lran.mnda,,I, dans la
(
t

-~
. , .,.- mesure où il demeure le même, à travers le .8ux des impres· )
f;_:. sions et la diversité des modes. L'objet perçu ne se confond nulle-
ment avec la perception que j'en ai, par exemple , Sur ce point,
·,lt . nous citerons un passage bien connu des Idées direllritespo11r 1111e
~=.,
;~ phinominologje
:
':-~"t
- " Partons d'un exemple. Je vois continuellement cette table ;
r_~,~_
-, ;'~
.-~-~-
·,;:·:~~-.~
,::_.:=
_:·,
·_:_-_: j'en fais le tour et change comme toujours ma posiùon dans l'es-
:_ pace; j'ai sans cesse conscience de l'exi~ence corporelle d'une seule
et même table, de la même table qui en soi demeure inchangée. Or la
-~/) perception de la table ne cesse de varier ; c'e§t une série continue de
.\\:, perceptions changeantes. Je ferme les yeux. Par mes autres sens
Je n'ai pas de rapport à la table. Je n'ai plus d'elle aucune percep-
tion. J ouvre les yeux et la perception reparaît de nouveau. La
perception ? Soyons plus exaa. En reparaissant, elle n'~ à aucun
. ... égard individuellement identique. Seule la table dt la même : je
-.,.·.· prends conscience de son identité dans la conscience synthétique
:<L:
-· qui rattache la nouvelle perception au souvenir. La chose perçue
;:;-·j· peut être» sans être perçue» sans même que j'en aie cette conscience
:::.r< simplement potentielle ... elle peut être sans changer. Q_uant à la
.-··,, perception elle-même, elle dt cc qu'elle~ entraînée dans Je fiux
• t.; •

-:1.:

,....
•-,1:
· . I . HUSSEI\L, Logiq,ttJor1111/û
tJ Logiq111 P.U.F.
Jr11111mldanlal1,
~!~~J
~~ - ~3
-~-.
OBJETS ET STRUCTURES

incessant de la conscience et elle•même sans cesse fluante : le


maintenant de la Eccption ne cesse de se convertir en une nouvelle
conscience qui s enchaîne à la précédente, la conscience du vient-
juftcmcnt-de•pass<>.r[...] en même temps s'allume un nouveau ...
•. •
maintenant. Non seulement, la chose perçue en général, mais
toute partie, toute phase. tout moment survenant à la chose, sont,
pour des raisons chaque fois identiques, nécessaitemcnt trans.
ccndants à la perception, qu'il s'agisse de qualité première ou
. -··
seconde . La couleur de la chose vue ne peut par principe être un · :.~
moment réel de la conscience de la coulew ; elle apparaît ; mais
tandis C]U'elleapparaît, il e~ possible et né,esJairequ'au long de
l'expérience qui la légitime, l'apparence ne cesse de changer. La
même couleur apparaît danJ un divers ininterrompu d' uquùses de
couleur... La même analyse vaut pour chaque qualité sensible
et pour chaque forme spatiale. Une seule et même forme (donnée
corporellement ,omme identique) m'apparaît sans cesse à nouveau
d'1111eautre manièredans des esquisses de formes toujours autres. "
Q!!ant à l'objet idéal, un théorème de mathématiques, par exem-
ple, il clt, lui aussi, transcendant au sens le plus général, c'e§t-à-
âite di§tina des opérations de. conscience par lesquelles je par- ·;
viens à le formuler ou à le comprendre. Repensé à plusieurs mois
d•intervalle, il se présente comme Je mtme théorème que j'identifie
de nouveau. Mais, à la différence de l'objet réel, perçu comme
et J'efpafl, si bien que
extérieur, il n'efl pa, individllalüédanJ le te111pJ
la relation entre perception et ressouvenir n'e§t pas la même.
" Tout ressouvenir clair, explicite, concernant une fpefiu idéale,
se transforme, par une simple modification d'attitude, possible
par essence, en une perception 1 ., (le mot e§t pris ici au sens large,
la perception dont il s'agit en l'occurrence étant une évidence
intelleél:uelle). Alors que le souvenir, même très clair, d'une table
ne se transforme évidemment pas, à mon gré, " par une simple
modification d'attitude ,, en perception de cette table.
Ajoutons enfin, pour être complet, que l'objet transcende, non
seulement les divers moments de mon expérience individuelle,
mais l'ensemble de cette expérience individueUe : il se place dans
un monde que je reconnais comme exi§tant pour tous. Si je me
dirige vers une montagne, elle m'apparaît comme la même, à
mesure que je m'en rapproche, à travers la multiplicité de mes
points de vue ; mais j'admets aussi que le compagnon qui marche
à mes côtés se dirige vers la même montagne que moi, alors que

1. Hun2iu., op.ût.
RÉDUCTION A L•OBJBT

j'ai des raisons de penser qu'il en a une vision différente de la


mienne. La conscience du mondeobjetHJpasse par la conscience
d'autrui comme sujet, la suppose comme préalable. De !il meme
manière, l'évidence d'une vénté scientifique suppose la reconnais-
sance d'une communauté scientifique pour laquelle elle ~ valable.

I j, 3. LA THÈSE NAÏVE DU MONDE. L'tPOCHÉ.

Pourquoi insi~ons-nous sur la transcendance de l'objet? C'~


que la réaaion la plus ordinaire, dès 'lu'on le dütingue, comme
nous l'avons déjà fait, de sa réalitéphys1q11e pour le déclarer relatif
au sujet, c'~ de le confondre avec la perception, et de le déclarer
totalement SNbjetHfOn comprend mal, alors, comment la connais--
sance pourrait s'exercer sur des images en perpétuel changement, des
points de vue toujours partiels, des impresstons incommunicables.
Au-delà de ces deux attitudes, à la fois opposées et complémen-
•; taires, réilisme de la chose en soi, et " psychologisme", HusserJ
nous propose un équilibre difficile. L'une et l'autre procèdent,
dit-il, <l'une foi" nalve" au monde extérieur. L'opération de l'esprit
qui doit nous permettre de les dépasser consi§t~ juftement, à
mettre cette foi " entre parenthèses ".
Q!!e se passe-t-il, en effet, dans l'expérience quotidienne, irré-
fléchie ? Tout occupé à percevoir, je n'ai pas conscience de ma
perception. Une double description, comme celle que nous avons
citée au paragraphe précédent, n'~ pas encore possible. Tout ce
dont j'ai conscience, c'~ de l'objet perçu : il y a là une table, pos-
sédant telle ou telle propriété, où je remarque sans cesse de nou -
veaux détails, qui étaient là" avant", mais que je n'avais pascocote
perçus, etc. raccepte, sans critique, deux certitudes : c'eft la
chose elle-meme que je vois ; cette chose m'eft extérieure.
La difficulté commence dès que je m'avise de réfléchir : si j'ad-
mets que cette table m'e.ft extérieure, <lu'elle ~e indépendam-
ment de l'expérience que j'en peux faue, il s'ensuit nécessaire-
ment que je ne la vois pas" elle-m~me ". Il y aura, d'une part," quel-
que chose " dans l'absolu, et, d'autre part, la vision q~ j'en ai.
Comme on l'a déjà observé, cette perception dt impartaite, puis-
qu'elle ne saisit jamais qu'un aspea de l'objet à la fois, qu'elle
e.ft changean~, sujette à illusion, etc. Bref, Je suis " subjeaif ".
Q!!ant à l'objet " en soi '', il dt inconnaissable.
OBJETS ET STRUCTURES

Dans un troisième temps, je v:;is entreprendre d'expliquer ma


perception à partir du monde. L'objet extérieur va m'apparaître
comme la cause, ou du moins la source de mes impressions sub-
jeéHves. Puisque j'ai un corps, un sy§tème nerveux, etc., je fais
moi aussi partie du monde . Ma perception devient le résultat
d'une série de processus physico -physiologiques (où l'on recon-
naît la décomposition" par wagons" .décrite au paragraphe 7, 1).
" La conscience que j'avais de mon regard comme moyen de
connaître, je la refoule, et je traite mes yeux comme des fragments
de matière. Ils prennent place, dès lors, dans le même espace objec-
tif où je cherche à situer l'objet extérieur et je crois engendrer la
perspeélive perçue par la projeélion des objets sur ma rétine. De
même, je traite ma propre hi~oire perceptive comme un résultat
de mes rapports avec le monde objeélif ; mon présent, qui e~ mon
point de vue sur le temps, devient un moment de temps parmi
tous les autres ; ma durée, un reflet ou un espace ab~rait du temps
universel, comme mon corps, un mode de l'espace objefüf. .. Ainsi
se forme une pensée " objeélive " (au sens de Kierkegaard) - celle
du sens commun, celle de la science -, <{UÏ6nalement nous fait
perdre le contafr avec l'expérience percept1ve don t die eSl: cepen- f
dant le résultat et la suite naturelle 1• "
~e s'~-il passé?
Me voulant lucide, je me suis efforcé de soumettre à la criti-
que les évidences communes. J'ai cru prendre mes di§tances vis-
à-vis de la perception : " Ce que je vois rouge n' dt, en soi, ni rouge,
ni bleu, ni vert. Le rouge, le bleu, le vert résultent de l'afüon sur
ma rétine, et de là jusqu'à mon cerveau, de vibrations lumineuses
de fréquences di.fférentes. " Je peux meme ajouter : " Cette expli-
cation ne prétend pas à la vérité absolue. Elle n'~ valable que
dans l'état aauel de mes connaissances, relativement à mon sy~ème
de pensée, comme tout à l'heure la perception des couleurs était
relative à mes sens. " Je croirai avoir atteint alors l'extrême limite
de la mé6ance scientilique.
En fait, je suis r~é naû. De mon expérience que je récuse comme
imparfaite, j'ai tout remis en qu~on, sauf le principal. J'ai reçu
d'elle, sans l'examiner, la ,rq1ançe111111m11J,extérieur,prétûimenl. Le
discours élaboré de la science ~ fondé sur cet aae de foi initial.
L'objet que j'oppose comme un en-Joi,finalement inconnaissable
à la perception, c·~ l'expérience perceptive qui a commencé par
me dire qu'il CJWtait.

1. MAutua MaJUJ1.Au,PoNTT,
Pbmo1t11M"11i1
IÛ /q prmplim, Gallimard.
RÉDUC1'10N A L>OBJE'f

Comment échapper i cette naïveté? En revenant à le. percep-


tion, non pour la ruer, non pour la critiquer, mais pour en prendre
conscience, ce qui suppose qu'on cesst d'être immédiatement
intéressé par ses résultats : le8 renseignements qu'elle nous livre
concernant l'objet perçu.
Autremer.at dit, je dois me désengager du monde.
P,~ché, müe entreparenthèses,étonnement,comment décrirecette
transformation du regard ? On n'y parvient qu'indireaemect, en
décrivant la transformation que subit alors ce qu'on regai:de.
Pour nous faire comprendre l' épochl, Husserl la compare au
doute cartésien et l'en di§tingue. Mettre en doute l' cxiftence du
monde extérieur, c' ~ encore prendre position par rapport à lui,
su~tuer une; autre thèse à la thèse de son ex:Utence. L' ipoché
dt l'aMtention de toute thèse. Mais, pour passer de la foi naîve
à la mise en doute, il m'a fallu me déttl.cher de cette foi, cesser
d'en être captif - Il s'agit de se maintenir dans cette liberté.
La " nùse hors circuit " de tout jugement concernant le monde
n'ébranle pas ma foi au monde. Nous savons de r~c qu'elle ett
inébranlable, et que le sceptique le plus endurci s'~tera au bord
d'un précipice. Mais j'e11 prends conscience comme d'une foi ;
je la vois, au lieu d'être mené par elle.
Si je cesse de m'identifier aveuglément à mon exf>érience per-
ceptive, qui me présente un objet transcendant, je deviens alors
capable de saisir cette expérience en même temps que l'objet
qu'elle me livre. Et je m'aperçois alors que c'dt dans 111011expé-
rierueque cette transcendance se conflillll: autrement dit, le f!yl,
propre de la perception, le fait qu'elle n'épuise jamais son objet,
procède par esquisses, renvoie toujours à d~autres expériences qui
~uvcnt démentir les précédentes et les faire apparaître comme
illusoires, n'~ pas le signe d'une imperfeéüon accidentelle
et regrettable qui m'empêche de coru.1aître le monde extérieut
" tel qu'il ~ ". Ce gcyleett le mode même selon lequel le monde
m'eSi:donné comme diru.na de moi. C'~ un ftyle particulier qui
me permet de cli~guer l'objet perçu des produits de ma pensée
ou de mon imagination auxquels correspondent .d'autres ftru&tres
de la conscience. A chaq11e domained'objets co"ef}ontlainsi 111ttype
" à'intentionalité". Chaç,mede lellf's prol;riltés rem,oi, tJIIX alli,itis
de la conHience qui en sont " conflitutiues' : et l'objetperp n'eflplm
camede ma perception.Il en efl " le co"élat ".

J. .
I j,4, L'ODJEI' SONORE.

Nous en savons maintenant assez pout: préciser notre concep-


tion de l'objet sonore.
Au moment où j'écoute, au toume-dis<J_ue,un bruit de galop
tout comme !'Indien dans la Pampa, l'obJet que je vise, dans 1;
sens très général que nous avons donné au terme, c'~ le cheval
au galop 1 • C'~ par rapport à lui que j'entends le son comme
indice•,autour de cette unité intentionnelle que s'ordonnent mes
diverses impressions auditives.
Au moment où j'écoute un discours, je vise des concepts, qui
me sont transmis par cet intermédiaire. Par r~pport ~- ces concepts,
JigniftiJ,les sons que j'entends sont des Jignipan/J.
Dans ces deux cas, il n'y a pas d'objet sonore: il y a une percep-
tion, une expérience auditive, à travers laquelle je vise un a11Jr1
objet. ·:
Il y a objet sonore lorsque j'ai accompli, à la fois matérielle-
ment et spirituellement, une réduénon plus rigoureuse encore que
la réduaioo acousmatique : non seulement, je m'en tiens aux
renseignements fournis par mon oreille (matériellement, le voile
de Pythagore suffirait à m'y obliger) ; mais ces renseignements
ne concernent plus que l'événement sonore lui-m~me : je n'essaie
plus, par son intermédiaire, de me renseigner sur autre chose (l'in-
terlocuteur ou sa pensée). C'clt Je son marne que je vise, lui que
j'identifie a.
Bien entendu, cet objet sonore possède les propriétés essentielles
des autres objets perçus. Pourquoi, en effet, le son produit par le
galop d'un cheval serait-il plus subjeaif que le cheval? Tout au
f.lus faut-il reconnaître que, dans le cas du son, la confusion entre
objetP"fl' et la per,çeption
f/114j'en ai~ plus &cile à commettre :
le cheval m'apparait dans une suite d'expériences diverses et

t. Cu le cbenl n'dt pas moins pdscnt dans l'enrcgirucment (sans vision) que
damla photo (sans audition). L'acousmatique ne crée pas, ip,o falk, l'objet sonore.
a. Nous avons abandonné les teunes signal et plus encore sig,,1pour cette réCé·
J"CDCe.
5. Cette intention de n'écouter f/1# l'objet sooore, nous l'appclona, l'lt011t1,-/ail#.
Elle a ~ annoncée à la fin du chapitre vm ; elle sera décrite plus en détail au para-
gœpbe twftllt.
· ··· ···- ·- -,
Rm>fJCTION A L'OltJE.l

concordantes, d'abord auditives, puis audio -visuelles, et éven·


tuellement taéüles ; s'il ne s'agit plus que du son, je suis privé de
tels recoupements ; en outte l'objet sonore s'inscrit dans Wl temps
que je n'ai que trop tendance à confondre avec le temps de ma
~prion, sans me rendre compte que le temps de 1 objet ~
,o,,Jlitlli,par un aae de synthèse, sans leq-ael il n'y aurait pas d'objet !.
sonore, mais un flux d'impressions auditives ; enfin, comme il
dt éphém~c , l' expétienr..e que j'en fais r~e unique, sans suite. i
Elle le r~t du moins jusqu'àl'enregifuement. Enregirué, l'objet '
sonore se donnera comme identique, à tt1lvers les perceptions dif-
férentes que j'en aurai à chaque écoute; il se donnem comme le
t111e, transcendant aux expériences individuelles, dont nous avons
111
souligné les diver$ences, qu'en feront plusieurs observateurs dif-
féremment spécialis~, rassemblés autour d'un magnétophone.
Mais en quoi se difüngue+il, alors, du signal physique? N'~-
ce pas, en effet, au son lui-même, indépendamment des rensei-
gnements que cehtl-d pow:rait donner sur autre chose, q 11e s'inté-
resse l'acou~cien?
';
C'est que. le signal physique, en réalité, n'est pas soll(Jre. si nous .,
entendons pa1 là ce qui est saisi par l'oreille. li est l'objet de la
physique des milieux él~qucs. Sa définition~ relative aux normes,
au sy~~me de références de ct".llc-ci; cette science étant elle-même
fondée, comme toute physique, sw: la perception de cettaines
gta!idew:s : ici, déplacements, vitesses, pressions.
Comme nous l' avons vu au chapitre VIII, l'acomticien vise, en
fait, deux objets : l'objet sonore qu'il écoute, et le signal qu'il ~·
mesure. Viéûm e de l'erreur de perspefüve dénoncée au para-
graphe précédent, qui voit dans le monde extérieur l'origine des
perceptions, il ne lui r~e plus qu'à poser le signal physique au
âépart, considérer l'audition comme son résultat, et l'objet sonore
comme une apparence subjeél:ive. C'~ bien en effet le schéma
qu'il accepte implicitement lorsqu'il applique direétement à celui- • 1
ci les renseignements recueillis sur celui-là, croyant ainsi appro-
cher davantag e le réel
Il oublie que ,'ell l'objet .ronor,,donnédan.tla peneption,qllidé.tigne
k .rignalà illldier,et qu'il ne saurait donc êtte qu~on de le recons-
truire à partir du signal. La preuve en ~ qu'il n'y a aucun prin· .,
cipe physique qui lui permette, non seulement de di§tlnguer, mais
d'avoir l'idée des trois sons, do, mi, sol, contenus (et mélangés)
dans quelques centim~ttes de bande magnétique.
Il r~ e à con~ter que la décision d'écouter un objet sonore,
sans autre pr opos que de nùeux entendre , et d'en entendr e davan-
OBJETS ET STRUCTURSS

