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Dark Elements 1
Baiser brûlant
Collection : Young Adult Romance
Maison d’édition : J'ai lu
Création Studio J’ai lu d’après des images © Getty Images / Paul Taylor ; © Shutterstock /
Totally out, Ryan Lewandowski, Levente imre takacs
Biographie de l’auteur :
Couronnée d’un RITA Award, elle est l’auteure de plusieurs séries de romance, de fantasy
et de science-fiction, dont les droits ont été vendus dans de nombreux pays. Jeu de
patience, son best-seller international, et les sagas Lux, Covenant et Origine sont
également disponibles aux Éditions J’ai lu.
Titre original :
WHITE HOT KISS
Éditeur original :
Harlequin Teen
JEU DE PATIENCE
JEU D’INNOCENCE
JEU D’INDULGENCE
JEU D’IMPRUDENCE
JEU D’ATTIRANCE
JEU D’INCONSCIENCE
Numérique
JEU DE CONFIANCE
JEU DE MÉFIANCE
OMBRE ET MYSTÈRE
1 – Envoûtée
2 – Troublée
3 – Fascinée
LUX
1 – Obsidienne
1.5 – Oubli
2 – Onyx
3 – Opale
4 – Origine
5 – Opposition
OBSESSION
ORIGINE
1 – Étoile noire
2 – Flamme obscure
COVENANT
1 – Sang-mêlé
2 – Sang-pur
3 – Éveil
3.5 – Élixir (numérique)
4 – Apollyon
5 – Sentinelle
Identité
Copyright
Biographie de l'auteur
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
CHAPITRE 1
*
Le regard fatigué, je sortis mon livre de bio du casier. Trois
secondes plus tard, le halo vert tendre d’une âme apparaissait dans
mon champ de vision. Relevant la tête, j’inspirai longuement. La
compagnie des âmes innocentes était reposante. C’étaient les plus
courantes et elles n’étaient pas aussi tentantes que…
Un coup de poing atterrit sur mon bras.
— Tu n’es pas venue à notre groupe de travail, Layla !
Je chancelai sur le côté et me rattrapai à la porte de mon casier.
— Hé, Stacey, je vais avoir un bleu.
— Tu nous as laissés tomber. Encore une fois.
Refermant mon casier, je fis face à ma meilleure amie. Stacey avait
du punch.
— Désolée. J’ai dû rentrer chez moi. Un imprévu.
— Il y a toujours un imprévu, avec toi.
Elle me bombarda d’un regard noir.
— Ça devient une habitude. Tu te rends compte que j’ai dû écouter
Sam me faire la liste des gens qu’il a tués dans Assassin’s Creed pendant
une heure entière ?
Je fourrai mon livre dans mon sac en riant.
— Ça craint.
— Tu peux le dire.
Tirant un chouchou de son poignet, elle rassembla ses cheveux en
une courte queue-de-cheval.
— Mais je te pardonne.
Stacey me pardonnait toujours pour mes retards ou les lapins que
je lui posais. Je n’avais jamais compris pourquoi. J’étais une très
mauvaise copine, et elle était elle-même très populaire. Elle avait des
tas d’autres amis, mais depuis la première année de lycée, elle semblait
avoir un faible pour moi.
Nous rejoignîmes la foule des élèves. Les odeurs de parfums mêlées
à celles des corps me donnaient la nausée. Mes sens étaient légèrement
exacerbés. Rien d’extraordinaire pour un démon ou un Gardien pur-
sang, mais je percevais malheureusement les odeurs que les humains
ne sentaient pas.
— Je suis vraiment désolée pour hier soir. Je n’ai même pas pu
réviser pour le DST de bio.
Elle me dévisagea, plissant ses yeux en amande.
— Tu n’as même pas l’air réveillée.
— C’était tellement ennuyeux en vie de classe que je me suis
assoupie, et j’ai failli tomber de ma chaise.
Je jetai un regard las à un groupe de sportifs avachis près de la
vitrine réservée aux trophées, désespérément vide. Notre équipe de
football américain était à chier. Leurs âmes formaient un arc-en-ciel de
bleus pastel.
— M. Brown a piqué une gueulante.
Elle ricana.
— M. Brown engueule tout le monde. Tu n’as pas révisé du tout ?
Les auras roses entourant un groupe de filles de terminale en train
de glousser attirèrent mon regard.
— Quoi ?
Exhalant un long soupir las, elle répondit :
— La biologie… Tu sais, la science du vivant ? C’est le cours où on
va et on a un DST.
Je m’arrachai à la contemplation de ces jolies âmes en fronçant les
sourcils.
— Ah oui. Ben non, comme je t’ai dit, je n’ai rien révisé du tout.
Stacey changea ses livres de bras.
— Je te déteste. Tu n’ouvres pas un bouquin et tu vas sûrement
encore t’en sortir avec un A.
Elle écarta sa frange de ses yeux en secouant la tête.
— Tellement pas juste.
— Pas sûr du tout. Mme Cleo m’a mis un B la dernière fois, et je
n’ai pas la moindre idée du sujet d’aujourd’hui.
Je me rembrunis, prenant conscience d’à quel point c’était vrai.
— Merde. J’aurais vraiment dû réviser hier soir.
— Tu as toujours les notes de Sam ?
Elle m’attrapa le bras, m’écartant du chemin d’un autre élève, dont
j’aperçus l’aura rose foncé mêlée de traînées rouges.
— Dis donc, il te mate grave.
— Hein ?
Je la dévisageai.
— Qui ça ?
Jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, elle m’attira vers elle.
— Le gars dans lequel tu as failli te cogner : Gareth Richmond. Et il
te mate encore. Non ! siffla-t-elle tout près de mon oreille. Ne regarde
pas maintenant. Ce serait grillé.
Je combattis le besoin pressant de me retourner et Stacey gloussa.
— En fait, c’est ton cul qu’il mate.
Elle me lâcha le bras, se redressant.
— Faut dire qu’il est pas mal.
— Merci, murmurai-je, focalisant mon regard sur l’âme bleu poudré
qui entourait le garçon devant nous.
— C’est top que Gareth mate ton cul, continua Stacey. Son père
possède la moitié de la ville et les soirées chez lui sont carrément
hallucinantes.
J’obliquai dans l’étroit couloir conduisant à la salle de bio.
— Je crois que tu te fais des idées.
Elle secoua la tête.
— Arrête de jouer les ingénues. Tu es très mignonne – bien plus
canon que cette pouf là-bas.
Je suivis des yeux le doigt de Stacey. Une aura presque violette
entourait Eva Hasher. Ça voulait dire qu’elle allait bientôt basculer
dans la classe des âmes qui filaient un mauvais coton. Ma gorge se
serra soudain. Plus une âme était pure ou sombre, plus l’attraction
qu’elle exerçait sur moi était puissante.
Les très bonnes âmes comme les très mauvaises étaient les plus
tentantes. Ce qui rendait Eva particulièrement intéressante à mes yeux,
mais dévorer l’âme de la fille la plus fraîche du lycée ne serait vraiment
pas cool du tout.
Adossée à un casier, elle était entourée de ce que Stacey appelait la
meute des pétasses.
Eva adressa un doigt d’honneur à Stacey d’un ongle parfaitement
peint en bleu, puis elle posa les yeux sur moi.
— Regardez qui est là ! La pute des gargouilles.
Sa cour de suiveuses sans neurones éclata de rire et je levai les yeux
au ciel.
— Aïe. C’est nouveau, ça.
Stacey lui retourna son geste des deux mains.
— Une vraie connasse, celle-là.
— On s’en fiche.
Je haussai les épaules.
Me faire insulter par Eva quand je voyais l’état de son âme était
trop ironique pour que ça me touche.
— Tu savais que Gareth et elle avaient rompu ?
— Ah oui ?
Avec ces deux-là, j’avais du mal à suivre.
Stacey hocha la tête.
— Ouais. Il a recadré toutes les photos où elle apparaissait sur
Facebook. Et il a fait ça comme un manche, en plus. On voit encore un
bras ou une jambe sur la moitié d’entre elles. En tout cas, tu devrais
sortir avec lui juste pour l’emmerder.
— Le rapport avec un mec qui mate mon cul et moi qui sors avec
un type qui ne connaît même pas mon prénom ?
— T’en fais pas, je suis sûre qu’il le connaît, et sûrement aussi ta
taille de soutien-gorge.
Elle passa devant moi pour entrer dans la salle de bio.
— OK, il y a des sixièmes qui sont plus grandes que toi. Mais je les
connais, ces mecs-là. Ça les botte une mini-nana à mettre dans leur
poche. Fais gaffe à toi.
Je la bousculai avec un sourire en coin.
— C’est bien le truc le plus débile que tu aies jamais dit.
Elle m’emboîta le pas jusqu’à nos places au fond de la classe.
— Tu es comme une petite poupée avec de grands yeux gris et une
bouche boudeuse.
Je lui lançai un regard acerbe en me laissant tomber sur ma chaise.
Dans mes bons jours, je ressemblais à un personnage d’anime. Flippant.
— Tu me dragues ou quoi ?
Stacey m’adressa un sourire diabolique.
— Pour toi, je suis prête à changer de bord.
Tout en sortant les notes de Sam, je poussai un grognement.
— Eh bien, pas moi. Mais pour Eva Hasher, peut-être.
Elle hoqueta, empoignant le devant de son tee-shirt.
— Ça, ça fait mal. En tout cas, je t’ai envoyé au moins dix textos
hier soir et tu ne m’as jamais répondu.
— Désolée. J’ai perdu mon téléphone.
Je feuilletai mes notes, me demandant dans quel langage étrange
Sam avait griffonné tout ça.
— Zayne a dit qu’il m’en achèterait un autre aujourd’hui. J’espère
que ce sera un écran tactile comme le tien.
Cette fois, Stacey poussa un soupir.
— Est-ce qu’Abbot pourrait m’adopter aussi ? Je suis sérieuse. Je
veux un frère adoptif super beau gosse. Moi, j’ai un morveux qui pleure
et se fait caca dessus. Je veux un Zayne à la place.
Je m’efforçai de faire abstraction de la bouffée brûlante de
possessivité qui traversa mes veines.
— Zayne n’est pas mon frère.
— Encore heureux. Ou tu passerais ton temps à nourrir des
sentiments incestueux, et ça serait vraiment trop dégueu.
— Ce n’est pas comme ça que je pense à Zayne !
Elle éclata de rire.
— Quelle fille hétéro ne pense pas à Zayne de cette façon ? J’ai
carrément du mal à respirer quand je le vois. Tous les mecs au lycée
ont des abdos en chewing-gum. Ceux de Zayne sont en béton, ça saute
aux yeux. C’est un canon de chez canon.
Exact, et ses abdos n’étaient certainement pas en chewing-gum,
mais je n’écoutais plus Stacey. Il fallait vraiment que je bachote pour ce
DST et je n’avais pas besoin que mes fantasmes à propos de Zayne
m’occupent l’esprit maintenant. Surtout après m’être réveillée ce matin,
tendrement bordée dans son lit. Ses draps embaumaient son odeur :
bois de santal et menthe glacée.
— Jésus Marie Joseph, mate-moi un peu ça, murmura Stacey.
Je serrai les dents, les mains sur les oreilles.
Elle me balança un coup de coude dans les côtes. À ce rythme-là, je
serai couverte de bleus avant l’heure du déjeuner.
— Notre cours de bio vient de devenir un million de fois plus
intéressant. Et bouillant, carrément chaud bouillant. Bon sang, je veux
faire des bébés avec lui. Pas là tout de suite, bien sûr, mais je prends
une option ferme pour plus tard. Et il me tarde de passer à la pratique.
La paroi cellulaire est une couche résistante assez rigide en raison de
la pression (illisible) située à l’extérieur de la membrane (illisible) des
cellules végétales…
Stacey se raidit tout à coup.
— Oh, mon Dieu, il vient…
Composée de graisse et de sucre…
Un objet mince et brillant atterrit sur les notes de Sam, tombé de
Dieu savait où. Clignant les yeux, il me fallut quelques secondes pour
reconnaître l’autocollant fané et à moitié décollé des Tortues Ninja qui
recouvrait la face arrière du téléphone argenté.
Mon cœur se mit à tambouriner dans ma poitrine. Les mains
crispées sur les bords de mon cahier, je relevai lentement la tête. Des
yeux d’or d’une beauté surnaturelle rencontrèrent les miens.
— Tu as oublié ça hier soir.
CHAPITRE 3
*
Mon cerveau avait du mal à appréhender l’apparition soudaine de
Roth. Il avait osé me dire que j’étais attirée par lui ? Et m’ordonner
d’arrêter de marquer ? Pour qui se prenait-il ? Pour commencer, c’était
un démon – canon, certes – mais beurk.
Je n’avais aucune raison de croire ce qu’il disait.
Ensuite, ce n’était pas seulement un démon, mais un Démon
Supérieur. Raison supplémentaire de ne pas lui faire confiance.
Il disait sans doute vrai quant au peu de connaissances que j’avais
de mon héritage, mais je savais qui étaient les démons. Il y avait
plusieurs siècles, il en existait un groupe capable d’absorber les âmes
au simple contact d’un humain. Ils s’appelaient les Lilin, et les Gardiens
les avaient tous éliminés de la surface de la planète. Il restait bien sûr
les succubes et les incubes, qui se nourrissaient de la force vitale des
humains, mais de nos jours, cette capacité à prendre une âme était
extrêmement rare. Les talents spécifiques et l’apparence étaient
héréditaires dans le monde des démons comme dans celui des
humains.
Le sentiment de malaise que j’avais ressenti aux paroles de Roth
redoublait d’intensité. Si cet autre démon dont il avait parlé, « celle qui
m’avait précédée », était ma mère et qu’elle était toujours en vie… Je
ne pus aller au bout de cette pensée sans que ma poitrine se serre. Ma
chère maman avait beau être une démone, la blessure de son abandon
ne s’était pas refermée. Découvrir son identité me permettrait
seulement de savoir à quelle famille de démons elle appartenait, et ce
ne serait pas forcément un bien.
À l’heure du déjeuner, je parvins à convaincre Stacey que faire
semblant d’être malade avait été ma dernière solution pour échapper
au contrôle de bio. Elle me bombarda de questions, curieuse de savoir
comment j’avais rencontré Roth.
— Qui ça ? demanda Sam, qui se débarrassa de son sac à dos avant
de s’asseoir à notre table.
— Personne, marmonnai-je.
— Que tu dis. Layla nous a plantés hier soir pour aller fricoter avec
ce nouveau mec super beau gosse.
Stacey pointa vers moi sa part de pizza d’un air accusateur.
— Petite dévergondée. Je suis jalouse.
— Layla était avec un garçon ?
Sam éclata de rire en décapsulant son soda.
— C’était un Gardien ? Waouh.
Brutalement ramenée au présent, je fronçai les sourcils.
— Non, ce n’était pas un Gardien. Et qu’est-ce que c’est censé
vouloir dire ?
Sam haussa les épaules.
— Je ne sais pas. C’est juste que j’ai du mal à t’imaginer avec un
garçon.
Il enleva ses lunettes pour les essuyer avec son pull.
— Du coup, j’ai supposé que c’était un Gardien. Qui d’autre rend
Stacey complètement dingue ?
Stacey mordit dans sa part de pizza.
— Il était… Waouh.
— Attends un peu. Pourquoi tu ne m’imagines pas avec un garçon ?
Je reculai contre le dossier de ma chaise, saisie du besoin ridicule
de leur prouver que je pouvais plaire.
Sam se tortilla sur son siège.
— Je ne veux pas dire que personne ne voudrait de toi… C’est juste
que… bah… tu sais…
— Non, je ne vois pas ce que tu veux dire. Continue, s’il te plaît,
Samuel.
Stacey poussa un soupir, le prenant en pitié.
— Ce que Sam essaie de dire, c’est qu’on a du mal à t’imaginer avec
un garçon parce que tu n’as pas l’air de t’intéresser à eux.
J’étais sur le point de la détromper, parce que les garçons
m’intéressaient carrément. Mais j’étais toujours en retrait, ce qui
pouvait sans doute laisser à penser que j’y étais indifférente. En vérité,
c’était tout le contraire. Mais je ne pouvais pas avoir une relation avec
quiconque possédait une âme, ce qui limitait singulièrement mon
terrain de jeu.
— Je vous déteste tous les deux, grommelai-je en attaquant ma
pizza pour me venger.
— OK, j’adore parler de mecs canons, mais on peut changer de
sujet ?
Sam délaissa sa part de pizza, regardant Stacey par en dessous.
— Devinez ce que j’ai appris hier soir ?
— Que le nombre d’heures que tu passes par jour sur tes jeux vidéo
égale le nombre d’années où tu resteras vierge ? demanda-t-elle.
— Ha ha. Non. Vous saviez que Mel Blanc, le type qui fait la voix de
Bugs Bunny, était allergique aux carottes ?
Elle le dévisagea et les joues de Sam s’enflammèrent.
— Quoi ? C’est la vérité, et c’est carrément ironique. Bugs Bunny a
toujours une carotte à la main.
— C’est fou les connaissances improbables que tu peux accumuler,
murmura Stacey, qui avait quand même l’air impressionnée. Où tu
mets tout ça ?
Sam se passa une main dans les cheveux.
— Dans mon cerveau. Tu en as un aussi, je crois.
Ils continuèrent à se charrier tous les deux, et je passai le reste de la
journée à m’attendre à voir surgir Roth pour me tordre le cou, mais il
semblait avoir disparu pour de bon. Il s’était peut-être fait écraser, ce
qui aurait été une excellente nouvelle.
Après le dernier cours, je rangeai mes livres dans mon casier et
m’empressai de quitter le lycée. Ne plus marquer ? Et puis quoi
encore ? J’allais marquer plus que jamais. Je serais juste un peu plus
prudente.
Je surveillai étroitement les démons que je repérai dans les rues de
D.C. pour être sûre et certaine qu’ils n’allaient pas se retourner contre
moi et se métamorphoser en foutus Rapporteurs sans âme. Autrement
dit, je les suivais. En moins d’une heure, j’avais déjà épinglé un
Polymorphe et trois Diablotins.
Les Diablotins étaient les démons les plus nombreux à la surface, et
ils avaient souvent l’air très jeunes. Sans être moins dangereux que les
Rapporteurs ou les Polymorphes, ils préféraient la destruction à la
bagarre. Ils étaient doués d’un vaste éventail de talents pour semer la
pagaille. Certains étaient de petits pyromanes, capables d’allumer un
feu rien qu’en claquant des doigts. D’autres avaient des affinités avec la
mécanique. Enfin, leur truc, c’était d’enrayer les mécaniques, ce qu’ils
pouvaient faire d’un simple contact. Je les trouvais souvent en train de
traîner près des chantiers ou des réseaux électriques.
Je marquai toux ceux que je croisai, sachant très bien que les
Gardiens les trouveraient plus tard dans la nuit. Il m’arrivait parfois,
mais rarement, de me demander si ce que je faisais était juste, car ils
étaient loin de se douter qu’ils devenaient des cibles après que je les
avais « malencontreusement » bousculés. Mais ça ne m’arrêtait pas.
Les démons étaient maléfiques, quand bien même leur apparence
était normale.
La seule chose que j’ignorais, c’est dans quelle catégorie je devais
me ranger.
J’avais marqué trois Diablotins de plus à 17 heures, et je décidai
que ça suffisait pour ce soir. Je cherchai une cabine téléphonique.
Morris me répondit par son mutisme habituel, et je lui demandai de
venir me chercher. Il tapa deux fois sur les touches de son combiné, ce
qui voulait dire « OK ». Mes marquages du jour n’étaient pas
astronomiques, mais j’en étais satisfaite, et je me détendis sur mon
banc habituel. Rien d’anormal ne s’était produit. Ma soirée s’était
déroulée sans problème.
Puisque personne n’avait essayé de s’en prendre à moi, ça voulait
dire que Roth m’avait raconté des bobards. Restait seulement à décider
ce que j’allais faire concernant ce maudit démon. Depuis que j’avais
commencé à marquer, on m’avait toujours interdit de m’approcher des
Démons Supérieurs, et je devais informer les Gardiens si jamais j’en
voyais un. Roth était le premier.
Mais si je parlais de Roth à Abbot, il me retirerait du lycée.
Et je n’en avais aucune envie. Le lycée était mon seul lien avec la
vie normale. Pour la plupart des gens, c’était l’enfer sur terre, mais moi,
j’adorais l’école. Je pouvais faire semblant d’être normale. Et je refusais
de laisser un démon – ou même Abbot lui-même – m’enlever ça.
Alors que j’attendais Morris, je regrettai que mon portable soit en
train de flotter quelque part dans les égouts. Maudit Roth. Sans
téléphone, je ne pouvais même pas jouer au solitaire. Je devais me
contenter de regarder les gens passer, et je ne faisais que ça depuis que
mes cours étaient finis.
Avec un soupir las, je pris mon mal en patience, balançant les
jambes sur mon banc sans m’occuper des coups d’œil désapprobateurs
que me lançait la vieille dame assise de l’autre côté. Les premiers
picotements qui dansèrent sur ma nuque ne m’inquiétèrent pas
vraiment, mais cette sensation s’intensifia et mon agitation aussi.
Pivotant sur moi-même, je passai au crible la foule des gens qui se
pressaient sur le trottoir. Un défilé d’âmes bourdonnantes, mais au
milieu du lot, sous l’enseigne d’une boutique d’articles d’occasion, je
repérai un vide que nulle couleur n’éclairait. Je me redressai et me
retournai si brusquement que la vieille dame poussa un petit cri.
J’aperçus un costume noir, un visage pâle et des cheveux hérissés.
Définitivement un démon, mais ce n’était pas Roth. L’homme était plus
grand et plus large, et ses yeux dorés lançaient des éclairs.
Un Démon Supérieur.
Mon rythme cardiaque s’accéléra, puis un klaxon retentit, me
faisant sursauter. Je détournai les yeux une fraction de seconde, le
temps de noter que Morris était arrivé. Quand je regardai de nouveau
l’endroit où le démon se tenait, il n’y avait plus personne.
*
Cette fois, j’attendis que Morris ait garé la voiture avant de
descendre. Alors que nous entrions dans la cuisine par la porte qui
donnait sur le garage, j’entendis des rires et des cris d’enfants.
Piquée par la curiosité, je me tournai vers Morris.
— La maison s’est-elle transformée en garderie depuis ce matin ?
Morris se contenta de me dépasser en souriant.
— Attends. Jasmine est ici avec les jumeaux ?
Il hocha la tête, ce qui était la seule réponse que je pourrais obtenir
de lui.
Un énorme sourire étira mes lèvres. Tous mes soucis de la journée
s’envolèrent. Jasmine vivait à New York avec son compagnon, et ils se
déplaçaient rarement depuis la naissance des jumeaux. Il y avait très
peu de gargouilles femelles. La plupart d’entre elles mouraient en
couches, comme la mère de Zayne. Et les démons adoraient les
éliminer. Pour cette raison, elles étaient lourdement surveillées et tout
le monde était aux petits soins pour elles.
Elles vivaient en quelque sorte dans une prison dorée, même si elles
ne voyaient pas forcément les choses sous cet angle.
D’un autre côté, je comprenais le point de vue des mâles. Sans
femelles, notre espèce était vouée à disparaître. Et sans les gargouilles
pour jouer le rôle de Gardiens et contrôler la population des démons,
que se passerait-il ? Les démons domineraient le monde, c’était aussi
simple que ça. Ou les Alphas le détruiraient. Charmante perspective.
Heureusement pour moi, je n’étais pas sous protection. C’est pour
ça que je pouvais aller au lycée, contrairement aux autres gargouilles.
En tant que demi-Gardienne, je n’étais pas bonne à accoupler. Ma
raison d’être n’était pas de perpétuer l’espèce. Et même si j’avais pu
m’accoupler avec un Gardien – sans lui voler accidentellement son
âme – j’aurais transmis à mes enfants le sang démoniaque qui coulait
dans mes veines, en même temps que l’ADN des Gardiens.
Et personne ne voulait de ce genre de bâtardise.
J’étais bien contente de pouvoir aller et venir à ma guise tout en
aidant la cause du mieux que je pouvais, mais… ce n’était pas une
condition facile. Je ne serais jamais une Gardienne à part entière. Et
j’avais beau le désirer de toutes mes forces, je ne ferais jamais vraiment
partie de leur famille.
Encore un truc sur lequel Roth ne s’était pas trompé.
Mon cœur se serra tandis que je posais mon sac sur la table de la
cuisine et suivais le bruit des rires jusque dans le salon. Je pénétrais
dans la pièce quand une mini-tornade grise et blanche frôla mon
visage. Je fis un bond en arrière, bouche bée, alors qu’une femme aux
cheveux noirs se précipitait dans ma direction, suivie de son aura
luminescente.
— Isabelle ! hurla Jasmine. Descends de là tout de suite !
L’âme de la petite créature s’estompa suffisamment pour que je
puisse distinguer son corps. Isabelle était accrochée au ventilateur du
plafond, une aile frétillant, l’autre pendant mollement, tandis que les
pales la faisaient tourner comme un manège. Ses boucles rousses
détonnaient avec son visage grisâtre aux joues rebondies. Ses crocs et
ses cornes aussi.
— Euh…
Hors d’haleine, Jasmine s’immobilisa devant moi.
— Oh, Layla. Comment tu vas ?
Je rabattis l’interrupteur du ventilateur.
— Très bien. Et toi ?
Isabelle se mit à glousser comme les pales ralentissaient leur
course, battant toujours frénétiquement de son aile. Jasmine se plaça
derrière elle.
— Oh, comme tu peux le constater. J’ai deux jumeaux qui viennent
d’apprendre comment se transformer. Un vrai plaisir.
Elle attrapa l’une des jambes potelées d’Isabelle.
— Lâche ça – Izzy, lâche ça tout de suite !
Eh oui, des gamins de deux ans étaient capables de changer de
forme, mais pas moi. Plutôt embarrassant.
— Vous êtes arrivés hier soir ? lui demandai-je, songeant aux
gargouilles que j’avais vues sur le toit.
Elle gronda Isabelle, qu’elle fit asseoir par terre.
— Non. On vient tout juste d’arriver. Dez devait s’absenter, alors il
a demandé à Abbot si on pouvait rester ici jusqu’à ce que le clan
retourne à New York.
— Oh.
Je risquai un coup d’œil derrière le canapé, où je repérai l’autre
jumeau. Je ne vis d’abord qu’une petite masse nacrée avant de pouvoir
distinguer son corps derrière son âme. Roulé en boule sur une
couverture, il dormait sous sa forme humaine, un pouce dans la
bouche.
— Il y en a au moins un qui dort.
Jasmine laissa échapper un petit rire.
— Drake dormirait n’importe où. Rien ne le réveille. Mais celle-là…
Prenant Isabelle dans ses bras, elle l’installa sur le canapé.
— Elle n’aime pas beaucoup dormir. Pas vrai, Izzy ?
Isabelle bondit à moitié du canapé et se jeta sur moi. Avant que je
puisse faire un geste, elle était à quatre pattes et plantait ses petites
quenottes effilées dans mes ballerines pour me mordre un orteil.
Je poussai un hurlement, réprimant mon envie de balancer le petit
monstre à travers la pièce.
— Izzy ! cria Jasmine en se précipitant vers nous.
Elle la saisit à bras-le-corps, mais la petite peste était fermement
accrochée.
— Izzy ! On ne mord pas ! Combien de fois faudra-t-il te le
répéter ?
Je fis la grimace pendant que Jasmine retirait délicatement les
crocs de sa fille de mon pied. Dès que sa mère l’eut posée par terre,
Isabelle jaillit dans les airs, droit sur moi.
— Izzy ! Non ! s’époumona Jasmine.
J’attrapai la petite au vol, l’une de ses ailes fouettant mon visage.
Elle pesait son poids pour une gamine de deux ans, et je la maintins à
bout de bras.
— Pas de problème. Elle ne m’ennuie pas.
Pas encore.
— Je sais.
Jasmine flotta jusqu’à moi en tordant ses mains fines.
— C’est juste que…
Quand je compris ce qu’elle voulait dire, j’eus envie de disparaître
dans un trou de souris. Jasmine avait peur que j’absorbe l’âme de son
bébé. Je pensais pourtant qu’elle ne me craignait plus, mais quand il
était question de ses enfants, il n’y avait plus de confiance qui tienne.
Au fond de moi, je ne pouvais pas l’en blâmer, mais…
Avec un soupir, je lui rendis la petite et reculai d’un pas. Très mal à
l’aise, je lui adressai un sourire forcé.
— Et alors, vous resterez ici jusqu’à quand ?
Jasmine serra sa fille étroitement contre elle, mais Isabelle
cherchait toujours à m’atteindre.
— Deux ou trois semaines, peut-être un mois, et puis on rentrera
chez nous.
Une pensée me traversa l’esprit. Si Jasmine était là, ça voulait dire
que sa sœur cadette, qui était arfaitement disponible, l’était aussi. Et
pour plusieurs semaines. Mon estomac se noua.
Sans un mot, je tournai les talons pour partir en chasse. Danika
n’avait rien à voir avec les humaines que Zayne « fréquentait » parfois.
Un rire féminin s’échappa de la bibliothèque où je passais
habituellement tout mon temps libre. Une sorte d’instinct de territoire
totalement irrationnel s’empara de moi. Le temps que je traverse le
petit salon au décor spartiate que personne n’utilisait, le venin de la
jalousie s’était répandu dans mes veines. Je m’arrêtai devant les portes
closes. Je n’avais aucun droit de les interrompre, mais je ne me
contrôlais plus.
Le rire de gorge de Danika résonna de nouveau, suivi d’un
gloussement plus grave. Je l’imaginai repousser ses longs cheveux noirs
par-dessus son épaule avec le même sourire que toutes les filles
adressaient à Zayne et je poussai la porte.
Ils étaient si proches l’un de l’autre que leurs âmes se touchaient.
CHAPITRE 4
*
Le dossier de candidature pour l’université de Columbia me faisait
les yeux doux depuis le sol, entouré de plusieurs autres formulaires.
L’argent n’était pas un souci. Ni mes notes. Puisque j’étais incapable de
servir le clan en engendrant d’autres Gardiens, mon avenir
m’appartenait. Ces dossiers de candidature auraient dû me remplir de
joie et d’excitation. Mais la seule idée de changer d’endroit, de devenir
une personne différente, était aussi effrayante qu’exaltante.
Et maintenant qu’une chance m’était donnée de partir pour de bon,
je n’en avais plus envie.
C’était absurde. Repoussant mes cheveux en arrière, je me levai.
Mon travail m’attendait toujours sur le lit, où je l’avais oublié. Si j’avais
voulu être honnête avec moi-même pendant deux secondes, je me
serais avoué la raison de mes réticences. C’était Zayne, et c’était
totalement idiot. Abbot avait raison. Peu importait la quantité de sang
de Gardienne qui coulait dans mes veines, ce n’était pas mon monde.
J’étais une sorte d’invitée qui s’était incrustée. Je balayai ma chambre
du regard. Je possédais tout ce qu’une fille pouvait désirer. Mon propre
ordinateur de bureau et un ordinateur portable, une télévision et une
chaîne stéréo, plus de vêtements que je ne pourrais jamais en porter et
assez de bouquins pour m’ensevelir.
Mais ce n’étaient que des objets matériels.
Incapable de rester en place, je quittai ma chambre sans but précis.
Il fallait juste que je sorte d’ici, j’avais besoin d’air. Au rez-de-chaussée,
dans la cuisine, Jasmine et Danika préparaient le dîner. L’odeur des
pommes de terre sautées et le bruit de leurs rires emplissaient l’air. Est-
ce que Zayne était avec elles, cuisinant avec Danika ?
Comme un charmant petit couple ?
Sous le porche, je passai devant Morris, qui releva la tête d’un air
interrogateur, mais ce fut tout. J’enfonçai les mains dans les poches de
mon jean et humai le parfum des feuilles mortes, vaguement vicié par
la pollution de la ville.
Je traversai la pelouse parfaitement entretenue, dépassai le muret
de pierres séparant la propriété des bois environnants. Un chemin que
Zayne et moi empruntions si souvent quand nous étions enfants qu’un
passage était creusé dans les herbes et le sol rocailleux. La destination
de nos escapades quand je fuyais la solitude, et lui ses entraînements
rigoureux et tout ce qu’on attendait de lui.
Quand nous étions plus jeunes, ces quinze minutes de marche nous
donnaient l’impression de disparaître dans un monde différent peuplé
de cerisiers et d’érables massifs. C’était devenu notre refuge. À cette
époque, j’étais incapable d’imaginer un monde sans lui.
Je m’arrêtai sous la cabane qu’Abbot avait bâtie pour Zayne
longtemps avant que j’arrive chez eux. Elle n’avait rien
d’extraordinaire. Ce n’était qu’une hutte dans les arbres, mais avec une
terrasse panoramique super cool. Enfer et damnation ! Grimper aux
arbres était bien plus facile avant. Je dus m’y reprendre à plusieurs fois
pour atteindre le corps de la cabane, et de là ramper sous une
ouverture irrégulière dans le bois traité. Je m’avançai prudemment sur
la terrasse, et m’allongeai sur le dos, espérant qu’elle ne céderait pas
sous mon poids.
Mourir en chutant d’une cabane dans les arbres n’était pas une fin
bien glorieuse.
Pourquoi étais-je venue ici ? Pour me rapprocher de Zayne d’une
manière un peu tordue ou par nostalgie de l’enfance ? Pour retourner à
cette époque où je n’avais pas conscience que voir des auras
lumineuses autour des gens signifiait que je n’étais pas comme les
autres Gardiens…, avant que j’apprenne que mon sang était vicié ?
Tout était plus facile à ce moment-là. Je ne pensais pas à Zayne comme
je le faisais aujourd’hui, et je ne passais pas mes soirées à effleurer des
inconnus. Je n’avais pas non plus de Démon Supérieur dans mon cours
de biologie.
Une brise fraîche souleva quelques mèches de mes cheveux, les
rabattant sur mon visage. Je frissonnai et me recroquevillai dans mon
pull. Sans trop savoir pourquoi, ce que Roth avait dit au sujet d’Abbot
qui se servait de moi me revint à l’esprit.
Ce n’est pas vrai.
Je sortis mon collier de sous mon pull. Sa chaîne épaisse était
constituée de maillons noueux que je connaissais par cœur. Dans la
lumière qui faiblissait, je ne distinguais pas ce qui était gravé sur
l’anneau d’argent. D’innombrables signes incrustés dans le métal par
quelqu’un qui avait visiblement eu du temps à tuer. Je retournai la
bague. La pierre sertie en son milieu ne ressemblait à rien de ce que je
connaissais. D’un rouge profond, presque de la couleur d’un rubis, qui
semblait effacé dans certaines zones et plus sombre dans d’autres.
Parfois, selon la façon dont je tenais le bijou, on aurait dit que la pierre
ovale contenait un liquide.
Cette bague était censée avoir appartenu à ma mère.
Je n’avais aucun souvenir précédant la nuit où Abbot m’avait
trouvée, et cette bague était la seule chose qui me reliait à ma famille
biologique.
La famille. Un mot qui m’était étranger. Je n’étais même pas sûre
d’en avoir une. Avais-je vécu avec mon père à un moment donné, avant
l’orphelinat ? Qui le savait ? Si Abbot était au courant, il ne m’en avait
rien dit. Ma vie avait commencé le jour où Abbot m’avait trouvée.
Je fermai les yeux, inspirant lentement à fond. Ce n’était pas le
moment de me poser des questions et de m’apitoyer sur mon sort. Je
remis la bague sous mon pull et décidai de me concentrer sur ce que je
devais faire au sujet de Roth.
Sur ce coup-là, j’étais seule à bord. Faire comme s’il n’existait pas ?
Une bonne idée a priori, mais je doutais d’y parvenir. Une partie de
moi aurait préféré qu’il disparaisse après m’avoir demandé de ne plus
marquer.
J’avais dû m’assoupir tout en réfléchissant, parce que la nuit était
tombée quand je rouvris les yeux. Le bout de mon nez était froid et
quelqu’un était allongé à côté de moi.
Mon cœur fit un bond dans ma poitrine quand je tournai la tête et
que des cheveux me chatouillèrent la joue.
— Zayne ?
Il entrouvrit un œil.
— Quel drôle d’endroit pour s’endormir quand tu disposes de ce
truc génial qu’on appelle un lit.
— Qu’est-ce que tu fais ici ? lui demandai-je.
— Tu n’es pas venue dîner.
Levant une main, il retira une mèche de mes cheveux que le vent
avait balayée sur son visage.
— Au bout d’un moment, j’ai décidé d’aller voir ce que tu faisais. Tu
n’étais pas dans ta chambre non plus, et quand j’ai demandé à Morris
s’il t’avait vue, il m’a montré la forêt.
Je me frottai les yeux, éliminant les dernières brumes de sommeil
après cette sieste impromptue.
— Quelle heure est-il ?
— Presque 21 h 30. J’étais inquiet.
Je fronçai les sourcils.
— Pourquoi ?
Zayne pencha la tête vers moi.
— Pourquoi as-tu quitté ta classe aujourd’hui ?
Je le contemplai un moment, me rappelant soudain son expression
quand il m’avait vue boire du jus d’orange.
— Pas parce que j’étais sur le point de prendre une âme, si c’est à
ça que tu penses.
Son expression se rembrunit.
— Chaque fois que tu as envie d’un truc sucré…
— Je sais.
Je tournai les yeux vers le ciel, dans lequel les étoiles brillaient à
travers les branches des arbres.
— Il ne s’est rien passé aujourd’hui au lycée, je te le jure.
Il ne dit rien pendant quelques instants.
— D’accord. Mais il n’y a pas que pour ça que je m’inquiétais.
Je soupirai.
— Et je ne vais pas assassiner Danika dans son sommeil.
Zayne laissa échapper un rire profond.
— J’espère bien. Mon père serait furieux si tu tuais la compagne qui
m’est destinée.
À ces mots, je décidai qu’il y avait une bonne chance que je la
zigouille, réflexion faite.
— Alors maintenant, tu es d’accord avec tout ce truc
d’accouplement ? Tu commences quand à nous faire des bébés
gargouilles ? Je sens qu’on va s’amuser.
Il éclata de rire de nouveau, et moi, j’étais furieuse.
— Layla-puce, est-ce que tu sais au moins comment on fait des
bébés ?
Je lui balançai mon poing dans l’estomac tout en me redressant,
transformant son gloussement en grognement.
— Je ne suis plus une enfant, crétin. Je sais ce que sont les rapports
sexuels.
Tendant la main, Zayne me pinça la joue.
— Tu es comme cette petite…
Je lui donnai un autre coup de poing. Il m’attrapa le bras,
m’attirant contre lui.
— Ne sois pas si violente, murmura-t-il d’une voix traînante.
— Quand tu seras moins débile, répliquai-je en me mordant la
lèvre.
— Je sais que tu n’es plus une enfant.
Une vague de chaleur brûlante me traversa, très incongrue par une
nuit aussi fraîche.
— En tout cas, tu me traites comme si j’avais dix ans.
Un ange passa et sa main se referma sur mon bras.
— Et comment tu voudrais que je te traite ?
Je cherchai désespérément une réplique sexy, mais me contentai de
marmonner :
— Je ne sais pas.
Un coin de sa bouche se releva.
— De toute façon, Danika n’est pas ma compagne. C’était une
plaisanterie.
Je m’efforçai de rester impassible.
— C’est pourtant ce que voudrait ton père.
Il détourna les yeux en soupirant.
— Bref. De quoi est-ce qu’on parlait ? Ah oui, je m’inquiétais de
savoir où tu étais parce qu’Elijah est ici.
Je me raidis, oubliant Danika.
— Quoi ?
Il ferma les yeux.
— Oui. Il faisait partie du groupe qui est arrivé hier soir. Je pensais
qu’ils repartiraient aujourd’hui, mais ils vont apparemment s’attarder.
Elijah Faustin était un membre du clan qui surveillait les activités
démoniaques sur la plus grande partie de la côte sud. Son fils et lui se
comportaient comme si j’étais l’Antéchrist.
— Petr est avec lui ?
— Oui.
Mes épaules s’affaissèrent.
Petr était un garçon détestable.
— Pourquoi sont-ils ici ?
— Il a été muté sur la côte nord-est, avec son fils et quatre autres
Gardiens.
— Il va rester ici jusqu’au retour de Dez ?
Zayne me regarda dans les yeux, son expression devenue dure.
— Petr ne s’approchera pas de toi. Ça, je te le promets.
Mon ventre se noua. Me dégageant de son étreinte, je m’allongeai
sur le dos et respirai un grand coup.
— Je croyais qu’Abbot leur avait dit qu’ils n’étaient plus les
bienvenus.
— Il l’a fait, Layla. Père n’est pas très content non plus de leur
présence, mais il ne peut pas leur refuser l’hospitalité.
Zayne roula sur le flanc pour me faire face.
— Tu te souviens quand on prétendait être sur une plateforme
d’observation pour la NASA ?
— Je me souviens que tu m’y as suspendue par les pieds une fois ou
deux.
Il me donna un coup de coude.
— Tu adorais ça. Tu étais toujours jalouse que je puisse voler et pas
toi.
Cette réflexion me tira un sourire.
— Il y a de quoi.
Il sourit lui aussi en regardant par-dessus son épaule.
— Bon sang, ça faisait des années qu’on n’était pas venus ici.
— Oui.
J’étirai mes jambes, agitant mes orteils dans mes baskets.
— En fait, je crois que ça me manque.
— À moi aussi.
Zayne tira sur la manche de mon pull.
— Toujours partante pour samedi ?
Depuis plusieurs années, nous avions pris l’habitude de tester un
nouveau coffee-shop chaque samedi matin. Pour cela il s’obligeait à
rester éveillé, repoussant le moment de reprendre sa forme véritable,
celle qui lui permettait d’entrer dans un sommeil profond. Il n’y avait
que dans leur coquille de pierre que les gargouilles pouvaient
réellement prendre du repos.
— Bien sûr.
— Oh. J’ai failli oublier.
Il se redressa, fouillant dans la poche de son jean, dont il sortit un
objet rectangulaire ultraplat.
— J’ai acheté ça pour toi aujourd’hui.
Je lui pris des mains le téléphone portable avec un cri de joie.
— C’est un écran tactile ! Oh, mon Dieu, je te promets de ne pas le
casser ni de le perdre. Merci !
Zayne se releva d’un mouvement fluide.
— Je l’ai configuré et il est chargé. Tu n’as plus qu’à entrer tes
numéros.
Il me sourit.
— J’ai pris la liberté de mettre le mien. Je suis ton premier contact.
Je me levai à mon tour et le serrai dans mes bras.
— Merci. T’es vraiment le meilleur.
Il éclata de rire, m’entourant de ses bras.
— Ah, c’est comme ça qu’on achète ton affection. Je vois le genre.
— Non ! Pas du tout. Je…
Je m’interrompis avant de dire quelque chose que je ne pourrais
plus retirer et levai les yeux vers lui. La moitié de son visage était dans
l’ombre, mais son regard brillait d’une étrange lueur.
— Je veux dire, tu serais quand même cool si tu ne m’avais pas
acheté ce téléphone.
Zayne ramena une mèche de cheveux derrière mon oreille, sa main
s’attardant sur ma joue, puis se pencha vers moi, son front contre le
mien. Il prit une profonde inspiration tout en plaquant sa main dans le
bas de mes reins.
— Assure-toi de bien verrouiller la porte de ton balcon, dit-il
finalement, d’une voix plus grave qu’à l’ordinaire. Et essaie de ne pas
vadrouiller dans la maison au milieu de la nuit. D’accord ?
— D’accord.
Il ne bougeait toujours pas. Une douce chaleur se diffusa sous ma
peau, autre que la réaction de mon corps au sien. Je m’efforçai de
respirer profondément, de me concentrer sur lui, pourtant mes yeux se
fermèrent malgré moi. Je ne voulais pas que cela arrive, mais mon
imagination prit le dessus et se débrida. J’imaginai son âme – l’essence
de son esprit – réchauffer cet espace vide et froid en moi. Ce serait
meilleur qu’un baiser, meilleur que n’importe quoi. Je vacillai sur mes
pieds, inclinant mon corps vers le sien, attirée vers lui par deux désirs
distincts.
Zayne me lâcha et recula.
— Est-ce que tu te sens bien ?
Une vague de honte brûlante me submergea. Je fis un pas en
arrière, brandissant le téléphone entre nous.
— Oui, très bien. On… on devrait rentrer.
Il me dévisagea pendant quelques secondes, puis hocha la tête. Je
le regardai se baisser pour se glisser dans la cabane et je retins mon
souffle, attendant qu’il se soit laissé tomber au pied de l’arbre.
Je ne pouvais pas continuer à vivre ainsi. Mais quel choix me
restait-il ? Laisser libre cours à ma nature de démon ? Jamais de la vie.
— Layla ? m’appela-t-il.
— J’arrive.
Relevant la tête, je me mis en mouvement, mais quelque chose
attira alors mon attention. Je fronçai les sourcils, examinant
attentivement la branche qui surplombait la terrasse. Elle avait l’air
bizarre, trop épaisse et trop brillante.
Puis je compris. Enroulé autour de la branche se trouvait un
serpent anormalement gros et long. Sa tête en forme de losange
s’inclina vers le bas, et je vis distinctement la lueur rouge dans ses yeux
depuis ma position.
Je sursautai avec un petit cri.
— Qu’est-ce qui se passe, là-haut ? demanda Zayne.
Je détournai les yeux pendant deux secondes – pas une de plus –
mais quand je levai de nouveau la tête, le serpent avait disparu.
CHAPITRE 5
*
Je passai le restant de la journée en tenue de sport et les cheveux
mouillés.
Je détestais Roth.
Morris ne cacha pas sa surprise quand je me glissai sur le siège
passager. D’ordinaire, je marquais les démons après les cours, mais
aujourd’hui je ne le sentais pas. Contrairement à la veille, je fus
accueillie par le silence quand je pénétrai dans la maison et posai mon
sac dans l’entrée.
Je traversai le vestibule, rassemblant mes cheveux humides en un
chignon désordonné. Je devais informer Abbot de la présence du
zombie. Sans parler de Roth, c’était un sujet grave. Mais il y avait de
fortes chances qu’il dorme toujours.
La dernière fois que je l’avais réveillé, j’avais huit ans et Monsieur
Sniff pour seule compagnie. Je voulais quelqu’un pour jouer avec moi,
alors j’avais toqué sur la carapace de pierre d’Abbot pendant son
sommeil.
Ça ne s’était pas très bien passé.
Mais aujourd’hui, c’était différent. Il comprendrait forcément et je
pouvais au moins adoucir sa colère avec une tasse de café. Il me fallut
deux ou trois minutes pour trouver le café moulu et les filtres, cinq de
plus pour décider si je devais utiliser les réglages pour le café ou le
cappuccino. Ma parole, il fallait être ingénieur diplômé pour
comprendre le fonctionnement de cette machine. Je tirai sur le levier
d’acier inoxydable en fronçant les sourcils. À quoi servait encore ce
truc ?
— Ce n’est quand même pas si compliqué.
Tous les muscles de mon corps se tétanisèrent, mais je réussis
malgré tout à laisser échapper la petite cuillère en métal servant à
doser le café. Elle heurta le sol dans un cliquetis strident. Je la
ramassai aussitôt, m’efforçant d’évacuer le nœud d’angoisse qui venait
de se former dans mon ventre. J’avais les jambes molles quand je me
redressai.
Petr se tenait dans l’embrasure de la porte, ses bras épais croisés
sur sa poitrine de la taille d’un tonneau.
— Je constate que tu n’es pas devenue plus gracieuse depuis la
dernière fois que je t’ai vue.
Venant de n’importe qui d’autre, ce genre de pique aurait pu me
blesser. Au diable le café. Je posai la cuillère doseuse sur le comptoir et
m’arrêtai à quelques centimètres de lui.
— Excuse-moi.
Il ne bougea pas d’un millimètre.
— Et tu es toujours aussi impolie et désagréable.
Je relevai le menton. Petr n’avait qu’un ou deux ans de plus que
moi, mais la barbe brune de trois jours qui couvrait son visage le faisait
paraître plus vieux.
— Peux-tu te pousser, s’il te plaît ?
Il fit un pas sur le côté, me laissant un passage d’une trentaine de
centimètres.
— Contente ?
Sûrement pas à l’idée de me trouver aussi près de lui. Je me
faufilai, sans pouvoir retenir une grimace quand ma hanche effleura sa
jambe.
— Je croyais que tu voulais faire du café, dit-il en m’emboîtant le
pas. J’aurais pu t’aider.
Sans lui répondre, j’accélérai. Il pouvait toujours se brosser pour
que je me laisse avoir par sa gentillesse feinte. Ça n’arriverait pas dans
cette vie, et dans la prochaine non plus.
Petr me doubla, me bloquant l’accès à l’étage – et à la sécurité.
— Et pour qui voulais-tu faire du café, demanda-t-il avec un soupir.
Une pointe de peur s’enroula autour de mon cœur.
— Tu peux bouger de là ? Je dois monter.
— Tu ne veux pas me parler cinq minutes ?
Par habitude, je touchai la bague sous mon tee-shirt, la serrant dans
ma main. Je tentai de le contourner, mais il se décala aussi.
— Petr, laisse-moi passer.
Le peu de lumière qui entrait par la fenêtre la plus proche se refléta
sur la pierre minuscule qui perçait son nez aquilin.
— À une époque, je me souviens que tu aimais parler avec moi. Tu
attendais même avec impatience les visites de mon clan.
Je sentis une légère rougeur enflammer mes joues tandis que mes
doigts se crispaient sur mon tee-shirt. La bague me meurtrit à travers le
tissu. Fut un temps où j’avais un faible pour ce gros nul.
— C’était avant que je me rende compte que tu étais un crétin.
La ligne de sa mâchoire se durcit.
— Je n’ai rien fait de mal.
— Ah non ? Je t’ai dit d’arrêter et tu n’as pas…
— Tu jouais les allumeuses. Et depuis quand les démons ont leur
mot à dire ? ajouta-t-il d’une voix sourde.
Je respirai un grand coup.
— Je suis une Gardienne.
Il leva les yeux au ciel.
— Ah oui, pardon. Tu n’es qu’une demi-démone. Comme si ça
changeait quelque chose. Tu sais ce que nous faisons d’habitude à ceux
qui sont nés d’un démon et d’un humain ?
— Vous les serrez sur votre cœur ?
Je tentai de me faufiler, mais il plaqua une main sur le mur devant
moi.
— Nous les tuons, Layla. Ce qu’Abbot aurait dû faire avec toi, mais
tu es tellement spéciale.
Je me mordis la lèvre. Il était trop proche. Si j’inspirais
profondément, je sentirais le goût de son âme.
— Je dois aller voir Zayne.
— Zayne est encore en phase de repos.
Il marqua une pause.
— Il est resté debout très tard ce matin, avec Danika.
Une vague de jalousie irrationnelle afflua dans mes veines, ce qui
était totalement stupide considérant la situation.
— Dans ce cas, j’irai voir…
— Jasmine et les jumeaux ? Ils dorment. Personne n’est réveillé,
Layla. Il n’y a que toi et moi.
Je déglutis.
— Il y a Morris. Geoff est debout, lui aussi.
Petr éclata de rire.
— Tu es tellement naïve.
Une chaleur commença à sourdre sous ma peau et je retins mon
souffle. Si quelqu’un dans ce monde méritait que je prenne son âme,
c’était bien Petr.
Sa main atterrit lourdement sur mon épaule, m’obligeant à me
retourner. Petr sourit.
— Tu vas avoir de très gros problèmes, sale petite démone.
La colère m’envahit et je m’efforçai d’éloigner sa main. Lâchant ma
bague, je m’apprêtais à enfreindre la règle et à combattre un Gardien.
— C’est une menace ?
— Non. Pas du tout.
Sa main saisit mon cou, le serrant bien plus fort que Roth entre ses
doigts. Quelle ironie que les gestes d’un démon soient plus doux que
ceux d’un Gardien.
— Tu as envie de te battre avec moi ? Fais-toi plaisir. Ça nous
facilitera les choses.
Mon ventre se noua. À voir la lueur cruelle qui brillait dans ses
yeux pâles, Petr était conscient que cela me vaudrait de sérieux ennuis.
Pire encore, il ne voyait rien de répréhensible dans son comportement.
Aucun acte ne souillerait jamais son âme qui resterait pure quoi qu’il
fasse. C’était comme un blanc-seing pour lui. Petr fit un pas en avant,
son souffle brûlant sur ma joue.
— Tu vas regretter qu’Abbot ait épargné ta misérable vie quand tu
étais un bébé.
Au diable toutes les règles. Je levai un genou, qui entra en contact
avec ses parties sensibles. Petr laissa échapper un grognement et me
lâcha pour porter les mains à son entrejambe. Pivotant sur moi-même,
je gravis les marches quatre à quatre sans me retourner. Dans le
couloir, je tombai nez à nez avec le père de Petr. Je tentai de rester
impassible, mais la cicatrice irrégulière en travers de sa bouche sautait
aux yeux. Un jour, Abbot m’avait dit que c’était un roi démon qui la lui
avait infligée.
Elijah me dévisagea avec dégoût sans dire un mot tandis que je le
dépassais pour m’engouffrer dans ma chambre, verrouillant la porte
derrière moi.
Ce qui ne les aurait pas arrêtés s’ils avaient décidé de la forcer.
CHAPITRE 7
Abbot était assis derrière son bureau, une jambe croisée sur le
genou.
— Tu n’as pas avalé grand-chose au dîner. Es-tu encore malade ?
Je me laissai tomber sur le fauteuil en face de lui. J’avais mangé du
bout des lèvres au cours du repas très tendu durant lequel Petr ne
m’avait pas quittée des yeux.
— Je ne veux pas qu’ils restent ici.
Abbot enfouit les doigts dans sa barbe. Ses cheveux blond cendré
étaient tirés en arrière, comme à l’accoutumée.
— Layla, je peux comprendre ton malaise. Elijah m’a assuré que tu
ne rencontrerais aucun problème avec Petr.
— Ah oui ? C’est amusant, parce que Petr m’a coincée dans
l’escalier tout à l’heure.
Ses doigts s’immobilisèrent, son regard pâle soudain attentif.
— A-t-il fait quoi que ce soit ?
— Ce n’était pas… comme la dernière fois.
Je changeai de position sur mon siège, les joues en feu, et Abbott
relâcha très lentement son souffle.
— Peux-tu juste l’éviter pendant une semaine ou deux ?
Que lui répondre ?
— C’est ce que je fais. C’est lui qui ne m’évite pas ! S’il s’approche
encore une fois de moi, je jure devant Dieu que je prendrai son…
Abbot abattit son poing sur la table, me faisant sursauter.
— Tu ne feras rien de la sorte, Layla !
Mon cœur se serra.
— Je ne disais pas ça sérieusement. Je suis… désolée.
— Ce n’est pas un sujet de plaisanterie, insista-il en secouant la tête
comme s’il s’adressait à une enfant obtuse. Je suis extrêmement déçu
que tu puisses même le suggérer. Si l’un de nos visiteurs t’entendait, y
compris le père de Petr, les dégâts seraient irréversibles.
Un poids s’installa dans ma poitrine. Je détestais décevoir Abbot. Je
lui devais beaucoup : un toit, la sécurité, la vie. Je baissai les yeux,
tripotant ma bague.
— Je suis sincèrement désolée.
Abbot soupira et je l’entendis se renfoncer sur son siège. Je levai
timidement les yeux. Je ne voulais surtout pas alourdir la longue liste
de ses soucis. Fermant les paupières, il se massa le front.
— De quoi voulais-tu me parler, Layla ?
Soudain, toute cette histoire de zombie semblait n’avoir plus
d’importance. Pas plus que la présence de Roth. Tout ce que je voulais,
c’était me réfugier dans ma chambre.
— Layla ? insista-t-il, tirant un gros cigare d’une boîte en bois sur
son bureau.
Il ne les allumait jamais, mais aimait les manipuler.
— Ce n’est rien, répondis-je finalement. Juste un truc qui est arrivé
aujourd’hui au lycée.
Ses sourcils pâles se soulevèrent.
— Tu voulais me parler du lycée ? Je sais que Zayne n’a pas été très
disponible entre l’arrivée de Danika et ses entraînements, mais je suis
très occupé en ce moment. Peut-être que Jasmine aurait envie de
bavarder avec toi ?
J’avais les joues en feu au point de pouvoir y faire frire des œufs.
— Ce n’est pas des garçons ni de mes notes que je veux parler.
Il fit rouler le cigare entre ses doigts.
— Où en sont tes notes ? Je crois que ton professeur t’autorisera à
repasser ton examen demain ?
J’abandonnai ma bague, serrant les accoudoirs de mon fauteuil.
— Tout va bien pour mes notes. Et j’ai…
— Qu’est-ce que tu fais ici ?
Je me retournai. Zayne se tenait dans l’embrasure de la porte, ses
cheveux dorés encadrant son visage.
— Je suis en train d’essayer de dire à Abbot ce qui s’est passé au
lycée ce matin.
La surprise s’afficha sur ses traits ensommeillés. Il regarda son père
tandis qu’un sourire effleurait ses lèvres.
— Et comment ça se passe ?
Abbot laissa échapper un très long soupir et remisa son cigare.
— Layla, j’ai rendez-vous avec le chef de la police et le maire et je
dois partir bientôt.
— Il y avait un zombie dans mon lycée ce matin, lâchai-je de but en
blanc.
— Hein ?
Zayne vint se placer derrière moi et me donna une chiquenaude sur
l’oreille. Je lui tapai sur la main.
— Qu’est-ce que tu racontes ? demanda-t-il.
Je croisai le regard d’Abbot, désormais alerte.
— Il était dans la chaufferie et…
— Comment le savais-tu ? m’interrogea Abbot, qui décroisa les
jambes et se pencha en avant.
Je n’allais pas lui parler de Roth. Hors de question que j’ouvre cette
porte.
— Je… J’ai senti son odeur.
Zayne se laissa tomber dans le fauteuil à côté du mien.
— Quelqu’un l’a vu ?
J’eus un mouvement de recul.
— Crois-moi, si c’était le cas, ça ferait la une des journaux. Il était
dans un sale état.
— Il y est encore ?
Abbot se leva, rabattant les manches de sa chemise.
— Euh… Oui, mais je ne crois pas qu’il posera encore problème. Ce
n’est plus qu’un tas de bouillie et de tissu.
— Attends une minute, intervint Zayne avec un froncement de
sourcils.
— Tu as senti un zombie, et connaissant les risques, tu as décidé de
descendre à la chaufferie pour le chercher ?
Je le regardai. Où voulait-il en venir ?
— Bah, oui. C’est ce que j’ai fait.
— Et tu t’es battue avec lui ? Tu l’as tué ?
Eh bien…
— Oui.
Il lança à son père un regard entendu.
— Père ?
— Quoi ?
Je les considérai à tour de rôle. Abbot contourna son bureau,
soupirant de nouveau.
— Quelles sont les règles, Layla ?
Mon ventre se noua désagréablement.
— Je ne dois pas interférer avec les créatures dangereuses, mais…
— Zayne m’a appris que tu avais suivi un Polymorphe dans une
impasse l’autre soir, m’interrompit-il en mode paternel – genre très
déçu de son enfant. Et qu’il s’est avéré qu’il s’agissait en réalité d’un
Rapporteur.
— Je…
Je refermai la bouche, les yeux sur Zayne, qui évita mon regard,
conservant les siens rivés sur son père.
— Ce n’est pas si grave.
— Suivre un Polymorphe ou n’importe quel démon dans une
impasse est très grave, Layla.
Abbot croisa les bras, l’air mécontent.
— Tu le sais très bien. Personne d’autre que nous ne peut voir tes
marques. Tu n’as aucune raison de suivre un démon dans une zone
isolée. Et au lieu de t’attaquer à ce zombie aujourd’hui, tu aurais dû
appeler Morris pour qu’il nous réveille.
Je me tassai sur mon siège.
— Mais…
— Il n’y a pas de mais qui tienne, Layla. Que serait-il arrivé si
quelqu’un d’autre l’avait vu ? Notre rôle est de maintenir la vérité
cachée. L’humanité doit avoir foi en l’existence du paradis et de l’enfer
sans preuve tangible.
— Nous devrions peut-être diminuer le temps qu’elle passe à
marquer, suggéra Zayne. Ce n’est pas nécessaire. Pour être honnête,
c’est de la paresse de notre part de nous appuyer sur ses marques au
lieu de rechercher activement les démons.
Je le dévisageai, et au lieu de sa beauté divine, je voyais devant moi
ma liberté se réduire comme une peau de chagrin.
— Personne n’a vu ce zombie aujourd’hui !
— Ce n’est pas la question, répliqua sèchement Abbot. Tu le sais
parfaitement, Layla. Tu as pris le risque de provoquer de graves
conséquences en ne nous disant rien, sans parler de ta propre sécurité.
Sa déception était patente et je me tortillai sur ma chaise comme
une petite fille prise en faute.
— Nous devrions aller au lycée cette nuit, dit Zayne. Demandons
au chef de la police de contacter le proviseur – il lui dira que c’est une
opération de routine pour ne pas éveiller ses soupçons.
— Bonne idée, répondit Abbot, couvant son fils d’un regard de
fierté qui me hérissa.
— Donc, je n’ai plus le droit de marquer ?
— Je vais y réfléchir, dit Abbot.
Ce n’était pas de bon augure. Je détestais la perspective de ne plus
pouvoir marquer. C’était l’unique façon pour moi de racheter mon sang
démoniaque, c’était en tout cas l’impression que j’en avais. Me retirer
ça, c’était comme un soufflet. Et le marquage était aussi une occasion
de quitter la maison, d’autant plus précieuse que Petr était ici. Je
renouvelai mes excuses et quittai le bureau. J’avais envie de hurler ou
de fondre en larmes – ou de frapper quelqu’un.
Zayne me suivit dans le couloir.
— Hé.
Je m’arrêtai en bas de l’escalier, saisie d’un violent accès de colère,
pour attendre qu’il me rejoigne.
— Tu avais besoin de lui parler de ce Rapporteur dans la ruelle,
bien sûr. Merci.
Il se rembrunit.
— Il devait en être informé, Layla. Tu as pris des risques et tu
aurais pu être blessée.
— Dans ce cas, pourquoi ne pas me dire ça à moi, au lieu de courir
chez papa ?
Il serra les dents.
— Ce n’est pas ce que j’ai fait.
— Ça m’en a tout l’air, pourtant.
Zayne répondit par un soupir qui ne m’était que trop familier. Ça
voulait dire : « Tu te comportes comme une gamine et tu me tapes sur
les nerfs. »
Je fis comme si de rien n’était.
— Et pourquoi as-tu suggéré que j’arrête de marquer ? Tu sais que
c’est important pour moi.
— Mais ta sécurité l’est davantage. Tu sais que je n’ai jamais
vraiment été d’accord pour que tu te balades toute seule dans D.C. à la
recherche des démons. C’est dangereux.
— Je marque les démons depuis que j’ai treize ans, Zayne. Je n’ai
jamais eu de problème…
— Jusqu’à il y a quelques jours, m’interrompit-il, les joues écarlates.
C’était si rare que Zayne s’énerve contre moi que c’était à chaque
fois une tempête.
— Et il n’y a pas que ça. Tu es jeune et jolie. Tu pourrais t’attirer
toutes sortes d’ennuis.
À n’importe quel autre moment, j’aurais été bien trop contente de
l’entendre dire qu’il me trouvait jolie, mais là, j’avais envie de lui faire
ravaler ses paroles.
— Je sais me défendre.
Il me regarda dans les yeux.
— Ce que je t’ai appris n’est pas suffisant.
L’irritation et le besoin de lui prouver que je n’étais pas une pauvre
fille impotente me soufflèrent ma réplique suivante.
— Et je suis capable de me débarrasser de quelqu’un.
Zayne savait très bien de quoi je parlais. Une expression incrédule
traversa ses traits.
— C’est comme ça que tu comptes te protéger ? En prenant l’âme
des gens ? Super.
Je compris aussitôt mon erreur et tentai de me rattraper.
— Je ne le pense pas vraiment, Zayne. Tu le sais.
Il n’avait pas l’air d’en être aussi certain.
— Bref. J’ai des choses à faire.
— Genre t’occuper de Danika ? lâchai-je malgré moi.
Il ferma les yeux, et quand il les rouvrit, ils étaient d’un bleu
glacial.
— Pas du tout infantile. Bonne nuit, Layla.
Une montée de larmes brûlantes vint brouiller ma vision tandis que
je le suivais des yeux. Je gâchais tout sans même le faire exprès. C’était
l’un de mes talents. Quand je me retournai, je vis Petr sur le seuil du
salon. Le petit sourire moqueur qui retroussait ses lèvres disait qu’il
avait entendu toute notre conversation – et qu’il s’était bien amusé.
*
Je m’éveillai en sursaut, le cœur battant et la gorge sèche. Les draps
entortillés autour de mes jambes m’irritaient la peau. Roulant sur le
côté, je contemplai l’affichage vert fluo de mon réveil. 2 h 52.
J’avais besoin de sucre.
Rejetant les couvertures, je me levai. Ma chemise de nuit collait à
ma peau couverte de transpiration. Le couloir devant ma chambre était
plongé dans l’obscurité, mais je connaissais le chemin par cœur. La
même faim brutale me tirant du sommeil sans prévenir me guidait
régulièrement vers la cuisine sans bruit et dans le noir.
Je dévalai les marches et traversai hâtivement les pièces remplies
d’ombres. J’avais les jambes en coton et mon cœur battait bien trop
vite. Je ne peux pas continuer comme ça.
J’ouvris la porte du réfrigérateur d’un bras tremblant, et sa lumière
jaune éclaira mes jambes nues et le sol. Je me penchai, cherchant
fébrilement la brique de jus d’orange au milieu des bouteilles d’eau et
de lait. Les nerfs à vif au point d’avoir envie de donner des coups de
pied, je finis par trouver le jus de fruit derrière les œufs.
La brique m’échappa des mains et rebondit par terre, inondant mes
orteils de liquide poisseux. Les larmes me montèrent aux yeux et
coulèrent sur mes joues. Voilà que je pleurais pour du jus d’orange
renversé. C’était sûrement l’un des moments les plus nuls de toute ma
vie.
Dieu sait combien de temps je restai là, assise à côté de la flaque
dans l’air froid sortant du frigo avant de refermer la porte. La cuisine
fut aussitôt plongée dans le noir. Et c’était aussi bien. Il n’y avait que
moi, ridiculement stupide, et l’obscurité. Personne ne pouvait me voir
piquer ma crise d’hystérie.
C’est alors que j’entendis un doux battement d’ailes qui se
rapprochait. Je me raidis, cessant carrément de respirer. Sentant un
déplacement d’air autour de moi, je me redressai. Des yeux bleu
électrique et des dents pointues, une peau qui avait la couleur et
l’aspect du granit. Un nez aplati, dont les narines étaient des fentes
minces. Deux cornes incurvées vers l’intérieur jaillissant d’une cascade
de cheveux noirs.
Danika était aussi belle sous sa forme véritable que sous sa forme
humaine.
Elle se posa à côté de moi, ses griffes martelant le sol carrelé tandis
qu’elle se dirigeait vers l’îlot central pour attraper un rouleau d’essuie-
tout.
— Tu as besoin d’un coup de main ?
C’était vraiment bizarre de voir une gargouille d’un mètre quatre-
vingts vous offrir des serviettes en papier.
Danika me surplombait, ses lèvres grises formant un sourire
hésitant.
Séchant rapidement mes yeux, j’acceptai le rouleau.
— Merci.
Elle replia ses ailes et s’accroupit, essuyant le plus gros des dégâts
en un seul passage.
— Tu ne te sens pas bien ?
— Ça va.
Je ramassai la brique. Elle était vide. Génial.
De ses longs doigts élégants, dotés de griffes assez solides pour
lacérer la chair et même le métal, elle froissa le papier.
— Ça n’a pas l’air d’aller, dit-elle prudemment. Zayne m’a prévenue
que parfois… tu étais malade.
Je relevai vivement la tête, me sentant profondément trahie. J’étais
incapable de former des mots.
Les traits de Danika se pincèrent.
— Il est seulement inquiet, Layla. Il tient beaucoup à toi.
Ramassant l’essuie-tout détrempé et la brique de jus vide, je me
remis debout sur des jambes tremblantes.
— Oh, dis-je avec un rire sec. Vraiment ? C’est pour ça qu’il t’a
parlé de ma maladie ?
Lentement, elle se releva à son tour.
— Il me l’a juste dit pour que je puisse t’aider en cas de besoin.
Elle recula en voyant mon visage.
— Layla, je ne te juge pas. En fait, je te trouve incroyablement
forte.
De nouvelles larmes, plus brûlantes encore que celles que j’avais
versées, me nouèrent la gorge. La raison pour laquelle j’avais besoin de
sucre n’était un secret pour personne, mais seul Zayne savait quel
combat je menais contre moi-même – jusqu’à maintenant. Je n’arrivais
pas à croire qu’il ait pu en parler à Danika. Et il lui avait demandé de
me surveiller ? Mortifiée était un mot bien trop faible pour décrire ce
que je ressentais.
— Layla, tu as besoin d’autre chose ? Je peux aller t’acheter du jus
d’orange.
Je lâchai la brique vide dans la poubelle, les épaules crispées.
— Je ne vais pas me jeter sur toi pour prendre ton âme, si c’est ce
qui t’inquiète.
Danika hoqueta.
— Ce n’était pas ce que je voulais dire – pas du tout. C’est juste que
tu as l’air d’avoir besoin de quelque chose, et je veux me rendre utile.
Je pivotai sur moi-même. Elle était toujours devant le frigo, ses
ailes déployées étendues de chaque côté de son corps.
— Je vais bien. Tu n’as pas besoin de me surveiller.
Je lui tournai le dos, et marquai un arrêt devant la porte, respirant
un grand coup.
— Remercie Zayne de ma part.
Sans lui laisser le temps de répondre, je quittai la cuisine et
regagnai ma chambre, où je me recouchai, tirant la couette sur ma
tête. À intervalles réguliers, un tremblement me secouait et l’une de
mes jambes s’agitait. Les mêmes mots tournaient sans répit dans ma
tête.
Je ne peux pas continuer comme ça.
CHAPITRE 8
*
Après avoir fini mon DST de bio, je rangeai mes livres dans mon
casier. Abbot ne voulait peut-être pas que j’aille marquer ce soir, mais
j’avais prévu de lui désobéir. Je préférais encore affronter sa colère que
de m’enfermer dans ma chambre ou d’être obligée de côtoyer Petr.
Alors que je refermais le verrou, je sentis un déplacement d’air
surnaturel autour de moi, et quand je relevai la tête, mon cœur
s’arrêta.
Roth était adossé contre le casier voisin du mien, les mains
enfoncées dans les poches de son jean.
— Qu’est-ce que tu fais ?
Je reculai en vacillant.
— Bon sang. Tu as failli me provoquer une crise cardiaque.
Un coin de sa bouche se releva.
— Oups.
Enfilant mon sac à l’épaule, je le dépassai, mais il me rattrapa sans
difficulté. Je poussai les lourdes portes de métal, accueillant avec joie
l’air frais du soir.
— Qu’est-ce que tu veux ?
— Je me disais que tu serais contente de savoir que j’ai nettoyé le
bazar d’hier.
Je m’en doutais, étant donné qu’Abbot et Zayne devaient aller au
lycée la nuit dernière et qu’ils ne m’avaient pas tirée du lit pour me
reprocher d’avoir laissé les restes du cadavre.
— Tant mieux.
— Et tu comptes marquer des démons ce soir, pas vrai ? Même si je
t’ai demandé gentiment de t’en abstenir.
— Pourquoi pas ?
— Je te l’ai déjà dit. Tu n’es pas en sécurité.
Je réprimai l’envie de hurler.
— Et pourquoi je ne suis pas en sécurité ?
Il ne répondit pas.
De plus en plus agacée, je me mis en marche. Les rues grouillaient
de banlieusards sortant du travail qui se hâtaient vers les métros.
J’arriverais peut-être à le semer dans la foule. Mais à l’intersection
suivante, Roth était toujours là.
— Tu m’en veux, dit-il tranquillement.
— On peut dire ça. Je ne t’aime pas beaucoup.
Il gloussa.
— Ça me plaît que tu essaies d’être honnête.
Je lui lançai un regard méfiant.
— Je n’essaie pas. Je suis honnête.
Son sourire s’agrandit, révélant une dentition étonnamment acérée.
— Tu mens. Une partie de toi m’apprécie.
Je m’engageai sur la chaussée, très irritée.
— Là, ce n’est pas moi la menteuse.
Sans se démonter, il me rattrapa par le bras et me tira en arrière
alors qu’un taxi déboulait si vite que le déplacement d’air souleva mes
cheveux. Le chauffeur klaxonna, me hurlant des insultes.
— Attention, murmura Roth. Tu n’es sûrement pas aussi jolie à
l’intérieur qu’à l’extérieur.
J’eus soudain une conscience exacerbée de ma poitrine pressée
contre son torse. Une inexplicable chaleur m’envahit comme un rayon
de soleil d’été. Nos regards se verrouillèrent. D’aussi près, je voyais que
ses yeux n’étaient pas uniformément dorés, mais semés d’éclats
d’ambre d’un ton plus soutenu qui tournoyaient follement. Et me
fascinaient. L’odeur musquée qui le caractérisait nous enveloppait.
Je serrai le poing contre sa poitrine. Quand ma main était-elle
arrivée là ? Je l’ignorais, et mes yeux à présent descendaient sur sa
bouche. Ses lèvres… si proches.
Le petit sourire en coin de Roth s’accentua.
Reprenant mes esprits, je me dégageai. Son gloussement amusé me
donna la chair de poule. Je parvins à traverser la rue sans me faire
renverser, le corps toujours en feu après ce bref contact.
Ça n’allait pas du tout. Par chance, je trouvai de quoi me changer
les idées en la personne d’un Diablotin au coin de la rue en face de
nous.
Il rôdait devant un hôtel en travaux, au pied de l’échafaudage qui
en recouvrait la façade. Le Diablotin avait l’apparence de l’un de ces
petits punks qui traînaient dans les rues de D.C.
— Tu sais, tu aurais pu me remercier de t’avoir sauvé la vie, dit
Roth, qui m’avait suivie.
— Tu ne m’as pas sauvé la vie, grognai-je sans quitter le Diablotin
des yeux.
— Tu as failli te faire renverser par un taxi. Et si tu as tellement
envie de te faire culbuter, je me ferai un plaisir de te rendre ce service.
Je te promets que je serai beaucoup plus…
— Ne finis même pas cette phrase.
— Je me proposais seulement pour te dépanner.
— C’est ça.
Je surveillais toujours le Diablotin qui observait un ouvrier en train
de descendre de l’échafaudage.
— Si je te remercie, tu t’en iras ?
— Oui.
— Merci, dis-je avec empressement.
— J’ai menti.
— Quoi ?
Je levai les yeux sur lui en fronçant les sourcils.
— C’est quoi ton problème ?
Roth se pencha vers moi, approchant son visage à quelques
centimètres du mien. Mon Dieu, qu’il sentait bon. Je fermai brièvement
les yeux et je le sentis sourire.
— Je suis un démon. Il m’arrive de mentir à l’occasion.
Mes lèvres frémirent et s’étirèrent en un sourire que je m’empressai
de dissimuler en détournant la tête.
— J’ai des choses à faire, Roth. Va donc embêter quelqu’un d’autre.
— Tu vas marquer ce Diablotin ? demanda-t-il.
Nous étions arrêtés devant un magasin de jeux vidéo qui jouxtait le
chantier.
Je ne répondis pas et il s’adossa au bâtiment de briques rouges.
— Avant de marquer ce gamin et de le condamner à mort,
pourquoi tu n’attends pas de voir ce qu’il va faire ?
J’étrécis les yeux.
— Pourquoi je n’interviendrais pas alors que je sais qu’il va faire du
mal à quelqu’un ?
— Tu ne le sais pas.
Roth inclina la tête sur le côté, et ses cheveux noir corbeau
glissèrent sur son front lisse.
— Tu n’as jamais attendu de voir ce qu’ils faisaient, n’est-ce pas ?
Je m’apprêtais à mentir, mais j’y renonçai, me concentrant sur le
Diablotin. Le jeune démon à crête verte se frotta le menton tout en
suivant des yeux l’ouvrier qui sauta de l’échafaudage et se dirigea vers
une autre zone du chantier balisée d’un cordon orange. L’homme
ramassa une sorte de scie, qu’il agita autour de lui, riant à la remarque
de l’un de ses collègues.
— Attends juste de voir ce qui va se passer avant de le juger,
poursuivit Roth dans un haussement d’épaules. Tu n’as rien à perdre.
Je lui lançai un regard en biais.
— Je ne le juge pas.
Il pencha de nouveau la tête.
— Tu veux que je fasse comme si j’ignorais les atrocités auxquelles
tu te livres après les cours ?
— Les atrocités ?
Je levai les yeux au ciel.
— Je me contente de les marquer…
— Ce qui fait d’eux des cibles que les Gardiens élimineront plus
tard, me coupa-t-il. Alors je ne vois pas comment tu peux croire que tu
ne les condamnes pas.
— N’importe quoi. Tu voudrais que je le laisse commettre une
action maléfique ? Ça n’arrivera pas.
Il parut réfléchir.
— Tu sais quel est ton problème ?
— Non, mais je sens que tu vas m’éclairer.
— En effet, je vais te le dire. Tu ne veux pas savoir ce que va faire
le Diablotin, parce que tu as peur que ce ne soit pas bien méchant, et
tu devras alors accepter que tes Gardiens sont des assassins et pas des
protecteurs.
J’en demeurai sans voix, et mon ventre se noua. Si ce qu’il disait
était vrai, tout mon monde s’écroulerait. Mais c’était impossible. Les
démons étaient de mauvaises personnes.
— D’accord, répondis-je sèchement. Je vais attendre.
Roth me gratifia d’un sourire suffisant.
— Bien.
Grommelant entre mes dents, je me retournai vers le Diablotin.
J’aurais des explications à fournir quand l’échafaudage s’effondrerait
sur le trottoir grouillant de banlieusards. Parce que c’était obligé. Ma
vie entière était bâtie autour d’une croyance très simple : les démons
méritaient d’être punis sans qu’on se pose de questions.
Le Diablotin se décolla du mur en faux marbre contre lequel il était
appuyé, effleurant l’air de rien le bas de l’échafaudage avant de
poursuivre sa route. Une seconde plus tard, un grondement sinistre
couvrit le bruit de la circulation, et la structure se mit à trembler. Les
ouvriers tournèrent la tête. L’homme lâcha sa scie et beugla un
avertissement. Plusieurs autres surgirent des côtés du bâtiment,
cramponnés à leurs casques jaunes tandis que l’échafaudage
s’effondrait sur lui-même tel un accordéon derrière la corde orange.
Quand la poussière se dispersa et que des jurons stridents
explosèrent comme des coups de feu, les piétons s’arrêtèrent sur le
trottoir pour prendre des photos des dégâts avec leurs téléphones. Et
des dégâts, il y en avait. Installer cet échafaudage avait dû prendre un
temps fou. Tous les outils qui y étaient accrochés avaient sans doute
été broyés dans la chute.
Je ne pouvais détacher mes yeux de la scène.
— Mmm, commenta Roth d’une voix traînante. Le chantier est
certainement retardé et ça représente beaucoup d’argent gaspillé, mais
est-ce une action réellement malfaisante ? Nan, je ne crois pas.
— C’est… Il avait certainement prévu que l’échafaudage tombe sur
le trottoir.
— Tu peux toujours te dire ça.
Personne n’avait été blessé. Presque comme si le Diablotin avait
attendu que le dernier homme soit descendu avant de toucher
l’armature. J’étais incapable d’intégrer ce que je venais de voir.
Roth m’entraîna plus loin, un bras autour de moi.
— Viens. On va en chercher un autre.
Je me libérai d’un haussement d’épaule tandis que nous avancions
sur le trottoir, et il fredonnait encore cette maudite chanson.
— C’est quoi ?
Il s’immobilisa.
— C’est quoi, quoi ?
— Cet air que tu fredonnes tout le temps.
— Oh. Paradise City, répondit-il dans un sourire.
Il me fallut quelques secondes pour comprendre.
— Guns N’ Roses ?
— Excellent morceau.
Nous trouvâmes une Diablotine en train de tripoter les poteaux
supportant les feux de circulation. Les quatre rues de l’intersection
passèrent au vert en même temps, entraînant un effroyable
carambolage, mais encore une fois sans blessés. La Diablotine aurait pu
trafiquer les feux des piétons, ce qui aurait provoqué de graves
conséquences, mais elle s’en était abstenue.
C’étaient des actes plus facétieux que maléfiques.
— Tu veux faire un troisième essai pour être sûre ?