tage. à chaque écoute, e~ plus facile à énoncer qu'à mettre en


pratique.
La riupatt du temp_s,?n l'a vu. ~on écoute vi~~ a11tre,hose,
et je n entends que des mdices ou des signes. Même s1Je me tourne
vers J•objet sonore, mon écoute r~ra dans un premier ~de
e par référen,u.Autrement dit, j'aurai bea·u m'intéresser
mre éco11t
au son lui-même, je resterai tout d'abord incapable de dire autre
chose de ce son que" c'est le galop d'un cheval ..," c'c~ une porte
qui grince" , " c'est unsibémoldedarinette". "c'est92opér1odcs
par seconde " ou" c'est Allô, allô". Plus je serai devenuhabileà
mtei:préter des indices sonores, plus j'aurai de mal à entendre des
objets. Mieux je comprendrai un langage, plus j'aurai de mal à l'ouïr.
Relativement à ces écoutes par références, l'écoute de l'objet
sonore oblige donc à une prise de conscience : " ~elles sont
les perceptions dont j'ai tiré ces indices ? A quoi ai-je reconnu
cette voix ? Comment décrire, sui: un plan purement sonore, un
galop? ~'ai-je entendu au ju~e?" Il me faut revenir à l'expérience
auditive. ressaisir mes impressions, pour retrouver, à travers elles,
des renseignements sur l'objet sonore et non plus sur le cheval.
C'est ce qui pourrait faire croire ~ue le solfège est tourné vers la
subjefüvité. En réalité, il s'agit d un " retour aux sources " - à
"l'expérience originaire", comme dirait Husserl - qui est rendue
nécessaire par un changement d'objet.Avant qu'un nouvel entraîne-
ment me soit possible et que puisse s'élaborer un autre sy~~me
de références, approprié à l'objet sonorecette fois, je devrai me
libérerdll ,onJitionnementcréé par mes habitudes antérieures, passer
par l'épreuve de l' lpo,hé. Il ne s'agit nullement d'un retour à la
nature. Rien ne nous e§t: plus nalllf'el que d'obéir à un condi-
tionnement. Il s'agit d'un effort anti-nafllrelpour apercevoir ce
qui, précédemment, déterminait la conscience à son insu.

l j , j. L'ÉCOUŒ RÉDUITE.

Nous avons vu, au chapitre vn1, qu'une écoute banale renvoyait


indifféremment à l'événement ou au sens, sans qu'on sache jamais
tr~ bien où l'on veut en venir,et d'où l'on e§t: parti. Veut-on enten-
dre la jwtesse de cette note, le vibrato de ce violoni~e, la qualité
de ce violon ? Part-on d'une expérience professionnelle, d'un ama-
teurisme supcrficie1, ou des bords du Danube? Qg'on écoute
RÉDUCTION ;._ I}OBJET'

donc un discours parlé ou musical, dans des langues familières


ou inconnues, la visée de chacun apparaîtra rarticulière (on dit
à tort subjeétive), non parce que les objets de l écoute sont à con-
fondre avec des "états d'âme ", mais bien parce que chaque sujet
visera des objets différents, changera d'objet peut-être d'un in§tant à
l'autre. Il s'agira pourtant d'objets précis aimantés par tout un
" champ " de conscience, où joue le nalNreltout comme le ,Jtm-el.
Si nous écartons vigoureusement tout cela - et quelle appli-
cation il y faut, quels exercices répétés, quelle patience et quelle
nouvelle rigueur f - pouvons --nou:;, nous délivrant du canal,
" chassant le naturel " aussi bien que le culturel, trouver un autre
niveau, un authentique objet .sonore,fruit de l'épo,hé,qui serait si
possible accessible à tout homme écoutant ? Nous avons déjà
esquissé cette discipline d'écoute, et le schéma auquel elle cor-
respond, en concluant au § 8, 9 le livre II. Disons aussitôt que
nous ne pouvons pas vider si vite ni si complètement notre con-
science de ses contenus habituels, de ses rejets automatiques à des
indices ou des valeucs qui orienteront toujours les perceptions
de chacun. Mais il ~ possible que peu à peu ces différences s'~om-
pent, et que <::hacunentende. l'objet sonore, sinon comme son -voi-
sin, du moins dans le meme sens que lui, avec la même visée. Cat
nous pouvons thangerde direflion.d'intblt sans bouleverser fonda-
mentalement l'intention " conftitutive ,, qui commande la ~c -
ture : tt.s.santd'éto11fer
1111événementpar J'intermldiairedli svn, nom
n',n tonlin110nsptJ1moins à éto11terle .son,0111111e1111événemmtsonore.
C'~ dire que les critères d'identification vont r~ec les memes;
Les objets que nous découvrons alors coïncident exaél:ement dans
le temps avec des fuuéhu:es et des unités d'événement. Écoutant
l'objet sonore que nous fournit une porte qui grince, nous pou-
vons bien nous désintéresser de la porte, pour ne nous intéresser
qu'au grincement. Mais l'hi~oirc de la porte et celle du grince-
ment coïncident cxaél:ement dans le temps : la cohérence de !'ob-
jet sonore~ celle de l'événement énergétique. Cette unité serait,
dans le earlé, une unité de respiration ou d'articulation; en musique,
l'unité au gcfte i.mt:rumental. L'objet .sonor,en à /a r,nçontr, d'11111
aflion11&011f1i,qm
el d'1111e
intentiond'l,011/e.
Prenons 1 exemple d'un arpège : une écoute musicale, analogue
de l'écoute linguiftique, y reconna.ttra une fuuéhu:e de hauteurs,
décomposable ,,, pl111ieNrs objel.t 111111itaux
qui coïncident avec
les notes. L'écoute naturelle reconnaîtra l'unité du gcfte imtru-
mental et, suivant les memcs critères, une écoute musicienne,
énergétique, discernera 1111md objet.s01tore.
OBJETS ET STRUCTURES

Prenons maintenant un autre exemple : si nous écoutons ttn


roulement de :aml:,our pas trop vif, nous pouvons hésiter sur la
définition de l'objet. Reconna1trons-nous pour tel le roulement
de tambour dans son e.osemble, ou l'entendrons-nou s comme
une success~on_de percussions, d~nt cha~une devrait être reconnue
comme obJet ? Nous voyons 1mméd1atement que les raisons
d'hésiter ne sont pas les mêmes. Dans le cas de l'arpège , le passage
des objets-notes à l'objet-coup d'archet r.onespond à un change -
ment d'intention.Dan s le cas du roulement de tambour , il ne s'agit
que du choix d'un niveau de complexité, correspondant à une
attention plus ou moins aiguisée. Il se passe à peu près la même i
chose que si, ex~roinant un objet visuel à la loupe, nous le décou- !
!
vrions plus complexe qu'il ne nous avait semblé à l'œil nu. Mais
nous r~ons sur un même plan d'objet et de s1:ruaures sonores. !'
1
Dans le cas de l'arpège , il y a passage d'objets musicaux entendus
par référen ces mu sicales ~ uo objet sonore , défini par son appar-
·;
.
tenance à des fuuél:ures d'événem~.nt sonore . Les deux tte coïn-
ddant p2s da:vantag e que des unités sémantiques ne: cofoctdent
avec des unités phonétiques .

.. ~

! j , 6. LA GESTAL'f'I'HEORIE.

~oique la notion d'objet sonore n'ait guère été introduite t


jusqu'ici que par nous-même, elle ne fait que recouper bien d'au-
tres expériences. Voici bientôt cinquante ans que s'opère, sous
des formes diverses et plus ou moins radicales, cette prise de
conscience qui He ce que nous voyons ùu entendons à ce que nous
sommes. Elle se résume en deux mots, qui ont pris une importance
grandissante, voire tyrannique : celui de forme et celui de f1r11fhm
que, pour l'in~t, nous ne di~nguerons pas l'un de l'autre.
Pour Kœhler, Wertheimer ou Kofflca, la Gef1alt représentait
un nouveau principe de description, adéquat à la perception, au
comportement, aux opérations intelleauelles. opposé aux concepts
d'élément simple, de mesure et de sommation qui régnaient sur la
physique.
D'un point de vue phénoménologique, on a pu reprocher aux '
psy,holog11es
de la forme 1 leur position " amphibie " : ils ne refusent
1. Tenants de la G4JW111Nori,,
et appelb encore g~tùtes.

J,..
RÉDUCTION A /}OBJET

de recon~ruire artificiellement la perception à partir de sensa-


tions simple~,. répondant pon&i~llement aux stimuli, que pour
rétablir auss1tot un monde physzque, paral!èle au monde perçu,
indépendant de lui, qui, s'il n'e~ phis la cause de celui-ci, en
.:\.
r~e la condition. L'équivoque ~ particulièrement sensible
dans la notion de bonneforme, due à Wertheimer, ou celle d'tio-
morphilme,chère à Kœhler. Contentons-nous de renvoyer notre
leéteur à la critique de Merleau-Ponty qui, déjà aiguë dans Phéno-
111énologiede la perception eSt devenue, dans le Vûible et l'Jn,üible,
un sévère bilan.
i De son côté, Paul Fraisse, dans son Man11dde psy,hologieexpéri-
mentale,nous informe que la Gellalttheoriee~ à la fois acceptée
i et dépassée. Il s'agirait, en somme, d'un classique, correspondant
I' à une étape hi~orique de la psychologie, que seuls des autodi-
~ daétes comme nous pourraient encore s'attarder à discuter. A
' ceci, nous pouvons répondre tout de suite que telle n'eSt pas notre
impression : si le mot de forme eSt largement répandu, il ne s'en-
suit pas que le renouvellement d'état d'esprit qu'implique la
Gef/alttheorie,la rupture avec les schémas positivi~es ou méca-
ru~es,soit ur; fait accompli dans tous les domaines. Et surtout
pas en acouruque musicale.
D'autre part, malgré - ou peut-être à ,:ause de - l'insuffi-
sante rigueur de leur position philosophique, les ge~lti~es ont
réalisé un ensemble d'expériences que personne ne songe à contes-
ter, quitte à les interpréter autrement. On ne peut, du inoins,
refuser au concept de forme d'avoir eu cette utilité. En quoi
consi~e-t-il ?
Si nous en croyons le difüonnaire philosophique de Lalande,
lesformes sont " des ensemble.r,conllifllantdes 1111itis a11tono111es,mani-
fellant 11n1 .rolidariliinterne el ayant de.r lois propre.r.Il s'ensuit que
la manière d'~tre de chaque élément dépencf de la füu&ire de
l'ensemble et des lois qui la régissent. Nt psychologiquement, ni
physiologiquement, l'élément ne préexi~e au tout ... la connais-
sance du tout et de ses lois ne saurait ttre déduite de la connais-
sance séparée des parties qu'on y rencontre 1 ".
L'exemple classique de forme - le premier exemple, lwtori-
quement, qui en ait été donné - ~ celui de la mélodie qui ne se
réduit pas à la succession des notes qui la composent. Elle clemeure
reconnaissable dans une transposition, où les hauteurs de toutes

t. Vuiante, de sens identique:" Uoe partie dans un tout efl autre chœe que cette
partie iso~ ou dans un autre tout. "

. J,,:.,
••
OBJETS ET STRUCTURES

les notes sont modifiées, mais où les rappor ts de ces hauteurs sont
préservés.
Par contre , l'altération de ces rapports , par la modification
d'une seule not e, en fait une autr e mélodie.
Mais une note isolée, sur un fond de silence, est, elle aussi
nne form e. Elle apparaît comme une figure se détachan t sur ~
f ond. Ain si, dan s le domaine visuel, une tache color ée sur une
feuille de papier blanc.
Nou s ne perc:evons jamais rien d'élémentaire ou , du moins
l'élément ne se donne jamais que comm e unité détachée d'~
ensemble complexe. Plus la forme d'ensemb le clt solide, plus ses
éléments nous paraîtront stables, solidement individualîsés, et
moins, paradox alement, nous aurons l'impression qu'ils sont -~
conditionnés par cette forme. i,
Aussi , la plupart des expériences des gestaltistes vont-elles l
consister à déconc erter l'organisation perceptive , à ébranler la
solidit é du mond e pour le surprendr e en train de se faire : étude des
cas patholo giques et des illusion s d'op tique ; pr ésentatio n de for-
mes ambiguës où la figure et le fond peuvent s'intervertir : tantôt
vase noir sur fon d blanc., tantôt dewc profils blancs sur fond noir ;
' altération de notre système de références : obscurité totale où se
t .
déplace un point lumineux, nùroirs inclinés, lun ettes à redresser
r· les images rétiniennes, etc.
A la faveur de tels glissements , un problèm e se démasque :
celui de la délinùtation de l'objet que nous dissimulait sa trop
grande évidence . C'clt qu'en effet les unités qui nous apparais-
sent ne risquent pas seulement, replacées dans un autre ensemble,
d'êtr e différentes. Elles risquent de n'apparaître même plus comme
unités. Les images-devinettes où l'on nous convie à retrouver le
profil d~ Napoléon dans ce qui se présente, au prenùer coup d'ceil,
comme un coin de forêt, nous en offrent un bon exemple : telle
ligne, qui représentait le contow: d'une branche se détachant du
ciel, change subitement de fonaion, pour devenir le contour d'un
profil se détachant sur le fond amorphe qu'~ devenue la branche
de tout à l'heure. Certains traits, il y a un imtant indépendants
les uns des autres, se sont regroupés en une nouvelle figure. Tel
détail, tout à l'heure essentiel, recule au second plan, tel autre
surgit au premier plan, tel autre ~ franchement omis parce qu'il
,n·~ pas cohérent avec la form e pàocipalc.

174
.·,·....·..
·:(·..

.~ ..
· ~~ l), 7. GESTALT . FORME. STRUCTURE
'I'~
~'\:r
-:~
~f - Q!!el usage allons-nous, pour notre compte, faire de ce concept ?
~t....
• 6~

Commençons par préciser un premier point.


C'e~ le terme /1ruEIIIT'e que nous emploierons au sens d'entité
.
1
organiséeau lieu de forme, équivalent de Geilalt. Nous aurons,
en effet, besoin de ce dernier t.!rme dans un sens bien précis : la
forme temporeUe de l'objet, opposée à sa matière.
Par la suite, il nous faudra parler aussi de /1r11EIIIT'e au sens
r~reint de )a défuùtion de Lalande : il ne s'agira plus de l'tnsemble
orgamié( ~ruérures perçues), mais des activités qui tendent à organiser
des ensembles (füuérures de perception). Qu'on l'appelle forme
ou Jlr'llflure,l'ensemble organisé peut être une aflivité aussi bien
que son ,or,élal, la peneption aussi bien que le perru, l'aéüoo aussi
bien que le comportement observable par Jeque elle se traduit
extérieurement, ou que les changements cohérents qu'elle incrodujt
dans le monde.
Si les catégories du subjeaif et de l'objeéüf sont en coœtante
corrélation, il e~ inévitable qu'on en vienne à leur appliquer
le même concept et, par conséquent, le mtme mot.
Reprenons à présent l'exemple de la mélodie que nous avions
cité tout à l'heure :

1. Cette mélodie forme un tout - 11118l1r11flure, donc - dont


les notes sont les parties. A l'intérieur de ce tout, elles sont perçues
comme des unités simples, des éléments con~tuants.
Cependant, chacune de ces notes, si je la considère attentive-
ment, peut m'apparaître à son tollf' ,0111111111118/1r11f1ure,possédant
une organisation interne.
Jusque-là, il n'y a donc, entre le tout et ses éléments, qu'une
différence de complexité. Choisir de considérer la note comme une
partie dans un tout, ou comme un tout organisé, c·~ faire choix
d'un niveau de complexité. Affaire d'attention. Les choses ne
sont pas, d'ailleurs, aussi simples. ~and j'analyse la mélodie en
notes, et quand j'analyse une note en ses éléments con~tutifs,
je ne le JauptZ4selon les mimes tritères. Il n'y a pas seulement un
plus ou moins d'attention, qui me fait apparaître comme
complexe ce qui tout à l'heure m'apparaissait simple. Le ,hangemenl
ODJETS ET STRUCTURES ..
~
de niveaJIJ'açeompagne d'un changement d'intention. N ous revien-
drons sur ce problème . Pour éviter toute équivoqu e, il était
nécessaire de le signaler dès à présent.