— Non, murmurai-je, troublée et confuse. Ce n’étaient que deux
démons. Ça ne prouve rien.
Roth haussa un sourcil charbonneux.
— Tu veux toujours marquer ? C’est bien ce que je pensais. Et si on
faisait autre chose ?
Faisant halte devant un passage piéton, je lui lançai un regard par
en dessous.
— C’est pour ça que tu m’as demandé de ne plus marquer ? Parce
que tu penses que les Diablotins sont inoffensifs ?
— Je sais qu’ils le sont. Ce qui n’est pas le cas de tous les démons. Il
y en a parmi nous de très mauvais, mais pas ceux que tu condamnes à
mort.
Il marqua une pause tandis que mon ventre se serrait.
— Mais non. Ce n’est pas pour ça que je t’ai demandé d’arrêter de
marquer.
— Pourquoi, alors ?
Il ne répondit rien avant que nous ayons traversé.
— Tu as faim ?
Mon estomac lui répondit par un gargouillement. J’avais toujours
faim.
— Roth…
— Je vais te faciliter les choses. Tu acceptes d’aller manger un
morceau avec moi et je te parlerai de l’autre démone qui était comme
toi. Tu veux en savoir plus, pas vrai ?
Il m’adressa un sourire triomphant.
— Viens avec moi et je te dirai ce que je sais – à la fin de notre
petite aventure. Pas avant.
Je contournai un groupe de touristes. Il avait piqué ma curiosité et
c’était plus facile de parler de ça que de la possibilité de condamner à
mort des Diablotins relativement innocents. Mais faire un pacte avec
un démon revenait à faire un pacte avec le diable.
— C’est quoi, le piège ?
Roth prit un air angélique.
— Tu acceptes de traîner un peu avec moi. C’est tout. Juré.
— Tu m’as déjà menti. Comment savoir si tu ne mens pas encore ?
— J’imagine que c’est un risque que tu dois prendre.
Nous croisâmes un couple âgé qui nous sourit. Roth leur servit sa
risette la plus charmeuse pendant que je pesais le pour et le contre de
sa proposition. Abbot ne s’attendait sans doute pas à ce que je marque
des démons ce soir, puisque je n’étais même pas sûre d’avoir encore le
droit de le faire. Je respirai un grand coup et hochai brièvement la tête.
— D’accord.
Le sourire de Roth s’agrandit.
— Génial. Je connais l’endroit idéal.
— C’est ce qui m’inquiète, répondis-je platement.
— Tu me donnes des idées.
Je rougis, occupant mes mains avec la bretelle de mon sac, mais il
me saisit les doigts. Je sentis mon cœur s’arrêter et mon visage
s’enflammer de plus belle.
— Tu es toujours comme ça ? questionna-t-il, retournant ma main
dans la sienne.
— Comme ça, quoi ?
— Si facile à troubler, toujours en train de rougir et de baisser les
yeux.
Il fit courir ses doigts au milieu de ma paume. La caresse me fit
l’effet d’une décharge électrique, qui suivit le tracé de mes nerfs jusqu’à
la pointe de mes orteils.
— Comme maintenant. Tu rougis encore.
Je lui retirai ma main.
— Et toi, tu es toujours agaçant et tu me fais froid dans le dos.
Il gloussa. Ce n’était pas un rire forcé. Mes insultes l’amusaient
réellement. Tordu.
— Je connais un petit café au Verizon Center où ils servent les
meilleurs muffins du monde.
— Tu manges des muffins ? Je pensais que tu buvais le sang des
vierges et te nourrissais de cœurs de vaches.
— Quoi ?
Roth éclata de rire une fois de plus, un rire profond très agréable.
— C’est ça que les Gardiens t’apprennent ? J’adore les muffins. Tu
veux prendre le métro ou tu préfères marcher ?
— Je préfère y aller à pied, répondis-je. Je n’aime pas les
souterrains.
Nous bifurquâmes dans la direction de F Street, ce qui nous
prendrait un petit moment à pied. Je gardais les yeux rivés sur les
âmes chatoyantes devant moi, mais la proximité de Roth accaparait
toute mon attention. Le plus étrange, quand je le regardais, c’est que
j’étais soulagée qu’il soit dépourvu d’âme. La présence de toutes ces
âmes autour de moi à longueur de journée finissait par me miner, et le
vide était un répit.
Mais il n’y avait pas que ça.
La compagnie de Roth était comme une libération pour moi. En
dehors de Zayne et des Gardiens, il était le seul à savoir qui j’étais.
Même mes meilleurs amis n’en avaient pas idée. Roth savait, et ça lui
était égal. Contrairement à Zayne et aux autres Gardiens. Bien sûr,
Roth était un démon pur-sang de Dieu savait quoi, mais avec lui, je
n’avais pas besoin de faire semblant.
— Je n’aime pas non plus aller sous terre, déclara-t-il au bout d’un
moment.
— Pourquoi ? Tu dois avoir l’impression d’être chez toi.
— Justement.
Je le considérai un moment. Avec les mains enfoncées dans ses
poches et l’expression grave de son visage, il semblait étrangement
vulnérable. Mais quand il me rendit mon regard, c’était celui d’un
prédateur. Je frissonnai, clignant les yeux dans le soleil.
— C’est comment, en bas ?
— Il fait chaud.
Je levai les yeux au ciel.
— Ça, je m’en doutais.
Alors que nous passions devant un banc, Roth décolla un
prospectus anti-Gardiens et me le tendit.
— C’est plus ou moins pareil qu’ici, mais en plus ténébreux. Je crois
que c’est une copie du monde d’en haut, mais déformée. Ce n’est pas
très beau à voir. Beaucoup de falaises, des rivières sans fin et des terres
à l’abandon remplies de ruines. Je ne crois pas que ça te plairait.
Le prospectus affichait le même dessin grossier que la plupart des
autres. Je m’en débarrassai dans la première poubelle.
— Et toi, ça te plaît ?
— Est-ce que j’ai le choix ? demanda-t-il froidement.
Je sentais ses yeux posés sur moi ; il étudiait ma réaction.
— Je pense que oui. Ça te plaît ou ça ne te plaît pas.
Il pinça la bouche.
— Je préfère le monde d’ici.
Je m’efforçai de rester inexpressive tandis que nous marquions un
arrêt à un autre carrefour grouillant de voitures.
— Tu viens souvent ?
— Plus que je ne le devrais.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
J’inclinai la tête en arrière, plongeant les yeux dans son regard
intense.
— C’est… réel en haut.
Il plaqua une main dans le bas de mon dos pour me faire traverser,
et sa chaleur se communiqua à moi à travers mon pull fin de la plus…
délicieuse façon.
— Dis-moi, quand as-tu commencé à marquer des démons ?
Je me mordillai la lèvre, hésitant sur ce que je devais lui révéler.
— J’avais treize ans la première fois.
Il fronça les sourcils.
— Ça leur a pris si longtemps pour se rendre compte de ce que tu
pouvais faire ?
— Non. Quand ils m’ont… trouvée, ils savaient que je voyais les
âmes. J’ai dû leur dire sans réfléchir que je voyais les leurs. Mais c’est
par hasard que l’on a découvert que je pouvais marquer les démons.
— Comment c’est arrivé ? demanda-t-il, retirant sa main de mon
dos.
— Je devais avoir dix ans, et je me trouvais en compagnie de l’un
des Gardiens. On allait chercher à manger. Il y avait une femme sans
âme dans la queue, et je l’ai frôlée. C’était comme si j’avais actionné un
interrupteur. Personne n’a rien remarqué, sauf le Gardien.
— Et on connaît la suite.
Le ton de Roth était empreint de suffisance.
— Les Gardiens découvrent une demi-démone capable de voir les
âmes et de marquer les démons. Comme c’est pratique.
— Je ne vois pas pourquoi tu dis ça. Je suis aussi une Gardienne, tu
sais.
Il me regarda.
— Ne me dis pas que tu n’as jamais sérieusement envisagé que la
raison pour laquelle les Gardiens t’ont gardée, c’est ton talent spécial.
— Et ce n’est pas la même raison pour laquelle tu t’intéresses à
moi ? répliquai-je vertement, assez fière de ma repartie.
— Bien sûr que je m’intéresse à toi pour ça, répondit-il
tranquillement. Je n’ai jamais prétendu le contraire.
Je m’écartai pour laisser passer un groupe d’adolescents de mon
âge. Les filles en jupes courtes et chaussettes aux genoux bordées de
dentelle gobaient carrément Roth.
— Ils ne savaient pas ce que je pouvais faire quand ils m’ont
trouvée, Roth. Alors arrête de vouloir les faire passer pour les
méchants.
— J’adore quand les gens parlent du bien et du mal comme si tout
était noir ou blanc.
— Mais c’est ainsi. Ton espèce est le mal. Les Gardiens sont le bien.
Ma réponse manquait de conviction.
— Ce sont vraiment des gens bien.
Il enfouit une main dans ses cheveux, qui retombèrent en désordre
sur son front.
— Et qu’est-ce que tu trouves si bien chez eux ?
— Leur âme est pure, Roth. Et ils protègent les gens des créatures
comme toi.
— Les âmes les plus pures sont capables des plus grands maux.
Personne n’est parfait, peu importe qui l’on est et quel camp on défend.
Roth me prit par la main pour me faire contourner un groupe de
touristes sanglés de bananes.
— Un de ces jours, je m’achèterai un de leurs trucs.
Je ne pus m’empêcher d’éclater de rire.
— Tu serais vraiment sexy avec une banane.
Son sourire réchauffa son visage – et moi par la même occasion.
— Je suis sexy avec à peu près n’importe quoi.
Je ris encore en secouant la tête.
— Et ce n’est pas la modestie qui t’étouffe.
Il me fit un clin d’œil.
— La modestie, c’est pour les losers. Ce que je ne suis pas.
Je lui souris.
— Je te dirais bien que tu finiras en enfer, mais bon, tu vois…
Roth inclina la tête sur le côté avec un gloussement.
— Oui, je vois. Si tu savais le nombre de fois où on m’a dit d’aller
au diable.
— J’imagine.
Le toit du Verizon Center entra dans mon champ de vision.
— Et je ne m’en lasse jamais, ajouta-t-il d’un air songeur, un petit
sourire aux lèvres.
CHAPITRE 9
*
Assise sur le banc pour attendre Morris, je regardais droit devant
moi, sans voir ni entendre réellement ce qui m’entourait. Très bien,
ainsi ma mère était un démon dévoreur d’âmes. Je m’en doutais un
peu, à vrai dire, mais je ne m’étais pas attendue à son identité. Lilith ?
La terrible Lilith ? La mère de toutes les créatures qui hantent les
ténèbres ? Impossible. C’était forcément une autre Lilith, parce que ce
démon-là n’était pas venu sur terre depuis des millénaires.
Les mythes racontaient qu’elle était la première femme d’Adam,
façonnée comme lui de l’argile, mais qu’elle avait refusé d’être son
inférieure. Ils s’étaient affrontés dans les grandes largeurs et Dieu avait
fini par la bannir du jardin d’Eden pour créer Ève. Il allait sans dire que
Lilith n’avait pas apprécié. Pour se venger d’Adam et de Dieu, elle
s’était échappée et avait séduit l’archange Samaël. Après quoi, les
choses avaient dégénéré.
Tout cela était vrai, mais le reste n’était que sornettes d’après ce
que j’avais pu lire dans les vieux livres poussiéreux qu’Abbot gardait
dans son bureau. Le truc de manger des nouveau-nés n’avait aucun
fondement. Lilith n’avait jamais couché avec Satan. Elle n’avait même
jamais couché avec le moindre démon. Seulement avec un ange, et ses
autres amants étaient tous des humains. Mais les Alphas avaient une
dent contre elle depuis le début, et quand elle avait mis le grappin sur
Samaël, ils avaient décidé de la punir.
À partir de ce moment-là, elle n’engendra plus que des monstres :
des succubes, des incubes et toutes les sortes de créatures démoniaques
auxquelles on pouvait penser. Pire que tout, elle était la mère des Lilin,
une race de démons capables de voler les âmes par simple contact.
Ceux-là furent ses premiers enfants, et les plus puissants. C’est à la
même époque que les Gardiens apparurent, créés par les Alphas pour
chasser les Lilin. Ils parvinrent à tous les éliminer et à capturer Lilith. Il
était écrit dans les textes que Lilith avait été ramenée en enfer par un
Gardien, enchaînée à lui jusqu’à la fin des temps.
Comme avec la plupart des trucs que faisaient les Alphas, la logique
m’échappait. À force d’engendrer des démons, Lilith elle-même en était
devenue un – et la punition des Alphas était à l’origine de la création
accidentelle des Lilin, une légion de démons tellement craints et
puissants qu’ils pouvaient s’assurer qu’aucun humain ne franchirait
jamais les portes du paradis.
Les humains qui mouraient sans âme, même s’ils s’étaient bien
conduits de leur vivant, erraient alors entre le paradis et l’enfer,
bloqués dans les limbes pour l’éternité. Souffrant de la faim et de la
soif sans jamais pouvoir les apaiser, ils devenaient violents, vindicatifs,
au point que même les démons les redoutaient. Tous ces esprits
vengeurs pouvaient interagir avec le monde des vivants, et quand ils le
faisaient, ça finissait généralement dans un bain de sang.
Rejetant mes cheveux en arrière, je suivis des yeux une âme bleue
scintillante dans le sillon d’un homme en jean déchiré. Ma mère ne
pouvait pas être cette Lilith. Parce que si c’était vrai, qu’est-ce que ça
faisait de moi ? Comment pourrais-je jamais triompher d’un si lourd
héritage ? Et si Lilith était vraiment ma mère, alors Abbot devait le
savoir et c’était impossible qu’il ait gardé en vie une fille de Lilith. Et
puis, elle était bien enchaînée en enfer, non ? Personne ne l’aurait
laissée sortir pour qu’elle s’accouple et engendre un enfant.
La liste des démons les plus activement recherchés ? Je frissonnai.
Était-ce pour ça qu’un Rapporteur et un zombie… Je n’achevai pas
cette pensée. Rien de ce que Roth m’avait dit ne pouvait être vrai.
Qu’est-ce qui me prenait d’envisager le contraire ? Le croire serait un
affront aux Gardiens. Les démons mentaient tous. Même moi. Ça
n’avait pas grand-chose à voir avec ma nature de démone, mais bon.
Roth me faisait marcher, juste pour que j’arrête de marquer. Et si
l’enfer en avait réellement après moi, ça ne pouvait être que pour cette
raison.
Refermant les doigts sur la bague, j’étouffai un grognement. J’avais
embrassé un démon. Ou c’était lui qui m’avait embrassée. Peu importe.
D’une façon ou d’une autre, mes lèvres étaient entrées en contact avec
celles d’un démon. Mon premier baiser. Seigneur…
Je faillis hurler de joie lorsque j’aperçus le gros 4 × 4 noir. J’avais
sérieusement besoin de fuir mes idées sombres. Je me levai, sac à
l’épaule, et un étrange frisson me hérissa l’échine. Pas comme la fois
précédente quand j’attendais Morris. C’était autre chose.
Je me retournai, scrutant les piétons sur le trottoir. Un halo d’auras
pastel roses et bleues, quelques âmes plus sombres, mais personne qui
en était dépourvu. Me tordant le cou, je me hissai sur la pointe des
pieds pour essayer de voir le coin de la rue, derrière la file des taxis qui
attendaient les clients. Je ne repérai aucun démon, mais l’impression
était pourtant familière.
Morris klaxonna pour attirer mon attention, et je me faufilai entre
deux taxis en secouant la tête, puis ouvris la portière. J’éprouvai la
même sensation d’une main glacée posée sur ma nuque. Frissonnante,
je grimpai sur le siège passager et refermai la portière, examinant la
file des taxis. Quelque chose clochait.
— Est-ce que tu le sens ? demandai-je à Morris.
Il haussa les sourcils sans rien dire, comme à son habitude. Il
m’arrivait de prétendre que nous avions une conversation. Je faisais
même parfois la voix de Morris, et j’aimais à penser que ça l’amusait.
— Moi, en tout cas, j’ai une impression très bizarre.
Je me penchai en avant tandis qu’il insérait le SUV dans la
circulation dense des rues de D.C. Trois taxis démarrèrent, me cachant
les vitrines et le trottoir.
— Comme s’il y avait un démon, mais je n’en vois aucun.
Trois rues plus loin, l’impression était non seulement toujours
présente, mais de plus en plus oppressante, comme un nuage
menaçant. Le mal suintait à l’extérieur et s’infiltrait dans la voiture,
rendant l’atmosphère étouffante. Le front plissé de Morris se perla de
sueur.
— Maintenant, tu le sens, non ?
J’agrippai les bords de mon siège.
— Morris ?
Il acquiesça, les yeux rivés sur la chaussée tandis qu’il doublait un
camion avant de se rabattre pour bifurquer sur la voie rapide. Deux
taxis nous suivaient, ainsi qu’un grand nombre de véhicules qui
empruntaient aussi le périphérique.
L’impression d’une présence démoniaque perdurait telle une chape
de plomb. Si puissante qu’on aurait dit que la créature à l’origine de ce
sentiment suffocant se trouvait sur la banquette arrière, exhalant son
souffle sur nos nuques. Le mal à l’état pur, tel que je ne l’avais jamais
senti en présence d’un Diablotin.
— Morris, je crois que nous devons nous dépêcher de rentrer à la
maison.
Il était déjà sur le coup, pied au plancher tandis que nous nous
faufilions dans la circulation très chargée. Me retournant sur mon
siège, je jetai un coup d’œil derrière nous… et mon cœur s’arrêta.
Un taxi nous collait de si près que je distinguai la croix d’argent
suspendue au rétroviseur. Ce n’était pas cette proximité qui
m’inquiétait – les taxis étaient tous des fous furieux en ville. Non,
c’était le chauffeur derrière le volant qui déclencha l’angoisse qui
m’envahit.
Je savais maintenant d’où provenait cette impression maléfique.
L’espace autour de l’homme penché sur son volant était plus
sombre que les ténèbres les plus profondes, noir et visqueux comme du
pétrole. De minces rubans argentés, infimes traces de son humanité,
étaient à peine visibles au milieu de la noirceur de son âme. Son aura
s’étendait autour de lui, débordant à l’avant du véhicule, envahissait le
tableau de bord et s’échappait par les fenêtres.
— Oh, mon Dieu, murmurai-je, sentant le sang quitter mon visage.
Le chauffeur est possédé !
À peine ces mots eurent-ils franchi mes lèvres que Morris braqua
sur la droite. Un avertisseur retentit. Des pneus crissèrent. Il écrasa la
pédale de frein et je fus projetée en avant alors qu’il évitait de justesse
de s’encastrer dans l’arrière d’un camion de livraison. Une série de
manœuvres similaires plus tard, plusieurs voitures se trouvaient entre
nous et le chauffeur de taxi possédé.
Je regardai Morris avec de grands yeux ronds.
— Waouh. Pour un homme de ton âge, on peut dire que tu sais
conduire.
Les mains toujours serrées sur le volant, Morris sourit.
Une seconde plus tard, nous quittions le périphérique à toute
berzingue. L’arrière du 4 × 4 dérapa quand il bifurqua brutalement sur
la droite et je poussai un cri, cramponnée à la poignée au plafond.
L’énorme véhicule bondit en avant tandis que Morris accélérait, pied au
plancher. Nous nous engageâmes sur l’étroite deux-voies à une vitesse
phénoménale.
Et nous n’étions pas seuls.
Le taxi nous rattrapait, puis il changea de voie, roulant à
contresens, toujours plus près de nous. Ma gorge se noua quand je
regardai dans le véhicule.
La noirceur de son âme s’estompa, révélant un visage livide, dénué
de toute expression. L’humain était en mode pilote automatique,
totalement sous le contrôle du démon qui avait pris possession de lui.
La possession, après le meurtre, était l’un des pires crimes interdits par
la Loi de l’Équilibre. Les humains étaient privés de leur libre arbitre
quand un démon insufflait son essence dans leur corps. Seuls les
Démons Supérieurs étaient capables de posséder les humains.
Roth ? Peut-être bien. C’était le seul Démon Supérieur que j’avais
jamais vu, à l’exception de celui qui avait disparu trop vite pour que je
sois sûre de mon fait. Une boule de terreur me plomba le ventre. Roth
avait-il pris le contrôle de cet homme parce que j’avais refusé d’arrêter
le marquage ? Si tel était le cas, je venais de mettre Morris en danger
de mort. Un sentiment de colère et de culpabilité s’insinua en moi et je
serrai les poings, plantant mes ongles dans mes paumes.
Soudain, le taxi roulait à toute allure à côté de nous. Comme un
pro, Morris ne quittait pas la route des yeux, mais je me préparai à
hurler. Tous mes muscles se contractèrent, comme si mon corps savait
déjà ce qui l’attendait.
Morris donna un coup de volant vers la droite. Deux roues
mordirent la terre du bas-côté, mais – mon Dieu – c’était trop tard.
Je fermai les yeux, paniquée.
Le taxi nous percuta.
CHAPITRE 10
*
C’était le branle-bas de combat dans la demeure.
Depuis l’instant où Morris et moi avions raconté ce qui s’était
produit, l’immense maison tentaculaire vibrait de colère et de tension.
Une attaque d’humain possédé, ce n’était jamais bon. Et la seule idée
qu’il soit parvenu aussi près de chez nous mettait les Gardiens dans
tous leurs états. Tous, sauf Zayne, dont je n’avais pas la moindre idée
d’où il pouvait être.
Même avec tous les dispositifs de sécurité et tous les sorts qui
maillaient la propriété et le terrain alentour, ce n’était jamais parfait. À
cause… eh bien, à cause de moi.
Ma présence limitait les sorts de protection. Je n’y étais pas aussi
sensible qu’un démon pur-sang ou un possédé, mais les Gardiens
devaient faire attention à ne pas m’éliminer par mégarde.
J’avais du mal à croire que dans une seule journée qui avait
commencé normalement – en tout cas selon mes standards – j’avais pu
remettre en question tout mon système de croyances, échanger mon
premier baiser avec un démon, découvrir que ma mère était peut-être
la Lilith et finir prise en chasse par un humain possédé.
Comment les choses avaient-elles pu dérailler à ce point ?
Nicolaï, un Gardien d’une vingtaine d’années qui avait perdu sa
femme et son enfant en couches l’année précédente – comme tant
d’autres – s’arrêta à ma hauteur alors qu’il s’apprêtait à disposer du
corps et des carcasses des deux voitures.
— Est-ce que ça va, Layla ? questionna-t-il, une main sur mon
épaule.
Nicolaï souriait rarement depuis la perte qu’il avait subie et se
comportait de façon plus réservée que les autres, mais il s’était toujours
montré très aimable avec moi alors que d’autres Gardiens, même au
sein du clan, me traitaient comme si je valais moins que la terre que
foulaient leurs bottes à cause de ce que j’étais.
J’étais contusionnée et secouée, totalement flippée, mais je hochai
la tête.
— Ça va.
Il m’étreignit l’épaule et poursuivit son chemin, me laissant dans la
pièce remplie de Gardiens à cran. Épuisée, je m’effondrai sur le canapé.
Entouré de six Gardiens, Abbot avait adopté une posture de
guerrier, campé sur ses deux jambes largement écartées, les bras
croisés. Il va sans dire qu’il n’était pas content. Les Gardiens parlaient
entre eux à voix basse. Elijah et son fils étaient du nombre, ils
échangeaient des regards sombres qui dérivaient souvent dans ma
direction. À tous les coups, Elijah et Petr rejetaient la faute sur moi.
On m’avait déjà débriefée. Personne ne m’avait réconfortée, mais
j’avais été dûment questionnée sur ce qui s’était passé. Normal. Un
humain possédé était un cas de force majeure, et mes capacités à
encaisser le coup ne faisaient pas partie des priorités.
Après que j’avais rapporté à Abbot et au clan tout ce dont je me
souvenais, depuis ma première impression que quelque chose clochait
jusqu’au moment où j’avais compris que le pauvre homme était
possédé, il ne s’était plus intéressé qu’à ses hommes.
— Passez la ville au peigne fin à la recherche de signes de la
présence d’un Démon Supérieur, leur ordonna-t-il, et plusieurs d’entre
eux hochèrent la tête. Interrogez tous les démons que vous trouverez.
Pour qu’un démon décide de prendre possession d’un humain, il faut
qu’il se passe quelque chose. Et même un Diablotin pourrait être au
courant. Faites-les parler.
L’un des Gardiens afficha un petit sourire satisfait. Plusieurs
échangèrent des regards impatients. Ils se réjouissaient tous de la nuit
qui les attendait.
Un sentiment de malaise s’insinua au creux de mon estomac. La
mort était un sort plus enviable pour un démon. S’ils étaient capturés
pour être interrogés… Mon ventre se tordit. Il existait un dépôt dans la
ville où les démons étaient détenus. Je n’y étais jamais allée, mais
j’avais entendu des Gardiens raconter ce qui s’y passait et quels moyens
ils employaient pour délier la langue des prisonniers.
Je n’avais pas parlé au clan de Bambi, puisque tout portait à croire
que Morris ne l’avait pas vue. La culpabilité me rongeait, mais Bambi
nous était venue en aide. Qu’aurait fait cette essence maléfique si le
serpent géant ne l’avait pas avalée ?
Battant nerveusement du pied, j’enroulai mes bras autour de mon
corps et me mordis la lèvre. C’était mal de cacher ça à Abbot. Des
Gardiens pouvaient être mis en danger. Et aussi des humains. Mais je
ne lui avais jamais parlé de Roth et je ne savais pas par où commencer.
Et puis, si Abbot était au courant, il me retirerait du lycée. Et je
détestais la part de démon en moi qui s’intéressait davantage à ce que
j’avais à perdre et à gagner qu’à la façon dont mes décisions affectaient
les autres.
Et c’était bien là le problème. Parfois, mon côté démon l’emportait.
Je savais que c’était mal. Je le comprenais très bien, mais ça m’était
égal au bout du compte.
— Nous savions que ça finirait par arriver, grogna Elijah. Que ce
jour était…
Abbot lui lança un regard pour le faire taire et cela m’intrigua.
Qu’allait dire l’autre Gardien ? Il était sans doute sur le point d’accuser
mon sang démoniaque.
Fermant les yeux, je pris une lente et profonde inspiration, et
visualisai aussitôt le visage ravagé de ce pauvre chauffeur de taxi
possédé. Aussi longtemps que je vivrai, jamais je n’oublierai cette
image. Traversée d’un frisson, je rouvris les yeux, cherchant un visage
en particulier.
Je m’éclaircis la voix.
— Où est Zayne ?
Geoff, qui était rarement présent dans la maison puisqu’il semblait
vivre reclus dans la salle de contrôle, se tourna vers moi. Ses cheveux
châtain clair étaient tirés en catogan, révélant ses larges pommettes.
Quand il souriait, son menton se creusait d’une fossette. Mais
aujourd’hui, il ne souriait pas.
— Il est sorti avec Danika et Jasmine. Ils ont emmené les jumeaux
au parc avec un autre Gardien.
Le poison amer de la jalousie s’insinua dans mon cœur. C’était
absurde, mais le mal était fait.
Le regard acéré de Geoff n’en manqua pas une miette.
— On les a prévenus et ils seront bientôt là.
Perdue dans la contemplation du tapis à mes pieds, je me demandai
ce que Geoff devinait derrière ses caméras. Si quelqu’un savait quelque
chose, c’était forcément lui.
— Layla ?
La voix d’Abbot me rappela à la réalité et je levai la tête, le trouvant
planté devant moi.
— Tu es sûre que le possédé n’a rien dit ?
Je secouai la tête tout en regardant partir les hommes du clan. Ils
allaient chasser les démons et les interroger. Petr s’immobilisa
brièvement et me lança un coup d’œil mauvais avant de suivre son
père. Seul Geoff était resté, debout à côté de la porte, les bras croisés.
— Non. Je ne crois pas qu’il pouvait parler. Il avait un…
Ma voix mourut et je frissonnai au souvenir du trou béant dans sa
gorge.
— Il ne pouvait pas parler.
Abbot s’accroupit devant moi, le regard scrutateur.
— Et ce Rapporteur qui se faisait passer pour un Polymorphe, il n’a
rien dit non plus ?
Je relevai vivement la tête.
— Non. Enfin si, je crois qu’il a dit « Je te tiens », mais je n’en suis
pas certaine. Pourquoi ?
Abbot regarda Geoff, qui marmonna entre ses dents.
— Quoi ? demandai-je, les mains serrées entre mes genoux. Qu’est-
ce qu’il y a ?
Il se pinça l’arête du nez et se remit debout.
— Je crois qu’il est temps que tu arrêtes de marquer.
Je m’apprêtai à protester, mais Geoff lança le menton en avant, me
coupant la parole.
— Ta sécurité n’est visiblement plus assurée, ni celle du clan, Layla.
Une impression de déjà-vu me frappa, et mon cœur tressaillit.
— Je n’ai pas été blessée, et Morris non plus, pas vraiment. Il n’est
pas obligé de venir me chercher. Je peux…
— En l’espace de quelques jours, tu t’es trouvée en présence d’un
Rapporteur, d’un zombie et d’un possédé. Les coïncidences n’existent
pas quand on parle de démons. L’un d’eux a failli pénétrer dans la
résidence, Layla.
Une image de Roth surgit dans mon esprit.
— Pourquoi… pourquoi pensez-vous que les démons me
cherchent ?
Un silence me répondit, puis Abbot reprit la parole.
— Ils ont sans doute découvert ce que tu peux faire.
Il s’interrompit, détournant les yeux. Un muscle palpita sur sa
mâchoire.
— Il ne peut pas y avoir d’autre raison.
Je ne savais pas très bien pourquoi, et c’était peut-être de la
paranoïa, mais j’avais du mal à croire qu’Abbot n’en sache pas plus. Il y
avait forcément autre chose qu’il refusait de me révéler.
— Tu n’es pas en sécurité en ce moment.
Geoff se rapprocha, s’arrêtant à côté d’Abbot.
— Si les démons ont compris ce que tu fais, tu ne peux pas
continuer à marquer. C’est trop dangereux.
— Je suis capable de me défendre. Zayne m’a appris.
Abbot s’esclaffa.
— Quoi que mon fils ait pu t’apprendre, ce sera loin d’être suffisant
contre un démon déterminé à te détruire, jeune fille. L’élément de
surprise n’est plus de ton côté, et c’était la seule chose que tu avais. Tu
le sais très bien.
Je voulais protester, mais il avait raison. Je connaissais mes limites.
Toute cette histoire était vraiment nulle. Je me laissai aller en arrière
contre le cuir souple du canapé.
— Nous allons découvrir ce qui se passe, Layla, assura Abbot d’un
ton légèrement radouci. Je sais que c’est important pour toi de prendre
part à cette guerre, mais je ne peux pas me permettre en ce moment de
m’inquiéter de ta sécurité. Pour être honnête, je devrais même te
retirer du lycée.
La panique me saisit et je bondis sur mes pieds, prête à l’implorer
désespérément.
— S’il te plaît, Abbot, ne fais pas ça. Il n’y a pas de problème au
lycée. Je suis en sécurité et…
— Je n’ai pas dit que j’allais le faire. Du moins pas dans l’immédiat,
mais je ne veux plus que Morris te conduise à l’école. L’un des hommes
du clan s’en chargera.
Tout était dit. J’étais plus ou moins assignée à résidence sauf pour
aller à l’école et si l’un des Gardiens m’accompagnait. Ce qui était assez
ironique considérant qu’un Démon Supérieur assistait à mes cours de
biologie, mais je savais maintenant sans le moindre doute que si je
partageais ce détail, je serais scolarisée à la maison. Et au fond de moi,
je le comprenais.
Je montai dans ma chambre, laissant Geoff et Abbot à leurs
conciliabules. Alors que j’ouvrais ma porte d’un coup de pied, j’entendis
les glapissements surexcités des jumeaux dans le vestibule. Pivotant sur
moi-même, je m’attendais à voir Zayne bondir dans l’escalier et se
précipiter vers moi pour s’assurer que je n’étais pas blessée. Je me
préparai à me blottir dans ses bras pour l’un de ces câlins géants qui
arrangeaient toujours tout.
Des voix masculines résonnèrent au rez-de-chaussée, l’une d’elles
était celle de Zayne. La colère sourdait dans sa voix, et aussi dans celle
de son père. Ils ne se disputaient pas, mais j’entendis la voix douce de
Danika qui intervenait, puis ils baissèrent le ton.
J’attendis.
Personne ne monta l’escalier et les voix devinrent inaudibles tandis
qu’ils s’enfonçaient dans les profondeurs de la maison, sans doute au
sous-sol.
Un soupir m’échappa alors que je restais plantée là, attendant
Zayne, qui ne vint jamais.
*
Le lendemain matin, je me levai tôt comme tous les samedis.
J’éprouvais toujours du ressentiment envers Zayne, mais il devait y
avoir une raison pour qu’il ne soit pas venu me voir la veille. Sûrement
qu’Abbot lui avait ordonné de quitter la maison pour aider les autres
Gardiens.
Nous avions des activités prévues – c’était notre habitude le samedi
matin. Même si des démons en avaient après moi, je serais en sécurité
avec Zayne. C’était le genre de baby-sitter dont je pouvais me satisfaire.
Et je voulais l’interroger au sujet de ma mère. Je prévoyais de le
faire sans éveiller ses soupçons et j’étais sûre qu’il me dirait la vérité.
De toute ma vie, Zayne ne m’avait jamais menti. J’avais en lui une
confiance absolue et je savais qu’il me dirait de ne pas m’inquiéter –
que ma mère n’était pas cette Lilith.
Je patientai donc jusqu’à 8 heures, puis j’allai l’attendre devant sa
porte comme je le faisais toujours. À cette heure, il devait être en train
de reprendre sa forme humaine, et sa porte s’ouvrirait d’une minute à
l’autre. Mais à 8 heures, la porte demeura close. J’attendis dix minutes.
Au bout d’une demi-heure, je m’assis par terre. Quand la pendule
sonna 9 heures, je commençai à me sentir mal. Et s’il lui était arrivé
quelque chose ? Il avait peut-être été blessé, ou pire ?
Incapable de patienter plus longtemps, je me levai d’un bond et
dévalai les escaliers. Abbot n’avait toujours pas pris de repos. Il était
avec Elijah et quelques autres hommes du clan. Je m’immobilisai
devant son bureau, hors d’haleine.
Abbot leva la tête, une lueur d’amusement dans son regard quand il
me vit sur le seuil.
— Layla ?
Tous les hommes se tournèrent vers moi et mes joues
s’empourprèrent.
— Est-ce que Zayne est rentré ?
Je n’osai pas lui demander s’il avait été blessé, incapable de former
ces mots-là.
Abbot parut surpris l’espace d’une seconde, puis il se caressa la
barbe.
— Oh, on est samedi, c’est ça ?
J’acquiesçai.
— Je crois que Zayne a oublié, dit la voix discrète de Nicolaï.
Elijah s’adossa à la porte et bâilla bruyamment.
— Zayne est avec Danika. Elle nous a rejoints juste avant l’aube. Je
les ai entendus parler de petit-déjeuner.
Je me tournai vers Abbot, qui semblait satisfait de la tournure que
prenaient les choses. Bien sûr, il voulait que Zayne s’accouple avec
cette fille et il devait être aux anges, déjà en train de s’imaginer grand-
père, mais moi, j’avais du mal à respirer.
Contournant le fauteuil, Nicolaï me regarda, le visage empli de
compassion, et mon cœur sombra.
— Tu veux qu’on aille déjeuner ? Ou prendre un café ?
Elijah et ses hommes ricanèrent, mais Nicolaï ne releva pas.
— Ce ne sera pas nécessaire, dit Abbot. Tu as besoin de repos,
Nicolaï, et Layla ne devrait pas sortir après les événements d’hier.
— Je peux passer une heure ou deux avec elle, répondit le Gardien,
dont l’expression s’était durcie. Ça ne fera de tort à personne et nous
serons en sécurité.
— Comme c’est charitable de ta part, murmura Elijah.
Des larmes d’humiliation me montèrent aux yeux. Quittant à
reculons le bureau d’Abbot, je secouai la tête.
— Non. C’est… c’est bon.
— Mais…
Je tournai les talons sans laisser Nicolaï finir sa phrase. Zayne
m’avait oubliée. Je n’arrivais pas à y croire. Il n’oubliait jamais nos
rendez-vous du samedi matin. D’ailleurs, il n’avait peut-être pas oublié.
Il m’avait peut-être seulement remplacée par Danika, beaucoup mieux
assortie à lui. Pourtant, je ne comprenais toujours pas. Il ne lui avait
jamais prêté attention jusque-là.
Mais les choses avaient changé.
Alors que je me dirigeais vers la porte d’entrée, je me figeai dans le
vestibule inondé de rayons de soleil. Où pouvais-je aller ? Me cacher
dans la maison dans les arbres, comme une pauvre malheureuse ?
J’étais coincée à la maison.
Remontant dans ma chambre, je me remis en pyjama et m’enfouis
sous ma couette. Pas question de pleurer. C’était faible et stupide de
verser des larmes pour ça, mais elles finirent par couler quand même et
ma poitrine se serra douloureusement. Je me roulai en boule, ma
bague dans mon poing, et attendis le sommeil.
*
Plusieurs heures plus tard, je fus réveillée par un coup frappé à ma
porte. Lorsque j’ouvris les yeux, je constatai que le soleil était en train
de se coucher derrière la fenêtre de ma chambre. J’avais dormi toute la
journée. On frappa de nouveau et je tirai la couette sur ma tête.
La porte s’entrouvrit.
— Layla-puce ?
Je me renfonçai sous les draps, espérant qu’il finirait par s’en aller.
Mais quelques secondes plus tard, mon matelas se creusa sous le
poids de Zayne, qui tâtonna sur la couette jusqu’à ce qu’il trouve ma
tête.
— Où te caches-tu ?
Il tapota le lit deux ou trois fois.
— On dirait qu’il n’y a personne.
Je le détestais de plaisanter.
Un silence, puis il dit :
— Tu es furieuse contre moi.
Je fermai très fort les yeux, jusqu’à voir une lumière blanche.
— Tu m’as oubliée.
Un autre silence.
— Je ne l’ai pas fait exprès, Layla. Après tout ce qui s’est passé hier
soir avec cet humain possédé, nous sommes tous restés très tard
dehors. C’est juste… arrivé.
J’eus l’étrange impression qu’un gouffre s’ouvrait dans ma poitrine.
— Depuis toutes ces années qu’on se connaît, c’est la première fois
que tu m’oublies.
Une boule se forma dans ma gorge.
— Je t’ai attendu, tu sais ? Ensuite, comme une idiote, j’ai cru que
quelque chose t’était arrivé. Et je me suis ridiculisée devant tout le
clan.
— J’ai entendu dire que Nicolaï avait proposé de t’emmener.
Il retournait le couteau dans la plaie.
— Laisse-moi tranquille.
Zayne empoigna le bord de la couette, tirant pour me faire lâcher
prise. Je résistai, mais il me l’arracha des mains. J’abandonnai la lutte
et roulai sur le dos.
— Tu es nul.
— Je suis désolé.
Il semblait éreinté. Des cernes assombrissaient ses yeux, ses
cheveux étaient en bataille, plus bouclés qu’habituellement, et son tee-
shirt était froissé.
— Layla, je suis vraiment désolé. J’avais la ferme intention de
rentrer à temps. Et je voulais te voir – j’étais inquiet pour toi. Je me
suis juste laissé déborder.
— Tu as une sale tête. Je parie que tu es resté debout plus
longtemps que d’habitude, hein ?
Zayne plissa les yeux.
— Pas plus longtemps que si j’avais été avec toi.
Mais il n’était pas avec moi.
— Pourquoi est-ce que tu as dit à Danika de me surveiller ?
Il cligna des yeux.
— Alors c’est ça. Tu m’en veux parce que je lui ai demandé de
t’aider si tu avais besoin de quelque chose ?
— Je t’en veux parce que tu m’as posé un lapin ce matin, et oui,
aussi parce que tu lui as parlé de mon problème.
— Layla, tout le monde ici est au courant. Ce n’est pas un secret.
Je m’assis dans le lit, repoussant mes cheveux emmêlés.
— Mais tout le monde ne sait pas combien je lutte ! Tu le sais très
bien. Pourtant, tu as jugé bon d’en parler à Danika.
La perplexité traversa ses traits.
— Je ne comprends pas ce qui te gêne. Ce n’est pas comme si on
avait dit du mal de toi.
— Tu ne vois pas ce qui me gêne ?