2 • Q.!!e j'écoute une note ou une mé!odic, celle-ci se détache


sur un fond. Cc raprort , nous en avons déjà parJé au chapitre V '
et au chapitre VI. C est le .rapport entre ce que j'entends - que
j'identifie comme figure - et ce que j'ouïs : un fond sonore (le
.
"',·· . .
silence , toujours relatif d'ailleurs, con~ituant un fond sonore
comme un autre, comparable à la page bianchc).
L'ensemble figure-fond est, lui aussi, une struéture dont les
·1
. .
deux éléments sont indissolublement liés (nous ne percevons '
jamais de- figure que sur un fond, et le fond n'est perçu comme .,;:·if·
.
.1
tel que par rapport à la figure). En m~me temps, ils sont en anta-
gorusme. Je peux entendre alternativement une conversation
<
sur un fond musical , ou une musique sur un fond de conversa- l>
tion, mais jamais les deux struétures simultanément : si je veux
écouter le fond sonore, il devient instantaném ent figur e entendue,
détruisant du même coup la figure précédente , CJUÎ devient fond.
...
A y regarder de plus près , nou s retrou vons le même anta-
gonisme entre les parties et le tout. L'écoute de chaque note
.,.
comme " unité autonome " détruit la mélodie . (Ainsi certaines .,.
drogues, modifiant la perception de la durée dans laqu elle s'ins-
crirait normalement la mélodie, transforment-elles cette dernière
en une succession d'événements sonores isolés.)

3. Nous pouvons enfin supposer que cette mélodie est une


gamme. En ce cas, cette gamme sera une struéture effeéüvement
perçue, au sens 1. Mais, par ailleurs, toute mélodie, avec ses " faus-
ses notes ,. évenrueUes, sera entendue par référence à la gamme à
laquelle nous sommes accoutumés.
QE'est-ce que cette gamme occidentale qui conditionne notre
,.,.
perception sans être elle-même . e,erçue ? Une struéture aussi,
c'~ évident, mais une flr,1{/11rede réjérence,pour le moment évoquée ••
implicitement dans l'abfuait. Elle fait partie intégrante d'un 'I•
syllèmemtaical,qui est à la mélodie que je suis en train d'entendre
cc qu·~ le code des bons usages par rappcrt à la conduite du
visiteur qui se trouve, à cet instant même, m~lé dans mon fau-
teuil . !.

.~. -··
,.

,
·-.
';~ t

' ..
• ~
;.
1 j, 8. LS COUPLE OBJET·STRUCTUR.E .

Comment se fait-il que la notion d,objet, à laqueJle e~ consacré


ce traité, soit en musique si nouvelle ou si surprenante, alors que
le terme f/r11f111r:y fait rage ? N'av?ns-~ous pas dit qu'i.ls étaient
synonymes, ou, en tout cas, emboité s 1 un dans l'autre ?
,.,..
.•
:. ,. C'dt que le terme flruflure en effet, employé à tout propos, et
dans n'importe quel sens, finit par ne plus rien signifier du tout ,
t\1 et embrouiller les r,ï~es.
Nous venons d évoquer trois " niveaull ",jmtitiab/es ,haçJ111du
J' couple objet-~ruaure, mais à la seule condhion de les bien
distinguer.

"'
. "
i... 1. Le niveau le plus ac..œssible, disons le plus banal, au sens
.f de l'écoute du même nom, est le niveau d'un groupede notes. La
. :·.
relation objet-fuuaure y est immédiatement évidente. Les notes
sont les objets composants de cette ~ru&re. Cette P.Ctiteaffir-
., mation, malgré ses airs d'évjdence, est cependant déJà vicieuse.
Je remarque, comme firent les premiers g~t~es, que cette
mélodie m'apparaît comme identique à travers des transpositions
ou des orche§trations différentes : c'e§t donc plutôt comme objet
que je la vise (ide11liffee
Ja11.1
di11er.1
,011/exle.1)
; j'explique alors sa
permanence par sa flruflure,qui la q11alifte.
i"
,!·.. z. Si je vise en revanche chacune des notes isolément, je suis
bien obligé de reconnaître que, lorsqu'elles étaient entendues
f
1-: dans la mélodie, je n'en retenais que la hauteur, et que, pour
les entendre à leur tour comme objets, je dois les séparer les unes
des autres. Peut-être qu'une écoute plus attentive de chacune m'en
révélera la complexité interne : j'y entendrai des qualités inaper-
r
i'. çues et peut~tre. comme Helmholtz, une " mélodie » d'harmo-
niques, dont je référerai les hauteurs à mon expérience précédente
l' des " mélodies " ... Jesuis donc amené maintenant à scruter la
f,. note,non plus comme l'objetqui m'avait été révélé par la fuuéhire
mélodique précédente, mais comme une ~8ure elle-même,
1

l qui n'~ pas forcément simple. Le paragraphe précédent annon -


r çait en effet que Ja résolution de cet objet ne s'effetluait pas forcé-
,' ment selon les mêmes schémas fuu&rels que ceux qui expliquent
....
t
~--
..~-"- ~
-~
'f
OBJETS ET STRUCTURES

ou résolvent le niveau supérieur. On connaît bien cela, en physi.


que: la struéhue de l'atome est loin de préfigurer celle du noyau.

3. Enfin la mélodie que nous avons supposée - comment ·ne


le supposerait-on pas, en Occident du moins - formée des notes
dNtempirament,eût pu être tout aussi bien un mGti/hindou, chinois
ou à quatt de ton. Les lois de la GeJ1aJts•y appliqueraient tout
aussi bien. Mieux encore, cette mélodie, au lieu d,êtrc scalaire 1
pourra.it être un glissando continu, une arabesque de hauteurs,
ou enfin un motif concret : profil dynamique, variation de masse:
Ce fragment est encore reconnaissable, et relativement transpo-
sable. C'est toujours une forme qui mène au même genre d'ana-
lyse. Il faut donc chercher ailleurs à la fois ce qui est commun et ce
qui distingue de telles expériences de celle, canoniaue, de la
phr1111mélodiq111, qui s•accompagne, en supplément, dune flr11t- ri;
t11rede référencepropre à un .ryllème.
Une question se pose alors, qui risque de dominer toute recherche -.
de ce genre : sommes-nous devant un problème particulic-.r, rela-
tif à la musique, portant sur la perception de nos flrlifltJresa!Jdi-
fitJes,ou, plus général, touchant les llr1Jf111res de perceptionelles-
...
f. r

,l .-.
mêmes, quel que soit leur domaine sensible ?
Dans le premier cas, la musique, domaine clos, ne devra qu'à
1_.,
r-1 l'empirisme de ses expériences propres de distinguer peu à peu ses
objets, ses §truérures, ses systtmes.
l '.
..",
........
:i:
'- -.~
1 Dans le second, elle serait l'un des terrains de manceuvre d·une - ?-
1 recherche plus générale, interdisciplinaire, souvent annoncée :\
1
sous le vocable de llr11flNralù111e. l
î
; Saussure pour une part, Troubetzkoi et Jakobson surtout, avec f.
l'École de Pra~ue, ont été les promoteurs d·une démarche aujour- ..
f,

d'hui chargée d un prestige si redoutable que le terme de naturaiûme, t


qui lui est opposé, passe pour une insulte définitive, un peu comme i
le terme de " paysan ,, adressé à un amateur par un virtuose du
volant. Q!!oique n'étant qu'un amateur en la matière, nous nous
y aventurerons cependant, non sans respeél: et avec intértt : on
ne saurait laisser la recherche musicale dans une telle solitude. D
est à souhaiter que des comparaisons avec la linguistique puissent
nous éclairer sur des modesde llr11fluration, en effet généraux. Mais
il nous faudra bien en revenir aussi à la particularité de notre
terroir et garder, d•autre part, quelque méfiance paysanne à l'égard
d•une panacée pu trop universelle.

t. C'clt-à-dire uciliunt let di8ërenta degrés d'une ithtll, discontinue.


XVI

STRUCTURES DE PERCEPTION

'\ ..
16,I . LES DEUX INFINIS .

;!.' ·<;._-::
. ··,.
Ce qui foudetait la génénlité des règles de la perception, appli-
.· .. cables à la musi9.ue aussi bien qu•aux langages , et, pourquoi pas,
,

...:~ nance
à J'image aussi bten qu'au son, ce n'e§t pas une miraculeuse conve-
des choses les unes aux autres, mais évidemment une même
.j aaivité de l'e~rit devant elles. Cet argument prom etteur nou s
·f promet aussi bien des peines. .
.......
'\ Puisque l'objet perçu (comme unité intentionnelle) répond à
:. une fuuéh.tt e (de l'expé rience perceptive), nous avon s toujour s
--
=~·· .
,:- \- tendance à séparer ces deux asÊ:
.l '· · et l'~ricnce,
l'objet, qui serait d'un côté,
qui serait de 1 autre ; ou encore la §truthu e per-
çue et l'aéüvité conStituante. Nous savons qu'en fait C-e$ldéjà
.
"t-- Mais
t~
ruiner la notion d'objet, oublier l'authenticité de la perception ,
prendr e conscience de cette expérience, c'e§t se donne r un
nouvel objet de pensée, c'eft user d'un certain recul sur la pet··
~ ception four mieux examiner son mécanisme. Ce n'e§t plus en-
'·l tendre, c c§t s'entendre entendre. A son tour ce mécanisme, si je
~ l'examine, c'e§t en vertu d'une §truérure de la conscience réflexive
r"
y. qui me demeure cachée à son tour... Ainsi de suite, .\ l'infini.
~~ De la meme manière, en conclusion du chapitre précédent, nous
avons parlé de l'imbrication des niveaux de ftru&ration qui cons-
tituait une chalne sans 6.n dont le maillon était double. Dès que
j'examine les m&:anismes d'une perception, je suis obligé de la
rapporter à un niveau supérieur où elle m'e§t apparu e objet àans
une ftru&irc, et si je l'eumine désormais pour clle-mtme, isolée
de cette ftru&itc, c'dt comme ftruérure qu'elle se qualliiera cc.
permettant d'identifier les objets du niveau au-dessous . Ainsi

----------------- --- ...:....1


OBJETS ET STRUCTURES

demeure, dans le choix des mots , quelque chose d'irritant, puisque


dans le langage _c':>Ura:1t c'e~ le ID:otobj_et. qui se~b]e le mieux
convenir à la saisie d une chose bien dirunac qu on examine à
·,.:\;,·
loisir. Par un renversement du sens, un tel objet nous ~ bien
donné par la fuuéhire supérieure qui permet de l'identifier, mais ""1\
ses propriétés, comme on l'a dit, nous r~ent IJ12.squées . Sortons
cet objet de la struthire à laquelle il appartient : aussitôt il devient '·\
" .
stru&ire lui-même et ne peut guère s'apprécier que moyennant
sa résolution en objets du niveau en dessous.
Si nous symbolisons par deux lettres ce double jeu de l'objet-
~ruéhire, nous pourrons représenter symboliquement cette chaîne
de niveaux ainsi :
(SO) 1 - (SO) 2 - (SO) 3 -
Cc schéma résume ce que nous venons de dire : (SO) 2 a bien
été ident.:fié comme objet dans S 3 et il con~itue la fuuaur~ d'iden-
tification des objets de 1ùveau O r .
Ajoutons à cela qu'à un niveau quelconque peut se brancher
une chaîne perpendiculaire de réflexion 111ut11eUe (complexité des
fuu&res de perception).
f
(P A)a Pa représentant l'une quelconque des percep-
,i tions représentées par l'un des couples SO,
½'
Aa l'aélivité coMtituante de cette perception,
(PA)b laquelle devient l'objet de la .('Crception Pb cor-
respondant à une nouvelle aétivtté conftituante Ab,
(PA)ç laquelle devient à son tour, etc.
&t-il besoin de dire qu'on~ plus vite perdu dans cette dimen-
sion que clans la précédente ?

16,.2. AMBmON DE L'BI.m.ŒNTAIRE.

Ce traité ~ parti à la recherche de l'élémentaire. Rien n'dt


plus ambitieux que d'y prétendre, rien n'~ moins assuré, de nos
JOu.rs,que d'y atteindre. Nous voyons, au mieux, que les niveaux
s'emboîtent et que · les réflexions se tendent le miroir. Assurons-
nous que nous ne rêvons pas.
c·~ bien dans la mélodi~, nous l'avons vu, que les notes s'iden-
tifient, ce qui n'explique pas les notes pou.r autant. Supposons que
le niveau 3 de complexité soit la fuuéture-objet mélodique. En
tant que ~&ire, elle s'explique par les notes du niveau 2, mais
280 :-...
..
... :-.·
.-.
..·..,
·....
=---,..,,.,..,...,
___.,._=--==
...
, ...
......
- .....· ....
·---- -·;..·..:·;..,
·,_;______________ .r•ffl.._
STRUCTURES DB PERCEPTION

elle va sen·ir à son tout d'objet pour expliquer une plt11grande


for11H phrase ou sttophe, mouvement d'une œuvte, 111or,ea11 de111/IIÏ(Jlll
00 ~e oo dit. Car il faut aussi remarquer que l'objet mékJdiene
,'aperçoit que par cootr~e, comme une figure sur un food, au
ac:inde l'œuvre, ou encore s'y articule avec d'autres mélodies,
accompagnement, contrepoints : l'analyse des mélodies se fait
au sein de Pœuvre, moyennant un .ren1de la 111miq11e, f,Outne pas
parler de Jignift,atwn1 1. Lorsqu'on dit que le" thème 'dt repris,
renouvelé ou fusionné avec un autte, c'~ bien au niv~u 4 que
se fonde une telle id,nlifoation des mélodies du niveau 3, tandis
que le musicologue eftime avoit ainsi expliqué, qualliié le niveau 4,
pt.! les fonaions qu'y remplissent les composants du niveau 3.
Mais notre recherche ne tend pas à ces hauts niveaux de com-
plexité. Nous avons l'intuition que l'énigme musicale, tout comme
celle de la matière, réside à l'autre extrémité: dans le plus petit
élément musical sigoifi~tif, celui avec lequel tout se struérurer a
dès l'origine t . Les musiciens occidentaux admettent que ce soit
la note . Mais qu 'est-ce qu'une note? Faute de s'être 1·amais posé
convenablement la question, on voit que manquent es bases de
·~· toute élucidation.
On pourrait nous retourner nos arguments. Une fois trou vée
l'explication de la note, c'est-à-dire sa ftruérure et les objets du
niveau inférieur, nous ne faisons que reculer l'explication . Certes.
Disons alors que ce qui compte n'e§t pas tellement d'ouvrir un
maillon de plus, mais plutôt de ne pas tenir la note pour un ter-
\. minus. Il nous faut déblayer les deux impasses qui aveuglent une
notion encore si primaire : celle des critères constituants, et celle
il de l'aaivité perceptive qui les fonde. Tout cela relève, infiniment
plus que nous ne le pensons, de notre conditionnement indivi-
f
1
t
duel et de nos convenances sociales.

16,3. SIGNIFICATION DBS VALEURS.

La résiStance (supposée) de certains musiciens à une telle prise


de conscience ne leur est pas particulière. Elle e§t commune à tout

1. Cette formule poftulant qu'à cc niveau , et d'une façon autre que celle du fongage,
la musique a un ,,,,, , plutôt que des aigni6c:ations.
2 . Tout comme Je myft~e de la vie réside au niveau cellulaire .

: '· ·. dt
... ~i .
- · - - ·- ---..
-
OBJETS ET STR.UC'l'URES

f1 participant d•un syfûm~,~bitué à le vivre comme syflèmede11ale11r1


précisément, en cons1derant ces valeurs comme abso/11t1 alors
i qu•clles oc sont le plus souvent que des usages. D'où les affole-
ments morali§tes quand la table des valeurs s'écroule ou qu'on
la brise. Comment s'expliquent ces retournements, ces ruptures
ft du système ? Le sens de la musique nous re.fte aussi impénétra-
1 ble, fuwement, que Ja nature de ses matériaux. Chacun nous ac
et c•e.ft son secret, peut avoir à ce propos son sy~ème d'cxplica:
tions ou d'hypothèses sur tel ou tel emploi des signu G01111en/iqn.
nels dJI solfègedont il retient ceci plutôt que cela, cc qui retentit
sur l'orientation du sens 1 • C'e.ft v1-aipour les mots du langage.
pour leur relation avec les idées : l'un sait cc que parler veut dire
l'autre nullement. Combien plus pour la musique en raison d~
sa nature implicite, de son code à la fois impénétrable et inépui-
sable.
Prenons un exemple moins délicat. On peut apprendre les bonnes
manières dans un savoir-vivre, qui c§t un solfège du code. Une
telle leél:ure fait toujours rire, pourquoi ? Non seulement parce
qu'elle formalise et raidit des usa$es nuanœs, mais parce qu'une
explicitation en accentue l'arbitratre. Un code ne s•apprcnd pas
ainsi dans les livres ; on n'y croirait pas.
1
r
16,4. CODE ET LANGAGE.