Je sautai du lit, sans m’occuper de la couette qui tomba sur le sol. Il
fallait que ça sorte. Toute ma colère, ma frustration et ma confusion
remontèrent à la surface. Et il y avait aussi la morsure du chagrin,
parce que j’avais l’impression que j’étais en train de le perdre.
— Est-ce que tu te rends compte à quel point c’est embarrassant,
voire humiliant pour moi que les gens pensent que je suis un monstre ?
Bon Dieu. Jasmine croit déjà que je vais dévorer l’âme de ses enfants,
et maintenant c’est Danika qui me suit partout au milieu de la nuit.
Enfin, quand ce n’est pas toi qu’elle suit partout.
— Jasmine ne pense pas ça, Layla.
Il se tourna vers moi, enfouissant une main dans ses cheveux.
— Tu es tellement tendue, ces derniers temps. Je me suis dit que ce
serait une bonne idée au cas où…
Je tressaillis.
— Au cas où quoi, Zayne ?
— Layla, je ne sous-entendais rien.
Il se mit debout, levant les mains avec impuissance.
Pour je ne sais quelle raison, mon regard tomba sur une vieille
maison de poupée au fond de ma chambre. Après toutes ces années, je
n’avais pas eu le cœur de la remiser au grenier. Ces jours heureux où
j’obligeais Zayne à jouer avec moi à la poupée étaient bien loin.
Pourquoi m’y accrocher – m’accrocher à lui – alors que tout ça ne
rimait à rien ?
— Tu sais, je ne suis même pas sûr que ce soit à cause de ce matin
ou parce que j’ai demandé à Danika de t’aider, dit Zayne d’une voix
agacée.
Je fronçai les sourcils et me tournai vers lui.
— Et pour quelle autre raison est-ce que je t’en voudrais ?
— Tu es furieuse parce que Danika est ici. C’est toujours la même
chose quand elle vient nous rendre visite, mais cette fois, ça saute
carrément aux yeux.
J’en restai bouche bée, et le gouffre affreux dans ma poitrine
s’agrandit.
— Tu crois vraiment que c’est pour ça ? C’est ridicule. Tu m’as
donné quatre raisons de t’en vouloir, Zayne.
— Quatre ? Mais de quoi est-ce que tu parles, à la fin ?
Je levai une main pour compter sur mes doigts.
— Tu m’as fait un sale coup à propos de mes soirées marquage, et
tu peux être content, parce qu’après ce qui s’est passé hier soir, je ne
marquerai plus. Ensuite, tu as dit à Danika de me surveiller juste au cas
où je me transformerais en démon déchaîné.
J’avais conscience de paraître cinglée, mais la machine était lancée.
— Puis tu n’as pas pris de mes nouvelles hier soir et enfin tu m’as
oubliée ce matin pour passer du temps avec quelqu’un d’autre !
Il traversa la pièce, s’arrêtant devant moi.
— J’ai suggéré que tu arrêtes tes soirées marquage parce que c’est
dangereux pour toi, et on en a eu la preuve, n’est-ce pas ? J’ai dit à
Danika de te surveiller parce que je m’inquiète pour toi. Étrange
concept, hein ?
Ses yeux pâles lançaient des éclairs quand il les plongea dans les
miens.
— Je ne suis pas monté te voir hier soir parce que je pensais que tu
avais besoin de repos et que je suis parti tout de suite en chasse. Et
pour ce matin, je suis désolé. Je ne suis pas en train de te remplacer,
Layla. C’était seulement un contretemps.
— Mais si, tu es en train de me remplacer !
Quand je m’entendis prononcer ces mots, je plaquai mes mains sur
ma bouche et reculai. Le pire, c’était les larmes qui me brûlaient les
yeux.
Ses traits s’adoucirent instantanément. Il tendit une main vers moi,
mais je fis un pas en arrière. Une expression douloureuse traversa son
visage.
— Ce n’est pas vrai.
Je laissai retomber mes mains le long de mon corps.
— Mais tu passes tout ton temps avec elle. Je t’ai à peine vu depuis
qu’elle est là. Elle est tout ce que je ne…
Je m’interrompis, me mordant l’intérieur des joues jusqu’au sang.
Idiote, pauvre idiote.
— Il n’y en a que pour quelques jours. Elle partira dans une
semaine ou deux. S’il te plaît, Layla, ne fais pas ça.
Nos regards se croisèrent, et je savais qu’il attendait que je lui dise
que tout allait bien. Que je m’étais calmée et que je n’en voulais pas à
Danika. Mais je ne dis rien, parce que ça n’allait pas du tout. La
jalousie et l’amertume me nouaient les tripes. C’était davantage qu’une
amourette à sens unique. Il était mon ami – le seul qui me connaissait
vraiment – et j’étais en train de le perdre.
Secouant la tête, Zayne haussa les épaules avant de se diriger vers
la porte, où il s’arrêta pour me jeter un regard par-dessus son épaule.
— Je suis désolé.
— Tes excuses ne changent rien à ce que je ressens, répondis-je,
parce que j’avais envie d’être méchante.
Un muscle palpita sur sa mâchoire et plusieurs secondes
s’écoulèrent avant qu’il parle de nouveau.
— Tu sais, tu te plains que tout le monde te traite comme une
gamine, mais c’est plutôt difficile de te considérer comme une adulte
quand tu te comportes comme ça.
Aïe. Une gifle ne m’aurait pas fait plus mal.
Pendant quelques instants, il eut l’air de regretter ce qu’il venait de
dire, puis il retrouva un visage impassible. Il ouvrit la porte.
— À propos, Père a eu une conversation avec les Alphas hier soir.
J’eus l’impression que mon cœur s’arrêtait.
— Les Alphas ?
— Ils seront là demain.
En un instant, j’oubliai tout le reste – tout ce qui concernait Lilith et
la blessure que les paroles de Zayne avaient provoquée.
— Tu les verras aussi ?
— Non. Ils veulent seulement parler avec mon père.
J’acquiesçai lentement.
— Donc, il vaut mieux que je ne sois pas là ?
— Oui. Ça vaut mieux.
CHAPITRE 11
*
Assise sur la terrasse de la cabane, je baissai les yeux sur l’écran de
mon téléphone et lâchai un juron qui aurait écorché les oreilles des
Alphas. La nuit était tombée et une constellation d’étoiles minuscules
trouait le ciel.
Zayne n’avait pas répondu à mes deux appels précédents, une
demi-heure plus tôt. Je regardai ma main et fronçai les sourcils en
voyant la peau rose vif de mes doigts. Il n’y avait que moi pour être
assez stupide pour essayer de toucher la lumière céleste.
Portant une main à mon cou, je tirai sur la chaîne de façon à ce que
l’étrange pierre flotte juste au-dessus de mes doigts. Caressant le bijou
du pouce, je ne pus réprimer un frisson de répulsion. J’avais envie
d’arracher la bague et de la jeter dans les fourrés. Je faillis le faire,
mais quand mes doigts se refermèrent sur le métal… j’en fus incapable.
Même si ma mère était la Lilith, et qu’elle n’avait pas voulu de moi, je
ne pouvais me séparer de l’unique objet venant d’elle que je possédais.
Je repoussai mon sac à dos et me faufilai par l’ouverture pour
descendre les marches en bois clouées au tronc de l’arbre. Après un
appel à Stacey qui sonna dans le vide, je reçus un texto m’annonçant
qu’elle était au cinéma. Envieuse, je donnai un coup de pied dans une
racine et composai de nouveau le numéro de Zayne.
La sonnerie retentit plusieurs fois. Zayne était toujours aux abonnés
absents. Je raccrochai quand j’entendis sa boîte vocale. Mon cœur se
mit à battre plus vite, comme chaque fois qu’il ne me répondait pas.
C’était peut-être du harcèlement, mais même s’il m’en voulait encore, il
savait forcément que j’étais coincée dans cette maudite cabane jusqu’à
ce que quelqu’un pense à me rappeler.
Je laissai passer cinq minutes, puis je recommençai, et je me
détestais. Parce que, sérieux, j’étais en train de passer dans le camp de
ces filles désespérées qui se ridiculisent pour des garçons – des garçons
qui ne voulaient pas d’elles ou qui ne pouvaient pas être avec elles.
Mon estomac faisait le grand huit, comme la nuit dernière juste avant
que je balance tous ces trucs vraiment stupides.
Après la deuxième sonnerie, l’appel bascula sur sa boîte vocale.
Qu’est-ce que… ?
Mon estomac se figea – et moi aussi.
J’eus l’impression que le silence se faisait autour de moi quand
j’entendis le message de son répondeur. Comme dans un brouillard, je
mis fin à l’appel et laissai lentement retomber mon bras. Il avait refusé
mon appel. Il avait osé me renvoyer sur sa boîte vocale.
Je ne sais pas combien de temps je restai plantée là. Et j’y serais
sans doute encore si je n’avais pas entendu une brindille se briser
derrière moi.
Me retournant brusquement, je sentis mon cœur sombrer. Petr se
tenait devant moi, les mains enfoncées dans les poches de son jean. La
température s’était rafraîchie, mais il ne portait qu’un mince tee-shirt,
dont je ne distinguais pas le motif dans l’obscurité maintenant plus
épaisse.
Petr éclata de rire – plutôt un ricanement.
— C’est vraiment trop facile.
— Quoi donc ?
Je reculai d’un pas, sans le quitter des yeux. Un sourire cruel étira
ses lèvres.
— C’est ici que tu te caches ? Dans une cabane dans les arbres ? Tu
n’as vraiment aucune fierté.
Le malaise que j’éprouvais céda le pas à l’agacement.
— Qu’est-ce que tu fais là ?
Petr regarda ostensiblement autour de lui.
— À ton avis ? Je viens voir à quoi ressemble ta minable existence
une dernière fois.
Une boule de glace m’étreignit la poitrine.
— On t’a dit de me laisser tranquille.
— Ah oui ? C’est ça qui est bizarre. On m’a dit des tas de choses
différentes.
Il avança lentement sur moi, tête baissée, comme le prédateur qu’il
était.
— Qu’est-ce que ça fait d’être mise au rebut comme un chien
galeux dont personne ne veut ? Même Zayne a l’air de s’être lassé de
toi.
Ses paroles me blessèrent, parce que quelque part c’était la vérité,
sauf que je me sentais davantage comme une mule dont personne ne
veut que comme un chien galeux. Mais je me refusais à le lui montrer.
— Et qu’est-ce que ça fait d’être un pauvre type ?
Les yeux de Petr n’étaient plus que deux fentes tandis qu’il
continuait de tourner autour de moi.
— Tu sais ce qui est le plus drôle dans tout ça ?
— Non. Mais je suppose que tu vas me le dire ?
Il m’adressa un petit sourire moqueur.
— Tu ne sais même pas pourquoi les Alphas sont venus. Tu ne
connais même pas la vraie raison pour laquelle les démons en ont
après toi.
Mes doigts se refermèrent sur mon téléphone et mon cœur
s’emballa.
— Et tu vas me le dire ?
Il bondit si vite en avant que je ne le vis même pas se déplacer.
Enroulant un long doigt autour de mon collier, il tira suffisamment fort
pour que la chaîne morde ma peau. Ses yeux descendirent sur la
bague.
— Tu ne sais même pas ce que c’est.
Je lui arrachai le collier et reculai d’un pas. Était-il au courant pour
Lilith ? Peu importe. Que les Alphas aillent se faire foutre ! Je le
contournai, mais il m’attrapa par le bras.
— Où comptes-tu aller comme ça ?
Je baissai les yeux sur sa main, m’efforçant de repousser la panique
qui s’était emparée de moi. Montrer sa peur n’était jamais une bonne
idée.
— Lâche-moi.
Les lèvres de Petr se retroussèrent et des signaux d’alarme se
mirent à clignoter. J’étais trop loin de la maison pour qu’on m’entende
crier, et je savais que tous ceux qui auraient pu me venir en aide
étaient occupés ailleurs.
Je carrai les épaules.
— Tu te souviens de ce qui est arrivé la dernière fois ?
Malgré lui, sa main se porta sur la légère cicatrice qui ornait sa
mâchoire. Un cadeau de Zayne.
— Je vais faire bien pire que te casser la mâchoire si tu ne me
lâches pas.
Le rire glacial de Petr me cueillit comme un direct à l’estomac, et
un terrible sentiment d’impuissance menaça de me submerger.
— On aurait dû faire ça depuis longtemps, mais je suis content que
ça n’ait pas été le cas. Je vais prendre mon pied à régler le problème
moi-même.
Dans un éclair de compréhension, je pris conscience que Petr n’était
pas seulement venu m’insulter. Il était là pour me tuer. Cette réalité en
tête, je pris une profonde inspiration, mais la panique m’empêchait de
respirer.
— Tu ne vas pas t’en tirer comme ça.
— Oh, je crois que tout ira bien pour moi.
Mon instinct prit le dessus. Je bondis sur le côté, le surprenant, et
sa prise se relâcha. Je me rappelai soudain que je tenais mon téléphone
et tapai sur l’écran à l’aveuglette, priant pour appeler quelqu’un –
n’importe qui. Avant qu’il puisse se ressaisir, je lui balançai un coup de
genou dans l’estomac.
Je me libérai, pivotai sur moi-même et détalai mais il m’attrapa par
les cheveux et me tira la tête en arrière. Petr saisit mon téléphone et
me tordit le poignet jusqu’à ce que je lâche prise, puis le jeta dans les
buissons.
Une vague de terreur m’envahit, ainsi qu’une bouffée de rage pure.
Je me jetai sur lui, plantant mes ongles dans sa joue. Hurlant de
douleur, il me lâcha et je lui crochetai la jambe.
Il se dégagea et m’envoya un coup de poing qui m’étala sur le sol.
Sonnée, je rampai loin de lui, mais il m’agrippa par l’épaule et me
retourna sur le dos.
Sur notre gauche, les buissons bruissèrent soudain, détournant
l’attention de Petr. Il me lâcha et j’en profitai pour me mettre à quatre
pattes au moment où une créature – noire et luisante munie de longs
crochets – surgissait des feuillages. Bambi ? Sans même me demander
ce que le serpent faisait ici, je priai pour qu’elle avale Petr.
Bambi traversa la clairière à la vitesse de l’éclair, ses crochets
brillant dans sa gueule ouverte. Avec un grognement guttural, Petr fit
volte-face et saisit le serpent juste sous la tête. Elle se mit à siffler,
essayant de le mordre, mais avec un juron il la projeta contre un arbre.
Bambi heurta le tronc dans un bruit mat et s’effondra sur le sol. Elle ne
bougeait plus.
La terreur se répandit en moi comme un virus. Je lançai mon poing,
visant n’importe quelle partie de son corps.
— Espèce de petite salope de démone, cracha Petr, interceptant
mon bras. Un familier ? Tu as un familier ? Même Abbot me
remerciera.
Un cri s’étrangla dans ma gorge tandis que je remontais mon genou
dans son estomac. Petr grogna, puis son poing se détendit, s’écrasant
sur mon visage. Je n’entendais plus que le sifflement dans mes oreilles.
J’inspirai de l’air et du sang, me débattant furieusement sous son poids.
J’en étais réduite à lutter comme un animal sauvage.
— Arrête. Arrête ça, dit Petr, repoussant ma tête en arrière. Ce sera
bien plus facile si tu ne résistes pas.
Un instinct différent prit alors naissance en moi – pas celui d’un
Gardien, mais un instinct plus sombre, venu d’une part de moi plus
puissante que l’instinct de survie. Petr pensait qu’il me tenait à
sa merci ? Qu’il le croie. Tout ce qu’il me fallait, c’était qu’il baisse
encore la tête de quelques centimètres. Le démon en moi grogna son
approbation.
— Voilà.
Les griffures sur sa joue s’étendaient, suintant le sang.
— Cela doit être fait. Le monde se portera mieux quand tu seras
morte.
La confusion et l’odeur de son eau de toilette épicée me
suffoquaient. J’avais l’impression que ma peau allait éclater. Le démon
en moi voulait sortir.
— Tu vas demander grâce.
Il releva les yeux, son regard pâle infusé de feu.
— Ils le font tous. Ils implorent tous notre pitié juste avant qu’on
les renvoie en enfer.
Sa main descendit brutalement sur mon corps.
— Aucune fierté. C’est dans l’ordre des choses. Regarde-toi.
Des larmes de frustration et de peur coulaient sur mes joues,
mêlées à la terre et au sang, mais Petr ne se laisserait pas attendrir. Je
ne pouvais pas rester comme ça – allongée sous lui à attendre. Je me
redressai, agrippant les cheveux courts sur sa nuque pour amener son
visage vers le mien.
Petr plaqua une main sur ma bouche, me repoussant la tête en
arrière.
— Oh non, pas question.
La montée de panique s’emballa. Sa main écrasait ma lèvre fendue
et m’empêchait de respirer. Je martelai ses bras et son torse de coups
de poing. Le tissu fin de mon caraco se déchira, puis il referma ses
doigts autour de ma gorge. Je sentais chaque caillou du sol s’enfoncer
dans mon dos, et dans le chaos de mes pensées désordonnées, je me
souvins des paroles de Roth. « Les âmes les plus pures sont capables
des plus grands maux. Personne n’est parfait, peu importe qui l’on est
et quel camp on défend. »
Rien n’était plus vrai.
Le désespoir occulta ma raison. Je plantai mes ongles dans sa main,
mais l’air ne passait plus, quoi que je fasse. Mes membres me
paraissaient gourds tandis que je m’étouffais dans mes propres larmes.
Ses doigts me faisaient mal alors qu’il tentait de m’écarter les jambes,
et je les serrai de toutes mes forces. Je levai les yeux vers le ciel
nocturne et la silhouette pâle de la lune lointaine.
Un sentiment de défi me gagna soudain. Je tendis le cou pour faire
glisser ses mains, puis je le mordis aussi fort que je pouvais. Sa peau se
déchira entre mes dents et du sang chaud gicla. Petr bondit en arrière,
hurlant comme un damné. Le coup qu’il m’assena projeta ma tête en
arrière contre le sol dur. Des étoiles obscurcirent ma vision.
Ne t’évanouis pas. Ne t’évanouis pas.
J’ouvris les yeux d’un coup ; ils me brûlaient de façon inhabituelle.
Et quelque chose en moi céda. Peut-être que le démon avait fini par se
libérer. Peu importait.
Je me redressai, agrippant les côtés de son visage. Mon geste le
surprit, ce qui me laissa le temps d’arrimer ma bouche à la sienne.
J’aspirai un grand coup, sentant la première vapeur de son âme.
J’inspirai de nouveau et il devint comme fou, frappant mes bras et
ma poitrine. Je tins bon, buvant son âme petit à petit tandis qu’il
gémissait. Son goût n’était pas celui que j’attendais d’une âme pure.
Son essence était visqueuse, empesée de sang et de haine.
Petr était en train de changer de forme et ses doigts griffus
s’enfoncèrent dans mon cou, autour de ma chaîne d’argent. Les
dernières volutes de son âme me résistèrent, mais je parvins à les
extirper et à les avaler. Il recula, et quand sa bouche se décolla de la
mienne, un sanglot haché m’échappa.
Alors qu’il arquait le dos, les bras étendus de chaque côté de son
corps, son teint devint cireux. Des veines protubérantes gonflèrent sur
sa gorge puis s’obscurcirent, comme si de l’encre avait été injectée dans
son sang. Un réseau de vaisseaux sombres se dessina sur ses joues et le
long de ses bras nus. Il fut parcouru d’un frisson, puis se dressa sur la
pointe des pieds comme s’il n’était plus qu’une marionnette.
Pénétrée d’une chaleur intense et d’une sensation de vertige, je
tentai de me relever, mais mes jambes ne m’obéissaient pas en dépit de
mon instinct de survie qui reprenait le dessus. Sauve-toi. Sauve-toi. Ce
qui arrivait à Petr, quoi que ce soit, n’était pas normal, mais son âme…
Ah… Goûter à une âme, c’était comme s’administrer une dose de la
drogue la plus pure. Son feu bouillonnait dans mes veines, effaçant la
douleur et la peur. J’avais déjà goûté à une âme avant ce jour, mais je
n’en avais jamais absorbé une entièrement.
Les humains s’étiolaient en quelques minutes après qu’on avait pris
leur âme pour devenir des spectres. Apparemment, c’était tout autre
chose pour les Gardiens.
Obligeant mes muscles à bouger, je me redressai en position assise.
Grisée, je luttai pour rassembler mes esprits malgré la torpeur qui
gagnait mon corps. Mes muscles se détendaient et le ciel tournoyait au-
dessus de moi, mais Petr…
Son corps se tordit et il rejeta la tête en arrière, la bouche grande
ouverte dans un hurlement silencieux. Des crocs apparurent entre ses
lèvres gris pâle. Ses vêtements se distendirent et se déchirèrent. Petr se
transformait. Peut-être que je n’avais pas pris son âme. Peut-être que
j’hallucinais.
Dans un jaillissement d’os perçant sa peau, les ailes de Petr se
déployèrent, à presque deux mètres de chaque côté de son corps. Il fut
agité d’un soubresaut dans les dernières phases de la transformation,
puis se figea pendant quelques instants, et il baissa soudain la tête.
Les yeux de Petr étaient rouges comme le sang.
Et ça… ce n’était pas bon du tout.
Mes paumes glissèrent sur le sol et je me retrouvai sur le dos. Un
petit rire s’échappa de mes lèvres molles. Le cœur battant, je tentai de
me relever. Au fond de moi, j’étais consciente que j’aurais dû avoir
peur, mais plus rien ne pouvait m’atteindre. J’aurais pu embrasser le
ciel si je l’avais voulu.
Le sol trembla alors que Petr avançait dans un grognement sourd. Il
étendit un bras musclé, prolongé de griffes mortelles. Les lèvres
retroussées en un rictus, il s’accroupit devant moi.
Une forme plus imposante et plus rapide se détacha des ombres,
fondant sur nous. Dans mon esprit embrumé, je songeai que c’était
peut-être un autre Gardien venu aider Petr à finir ce qu’il avait
commencé.
Petr se redressa, pivotant vers la silhouette qui arrivait sur nous,
mais c’était trop tard.
La masse sombre prit forme en un instant. Les traits du visage
m’étaient familiers, mais plus acérés, comme si la peau s’était étirée sur
les os. Des pupilles verticales fendaient des iris couleur d’ambre.
Petr se ramassa sur lui-même en poussant un cri guttural. Un
liquide chaud gicla, éclaboussant mon jean et mon ventre, et l’air
s’emplit d’une odeur métallique.
— Voilà ce qui arrive aux enfoirés, dit Roth avant de tirer
violemment son bras en arrière.
Une longue structure épineuse pendait au bout de sa main – une
colonne vertébrale.
— Et ça, c’est pour avoir lancé Bambi.
CHAPITRE 12
Trop ahurie pour articuler quoi que ce soit, je regardai Roth lâcher
la colonne vertébrale sur le sol. Avec un rictus de dégoût, il enjamba le
corps de Petr et s’accroupit à côté de moi.
— Est-ce que ça va ? me demanda-t-il.
Comme je ne répondais pas, il avança vers moi une main
ensanglantée, sur laquelle il baissa les yeux. Il marmonna quelque
chose entre ses dents avant de la retirer et de l’essuyer sur son jean.
— Layla ?
Les traits de son visage n’étaient plus aussi anguleux, mais ses yeux
avaient conservé leur lueur d’ambre. L’euphorie que j’avais éprouvée
avait atteint son pic et commençait à se dissiper progressivement,
comme emportée par une brise paresseuse. Des élancements de
douleur revenaient partout dans mon corps. J’ouvris la bouche pour lui
répondre, mais seul un filet d’air en sortit. Mon regard dériva vers le
corps.
— Ne regarde pas, dit Roth, une main sur ma jambe.
Je sursautai, reculant loin de lui, et ma respiration s’accéléra.
— D’accord, dit Roth, et il se tourna vers Bambi, qui reprenait
conscience.
Reportant son attention sur moi, il siffla doucement et le serpent se
dressa pour s’avancer vers lui, puis se désintégra en une nuée sombre,
qui remonta le long de son bras et se fondit à sa peau, la queue du
tatouage enroulée autour de son coude. Roth ne me quittait pas des
yeux.
— Layla, dis quelque chose.
Je clignai lentement les paupières.
— Merci…
La mâchoire de Roth se crispa tandis que son regard demeurait
plongé dans le mien quelques instants supplémentaires, puis il se
tourna vers le corps.
— Il faut que je m’occupe de ça, et puis je… je m’occuperai de toi.
Roth ramassa le cadavre et les autres morceaux, puis disparut dans
l’épais sous-bois de la forêt. Roulant sur le flanc, je parvins à m’asseoir,
adossée contre un arbre. Des pensées chaotiques défilaient dans ma
tête.
J’avais pris une âme – une âme pure.
Mon ventre se noua.
La chaleur qui m’avait enveloppée disparut et je me mis à trembler
sans pouvoir me contrôler.
J’avais pris une âme.
Roth se matérialisa devant moi, surgi de nulle part, le devant de
son jean mouillé et les mains propres. Il avait dû se nettoyer dans le
ruisseau voisin.
En silence, il s’approcha de moi sans gestes brusques, comme s’il
craignait de m’effrayer, puis il glissa un bras sous mes genoux et me
souleva. J’aurais dû lui demander où il m’emmenait, mais je voulais
seulement partir d’ici, aussi loin que possible.
Son corps se modifia contre le mien, acquérant une dureté
semblable à celle des Gardiens quand ils se transformaient. Une onde
de chaleur irradia de sa peau et je reconnus le bruit familier d’un
déchirement. Deux ailes aussi noires que la nuit se déployèrent de
chaque côté de son corps, gracieusement arquées. Leurs extrémités
étaient prolongées de deux cornes incurvées et pointues. Elles
possédaient une envergure de pratiquement trois mètres, les plus
grandes que j’aie jamais vues.
Je me tassai légèrement sur moi-même, retenant mon souffle. Sa
peau avait l’apparence de l’onyx poli, davantage un exosquelette qu’un
épiderme. Contrairement aux Gardiens, aucune corne ne perçait son
crâne noir et lisse. Une terreur glaciale me transperça le cœur. Voir
Roth sous sa forme véritable était un rappel très concret de ce qu’il
était vraiment – un démon.
Mais j’étais moi-même à demi-démone et Petr… tout Gardien qu’il
était, avait voulu me tuer. Rien ne me paraîtrait plus noir ou blanc
désormais.
Je levai les yeux sur le visage de Roth. Deux yeux dorés croisèrent
les miens et c’était comme s’il lisait dans mes pensées.
— Amusant à quel point démons et Gardiens se ressemblent, n’est-
ce pas ?
Je ne répondis rien, mais un coin de sa bouche se releva dans ce
petit sourire qui n’appartenait qu’à lui.
— Ferme les yeux, Layla. Ça ira vite.
Sans me laisser l’occasion de protester, il cala ma tête dans le creux
de son épaule et s’accroupit. Un puissant tremblement secoua tout son
corps quelques secondes avant qu’il prenne son envol.
Le cœur battant, je fermai les yeux et me blottis contre lui. Cela
requérait une sacrée confiance de ma part. Si Roth décidait de me
lâcher, je n’avais pas d’ailes à déployer pour ne pas m’écraser sur le sol.
Et même si je doutais que cela fasse partie de ses plans, mon anxiété
atteignit de nouveaux sommets et mon cœur s’emballa encore.
Roth me serra plus fort contre lui et murmura quelque chose que le
vent emporta. Le vol jusqu’à notre destination se déroula pour moi
comme dans un brouillard, mais acheva bel et bien de dissiper mon
euphorie. Quand nous touchâmes le sol, tout mon corps n’était plus
qu’une masse percluse de douleurs lancinantes. Je tremblais tellement
que je ne m’étais même pas aperçue qu’il avait repris forme humaine
avant qu’il penche son visage sur moi.
— Tu tiens le coup ?
Les pupilles de ses yeux de miel étaient toujours verticales.
J’acquiesçai, ou du moins je le crus. Derrière son épaule, je distinguai
des immeubles d’habitation aux fenêtres éclairées qui ressemblaient à
un échiquier.
— Où… sommes-nous ?
Articuler ces mots me tira une grimace de douleur.
— Chez moi.
Chez lui ? Roth ne développa pas davantage et se mit en marche. Il
me fallut quelques secondes pour me rendre compte que nous étions
dans une ruelle étroite à l’arrière d’un grand bâtiment. La porte devant
nous s’ouvrit et la silhouette d’un homme se découpa dans l’obscurité.
Il semblait avoir dans les vingt-cinq ans. Ses cheveux d’un blond
presque blanc étaient tirés en queue-de-cheval, mais ses sourcils
agréablement arrondis étaient noirs. À l’instar de ceux de Roth, ses
yeux avaient la couleur du miel. C’était un démon, à n’en pas douter,
mais il nous tenait la porte ouverte.
— Pour une surprise…
— Boucle-la, Caïman.
Caïman emboîta le pas de Roth. Nous étions dans une cage
d’escalier et nous montions.
— Dois-je m’inquiéter ? Parce que si c’est celle que je crois et que
c’est toi qui l’as mise dans cet état, il faut vraiment que je le sache
avant qu’une flotte de Gardiens réduise mon immeuble en miettes.
J’étais vraiment si mal en point ? Et comment ce type savait qui
j’étais ?
— Ce n’est pas lui qui a fait ça.
— Je suis heureux de l’apprendre, mais…
Roth passa un palier.
— Les Gardiens sont le cadet de nos soucis en ce moment.
L’autre démon haussa un sourcil.
— Ça, c’est ton opinion… et tu as tort. Les Gardiens…
— Je ne t’ai pas déjà dit de la boucler ?
Caïman sourit de toutes ses dents en passant devant nous pour
ouvrir la porte du quinzième étage.
— Et depuis quand je t’écoute ?
— Pas faux, grogna Roth.
Caïman s’effaça, une main sur la poignée.
— Vous avez besoin de quelque chose ?
— Pas pour l’instant, répondit Roth, qui s’immobilisa et se tourna
vers l’autre démon. Je descendrai te voir plus tard. Ne t’inquiète pas. Je
te raconterai tout.
Un zeste d’humour fit étinceler les yeux de Caïman.
— Super. Je suis toujours preneur d’une bonne histoire.
Et il disparut du couloir, comme s’il s’était dématérialisé.
— Je… je peux… marcher.
— Je ne préfère pas pour le moment, et de toute façon, on est
arrivés.
Nous nous arrêtâmes devant une porte peinte en noir. Elle s’ouvrit
sans intervention de sa part et un plafonnier déversa une lumière
brillante dès que nous en franchîmes le seuil. Je clignai les yeux le
temps de m’adapter à l’éclairage.
Son chez-lui ailleurs qu’en enfer était plutôt sympa. Un loft
immense digne d’un roi, pour être exacte. Les murs peints en blanc
étaient nus à l’exception de quelques tableaux abstraits plutôt
macabres. Un grand lit trônait au milieu, recouvert de draps rouges et
noirs. Un écran de télé accroché au mur, au pied duquel s’entassaient
des piles de livres et de DVD. Un piano au fond de la pièce, à côté
d’une porte fermée.
En d’autres circonstances, j’aurais foncé tout droit sur les livres et
les DVD, mais quand il me déposa doucement sur le lit, je ne bougeai
pas, engourdie et la tête vide.
— Pourquoi a-t-il fait ça ?
La voix de Roth était étrangement calme.
— Est-ce que… Bambi va bien ? lui demandai-je au lieu de
répondre à sa question.
Il fronça les sourcils.
— Bambi va bien.
Bizarre d’être soulagée sur le sort d’un serpent démoniaque.
— Ça fait deux fois qu’elle vient à mon secours.
Je levai les yeux sur lui.
— Et toi aussi.
— Comme je te l’ai déjà dit, on dirait que Bambi t’aime bien. Elle
garde un œil sur toi…
Quand moi, je ne peux pas semblait être la fin de la phrase qu’il
laissa en suspens. Je baissai les yeux, totalement larguée sur à peu près
tout. Tous les démons étaient-ils vraiment maléfiques ? Comment cela
était-il possible alors que l’un d’eux m’avait sauvée d’une créature
censée protéger tout le monde ?
— Réponds à ma question, Layla.
J’hésitai. Parce que… je n’étais pas sûre de pouvoir dire pourquoi
Petr avait fait ça. Je n’étais pas prête à prononcer ces mots, parce qu’ils
rendaient toute la situation douloureusement réelle. En cet instant, je
ne pensais pas en avoir la force.
Il me dévisagea un long moment, puis se dirigea vers une chaise
basse, où il prit une couverture pliée sur le dossier.
— Tiens, dit-il en la drapant autour de mes épaules avec
délicatesse. Tu as l’air d’avoir froid.
Lentement, je lâchai mes vêtements déchirés, plongeant mes doigts
dans le riche tissu incroyablement doux que je resserrai autour de moi.
Je ne savais pas ce que c’était. Peut-être du cachemire ? C’était noir, en
tout cas, ce qui correspondait bien à Roth.
Il m’observa encore pendant quelques instants, sans rien dire, puis
se tourna. Je suivis des yeux le mouvement de ses muscles tandis qu’il
attrapait le bas de son tee-shirt souillé pour le faire passer par-dessus
sa tête. Les muscles de ses bras se fléchirent quand il le jeta sur le sol.
Il avait un grand tatouage le long du flanc : quatre lignes d’une belle
écriture dans une langue que je n’avais jamais vue.
En dépit de mon esprit malmené, j’appréciai malgré moi tout ce que
je voyais. Quand il se retourna pour prendre un tee-shirt sur une pile
de vêtements bien rangés, je profitai de son côté face. Il était tout en
muscles fins et ciselés. Très gracieux. Son pantalon descendait bas sur
ses hanches et on aurait dit que quelqu’un avait pressé les doigts au-
dessus de son bassin, y laissant des empreintes. Le relief de ses
abdominaux semblait surnaturel.
Bambi était enroulée autour de son biceps, et un étrange tatouage
circulaire surmontait son pectoral droit. Un autre tatouage s’étalait sur
son ventre. Un dragon, la tête renversée en arrière et la gueule ouverte,
aux ailes repliées contre un dos écailleux, et dont la queue disparaissait
sous la ceinture de son pantalon.
J’aurais dû détourner les yeux, mais mon regard restait fixé sur
l’emplacement où la queue devait se trouver.
Roth enfila un tee-shirt propre et je poussai un soupir. Il se dirigea
ensuite vers une petite cuisine et ouvrit un placard, puis revint vers
moi, dévissant une bouteille.
— Tu devrais boire un peu de ça. Ça te fera du bien.
J’acceptai la bouteille, dont je bus une longue gorgée. La liqueur
me brûla les lèvres et la langue, mais me réchauffa agréablement les
entrailles. Roth disparut dans ce que je supposais être une salle de
bains. Quelques instants plus tard, j’entendis couler l’eau. Quand il
revint, il tenait une serviette à la main.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Je vais te nettoyer la figure.
Il s’accroupit devant moi, balayant mon visage des yeux.
— Ça fait mal quand tu parles ?
Ça me faisait surtout mal de me taire.
— Un peu.
Je bus une autre gorgée au goulot, poussant un petit cri quand la
liqueur coula sur ma lèvre fendue. Roth me prit la bouteille des mains,
la posant hors de ma portée, et je soupirai.
— Comment cicatrises-tu d’habitude ?
— Plus vite qu’un humain, mais pas comme les Gardiens ou… toi.
Avec un peu de chance, la plupart de mes ecchymoses auraient
disparu dans quelques jours. Mes blessures n’étaient pas le problème,
pourtant, à côté de tout le reste.
Il me tamponna la lèvre avec un coin de la serviette d’un geste
étonnamment doux.
— Je veux savoir pourquoi il a fait ça, Layla. Tu dois me le dire.
Je détournai la tête et fermai les yeux. Une douleur aiguë me
transperça la poitrine comme une blessure dans ma chair. Je savais –
bon Dieu, j’en étais sûre – qu’il n’y avait pas que Petr qui voulait ma
mort. Tout cela faisait partie d’un plan : l’arrivée des Alphas, les
hommes du clan qui avaient tous disparu comme par enchantement, y
compris Zayne qui ne répondait pas à mes appels. Je me sentais trahie
et la blessure était profonde.
Il me prit doucement par le menton pour tourner ma tête vers lui.
— Parle-moi, Layla.
Je rouvris les yeux, ravalant mes larmes.
— Il voulait… il voulait me tuer. Il a dit que le monde se porterait
mieux sans moi.
Un muscle tressaillit sur la mâchoire de Roth et ses yeux
étincelèrent d’un éclat fauve, mais ses gestes restaient si doux que
j’avais du mal à croire que c’était lui qui me tenait le menton.
— A-t-il dit pourquoi ?
— Il a dit que les Gardiens auraient dû me tuer quand ils m’ont
trouvée. Petr m’a toujours détestée, mais là…, c’était autre chose.
Je racontai à Roth les événements, m’interrompant de temps à
autre quand ma mâchoire devenait trop douloureuse.
— Je n’ai pas eu le choix.
— Le choix de quoi ? Tu ne l’as pas tué. C’est moi qui m’en suis
chargé. Et je serais heureux de recommencer.
Je secouai la tête et ça me faisait mal.
— J’ai pris son âme, Roth. Je ne sais pas ce qui s’est passé. Il ne
s’est pas consumé comme un humain. Il a changé de forme et ses yeux
étaient rouges.
Il se figea, plongeant son regard dans le mien.
— Tu as pris son âme ?
Les larmes me montèrent aux yeux.
— Layla, insista-t-il doucement. Tu as pris son âme entièrement ?
— Je crois.
Ma voix se fêla.
— Oui. C’est ce que j’ai fait.
Les yeux de Roth s’assombrirent.
— Tu as fait ce qui s’imposait. Tu ne dois pas te sentir coupable, tu
m’entends ? Il… te faisait du mal. Ce petit salopard méritait la mort.
Je ne trouvai rien à répondre et Roth appliqua la serviette sur mon
arcade sourcilière. Il nettoya toutes mes plaies sans un mot et avec
soin. Je regardai battre le muscle sur sa mâchoire et ses pupilles
reprendre progressivement leur apparence normale jusqu’à ce qu’il se
lève et revienne avec une autre serviette.
— C’est vraiment moche ? lui demandai-je quand le silence
commença à me peser.
Roth sourit, pour la première fois depuis qu’il m’avait trouvée.
— Pas autant que ça aurait pu l’être. Tu as la lèvre fendue, et tu vas
avoir un sacré bleu sur la mâchoire…
Ses doigts effleurèrent ma tempe.
— … et là aussi. Mais tu es plus résistante que tu en as l’air.
Cela aurait dû me soulager, mais ce n’était pas si simple. Je sentais
toujours les mains de Petr sur moi et je le revoyais après que j’avais pris
son âme. Roth entreprit tout doucement d’écarter les bords de la
couverture, mais je la serrai plus fort.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Je m’assure que tu vas bien.
— Non.
Je m’éloignai de lui avec l’impression que les murs se refermaient
sur moi.
— Je vais bien.
— Je ne te ferai pas de mal.
Roth posa lentement sa main sur mon épaule, et je grimaçai quand
la douleur fusa tout le long de mon bras. Son regard se durcit.
— Laisse-moi t’examiner. Je ne te ferai pas mal, d’accord ? C’est
promis.
Je le regardai fixement pendant ce qui me parut une éternité, puis
je hochai la tête et lui abandonnai la couverture. Sans attendre que je
change d’avis, il la retira de mes épaules et j’eus envie de la reprendre
quand j’entendis son exclamation étouffée. Je sentis la serviette
descendre sur mon cou et entre les parties déchirées de mon caraco.
— Il t’a griffée, expliqua Roth après un moment. Était-il sous sa
forme véritable quand il a fait ça ?
— Non.
Je rouvris les yeux.
— Il a débuté sa transformation quand j’ai commencé à prendre
son âme, mais ne l’a achevée qu’après.
Avant que Roth puisse me répondre, je sentis quelque chose de
doux et de chaud effleurer ma cheville, et je baissai les yeux, surprise.
Un minuscule chaton blanc me regardait de ses grands yeux bleus
comme le ciel.
— Un chaton ?
— Oui. C’est un chaton.
Sidérée que Roth puisse posséder un animal aussi mignon, je me
penchai, en dépit de la sensation de vertige, tendant la main vers la
petite boule de poils qui ronronnait comme un moteur miniature. Un
second chaton émergea alors de sous le lit. Entièrement noir, le poil
touffu et de la même taille que le premier, il sortit en se tortillant et
sauta sur le dos du chaton blanc. Ils roulèrent sur le sol, crachant et
donnant des coups de patte à qui mieux mieux.
— Tu en as deux ?
Roth désigna la tête du lit.
— Trois.
Un troisième petit chat, noir et blanc, pointa la tête derrière un
oreiller. Il trotta jusqu’à moi, me donnant un coup de patte prolongée
de griffes étonnamment acérées.
— Je… n’arrive pas à croire que tu aies des chatons.
J’agitai les doigts et le petit bonhomme s’étira pour les attraper.
— Comment ils s’appellent ?
Roth poussa un grognement.
— Celui-ci, c’est Furie. Le blanc s’appelle Nitro et le noir Thor.
— Quoi ? Des noms aussi terribles pour ces trois adorables
créatures, mais tu baptises Bambi un serpent géant ?
Il se pencha sur moi, déposant un baiser sur mon épaule, si rapide
que je n’étais pas certaine qu’il l’ait vraiment fait.
— Il y a de la douceur dans le mal, dit-il. Et souviens-toi que les
apparences sont trompeuses.
J’approchai ma main, faisant courir mes doigts sur la tête du
chaton.
— Si j’étais toi, je ne ferais pas…
Furie planta ses griffes et ses dents dans ma main. Je poussai un cri
et la retirai vivement, mais il y resta accroché comme un petit vampire.
Roth saisit le petit animal, qu’il détacha doucement de ma main.
— Vilain petit chaton, l’admonesta-t-il en le reposant par terre à
côté de ses frères.
Je considérai le petit chat démoniaque léchant ses griffes tachées de
mon sang, puis je regardai Roth.
— Je ne comprends pas.
— Disons seulement qu’ils ne sont pas toujours aussi mignons. Ils
peuvent devenir très féroces si on les provoque, mais même tels qu’ils
sont là, les chiens de l’enfer les redoutent.
Le petit chat blanc bondit sur le lit, s’étirant de tout son long en
bâillant. Il me dévisagea, l’air de se demander ce que je faisais là.
Roth s’empara de ma main et porta à ses lèvres mon doigt blessé,
sur lequel il déposa un baiser, me surprenant encore.
— Tout ira bien.
Je sentis une fois de plus les larmes me monter aux yeux.
— Que… Qu’est-ce que je vais faire ? J’ai pris une âme – une âme
pure.
Roth s’assit à côté de moi.
— Ça va aller.
Un rire étranglé m’échappa.
— Tu ne comprends pas. Je n’ai pas le droit… de prendre des âmes.
Quelle que soit la situation.
— Ce n’est pas ce qui doit t’inquiéter, dit-il avec fermeté. Je vais
m’occuper de ça.
J’avais envie de le croire, mais je ne voyais pas comment il pourrait
s’occuper de quoi que ce soit. On ne pouvait pas revenir en arrière.
Roth avança la main, la posant sur le côté de ma mâchoire qui
n’était pas en feu.
— Tout va s’arranger, tu verras. Tiens, tu as un petit visiteur,
ajouta-t-il après une pause.
Je baissai les yeux. Le petit chaton blanc vint se frotter contre mon
flanc, levant vers moi ses yeux bleus en amande. Je mourais d’envie de
le prendre sur mes genoux, mais je tenais à mes doigts. Le petit félin
recommença à se frotter contre moi, comme pour me mettre au défi de
le caresser.
L’émotion me noua la gorge alors que je prenais conscience que je
n’avais pas vraiment remercié Roth.
— Pourquoi es-tu venu à mon secours ? Je veux dire, je te remercie
– je ne pourrai jamais assez te remercier d’être arrivé au bon
moment –, mais…
Mais je ne comprenais pas comment un démon avait pu me sauver
d’un Gardien.
Il haussa les épaules, laissant retomber sa main.
— Je suis beaucoup de choses, Layla. Mais j’ai moi aussi mes
limites.
Le silence retomba entre nous et Roth continua de nettoyer mes
plaies. Il était doué pour ça – soigner quelqu’un. Ce n’était sûrement
pas en enfer qu’il avait appris ça.
Quand il eut terminé, il me donna un pantalon de jogging et un
tee-shirt à lui, et je me dirigeai vers sa salle de bains. Marcher me
faisait mal partout et je me sentais mal à l’aise. Dans la pièce
brillamment éclairée, j’examinai mon reflet. Mes yeux semblaient plus
grands que d’habitude, et d’un gris plus brillant qui me donnait l’air
farouche. Le côté droit de ma mâchoire virait déjà au violet profond,
assorti au bleu en train de se former sur mon front. J’avais une belle
coupure, mais je n’aurais sans doute pas besoin de points de suture. Et
ma lèvre fendue ressemblait à une injection de Botox qui aurait mal
tourné.
Je retirai mes vêtements, grimaçant de douleur mais aussi à la vue
des marques bleues et violettes qui couvraient mes épaules et ma
poitrine. Les griffures de Petr commençaient sous ma gorge, trois
longues traînées d’une dizaine de centimètres. Je me changeai
rapidement, incapable de me regarder plus longtemps.
Quand je revins, Roth se trouvait près de la fenêtre. Il se retourna,
un semblant de sourire admiratif aux lèvres.
— Je savais que tu serais canon dans mon pantalon.
Je n’aurais pas cru en être encore capable, mais j’éclatai pourtant
d’un rire timide.
— Très original.
Se détachant du mur, il indiqua la porte fermée que j’avais
remarquée plus tôt.
— Je voudrais te montrer quelque chose. Tu te sens d’attaque ?
Intriguée malgré moi, j’acquiesçai. Il ouvrit la porte et me fit signe
de le suivre dans un escalier étroit. Il s’arrêta devant une autre porte,
me lançant un coup d’œil par-dessus son épaule.
— Promets-moi de ne pas te jeter dans le vide.
J’aurais levé les yeux au ciel si cela n’avait pas été si douloureux.
— Promis juré.
Il n’avait pas l’air convaincu, mais ouvrit tout de même la porte. Un
courant d’air frais me propulsa en avant, et je passai devant lui en
claudiquant.
— Ne saute pas du toit, s’il te plaît, dit-il en m’emboîtant le pas. Je
n’ai aucune envie de ramasser ce qui restera de toi sur le trottoir.
De légers dais de toile blanche ondulaient dans la brise parfumée,
sous lesquels étaient disposées plusieurs chaises longues et petites
tables. Mais ce fut surtout le jardin floral bien entretenu qui attira mon
regard. Des pots de toutes formes et tailles bordaient le toit. La plupart
des fleurs m’étaient inconnues, mais il y avait des roses et des lys
partout.
— C’est à toi ? demandai-je.
— Tout cela m’appartient.
Je m’arrêtai devant un grand pot, faisant courir mes doigts sur les
épais pétales. Dans la nuit, j’étais incapable de dire si cette fleur était
violette ou noire, mais son odeur acidulée était agréable.
— Tu jardines ?
— Je m’ennuie facilement, répondit-il, son souffle dansant sur ma
joue. Je trouve que c’est une façon supportable d’occuper mon temps.
Je ne l’avais pas entendu approcher. Je me tournai à moitié, la tête
penchée sur le côté.
— Un démon jardinier ?
Un coin de sa bouche se releva.
— Il y a plus bizarre.
— Vraiment ?
Roth pencha la tête à son tour.
— Tu serais surprise. J’en connais de mon espèce qui s’adonnent au
conseil fiscal quand ils viennent dans le monde d’en haut, d’autres qui
sont profs de gym. Et les démons adorent jouer à la balle au prisonnier.
Un petit rire m’échappa.
— Je savais bien que mon prof de sport était bizarre.
— Et moi, je pourrais jurer que Mme Cleo est un cerbère déguisé en
humain.
Je m’éloignai, hypnotisée par les milliers de lumières éclairant les
immeubles autour de nous. Dans le lointain, je reconnus la tour du
Nancy Hanks Center. Je frissonnai en me retournant vers Roth. Il était
tout près, mais je ne l’avais pas entendu se déplacer.
— Tu devrais t’asseoir.
Sans me laisser le choix, il me guida vers l’une des chaises longues
et je me retrouvai vite étendue dans des coussins moelleux. Toute
l’euphorie s’était dissipée. L’adrénaline avait fait long feu et tout ce qui
me restait était un corps transpercé de douleurs et la tête emplie de
questions.
Roth s’assit à côté de moi, sa hanche contre ma jambe.
— Comment tu te sens ?
Vaste question.
— Tout est tellement… sens dessus dessous.
— C’est vrai.
Levant les yeux vers lui, je faillis éclater de rire une fois de plus.
Son honnêteté sans fard me désarçonnait toujours. Sous le dais blanc,
son beau visage était éclairé par le clair de lune. Nos regards se
rivèrent l’un à l’autre.
— Je ne sais plus ce que je dois faire.
Ses pupilles ne me quittaient pas.
— L’as-tu jamais su ?
Bonne question. Je détournai les yeux.
— Tu es un drôle de démon.
— Je vais prendre ça pour un compliment.
Je lui adressai un petit sourire.
— Tu ne ressembles à aucun démon que je connais.
— Ah oui ?
Il fit courir ses doigts tout le long de mon bras, puis sur ma
clavicule, s’arrêtant juste avant une griffure.
— J’ai du mal à te croire. Nous autres démons, nous sommes tous
pareils. Nous convoitons les jolies choses, nous corrompons ce qui est
pur et nous prenons ce qui nous est interdit. Tu devrais avoir un fan-
club de démons.
Ses caresses étaient apaisantes, et je me mis à bâiller.
— Tu serais un membre de mon fan-club ?
— Oh, je crois même que j’en serais le président.
Il s’allongea à côté de moi, sur le flanc.
— Ça te plairait ?
Je savais ce qu’il faisait. Il essayait de me distraire. Et cela
fonctionnait.
— Je peux être sérieuse un moment ?
Sa main effleura mon autre épaule.
— Tu peux être tout ce que tu veux.
— Tu n’es pas si mauvais… pour un démon, tu sais.
Il s’étira, en appui sur un coude.
— Je n’irais pas jusque-là. Il n’y a pas plus mauvais que moi.
— Si tu le dis, murmurai-je.
Un moment s’écoula.
— Je…
— Je sais. Tu peux me croire. J’ai la réponse à toutes tes questions.
Et il faudra qu’on parle. Ce que tu sais n’est qu’une goutte d’eau dans
un océan chaotique. Et ce que tu vas apprendre bouleversera ton
univers.
Il se tut et le cœur me manqua.
— Mais ce n’est pas le moment, poursuivit-il. Tu as besoin de
dormir. À ton réveil, je serai là.
Tandis que je le contemplais entre mes paupières lourdes, je pris
conscience de tout ce que j’ignorais. Je n’avais pas la moindre idée de
si je pourrais un jour rentrer chez moi. Si j’avais jamais eu un chez-
moi… J’ignorais l’étendue de la trahison dont j’avais été victime, et si
elle incluait des Gardiens auprès desquels j’avais grandi. Je ne savais
pas de quoi demain serait fait. Mais ce que je savais au fond de moi,
contre toute attente, c’est que j’étais en sécurité dans l’immédiat, et que
j’avais confiance en Roth – un démon.
Alors, je hochai la tête et fermai les yeux. Quand Roth commença à
fredonner l’air de Paradise City, je trouvai ça rassurant. Et juste avant
de sombrer dans le sommeil, j’aurais pu jurer sentir sa main me
caresser la joue.
CHAPITRE 13
*
La plupart des hommes du clan étaient dans la maison quand
Zayne me ramena, et j’avais beaucoup de mal à les regarder sans me
demander lesquels d’entre eux étaient déçus de me voir toujours
vivante.
Il va sans dire qu’Elijah et les hommes de son clan s’étaient
volatilisés dès que Zayne avait appelé son père pour l’informer qu’il
m’avait retrouvée et de ce qui s’était passé. Deux des hommes du clan
étaient partis à leur recherche, mais je doutais qu’Elijah soit localisé ou
qu’il lui arrive quoi que ce soit.
Attenter à la vie d’un demi-démon, même s’il n’était pas une cible
désignée, ne vaudrait certainement à un Gardien rien d’autre qu’une
tape sur les doigts.
Outre Morris, qui m’avait serrée très fort contre lui quand j’étais
descendue de la voiture de Zayne, Nicolaï fut le premier à sortir des
rangs. Avec un authentique sourire de soulagement, il m’étreignit.
— Je suis heureux que tu sois revenue, petite.
Il avait l’air sincère. Geoff aussi semblait soulagé, de même
qu’Abbot. Les autres… pas vraiment. Mais il fallait bien dire que je
n’étais pas proche d’eux. Nous étions comme des bateaux nous croisant
dans la nuit.
Zayne ne s’était pas trompé : son père voulut me questionner. Il
avait obtenu l’essentiel des informations par l’intermédiaire de son fils,
mais il voulait entendre les détails de l’intervention du démon de ma
propre bouche. Mentir à Zayne m’avait mise mal à l’aise, mais en
présence d’Abbot ma paranoïa atteignit de nouveaux sommets.
Heureusement, nous n’étions que tous les trois et ça ne ressemblait pas
complètement à un interrogatoire.
— Et tu n’avais jamais vu ce démon ? me demanda Abbot.
Assis à côté de moi sur le canapé, il caressait sa barbe et ne
semblait pas convaincu.
Je décidai de lui jeter quelques bribes de vérité en pâture. Des
choses qui ne mangeaient pas de pain.
— Le démon n’avait pas l’air normal.
Zayne fronça les sourcils.
— Que veux-tu dire ?
— Il ressemblait beaucoup aux Gardiens.
Pourvu qu’il y ait du jus d’orange au réfrigérateur.
— Un Démon Supérieur, dit Zayne en regardant son père.
— Alors, peut-être que je l’avais déjà vu, mais pas sous cette forme.
Abbot me contempla pendant un long moment.
— Tu devrais monter dans ta chambre. Je vais t’envoyer Jasmine
pour t’examiner et s’assurer que tout va bien.
Le soulagement m’envahit, même si j’étais consciente que ce n’était
qu’un répit. Mais dans l’immédiat, j’étais libre.
— Pardon pour toutes ces complications…
— Cesse de t’excuser, me coupa Zayne, les yeux étincelants de ce
même bleu profond. Rien de tout ça n’est ta faute.
Abbot me posa une main sur l’épaule, qu’il serra doucement. Il
n’était pas démonstratif, et c’était ce qui s’approchait le plus d’une
étreinte. L’émotion me noua la gorge, un mélange désagréable de
culpabilité, de colère et de trahison. Je mentais, mais Abbot aussi.
Tandis que mes yeux balayaient son beau visage marqué par les signes
de l’âge, je ne pouvais que me demander s’il avait jamais été honnête
avec moi.
Et ce qu’il avait à gagner en gardant en vie l’enfant de Lilith.
— Je regrette d’avoir autorisé Petr à séjourner ici, dit-il alors que je
me levais, son regard clair braqué sur moi. Cette maison est un
sanctuaire et il a violé cette loi.
— Et son clan également, ajouta Zayne, la voix vibrante de colère.
Comme par hasard, ils ont tous décampé dès qu’ils ont su que Layla
était vivante.
— En effet.
Abbot se leva à son tour.
— Nous allons creuser ça.
Hochant la tête, je m’apprêtai à quitter la pièce, doutant très fort
qu’Elijah serait puni s’il était avéré que lui ou les hommes de son clan
étaient venus ici dans le but de me régler mon compte. Ce dont j’étais
certaine, parce que même si Petr me détestait cordialement, il ne s’en
serait pas pris à moi sans l’assentiment de son père.
— Layla, me rappela Abbot, et je m’immobilisai à la porte. Une
dernière chose.
Mon estomac se retourna.
— Oui.
Il m’adressa un sourire crispé.
— Où as-tu pris les vêtements que tu portes ?
*
Plusieurs heures plus tard, mon estomac faisait toujours des
siennes. Entre la nausée persistante consécutive à la prise d’une âme et
le sentiment de m’être fait coincer, je ne m’éloignais guère des toilettes.
Les vêtements – merde. Comment avais-je pu oublier ? Comment
Roth n’y avait-il pas pensé ? Le pantalon de jogging trop grand pour
moi et le tee-shirt affichant le portrait d’un groupe des années 1980
criaient pourtant qu’ils ne m’appartenaient pas.
Et qu’est-ce que j’avais répondu à Abbot ? Que c’étaient des vieux
vêtements de sport que je gardais dans mon sac à dos. Quel mensonge
minable ! Il n’y avait aucune raison que j’aie des vêtements d’homme
dans mon sac, ni que je me sois changée en laissant mon sac dans la
cabane.
Je me serais giflée.
Avec un peu de chance, Abbot mettrait ça sur le compte du
traumatisme que j’avais subi, mais ça m’étonnerait. Il n’était pas
stupide. Le sourire qu’il m’avait adressé accompagné d’un regard
entendu me disaient assez qu’il n’était pas dupe. Dans ce cas, pourquoi
ne m’avait-il pas rappelée ? Rester dans l’expectative était encore pire.
Dix minutes plus tard, j’étais agenouillée devant les toilettes et
vidais mon estomac de ce que Jasmine avait réussi à me faire avaler
après m’avoir examinée.
— Seigneur, hoquetai-je tandis qu’un nouveau spasme me secouait.
Les contractions improductives de mon estomac me mirent les
larmes aux yeux. Puis l’âme remonta dans ma gorge progressivement,
refusant de lâcher prise. Mon estomac se tordit et je me pliai en deux.
Une sorte de fumée blanche finit par sortir de ma bouche. Je frissonnai
comme les dernières volutes de l’âme de Petr quittaient mon corps,
puis m’affaissai contre le mur de la salle de bains.
L’âme de Petr flottait dans l’air devant moi, laide et tordue,
tournoyant tel un nuage noir annonçant la tempête. Je voyais
clairement à travers elle les serviettes jaunes bien pliées et les petits
paniers où je rangeais mon maquillage. La seule présence de son âme
souillait les murs.
— Je suis désolée, murmurai-je d’une voix éraillée, ramenant mes
genoux contre ma poitrine.
J’avais beau détester Petr, je ne lui souhaitais pas un tel sort. Ce
qu’il était devenu après que j’avais pris son âme était une image de
cauchemar, et, privé de son âme, il n’avait aucune chance de trouver la
paix au ciel. Les humains devenaient des spectres. Je n’avais pas la
moindre idée de ce en quoi se transformaient les Gardiens qui
mouraient sans âme.
Trempée de sueur, je tirai la chasse d’eau et me relevai sur des
jambes flageolantes. Pivotant sur moi-même, j’ouvris le robinet de la
douche. Une épaisse vapeur emplit la pièce, désintégrant la masse
sombre, qui disparut comme si elle n’avait jamais existé. Je retirai mes
vêtements et pris ma seconde douche de la journée. Je baissai les yeux
sur la bague à mon annulaire droit. Une partie de moi avait toujours
envie de s’en débarrasser – de la jeter quelque part ou de la cacher.
De mes doigts mouillés, je tentai de l’enlever, sans y parvenir. Je
n’obtins pas plus de succès en la faisant tourner. Ni en la soumettant à
la pression du jet. Rien ne semblait pouvoir la déloger. Bizarre, parce
qu’elle n’était pas trop petite. Je pouvais la faire tourner, mais
impossible de la retirer.
Génial. J’avais sans doute initié le rituel incantatoire en enfilant
cette foutue bague, et il faudrait maintenant me couper le doigt.
Je restai sous le jet jusqu’à ce que ma peau se ride, mais la
sensation de souillure était toujours là. Les frissons glacés ne
tarderaient pas. Je venais d’enfiler mon pyjama quand on frappa à la
porte de ma chambre. Tirant mes cheveux mouillés de sous mon tee-
shirt, je m’assis sur mon lit.
— Entre.
Zayne pénétra dans ma chambre, précédé de son aura immaculée.
Quand son essence s’estompa, je vis les mèches blondes en désordre
sur son visage tandis qu’il refermait la porte derrière lui. Il portait un
pull bleu clair, assorti à la couleur de ses yeux. Quand il releva la tête
pour me regarder, il se figea.
— Tu as mauvaise mine.
J’éclatai d’un rire rauque.
— Merci.
— Je t’ai rapporté ton téléphone. Il fonctionne et… je l’ai nettoyé,
dit-il, posant l’appareil sur la table de nuit avant de s’asseoir à côté de
moi sur le lit.
Je reculai, mettant une certaine distance entre nous. Cela ne lui
échappa pas et ses épaules se raidirent.
— Layla, implora-t-il.
— Je suis juste épuisée après tout ce qui s’est passé.
Je m’affairai à glisser mes jambes sous la couette.
— Je crois que j’ai attrapé la grippe ou…
Zayne me saisit la main.
— Layla, tu n’as pas fait ça. Dis-moi que tu ne l’as pas fait.
Je lui retirai ma main.
— Non ! non. J’ai dû attraper mal et je suis fatiguée. La nuit et la
journée ont été longues.
Il se rapprocha, m’emprisonnant entre son corps et la tête de lit.
— Tu dois me dire si tu l’as fait, Layla. Si tu as pris une âme la nuit
dernière, même celle de Petr, il faut que je le sache.
— Non, chuchotai-je, refermant mes doigts sur la couette.
Ses yeux fouillèrent les miens, puis il baissa la tête. Un soupir
s’échappa de ses lèvres serrées.
— Tu me le dirais si tu l’avais fait, n’est-ce pas ?
Je frissonnai.
— Oui.
Zayne releva la tête et ses yeux plongèrent de nouveau dans les
miens.
— Tu as confiance en moi ? Tu sais que je ne te dénoncerais jamais
aux Alphas, je ne te ferais jamais ça. Alors, je t’en prie, ne me mens
pas. Jure-moi que tu n’es pas en train de me mentir.
— Je te le jure.
Le mensonge me laissa un goût amer et je détournai les yeux,
incapable de soutenir son regard. Je compris qu’il y avait de fortes
chances que Zayne ait tout deviné, comme la première fois.
Il soupira et contempla sa main, posée sur la couverture.
— Tu as besoin de quelque chose ?
Secouant la tête, je roulai sur le dos, secouée d’un frisson.
— Ça va aller.
Zayne ne dit plus rien pendant plusieurs minutes. Quand il reprit la
parole, je sentis son regard sur moi.
— J’ai parlé à Jasmine.
Je grimaçai et il déglutit.
— Elle dit que tu es salement amochée.
Jasmine avait étouffé un cri et murmuré quelque chose
d’inintelligible quand elle m’avait aidée à me déshabiller pour constater
l’étendue de mes blessures.
— Toutefois, elle m’a dit que les griffures ne devraient pas laisser
de cicatrices, poursuivit-il d’une voix chargée de colère. Je suis bien
content que Petr soit mort. Je regrette seulement de ne pas l’avoir tué
moi-même.
Je le regardai fixement.
— Tu ne penses pas ce que tu dis.
— Bien sûr que si.
Ses yeux flambaient d’un éclat bleu sombre.
— La seule chose que je regrette encore plus, c’est que tu aies dû en
passer par là.
Ne sachant quoi répondre, je me laissai retomber sur le matelas
sans rien dire alors que je voulais tout lui raconter.
Un long silence s’installa entre nous avant qu’il parle de nouveau.
— Je suis désolé pour samedi matin.
— Zayne, tu n’as pas…
— Non, laisse-moi finir. C’était vraiment nul de ma part. J’aurais dû
t’appeler… Et j’aurais dû répondre à tes appels hier soir… Et ce n’était
pas à moi de suggérer que tu arrêtes de marquer.
— Je ne marque plus de toute façon.
L’attaque de l’humain possédé avait mis un terme définitif à mon
passe-temps favori.
— Quand bien même. Je sais à quel point ça comptait pour toi.
Je roulai sur le flanc pour lui donner un coup de coude.
— Oui, mais je n’ai pas été très sympa non plus. Tu avais juste peur
que je me fasse tuer ou qu’il m’arrive quelque chose.
Zayne enfouit une main dans ses cheveux, refermant les doigts sur
sa nuque. Ses muscles roulèrent sous son pull. Puis il tendit la main
vers moi, écartant les cheveux mouillés de mon visage.
— Tu es sûre que tu n’as besoin de rien ? Du jus d’orange ou des
fruits ?
— Oui.
C’était trop tard pour ça. Je me recroquevillai, transie jusqu’aux os.
Je ne me souvenais pas exactement combien de temps mon malaise
avait duré la fois précédente. Deux jours ? Davantage ? Je fermai les
yeux, priant pour que ce soit moins long. Je voulais lui parler de l’enfer
et de Lilith, mais je ne voyais pas comment m’y prendre sans avoir
l’impression de me jeter sous un bus.
— Est-ce que… tu es obligé de t’en aller ? lui demandai-je, même si
je ne pouvais rien lui dire.
Pour la première fois depuis qu’il était entré dans ma chambre, il
me sourit.
— Pousse-toi un peu.
Je me tortillai sous la couette pour lui faire de la place. Zayne avait
ménagé un espace suffisant entre nous, mais je tirai quand même le
drap sur ma bouche. Il m’adressa son petit sourire en coin et je
repensai à ce que m’avait dit Roth. Que Zayne m’aimait beaucoup.
Pendant quelques instants, je n’eus plus l’impression d’être glacée et
brûlante à la fois.
— Que voulaient les Alphas, finalement ?
Zayne s’allongea sur le flanc, la tête en appui dans sa main.
— Apparemment, il y a une recrudescence de l’activité des Démons
Supérieurs à D.C. et dans les villes voisines.
Il se frotta l’arête du nez, faisant la moue.
— Davantage que ce que les Alphas ont constaté depuis des siècles.
Je cessai de triturer la couette entre mes doigts. Je crois même que
je cessai de respirer pendant quelques secondes.
— Ça ne doit pas t’inquiéter, me rassura-t-il très vite, se méprenant
sur ma réaction. C’est notre problème et on va s’en occuper.
— Mais… pourquoi monteraient-ils tous à la surface ?
Une nouvelle sensation de froid se répandit dans mes veines.
Zayne roula sur lui-même pour me faire face.
— Les Alphas pensent qu’ils préparent quelque chose. Peut-être une
nouvelle rébellion, mais personne n’en est sûr. Ils nous ont demandé
d’être attentifs. Comme mon père l’avait fait après l’attaque de
l’humain possédé, ils nous ont donné l’ordre de les interroger avant de
les renvoyer en enfer.
Ma gorge s’assécha. Et s’ils capturaient Roth ? Sortant ma main de
sous la couette, je me massai le front. Il était couvert de sueur. Abbot
m’avait parlé de la rébellion précédente quand j’étais petite. Elle avait
eu lieu en même temps que l’épidémie de grippe espagnole et personne
ne savait vraiment quel était le nombre de morts dus à la grippe ou aux
démons. Était-ce là ce que voulait une partie des démons ? Ramener
les Lilin sur terre et initier une nouvelle rébellion ?
— Hé, dit Zayne en se rapprochant. Ça va aller. Tu n’as pas besoin
de t’inquiéter.
— Hein ?
— Tu es tellement pâle, Layla.
Avançant une main, il remonta la couette sur mes épaules.
— Oh. Je te l’ai dit, je suis fatiguée.
Je m’allongeai sur le dos pour dénouer les nœuds dans mes jambes,
soudain saisies de crampes.
— Peut-être que tu devrais rester à la maison demain et ne pas aller
au lycée, suggéra-t-il.
Ça me paraissait une bonne idée.
— Oui, peut-être.
Il ne répondit pas tout de suite.
— Layla ?
Je tournai la tête vers lui, croisant son regard attentif. Je tentai un
sourire, qui ressemblait davantage à une grimace.
— Présente.
— Je sais qu’il y a autre chose. Ce n’est pas seulement la fatigue ou
ce que Petr a fait.
L’air quitta mes poumons. En appui sur un coude, Zayne posa une
main sur ma joue.
— Je sais que tu l’as probablement fait pour te défendre. Ou peut-
être après, à cause de ce que Petr avait fait. Et je ne peux même pas
commencer à imaginer combien c’est difficile pour toi, mais je sais que
tu es forte. Je sais aussi que tu ne veux pas vivre comme ça. Tu n’es pas
un démon, Layla. Tu es une Gardienne. Tu vaux mieux que ça.
Je sentis ma lèvre inférieure se mettre à trembler. Ne pleure pas. Ne
pleure pas. Un filet de voix éraillée sortit de ma gorge.
— Je suis tellement désolée. Je ne voulais pas le faire. Je voulais
juste qu’il arrête et…
— Chut…
Zayne ferma les yeux et un muscle palpita sur sa mâchoire.
— Je sais. Tout va bien.
Les larmes me montèrent aux yeux.
— Je ne le referai plus jamais. C’est promis. Je suis vraiment
désolée.
Zayne pressa ses lèvres sur mon front.
— Je sais.
Il se releva pour éteindre la lumière de ma lampe de chevet, puis se
rallongea.
— Repose-toi. Je vais rester avec toi jusqu’à ce qu’il soit l’heure de
m’en aller.
Je me roulai en boule contre lui, cherchant sa main. Il prit la
mienne, mêlant ses doigts aux miens.
— Pardon, murmurai-je encore une fois.
Je lui demandai pardon de m’être énervée contre lui, d’avoir pris
l’âme de Petr et, surtout, pour tous mes mensonges.
CHAPITRE 15
*
Jeudi matin, j’avais officiellement décidé que le truc le plus dingue
qui était arrivé ces dernières semaines n’était pas d’apprendre que
j’étais la fille de Lilith, que je pouvais faire revenir sur terre une horde
de créatures dévoreuses d’âmes, ou qu’une tonne de démons
maléfiques lâchés dans la nature voulaient ma mort. Non. Le plus
dingue, c’était Stacey.
Elle avait un comportement bizarre, étrangement sage. Elle ne
parlait plus de sexe ou de garçons dans les cinq premières secondes de
nos conversations. En anglais, mercredi, après sa dispute avec Sam,
elle avait ri à tout ce qu’il disait, ce qui était assez gênant. Sam
n’arrêtait pas de me lancer des regards interrogateurs, que je faisais
semblant de ne pas voir. Et j’étais presque sûre que c’était depuis
qu’elle avait appris qu’il en pinçait pour elle.
Ce qu’elle n’aurait jamais admis.
Saisissant son livre de bio, elle referma son casier d’un coup de
pied.
— Tu as encore l’air malade. Tu devrais aller chez le docteur, Layla.
Je levai les yeux au ciel.
— Ne change pas de sujet. C’est toi qui as un comportement bizarre
depuis hier après-midi.
Stacey se retourna, adossée aux casiers, et me dévisagea en
haussant les sourcils.
— Toi, c’est tous les jours que tu es bizarre. Tu disparais quand tu
dois nous retrouver. Tu traînes avec le mec le plus canon de la planète
et tu dis que vous n’étiez pas « dans ce trip ». Allô. C’est toi la plus
bizarre de nous deux.
Je fis la grimace. Elle avait raison sur toute la ligne.
— Bref.
Elle se décolla du casier, glissant son bras sous le mien.
— C’est juste que je ne veux plus que Sam pense de moi que je
suis… comme les autres filles.
— C’est pourtant ce que tu es, dis-je lentement.
Le flot ininterrompu des âmes chatoyantes appelait mon attention,
mais je me concentrai sur notre discussion.
— Et Sam t’apprécie pour ce que tu es.
— Clairement pas.
Je lui donnai un coup de hanche.
— Tu le fais exprès.
Elle ouvrit la bouche pour répondre, mais s’immobilisa alors que
nous croisions un garçon de haute stature. Je sus que c’était Roth sans
avoir besoin de lever les yeux. Cette odeur musquée et sucrée ne
pouvait appartenir à personne d’autre.
— Salut, lança Stacey, sans se laisser démonter. On te croyait mort.
Je relevai la tête, totalement déphasée quand nos yeux se
croisèrent. Il me détailla de la tête aux pieds. J’étais plutôt mal sapée
aujourd’hui, vêtue d’un jean trop grand et d’un gilet à capuche qui
avait connu des jours meilleurs. Une légère moue retroussa ses lèvres
pleines.
— Je vous ai tant manqué que ça ? plaisanta-t-il, sans me quitter
des yeux.
— Où étais-tu ?
C’était sorti tout seul et je me sentis idiote.
Roth haussa les épaules.
— J’avais des affaires à régler. Et puisqu’on en parle…
Il se tourna vers Stacey.
— J’aimerais t’emprunter ta copine si ça ne te dérange pas.
— Je dis tous les jours à ma mère que j’ai des trucs à faire, mais je
dois quand même aller en cours.
Stacey me lâcha le bras en faisant la grimace.
— Je t’envie tes parents, qui te laissent venir en cours quand tu en
as envie. Bon, tu n’as pas l’intention de te pointer en bio, j’imagine ?
— Non, répondit-il avec un clin d’œil, puis il baissa le ton. Je vais
jouer les rebelles et sécher les cours une fois de plus.
— Oh, je vois…, se pâma Stacey. Et tu veux corrompre mon amie
au cœur pur ?
Les bras le long du corps, je soupirai et le regard doré de Roth se
réchauffa.
— Sache que Corruption est mon second prénom.
— OK, mais tu ne peux m’emprunter et corrompre mon amie que si
elle est d’accord.
Ça commençait à bien faire.
— Hé, les gens, vous avez oublié que je suis là ? Je n’ai pas mon
mot à dire ?
Roth haussa un sourcil à mon intention.
— Acceptes-tu d’être empruntée et corrompue ?
J’avais le sentiment que sa seule présence y suffisait.
— Pourquoi pas.
— Génial ! pépia Stacey, qui recula derrière Roth pour me faire de
grands signes.
Elle mimait quelque chose avec sa bouche et ses mains qui aurait
beaucoup plu à Roth, c’était certain.
— Mais tu promets de me la rendre, d’accord ?
— Je ne sais pas.
Roth se rapprocha, laissant tomber son bras sur mes épaules.
— Je vais peut-être te l’emprunter pour toujours.
Je ne pus réprimer le frisson qui me traversa. Et la façon dont la
main de Roth se resserra sur mon épaule m’apprit que cela ne lui avait
pas échappé.
— On verra ça.
Stacey nous adressa un petit salut avant de filer en cours de bio. La
main de Roth quitta mon épaule pour s’emparer de la mienne.
— Tu as une sale tête.
Je n’aurais pas pu dire si mes joues s’enflammaient, car une chaleur
surnaturelle se diffusait dans tout mon corps pour un tas de mauvaises
raisons.
— Merci. Tout le monde n’arrête pas de me dire ça.
De sa main libre, il tira sur ma queue-de-cheval grossièrement
attachée.
— Est-ce que tu as au moins pris une douche ce matin ?
— Oui. Merde. Où étais-tu passé, Roth ?
— Pourquoi tu es malade ? demanda-t-il au lieu de me répondre.
On dirait que tu n’as pas dormi depuis la dernière fois que je t’ai vue.
Je ne t’ai quand même pas manqué à ce point ?
— Ça va, les chevilles ? Ça n’a rien à voir avec toi. Je suis toujours
comme ça quand…
— Quand quoi ?
Il se pencha vers moi, attendant ma réponse.
Je détournai les yeux et lui répondis à voix basse.
— Je suis toujours malade quand je goûte à une âme. Ça dure
généralement un jour ou deux, mais on dirait que c’est plus long quand
je prends une âme entièrement.
Roth me lâcha la main.
— Pourquoi ?
— C’est comme un syndrome de manque, ou un truc du genre.
Il demeura étrangement silencieux tout en me regardant d’un air
pensif.
— Quoi ?
Il cligna des yeux.
— Rien. Je n’ai vraiment pas l’intention d’aller en bio.
— J’avais bien compris.
Respirant un grand coup, je décidai de me corrompre moi-même.
— Où comptes-tu aller ?
Il m’adressa un grand sourire qui me donnait à penser qu’il allait
dire un truc pervers, mais il me surprit :
— Viens le découvrir avec moi. Ce qui m’a occupé ces derniers jours
te concerne.
— Charmant.
Roth me prit par la main, sa peau brûlante sur la mienne, sans que
je m’offusque de cette familiarité. Il me conduisit dans une cage
d’escalier voisine, et nous descendîmes une volée de marches dans
l’ancienne partie du lycée où se trouvaient quelques bureaux vides et
un gymnase décrépit qui sentait le moisi. Heureusement, la chaufferie
se trouvait de l’autre côté. Avec les débarras au sous-sol du lycée,
c’était la destination préférée de tous les fumeurs d’herbe.
Je n’étais pas surprise que Roth sache où il fallait aller quand on ne
voulait pas qu’on nous trouve.
Il s’arrêta sur le dernier palier. Un ruban de sécurité orange déchiré
pendouillait à la double porte du gymnase, se détachant sur le métal
gris. L’une des fenêtres était tellement couverte de crasse qu’on aurait
dit du verre teinté. Les murs et la cage d’escalier n’étaient pas en
meilleur état. Sur de larges sections, la peinture s’était écaillée,
exposant le béton.
Roth s’immobilisa et me prit les deux mains.
— Tu m’as manqué.
Mon cœur fit un étrange soubresaut. Stupide organe. J’avais besoin
de me concentrer. Les longues heures que j’avais passées dans mon lit
ces derniers jours m’avaient laissé tout le temps de réfléchir à ses
révélations.
— Roth, il faut qu’on parle de ce que tu m’as dit.
— C’est ce qu’on fait.
Il inclina la tête, frottant sa joue contre la mienne.
— Ça ne s’appelle pas parler.
Même si ce n’était pas pour me déplaire.
— Et j’ai vraiment des questions à te poser.
— Je t’écoute. Je sais faire plusieurs choses à la fois.
Il m’attira vers lui, passant un bras autour de ma taille. Penchant la
tête dans le creux de mon cou, il respira mon odeur.
— Pas toi ?
Je frissonnai contre lui et mes doigts se refermèrent sur le devant
de son tee-shirt. Je n’étais pas certaine d’en être capable, mais je
pouvais toujours essayer.
— Où étais-tu ?
— Et toi ?
Ses mains descendirent sur mes hanches, qu’il empoigna
délicieusement.
— Tu n’es pas venue en cours mardi.
— Comment tu le sais ?
— Je sais beaucoup de choses.
Je soupirai.
— Je suis restée chez moi. Je ne me sentais pas bien, et avec mes
ecchymoses… je me suis dit qu’il valait mieux manquer l’école un jour
de plus.
— Tu as bien fait.
Une légère moue retroussa ses lèvres tandis qu’il effleurait mon
arcade sourcilière du bout d’un doigt.
— Ça ne se voit presque plus.
Ses yeux descendirent sur ma bouche et je sentis mes lèvres
s’entrouvrir.
— Quant à ta lèvre…
— Quoi ?
La moue se transforma lentement en un sourire séducteur.
— Elle a l’air toute prête à se faire mordiller.
J’inspirai laborieusement, m’efforçant de calmer les battements de
mon cœur.
— Roth, arrête.
— Quoi ?
Il me regarda d’un air innocent.
— Je suis juste en train de dire tout ce que je pourrais faire à…
— OK. Mais revenons à ma question.
— Hmm…
Les mains de Roth remontèrent sur ma taille, et une vague de
chaleur m’envahit à travers mon gilet là où ses doigts s’enfonçaient
dans ma peau.
— Comment ça s’est passé, à ton retour ?
Distraite une fois de plus, je répondis à sa question.
— Pas trop mal, mais je n’ai pas pensé à remettre mes vêtements
quand je suis partie de chez toi.
Il haussa des sourcils surpris. Je lui rappelai les vêtements qu’il
m’avait prêtés et lui expliquai qu’Abbot m’avait interrogée à leur sujet.
— Je ne crois pas qu’il ait cru ce que je lui ai raconté, mais il n’a
pas insisté.
Roth ne paraissait pas inquiet.
— Je suis sûr qu’il connaît la vérité – toute la vérité. Mais il ne peut
rien dire sans trahir les mensonges qu’il t’a lui-même servis.
Ses mains remontèrent encore un peu, s’arrêtant juste sous ma cage
thoracique.
— Par ailleurs, il ne peut pas te tuer.
Je fronçai le nez.
— J’espère bien.
Il gloussa doucement.
— Je ne pense pas que ton chef de clan sans peur et sans reproche
fera quoi que ce soit qui mette l’Homme de pierre en colère. Et
puisqu’on parle de lui, il avait l’air vraiment content de te voir lundi.
— Oui… Je te l’avais dit. Je connais Zayne depuis toujours ou
presque. Nous sommes très proches.
— Il avait l’air vraiment content de te revoir.
Ses pouces dessinaient maintenant des cercles paresseux qui
rendaient ma concentration de plus en plus difficile.
— Je crois que je n’avais jamais vu un Gardien courir aussi vite,
sauf après un démon.