Le vrai code~ inconscient. Il n•cn c§t pas moins ftri~ et remar-


quablement détaillé. Sans le savoir, j'y conforme ma conduite,
au moment où elle me semble la plus spontanée. Sans le savoir,
j'y réfère la conduite de mon visitem. Je ne me dis pas " il a man-
~ué au code", je me dis" il~ vulgaire". Je ne me dis même pas
' il est vulgaire ", je le perçois, fjxmtanimmt,comme vulgaire.
Comment peut apparaitre quelque chose qui eft à la fois idéal
(puisqu'il s'agit d'un ensemble de conventions qui ne se confond
avec aucune des réalisations particulières qui s'y conforment, ou
des appréciations particulières qui s'y réfèrent) et implicite ? On
peut vouloir l'expliciter. Cette explicitation vient apr~ coup.
:I 1. Mtme remarque que plus hauL Ne pouvant aborder toua les niveaux l la fois,
.f nous oous borooos à évoquer le sms tk la 1'tlllÎ4"t pour chaœn, infuùment moins ntt
usuranent que celui du langage des mots .
l
1
1
l
- ·." · • -t'-- - •
,.
STRUCTVP.BS DE PEllCEPTION

Elle ~ partielle. Elle s' opès:e sous forme de règles qui se présen-
tent comme des absolus : " ceci se fait " et surtout " cela ne se
fait pas ".
On peut aussi le découvrir fortuitement. Le " nouveau " qui
s'intro_duit dans~ groupe l'apgrend à ses dépens, ~o~ sans avo~
commis un certam nomore de fausses notes ·". Mais il peut ass1-
oillcr le code dire&ment> sans en avoir vraiment pris conscience.
c.elui '/i~
sera le mieux plaœ pout le faire se.ra cc-lw qui a ~versé
des 00 ·eux assez divers pour avoir appris à la. fois la relativité
des codes, et leur importance : les sachant variables, il ne confondra
aucun d~eux avec les dix Commandements; les sachant impé-
rieux, il n'attribuera pas à des traits de caraaère individuels ce qui
s:clèvede la règle colleaivc.
Les ayant observés, enfin, et comparés, il pourra se poser deux
sortes de qu~ons : ou bien s'intcaoger sur leurs origines, his-
toriques, psychologiques, etc., et sur les fa&urs qui sont suscep-
tibles de les modifier ; ou bien les considérer à un moment donné
du temps, indépendamment de tout jugement de valeur, et de
toute interrogattou sur les causes, pour se demander " comment
ils sont faits ". C'dt alors qu'on apercevta vraisemblablement
qu'il s'agit de syllèmes,de totalith ~uilibrées où, comme dans
les ~&ires perçues, la modification d'un seul élément entraîne
un remaniement de l'ensemble.
Nous retrouvons ces diverses attitudes, nettement représentées
et diftinguées dans les sciences du langage: la grammair~, nor-
mative, avec ses prescriptions et ses intcrâiaions ; la séparation,
une fois dépassé ce ftadc, entre la langue et la parole, le code et la
conduite, observée par Ferdinand de Saussure : d'une part les
conventions qui nous ~rmettent de nous comprendre; d'autre
part les discoun particuliers cffeaivement prononcés ·et entendus
qui s'y réfèrent; la sé~ation, enfin, de l'étude des langues selon
deux pcrspcaives : l'~de de leur évolutio~ dans une pcrspcaive
biftonque, Jiaçhroniqm, et leur étude en tant que sygtème, à un
moment donné du temps, dans une pcrspcaivc sy,,çhroniqm.

I 6, j. STRUCTURES LINGUISTIQUES. STRUCTURES MUSICALES.

Nous pouvons maintenant tenter le ~èle avec la lingui§tique.


Outre l'argument ( ?) de Danhauscr (" la musique s'écrit et se

.. dJ
10
OBJETS ET STRVCTURES

lit aussi facilement <jU'onlit et écrit les paroles que nous pronon-
çons "), nous avons à cela d'autres raisons peut-être meilleures.
1. Dans nul autre domaine nous ne verrons posé avec autant
de clarté le problème de la délinùtation des unités par rapport aux
~érures, et, de là, pat rapport au sy§tème et à l'intention domi-
nante.
z. Comme la musique, le langage e§t sonore et se déroule dans
le temps. Il ~ intéressant de comparer les emplois, ~uéhires et
perceptions qui divergent à partir de cette base commune. Il e~
non moins intéressant de chercher un point de vue, au-delà de
ces con§tru8:ions, d'où l'on puisse considérer à la fois les unes et
!es autres. Nous ~ourons peu ?,e ri~ques de ,nous tromper en sup-
posant que ce pomt de vue, s 11eXI~e, e§t a rechercher au niveau
de l'objet: sonore.
Pour ~tre complète, notre comparaison devrait traiter du " sens
de la musique". Les §truélures du langage sont évidemment com-
mandées par sa fonéüon de communication. Une définition de
la communication musicale, qui apparaît immédiatement comme ..
d'une autre sorte, nous permettrait de mieux comprendre, à
partir de leur fonéüon, les ~éhues musicales.
Parfaitement conscients de cette dépendance, nous avons sim-
plement choisi de procéder dans l'ordre inverse : la considération
de ses §truéhues, le problème de la délinùtation de ses unités peut
nous rensei~er sur le sens de la musique. Et cette approche
indireél:e a l avantage de nous éviter des dissertations e§thétiques
sans issue.

16,6. LES NIVEAUX DU LANGAGE. SIGNIPICATION


ET DIFRRENCIATION.

~and nous écoutons un discours, comment et selon quels


critères y repérons-nous des unités ?
La qudtion au premier abord parait oiseuse. La divjsion du
discours en phrases et en mots ne fait pour nous aucun problème.
Ces mots se séparent pour nous aussi aisément à l'écoute qu'à la
lethue, où ils se présentent séparés par des blancs. Nous sommes
prtts, cependant, à convenir assez vite qu'un étranger, ignorant

TW " .I' M' • •


STRUCTURES DE PERCEPTI ON

de notre langue, ne les séparerait p~.s aussi aisément. Son oreillt


ne lui permettra nullement de savoir si ce qu'il vient d'entendre
coroprend deux mots ou troi s. Et nou s-mêmes pourron s hésiter
si nous sommes i~suffisamment teoseignés sur le sens. « Un
Français qui entend un grou pe comme lavoir, dira tout de suite
que ce groupe contient deux syllabçs, mais il a besoin. de l'en-
tendre dans un contexte pour savoir qu'il s'agit d'un mot ou de
deux : de lavoir ou de l 'avoir. Une personne qu~ ign~re le français
et qw entend prononc er un groupe comme Je l'a, VH, · entendra
robablement le nombre de syllabes qu'il a, mais sera absolument
~capable de nous dire le nombre de mots tant qu'il n'en compren-
~ pas le sens 1 • "
C'est-à-dire, comme le fait observer Saussure, que " la langue
ne se présente pas comme un ensemble de signes délimités d'a-
vance, dont il suffirait d'étudier les significations et l'agencement,
C'e~ une m.4sse indi§tinék où l'attention et l'habitude peuvent
seules nous faire ttouv er des éléments particuliers. L'unité n'a
aucun caraaèr e phoniqu e spécial, et la seule définition qu'on puisse
en donner est la suivante : une tranchede sonoritéqui e/1,à J'exd111ion
dece q11ila préûde et dt: ce qui la suit d.?ns la chaîneparlée, le signifiant
d',m certainconcept3 " .
Mais, semble-t-il, cette masse amorphe n'e§t telle que si on cherche
, . à la découper, par le seul secours de l'ouïe, en unités qui soient
à la fois sonores et significatives. Faute d'être initié aux signifi-
.. cations, rien d'étonnant à ce qu'on n'y parvienne point.
Prenons aae du fait que la dé6nfrion d'unités qui nous apparais-
saient si évidentes, inscrites dans le son lui-même, e§t relative au
. _;
sens et à notre connaissance de ce sens, et continuons notre re-
cherche. ~·en tend donc l'étranger?
Des syllabes, nous a déjà répondu B. Malmberg (qui, pour des
nisons à déterminer, réserve avec prudence un" probablement").
Ajoutons que les syllabes sont analysables en phonèmes (conson-
nes et voyelles). L'étranger, supposons-nous, entendra donc des
phonèmes ? Nullement. Il entendra, s'il s'applique, des obj_ets
sonoresqui ne sont des phonèmes que pour nous. Et s'il ne s ap-
plique pas, il entendra des phonèmes de sa propre langue, pronon-
cés avec un accent étranger.

·.=-
.., : .
.• se, ., ,, I. D. MAuœeaG, la Pbo1'1Jiq11t," Qye seis-je? " •
;, ... 2. F. de SAussuu., Courstk ling,ùfliqN,glnlrah, Payot.

Y.·
16 , 7. LES PHONÈMES : OU TRAITS DISTINCTIFS.

Ici encore, nous sommes abusés par !!écriture. En anglais, en


allemand, en espagnol, en français, elle est la même, bien que les
langues soh:nt différentes. Nous en concluons naturellement qu'un
I r~e un /, dans toutes les langues, qu'un r reste un r, en concé-
dant simplement qu'ils ne se" prononcent pas de la même façon".
Et nous retombons dans l'illusion , déjà dénoncée par Saussure
qui consiste à croire ciu'il existe " des signes délimités d'avance ,;
ciui s'agenceraient ensuite. Pas plus que le mot, le phonème ne
s'impose comme réalité en soi. Sa défuiition ~ relative au système
de la langue dont il fait partie . Non seulement les sens concrets
que j'entends comme consonnes et voyelles, en nombre limité,
et dont la combinaison forme les mots, ne sont pas identiques
d'une langue à l'autre, mais ils sont, à l'intérieur d'une même
lan~ue, d'une diversité infinie :
' On ne prononce pas deux fois de suite une voyelle ou une
consonne exaflement de la même façon. L'entourage du son
diffère d'un cas à l'autre. L'accentuation , la vitesse du débit, le
registre et les qualités de la voix varient d'une occasion à l'autre
et d'individu à individu. Il y a entre les individus des différences
l
de prononciation qui s'expliquent par des différences anatomiques
ou par des habitudes individuelles. Les speflrogrammes nous
révèlent d'importantes différences entre les voyelles des hommes
et celles des femmes et des jeunes enfants 1• " •
Dans ces conditions, pourquoi et comment identitions-nous
l
ces phonèmes ? Pourquoi restent-ils les mêmes malgré leurs varia-
tions ? Comment se fait-il que nous ne percevions même pas ces
variations, si bien qu'il faut faire appel aux speéhogrammes pour
nous les révéler ?
Et pourquoi croyons-nous entendre la même consonne dans
qlli et ço11p,
dans ta, et dans tdt ? « Les spefuogrammes nous font
l
l
'
i
voir des unités acomtiquemeot différentes dans les divers cas. Les i
palatogrammes et les radiographies montrent des différences arti- J l
culatoires considérables. Pourquoi enfin un Français de Paris, qui
prononce un r postérieur, identifie-t-il tout de suite un mot comme

1. B. MALMBBRG, ouvrage cité.

186
*'
STRUCTURES DB PERCEPTION

rire prononcé par un Méridional qui roule ces r ? La réponse ~


qu; le k devant i et le k devant 011, le i masculin et le ; féminin.
le " apr~ s et le a après /, le r roulé et le r uvu.1.aire,sont identiques
au point de vue de leur Jonlfionlingràlliqm.Certains traits des sons
du langage sont importants pour l'identification, certains autres
ne le sont pas. Chaque voyelle et chaque consonne articulées dans
un contexte contiennent des ttaits dillinflifs ou perJinenl.sà côté
d'un nombre de traits non dillintfijs ou nonpertinents 1. "
Autrement dit, la défuùtion du phonème e~ relative à sa fonc-
tion dans l'ensemble du s~ème de la langue. Il dt" la plus petite
unité sonore qui serve à discerner un mot de l'autre 2 ". Ainsi un
Français identîfiera le / de table1211
avec le / de pe11plealors que le
/ de pe11ple~ plus ou moins assourdi et celui de tablea11 parfaite-
ment sonore. " Pour un Gallois, le J sonore et le / sourd sont
deux unités indépendantes qu'il n'identifiera jamais. L'explica-
tion en est; que les systèmes consonantiques sont clifférents en~-
lois et en français. Le Français ne peut pas changer le sens cfun
mot en remplaçant Je / sonore par un / sourd ou vice versa ...
Les deux / sont des variantes d'un même phonème. En gallois,
au contraire, ce sont deux phonèmes différents. La différence entre
les deux ~ pertinente 3 • "
Ainsi ce qui nous semblait immédiatement et même impérieuse-
ment donné à la perception ~ bien en effet donné, mais à une
perception conditionnée, entraînée, devenue progressivement
a•une grande habileté à saisir les différences pertinentes, en même
temps que pratiq11emc11/ so11rde
à celles qui ne le sont pas. A tel
point que, dans l'apprentissage d'une langue étrangère, il nous
faut désapprendre à arlimlerJranfais et entendrefranrais en même
temps que nous plier à un autre entrainement. Si bien que l'acqui-
sition d'une langue étrangère ~ plus facile à l'enfant qui pos-

l
'{
'
i
sède encore en puissance la faculté de prononcer tous les phonèmes ,
et l'oreille la plus neuve, encore qu'iiihabile-.

16,8. DU PHONÈME A LA NOTE MUSICALE.

.,1
! Cette gen~e du langage npt,s reconduit à notre premier chapitre.
Au sens où nous venons de le décrire, et sans tenir compte du
t et ~- B. MAU«ilSR.G , ouvrag~ cité..
a. MAllTINAT, ~, zi,,lrah, ad. A. Colin.
M /i,rgllifli(JIII
OBJETS ET STP.UCTUR.E.S ·.-.,

niveau si~nificatif, nous avons reconnu la surdité d'une civilisa-


tion musicale à une autre, les objets de l'tme n'étant entendus
pat les citoyens de l'autre, que comme une réalisation imparfait~
de leurs propres phonèmes .
Nous avoos essayé de décrire de h même façon la naissance des
sy~èmes musica~ inconscien~s~ for&és simultanément par la
pratique et l'entrainement auditif, qui rend les membres d'une
civilisation musicale si habiles à reconnaître des traits pertinents
(ceux qui jouent un rôle dans la ~ruélure) en même tempf> qu'il
les rende pratiquement sourds aux traits non pertinents. Ceci
étant le pnx de cela. Nous pouvons mieux, à présent, mesurer
qudle e~ la puissance de cet entraînement, et tout l'apprentissage
qu'il nous faut pour le désapprendre et entendre la musique des
autres 1 .
~ant à. la théorie musicale, nous l'avons trouvée à peu près
dans le même état que îes grammaires du xvme siècll!, codjfiant
après coup des ~rull:ures qui se sont élaborées dans l'inconsdent
social, et les confondant avec les normes de la Raison, comme
Lavignac unissant Phy~ique et Musique.
Enfin, l'équivoq_ue du phonème, nous la retrouvons aussitôt
dans la " note musicale ", à laquelle ne manque même pas, comme
aux consonnes ou aux voyelles, !e secours d'une nomtion qui nous
abuse, en nous la faisant considérer, puisqu'elle est fixée d'avance
sur la partition, comme un signe préexiSlant à sa réalisation. Ses
traits pertinents seront, bien entendu, la hauteur et la durée qui
jouent un rôle fonll:ionnel dans les ~ruaurcs musicales. Jakob-
son, d'ailleurs, fait explicitement le rapprochement dans Fun-
damentah of Lang11age.
Les valeurs "hauteur-durée", comme traits pertinents, trouvent
ici une origine radicalement différente de celle que le livre précé-
dent leur assignait. Tandis que précédemment, ces qualités du
son résultaient d'une confrontation d'objets sonores par l'écoute
réduite, avec des signaux aco~iques mesurés en fréquence et
temps, ces mêmes qualités (ou plus exaacment des qualités voi-
sines, portant le même nom) vont provenir maintenant de compa-
raisons faites par l'écoute musicale dans le contexte d'un langage
donné. Il ne faut pas s'attendre à des coincideoces entre les trois

t. R08!RT Ff\ANCÈS, dans son livic sur /a P,rception11114ic,,ft,


a mis en hidencc, par
de nombreuses a~rienccs, l'importance de cet apprcnt iss:lgc, ce qui le conduit à 1
diie que" la perception musicale a peu en c-ommun avec l'audition " . A ceux gui
voudraient en avoir les preuves, nous conseillons de se reporter à son ouvrage.

188
J
w

STRUCTURES DE PERCEPTION

sy~.cnes de qualification ordinairement confondus - le troisième


s~~e étant celui de !a physique-, et non plus, d'ailleurs, à des
différences édat2.ntes. On retiendra donc ~71ue le mot hauteur recou-
vre des aca:ptions différentes selon qu'il s'agit d',.1oc référence
physicienne (signal), d'une référence de l'iro1!1erid11ite (objet
sonore) ou d 'une référence culturelle (objet musical) .
Ainsi, l'écoute des phonèmes confirme l'insensibilité qui clt
nôtre à des variations acouruques, parfois considérables. En musi -
que, des expériences analogues ont mis en évidence les variations
de hauteur , non moins considérables , dont une cantatrice dt susœp--
tible (cf. Winckel. et Francès) . ~ant à la négligenc e des traits noo
pertinents, qu'il nous suffise de rappeler ces chocs que le musicien
n'entend J>a4 (le bruit de l'attaque , par exemple, dans une note de
piano aiguë), alors qu'ils sont " objeél:ivement ,. (c'clt-à-dire pour
une écoute réduite) plus forts que le son tonique. Ce n'e§t là d'ail-
leurs qu'unexemp le parmi d' imtr es. Le-bruit , oon retenu comme
valeur , exi§te dan s tou s les sons musicaux et sa présence discrète,
i dans de iu~ es prop<m:ions, est un élément indispensable à fa sono -
rité .
.l
.
J

.
J
<' 16,9. OBJ.ET SONORE E'f PHONÉTIQUE.

:~
Si nous trouvons dans la note musicale , élément con§tituant
' des §truél:ures musicales , l'équivalent de la syllabe, élément
con§tituant de la chaîne parlée, n'clt-ce pas au niveau de la pho-
nétique que nous trouverons un précédent méthodologique ? La
phonétique ne nous donnerait~elle pas l'exemple d'un solfège
des objets verbaux ?
Oui et non. Le niveau auquel on se place, celui des sons
concrets, est en effet le même. Les buts de la recherche diffèrent,
et les méthodes par contrecoup.

a) Oui, car le rhonéticien s'exerce en effet à cette étOllferéd11ife


à laquelle nous n avons cessé d'inviter notre lefieur. La tâche du
phonologue, placé devant une langue qui lui ·e§t inconnue, sera
de repérer les phonèmes, en en dirunguant les variantu : soit en
faisant appel a la ,onscienceJing11if1ique,c'e§t-à-dire en définissant
1
1 Jes unités d'après ce que les natifs du pays reconnaissent comme le
l 111imeen dépit des variations, soit par une étude d'ensemble des

J.
OBJETS ET STRUCTURES

strufuues de la langue (méthode des commutations). Inversement,


le phonéticien s'obligera à écouter les sons de sa propre langue
comme s'ils lui étaient inconnus et à en percevoir les variations.
C'est bien ce que nous faisons lorsque, nous obligeant à écouter
d'une oreille neuve une note musicale, nous la considérons comme
objet sonore, lui découvrant, outre ses traits pertinents que nous
appelons valeurs, beaucoup d'autr~s carafières (qui seraient
susceptibles, peut-être, de devenir des valeurs dans d'autres
§1:ruétures, comme une variante phonétique devient, dans une
autre langue, un phonème cli~in&).
b) Non, car la phonétique, qui re~e dans la dépendance de la
lingui~ique, se trouve de ce fait dans une situation ambiguë.
Science naturelle, expérimentale, elle étudie, selon des méthodes
qui lui sont propres, des objets qu'elle ne définit pas elle-même
mais reçoit, déjà définis, de la phonologie qui e~, elle, une science
des sy§t:èmesde relations et d'opposition . Entre les sons concrets
et les phonèmes, il suffit au phonéticien de relever des différences.
Il ne s'intéresse pas à l'objet sonore, indépendamment de l'usage
qu 'en font les diverses langues. Aussi peut-il se contenter, pour
signaler ces différences, d'une description physiologique, anicu-
latoire, équivalent d'une description infuumentale et d'une des-
cription physique, aco~que.
Rien n'illustre mieux l'ambiguïté de sa position que le classe-
ment qu'il fait traditionnellement des sons, classement qui, de
l'aveu de Malmberg, con~itue un compromis entre divers principes:
" On peut dire que le classement traditionnel des sons du langage
est un classement physiologique, modifié par des considérations
acou~lques ou fonaionnelles. Le principe d'un classement arti-
culatoire n'a jamais été poussé à l'extrême,ce qui aurait du r~e
conduit à des absurdités évidentes. Les phonéticiens avertis se
sont laissé guider par leur oreille et par feur sentiment linguis-
tique." ·!
A&ellement, on ressent le besoin d'un classement acou~que, (

plus rigoureux, mais qui n'est pas encore définitivement mis au


point. On pourrait objeaer, pourtant, que ce classement n'est pas
davantage jurufié : à quoi servent les spefirogrammes lorsqu'ils ,'
signalent des différences qui sont élimiriées dans la perception ?
Il est bien évident qu'elles ne peuvent en aucun cas jouer de rôle dans
ï
'
aucune langue. Pour di§tingucr, de ces variations, celles qui sont '·Ii
retenues dans " l'écoute lingui~que ", pas d'autre recours que ·.· t·
l'oreille.
:j ,
·.-

t3 m ·~~--u-·-·-····- ... . ... . ·a



STRUCtURES DE PERCEPTION

1-..Jousavons vu que le phonéticien s'en servait, et s'y en traî-


nait même s'il ne posait pas cette pratique en principe de coonais --
san~e. Mais il faut remarquer en outre que le phonéticien , s'intéres -
sant comme le linguiste, à des langues constitué es, et non à la
en~e de langages possibles, est indiretl:ement renseigné là-
~essus. Si telle variante, dont le spetl:rogramme ne manquera pas
de faire état, e$l employée dans une autre langue: comme un
phonème distintl: du premier , c'esè que cet te variante corre spon dait
aussi à une variation nettement percep tible, ~ -il nécessair~ d'en
savoir plus ?
c) La dépendance de la phonétique par rapport à la linguistique
a une autre conséquence : le phonéticien - sauf l constater d'im-
portantes variations individuelles dans la réalisation d'un certain
phonème - ne s'intéresse vraiment qu'aux variations qui sont assez
générales pour entraîner des modifica tions de la langue : celles qui
sont " combinatoir es " , dues à la position de td phonème par rap~
port à ceux qui l'entoure~t , et communes à tout le monde ; celles
qui opposent des catégories (homm es et femmes) ou des groupes
(accents rég!o~aux), une époque t- ?nt au~re (le~ change ments
de pronone1at1on entrainant, lorsqu ils musent a son système
d'opposition , une transformation de la langue, où se recrée un
autre syfü~me), ou une langue à l'autre . La généralité qu'atteint
la linguistique au niveau des lois, la phonétique la recherch e au
niveau de régularités statistiques. Nul doute que si les linguistes
entreprenaient résolument cette linguistique de la parole 1 (dûco11rs
individuel)que souhaitait Saussure, pour compléter l'étude de la
langJte(trésor colleflif), la phonétique en subirait le contrecoup ,
prendrait une autre importance et changerait peut-être de méthode.

,,·, 16, IO. DIRECTION DB RECHERCHE.

Ces dernières allusions au.'Cpropos du pionnier ;de la linguis-


tique générale , ce rappel un peu bref d'une distinéüon, certes
; capitale, entre langueet parole, risque une fois encore de mécon-
't
tenter deux groupes de letl:eurs. Pour les uns, nos rapprochements
'ii
·. ·t- 1. Rappel de ~tion : Parole opposée à la b.ngue. C'dl le " langage " qw ras-
ecmblcla langueet )a parole.

1.
·.·" .:.
OB.JETS ET STRUCTURES

avec les disciplines liog~ques, dont ils sont les spéciallilcs


apparaîtront sommaires. Pour les autres, ils sembleront ésotl
aques, compliqu~, peut~tre inutiles. C'~ là le trait permanent
d'une recherche interdisciplinaire, de prendre son bien où elle
le peut, mais de se trouver comtamment en pone à faux entre
des niveaux et des natures relevant de compétences différentes.
Nos .raisons àe recourir au langage ont été données au para-
graphe précédent et au § 16, j. Peut-être que le leéœur (musicien)
ne trouvera pas les résultats très spe&lculaires. Qgoi, tant d'his-
toires parce qu' un phonème (dirunaïf, pertinent) possède les
m~es fonaions (lingui§tiques) malgré ses diverses variantes
(ph~nétiques). &t-œ là tout l'appon de cette discipline à la
musique?
Les trouvailles imponaotcs, les rapprochements significatifs
ne se mesurent pas à cette aune-là. On sait que ce sont cfesécarts, .,
en général très petits, entre la loi et la mesure, en physique, qui ,
~

mènent à remettre en cause tout un système, qui s'avère douteu:t


sur les bords. Il nous semble que ce soit ce qui arrive ici. Nous
nous apercevons que la définition des valeurs musicales pose,
non seulement la curieuse qucltion des anamorphoses, traitée
au livre précédent, mais é~cmcnt celle des occultations sociales,
des conditionnements coile8ifs. Comme nous l'avons dit au
§ 16,8, nous sommes en pr~cncc de trois sy~cs de valeurs:
celui d'une langue musicale, celui des mesures physiques, celui
des lois de la perception appliquées à l'écoute réduite.
C'est dire qu'on retrouve par cc détour la trip/, orientationvers
le sens, /'l,,lnemenl et l'objet sonore,schématisée au chaphre VJIJ
(tableau 8,9).
Deux de ces orientations dépassent, comme on sait, l'objet
sonore, tout co se servant de fui comme véhicule des sens ou .:
poneur des indices. L'objet sonore, ainsi oublié, devient l'objet
lingumique des parleurs, tout comme l'objet musical des musi-
ciens, mente s'il e§t d'origine naturelle, P.one les marques d'emploi
et les significations annexes des civilisations. L'objet sonore,
oublié de même au profit de l'événement, devient le cheval, puis
l'Iodico, le timbre d'une voix aimée, ou encore l'objet physique.
Il y a donc bien des emplois du son comme signe (langage,
signaux morse, onomatopées, intonations du discours). Ne nous
ttonoons pas de trouver aussi toutes sortes d'emploi du son pour
l'analyse ae telle ou telle propriété révélatrice (tout l'éventail
s'en ouvre du primitif au savant, de l'usager banal au praticien
spéciali~).

M , . ... , . - ' -·
.. ,
STR.UCTIJRES DB l'lUlCBI>UOk-1

n rdte enfui. l'objet sonorehti-méme,d'autan t plus oublié qu'il


a servi à signifier tant de choses, ou à r:évéler taat d'autres choses .
C'cil l'événe~ent qu'il câ"t, ~e so?t les v~eur:; qu'il porte en lui -
même que v1se enfin notre rntent:lou de l entendre. S1 l'on a sous
les yeux le tableau d u § 8,9, ou aut a reconnu le plan de notre
épilogue en trois partie s : en haut CL à gaud 1e, l:i recherche des
sens (ce mot , plus général, <:omprenant le sy~èroe des valeurs
musicales ttaditionnelles), en haut ~t à droite , la rech~rche des
événements et, enfin, en dessous , avec ses den:x: pôles inv~sa11J
les curiositts précédentes , retournées ver s l'objet , fa saisie de l'ob -·
jet d1:fisl'éco11le rédJJite. . . , _
Pu.1sque nous avons consacré tom: un livre a la comparaison de
l'objet physiqu~ à l'obI'et sonote, nous ne devrions plus avoir à
nous occuper dans ce .ui-ci des frontières entre ce qui vient de
.., l'événement phrsique et ce qui e~ perçu <. :omme sonore, ou muti -
,
~ cal, ou parlé . I tet te cepen dant , sous --jacent. à tout objet sonore,
un événe~ent (on joue d 'l-!n instrument ~e musique, quelqu'un
joue de tel inftrument et aussi : on parle en telle langue ou quelqu'un i

dit ces paroles) <J.UÎne permet jamais de faire aMtractioo de cc i


pôle 1111fllrel et ceo dans les trois cas possibles : que toute l'attention .1
·1
soit tournée vers l'événement, œ qui cl!: une écoute musicale ou
dwnatique particulière (de l'instrument ou de l'interprtte}. que
toute l'attention soit tournée vers le sens (on arcive :..insi, daos la
langue, à faire abstrafüon de tout locuteur, comment eft-ce r,os3i-
ble ?), ou enfin, que l'attention conce_ntrée sur l'objet de l lto11/e
rédmlese serve de ce qu'elle sait de l'événement, voite du sens,
r.our mieux comprendre comment l'objet~ fait et quelle valeur
il a. On ~ donc conduit à un plan qui devrait élucidet successi-
vement ces trois s~èmes des objets de l'entendre : le syftème
culturel des mots ou des notes, le système des événements sonores :1
'j
'' naturels, et celui de l'é&o11tc rltlmte. On y consacrera effcaivemcnt
les chapitres xvm, x1x et xx. Au~vant, il nous faut achever !
notre examen parallèle du linguist.ique et du musical. Car nous
n'avons pas tésolu une énigme essentielle: comment la science du
langage peut s'en tenir à une étude de la la11g111, abfuaaion faite
de ]a parok; et pourquoi, en musique, semblable parti pris de
·;
-. :i
méthooc serait inadéquat, sauf dans un cas limite, celw où la
,.tlliça/ili dt assez dépouillée pout pouvoir se passerde la sOIJQ,ilé l
·-~
.
-1

'
.
--l
.1
XVII

STRUCTURES COMPARÉES :
MUSIQ!JE ET LANGAGE

17, 1 , LE NIVEAU SUPÉRIEUR.

Puisque ce traité est limité au musical élémentaire, il s'efforce


de ne jamais aborder la signification musicale, du moins au niveau
supérieur du langage. Il ne peut donc se rapprocher des recherches
linguiruques que lorsque celles-ci portent sur les sons, en n'écou-
tant que" ce que parler ne veut pas dire ". En d'autres termes, il
·· ' s'en tient au niveau de la phonétique et de la phonologie 1 • .,
On pourrait tout d'abord se demander s'il e§t permis d'étudier ...
ainsi, indépendamment les uns des autres, différents domaines du
langage. La réponse e§t oui, et elle est apportée aussi bien par les
pratiques les plus traditionnelles de la musique que par les aporo- -~
·--
~:
ches les plus modernes de la lingwruque. On sépare bien en êffet,
et on le peut, les classes de solfè~e et d'in~rument des classes de
cette grammaire nommée harmome, lesquelles n'ont que peu à voir
avec celles qui pourraient se dénommer classes d'écrit11re.La lin-
guiruque, de son côté, admet fort bien des di~éüoos de ce type,
et les poussJlus loin : dirunéüon de niveaux entre phonétique ou
phonologie niveau dirunéüf) et linguiruque proprement dite
(niveau sig · catif); et aussi dirunéüon de domaines entre lexique
et s;rntaxe donnant lieu l'un et l'autre à une double étude : morpho-
log19ue, pour leur face signifiante; simantique pour leur face
sigrufiée. Enfui lexique et syntaxe peuvent ~tre étudiés soit par
rapport à leur évolution dans le temps (diachronie), soit comme
sy~ème à un moment donné (synchronie) (cf. figure 18). Certes,

1. Encore &ut•il remarquerque ces niveaux sont beaucoup plus essentiels pour
la musique que pour les langues.
.,
·,
STRUCTIJRES COMPARÉES : MUSIQUE Er LANGAGE

au niveau significatif, les différents domaines ont des linùtes


flottantes, et tous les lingui~es ne sont pas d'accord avec la classi-
fication d'Ullmann que n~us venons de résumer. Par contre, la
séparation entre les deu:i.ruveaux ne semble pas leur poser de pro-
blème : si des controverses exi~eat, c' e~ au nive~u distinétif, sur
le rapport qu'entretiennent ou n'entretiennent point phonétique
et phonologie 1• Sont~elles complémentaires, ou la phonologie,
sciencedes unités sonores différentielles qui vise à établir le sy~ème
des phonèmes, est~elle indépendante d'une phonétique, vouée à
l'étude de « la nature physique et physiologique des distinilions
constatées " ?
En musique, nous sommes loin de bénéficier d'un pareil effort
de classification des disciplines et des domaines. Nous ne saurions
donc que bénéficier de cc prétédent, à condition de ne pas nous
contenter d'une confrontation limitée aux niveaux inférieurs.
Nou~ devons cl_oncp~usser a1;1-s ,si un~ très lé~ère reconnais~ance
au ruveau supérieur. C dt aussi a ce ruveau qu on pourra avou: un
'l:.
aperçu de la valeur du parallélisme général, une appréciation un
peu moins intuitive de l'axiome que la musique ~ un langage.
Il n'e.~ d'ailleurs pas que~ion d'épuiser uo déba,t où les meilleurs
esprits s'affrontent en des déclarations souvent contradiéèoites .
...
.•.

Inférieur phonèmes~

mots~ Lexicologie

l
Supérieur ph.rases~ Synwte

PIGURE 18.
S,héma d'ensembledes lttldes ling11illiq11u,
propos/par Ullmann.
1. Nous retrouvons ici les rapports embarrassé$ de l'acouftiquc et d 'Wlc a,1111/r,g
ir
:iu même niveau diRinfJij.
.,
·,

~ - ..
,t
,1 OBJETS El ' STRUCTURES

l;
.
17, 2.. LE LANGAGE .

c·~ dit J. Perrot, " l'association de contenus de pensée à des


sons produits par la parole ". Le langage étant lui-tn~me " situé
dans l'ensembfe des signes servant à communiquer plus ou moins
conventionnellement des significations qui intéressent n'importe
lequel de nos sens 1 ". Mais qu'~-ce qu'un signe, au j~e?
Saussure nous aide à répondre à cette question cmbarr--..ssanteà
laquelle chacun de nous risque de répondre à côté, en effet ; " Le
signe linguiruque unit non une chose et un nom, mais un concept
et une image acouru'lue. Cette dernière n'e~ pas le son matériel,
chose purement physique, mais l'empreinte psychique de ce son,
la représentation que nous en donne le témoignage de nos sens. [...J
Nous proposons de conserver le mot .rignepour désignex:le total,
et de remplacer concept et image acouruque respefüvement par
signifié et signifiant 2 • "Tel ~ le fondement d'une science nais-
sante, généralisant la fonélfon de signe, la Jtmiologie.
De telles définitions, familières au linguiste, surprendront le
musicien. Il se figure volontiers que le langage n'a que peu de
·i
rapport avec le son, et pose essentiellement un problème âe cor-
respondance arbitraire du mot à l'idée. Cela ~ exaa, pout ce qui
e$t de l'arbitraire. Saussure précise : " Le lien unissant le signifiant
au signifié ~ arbitraire, ou encore, puisque nous entendons par -'·;a..
~
signe le total résultant de leur association, nous pouvons dire : le · ,,·r
signe lin~ui~que ~ arbitraire. " Et le musiden de répondre
aussitôt ' vous voyez bien ". Le signe musical, lui, ne l'clt pas.
Voyez la quinte et l'ofuve : ce sont des rapports simples, inscrits
dans la nature, que les sociétés n'ont pas adoptés arfütrairement,
mais logiquement. Si, personnellement, l'auteur partage cette opi-
nion, elle n'~ pas de nos jours une vérité si à la mode. Ne discu-
tons pas là-dessus. Mais passons à la gaieté du majeur, à la tmtesse
du mineur, au choix des gammes ou des modes, au nombre de
notes et aux emplacements de ces notes, pour ne point parler,
évidemment, des prétendues règles de l'harmonie et du contre-
point, de la prétendue consonance ou de la dissonance des
physiciens, pour ne pas y ajouter le matériel sonore et les idées .;..
r. J. Pl:ll.1'1.0T
1 la Ling11ifliqm,P.U.F. Peut-être vaudrait-il mieux dire: l'ensemble
dcasigncspcrceptiblcsà n'importe lequel de nos sens et servant, plus ou moins convcn-
tioMcllcmcnt, à communiquer des signiliations .
a. f. de SAU6SURE, Com-stk ling11
ifliq11tglnirolt, PayoL
STRUCTURES COMPARÉES : MUSIQUE ET LANGAGE

musjcales direél:ement héritées des lutheries , naturellement bJ~o-


riques et géographiques, sociales par conséquent... Comment ne
' ..... pas reconnaître en tout cela ni plus ni moins d 'arbitnire que dans
; ·.. ,·; la formation des langages ?