Je sentis mes joues s’empourprer et lui agrippai les poignets.
— Roth, je n’ai pas envie de parler de Zayne.
— Pourquoi tu ne veux pas parler de l’Homme de pierre ?
L’agacement me saisit.
— Je ne sais pas, peut-être parce qu’il y a des sujets plus importants
dont nous devons discuter ?
Roth inclina de nouveau la tête, et quand il reprit la parole, son
souffle chaud dansa sur mon oreille.
— Mais moi, j’ai envie de parler de lui. Tu te souviens quand je t’ai
dit qu’il t’aimait beaucoup, Layla ?
Mes doigts se crispèrent sur ses poignets.
— Oui. Et comme je te l’ai dit…
— Tu le connais depuis toujours. J’ai compris.
Ses lèvres effleurèrent le creux derrière mon oreille et je poussai un
petit cri.
— Mais vous n’avez jamais été aussi proches… que ça ?
Avant que je puisse répondre, les lèvres de Roth remontèrent sur
ma pommette, déclenchant de petits frissons très agréables dans toutes
mes terminaisons nerveuses. Ses lèvres effleurèrent le coin de ma
bouche et mon pouls s’emballa. Je n’étais tellement pas dans mon
élément que ce n’était même pas drôle.
— Êtes-vous proches comme ça, Layla ?
Comme ça ? Il voulait dire les caresses… les lèvres qui se frôlent ?
— Non, répondis-je d’une voix que je reconnus à peine. Je ne peux
pas…
— Tu ne peux pas quoi ?
Le bord de ses dents se posa sur ma lèvre inférieure, qu’il mordilla
tout doucement, comme il l’avait dit tout à l’heure, et tout mon corps
se cambra contre lui.
— Tu ne peux pas quoi, Layla ?
— Je ne peux pas être aussi proche de lui, admis-je d’une voix
étouffée.
Contre les miennes, les lèvres de Roth s’incurvèrent en un sourire.
— Quel dommage.
Son manque de sincérité était tellement flagrant.
— Je suis sûre que tu le regrettes vraiment.
Il éclata de rire, et cette fois, quand il se recula et plongea de
nouveau vers moi, ses lèvres se posèrent sur mon pouls. Ça devenait
ridicule. Nous devions parler d’autre chose. De choses très importantes.
Je ne séchais pas les cours pour faire… eh bien, ce qui se passait là
avec Roth. Mais, waouh, tout ce qu’il me faisait était si nouveau pour
moi.
Et c’était tellement bon – cette anticipation qu’il faisait monter,
cette promesse qui pouvait se concrétiser à tout moment. Le désir
enflait comme une tempête à l’intérieur de moi, me faisant tournoyer
et m’emportant si haut que j’étais sûre et certaine que la chute serait
rude. Parce que c’était autre chose – ce n’était pas bâti sur des
fantasmes sans espoir. Savoir que l’on pouvait passer à l’acte était aussi
excitant que terrifiant.
Avec une force de volonté que j’ignorais posséder, je me séparai de
lui. Roth arqua un sourcil tandis qu’il laissait retomber ses bras le long
de son corps. Ses yeux avaient pris une teinte fauve enflammée, et leur
intensité dévorante et cette capacité redoutable à me captiver me
faisaient oublier tout ce qui était vraiment important.
Je m’éclaircis la voix et détournai les yeux.
— OK. Revenons-en à ma question.
— Que voulais-tu savoir, déjà ? demanda-t-il d’une voix où couvait
encore l’amusement. J’ai oublié.
— Bien sûr, répondis-je dans un soupir, désespérant de le garder
dans le droit chemin. Où étais-tu ?
Il s’adossa au mur, les bras croisés.
— J’ai dû rentrer chez moi.
— Tu veux dire… ?
Je baissai le ton, même si nous étions seuls.
— En enfer ?
Roth acquiesça.
— Il fallait que je rentre et je me suis dit que c’était l’occasion de
poser des questions pour voir si quelqu’un était au courant de l’identité
du démon qui tire les ficelles.
Je changeai mon sac d’épaule.
— Tu as trouvé quelque chose ?
— Tout le monde est resté bouche cousue. Personne ne veut dire de
qui il s’agit, ce qui m’indique au moins qu’il s’agit d’un démon haut
placé.
— Un Démon Supérieur comme toi ?
— Mais certainement pas aussi génial que moi.
Il me fit un clin d’œil, et que Dieu me vienne en aide, ça me fit de
l’effet.
— Mais je ne suis pas revenu les mains vides. J’avais raison sur
toute la ligne à propos de La petite clé. Elle contient bien le rituel
permettant de ramener les Lilin sur terre et beaucoup de démons dans
les deux camps sont à sa recherche.
Les pièces du puzzle se mettaient en place.
— Voilà qui explique la présence de tant de Démons Supérieurs à la
surface.
— Tu as des infos ?
Je hochai la tête.
— C’est ce que j’ai entendu.
— Et où as-tu entendu ça ?
Comme je ne répondais pas, Roth se décolla du mur. Ses pas lents
et déterminés m’obligèrent à reculer jusqu’à la paroi opposée. Des
éclats de peinture volèrent dans l’air autour de moi.
— Il faut partager tes informations, Layla.
Mais ce n’était pas facile de raconter à Roth ce que savaient les
Gardiens. La culpabilité me pesait sur l’estomac comme un bloc de
ciment, mais j’avais confiance en lui. Non seulement il m’avait sauvée
de Petr et sauvée tout court Dieu savait combien d’autres fois, mais il
n’avait jamais exigé que je lui accorde ma confiance. Pas une seule fois.
Et peut-être pour cette seule raison, je la lui avais donnée.
— On est dans le même camp dans cette affaire, soupirai-je en
levant les yeux sur lui. Je veux dire, nous voulons trouver qui est le
démon derrière tout ça pour l’arrêter, non ?
Les yeux de Roth plongèrent dans les miens.
— On est comme la confiture et le beurre de cacahuète dans cette
affaire. Inséparables.
Je sentis mes lèvres frémir.
— D’accord, parce que je ne devrais pas te dire ça, mais je… J’ai
confiance en toi.
Je m’interrompis pour respirer un grand coup.
— Ce sont les Alphas qui ont dit qu’il y avait un nombre très
important de Démons Supérieurs en ville. Les Gardiens ont reçu l’ordre
de les capturer et de les interroger. J’ai cru que… Bah, quoi qu’il en
soit, ce qui se passe est dans le viseur des Alphas.
Il inclina la tête, un petit sourire en coin flottant sur ses lèvres.
— Tu as cru qu’ils m’avaient capturé ? Moi ?
Il éclata d’un rire sonore.
— Je suis flatté de ton inquiétude, mais tu n’as rien à craindre de ce
côté-là.
J’étais presque certaine que mes joues étaient en feu, aussi me
concentrai-je sur la feuille de cannabis que quelqu’un avait gravée dans
le mur derrière lui.
— Je ne m’inquiétais pas pour toi, crétin.
— Oui, oui. Continue de te dire ça.
Ma patience atteignait ses limites.
— C’est évident que tous ces démons cherchent la Clé, non ?
Une fois de plus, Roth envahit mon espace personnel. Pourquoi
fallait-il toujours qu’il s’approche aussi près ? Et est-ce que je devais
m’en plaindre ?
— Oui, murmura-t-il.
Ses mains se refermèrent sur mes épaules et j’inspirai
profondément. Un silence passa entre nous et mon corps se raidit.
— Mais ce n’est pas tout ce que j’ai appris.
— Vraiment ?
Il hocha la tête.
— Nous devons retrouver la Clé avant les autres. Et ça ne va pas
être facile de mettre la main sur un vieux grimoire qui est sans doute
bien gardé. Mais j’ai un tuyau.
— D’accord. C’est quoi, ce tuyau ?
Avançant une main, il attrapa une mèche de mes cheveux échappée
de ma queue-de-cheval, l’enroulant autour de son doigt. Leur pâleur
contrastait avec la teinte plus sombre de sa peau.
— Il y a un devin près d’ici.
Je récupérai mes cheveux.
— Un voyant ?
— Pas l’un de ceux qui consultent par téléphone, ricana-t-il. Un
devin qui est en lien direct avec les mondes d’en bas et d’en haut. Et si
quelqu’un sait qui est ce démon et où se trouve la Clé, ce sera lui.
J’étais dubitative.
— Les devins sont protégés par les Alphas. Comment est-ce qu’un
démon saurait où en trouver un ?
— J’ai dit que j’avais un tuyau. Pas que ça avait été facile de
l’obtenir.
Roth recula, enfonçant ses mains dans ses poches. J’ouvris la
bouche, mais il ne me laissa pas parler.
— Et avant que tu me poses la question, tu ne veux pas savoir ce
que j’ai dû faire pour avoir ce tuyau.
Bon sang. C’était exactement ce que j’allais lui demander.
— Et où se trouve ce devin ?
— À Manassas, en Virginie.
— Ce n’est pas très loin.
Je me sentis envahie par une bulle d’excitation.
— On peut y aller maintenant.
— Oh, là, dit Roth en levant les deux mains. Je suis totalement
partant pour que tu sèches les cours et fasses des bêtises. Je suis un
démon, après tout, mais « on » ne fera rien du tout.
— Ah non ? Et pourquoi ça ?
Je n’en croyais pas mes oreilles. Il avait l’air de vouloir me tapoter
la tête.
— Parce que je ne suis sans doute pas le seul démon qui ait fait des
choses inavouables pour obtenir la position de ce devin. Ça pourrait
être dangereux.
Je croisai les bras, déterminée à lui faire entendre raison.
— Tout est potentiellement dangereux maintenant. Un zombie
pourrait revenir au lycée pour me ramener à son chef infernal. Un
démon pourrait posséder un professeur. On pourrait m’enlever quand
je rentre chez moi.
Son visage s’assombrit.
— Quel optimisme, dis-moi.
Je levai les yeux au ciel.
— Écoute, je ne vais pas rester les bras ballants alors que tout le
monde risque sa vie pour moi et te laisser faire tout le boulot pendant
que je suis en cours d’histoire.
— Très bien, si tu ne veux pas aller en cours, tu peux toujours aller
chez moi et tenir compagnie à mon lit jusqu’à mon retour.
J’étais sur le point de le frapper.
— Tout ça me concerne – c’est ma vie qui est menacée. On est
ensemble dans cette galère. Et ça veut dire qu’on ira voir le devin
ensemble.
— Layla…
— Désolée, mais je n’accepterai pas un refus. Je viens avec toi et tu
vas devoir faire avec.
Roth me dévisagea, l’air plutôt étonné.
— Je ne pensais pas que tu avais ça en toi.
— Quoi ?
Il me tapota le bout du nez.
— Tu es une battante sous tes aspects de petite chose fragile.
— Je ne sais pas si je dois me sentir offensée, grognai-je.
— Pas du tout.
Il ajouta quelque chose entre ses dents dans un autre langage, puis
me tendit la main.
— Allons-y. On fait comme ça. Ensemble.
CHAPITRE 16
*
— Bon, c’était vraiment bizarre de chez bizarre, déclarai-je, les
yeux braqués sur la vitre.
Les murets gris séparant le périphérique des quartiers résidentiels
défilaient devant moi dans une sorte de brouillard.
— As-tu la moindre idée de quoi il parlait ? Le monolithe ?
Je baissai les yeux sur mon téléphone, où s’affichaient les résultats
de ma recherche Internet.
— Un monolithe est un gigantesque bloc de pierre. Où est-ce qu’on
pourrait trouver ça ?
— Aucune idée.
Je me tournai vers lui. Depuis que nous avions quitté la maison du
devin, il n’avait pas dit grand-chose.
— Ça va ?
Son regard se porta sur le rétroviseur.
— Je fais aller.
Je me mordis la lèvre, reculant contre mon dossier.
— Tu crois ce qu’il a dit ?
— Quelle partie ?
— Que tu serais enchaîné dans les feux de l’enfer ?
Le seul fait de prononcer ces mots me faisait froid dans le dos.
— Non.
Roth éclata de rire, mais son rire sonnait faux et me glaça encore
davantage.
— Quoi qu’il en soit, il faut que nous comprenions ce qu’il voulait
dire avec ce monolithe et son double inversé. Il nous faut cette Clé.
J’acquiesçai, reportant mon attention sur la route alors que Roth se
rabattait devant un taxi. Je jetai un coup d’œil à l’horloge du tableau
de bord. Si nous regagnions le lycée maintenant, nous serions juste à
l’heure pour le déjeuner. Avais-je envie de retourner en cours comme si
je ne venais pas de rencontrer un devin de dix ans qui m’avait soumis
une énigme que je n’avais aucune chance de résoudre ? Et nous
n’avions pas progressé sur l’identité du démon qui était aux manettes.
— Tu veux aller en cours ? me demanda Roth.
— Tu es sûr que tu ne sais pas lire dans les pensées ?
Il doubla une voiture et les yeux me sortirent presque de la tête
quand nous évitâmes la collision de quelques centimètres.
— Ou que tu sais conduire ? ajoutai-je à mi-voix.
Ma réflexion lui tira un sourire.
— Affirmatif. Mais je serais curieux de savoir ce qui se passe dans
ta tête.
À ce moment précis, je me demandais si on allait rentrer en ville
entiers.
— Non, je n’ai pas envie de retourner au lycée, lui avouai-je.
— Tu es tombée bien bas…, répondit-il d’une voix grave, où perçait
le ton taquin qui lui était habituel. Moi qui comptais aller en maths.
— Mais bien sûr.
Quittant la voie rapide à une vitesse hallucinante, il rigola
doucement.
— On peut aller chez moi.
Mon estomac se retourna, et pas parce qu’il venait d’écraser la
pédale de freins.
— Je ne sais pas trop.
Roth me jeta un regard en biais.
— Quoi ? Tu as peur que je t’emmène dans ma tanière pour profiter
de toi ?
Le feu me monta aux joues.
— Non.
— Zut. C’était pourtant l’idée.
Il bifurqua sur la droite.
— Se balader en ville n’est pas très indiqué avec un démon à tes
trousses. Donc c’est le lycée ou chez moi.
Me sentant dans la peau d’une préadolescente débile, je haussai les
épaules avec raideur.
— Chez toi, ça ira.
— On en profitera pour réfléchir à ce que nous a dit le devin sur
l’endroit où est gardée la Clé.
Ça paraissait être un bon plan, mais une sorte d’excitation nerveuse
frémissait dans mes veines comme le battement d’ailes d’un colibri
pour de mauvaises raisons.
Roth gara sa Porsche dans un parking mal éclairé. Je lui jetai un
regard curieux.
— On n’est pas chez toi.
— Je sais, mais c’est seulement à quelques rues, répondit-il en
coupant le contact. Je ne peux pas laisser cette beauté dans la rue.
Quelqu’un pourrait y mettre ses sales pattes.
L’amour qu’il portait à sa voiture le rendait tellement humain que
j’eus du mal à réprimer un sourire. En un battement de cils, il était
descendu et ouvrait ma portière. S’inclinant devant moi, il me tendit la
main.
— Vous permettez ?
Cette fois, je ne pus m’empêcher de sourire carrément et, plaçant
ma main dans la sienne, le laissai m’aider à descendre. Il referma ses
doigts entre les miens et j’eus l’impression d’être sur des montagnes
russes.
— Qu’est-ce que tu fais de ta voiture, alors, quand tu es… en bas ?
— Tu te souviens de Caïman ? C’est un bon ami. Il la garde à l’œil.
Baissant les yeux sur nos mains jointes, je faillis trébucher sur une
fissure dans le béton.
— Tu as des amis ?
— Aïe.
Je lui balançai un petit sourire.
— Quoi ? C’est une vraie question.
— Il y en a plusieurs de mon espèce qui vivent dans mon
immeuble. J’ai confiance en eux.
— Vraiment ?
Il hocha la tête, me guidant sur le plan incliné qui conduisait aux
étages inférieurs. Les néons au plafond, espacés d’un peu plus d’un
mètre, projetaient des flaques de lumière dans les allées qui se
reflétaient sur les capots.
— Oui, vraiment, et Caïman prend soin de ma beauté quand je dois
m’absenter.
— Caïman, c’est un drôle de nom pour un démon.
Il éclata d’un rire profond.
— Caïman est un superviseur de l’enfer affecté à la surface. En
somme, c’est un manager de démons. Il contrôle leur activité et fait des
rapports hebdomadaires et mensuels. Il me sert aussi plus ou moins
d’assistant.
Ainsi donc, le management intermédiaire existait aussi en enfer. Je
secouai la tête tandis que nous arrivions au premier niveau, où nous
nous immobilisâmes, comme par accord tacite. Un sentiment de terreur
s’infiltra dans mes os et dans mon estomac, pesant comme la pierre.
J’avais l’impression que mes pieds s’enracinaient dans le ciment. Roth
me lâcha la main et s’avança d’un pas, étrécissant les yeux.
Avant que je puisse me demander ce qui se passait, les néons au
plafond se mirent à clignoter. Puis ils s’éteignirent l’un après l’autre
dans une gerbe d’étincelles. Chaque explosion claqua comme un coup
de feu et il ne resta bientôt plus qu’une seule lampe, qui déclina
rapidement.
D’épaisses ombres semblaient suinter de l’espace entre les voitures
et jaillir des murs. Un cliquetis métallique emplit l’air comme les
ombres grandissaient, avalant l’affichage rouge indiquant la sortie,
couvrant la moitié du plafond. Les formes sombres ondulaient et
palpitaient, puis se dilatèrent d’un seul coup comme des baies trop
mûres avant de se figer.
Roth poussa un juron.
Comme si quelqu’un avait coupé une ficelle, les ombres se
laissèrent tomber sur le sol devant nous qu’elles recouvrirent d’une
étendue noire et visqueuse qui semblait bouillonner. De cette masse,
des colonnes se dressèrent, plus d’une dizaine, prenant forme en
quelques fractions de seconde. Leurs corps se ramassèrent, des
protubérances déformant leur peau et leurs dos épineux. Leurs longs
doigts se courbèrent, prolongés de griffes acérées. Des oreilles pointues
rabattues en arrière et des cornes percèrent leurs crânes lisses. Leur
peau grisâtre était plissée en couches épaisses, recouvrant presque
leurs yeux rouges et luisants. Leurs queues, semblables à celles des
rats, fouettaient le sol.
Les Grouilleurs étaient des démons issus du fin fond de l’enfer, où
ils passaient l’éternité à torturer les âmes. Et nous étions totalement
encerclés.
CHAPITRE 17
*
Mes paumes me piquaient un peu, mais l’un dans l’autre, les choses
auraient pu être pires. Nous étions tous les deux vivants et Bambi avait
réintégré sa place sur la peau de Roth. Nos ennemis avaient placé la
barre un cran plus haut, et après les Grouilleurs, ça ne pouvait
qu’empirer.
— Tu crois qu’on sera en sécurité chez toi ?
— Aucun démon n’oserait s’approcher. Et avant que tu m’accuses
d’avoir un ego boursoufflé, il y a trop de démons dans cet immeuble
qui verraient rouge si leur territoire était envahi.
J’espérais vraiment que c’était vrai. Je n’avais aucune envie de me
trouver de nouveau nez à nez avec des Grouilleurs. L’adrénaline
circulait toujours dans mes veines, jetant mon cœur contre mes côtes.
Si j’avais été seule en train de marquer… Je ne voulais même pas y
penser. Les démons sortaient généralement la nuit parce que c’était
plus facile pour eux de se mêler aux humains après le coucher du
soleil. Ces Grouilleurs en plein jour ? Ce n’était pas bon du tout.
Ce fut les yeux grands écarquillés que je pénétrai par l’entrée
principale dans un grand hall brillamment éclairé. La dernière fois,
nous étions passés par-derrière, et tout cela était nouveau pour moi.
Un immense lustre doré était suspendu au centre du plafond décoré
d’une fresque… intéressante ? Des anges recouvraient le vaste plafond,
représentés dans des scènes de combat sanglantes. Ils s’affrontaient
entre eux à coup d’épées de feu. Certains chutaient à travers une
couche épaisse de nuages blancs. Leurs expressions étaient soignées.
Les rictus de souffrance et les reflets vertueux dans leurs yeux avaient
l’air presque trop réels.
C’était assez saisissant.
Des canapés et fauteuils de cuir anciens étaient disposés sous le
lustre. L’air était chargé d’une légère odeur plutôt agréable de café et
de tabac, et il y avait apparemment un bar derrière les portes sombres
au fond du vestibule.
L’ensemble donnait l’impression d’un hôtel de l’âge d’or
d’Hollywood, et je m’attendais presque à voir le fantôme de Marilyn
Monroe se matérialiser devant moi. Plusieurs personnes se trouvaient
dans le hall, mais j’étais sûre et certaine qu’aucune d’elle ne possédait
un ADN humain.
Il y avait des démons partout, alanguis sur les canapés, en pleine
conversation au téléphone, lovés dans des fauteuils, lisant des livres ou
bavardant par petits groupes.
Roth plaça une main dans mon dos pour me guider vers l’escalier.
— Pas d’ascenseurs ? lui demandai-je.
— Aucun que tu aies envie d’utiliser.
Ma réaction surprise le fit sourire.
— Ici, tous les ascenseurs descendent.
Waouh. Je connaissais l’existence de… portails, dans la ville et
partout dans le monde. C’était logique. Comment les démons
pourraient-ils aller et venir autrement ? Mais personne, surtout pas les
Gardiens, ne savait où ils étaient situés, et je n’en avais jamais vu. Que
Roth m’amène ici et m’informe qu’il y avait un portail était
astronomiquement stupide.
Dans la cage d’escalier, il me lança un regard entendu.
— Je te fais confiance pour ne pas parler à l’Homme de pierre de
notre système d’ascenseurs.
Et en effet, je n’en avais pas l’intention. Je ne pouvais m’empêcher
de songer aux Diablotins et à tous les démons que j’avais vus dans le
hall. Ils paraissaient tellement… normaux.
— Layla ? insista-t-il.
— Motus et bouche cousue, promis-je. De toute façon, je suis restée
muette comme une tombe à propos de tout le reste et je suis censée
être en cours.
Il hocha la tête et nous montâmes dans les étages. Revoir son loft –
son lit – me fit un drôle d’effet. Tandis que Roth se dirigeait vers son
piano, je bredouillai quelque chose à propos des toilettes et
m’engouffrai dans la salle de bains. J’avais les joues en feu et le cœur
affolé pour les mauvaises raisons.
Sa salle de bains était agréable, étonnamment bien rangée et
spacieuse. Je n’avais pas fait attention la dernière fois. Un assortiment
de serviettes noires étaient accrochées près de la baignoire à pattes de
lion et de la cabine de douche. Les robinets étaient dorés. D’ailleurs,
j’étais presque sûre que c’était de l’or véritable. Je pris mon temps,
m’efforçant de calmer les battements de mon palpitant.
Je suis venue pour parler de l’endroit où pourrait se trouver La Petite
Clé. Rien d’autre. Et surtout pas parce que j’ai envie qu’il m’embrasse.
Sûrement pas – et je n’ai pas vraiment envie qu’il m’embrasse de toute
façon.
Mon Dieu, mon dialogue intérieur était vraiment trop nul.
Quand je sortis enfin, il était assis à côté du piano, jouant
paresseusement avec le chaton noir, un verre à la main – est-ce que
c’était du vin ? Les rayons du soleil de cette fin de matinée qui entraient
par la fenêtre voisine l’entouraient d’un halo doré. Aucun garçon
n’avait le droit d’être aussi beau, et surtout pas un démon. Je regardai
partout autour de moi, soudain intimidée. Il y avait quelque chose de
très intime à me retrouver dans son loft.
Roth leva la tête, m’observant par-dessus le rebord de son verre.
— Il y a un verre pour toi, si tu veux.
Je me rapprochai d’un pas hésitant.
— Non, merci. C’est… très joli chez toi. Je ne crois pas que je te l’ai
dit la dernière fois.
Avec un gloussement, il se leva.
— Tu avais autre chose à faire.
Il s’arrêta devant moi, écartant ma main de mes cheveux.
— Ne sois pas nerveuse. Je ne vais pas te sauter dessus.
Je me sentis devenir écarlate et m’éloignai vers les rangées de livres
empilés sur les étagères. La seconde suivante, il était près de moi. Cette
fois-ci, je ne sursautai que légèrement. Le demi-sourire de Roth était à
la fois suffisant et malicieux. Fredonnant à mi-voix, il fit courir un
doigt sur le dos des livres d’une façon très sensuelle, qui me rappela ses
caresses sur ma peau. Je laissai échapper un soupir languissant,
heureuse qu’il ne me regarde pas. Il s’arrêta soudain, tirant un fin
volume de l’étagère, puis repartit avec le livre, me faisant un clin d’œil
au passage.
— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je, m’asseyant sur sa chaise de
bureau.
Sans me regarder, Roth se dirigea vers son lit, où il s’allongea sur le
flanc, le livre entre deux doigts.
— C’est une version commerciale de La Petite Clé de Salomon. Tu
veux jeter un coup d’œil ?
Je fis rouler la chaise plus près du lit.
— Une version commerciale ?
— Ouais. Pour les apprentis satanistes du dimanche. C’est une
version incomplète, évidemment. Mais elle répertorie tous les démons
qui comptent. Je l’ai feuilletée une bonne dizaine de fois. J’ai peut-être
raté un truc.
Arrivée au pied du lit, je tendis la main.
— Fais voir.
— Viens le chercher.
Je le dévisageai un moment, puis levai les yeux au ciel avant de
m’approcher prudemment de lui.
— Ça va comme ça ?
— Mmm…
Il recula le livre.
— Viens t’asseoir avec moi.
Je lui jetai un regard méfiant.
— Pourquoi ?
— Parce que je me sens seul.
— C’est ridicule. Je suis juste là.
Ses cils s’abaissèrent.
— Mais tu es trop loin, Layla.
Je serrai les poings tandis qu’un sourire amusé étirait ses lèvres. Il
ne bougerait pas. Grommelant entre mes dents, je m’assis à côté de lui.
— Merci.
— De rien. Je peux voir le livre maintenant ?
Roth me donna le volume mince qui devait contenir une centaine
de pages. Un cercle et une étoile étaient dessinés sur la couverture.
— Ce symbole est gravé dans le grimoire authentique, et sa
couverture ressemble à du vieux bœuf séché, expliqua-t-il. Il est relié
en peau d’homme.
Je faillis lâcher la réplique que je tenais à la main.
— C’est dégoûtant.
— Oui. C’était comme ça dans l’ancien temps.
J’ouvris le livre au hasard et laissai échapper un sifflement.
— Charmant.
Ce que j’avais sous les yeux était un dessin à la main d’une créature
mi-homme mi-corbeau. La légende indiquait que son nom était Caym,
le grand président des enfers, commandant de trente légions.
— « Maître de la logique et des calembours », lus-je à haute voix.
Eh bien, il a l’air tordu, celui-là.
— Tu devrais le voir en personne.
Sur la page opposée se trouvait une incantation incomplète pour
invoquer le démon, puis le renvoyer en enfer. Je ne dis plus un mot
tandis que Roth se penchait par-dessus mon épaule pour feuilleter les
pages, lâchant de temps à autre des commentaires. Je m’arrêtai sur un
démon nommé Paimon.
— « Premier roi des enfers, il règne sur la région de l’Ouest. Il
commande à deux cents légions. » Waouh.
— C’est la vérité, mais il est – ou plutôt était – très haut placé.
Genre, le bras droit du Patron. C’était son plus loyal serviteur.
— C’était ?
Je ne pouvais détacher mes yeux de son portrait : un homme à la
tête couverte d’une coiffe sombre, monté sur un dromadaire. Ou un
cheval avec une bosse sur le dos. Au choix.
— Le Patron et lui ont eu un différend il y a quelques siècles.
Je dressai aussitôt l’oreille.
— Un différend suffisamment grave pour qu’il puisse être à l’origine
de tout ça ?
— La moitié des démons sont en bisbille avec le Patron à un
moment ou à un autre.
Roth se redressa d’un mouvement fluide, son épaule touchant la
mienne.
— Tu vois le sort de bannissement à la mords-moi-le-nœud sur la
page d’en face qui a sans doute été emprunté à un épisode de
Supernatural ?
Je souris.
— Dans le livre authentique figure le vrai rituel, qui contient – je te
le donne en mille – un piège à démons. C’est pour ça que ce livre est
tellement puissant. Si les Peaux de pierre – tes Gardiens adorés –
mettaient la main dessus, ils pourraient se débarrasser des démons
pour de bon.
Une exclamation m’échappa sans que je puisse la retenir.
— Même de…
— Moi ?
Roth haussa nonchalamment une épaule.
— Ils peuvent toujours essayer.
Je repoussai mes cheveux.
— Et ça ne te dérangerait pas ?
Il éclata d’un rire bref.
— Je ne suis pas facile à attraper.
Je le contemplai quelques instants avant de me replonger dans le
livre pour changer de sujet. La seule idée que Roth puisse être banni
me mettait plus mal à l’aise que ça ne l’aurait dû.
— Ça me surprend toujours que l’enfer soit soumis à toutes ces
règles, tu sais ? C’est tellement contre-intuitif.
— Quel que soit le contrat que le Patron a signé avec Lui, il est en
vigueur depuis plus de deux mille ans. Nous essayons de jouer fair-play
et les Alphas ne nous balaient pas de la surface de la planète.
Il passa à la page suivante, qui donnait une liste de démons
inférieurs que l’on pouvait invoquer afin d’obtenir des faveurs.
— Il faut que le bien et le mal coexistent dans le monde. Les
humains doivent avoir le choix. Et n’oublie pas que tu es à moitié
démone. Crois-le ou non, le Patron n’aime pas qu’on se batte entre
nous. Il considère que c’est une perte de temps et d’énergie. Mais
quand l’un d’entre nous s’affranchit des règles, il est vraiment en rogne.
— Parce que vous feriez mieux de corrompre les âmes humaines.
— Tu as raison, répondit Roth, continuant à tourner les pages.
Comment ça va ? Tu n’as pas de séquelles après ta séance de kung-fu
contre les forces du mal ?
Je secouai la tête.
— Non. Je me sens beaucoup mieux après… après tu sais quoi. Et
mes mains vont très bien.
Roth opina du chef en tournant la page suivante, mais je ne
regardais plus le livre. Mes yeux étaient rivés sur lui.
— Je te dois des excuses.
Il releva la tête, une main flottant au-dessus du livre.
— Je n’ai pas besoin d’excuses. Je trouve qu’elles ne signifient rien.
— Je suis désolée, affirmai-je quand même. J’aurais dû te croire
depuis le début.
Roth ne dit plus rien et ce fut mon tour de tourner les pages du
livre. Des démons, encore des démons, et puis soudain, l’un d’entre eux
attira mon attention.
— Hé ! m’écriai-je alors que Roth faisait mine de m’ôter le livre des
mains.
— Non ! Laisse-moi voir !
J’agrippai le livre à deux mains ; Roth tira de son côté.
— Layla…
— Si tu continues de tirer, on va le déchirer, insistai-je. Laisse-moi
regarder.
Il me dévisagea pendant ce qui me parut une éternité, les yeux
étincelants.
— Très bien.
Il m’abandonna le livre, assis sur ses talons, et je fis la grimace,
revenant en arrière. Jusqu’au portrait d’un jeune homme coiffé d’une
simple couronne d’argent et aux ailes presque aussi longues que son
corps. Des ailes spectaculaires, semblables à celles de Roth. Un serpent
noir était enroulé autour de l’un de ses bras, et un chien couché à ses
pieds.
Il était nu, avec tous les détails anatomiques, et je sentis mes joues
s’enflammer.
— Astaroth, grand-duc des enfers ?
Roth demeura muet.
— « Astaroth est un démon très puissant de la Première Hiérarchie,
qui séduit par sa nonchalance, sa vanité et ses raisonnements
philosophiques. »
Je poussai un grognement.
— C’est tout toi. « Il possède aussi le pouvoir de rendre les mortels
invisibles et de leur conférer la maîtrise des serpents. »
Roth poussa un soupir.
— Tu as fini ?
— Non, répondis-je en riant, et je lus le texte tronqué de
l’incantation pour le convoquer.
Le rituel incluait la nudité et le sang d’une vierge, ce qui ne me
surprit pas. Aucun sort de bannissement, mais un sceau qui ressemblait
à une sorte de compas déformé.
— Comment puis-je me débarrasser de toi ?
— Il n’existe pas de sorts de bannissement pour les démons de la
Première Hiérarchie. Il faut utiliser un piège une nuit de pleine lune, ce
qui est expliqué dans La Petite Clé. Mais ce genre de piège ne se
contente pas de bannir les démons. Il les renvoie dans les feux de
l’enfer. C’est l’équivalent pour nous de la mort.
Je relevai la tête, mon amusement soudain tari. Un muscle palpitait
sur sa mâchoire tandis qu’il regardait fixement la fenêtre de l’autre côté
de la pièce.
— Quoi ?
Je lâchai un rire nerveux.
— Ce n’est pas vraiment toi. Ce n’est pas possible.
Il se tourna vers moi, les sourcils froncés.
— Quel est mon nom complet, à ton avis ?
— N’importe quoi. Tu n’as que dix-huit ans et…
Ma voix mourut tandis que je regardais de nouveau le portrait. Le
Roth assis en face de moi ne pouvait pas être le grand-duc de la
monarchie infernale. Puis l’envie me prit de lui balancer le livre à la
figure.
— Tu m’as menti.
— Non. Je suis bien né il y a dix-huit ans.
Il secoua la tête.
— Tu ne comprends pas.
— Ça, tu as raison. Ce livre est peut-être une copie, mais le
grimoire originel est vieux comme les pierres. Comment pourrais-tu y
être répertorié ?
— Je ne suis qu’un parmi tant d’autres, dit-il d’une voix froide et
sans émotion. Ceux qui m’ont précédé ont disparu prématurément ou
ont cessé de remplir leur usage.
Sa bouche souriait, mais son sourire manquait de toute chaleur
humaine.
— Je suis le dernier grand-duc en date.
Je me reculai.
— Alors… tu es une sorte de suppléant ?
— Un suppléant à l’identique.
Il éclata d’un rire sans joie.
— Tous les Roth qui m’ont précédé avaient mon apparence, ma
voix, et sans doute presque autant de charme. Mais oui, je suis une
réplique.
— C’est la même chose pour tous les démons ?
Il enfouit une main dans ses cheveux.
— Non. Les démons ne meurent pas vraiment, mais les feux de
l’enfer sont pour nous l’équivalent de la mort. Tous les anciens grands-
ducs sont là, et connaissent mille souffrances que tu ne peux même pas
imaginer. J’entends leurs hurlements. Un bon moyen de me rappeler à
l’ordre.
Il haussa les épaules comme si c’était sans importance, mais je
savais que cela le troublait.
— Alors oui, je t’ai effectivement menti. Je ne suis même pas
vraiment réel.
Je refermai le livre, que j’avais envie de balancer. Roth était
toujours assis à côté de moi, figé comme une pierre. Il n’était qu’une
réplique, créée parce que celui qui l’avait précédé avait échoué dans sa
mission ou fini dans un piège à démons. C’était au-delà de ce que je
pouvais imaginer. Possédait-il sa propre personnalité, ou était-il
l’addition des dizaines, voire des centaines de Roth qui l’avaient
précédé ?
Je me sentais très mal pour lui. Alors que je connaissais à peine
mon héritage, Roth en savait beaucoup trop sur lui-même.
Un silence pesant s’abattit entre nous. J’entendais les chatons
ronronner sous le lit comme des trains de marchandises. Quand j’osai
enfin lever les yeux, il m’observait intensément. Nos regards se
soudèrent l’un à l’autre.
Il prit une profonde inspiration.
— Quoi ?
— Je suis… navrée pour toi.
Il ouvrit la bouche et la referma. Plusieurs secondes s’écoulèrent
avant qu’il reprenne la parole.
— Tu ne devrais pas. Moi, je ne le suis pas.
Je n’en croyais pas un mot. Soudain, beaucoup de choses prenaient
un sens.
— N’importe quoi.
Il ouvrit de grands yeux.
— C’est pour ça que tu aimes tant le monde d’en haut. Tu n’as pas
envie de redescendre. Tu veux rester à la surface, où les choses sont
réelles.
Je me penchai vers lui.
— Parce qu’ici, tu existes vraiment et tu n’es pas seulement un
autre Roth.
Il cligna des yeux, puis éclata de rire.
— Ce serait peut-être vrai si ce genre de choses m’importaient. Je
suis comme je suis. Je suis…
— … un démon. Je sais.
Je me dressai à genoux face à lui.
— C’est toujours ce que tu dis. Tu essaies de te convaincre que c’est
tout ce que tu es, mais je sais que ce n’est pas vrai. Tu es plus que ça,
davantage qu’un autre Roth.
— Ça y est, c’est parti.
Roth roula sur le dos, souriant au plafond.
— Bientôt, tu vas me dire que j’ai une conscience.
Je levai les yeux au ciel.
— Je n’irais pas jusque-là, mais…
Je fus interrompue par ses gloussements.
— Tu ne sais pas de quoi tu parles. Si je me plais en haut, c’est
simplement que je préfère les endroits qui n’empestent pas l’œuf pourri
et où la température n’atteint pas des milliards de degrés.
— Tu n’es qu’un menteur.
Il se souleva sur les coudes, son rire se muant en sourire moqueur.
— Et toi, tu es si naïve. Je ne peux pas croire que tu sois triste pour
moi. Je n’ai même pas de cœur.
Je poussai ses épaules et il retomba sur le dos. Pas à cause de la
force que j’y avais mise, mais parce que je l’avais surpris. C’était inscrit
sur son visage.
— Tu es vraiment un idiot. Je suis prête à partir.
Roth se redressa d’un coup et me saisit les bras, me plaquant sur le
lit en une demi-seconde. Il était maintenant au-dessus de moi.
— Pourquoi tu te fâches quand je te dis la vérité ?
— Ce n’est pas la vérité !
Je tentai de me relever, mais il m’immobilisait.
— Je ne comprends même pas pourquoi il faut que tu mentes. Tu
n’es pas si mauvais.
— J’ai des raisons de faire ce que je fais.
Ses yeux quittèrent mon visage et descendirent sur mon corps.
— Aucune n’est angélique. Toutes sont égoïstes.
— Non, murmurai-je.
Je savais qu’il mentait.
— Tu es davantage que le dernier grand-duc en date.
Il s’allongea sur moi et nos poitrines se touchaient, son visage à
quelques centimètres du mien. Je cessai de respirer.
— Je ne suis que le dernier grand-duc en date. C’est ce que je suis –
tout ce que je suis.
— Ce n’est pas vrai.
Roth ne répondit pas, mais adoucit sa prise. Ses doigts coururent le
long de mon bras. Sa main descendit sur ma taille, puis sur mes
hanches. Une chaleur m’envahit dans le sillage de ses caresses,
provoquant en moi une vague de désir et même de peur. Ses yeux
revinrent sur mon visage, et l’intensité de son regard exerçait sur moi
une attraction magnétique. Cette tension sexuelle enivrante était de
nouveau là entre nous, nous poussant l’un vers l’autre. J’en avais assez
d’en faire abstraction, assez de prétendre que c’était mal alors que
c’était ce que je désirais – ce dont j’avais besoin.
Parce que Roth n’était pas seulement un démon et que moi, je
n’étais pas qu’une fille aux prises avec deux héritages.
Lentement, je levai une main, la posai sur sa joue. Seule sa poitrine
bougea, se soulevant de manière irrégulière. C’est alors que je compris
que ce qui se passait entre nous, quoi que ce soit, l’affectait lui aussi.
Ce n’était pas qu’un jeu ou une mission. C’était autre chose qu’un flirt
ou de la provocation.
— Tu n’es pas qu’un Roth de plus. Tu es davantage que ça. Tu es…
Les lèvres de Roth effleurèrent les miennes, et je retins mon souffle,
figée sous lui. Ce n’était pas vraiment un baiser, juste une caresse
hésitante, étonnamment douce et tendre. Il ne chercha pas à en
profiter ni à approfondir le contact. Il se contenta de rester sur moi, et
ce baiser aussi léger que les ailes d’un papillon me fit davantage d’effet
que tout ce que j’avais pu connaître avant.
Et j’en voulais plus. Tellement plus.
CHAPITRE 18
Roth releva la tête et plongea ses yeux dans les miens. Son regard
ne contenait pas tant une question que la promesse indomptée de
choses que je ne parvenais même pas à concevoir.