••••
·:·~~· •
17, J· LBS RÈGLES DU LANGAGE.
.·=
i."
··;:;;
't
" P~ler,. s~lon Jakobson 1 , !mplique la_ sikf!ion .d~ certaines
unités lingw~ques, et leur ,cmbmauonen unités lingulffiGues d'un
plus haut clegré de complexité. Cela apparaît tout de suite au niveau
Jc:xical: le locuteur choisit des mots et les combine en phrases
conformément au sy~ème syntaxique de la langue qu'il utilise;
...,
~
les phrases à leur tour sont combinées en énoncé. Mais le locuteur
n'e~ d'aucune manière un. agent complètement libre dans le choix
,., des mots : la séleél:ion (exception faite des rares cas de ;,éritable
néologism e) doit se faire à partir du t1ésor lexical que lui~même
et le deftinataire du message t>_?Ssèdenten commun . " Il semble
qu'on doive cli~nguer dans l exposé de Jakobson :

., :~ 1. Des lois générales concernant deux modes d'arrangement des


objets qui se retrouvent dans tous les niveaux du langage.

2. Une ~nél:ion de ces niveaux : phonologique. correspon-


dant au s~me des phonèmes particulier à telle langue; lexical,
qui correspcnd au vocabulaire ; syntaxique, qui correspond aux
phrases ; mveau de l'énoncé enfin qui~ en relation avec des ftéréo-
typcs.

J· Une échelle ascendante de liberté, de l'un à l'autre de ces


niveaux. Citons une seconde fois, étant donné son importance,
l'énoncé de Jakobson déjàévoquéauchapitre pr8iminaire: "Dans
la combinaison des tralts ~él:ifs en P,honèmes, la liberté du
locuteur individuel est nulle; le code a déjà ttabli toutes les possi-
bilités qui peuvent être utilisées dans la langue en qu~on. La
liberté de combiner les phonèmes en mots cft circonscrite. elle
~ limitée à la situation marginale de la création des mots. Dans
la formation des phrases à partir des mots, la contrainte que
subit le locuteur cft moindre. Enfin, dans la combinaison des
t{lllrak. t!cl. de Minuit.
1. R. JuoBSON,Eiuii i, IÏflllldfliq,,,

197
~;~ ·- ..
-
OBJETS ET STRUCTURES

phrases en énoncés, l'aaion des règles contraignantes de la


syntaxe s'arrête et la liberté d~ tout lo<:uteur particulier ~·accroît
sub~tiellement, encore qu tl ne faille pas sous-dtimer le
nombre des énoncés §1:éréotypés. "
Q!!elles sont ces deux lois fondamentales , aux différents niveaux
de la langue, que nous risquons de retrouver trait pour trait
dans une langue musicale donnée ? C'.esont deux opérations qui
fournissent pour chaque signe linguistique" deux groupes d'inter-
prétants » (Pierce); l'un rappotté au code, l'autre au contf'.xte,
le signe étant toujours rapporté à un autre ensemble de signes :
dans le premier cas, par un rapport d'alternation,dans le second
par un rapport de juxtapo.rilion.
.
-~
Revenons encore sur ces deux " modes d'arrangement ., :

1. La Jé/etlion." La séleélion entre des termes alternatifs im-


plique la possibilité de substituer l'un des termes à l'autre, équi-
valent du premier sous un aspeél:et différent sous un autre . En fait,
séleéüon et substitution sont les deux faces d'une même opération."

z.. La co111binai!on.
" Tout signe e§t composé de signes con~- '
\~ .

tuants et/ou apparait en combinaison avec d'autres signes. Cela


signifie que toute unité lingui§tique sert en même temps de con-
texte à des unités plus simples et/ou trouve son propre contexte
i dans une unité linguistique plus complex l!. D'où il suit que tout
i assemblage dfetUf d'unités lingui§tiques les relie dans une unité
:i
,1 1
supérieure : combinaison et contexture sont les deux faces d'une )
même opération. "
! ! " Une unité significative donnée peut donc être remplacée par
i d'autres signes plus explicites appartenant au même code, grâce
., à quoi sa signification générale e§t révélée (alternation, point 1)
l1 tandis que son sens contextuel e§t déterminé par sa connexion avec
d'autres signes à l'intérieur d'une même séquence (juxtaposition,
point 2). "

il
17,4. APPLICATION DES RÈGLES DU LANGAGE
l.
~
A LA :HUSIQUE.

Démarquons les énoncés de Jakobson en les appliquant à la


musique:

A
STRUCTURES COM PUÉBS ! MUSIQUE ET LAt."\îGAGB

a) Nou~ pou_rrio~s dire, en ce_qui concern_e les ni~eau:x: : ''. Faite


de la mus.1.queimplique la séleaion ~e cemunes urutés musicales ,
et leur combinaison ~n unités d'un plus haut degré de complexité .
Cela apparaît: tout de suite au niveau in~rumental. Le musicien
[y] choisit ses notes et les combine en phrases conformément au
sy§tème du contrepoint et de l'harmonie de la langue [musicale]
qu'il utilise ; les phrases à leur tour sont combinées en " morceaux
de musique ••. Mais le musicien n'e§t d'aucune manière un agent
complètement libre dans le choix des n~tes ; la sélefüon [exception
faite des rares cas de lutherie nouvelle} doit se faire à partir du
.
·.:.: mie mmical que lui-même et le desl:.inataire du message musical
possèdent en commun . "
Le tout s'applique au musical au mot près.

b) Après cette ccnfrontation des niveaux, exerçons-nous a


démarquer. aussi les règles,en nous p!açant au niveau 1nélodiq11e
par
exemple. On nous propose deux modes d'arrangement . ·
1. La .;é/eélion.Sl je 1·emplace dans cette mélodie une note
<
\~ - d'in§trument par la même nott, jollée. pa, tlll autre infuument ,
j'au.rai bien substitué un terme à l'autre, équivalent sous un premier
aspeét : la valeur hauteur, et· différent s011s un ~.utre : le timbre.
1. La combinarion. La mélodie, qui trouve son propre contexte
dans le morceau de musique, sert de contexte aux unités notes qui,
elles-mêmes, sont Ja combinaison de valeurs telles que hauteur,
durée, intensité.
Continuons à transcrire la phrase finale du paragraphe 17,; :
"Toute unité sigt\i6.cative (la note) peut donc être remplacée par
d'autres signes plus explicites appartenant au même code (note de
violon ou vocale remplacée par note de piano ou d'harmonium plus
précise, mais non par une touche de balafon ou de gong, n'appar-
tenant pas au même code), grâce à quoi sa si~fication générale
eft révélée (alternation, point 1. On démontre bien ainsi que piano
et violon ont des notes synonymes pouvant donner le même sol),
tandis que son sens contextuel e~ déterminé par sa connexion avec
d'autres signes à l'intérieur d'une même séquence (juxtaposition,
point z) : la mélodie demeure, où le sol prend toute sa valeur,au
point que, si l'on mettait/a ou la à sa place, la nouvelle mélodie
aurait un autre sens. "
Le démarquage a :réussi, encore une fois, du moins si /'011 s'en
lùnt à la musique la plus classique, celle de la grande époque occi-

:-·
-J!i,.._
OBJBTS 1!:t STllUCfURES

dentale, du xv~ siècle par conséquent, où le sy§tème, au somtnet


d•une évolution, se ~ilisc dans une phase ,ynçhr01Ûlple.
Si respeérueux qu'on soit de cet ar.ogée, ce n'~ rendre service
à personne que de vouloir présenter d autres musiques, notamment
contempora1Des,comme des évolutions ou des progrès du même
s~me. On ne transgresse un syftème qu'en le démolissant.
-:;._
On en cherche un autre à travers de lonsues et confuses évolutions.
on ne sait encore à quoi vont s'appliquer les mêmes r~les d~
langage, immuables, à quel code en train de s'ébaucher. Enfin,
à suppose .. qu'une nouvelle langue e~e, on ne saurait la décrire
en se réf&ant au meme sy~ème de signes.

17, 5• PERMANENCE ET VAIUATION


DANS LES STRUCTURES MUSICALE S,

En nous inspixant de Jakobson, nous avons déc.rit - au niveau


mélodique, mod~ mais essentiel - l'afrc classique de composi- ;,
j tion, par séleétion et combinaison. Voyons maintenant le résultat
•• de cet aac: la mélodie en tant que stru&te perçue par l'auditeur •
••'• Commençons par le plus simple : quelques notes de piano se
font entendre. Très éloignées les unes des autres (comme Cage
prend soin de le prévoir dans certaines œuvres), elles apparaissent
comme des événements isolés, se détachant comme objets. Le
1 compositeur peut même s'ingénier à calculer les temps de silence
r pour que toute possibilité de rapprochement, d'un son à l'autre,
soit évitée. Dans ce cas, l'objet se fait entendre avec détail, et
t
i l'auditeur peut, à loisir, méditer sur la force de l'attaque, le brillant
du Steinway, ou l'ennui d'avoir à attendre le son suivant.
Ici _P,as
de problème: l'objet musical, dont on analyse les qualités,
coïncide parfaitement avec l'objet sonore. Pas de ~éhire au sens
du contexte; les notes sont suffisamment éloignées dans la durée
pour que la modification d'un de ces éléments ne réa~sse sur l'en-
semble. Nous sommes à l'extrême frontière de la musique : si nous
y r~ons encore (ce dont certains auditeurs, aux concerts de Cage,
semblent douter), ce peut ~tee pour deu.'Craisons. L'une anecdo-
tique, au fond irrecevable, c'~ qu'on fait usage d'un ~iano, socia-
lement reconnu comme infuument de musiq,ue. L autre, plus
essentielle, qui r~erait valable si, au lieu d'un piano, on se servait
d'une tôle : d'une part, il s'agit de musique par i/imination(s'il n'~
....
S'fRUCTURES COMPARÉES : MUSIQUE E'l ' LANGAGE

pas musical, l'événement e§t dépoutvu de tout autre intétêt et


âe toute autre signification), d'autre par½ même si aucune ftruéhtrc
.ne s'établit à partir de ces objets, nous som mes du moins en pré -
sence d'une ,oUelliond'objets comparabie.s, présentant des taraEHres
&OlllfllllflS •
Supposons maintenant que les s~ns Je su~c_èdent _d7 [aço~ ass~
rapprochée pour former u:ae mélodie. Cette fois, la divmon s étabut
entre l'écout ê: mu sicak d'uo.e fu ullu re, basée sut telle qualité
dominante des objets, qne nous appeÏOliS par définition 11ale111
(hauteur, mais au ssi durée et inte~sité si. la ph~ase musicale ne
s'articule pas seulement en mélodie, mats aussi en rythme) et
l'écoute musiciciwe qui apprécie la sonorité des objets. Nous
co~tons alors que c'est la sttu8:ure qui passe au premier plan,
avec l'écoute musicale . Faites entendre " Il pleut bergère " à un
enfant, à un auditeur inculte (appartenant ?. notre civilis!ltion
musicak, autrement on ne pe v.t jur.e,: df: rien ) sur •Jn piano , pui s
au vioioû, il y- a toutes les cha!l.ces pou1: q\-!il ,:épande: " C'est la
même chose » avam de song er:à dite '. " Ce~ à u piano, pui.s du
violon " . C'est· seulement en second lieu qu'ils évoqueront la.
;, différence instrumentale . Encore songeront-ils à l'instrument ,
non aux caractères des objets 1•
Pourquoi la stru8:ure prédomine+elle ? Non pas en vertu de
quelque myftérieuse préférence de notre perception pour les en -
sembles, mais parte qm ,elles des qualitésms objetsqlli ne &QflroNTent
pal, par dijférentiation,à la f1r11f!ure,semblent,omm11nes à ces objets.
Nous retrouvons ici le rôle de l'instrument et la diallfli9111 ptr111a-
11mtM1ariation signalés au chapitre r 3 : !e piano ou le violon ont
pour fonélion de produire des objets possédant suffisamment de
caraét:ètes communs (le timbre) pour se di~nguer en valeur (la
hauteur).
Soit maintenant une mélodie dont chaque note est jouée par un
instrument différent : le timbre, à son tour, apparait comme valeur
différenciant les objets. Ceux-ci du coup s'affirment davantage
aux dépens de Ja st:ruét:ure musicale, qui s'impose moins impé-
rieusement. Son unité pourrait en être menacée, faute d'é9uilibr~
entre permanence et variation, si elle n'était encore solidement
assurée par les hauteurs.
Même mélodie, mêmes instruments, mais tous ceux-ci jouent
t. Ces IMCaIÙsmessont mis en relief a t()ll/rariopar certaines ~faillanccs P:1tho-
loglque1 (asymbolies auditives) . ·
:t. Cette r~le, énoncée au début de cet ouvrage, ~uivaut sans doute pour b mu -
sique à celles énoncées par Jakobson pour le langage.

)01
OBJETS ET STRUCTURES

' .
1, _-
... -f
piq11é.Je ne puis m'empêchei: de remarquei: ce ,araflèredomi1111111
des objets. Il en vient même à masquer, le cas échéant, la variation ~~/ .··.:
de timbre, dont la valeur s'atténue au profit de cet im,ariant.Je me ..°Kr:•
rapproche du cas du piano : la ru:uthue mélodique s'en trouve
évidemment fortifiée au détriment de la Klan~rbenmelodie. -~
Q!!'est-ce au ju~e, qu'une Klanf!.farbenmelod,e? ;.,.
Pour qu'elle soit absolument Ji111int111fe, il faudrait que rien ne '
vînt masquer la perception des ,011/eurs. Comme celle des hauteurs
l'emporte infailliblement, dès que celles--ci sont employées en
valeurs, on est contraint d'utiliser des sons de même hauteur (ou
des sons complexes où celle-ci ne s'impose plus avec la même évi-
dence : regi~re des sons diffus, graves ou médium, suffisamment
troubles pour s'y prêter). Prenons maintenant ce cas linùte. Un
basson, un piano, une timbale, un violoncelle, une harpe, etc.
jouant à la même hauteur, sont censés créer une 111ilodi1 d4 fimbru:
C.Ctte séquence, ou ru:uéhlre, va donc se décrire en inversant les
termes habituels. Dans les exemples précédents, les timbres appa-
raissaient en général comme catad:ères, et la hauteut comme valeur.
Ici, tous les sons ayant un même ,arall,r1 de ha11fe11r, il nous faut
chercher autre part les valeurs. Mais, lorsque nous tenterons de le
faire, nous n'allons pas forcément trouver devant nous une valeur
évidente; peut-être allons-nous reconnaître encore des iftllr11ments
et non une véritable Klangfarbenms/cdie. C.CStimbres sont, ou trop
marqués, ou trop ftous, pour qu'il s'en dégage une valeur nette,
émergea.nt à notre écoute.
La tentative de Kiaftgfarbenmelodi,se heurte donc à deux
ob~cles : ou bien elle demeure masquée par une perception domi-
nante, celle des hauteurs (et on doit s'efforcer par un nouvel art
des sons de maqllillercette perception par un choix de sons équi- ....
·,

voques), ou bien on doit convenir (par un nouvel entraloemeot


de l'oreille) qu'on saura donner de l'importance à tel caraél:.èredu
son jusqu'ici négligé ou considéré comme secondaire : sonorité
sombre ou claire, grain mat ou rugueux, etc. 0ft pr_opos,de 11011-
veOes,01111enlions,
j111liriabksd'1111entrainementçonsenh.Viend.nit-on
à annuler cette perception dominante, dans une musique bien appau-
vrie puisqu'elle serait une succession de toniques, on ne peut
affirmer que le timbresoit si vite ~rçu comme valeur. Un auditeur
non prévenu sera renvoyé aux imtruments, percevra une flrtlthln ·'
d'évéftemenlssonoru plutôt qu'une llr11tmremlllÎça/e.Il faudra, là i
encore, une intention d'entendre musicalement, fruit d'un choix
et d'un apprentissage.
On mesure donc les difficultés d'une c."ttension de la musique -~:.-:
..; ~ .·
J02 :.~i ·..
:-.·::Ji
.. ;~;;:·-_·:
..
:
:px :

STllUCTURES COMPARÉES ! MUSIQUE ET LANGAGE


·1
·\

dans son propre syftème. Tandis que le gong la menace de bru - .::
talité la KJa,igJa,-be11111elodie
réclame des raffinements inhabituels. '
~ Wle telle contradiaion, le syftème éclate, et il y a des chances
paur que le 111a/111lefldN
domine: les uns n'entendent pas ce que les
autres leur ont donné à entendre.
Il rdte néanmoins, de cette tentative, une idée essentielle à
retenir : la permutation des valeurs et des caraélères (qui semblait
inconcevable en musique traditionnelle) apparaît comme accessible
à l'expérience . On a porté atteinte au syftème: ce qui n'était que
,ari1111t,
peut prendre valeur de plxmèmedans un autre syftème à
venir, Il rdte, bien entendu, à vérifier ces possibilités de nouvelles
relations. Mais la remise en cause ~ fondamentale. 1. .
',.