Je plaçai mes mains tremblantes sur son torse. Pour le repousser ou
l’attirer plus près, je ne savais pas vraiment. Tant de pensées se
bousculaient dans ma tête. J’avais envie de ce qui était sur le point de
se produire, mais je ne savais pas ce que c’était. L’autre jour, à côté du
parc, j’avais échangé mon premier baiser avec Roth, et je n’étais même
pas sûre que ça comptait. Oh, ce baiser avait été très agréable –
vraiment très agréable – mais avait-il été motivé par des sentiments ?
Je ne le pensais pas. À défaut d’autre chose, il m’avait embrassée juste
pour me prouver qu’il pouvait le faire.
Mais cette fois, c’était un baiser véritable. Au fond de moi, je le
savais.
Je remontai mes mains frémissantes sur ses épaules. Je ne poussai
pas fort, mais Roth me lâcha immédiatement, les muscles de ses bras
noués, et la respiration hachée.
— Quoi ? me demanda-t-il, d’une voix grave et rauque.
Le cœur battant, je croisai mes bras sur ma poitrine. Mon tee-shirt
était relevé, nos jambes toujours mêlées. Ses yeux… brillaient de l’éclat
de l’or pur.
— Je… crois que je ne sais pas trop.
Roth se figea pendant quelques instants, puis il hocha la tête et je
me mordis la lèvre tandis qu’il roulait sur le flanc. Je m’attendais à ce
qu’il quitte le lit, mécontent que j’aie mis le holà avant qu’il se passe
quoi que ce soit. Enfer et damnation, une énorme partie de moi
enrageait. Pourquoi l’avais-je arrêté ?
— Je suis désolée, murmurai-je en me redressant, rabattant mon
tee-shirt. Mais je n’ai jamais…
— Pas de problème.
Le matelas se creusa tandis qu’il me prenait dans ses bras pour me
rallonger sur le lit, et puis il s’étira, me gardant contre lui.
— Vraiment, ça va.
Le chaton noir et blanc sauta au bout du lit pour venir se frotter
contre les pieds de Roth, et ensuite les miens, réclamant notre
attention. J’accueillis avec joie cette distraction, parce que j’avais
l’impression qu’une nuée de papillons s’agitait dans mon estomac.
Le chaton s’immobilisa, me dévisageant fixement de ses yeux bleus
étincelants. Je m’attendais à ce qu’il me morde le pied ou plante ses
griffes dans ma peau, mais il eut l’air de se lasser de moi. Il se roula en
boule au pied du lit, rapidement rejoint par les deux autres.
Plusieurs secondes s’écoulèrent en silence, pendant lesquelles je
tentai de contrôler les battements erratiques de mon cœur et de faire le
tri dans mes sentiments contradictoires qui oscillaient entre déception
et soulagement. Puis Roth se mit à parler de tout et de rien, de choses
de la vie de tous les jours. Comme les émissions de télé qui lui
manquaient quand il était en bas.
— Nous n’avons pas le câble en enfer, me dit-il. Juste le satellite, et
dès que quelqu’un s’amuse à lancer des boules de feu, ce qui arrive tout
le temps, on n’a plus rien.
Il me raconta comment Caïman et lui étaient devenus amis.
Apparemment, Caïman était affecté à la gestion du portail et de
l’immeuble. Il avait dragué Roth, qui avait fini par obtenir un loft au-
dessus du bar après lui avoir expliqué qu’il préférait les filles. Je ne
comprenais pas très bien la logique, mais je ne posai pas de question.
Puis il me parla de sa mère.
— Tu as une mère ? demandai-je en gloussant, parce que je
trouvais ça bizarre.
J’avais toujours en tête cette image de Roth sortant d’un œuf sous
sa forme actuelle.
— Oui, j’ai une mère et un père. Tu sais quand même comment on
fait les bébés ?
J’avais très envie de lui montrer que je savais exactement comment
s’y prendre.
— Comment elle s’appelle ?
— Oh, elle a de nombreux noms, et elle roule sa bosse depuis un
certain temps.
Je fronçai les sourcils. Pourquoi cela me semblait-il aussi familier ?
— Mais je l’appelle Lucy, continua-t-il.
— Tu ne l’appelles pas « Maman » ?
— Certainement pas ! Si tu connaissais cette femme – et crois-moi,
tu n’as pas envie de la rencontrer – tu comprendrais pourquoi. Elle est
très… vieux jeu. Et très autoritaire.
— Comme Abbot ?
J’étais trop bien là où j’étais et n’avais pas envie de bouger pour
repousser les cheveux qui me tombaient dans les yeux. J’essayai de
souffler dessus, sans grand succès.
— Oui, comme Abbot.
Roth écarta les cheveux qui me gênaient, ses doigts s’attardant sur
ma joue.
— Mais je crois qu’Abbot a vraiment de l’affection pour toi.
Je fronçai les sourcils contre son torse.
— S’il m’aimait tant que ça, il ne m’aurait pas menti.
— Il ment pour te protéger.
Un léger soupir le secoua.
— C’est différent.
Au fond de moi, je me demandais pourquoi il prenait soudain la
défense d’Abbot, mais je laissai courir.
— Elle est comment ?
Roth me releva la tête, son pouce caressant ma lèvre inférieure.
— Elle est… impressionnante.
Nous ne dîmes plus rien pendant plusieurs minutes.
— Je vais devoir partir bientôt.
— C’est l’Homme de pierre qui vient te chercher ?
— Ce n’est plus sûr pour Morris de venir au lycée.
Sans trop savoir pourquoi, j’éprouvais le besoin de me justifier.
— Donc oui, maintenant, c’est Zayne qui vient.
Son bras se resserra autour de ma taille.
— Je devrais peut-être me présenter.
— C’est ça. Je ne crois pas que ce soit une bonne idée.
Son sourire se fit moqueur.
— Je crois au contraire que c’est une idée brillantissime.
Je me détachai de lui et me redressai, rajustant mon tee-shirt. Une
fraction de seconde plus tard, la main de Roth épousait le contour de
ma joue. Je ne l’avais même pas vu bouger.
— Tu es très belle comme ça – les joues brillantes, avec tes grands
yeux.
Mon cœur exécuta stupidement un petit pas de danse.
— Ce n’est pas la peine de me prendre par les sentiments, pas
question que tu rencontres Zayne.
Laissant retomber sa main, il recula.
— Zut. Je vais devoir trouver autre chose.
Je quittai son lit et m’éloignai.
— Il faut vraiment que j’y aille.
Avec un long soupir soulevant sa poitrine, il se leva à son tour et
étira ses bras au-dessus de sa tête. Son pantalon descendit très bas sur
ses hanches, dévoilant un peu plus la queue du dragon et les
indentations de chaque côté de son bassin. Il suivit mon regard.
— Tu vois quelque chose qui te fait envie ?
Je lui jetai un coup d’œil blasé, puis nous nous regardâmes l’un
l’autre bizarrement. Tout avait changé entre nous, sans que je sache
exactement depuis quand ni de quelle façon. Plus tard pourtant, alors
que je faisais semblant de sortir du lycée et me dirigeais vers l’Impala
de Zayne, je me rendis compte de deux choses.
L’étrange frémissement dans ma poitrine chaque fois que je pensais
à Roth n’était pas près de s’arrêter. Et la raison pour laquelle j’étais
allée chez lui m’était totalement sortie de la tête à l’instant où ses
lèvres avaient si délicatement effleuré les miennes. Si nous continuions
sur cette voie, il allait y avoir du grabuge.
*
Tout se passa plus ou moins normalement pendant les semaines qui
suivirent, puisque « normalement » signifiait maintenant que j’avais un
démon dans ma classe et que je passais le plus clair de mon temps libre
à tenter de découvrir où était caché un traité de démonologie. Mais
Roth et moi n’avions pas les yeux en face des trous ou nous n’étions
pas des lumières, parce que nous étions toujours bredouilles.
Outre la question des démons qui en avaient après moi, c’était une
bonne chose que Zayne me serve de chauffeur. Personne n’avait de
nouvelles d’Elijah ni des hommes de son clan. Ils n’étaient pas rentrés
dans leur district, et Zayne était persuadé qu’ils étaient quelque part
près de la ville. Au fond de moi, je savais que je n’avais pas fini
d’entendre parler d’Elijah, mais ce n’était pas le plus gros problème.
Chaque jour qui passait, j’avais l’impression que le temps nous était
compté. Il ne faudrait pas longtemps avant qu’un nouveau démon
pointe son nez et je restais constamment sur mes gardes.
Mardi, à l’heure du déjeuner, Sam balança un journal sur la table,
dont la page de titre affichait : « Que faut-il penser des Gardiens ?
L’Église des Enfants du Seigneur pèse le pour et surtout le contre. »
Avec une moue de dégoût, je ramassai le journal et parcourus
l’article en diagonale. L’Église des Enfants du Seigneur organisait
régulièrement des meetings où elle descendait les Gardiens en flèche,
et la presse en faisait ses choux gras. Elle était apparue en même temps
que le grand public découvrait l’existence des Gardiens.
Roth jubilait carrément, lisant avec moi par-dessus mon épaule. Il
déjeunait maintenant avec nous à la cafétéria chaque fois que nous ne
nous éclipsions pas pour essayer de découvrir ce que le devin avait
voulu dire ou l’identité du démon à la tête du complot.
— Il faut qu’ils acceptent de donner des interviews, dit Sam. Ou des
crétins dans le genre de ceux-là vont les brûler sur la croix.
— Je n’aurais rien contre un bon feu de joie, déclara Roth, qui me
donna un coup de genou sous la table, auquel je répondis par un coup
de poing.
Tendant le bras au-dessus de la table, Sam piocha une poignée de
mes chips.
— Vous avez lu toutes les conneries qu’ils racontent ?
— Je n’ai pas lu l’article en détail.
Je reposai le journal sur la table, entre Stacey et moi, et elle se
pencha sur l’article.
— C’est quoi, ce délire ? Je cite : « Les Gardiens ressemblent aux
créatures qui ont été chassées du paradis et précipitées en enfer. Des
pécheurs en habits de saints. » OK. Quelles drogues prennent ces gens,
et où puis-je m’en procurer ?
— Regardez ça.
Roth pointa du doigt le troisième paragraphe tout en glissant un
bras autour de ma taille. Il était devenu tellement tactile que la moitié
du lycée pensait que nous sortions ensemble. Pour ma part, je ne savais
pas très bien où nous en étions. Rien n’avait été clairement établi.
— L’Église prétend que les Gardiens sont un signe annonciateur de
l’apocalypse. Rien de moins.
Sam poussa un grognement.
— Je sens que ça va me gaver si l’apocalypse débarque et qu’il n’y a
pas un seul zombie.
Roth ouvrit la bouche pour lui répondre, lâchant ma taille, mais je
lui coupai la parole.
— Ces types sont des fanatiques.
Sam regarda Stacey.
— Tu vas manger tes chips ?
— Depuis quand tu demandes ? D’habitude, tu te sers directement
dans mon assiette.
J’interceptai la main de Roth, qui montait à l’assaut de ma jambe.
Les joues de Sam se colorèrent, puis il lâcha :
— Saviez-vous qu’un acte sexuel de vingt minutes permet de brûler
en moyenne deux cents calories ?
Ses joues s’enflammèrent un peu plus et ses yeux s’écarquillèrent
derrière ses lunettes.
— Je ne sais pas pourquoi j’ai dit ça.
Je m’efforçai d’étouffer mon gloussement derrière ma main, sans
grand succès. Stacey en resta bouche bée et Roth arqua les sourcils.
— Le sexe te travaille, mon pote ?
Sam marmonna quelques mots indistincts, puis s’éclaircit la voix.
— Bref, est-ce que vous saviez que les bananes étaient
radioactives ?
— Waouh, fit Stacey en secouant la tête. Tu sais de ces trucs.
— Oui, renchéris-je, cette histoire de bananes, c’est vraiment…
Je sursautai tout à coup et me raidis sur ma chaise. Roth me
regarda bizarrement. Sam était vraiment un puits de connaissances
improbables. Pourquoi n’y avais-je pas pensé plus tôt ? L’excitation
déferla dans mes veines comme un torrent.
— Hé, ils ont posé une devinette à la radio, l’autre jour, et ça
n’arrête pas de me trotter dans la tête.
Les yeux de Sam se mirent à briller.
— Balance.
— D’accord. Je crois que ça parlait d’un endroit dans la ville où l’on
peut trouver le double inversé d’un monolithe.
J’avais du mal à tenir en place maintenant que Roth avait compris.
— Une idée de ce que ça peut être ?
Sam me dévisagea pendant plusieurs secondes, puis éclata de rire
en tapant sur la table.
— Tu te fiches de moi ?
Je ne voyais vraiment pas ce qu’il y avait de drôle.
— Non, pas du tout.
Roth ramassa une fourchette en plastique.
— Je suppose que tu sais où c’est ?
— Bien sûr ! Comment vous pouvez demander ? C’est tellement
évident. Il faut être un…
Sam s’interrompit lorsqu’il vit que Roth risquait de se servir de sa
fourchette comme d’un projectile s’il finissait sa phrase.
— D’accord, concéda-t-il finalement. Ce n’est peut-être pas si
évident.
— Sam…, m’impatientai-je.
Il remonta ses lunettes sur son nez.
— Bon, la devinette est formulée de façon tordue pour vous mettre
sur de fausses pistes. Pour trouver la réponse, il faut remplacer chaque
mot par un autre plus commun. Par exemple, un synonyme du mot
monolithe ? Un monument. Et le double inversé est un reflet. Ce qu’il
faut donc trouver, c’est un endroit où se reflète un monument. Tout le
monde sait où trouver ça.
— Ben merde alors, dit Stacey en le regardant d’un air irrité. Non,
pas tout le monde.
Sam soupira.
— Il faut vraiment que je vous mette les points sur les i ? Le
monolithe, c’est l’obélisque de Washington. Et le double inversé, son
reflet dans le miroir d’eau. Compris ? Vous ne trouvez pas que c’est
évident ?
— Visiblement, non, marmonna Roth.
J’avais envie de serrer Sam dans mes bras.
— Tu es génial ! Merci beaucoup.
— Je ne te le fais pas dire.
Sam souriait de toutes ses dents. Jetant un regard à Roth, je saisis
mon plateau.
— Bon, les gens, on se voit tout à l’heure en anglais ?
— OK, murmura Stacey, les yeux toujours rivés sur Sam.
J’étais prête à parier vingt dollars qu’elle était en train de penser au
moyen de brûler deux cents calories. Roth et moi jetâmes nos restes à
la poubelle avant de filer dans notre cage d’escalier préférée à côté de
l’ancien gymnase, où la peinture s’écaillait sur la rampe rouillée.
— J’espère que tu es prête à essayer ce truc des deux cents calories.
Je lui lançai un regard morne.
— Non, Roth. Bien tenté.
— J’ai bien le droit d’espérer, pas vrai ?
— Nous savons maintenant où se trouve La Petite Clé, dis-je en
rejetant mes cheveux en arrière. Mon Dieu, je n’arrive pas à croire
qu’on n’y ait pas pensé. En tout cas, c’est une excellente nouvelle.
— Bien sûr.
Roth récupéra une mèche de mes cheveux pour l’enrouler autour
de son doigt.
— Mais je fais une fixette sur ce truc des deux cents calories.
Je lui tapai sur la main.
— Roth !
— Très bien. Très bien.
Il reprit mes cheveux.
— Qui aurait pu se douter que toutes ces informations inutiles que
Sam amasse dans son cerveau serviraient finalement à quelque chose ?
— Eh oui, répondis-je en riant. Tout ce qu’il nous faut maintenant,
c’est une pleine lune.
— On a de la chance. La lune sera pleine samedi soir.
Je fis la moue.
— Comment tu peux savoir ça sans éphéméride ?
Roth m’attira contre lui.
— Les démons et la pleine lune sont comme les petits pois et les
carottes.
Je posai les mains sur son torse pour maintenir une distance entre
nous.
— C’est bien le truc le plus débile que j’aie jamais entendu.
— Tu veux entendre le meilleur ? demanda-t-il en souriant.
Qu’est-ce qui allait encore sortir de sa bouche ?
— Quoi ?
Il se pressa un peu plus contre moi et je reculai légèrement.
— Tu te souviens de ce dont tu essayais de me convaincre quand
on était chez moi l’autre jour ?
Mon dos heurta le mur de béton.
— Que tu n’étais pas juste un autre Roth ?
Il abandonna mes cheveux pour me saisir le menton du bout des
doigts et une étincelle électrique traversa tout mon corps jusqu’au bout
de mes orteils. Inclinant ma tête en arrière, il me dévisagea avec un
sourire malicieux.
— Et que je t’ai répondu que je n’étais pas réel ?
— Oui.
Il avança d’un pas avec un petit sourire en coin. Je voulus croiser
les jambes, mais il glissa sa cuisse entre les miennes.
— Eh bien, je crois que je suis en train de le devenir.
Par tous les saints…
La sonnerie de la reprise des cours retentit, mais elle me semblait
très lointaine.
— Roth…
— Quoi ?
Il inclina la tête, frottant son nez sur le mien. Sa bouche était à
quelques centimètres au-dessus de la mienne, nos corps emboîtés l’un
dans l’autre, en contact à tous les endroits qui électrisaient mes sens. Il
effleura ma pommette du bout des lèvres, puis descendit vers mon
oreille, où il mordilla la peau sensible. Je poussai un petit cri,
agrippant le devant de son tee-shirt.
Roth me lâcha et recula d’un pas.
— Arrête de me distraire, dit-il.
— Quoi ? Je ne fais rien du tout. C’est toi…
— Tu es juste trop irrésistible.
Son sourire s’agrandit.
— Mais revenons aux choses importantes.
J’avais tellement envie de le frapper, mais je me contentai de
croiser les bras.
— Oui, revenons aux choses importantes.
— Je peux aller chercher la Clé samedi soir.
— Je viens avec toi, répliquai-je aussitôt.
Roth poussa un soupir.
— Je savais que tu allais dire ça, mais il y a un petit problème.
Comment comptes-tu sortir de la forteresse des Gardiens au milieu de
la nuit ?
— Je peux faire le mur.
Il me lança un regard sceptique et je poussai un grognement.
— D’accord, c’est sûrement impossible, mais je peux leur demander
de me laisser passer la nuit chez Stacey.
— Tu crois qu’ils t’y autoriseront ?
— Je n’en sais rien, répondis-je en remettant en place la bretelle de
mon sac. Mais je peux toujours essayer.
Roth laissa échapper un soupir sonore.
— D’accord. Essaie. Envoie-moi un texto pour me tenir au courant.
Me tenant la porte ouverte, il pencha la tête sur le côté.
— Tu crois que tu pourras marcher jusqu’à ta classe ou tu as les
jambes trop faibles ?
Je plissai les yeux en passant devant lui.
— Mes jambes vont très bien. Et tu as un ego énorme.
— Il n’y a pas que mon ego qui est…
— La ferme ! Je ne veux pas le savoir, Roth ! l’arrêtai-je en levant
une main. Je te tiens au courant.
Roth se mêla au flot des élèves tandis que je me dirigeais vers ma
classe. Je lui avais menti. J’avais carrément les jambes en coton.
CHAPITRE 19
*
Stacey était plus que ravie d’être mon alibi pour « sortir avec
Roth », et ça me mettait un peu mal à l’aise. Pas de me servir d’elle,
mais parce qu’elle était beaucoup trop excitée à l’idée de ma « nuit
d’amour ». Même si ce n’était pas ce genre de rendez-vous et qu’il
n’était pas prévu que ça dure jusqu’au matin, l’idée de passer la nuit en
compagnie de Roth me donnait à la fois envie de glousser et de faire
une poussée d’urticaire. J’avais parfois l’impression que Stacey était
beaucoup plus enthousiaste que moi à l’idée que j’aie un petit ami.
Le samedi venu, après que Zayne m’eut déposée un peu avant
19 heures chez Stacey, je l’observais faire des rondes devant le pavillon
de grès brun depuis la fenêtre du salon. Au bout du cinquième passage,
je levai les yeux au ciel.
— Tu es sûre qu’il ne se doute de rien ? me demanda Stacey, calant
son petit frère sur sa hanche.
Sa mère était sortie avec son amoureux ; c’était apparemment le
soir des rendez-vous, ce qui m’arrangeait bien.
— Ou alors, c’est un harceleur nocturne ?
— Il est juste surprotecteur.
Et très, très prise de tête.
— Mais je crois qu’il a fini.
Stacey haussa un sourcil et reposa son petit frère sur le canapé
super rembourré.
— Et donc… C’est ce que tu vas porter ?
Abandonnant mon point d’observation, je me retournai, les yeux
baissés sur ma tenue.
— Un jean et un sweat-shirt. C’est quoi, le problème ?
— Tu es sérieuse ? soupira-t-elle en ramassant un petit éléphant en
peluche. Si j’étais toi, je porterais aussi peu de vêtements que la loi m’y
autorise.
— Ça ira très bien.
Une minijupe et un décolleté jusqu’au nombril n’aurait pas été une
tenue idéale pour aller chercher la Clé Dieu savait où. Même si j’étais
certaine que ça n’aurait pas déplu à Roth.
— C’est cool.
— C’est inintéressant.
Elle agita le jouet sous le nez de son frère, qui éclata de rire.
— Genre, aucun intérêt. Zéro.
Tant que ça ? Je tirai sur le bas de mon sweat et levai les yeux au
ciel. Intéressant ou pas, je m’en fichais, et je me dirigeai vers l’endroit
où j’avais posé mon sac pour y prendre mon téléphone. À un moment
donné, Roth avait subtilisé mon portable pour remplacer le nom de
Zayne par l’Homme de pierre et enregistrer son propre numéro sous
celui de Bête de sexe. Quel mégalo.
Je ne pus pourtant m’empêcher de sourire.
Je lui envoyai un rapide texto pour lui annoncer que j’étais prête,
puis me retournai vers Stacey, qui tenait le jouet juste hors de portée
de son petit frère. Elle finit par le lui donner.
— En fait, je suis fière de toi. Tu fais le mur pour sortir avec un
garçon comme une adolescente normale.
Je fis la grimace.
— Il n’y a que toi pour être fière d’un truc pareil.
Elle s’approcha de moi et me lissa les cheveux.
Aujourd’hui, c’était la cata côté capillaire, pas moyen de les
discipliner.
— C’est une sorte de rite de passage. Promets d’appeler demain
matin pour tout me raconter par le menu. Et tu as intérêt qu’il y ait des
tas de détails sexuels.
— Je reviendrai chez toi dans la nuit, répondis-je en repoussant ses
mains.
— C’est ça.
Un avertisseur retentit dehors et les yeux de Stacey s’écarquillèrent.
Elle releva mon sweat, exposant une bande de peau sur mon ventre,
puis me poussa vers la sortie.
— Je ne t’attendrai pas.
Rabaissant mon sweat-shirt, je lui lançai un regard noir.
— Tu auras intérêt à m’ouvrir.
Avec un clin d’œil, elle tira la porte. La Porsche argent de Roth
ronronnait le long du trottoir. Quand la vitre teintée s’abaissa et que
Roth apparut, Stacey le salua de la main.
— Maintenant file. Fais ce qu’il faut pour que maman soit fière de
toi.
— Je dois faire quoi ?
Stacey arqua un sourcil.
— Sers-toi de ton imagination. Rappelle-toi qu’on n’est jeune et
stupide qu’une seule fois dans sa vie. Et celui-là, c’est un beau
spécimen pour faire des bêtises.
— Tu n’es qu’une obsédée.
Je la serrai brièvement dans mes bras et tournai les talons avant
qu’elle donne aussi ses instructions à Roth.
Je dévalai les marches du porche et m’arrêtai sur le trottoir afin de
m’assurer de ne pas sentir la présence d’un Gardien. Rien en vue ; je
lâchai un soupir de soulagement. Ce n’était pas le moment que Zayne
revienne faire ses rondes.
Roth m’accueillit avec un grand sourire quand je me glissai sur le
siège passager.
— Pourquoi tu es toute rouge comme ça ?
Quelquefois, je détestais Stacey.
— Pour rien, marmonnai-je. Où on va ?
Pour donner l’impression que j’avais réellement rendez-vous avec
Roth, on avait plusieurs heures à tuer avant le lever de la lune et avant
de pouvoir aller voir le miroir d’eau.
— Je me suis dit qu’on pourrait aller chez moi après avoir acheté de
quoi manger. Ça devrait nous occuper quelques heures.
Cramponnée aux bords de mon siège de cuir, je hochai la tête,
l’estomac noué. Nous nous arrêtâmes chez Chan, à quelques rues de
son appartement. Je repérai quelques Diablotins et même un
Polymorphe. Je dus prendre sur moi pour ne pas marquer ce dernier,
ce qui aurait attiré sur moi l’attention des démons et des Gardiens.
Une fois que nous eûmes regagné le loft de Roth, il mit au
réfrigérateur nos restes de riz, puis se débarrassa de ses chaussures. Ne
sachant pas trop quoi faire, je m’assis au bord du lit. Les trois chatons
étaient roulés en boule sur le piano.
Roth s’adossa au mur, un petit sourire aux lèvres.
— Tu es nerveuse.
— Pas du tout.
Il éclata de rire.
— Je sens l’odeur de ta nervosité, Layla. Pas de ça avec moi.
OK. Je ramenai mes genoux contre ma poitrine et les encerclai de
mes bras.
— Toi, tu n’es pas nerveux ? Et si la Clé n’y était pas ? Ou si elle y
est, mais que quelqu’un la garde ? Ça m’étonnerait qu’il suffise d’aller
là-bas et de la prendre.
— Ce n’est pas de ça que je parlais.
Il se décolla du mur et s’avança d’une démarche de prédateur. Il
s’installa à côté de moi, les mains de chaque côté de mes pieds nus.
— Mais pour répondre à ta question, non, je ne suis pas nerveux.
Peu importe ce qui nous tombera dessus, je sais que j’assurerai.
— Il faut dire que tu es tellement spécial. Et un peu arrogant, peut-
être ?
— C’est vrai que je suis spécial, mais tu le sais déjà.
Il s’allongea et posa son menton sur l’un de mes genoux.
— Ce qui te rend nerveuse, c’est de te retrouver ici avec moi.
Quand il était aussi près, je ne pouvais plus mentir.
— C’est toi qui me rends nerveuse.
Son petit sourire satisfait étira un peu plus ses lèvres pleines quand
il se souleva, laissant très peu d’espace entre nos bouches.
— Et il y a de quoi.
— Merci de me rassurer.
J’avais envie de reculer, mais je refusais de céder du terrain.
Roth eut un rire de gorge, puis se leva. Il se dirigea vers les
étagères, dont il sortit un DVD, puis se retourna vers moi.
— Ça te dit, un film ?
Troublée, je répondis par un hochement de tête.
Il mit le DVD dans le lecteur, puis revint s’installer sur le lit, où il
s’étira comme un chat au soleil. Au bout d’une minute, je reconnus le
film.
— L’Associé du diable ?
Petit sourire en coin.
— Excellent choix, soupirai-je en secouant la tête.
— Regarde et profite.
Je m’y efforçai, mais j’avais toutes les peines du monde à me
concentrer sur l’écran. Je consultai plusieurs fois le réveil à côté du lit,
tentant de faire abstraction de Roth, tendue comme la corde d’un arc.
Mon cerveau ne cessait de revenir aux paroles de Stacey. Elle n’avait
pas tort. Je ne serais jeune et stupide qu’une seule fois dans ma vie.
Et le panel de garçons avec qui je pouvais faire des bêtises était
extrêmement limité.
Regardant Roth à la dérobée, je m’absorbai dans la contemplation
de ses cils incroyablement longs. Avec ses yeux mi-clos, ils effleuraient
le bombé de ses joues. Ses larges pommettes si douces appelaient les
caresses. Il avait les lèvres entrouvertes, ce qui laissait apparaître l’éclat
du piercing sur sa langue. Au souvenir du contact du métal lisse et
froid, je fermai les yeux.
Roth était effectivement un très beau spécimen pour ces fameuses
bêtises.
Mon ventre se contracta soudain et mon rythme cardiaque
s’accéléra. Sans savoir à quoi je pensais ni ce que je faisais, je changeai
de position pour m’allonger sur le flanc à côté de lui. Il y avait de
l’espace entre nous, mais tout le devant de mon corps fourmillait
comme si nous étions en contact.
Je rouvris les yeux et me concentrai sur l’écran. Keanu venait
d’acheter un nouvel appartement à New York et les choses n’allaient
pas tarder à dégénérer. Le film capta mon attention environ une
minute, très vite supplanté par le désir charnel qui m’envahissait.
Je me rapprochai progressivement de Roth jusqu’à ce que ma cuisse
effleure la sienne. Jusqu’ici, son souffle était régulier, mais il sembla
soudain cesser de respirer, haussant un sourcil charbonneux.
Je ne savais toujours pas ce que je faisais, ni pour quelle raison.
L’envie, pour une fois, d’être une adolescente normale ? De faire les
bêtises de la jeunesse ? Ou je cherchais un moyen d’oublier ce que nous
nous apprêtions à faire et l’angoisse de la situation ?
Ou j’avais tout bonnement envie de Roth ?
À la seconde où cette question se forma dans mes pensées, je sus
que c’était la vérité. Un frisson glacé prit naissance au milieu de mon
dos et s’étendit à mes membres. Ce n’était pas seulement le fait de
pouvoir l’embrasser. Il y avait quelque chose chez Roth qui me touchait
intimement. Quelque chose que je n’avais jamais ressenti avant.
Ma main se posa d’elle-même sur son estomac, juste sous sa cage
thoracique. Je ne bougeais plus. Roth ne bougeait plus. Nous
regardions tous les deux la télé et je savais que, comme moi, il ne
suivait plus le film.
— Layla…
La gravité étouffée de sa voix me fit frissonner de part en part. Je
fis mine de retirer ma main, mais il la retint d’une poigne ferme, mais
douce.
— Qu’est-ce que tu fais ? demanda-t-il.
L’oxygène se bloqua dans ma gorge, m’empêchant de parler, de
formuler avec des mots mes intentions et mes désirs. Un autre
grognement sourd s’échappa de la gorge de Roth et il se retourna à la
vitesse de l’éclair. Une fraction de seconde plus tard, je me retrouvai
allongée sur le dos. Il me surplombait, les muscles de ses bras bandés
sous son tee-shirt.
Ses yeux plongèrent au fond des miens, semblables à deux citrines.
Il dut lire quelque chose dans mon regard, parce qu’un frisson le
parcourut.
— Je suis un démon, Layla. Ce que tu m’offres avec tes yeux et ton
corps, je le prendrai. Ne t’y trompe pas. Je te laisse une chance. Ferme
les yeux et tout sera oublié.
Je me sentis faiblir sous son regard brûlant, mais je gardai les yeux
ouverts.
— Layla.
Il prononça mon nom comme si c’était pour lui une torture.
Puis il m’embrassa.
Pas comme la première fois dans le parc. Pas non plus comme
l’autre fois sur ce même lit. Il captura mes lèvres dans un long baiser
sensuel. Je poussai un gémissement quand je sentis son goût, sucré
comme du chocolat. De petits frissons de plaisir et de panique me
traversèrent quand il approfondit l’étreinte et que je perçus la froideur
métallique du piercing sur sa langue. Mon corps s’éveilla à la vie
comme sous l’effet d’une étincelle ; mon cœur se dilata et se mit à
battre plus fort. Le flot des sensations qui m’envahissaient était
assourdissant, merveilleux, terrifiant.
J’enfouis mes mains dans ses cheveux, qui étaient, sans surprise,
terriblement doux sous mes doigts. Roth se plaqua contre moi, relevant
l’une de mes jambes autour de sa taille, et je poussai un petit cri. Sa
main s’insinua sous mon tee-shirt et ses doigts coururent sur ma peau,
provoquant un afflux de sang dans tout mon corps.
J’avais envie de le caresser, moi aussi. Un grognement lui échappa
quand je me tortillai pour introduire mes mains sous son tee-shirt. Ses
abdominaux étaient durs, tout en reliefs délicieusement ciselés. Il
interrompit le baiser le temps de faire passer son tee-shirt par-dessus sa
tête. Il resta en appui au-dessus de moi, fort et puissant. Ce n’était pas
la première fois que je le voyais torse nu, mais sa beauté me fascinait
toujours. Même Bambi, sur son bras, et le dragon sur son ventre étaient
beaux à mes yeux. Je me demandai fugacement ce qu’il pensait de moi,
mais nous nous embrassions de nouveau tandis qu’il me rallongeait,
posant ses lèvres sur ma joue, puis sur mes paupières, et que j’essayais
de contrôler mon cœur affolé.
Roth saisit alors mon visage entre ses mains, déposant une
succession de baisers légers sur mes lèvres. Mon sweat-shirt suivit le
même chemin que le sien. La tête me tournait. Mes doigts descendirent
sur son torse, puis sur son ventre, jusqu’au bouton de son jean. La
même idée l’animait : il s’était positionné entre mes cuisses, et je
flottais dans les sensations brutes, le plaisir mêlé à l’incertitude. Je
n’avais aucune expérience de ces choses.
Durant un bref instant, Roth se figea au-dessus de moi. Il ferma les
yeux, serrant les paupières, et rejeta la tête en arrière, le visage levé au
plafond. Je ne m’étais pas rendu compte de la maîtrise qu’il exerçait
sur lui-même jusqu’à ce qu’elle lui échappe.
Ses bras se refermèrent autour de moi et il me plaqua contre lui,
nos bassins en contact étroit. Nous étions peau contre peau, nos jambes
mêlées, et chacun de nos souffles se communiquait à l’autre. Nos
poitrines se soulevaient ; nos cœurs tambourinaient. Sous mes doigts
crispés, sa peau était ferme et douce à la fois. Il m’empoigna par les
hanches, orientant mon bassin pour nous rapprocher encore. Quand il
reprit ma bouche, ce fut un baiser brûlant plein de fougue qui m’amena
au bord du précipice. J’avais envie de sauter tête la première, et
d’éprouver enfin ce qui m’avait toujours été défendu.
Mes doigts s’enfoncèrent dans la peau soyeuse de ses biceps tandis
que sa main s’aventurait sur mon ventre, dessinant un cercle autour de
mon nombril avant de poursuivre sa descente, franchissant la ceinture
de mon jean. Tous les muscles de mon corps se tétanisèrent d’une
étrange façon. Pas désagréable, mais c’était très intense, à la fois trop
et pas assez.
— Roth, je… je ne suis pas sûre…
— Tout va bien, murmura-t-il contre ma bouche. Je vais m’occuper
de toi. Seulement de toi.
Il semblait surpris de ses propres paroles, et quand il parla de
nouveau, ce fut d’une voix éraillée tandis qu’il appuyait son front
contre le mien.
— Tu me tues. Tu n’as pas idée de ce que tu me fais.
Avant que mon cerveau puisse assimiler ce qu’il voulait dire, sa
main se mit en mouvement. Son poignet s’incurva et toutes les cellules
de mon corps se tendirent presque au point de rupture. Je ne contrôlais
plus rien. Mon corps ondulait de son propre chef et je me cambrai
contre lui. Un flot de sensations m’emporta, comme si je venais de
basculer dans l’abîme, mes cellules explosant dans toutes les directions.
Roth captura mes lèvres à l’instant culminant, avalant les râles qui
m’auraient embarrassée plus tard.
Il me tint dans ses bras jusqu’au bout. Des heures s’écoulèrent
lentement tandis que je reprenais mes esprits. Ou seulement des
minutes. Ça n’avait pas d’importance. Mon cœur battait comme un
tambour. Je me sentais merveilleusement bien. Vivante. C’était encore
mieux que de prendre une âme.
Nos regards se croisèrent et je souris timidement. Quelque chose se
fêla dans ses yeux tandis que ses doigts s’attardaient sur ma joue.
— Que ne donnerais-je pas…
Roth n’alla pas au bout de sa pensée et mon cerveau était encore
trop confus pour comprendre ce qu’il voulait dire. Il appliqua ses lèvres
sur mon front enflammé, puis roula lentement sur le dos.
J’accompagnai son mouvement, sans la grâce qui le caractérisait, ma
jambe se prenant dans la sienne.
Il leva une main, son torse se soulevant et s’abaissant rapidement.
— J’ai besoin d’une minute.
J’ouvris la bouche, mais la refermai aussitôt. Rougissante, je
m’apprêtais à reculer, mais son bras s’enroula autour de ma taille pour
me garder contre lui.
— OK. Je vais sans doute avoir besoin de plus d’une minute.
Sa voix était rauque et tendue.
J’étais peut-être inexpérimentée, mais pas totalement naïve.
— Pourquoi… pourquoi t’es-tu arrêté ?
— Je ne sais pas.
Il lâcha un rire bref.
— Je ne sais vraiment pas, mais ça va. Oui, tout va bien.
Je fermai les yeux un instant, puis me détendis contre lui, me
laissant bercer par les mouvements de sa poitrine. Je sentis sa main
caresser ma joue, ramener mes cheveux derrière mon oreille. J’avais du
mal à respirer et quand j’ouvris les yeux, il me contemplait d’une façon
que je ne compris pas.
Incapable de soutenir ce regard, je baissai les yeux sur son torse et
sur son ventre. Les détails du dragon étaient aussi stupéfiants que ceux
de Bambi. Ses écailles bleues et vertes iridescentes scintillaient dans la
lumière du jour qui entrait par la fenêtre, et son corps ondulait sur les
reliefs des abdominaux dessinés de Roth. Quand il respirait, on aurait
dit que le dragon prenait son souffle, et leurs yeux étincelaient de la
même lumière dorée.
— Si tu continues de me regarder comme ça, ça ne va plus aller du
tout.
Je m’empourprai et détournai hâtivement les yeux, mais ils étaient
irrésistiblement attirés vers lui. En appui sur un coude, je dus prendre
sur moi pour ne pas le toucher.
— Ton tatouage… est-ce qu’il se détache de toi comme Bambi ?
— Seulement quand je suis vraiment en colère.
Roth leva un bras au-dessus de sa tête et le dragon s’étira avec lui.
— Et même dans ce cas, je ne le libère que quand je n’ai plus
d’autre option.
— Il a un nom ?
Roth haussa un sourcil.
— Il s’appelle Panpan.
J’éclatai de rire.
— Tu es complètement obsédé par Disney ?
— Le nom me plaît.
Il se redressa rapidement pour déposer un baiser sur mon épaule,
puis se rallongea, un bras encerclant ma taille. Sa main vint se placer
tout naturellement sur ma hanche.
— Tu peux le toucher si tu veux.
Je ne me fis pas prier, suivant le contour de ses ailes. J’aurais pensé
que le dessin était en relief, mais sa peau était aussi douce et lisse que
sur le reste de son corps. J’effleurai ensuite le ventre du dragon, puis sa
queue qui disparaissait sous la ceinture du jean de Roth, qui cessa de
respirer.
— Bon, ce n’était sans doute pas une très bonne idée.
Je retirai vivement ma main et le regardai. Il contemplait le
plafond, la mâchoire crispée.
— Désolée.
Un coin de sa bouche se releva.
— Tu… tu m’as surpris. Je t’imaginais en blanc.
— Quoi ?
Puis je compris. Mon soutien-gorge était rouge. Je lui donnai une
tape sur le torse.
— Hé, je ne suis pas une princesse totalement pure et vertueuse.
— Non. Ce n’est absolument pas ce que tu es.
Il roula sur le flanc pour me faire face, un étrange sourire aux
lèvres. Il avait l’air soudain très jeune et… parfaitement détendu.
— Tu es en réalité une petite chose qui a un tempérament de feu.
Je secouai la tête.
— Je ne sais pas trop…
— Tu ne t’en rends même pas compte.
Sa voix était épaisse et il me déséquilibra pour me faire basculer sur
lui. Puis il prit mon menton entre ses doigts et guida ma bouche sur la
sienne. S’ensuivit un long baiser langoureux qui me fit chavirer le
cœur. Sa main glissa jusqu’à ma nuque et il me tint contre lui, le
souffle court, enivrée de ses baisers.
Puis soudain il se releva et toute cette sensualité nonchalante quitta
son beau visage. Mon cœur bondit dans ma poitrine et un frisson glacé
me parcourut l’échine.
Roth prit une profonde inspiration.
— Il est temps.
CHAPITRE 20
*
Zayne ne m’avait pas adressé la parole. Pas un mot depuis que nous
avions atterri sur le balcon de ma chambre. Il ne dit rien non plus
quand il me laissa seule à l’intérieur et verrouilla la porte.
Glissant mes mains tremblantes sous mes aisselles, j’arpentai toute
la longueur de la pièce. Comment avaient-ils su où nous étions ? C’était
bien trop commode qu’ils soient arrivés tous en même temps, surtout
Abbot. Nous n’avions pas été suivis. Je les aurais sentis.