I 7, 6. VALEURS ET CARACTÈRES.

De cette série d'exemples, retenons donc cette conclusion : à .,


l'intérieur d'une ftruéture musicale, /e.robjetrse diflinguent111 va/e11r.r
111oymnant k11rru.re111blanceen caraElère.r.
Et ce sont uniquement ces
deux fonaions, non r:>int une différence de nature, qui définissent,
l'un par rapport à l autre, ces deux termes. Les valeurs assurent
une ftruéb.tre, différentielle; la ressemblance en caraaères l'assure
aussi, inditeétcment, en affaiblissant l'intér~t qu•on peut prendre
1~ . à l'identification des objets qui se présenteraient, autrement, comme
,
1- une série d'év~ements hétérogènes, indépendants les uns des
autres. Cet axiome nous semble dominer la musique traditionnelle.
Mais, plus général qu'elle-même, ce pourrait être celui d'autres •:1
..
ï
musiques 1 •
Nous avons assez longtemps tâtonné avant d•en arriver là. Nous i

refusions de nous prononcer a priori sur ce qu'étaient des valeurs ·:l


absolument 111/IIÎça/11,mais comment se résigner à laisser dans l'in- 1:

détermination ce qui pourrait conftitucr l'essence de la musique?


Q!!e devrait ~ttc une valeur absolument musicale ? Elle devrait,
semblc-t-il, répondre à la définition suivante : " qualité de la per-
ception commune à düfércnts objets dits 111/IIÎçaNX parmi une collec-
tion d'objets sonons (qui ne· la possèdent pas dans leur totalité),
t. pcrmetWlt de comparer, ordonner et échelonner (éventuellement)
ces objets entre eux, malgré le disparate de leurs autres aspe&
perceptifs ".
1
1. a . chapitre XXI. ::
j
OBJEl 'S .ET STRUCTURES

Bien entendu, au terme de ceti'e approche, on découvrira une


valeur : la hauteur. C'clt la seule qui subsi~e (à pcn pres) dans le
disparate des autrc _s v~}e~rs ou car~él:ères des sons. Mince succès,
s2.uf à rappeler , s1 c etatt nécessaire, que la hauteur, considé rée
cette fois comme caraél:ère, sera toujours pour notre éc0ute un
.
-·,··
.:araél:ère dominant .
Dès qu'on s'attaque à d 'autres valeurs traditionnellement
reconnùes, corncne l'intensité ou la dutée , on ne rencontrf! plus
que confusion. Si le rythme résiste, c.' e~ en fonél:ion des ell,ace-
men/J des objets, beaucoup plus qu ,en raison de leur duré~. ne
l'oublions pas .
Enfin, une échelle d'intensité ne peut s'établir qu'entre des ob-
jets ayant de mêmes propriétés de timbre, de forme, etc., et
moyennant une corrélation avec. l'échell e des hauteurs. On ne
peut compare1. en intensité, une note de (>iano et un pizz de vio-
10C1celle,un $Or!de füîte ou de basson . La. leél:t1 re des voltmc\.tres ne
forait ici q 11e no-us ~garer . 11faut y renoncer , non swleme nt en
ienant compte de ce que notre appi:éc.iati.on peu t avou de qu~.!itatif
de ûuancé (on dit " nuance " en musique, et pour cause) , mai~
aussi à cau~e ces stcaéh1re!>àam, lesqüelles ù-. fonne des .:eus joue -~
un rôle.

17, 7. DIVERGENCES. .-~


:.

--~ _·:
Nous aboutissons donc à un con~t d 'échec. Nos règles s'appli-
quent trop bien . Si la seule valeur e§t la hau teur. si nous en sommes . 1
réduits au vocabulaire, fort mince et par trop classique, des degrés,
il ne nous re.<'.leplus effefüvement qu'à raffiner sur les permutations
sérielles, et bâtir des épures satisfaisantes pour l'œil, en jouant avec
les ordinateurs. On peut bien compliquer le jeu en y associant ·
les durées et les intensités. Comme nous venons de le remar-
quer, c'e§t joindre beaucoup de rigueur à trop de laxisme. Les notes
traditionnelles, assez précises en hauteur, ne le sont point en durée
ni intensité. Enfin, le timbre des notes elles-m~mes, dans leur
regifue infuumental, lie étroitement ces trois valeurs. Ce ne peut
être que tricherie ou naïveté de parler, dans ces conditions, de
fuuéhires rigoureusement calculées.
Comment sortir d'une impasse si notoire, et si réelle qu'elle
condamne toute une génération à nier des évidences avec l'énergie
du désespoir? En faisant une remarque fort simple: nous n'avons
r'
~1
STR!JCT'JRES COMPARÉES : .MtlSIQVB E'1.
" LA..NGAGB

si bien insisté sur le parallélism~ de la langue et de la musique, que


our en faire ressortir la divergence . Dans ce ch:1pitre, a:Késur le
~allèle musique-Jangage, nous avons surtout cité des normes, des
•., règles de la langue; nous lui avons sacrifié la parole, autre moitié
,," du langage. A ne s>en tenir qu'à ces rapprochements, on ne consi-
dère que l'aspeél: abstrait de la musique, notable, codé, voire per-
mutable {si tant~ que le code Je permette). Et s'il est vrai qu,on
puisse épuiser ainsi les struétures d'une certaine mmitalitl, c'eSt
en coupant la musique des inépuisables ressources de la sonoritl.
Q!!>on nous comprenne bien. A quel moment, dans les énoncés
précédents, a+on fait allusion à l'étude des ti111brudes parleurs,
de leurs intonations? (Et nous ne voulons pas parler du timbre
individuel, du style, de l'interprétation de tel ou tel, c'est-à-dire des
parolespa1ticulières, aspea dont nous préférons nous passer, pour
rendre cette démonstration éclatante.) Tout cela est absent (du
moins pour certaines familles de langues , dont les nôtres en Occi-
dent) de leur .ry.flème de signes 1• La tentative de Kltlflg/arben111elodie
démontre ainsi, ingénument , un effort de récupération tendant
à transformer les timbres en valeurs . La musique élefuonique a ,,
,, .
recherché dans I.F. même sens à récupérer d'autres valeurs, iites
fjetlrales, reposant sut une seconde acception du mot timbre,
malheureusement équivoque et mal fondée.
Tels so!!t les efforts des musiciens, souvent à la remorque de

:, l'abstrait scientifique ou linguistique, au lieu d'être inspirés par
le pofullat que nous avons avancé déjà : que les signes musicaux
~:\ 1011Ifaits po11r éJre entendm, et a11trement q11ele.r .1ig11uling11ùliq11u.
·1

17,8. LA LANGUE ET LA PAROLE.

" Les organes vocaux, écrit de Saussure, sont aussi extérieurs à


la langue que les appareHs élefuiques qui servent à transcrire
l'alphabet morse sont étrangers à cet alphabet; et la phonation,
c'est-à-dire l'exécution des images acoustiques, n'affeae en rien le
s~ème lui-même. Sous ce rapport on peut comparer la langue à
une symphonie, dont la réalité est indépendante de la manière qu'on
·.i·, . l'exécute; les fautes que peuvent cornmettre les musiciens ne
compromettent nullement cette réalité. "
Saussure se tourne ainsi vers la musique comme nous tentons
1. Cc qui n'~ pas le cas, par exemple, de 1a langue chinoise.
ODJETS ET STRUCTURES

de le faire vc.:cs le la11gage,et, s'il n'avait pas globalement raison


?n pomcait chi;aner sur le détail. Pour _q~ela _symphoniedemeure:
11ne faut pas, d abord, que trop de mus1c1ensJouent faux. Ensuite
si tel musicien joue en solo tel passage faux, on ne reconnait plu~
telle mélodie ou, ce qui revient au même, on dit qu'il joue faux
parce que, possédant cette mélodie de mémoire ou la déduisant d'un
~éréotype , ce qu'il en joue montre en même temps cc qui lui man-
que. Nous retrouvo;is les mécanismes décrits au paragraphe 1 7,4.
Mais nous pouvons suivre de Saussure dans son analyse sous
trois réserves :
,.
··~..
a) qu'il s'agisse en effet d'une sympho11Jed'autrefois, dans le
sy~ème le mieux codé,
b) qu'on comprenne bien le mvca11où joue cette reconnaissance
du sens, qui e~ un niveau élevé de l'exposé et non le 1liveau des ·:-::.
signes eux-mêmes,
c) le dernier point ~ le plus important et joue sur l'équi-;roque
du mot signal : les signaux morses, dans ûn premier sens, sont
en effet aussi arbitraires que le signe linguiruque ; mais si j'écoute
cet appareil morse musicalement, en oubliant les lettres qu'il émet,
j'écouterai d'autres signes, issus du même signal pris cette fois
au sens du physicien. Ces signes rythmiques, ces mélodies de
morse, je ne eourrai plus dire qu'ils sont si étrangers au timbre
de cet appareil. Je ne pourrai pas dire non plus que leur sens~
dans le signal physique ; je dois prendre livraison du signe musi·
cal, spécifique.
" A cette séparation de la phonation et de la langue on opposera
peut·être, poursuit de Saussure, les altérations de sons qui se
produisent dans la parole et qui exercent une influence si profonde
sur les derunées c!e la langue elle.même. Sommes·nous vraiment ·1
en droit de prétendre 9ue celle·ci exi~e indépendamment de ces
pMnomènes ? Oui, car Ils n'atteignent que la subfunce matérielle
des mots. S'ils attaquent la langue en tant que sy~ème de signes,
ce n'~ qu'indireaement, par le changement d>ioterprétation qui ·:
en résulte ; or, ce phénomène n'a rien de phonétique. "
Pouvons.nous in~allet, en musique, une di~naion si affirmée?
Pouvons.nous dire <J.Ue les altérations de la parole mmica/e,dans le
domaine de la luthene par exemple, n'atteignent que la su~aoce
matérielle des mots musicaux ?
Une telle di~oaion n'est possible, pour la langue, qu'en raison
l~ --
.... .
~

306 -~
.._;·

1 . . , ··- - --~ .• - " ; r- ~


..... .. ..FRF
- Sl'RUCTURBS COMPABÉES : MUSIQUE ET !,ANGAG E

de l'analyse. _erécédeote de _Sauss1;1re. concernant l'ar.biu~.i_re_du


signe lingwru.que. Pourquoi le signifiant sonore et le signifié
conceptuel n'auraient-ils pas, en effet, deux sy~èmes et deux évo-
lutions earallèles ? Saussure peut donc conclure en toute rigueur :
" L'étude du langage comport e deux parties : l'une, essentielle,
a pour objet la langue, qui ~ sociale dans son essence et indé-
pendante de l'individu ; cette étude e~ uniquement psychique ;
l'autre,secondaire, a pour objet la partie individuelle du langage ,
c'est-à-dire la parole, y compris la phonation ; elle ~ psycho-
·.-. physique. "
··~.-- Nous avons quelque motif d'être perplexes. D'une part , nos
..·~·
,)
rapprochements avec le langage ont été fruéhieux, nous ont fait
bénéficier d'analyses fort importantes et d'un précédent méthodo-
logique utile. D'autre part, nous découvrons, entre langl\ge et
....
.. musique, de profondes différences. D'une eart , Danhauser nous
·.:..:
dit que" la musique se lit et s'écrit aussi facilement qu'un texte" .
D'autre part, nous av-ons fait l'expérience dn contraire. Enfin, le
i/
•.·. bon sens murmure que tout le monde a raison . Comment en sortir ?

t7, 9. LES DEUX EXCLUSIVES DE LA LANGUE.

Nous pourrions tout d'abord découvrir ces différences par une


approche assez grossière, qui relève des qll(l/reécoulesaperçues au
chapitre VII. Nous avions dit, assez naïvement : on écoute quel-
<tu'un, on ouït des sons concrets, on y entend des traits di~c-
tifs, et on comprend ce qu'il dit . La langue pourrait alors s'opposer
à la musique, par le jeu d'une suppression différentielle de l'une
de ces quatre écoutes :
D. Je comprends (le mot) A. J'écoute (parlerquelqu'un)
C J'entends (des phonèmes) ~ )'oublie (le s~
LANGUE - Le sefüur B eft nié, dépassé.

~ Je n'ai rien à comprcn~ A. J'écoute (un infüument)


C. J'entends (des valeurs) B. J'ou ïs (une sonorité)
MUSIQUE - Le sefieur D n'e~t pas atteint,
puisque la valeur e~ visée au sedeur C.
OBJETS ET STRUCTURES

C'dt ainsi qu'on peut expliquer, grouo modo,l'évidente dif-


férence si souvent signalée, entre langage et musique, l'un to~
vers la' compréhension de signes arbitraires, l'autre vers la recon,.
naissance de signes liés nécessairement à l'objet. Dans un cas
on ne retient de l'objet (nié en B) que des traits dütinéüfs (q qui
renvoient à un signifié (D). Dans l'autre cas, sans sortir de l'objet,
on l'entend pour lui-même (B) et on en tire un sens (C).
Bt en changeant un peul' orientation, disposons ces deux schémaa.
Ainsi œduit, chacun a trois quadrants :
Musique ...;
4 D. Je compl'encls 4 J~s l

t
C. ]'entends
î
A. J'écout ~
t
C. J'e.'ltcods
t
A. J'koute

t t i3 t
3 X l. B. J'ows 2
l
C'..csdeux schémas ont l'avantage de résumer brutalement la .•.i.
situation dont ils sont loin, cependant, de .(>Ouvoitconvenable- ..i

1 ment rendre compte. Pour qu'ils soient entl~rement valables, il


faudrait en effet supposer que, face au langage, on puisse ~tre sourd
(et il eft vrai qu'un sourd peut lire), et supposer aussi qu'en mu-
.i
..:i
•;.'
~

l
aiquc il n'y a rien à comprendre. .". \
En fait, il y a eu clivage et cho.ix. pour le langage, aussi bien . ··,e.
~~

dans le j' /((JN/1 ~ue dans le j'entends.De même que, rour le musical, :~
il y a eu rejet d une certaine part du j' i,011/eet au j entendsdans un : -~

J syft~me de concepts. Examinons l'un et l'autre.


Dans quelque langage que ce soit, on doit admettre que les :·f
i1 matériaux phonétiques humains sont universels, à ceci près que
je dois opérer une diftinfüon :
·1
l
t
i .t
{
a) entre les phonations particulières de chaque homme, diffé- :
!
1
i
rent de son voisin, ! .
1
i
1
!
b) et Ùiie phonologie liée à cette langue.
Le tout repose cependant sur une con§ti.tution universelle de
la bouche et du palais, des dents et du nez, qui permet de géné- 1
l
~
l
i
mliser, d'extrapoler, de symboliser une phonation " normale"
encore qu'absolument théoriq_ue ou purement ~ti§tiquc, en défi-
nissant des dentales, des labiales, des sifflantes, etc. C'eft ainsi
j
J que peuvent être transcrites, en notation phonétique internatio-
nale, sorte de magnétophone aMtrait, des cntitts phonétiques ·..·~
308 ...:.:~ .
--- - ---- -- - . .~------- -· .. . - . -
••
STRUCTURES COMPAR.miS : Y.USIQUf ET i.A.NGA.Gl!.

entièrement détachées, par ailleurs, de leut réaliS2tion particu·


lière. Et l'on voit que cett~ dichotomie entre langue et p--..rolejoue
aussi bien du côté phonétique du " parler ,. que du côté phono-
logique de l'entend.te. Il~ en effet convenu, dans la langue:
it) qu'on séparera soigneusement les traits sonores qui contri-
buent au sens de mots, cleceux qui contribuent à les colorer : les
inflexions,les intonations, etc., d'w1e part, et
b) de l'autre, que l'on fera abfu'a&on des parleurs particuliers
..-i et de leur façon de jouer de la parole, allant jusqu'aux "fausses
noteS ,, de Saussure, sauv~s par le contexte. Le seul parleur
anonyme de la langue qui réalise cette norme glacée, c' ~ le " V oco-
der ", synthétiseur de voix, qui " parle comme un livre " : on lui
a attribué une phonation normale, §tati~iq 1Je, d'une part, et de
l'autre, on lui :?. enlevé les iotonatic.ms q11i colorent, interprètent
la parole (voir figure 1911;p. 314).
Le même clivage e~ opéré en musique . Sauf que le musicien.
doit écouter bien autre chose que des s~ffianteset des lab~ales,
mais des frottements, des souffles, des frappements sut divers
u~ensiles. Chaque civilisation musicale élabore, finalement, une
colleétion d'in~ruments de plus en plus cri~allisés. A l'in~ar des
langues, la musique tend de toutes ses forces, aussi bien à détacher
ces imtruments de leurs exemplaires particuliers, joués par des
exécutants particuliers, qu'à ne retenir de leurs objets sonores que
td ou tel trait diruna:if, compromis entre une acoulogie naturelle
et sociale (voir figure 19b).Tel e~ le programme idéal d'une musique
pure. ~·~-ce qu'une musique pure?

17, to. UNB LANGUE MUSICALE POSSIBLE :


LA MUSIQUE PURE. L'ÉCRITURE MUSICALE.

Marquons d'abord le point où musique et langage se rappro-


chent le plus et en donnent des preuves évidentes. Cela nous per-
mettra de relever aussi, dans cette situation de proximité maxi-
male, l'essentiel de leurs différences. Ensuite nous serons à même
d'envisager des situations plus floues ou plus divergentes .
Puisque Danhauser renvoie à l'écriture, et Saussure à la sym-
phonie, et que tout le monde a raison, voyons d'abord ce qui fonde
OBJETS ET STP.UCTURES
'
·:1· . /
un si prweux concours. Une preuve visible en dt donn~. et -.
1u.Ppl6nentaite : musique et langage alors s•écrivent; le texte '
fait foi. Acceptons ce nouveau témoi~nage de ressemblance, mais ·1
demandons-nous aussitôt s'il ne disstmule pas quelque nouvelle _{i
difficulté.
D'où provient le signe écrit, dans les deux cas, souvenons-nous
Js
..1

de l'homo]aber musical, d'une part, et de l'autre, du propos de


Merleau-Ponty : " S'il n'y avait pas eu un homme avec des
organes de phonation et d'articulation, et un appareil à souffler .
ou au moins avec un corps et la capacité de se mouvoir lui-memc'
il n'y aurait pas eu de parole et pas eu d'idées ", propos dont o~
'
trouve l'équivalent dans Saussure : " lml:oriquement, le fait de
parole précède toujours ... "
Les clivages dont nous avons parlé sont parfaitement réalisés
dans le système d'une langue, et le sont aussi dans notre système
musical occidental a.u sommet de sa cti~llisation. Si l'on se home
à prendre aae de ces deux systèmes comme exî~ts sans se préoc-
cuper de leur genèse ou de leur élaboration, l'attention se porte
immédiatement hors des deux schémas de fonaionnement (au
niveau inférieur) ci-contre , pour ne plus poser que la question
de la signi6cation, pour la langue, et du sens, pour la musique.
Expliquons-nous plus clairement là-dessus.
De meme que la langue a rejeté ce qu'on pourrait af>peler la
11111sitalité
de la parole,comme étrangère à son objet (s~cfficité des
intonations et des parleurs), de même la musigue a rejeté comme
accessoire la sonoritéde ses noteset de sesje11x.Voilà qui fait oublier
!
l'objet sonore. i
Nous parlons bien ici de 111unq1a pure, dans le sens précis et à wai
dire exçeelionnelde/' Art de la f11gue,cas limite où l'orchcltration ~
laissée libre, considérée comme sans importance, ou encore des I11- f
à de11xet troù voix pour Jedt111ier,
11111tio11S où la permanence du timbre i
est analogue à l'identité au gosier humain . Le parallélisme est alors 1
1
frappant : musique et langue occupent exclusivement le scacur 4, '
et leur élaboration phonologique est en tout point semblable dans
la méthode. Elle en diffère, bien entendu, quant au choix des
signes. Ce parallélisme des méthodes 1ui est celui des " stru&-
rations " n'engage en rien, comme on sen doute, celui des percep-
tions ainsi élaborées.
Qgelle est alors la différence fondamentale entre ces dewt jeux
de signes, si évidemment issus du meme support ?
Dans un des cas, celui de la langue, il y aura désormais dis-
jonéüoa du support sonore signifiant et du concept signifié.
,.
JZO . . ·.·~·
··----,

STRUCTURES COMPARÉES : MUSIQUE ET LANGAGE

C'clt seu1':ment à partir du Plveau au-dessus que les codes


vont cxi~er, aussi bien au niveau morphologique que séman--
rique.
Dans l'autre cas, si nous parlons encore de signes, cc n'~ plus
daos le sens saussurien du terme, comme d'un lien arbitrai.te, ren-
voyant à autre chose,. à ~oins qu.'~n ne soutien.nela thèse, a~o-
batique, d'une valor1satton capne1euse, cxdus1vemcot soetale,
des valeurs musicales. Thèse peu erobable, car il faut bien que les
. objets servent à quelque chose. Qg'on détourne ainsi les objets
'.,. sonores de leur nature propre, pour qu'ils servent de véhicule
aux idées, voilà qui honore l'intelligence humaine. Mais où trou-
' .. ver le sens des objets musicaux, sans valeur intrinsèque ? Comment
-1 les sociétés fixeraient-elles d'improbables caprices que rien ne
i justifierait longtemps à d'autres oreilles? D'où l'impasse d'une
musique en soi, qui ne ferait que jouer avec ces objets, d'une acou-
logie aussi dénuée de sens qu'une phonologie. C'e~ évidemment
aussi au nivea,J supérieut, comme la langne, que la musiq_ueprend
tout son sens, dans ]a combinaison du objets de valeur,s1 l'on ose
1 dire. Et c'est là tout le débat du sens de 1a musique, qui sepose
-i le plus purement au niveau de la musique }'Ute. Les combinaisons
de ces objets (dont on ne retient, en musique pure, que deux v4.leurs
.1 principales) pofullent évidemment une conscience musicale col-
Ieaive. Les relations plus ou moins nécessaires entre les combi-

J
,f.
naisons d'objets et les propriétés d'un champ perceptif musical,
propre à l'homme, apparussent désormais comme le problème
essentiel de la musique.
!
t
t 17, Il. LA MUSIQUB INSTRUUBNTALE,
i
1
1

C'dl quand la partition ne comporte aucun signe littéraire qu'elle


ressemble le plus au texte d'une langue. D~ qu'on y découvre
des indications telles que " violon " ou " clarinette ,,, se surajou-
tant aux dièses et aux bémols, l' i111j>llr1tlde la musique apparaît:
ou du moins la complexité de son code. Il y a, en effet, une âi~nc-
tion capitale, du point de vue de l'essence de la musique, entre
une invention à quatre voix pour un seul ioftrument (ou encore
un <J_Uatuor ou, à la rigueur, une grande partie des œuvres de la
musique dite de chambre, classique), et la musique orchdtrale.
' .
T
!'
- ,, $$(

OBJETS ET STRUCTURES
..
Tant que les instrume11ts ne compcent pas o_u. si peu , et que les voix
s'identifient par la cohérence du contrepomt , on r eut admettre
que la langu e domin e, i cela prè s que la langu e m ~:s:cale eStpo/y-
phoirique,et compo.r.te1 même et surt<?ut ~ l'état _le plus pur, cette
différence avec la chatne parlée ; elle linéaire . Mats lorsq ue lasono-
rité instrument ale, s'incorpore à la vako:u ?: des notes, lorsqu'ilfaut
lire la partition dan s un double symbolisme, l'un des signes du
solfège , l'au t.re des concepts inStrnmentaux : voix, clarinette
tambou r, etc. ; on doit admettre qu'on sort d'un pu r sy~ème d~
douze sons, pout entrer dans un autre, plus riche mais rnoins pur.
Le code du se8:eur 1 se surajoute et s'entremet , se recombine avec
celui du seél:eur 4. Le vocabulaire , de restreint et combinatoire
g_u'il était, devien t foisonnant et autrement qualitatif . Une dimen-
sion - et qu elle dimension , elle-même à plusieurs dimensions ... -
se surajoute . A première vue , le système échappe à l' analyse et,
F.n to11t cas, son é.cr.iture devient frag ile et bientô t menso ngère.
T~.nt qu ' on en reste, en effet, à la musique pure, on se trouve dans
la situa tion de la langue, par rapport. à ses textes . Il. e:,ri§teune
relation triangulaire entre le signe de l'écriture, la valeui: sonore
qu'il repr ésente, et le sen~. Q!!e j'éctive le mot seus, ou que je le
prononce, il est entendu que ces signes visuels ou sonores sont
équivalents, me renvoient au même concept . Q!!e j'écrive .roi noire
J ou que j'entende sol noire (quelle que soit sa réalisation sonore),
il est entendu que je suis renvoyé au même sens, c'est-à-dire que
cette note, mise en combinaison avec un ut blanche (quelle que
1•
1
soit sa réalisation), donnera la même configuration de niveau supé-
deur qui a un sens dans une certaine musique. A partir du moment
où je lis : sol de clarinette ou de violon, je fais intervenir d'autres
i valeurs, d'un autre genre, et je suis obligé d'évoquer la musique
t de deux façons . Ou bien, en oubliant systématiquement ce détail,
l1 je ne retiens alors de la partition que le squelette (que j'appelais
précédemment musique pure), ou bien j'évoque ses objets authen-
1
1 tiquement, sans être obligé eour cela de réaliser le son d'une cla-
[ rinette ou d'un violon parttculicr : je colore par la pensée cette
note de ce timbre générique. Je dois alors prendre livraison d'une
musique plurielle, d'un code aux combinaisons multiples et assez
vite imprévisibles. Un temps, en effet, la partition pourra se réduire
ainsi, mais bientôt on y retrouvera cette association de deux termes
qui relie le message à ;son émetteur, le sens à l'événement . La musi-
que sera double : partition d'une part, suite de signes musicaux au
sens classique, orchestration aussi, suite d'événements musicaux
à l'impaa de plus en plus aél:if,évolutif. Ce n'est pas que la musique
1.
STRUCTURES COMPARÉES : MUSIQUE- ET LANGAGE

X
devienne plus concrète, le mot serait tro mpeur. Il s'agit de deuz
:e sortes d'abstraaions du cono:et : l'une porte sur une qualité des
Y-
objets sonores, qui leur donne un sens-commrm,l'autre"porce sur
te
un certain caraélère des objets, qui les rapport e à une originecom-
111,me.On ne peut plus dire que la musique se réduise alors à sa
>-
lt Jang11e: il fa1.1t lui rendre la parole.
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Code?
sig11ijfratio11
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4 l
phonologie des matériau.'<d'1111e phonétique des matériaux
langue particuli~re universels des langues
(traits phonologiques diftinaïfs) (traits phonétiques généraux)
z~~~~~~~~~~wm~~~~-~~~~~~~~~/4W/~
spécificité de la parole
3 2
traits pertinents traits pcninents
des intonations des locuteurs
I._ _ ___ ____ ,.. _____ _.,,,

non dirunfüfs de la langue

Le LANGAGE
FIGURE 19 A.

:. 1
l
Codedl sens ?
t
4 I

Valeurs musicales classiques. Spécificité des lutheries


(hauteurs, durées) Timbres génfo1ux
des in~ruments.
1/,

spécificité des sonorités

3 2
sonorité sonorité .
des notes des exécutants

non essentiels à la musicalité


,,..
La MUSIQUE
FIGURE 19.
Tableauçomparalifdes matériaux du langage
el Je la musique.

- -- _ ____ _..
_.........
,.

XVIII

LE SYSTÈME MUSICAL CONVENTIONNEL :


MUSICALITÉ ET SONORITÉ

18, I, AIMABLE MÉLANGE,

Donc, bas les masques : que le sy~ème traditionnel veuille bien


dire ce qu'il a à déclarer. On annonce quatre éléments.
Hauteur, durée : n'en demandons pas trop. On vérifie les pa-
piers interligné s. Sept clés, c'est beaucoup, quel gros trousseau
pour douze notes... Une blanche vaut deux noires ? Une noire
trois croches quand elles sont en triolet ? Peut-être, à condition
de ne pas y regarder de trop près. Après le livre m, il y a amnHtie.
Nous inscrirons cela au regi~re des valeurs, qui portera, bien en-
tendu, le numéro 4. Nous ferons remarquer que ces hauteurs-là
sont bien approximatives, et düfèrent souvent de la valeur nomi-
nale, comme diffèrent, du phonème, ses variantes impertinentes.
N:ous avons déjà observé, remarque plus grave, que: les blanches
et les noires sont beaucoup plus des Jalons d'espacement que des
durées réalisées : ce sont les silences qu'elles rythment, plutôt que
les présences du son, ou du moins les ruptures de silence. Il n'y
aura de relation sensible de durée des objets qu'à l'intérieur
d'une ~ruérure in~rumentale, ou entre des in~ruments fabri-
quant des objets comparables (soit éphémères, soit entretenus).
Faute de jouer sur les durées, nous accepterons la valeur rythme,
plus grossière (du moins dans le s~ème traditionnel, car il n'~
pas qu~on d'en r~er là dans une musique mieux explorée).
Cc qui commence à faire bien mauvaise figure dans le casier
des valeurs, c'~ cette intensité, ailleurs jalousement mesuréeen
" amplitude ", ici visiblement laissée aux charmantes impréci-
sions d'une notation à l'italienne dont il faut parfois un double su-
perlatifpour renflouer la dévalorisation : " pianississimo ". Or tout

Il
- ·-..,

~:
\ ._.
OBJETS ET STRUCTURES

cela fonél:ioone admirablement bien , à condition qu 'o n ne soit


pas plus exigeant que le Maefu"o lui-même, et qu'on ne nous
fasse pas prendre les nuances pour des décibels... Le musicien
apprécie les nuances, bie_n ~tendu? en r~isoo du contenu acouftique
(décibels) , de la transnusston audiologtque (phones) et du poids1
absolument imprévisible des sons complexes, mais il les apprécie
bien davantage encore en raison de l:a nrélodiedepoids que ces sons
conrutuent avec leurs voisins (ce qui clt une conséquence de la ·•
perception des fu'uétures) . Le disparate des sons complexes ~
tel, en dynamique, qu'un musicî.tn ne saurait les entendrequ'en
référence à leur source, pedigree chaque fois fourni à l'appui du
jugement : ainsi tient-on compte de la jeunesse du candidat ou
de la faiblesse de ses muscles pour apprécier la performance. Ja-
mais un coup de tam-tam n'aura empêché d'entendre fortissimo
un oùnuscule son de piccolo. Jamais un pianissimo de trompette
n'aura été confondu avec un fortissimo de violon, oùnce person-
nage acourujue, pourtant , auprès du précédent . Reste le quatrième
partenaire, c e§t le trop fameux timbr e musical. Celui--là, on l'a
vu au chapitre précédent, ne peut être confondu avec les autres.

18,2.. CARREFOUR DANGEREUX.

Nous qui avions pensé pouvoir ranger l'abfüait à gauche, le


concret à droite, comme ont toujours été placés, sur nos schémas
du livre n, le sens d'une part, l'événement de l'autre , que penser
de cette imbrication du concret dans l'abfuait, puisque chaque
valeur musicale, si on veut l'envisager rigoureusement, sous-en-
tend une qualité in~rumentale? Dans l'opposition que nous avons
faite entre langue et parole, valable aussi bien pour le langage
que pour la musique, n'avons-nous pas l'impression que c'~
l'a~t qui remonte aux se8eurs supérieurs des bilans de nos
tableaux, ayant décanté vers le bas le concret sonore ? Et voici
que dans l'écriture on ajoute aux valeurs du sc8eur 4 les vocables
génériques du se8eur 1 ...
On en vient forcément à se demander cc qu'clt l'abfu"ait, que
l'on croyait si bien tenir, lorsqu'il se présentait sous la forme ras-
surante des signes de l'écriture ou des symboles musicaux. Aidons-

1. a. chapitreXXXI,
316
+z
.,...:
\
LE SYSTÈME MUS!C AL CONVEN TIONNE L
l i
Î
l
nous, une fois encore, du vocabulaire de Lalande : " Abstrait se
dit de toute notion de qualité ou de relation que l'on considère l
de façon plus ou moins générale en dehors des représentations où .j'
elle e§t donnée . Par oppositio n, la représentation complète, telle j
qu'elle e§t ou peut être donnée, est dite concrète.,, On voit qu'on
aboutit à deux sortes d'abstraéüons musicales : celle qui condui t i
à des valeurs, qualité reconnue à une colleéüon d'objets ; et celle
qui conduit au timbre instrumental, marque de l'instrument sur
d'autres colleéüons d'objets. Cette opération d'abstrafüon ressem-
ble fort' au mécanisme qui fait identifier l'objet dans la ftruéhire,
sauf qu'elle résume les expériences . C'clt " une afüvité de l'esprit
considérant à part un élément - qualité ou relation - d'une repré-
sentation ou d'une notion, et portant spécialement l'attention sur
lui, en négligeant le re§te " .
Ainsi le terme violon,dans l'indic ation " un sol de violon ''. n'e§t
pas moins abfünit que la valeur désignée par le symbole sol. On a
retenu, en oubliant le reste, ce qui pou vait être commun à tous
les violons possibles.
Bref, notre schéma est compromis. Nous avions eu, en effet,
tendance à l'orienter en sens unique, du moins dans les systèmes
conventionnels où l'objet sonore dt oublié au profit du sens.
Mais nous ne pouvons nous en tirer ainsi sans irréalisme. Les
deux tableaux du chapitre précédent l'ont déjà montré, qui
correspondent à un schéma unique des struéhires de percep~
tion.

+
.,,
5
"'
..,
général

~
Dans tous les cas, et de toute façon,
nous allons donc être obligés de croûer
deux phénomènes . en quelque sorte per-
~ pendiculairu. L'un d'eux a été maintes
-~ ~ fois décrit : c'est la double polarisation
de tout objet sonore vers l'événement
l

i
j
i
-v et le sens, vers la source qui l'a produit ,l
particulier et vers le m~ssage qu'il délivre. ~'a~tre l
dt une relation du général au paruculier. :~
Q!!e pouvons-nous ab~raire d'une accumulation d'expériences
particulières, dans l'une et