Merde, j’étais dans de sales draps.
Ma seule consolation était que Roth ait pu s’enfuir, mais j’avais vu
son regard. Il croyait que je l’avais trahi. Et ce n’était pas bien difficile
de tirer cette conclusion de ce qui s’était produit.
Fermant les yeux alors qu’une porte claquait quelque part dans la
maison, je savais pourtant que ce n’était pas pour lui que je devais
m’inquiéter dans l’immédiat. Je pourrais leur expliquer que Roth était
venu à mon secours – pour nous aider. Je pourrais les convaincre.
Mais moi ? Mon Dieu, ça ne se présentait pas bien du tout. Je leur
avais menti. J’avais protégé un démon. Leur colère serait sans limites.
Et Zayne… Ma poitrine se serrait quand je pensais à lui, à sa tension
tout le temps qu’il m’avait transportée et déposée ici, à la rigidité
inhabituelle de sa posture quand il avait quitté ma chambre.
Je m’assis sur le lit, la tête entre les mains. Je n’avais jamais voulu
le blesser ou le décevoir. Même quand il connaîtrait toute l’histoire, je
savais que ça ne changerait pas grand-chose. Je n’avais jamais eu de
secrets pour lui jusqu’ici.
Mais lui, en avait-il eu pour moi ?
Mon cœur me faisait mal à l’idée qu’il savait depuis le début qui
était ma mère et ce que ça signifiait. Tant de mensonges se dressaient
entre nous que la vérité était ensevelie dans un réseau de fils
inextricables.
Quand on frappa à ma porte, mon cœur fit un bond. Je me levai,
les jambes flageolantes, pour aller ouvrir. Nicolaï attendait dans le
couloir sous sa forme humaine, la mâchoire assombrie d’une
ecchymose. Son œil gauche était tuméfié et faisait peine à voir.
— Nicolaï…
Il leva une main.
— Il n’y a rien que tu puisses dire maintenant pour ta défense,
petite.
Je fus réduite au silence, accablée par la honte, même si je n’avais
pas comploté contre eux. C’était autre chose qui se jouait là.
Il me fit entrer dans le bureau d’Abbot sans prononcer un mot, et je
me rendis compte que je détestais sa façon de me regarder, comme si
j’étais une étrangère. Pire encore, une ennemie dont il fallait se défier.
Abbot fit son apparition quelques instants plus tard, et il n’était pas
seul. Zayne l’accompagnait, et l’expression de son visage pâle et
dévasté m’apprit qu’Abbot lui avait fait part de ses soupçons.
Zayne ne m’accorda pas un regard. Pas un seul après qu’Abbot eut
claqué la porte et traversé la pièce pour se planter devant moi. Zayne
ne cilla même pas quand je sursautai. Il était debout derrière le bureau,
le regard fixé sur le mur derrière moi.
De tout ce qui était arrivé cette nuit, c’était peut-être ce qu’il y avait
de pire.
— Tout ce que je peux dire, c’est que tu as beaucoup de chance que
nous ayons pu récupérer La Petite Clé de Salomon.
Abbot me dominait de toute sa hauteur, et sa seule présence était
suffocante. Il était amoché aussi. Pas autant que Nicolaï, mais son
arcade était contusionnée.
— Dans le cas contraire, rien n’aurait pu empêcher l’intervention
des Alphas.
Mes doigts tremblaient toujours quand je ramenai mes cheveux
derrière mes oreilles.
— Tu ne comprends pas.
— Ça, tu as raison. Je ne peux pas imaginer ce qui t’est passé par la
tête pour aider un démon à voler La Petite Clé de Salomon.
— Il est venu à mon secours. Il n’est pas comme…
— Ne finis pas cette phrase.
La fureur déformait sa voix.
— Parce que si tu dis qu’il n’est pas comme les autres démons, je
vais perdre patience.
— Mais c’est la vérité. Tu ne comprends pas. Laisse-moi
t’expliquer…
Abbot marcha sur moi, empoignant les bras du fauteuil dans lequel
j’étais assise. Je me tassai sur moi-même face à la colère qui déformait
ses traits. Par-dessus son épaule, je vis Nicolaï et Zayne faire un pas en
avant, et je ne savais pas s’ils venaient à mon secours ou pour aider
Abbot à en finir avec moi.
— Je suis tellement déçu, ça me rend malade, siffla-t-il. Comment
as-tu pu, Layla ? Ce n’est pas comme ça que je t’ai élevée. Je t’ai traitée
comme si tu étais de mon propre sang, et voilà comment tu me
remercies ?
Je tressaillis.
— S’il te plaît, laisse-moi t’expliquer, Abbot. Ce n’est pas ce que tu
crois.
Je regardai Zayne, qui détourna les yeux.
— Je t’en prie.
Abbot me dévisagea pendant plusieurs secondes, puis se redressa,
les bras croisés. Je pris son silence comme une acceptation résignée.
— Je n’ai pas aidé un démon à comploter contre vous. Je suis à
moitié démone moi-même, n’est-ce pas ? Pourtant, je ne suis pas
comme les autres démons.
— C’est ce que je croyais jusqu’à maintenant, répliqua-t-il d’un ton
glacial.
Je hoquetai. Il avait touché un point sensible.
— Il est venu à mon secours le jour où je suis tombée sur le
Rapporteur.
Prenant une profonde inspiration, je lui racontai presque tout, à
l’exception des détails trop personnels qui auraient fait sauter les
Gardiens au plafond.
— Il a été envoyé par l’enfer pour empêcher un démon de
rappeler…
— De rappeler les Lilin ? Est-ce qu’il t’a dit ce que tu étais ?
L’importance du rituel contenu dans La Petite Clé ? Est-ce qu’il t’a dit
pour quelle raison ce grimoire a été caché il y a bien longtemps ? Pour
s’assurer que personne ne pourrait jamais ramener les Lilin sur cette
terre ?
— Oui. Il m’a tout dit. Nous devions trouver le grimoire pour savoir
en quoi consistait le rituel. Il ne comptait pas l’utiliser pour ramener les
Lilin.
— Et tu l’as cru ?
Abbott s’accroupit devant moi et plongea ses yeux dans les miens.
— Pourquoi ferais-tu confiance à un démon, Layla ?
Un nœud se forma dans ma gorge.
— Parce qu’il ne m’a jamais menti, et qu’il est venu à mon
secours…
— Est-ce lui le démon qui a tué Petr ?
Le silence était si épais qu’on aurait entendu une mouche voler.
— Oui.
— Petr s’en est-il réellement pris à toi ou n’était-ce qu’un
mensonge ?
Je suffoquai sous le coup de l’indignation.
— Oui ! Petr m’a attaquée. Pourquoi aurais-je menti là-dessus ?
Les yeux d’Abbot étincelèrent d’une lueur bleu électrique.
— Tu ne profères que des mensonges depuis que tu as rencontré ce
démon ! Pourquoi devrais-je croire que tu as dit la vérité ?
Je ne sais pas ce qui me fit basculer, peut-être le mélange de la
peur et de la frustration de ne pas pouvoir prononcer une phrase
entière, mais je perdis tout contrôle. Je bondis sur mes pieds si
brusquement qu’Abbot se releva et recula – il recula devant moi. Je
sentais la colère crépiter sur ma peau comme de l’électricité statique.
— Tu as beau jeu de me reprocher mes mensonges alors que tu me
mens toi-même depuis le début !
Les narines d’Abbot frémirent.
— Eh bien quoi ? Tu ne trouves rien à répondre ?
J’avançai d’un pas, galvanisée par la rage. Ma fureur était si
profonde, comme une seconde âme à l’intérieur de moi.
— Tu savais depuis le début qui était ma mère et ce qui pouvait
arriver ! Tu as proféré tout autant de mensonges que moi !
Je balayai la pièce d’un regard sombre, et la douleur fut
insupportable quand mes yeux se posèrent sur Zayne.
— Tous autant que vous êtes, vous m’avez menti !
— C’était pour te protéger, dit Nicolaï.
— Comment espériez-vous me protéger en me gardant dans
l’ignorance ? Il y a des démons qui me cherchent ! Et pas celui que
vous avez attaqué ce soir ! Sans lui, les Lilin déferleraient sans doute
sur le monde à l’heure qu’il est, et je serais sûrement morte !
— J’ai jugé préférable de te cacher la vérité plutôt que de te révéler
la souillure de ton sang, dit Abbot.
Je tressaillis.
— La souillure de mon sang ?
— Tu es la fille de Lilith.
— Je suis aussi une Gardienne !
La colère étincela dans les yeux d’Abbot.
— Un Gardien ne collabore pas avec les démons !
— Père, gronda Zayne.
J’étais trop aveuglée par la colère pour prendre conscience que
Zayne avait finalement ouvert la bouche.
— Manifestement, un Gardien a fait bien plus que collaborer avec
un démon ! J’en suis la preuve.
— Est-ce que tu as couché avec ce démon ? demanda brusquement
Abbot.
Cette question me prit tellement au dépourvu que le plus gros de
ma colère se dissipa.
— Quoi ?
— Es-tu toujours vierge ?
Waouh. L’embarras qui envahit la pièce était égal à la tension qui y
régnait déjà.
— Et qu’est-ce que ça a à voir dans cette affaire ?
— Réponds ! rugit Abbot.
Je blêmis, puis sentis mon visage s’enflammer.
— Je n’ai jamais couché avec lui ni avec personne. Seigneur !
Les épaules d’Abbot s’affaissèrent de soulagement, ravivant mes
soupçons.
— Pourquoi ? En quoi est-ce tellement important ?
Le corps de Zayne était tendu.
— Oui, j’aimerais aussi le savoir.
Son père poussa un grognement excédé.
— Pour quelle autre raison un démon de son âge tournerait-il
autour d’elle ? Son innocence, en l’occurrence la perte de son
innocence, fait partie de l’incantation.
— Quoi ?
Ma voix était montée dans les ultrasons.
— Je dois rester vierge toute ma vie ?
Soudain, les pièces du puzzle se mirent en place.
— Tu sais ce que contient le rituel ?
Les trois mâles dans la pièce évitaient maintenant soigneusement
de me regarder quand Abbot me répondit.
— Oui. Nous devions le connaître pour éviter qu’il soit accompli.
Et comment comptaient-ils s’y prendre s’ils n’avaient même pas jugé
bon de m’en informer ?
— En quoi consiste-t-il ?
Abbot haussa un sourcil.
— Ton démon ne te l’a pas dit ?
L’irritation flamba dans mes veines.
— Mon démon ne savait pas ce que contenait l’incantation. C’est
pour ça que nous cherchions le livre, pour savoir comment l’empêcher.
Et j’étais bien certaine que si Roth avait su pour cette partie-là, il ne
se serait pas privé de la mentionner.
Après un silence, Abbot répondit.
— L’incantation nécessite le sang mort de Lilith, et la perte de ton
innocence. Et pas seulement de ta… Eh bien, nous avons établi que tu
ne l’avais pas perdue, mais ton innocence est aussi liée à tes pouvoirs
démoniaques. Et sa perte est totale si tu as pris une âme.
Ma bouche s’assécha.
— Une âme ?
Abbot hocha la tête.
— En dehors des implications morales, voilà pourquoi il est si
important que tu restes pure.
Je ne savais pas vraiment s’il parlait de l’acte sexuel ou de celui de
prendre une âme. Je me laissai retomber dans le fauteuil, sonnée. Oh,
mon Dieu, j’avais pris une âme, ce qui signifiait que trois des quatre
éléments du rituel étaient déjà rassemblés.
— Je crois que nous avons besoin du temps de la réflexion, dit
Zayne, les yeux braqués sur son père. Layla n’aurait jamais rien fait de
tout ça sans ce démon. C’est une Gardienne, mais elle est jeune et…
— Influençable ? le coupa Abbot, les poings serrés. Pas au point de
laisser un démon se servir d’elle. Elle n’est pas sans reproche, dans
cette histoire.
— Elle n’est pas totalement fautive non plus, fit valoir Zayne, et
même si j’avais envie de rétorquer que je n’étais pas influençable, je
demeurai silencieuse. Elle n’a jamais…
Zayne ne me regardait pas, mais je le vis déglutir.
— Elle n’a jamais rencontré…
Je saisis alors ce qu’il essayait de dire.
— Je n’ai jamais rencontré personne qui s’intéresse à moi ?
Zayne ne répondit pas, mais je savais que j’avais mis dans le mille
et ma poitrine se serra douloureusement. Merde, c’était insultant et
involontairement blessant.
— Quand bien même, elle sait ce qu’elle doit faire, reprit Abbot
avec un grognement de dégoût. Tu aurais dû nous en parler depuis le
début.
Je relevai la tête.
— Et toi, tu aurais dû me dire la vérité.
Là, nous étions dans une impasse. Nous avions menti tous les deux.
Nous aurions dû tous les deux parler à l’autre. Ça faisait beaucoup de
choses sur lesquelles nous ne pouvions pas revenir. Le silence s’étira et
je ne savais plus quoi dire. J’avais tout raconté à Abbot, ou presque, et
il ne me croyait pas. Moi qui pensais pouvoir le convaincre, je m’étais
mis le doigt dans l’œil.
— Comment as-tu su ? lui demandai-je à voix basse.
Il inclina la tête sur le côté.
— J’ai su que tu mijotais quelque chose à l’instant où tu es revenue
à la maison dans ces vêtements trop grands pour toi. Je ne savais pas
quoi, mais je savais que ce n’était qu’une question de temps avant que
ce qui s’est passé se produise, répondit-il. C’est pour ça que je t’ai
laissée aller chez Stacey ce soir.
Enfer et damnation. Je savais bien qu’il avait cédé trop facilement.
— Si tu connaissais mes intentions, pourquoi m’as-tu laissée faire ?
— Laissée faire ?
Le rire d’Abbot était dur.
— Nous avons le grimoire, et il est maintenant en sécurité. Nous
voulions aussi ce démon, mais nous finirons par le trouver.
Je lançai un coup d’œil à Zayne.
Stoïque au fond de la pièce, il avait peut-être essayé de prendre ma
défense, mais il ne me regardait toujours pas.
— Quel est son nom, Layla ? me questionna Abbot.
Je me retournai vers lui, déglutissant avec difficulté.
— Pourquoi ? Tu ne me crois pas. Tu penses qu’il veut…
— C’est un démon ! Il s’est servi de toi, Layla, comme tous les
démons. Tu ne comprends pas ? Seule l’association d’un démon et d’un
Gardien permettait de récupérer La Petite Clé. Il avait besoin d’un
Gardien, et tu étais trop heureuse de lui rendre ce service.
Le grand corps d’Abbot trembla quand il reprit sa respiration.
— Tu avais suffisamment de sang de Gardienne dans les veines
pour que ça fonctionne.
— Je le sais. Mais il…
— Tu ne peux pas être aussi naïve, Layla. Comment sais-tu qu’il
n’agissait pas contre nous ? Que ce n’était pas lui le démon qui essayait
de trouver la Clé ? Il voulait sans doute connaître l’incantation et il s’est
servi de toi pour l’obtenir.
J’aurais voulu revenir en arrière, parce que dès l’instant où ces
paroles furent prononcées, le mal était fait. Et que je n’aie jamais vu
l’autre démon n’arrangeait rien. L’unique fois où j’avais brièvement
aperçu un autre Démon Supérieur, c’était le jour où j’attendais Morris.
— Il s’est servi de toi. Et ce n’était qu’une question de temps avant
qu’il te manipule pour que tu prennes une âme et que tu perdes ton
innocence.
— Qu’est-ce que tu en sais ? m’écriai-je.
Je fermai les yeux.
— Il a eu…
Je secouai la tête. Roth avait eu de multiples occasions de prendre
ma virginité. Ne serait-ce que juste avant de partir chercher la Clé. Je
m’étais sentie tellement extatique que je lui aurais probablement donné
le feu vert pour aller jusqu’au bout.
— Il a eu quoi ? me pressa Abbot.
— Rien.
Je carrai les épaules. La connaissance du nom d’un démon conférait
un pouvoir sur lui. Avec des bougies noires et de mauvaises intentions,
on pouvait invoquer un démon par son nom. Pas question de prendre
ce risque.
— Je ne vous dirai pas son nom.
Comme prévu, cette décision mit le feu aux poudres.
Il y eut des éclats de voix. Abbot avait l’air de vouloir m’étrangler.
Mais je tins bon. Je ne trahirais pas Roth, même si ça me donnait l’air
de trahir les Gardiens.
— Peu importe, dis-je avec lassitude.
Il était 4 heures du matin et je ne voyais pas d’issue à la situation.
— Ce qui compte, c’est le démon qui veut rappeler les Lilin.
Qu’allons-nous faire à son sujet ?
— Nous ? répéta Abbot avec mépris. Il n’y a pas de « nous » dans
cette affaire. Et ce n’est pas un problème. Nous sommes en possession
de La Petite Clé, et si tu es trop naïve pour croire que c’était bien avec
ce démon-là que tu te trouvais, ce n’est pas notre cas.
Je le dévisageai avec sidération.
— Mais je vous dis que ce n’est pas lui. Bon Dieu ! Pourquoi
personne ne m’écoute ? Ce n’est pas lui, et le coupable sait peut-être
déjà ce que contient l’incantation.
Abbot secoua la tête en plissant les yeux.
— Tu me diras son nom. Peut-être pas ce soir, mais tu me le diras.
Me saisissant par les poignets, il me tira violemment du fauteuil.
Zayne se précipita vers nous.
— Père, tu lui fais mal.
C’était la vérité. Les yeux d’Abbot descendirent sur ses mains. Il
fronça les sourcils, puis me lâcha avant de reculer, prenant une
profonde inspiration.
— Il va sans dire que tu es privée de sortie.
Je faillis éclater de rire, sans trop savoir pourquoi. Heureusement,
je m’en abstins, parce que je doutais qu’Abbot soit sensible à ce genre
d’humour.
— À vie, ajouta-t-il.
Oh.
Zayne me prit par le bras, beaucoup plus doucement. J’aurais des
bleus sur les poignets plus tard.
— Emmène-la dans sa chambre, ordonna Abbot, avec un dernier
regard furibond à mon adresse. Et prie pour que je ne change pas
d’avis et décide de faire usage des cellules qu’on a en ville.
Je frissonnai. En dépit de la colère d’Abbot, j’espérais que ce
n’étaient que des paroles en l’air.
Remise aux mains de Zayne, je me laissai guider hors du bureau.
Une fois dans le couloir, j’osai lever sur lui un regard furtif. Ça ne se
présentait pas bien.
— Il m’enfermerait vraiment dans l’une de ces cellules ?
Il ne répondit pas jusqu’à ce que nous ayons atteint le milieu de
l’escalier recouvert d’un tapis bordeaux.
— Je ne sais pas.
Pas très rassurant. Je ralentis le pas. J’étais fatiguée, mais je n’étais
pas pressée d’être confinée dans ma chambre jusqu’à mes quatre-vingt-
dix ans.
— Zayne…
— Je sais ce que tu penses, dit-il, un muscle palpitant sur sa
mâchoire. Que j’étais au courant pour ce foutu truc de Lilith. Ce n’est
pas le cas. Si j’avais su, je t’en aurais informée dès que tu aurais été en
âge de comprendre ce que ça signifiait.
Je trébuchai, en partie à cause du soulagement. Mais une vague de
culpabilité m’avait aussi déséquilibrée, comme une balle en plein cœur.
À cet instant, je croyais Zayne : il me l’aurait dit s’il avait été au
courant. Il m’aurait fait confiance et m’aurait fait passer avant son
père.
Je ne l’avais pas fait passer avant Roth.
Zayne s’arrêta devant ma porte, ferma les yeux quelques secondes,
puis se tourna vers moi.
— Quelque part, je peux comprendre que tu n’aies rien dit à mon
père, mais tu aurais dû m’en parler. J’aurais…
— Tu aurais quoi ? lui demandai-je doucement. Tu m’aurais crue
ou tu l’aurais répété à Abbot ?
Son regard pâle trouva le mien.
— Je n’en sais rien. J’imagine qu’on ne le saura jamais.
Je pinçai les lèvres alors que les regrets me submergeaient,
menaçant de m’étouffer. Par le passé, Zayne ne m’avait jamais
vraiment laissée tomber. Oui, il était parfois intervenu contre mon gré,
et puis il y avait l’histoire avec Danika, mais il n’avait jamais rien fait
pour que je me méfie de lui.
Serrant les paupières pour refouler mes larmes, je poussai un soupir
tremblant.
— J’ai tout gâché, Zayne. J’ai tout fichu en l’air avec toi. Je suis
désolée.
— Oui, souffla-t-il d’une voix rauque. Tu peux le dire.
CHAPITRE 22
*
La semaine passa, sans nouvelles de Roth ni changement chez moi,
et je ne savais plus ce que je devais croire. Les propres paroles de Roth
me hantaient. « Je suis un démon, il m’arrive de mentir. »
Se pouvait-il qu’il m’ait trompée depuis le début, qu’il se soit servi
de moi pour retrouver la Clé dans l’intention de rappeler les Lilin ?
Était-ce la raison de son absence et de son silence ?
Non – impossible. Roth ne m’avait pas manipulée. Je ne pouvais
pas croire que tout ça n’ait été qu’un stratagème. Ou peut-être que je
ne voulais pas y croire. C’était trop douloureux pour que je puisse
l’envisager. Mais dans les moments les plus sombres, ces questions me
tourmentaient.
J’avais parfois l’impression de sentir cette odeur musquée qui
n’appartenait qu’à lui. Dans les couloirs entre les cours, ou dans la rue
quand je me dirigeais vers l’endroit où Zayne était garé. Je regardais
alors autour de moi, mais je ne le vis jamais. Je ne l’entendis pas non
plus fredonner Paradise City.
Les choses ne s’étaient pas arrangées entre Zayne et moi. Hormis
quand je lui posais une question pour l’obliger à me répondre, il ne
semblait pas disposé à me parler. J’étais toujours consignée dans ma
chambre, et les rares fois où j’en sortais, il était avec Danika ou les
autres Gardiens.
Mes fringales d’âme se manifestaient plus fortement la nuit.
Certainement amplifiées par l’angoisse et le stress, mais ma porte était
toujours verrouillée. Ainsi que mon balcon. Et mes fenêtres avaient été
condamnées de l’extérieur, comme s’ils craignaient que je ne me jette
dans le vide. Sans accès à du jus d’orange ou à un aliment sucré, mes
nuits étaient très difficiles.
Étrangement, ce besoin de céder à mon côté démoniaque n’était
pas un problème quand Roth était là. La pulsion existait toujours, mais
restait faible et facilement gérable. Comme si sa présence m’aidait à la
contrôler. Ou c’était peut-être autre chose. Je ne savais vraiment pas.
Après une nuit particulièrement éreintante où je m’étais retrouvée à
faire les cent pas jusqu’à l’épuisement, Zayne rompit le silence entre
nous en me conduisant au lycée le lendemain matin.
— Tu as mauvaise mine.
Je haussai les épaules, tirant sur un fil de mon jean.
— La nuit a été longue.
Il ne répondit pas immédiatement, mais je sentis son regard sur
moi quand il s’arrêta devant la longue façade de briques du lycée.
— Ça t’arrive souvent ?
Comme je ne répondais pas, il prit une profonde inspiration.
— C’est dur, Layla ?
— Ce n’est rien.
J’ouvris la portière et descendis de la voiture, plissant les yeux dans
la lumière matinale du soleil de novembre.
— À plus tard.
J’étais apparemment en veine ce matin, puisque je tombai
directement sur Eva et ses cheveux parfaitement coiffés. Et comme je
n’avais même pas pris la peine de laver les miens et que son âme était
plus sombre que jamais, avec davantage de lignes rouges que roses,
elle était la dernière personne que j’avais besoin de côtoyer.
— Dégage de là, tarée.
J’avais l’impression que mes pieds étaient ancrés dans le sol. Je ne
voyais que son âme et sa noirceur. Ma gorge et mon estomac
commençaient à me piquer, comme une remontée acide.
Eva regarda autour d’elle, puis claqua des doigts sous mon nez.
— Sérieusement ? Tu as une raison de rester plantée là ?
L’appel, sombre et puissant, enflait en moi. Je me détournai en
comptant mes respirations jusqu’à ce que le pire soit passé, puis je
m’éloignai lentement. Je me traînai toute la journée, qui semblait ne
jamais vouloir se finir. Huitième jour sans Roth.
Plus tard dans la nuit, quand la pulsion me réveilla, je me retournai
dans mon lit, refusant d’ouvrir les yeux. Je veux que ça s’arrête. Je veux
que ça s’arrête, s’il vous plaît. Mes entrailles faisaient des nœuds. Le feu
gagnait ma peau, puis je fus parcourue d’un frisson glacé.
J’ouvris les yeux et les refermai, ravalant mes larmes. Sauter par la
fenêtre me semblait de jour en jour une meilleure option.
Me redressant dans mon lit, je balayai ma chambre des yeux.
J’enregistrai une forme étrange sur mon bureau et je regardai mieux.
Je fronçai les sourcils, incapable d’identifier de quoi il s’agissait.
Rejetant la couette, je me levai et m’approchai du bureau d’un pas
chancelant.
Dès que je reconnus ce que c’était, je plaquai une main sur ma
bouche. Un pichet de jus d’orange, disposé à côté d’un verre, et un
rouleau entier de pâte à cookies au sucre.
Zayne était venu dans ma chambre pendant que je dormais. Il n’y
avait pas d’autre explication. Je ne pus retenir les larmes qui se mirent
à couler sur mes joues, inondant le col de mon tee-shirt. Je ne sais pas
pourquoi je pleurais si fort, mais de longs sanglots me secouèrent.
Peut-être à cause de ce petit geste de Zayne qui signifiait qu’il ne me
haïssait pas totalement. Et il y avait sûrement autre chose. Je pleurais
aussi pour Abbot, le seul père que j’aie jamais connu. Il devait regretter
de m’avoir ramenée chez lui toutes ces années plus tôt. Et je pleurais
aussi pour Roth, dont l’absence donnait du poids à ce qu’Abbot avait
dit. S’il y avait réellement eu un autre démon qui voulait rappeler les
Lilin, Roth ne serait-il pas là pour s’assurer que je ne finirais pas
pendue sur une croix inversée ?
Mais il n’était pas là.
Il était parti.
*
Le mardi, j’avais l’impression qu’un joueur de tambour sous acide
avait élu résidence sous mon crâne. Tout mon visage était ankylosé
d’avoir trop pleuré. C’est à peine si je pouvais suivre ce que me disait
Stacey en cours de bio. Par un petit miracle, elle n’avait pas encore
parlé de Roth.
Stacey était peut-être obsédée par les garçons, mais pas stupide, et
elle trouvait bizarre qu’il ait disparu juste après s’être fait prendre avec
moi. À coup sûr, elle ne pensait plus que son commentaire sur les
Gardiens qui avaient zigouillé Roth était toujours si amusant.
Incapable de me concentrer sur les graphiques projetés sur l’écran,
je dessinai un yéti dans la marge de mon cahier. Au milieu du cours, je
captai de nouveau cette odeur, l’odeur de Roth, à la fois musquée et
sucrée, qui me rappelait ses baisers.
Posant mon crayon, je regardai partout dans la classe. Roth n’y était
pas, mais je sentais toujours son odeur. Génial. Par-dessus le marché, je
devenais officiellement folle.
Mme Cleo introduisit un autre document dans le rétroprojecteur
avant de regagner son tabouret, et je passai le teste du cours à
contempler fixement le tableau.
Pendant l’interclasse, je filai aux toilettes. Sans trop savoir
pourquoi, je restai assise dans une cabine jusqu’à ce qu’il n’y ait plus
personne et que la deuxième sonnerie retentisse. Je ne pourrais pas
supporter un autre cours. Une fois certaine que tout le monde était
parti, j’ouvris la porte d’un coup de pied.
Posant mon sac par terre, j’empoignai le rebord du lavabo et
contemplai mon reflet aux yeux trop grands dans le miroir. Quelques
mèches d’un blond polaire encadraient mes joues bien trop pâles et je
trouvais que j’avais l’air un peu dérangée, plantée là comme une
débile.
J’ouvris le robinet, plongeant la main sous le jet d’eau froide. Je
m’aspergeai le visage, espérant apaiser le feu qui me dévorait de
l’intérieur, et ça me fit du bien.
Alors que j’attrapais une poignée de serviettes en papier brun très
rêches, j’entendis la porte s’entrouvrir. Quand je me retournai, il n’y
avait personne et la porte se refermait lentement. Avec un sentiment
de déjà-vu, je fronçai les sourcils et dirigeai mon regard vers les
cabines vides.
Un hoquet de surprise me coupa la respiration. Perché sur la porte
de la deuxième cabine, il y avait un corbeau – un très gros corbeau
noir. Son bec jaune devait faire la moitié de la taille de ma main.
Les procédures de sécurité de l’établissement, plutôt tranquille,
laissaient à désirer, mais j’avais du mal à imaginer qu’ils aient pu
laisser entrer un corbeau de cette taille… ni comment cet oiseau avait
ouvert la porte des toilettes.
Le corbeau poussa un croassement sonore, aussi perturbant que
fascinant, puis il prit son envol et déploya ses ailes noires, se dirigeant
vers moi. J’écarquillai les yeux quand il s’arrêta devant moi une
seconde avant de… se dilater et de changer de forme.
Son ventre noir s’allongea et ses ailes devinrent des bras. Son bec
jaune se rétracta et des doigts remplacèrent ses serres tranchantes.
Roth ? Pleine d’espoir, je fis un pas en avant, prête à me jeter à son
cou.
Je m’immobilisai quand un homme apparut, vêtu d’un pantalon de
cuir et d’une chemise blanche flottante. Ses cheveux noirs mi-longs
étaient mêlés de plumes.
Je clignai lentement des yeux. Il ne ressemblait pas du tout à Roth.
L’homme sourit.
— Mon nom est Caym. Je commande à trente légions de démons et
je ne suis loyal qu’à l’enfer.
— Oh, merde, murmurai-je.
Mais que trouvaient donc les démons aux toilettes des filles ?
Les yeux opaques de Caym se fixèrent sur les miens.
— N’aie pas peur. Tes souffrances seront brèves.
Il tendit ensuite le bras vers moi. Instinctivement, je lançai mon
poing en avant, l’atteignant à la gorge. Le démon émit un son étranglé,
mais je n’attendis pas de voir si je l’avais vraiment amoché. Pour la
millionième fois de ma vie, je maudis mon incapacité à changer de
forme tandis que je me ruais vers la porte.
Il m’empoigna par les cheveux, qu’il enroula autour de son poignet
épais, et tira. Je m’apprêtais à crier de toutes mes forces afin d’attirer
l’attention, mais la main de Caym se referma sur mon cou, étranglant
le cri dans ma gorge.
— Ne lutte pas, me cajola-t-il en lâchant mes cheveux. Ce sera plus
facile.
Je plantai mes ongles dans la main qui me suffoquait alors que
Caym me soulevait du sol jusqu’à ce que mes pieds pendent dans le
vide. Je lui agrippai la main, m’efforçant de desserrer l’étau qui
m’empêchait de respirer. Plus d’air ! Impossible d’écarter ses doigts de
mon cou.
— Là, dit-il, portant sa main libre à mon front, et tous les signaux
passèrent au rouge. Détends-toi et…
Je lançai des coups de pied désespérés, touchant le démon à
l’estomac suffisamment fort pour le surprendre. Il me lâcha et je
tombai en arrière. Ma hanche percuta le bord du lavabo et le côté de
ma tête heurta la céramique. Une nouvelle vague de douleur fusa, me
privant du peu d’air restant dans mes poumons, et je m’effondrai
brutalement sur les carreaux souillés. Reprenant ma respiration, je me
soulevai sur un coude pour porter la main à ma tempe qui m’élançait, à
moitié sonnée. Mes doigts revinrent rougis.
Du sang ? Repoussant la douleur et la confusion, je rampai sous le
lavabo avant que Caym puisse me saisir de nouveau. Ce n’était pas la
cachette idéale, mais c’était tout ce que j’avais.
— Tu n’aurais pas dû faire ça, siffla-t-il en s’agenouillant pour me
saisir la jambe, que j’agitai désespérément. Maintenant, je suis énervé.
— Parce que tu ne l’étais pas quand tu as essayé de m’étrangler,
peut-être ?
Je me cramponnai de toutes mes forces à la colonne métallique. La
porte des toilettes s’ouvrit à la volée avant que Caym puisse répondre,
et je captai aussitôt une odeur familière. Sucrée et musquée. Mon cœur
bondit dans ma poitrine. L’espoir, et une autre émotion bien plus
puissante, monta en moi comme une marée.
Roth se tenait sur le seuil, ses yeux dorés passant lentement de moi
au démon.
— Caym, si je m’attendais à te trouver dans les toilettes des filles.
CHAPITRE 23
*
Jasmine approcha un linge qui sentait l’antiseptique à quelques
centimètres de mon visage.
— Ça va piquer un peu.
Sûrement pas plus que mes yeux tout à l’heure. Même maintenant,
ils restaient sensibles tandis que je suivais les gestes tendus d’Abbot
dans la cuisine depuis la véranda où je me trouvais. Jasmine appliqua
le linge sur ma tempe, me tirant une grimace.
— Désolée, murmura-t-elle avec un sourire compatissant.
Je hochai la tête et ne bougeai plus tandis qu’elle nettoyait ma
plaie. Je m’en étais bien tirée, considérant que Caym voulait me tuer.
Zayne était debout près de moi, les bras croisés.
— Père, je vais dire quelque chose qui va à l’encontre de tout ce
que j’ai appris, mais nous devons prendre en considération ce que
Layla nous a dit. Ce démon…
— Je sais, le coupa sèchement Abbot.
Je m’efforçai en vain de dissimuler mon sourire et Jasmine me jeta
un regard d’avertissement qui gâcha ma satisfaction.
— Elle ne retournera pas au lycée ni où que ce soit sans un Gardien
pour l’accompagner jusqu’à ce que cette histoire soit réglée.
Abbot se planta devant moi, caressant sa barbe.
— Et n’essaie même pas de protester.
Sous son regard, je me recroquevillai.
— Mais qu’est-ce que tu vas dire au lycée ?
— Que tu as une mononucléose ou autre maladie des humains. Peu
importe. Tes cours te seront envoyés ici pendant ton absence.
Il se tourna vers Geoff.
— Des nouvelles du chef de la police ?
Geoff acquiesça.
— Personne ne sait ce qui est réellement arrivé au lycée. Le rapport
de police dira qu’il s’agissait d’une blague qui a mal tourné – une
bombe fumigène. Mais on a eu chaud aux fesses. Si le démon l’avait…
— Ou si mon ami n’était pas arrivé, l’interrompis-je, juste pour le
plaisir.
Abbot me fusilla du regard.
— Même si par le plus grand des hasards ce démon n’est pas celui
qui cherche à ramener les Lilin sur terre, il n’est pas et ne sera jamais
ton ami.
— Bref, reprit sèchement Geoff. Cette exposition aurait pu faire de
très gros dégâts.
Jasmine repoussa mes cheveux pour me tamponner la tempe tout
en jetant un coup d’œil vers la porte. Danika entra dans la pièce, la
petite Izzy dans les bras.
— Et Drake ? demanda Jasmine.
— Il dort toujours.
Danika remonta un peu Izzy contre son épaule.
— Celle-là ne veut dormir que si on la porte, et je ne veux rien
manquer de cette discussion.
Je dus prendre sur moi pour ne pas lever les yeux au ciel.
Elle vint se placer à côté de Zayne, et je ne pus m’empêcher de
penser qu’ils avaient déjà l’air d’une famille, surtout avec le bébé dans
les bras de Danika. Je regrettais presque de ne plus être aveuglée par la
fumée noire de démon.
— Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi nous n’arrivons pas à
capturer ces Démons Supérieurs, dit-elle, lissant les cheveux de la
petite fille.
— Les démons savent se cacher quand il le faut, grommela Abbot.
— C’est assez logique.
Zayne me regarda, puis détourna rapidement les yeux.
— La présence de tous ces Démons Supérieurs en ville, je veux dire.
Un démon qui a l’intention ramener les Lilin en draine forcément
beaucoup d’autres dans son sillage.
— Exact, mais c’est une erreur de leur part. Ils sont plus en sécurité
en bas, à l’abri des Gardiens.
Geoff s’installa dans un fauteuil, étirant ses longues jambes.
C’était bizarre pour moi de les entendre discuter aussi
sérieusement, mais je me lançai quand même.
— Ils ont l’intention de déclencher l’apocalypse.
Abbot marmonna dans sa barbe.
— Jeune fille, l’apocalypse…
— … n’est pas censée se produire maintenant, et Dieu seul sait
quand elle se produira. Je suis au courant. Mais voilà le truc. Le retour
des Lilin ne profitera à personne, n’est-ce pas ?
Tous les regards étaient à présent braqués sur moi, et je me sentais
exposée, assise sur ma chaise, avec Jasmine qui s’affairait au-dessus de
moi comme si j’étais invalide.
Esquivant sa main, je me levai et interposai entre nous mon fauteuil
d’osier.
— Quand les Lilin prennent leurs âmes, les humains se
transforment en spectres, qui ne vont ni au paradis ni en enfer. C’est
pour ça que l’enfer ne souhaite pas le retour des Lilin.
J’avais déjà tenté de leur expliquer ça, mais ils étaient tous
remontés contre moi et j’étais sûre que personne ne m’avait écoutée.
— Mais certains démons en ont assez de l’enfer. Ils veulent pouvoir
se rendre dans le monde d’en haut sans avoir besoin de suivre les
règles ni de s’inquiéter des Gardiens. Ils sont conscients que si les Lilin
reviennent, les Alphas devront intervenir et chasseront tous les
démons. Ils n’ont pas l’intention de se laisser faire sans combattre.
L’humanité va découvrir l’existence des démons. Il y aura une guerre,
ce qui a de grandes chances de précipiter l’apocalypse.
Personne ne dit plus rien pendant plusieurs minutes, puis Geoff
brisa le silence.
— C’est risqué, mais les démons n’ont jamais eu peur de jouer avec
le feu.
Danika rendit à Jasmine la petite fille endormie.
— Un peu comme les amoureux contrariés ? Si je ne peux pas avoir
la terre, personne d’autre ne l’aura.
Je faillis sourire à cette comparaison.
— Quand est-ce que l’incantation peut être complétée ? demanda
Zayne.
— Il n’y a pas de moment précis.
Abbot cueillit une fleur charnue sur une plante à côté de lui.
— C’est obligatoirement après les dix-sept ans de Layla. C’est en
tout cas ainsi que le texte a été traduit.
— Je ne peux pas rester cloîtrée toute ma vie. Je deviendrai folle.
— Tu n’as pas le choix, répliqua Abbot.
L’irritation crépita sur ma peau et je perdis mon sang-froid.
— Parce que maintenant tu me crois ?
— Je ne sais plus ce que je dois croire.
Il arracha une feuille morte, la broyant dans son poing.
— Tout ça, ce ne sont que des théories qu’aucune preuve ne vient
étayer.
Je levai les deux mains au ciel.
— C’est la vérité. C’est ce que je vous répète depuis le début.
— Il y a bien un autre moyen, dit Zayne, sans laisser le temps à son
père de déchaîner ses foudres sur moi. On trouve ce démon qui veut
ramener les Lilin et on l’expédie en enfer.
— Je suis pour.
Je croisai les bras pour ne pas frapper quelque chose.
— L’idée en soi est bonne, mais le seul problème, c’est qu’il y a des
hordes de démons à la surface.
Geoff se pinça l’arête du nez.
— On peut toujours les invoquer grâce aux sortilèges contenus dans
La Petite Clé, mais ça nous prendrait des années.
— Ce démon…
Zayne respira un grand coup.
— Ton ami ne sait pas qui il est ?
Je savais ce que ça lui coûtait d’appeler Roth mon ami, et
j’appréciais l’effort.
— Non. Il a tenté de se renseigner, mais il n’a pas pu obtenir
d’informations. Soit ce démon a de nombreux partisans, soit tout le
monde a peur de lui.
— Ce n’est pas rassurant, dit Danika.
Zayne haussa les sourcils en signe d’assentiment.
— Nous pourrions lui demander s’il a progressé dans ses…
— Hors de question ! tonna son père. Nous ne collaborerons pas
avec un démon.
— Père…
— Non, Zayne.
Abbot arpenta la pièce à grands pas jusqu’à la porte, puis s’arrêta.
— C’est une voie sur laquelle je refuse de m’engager pour quelque
raison que ce soit. L’histoire nous a montré que c’est la trahison
assurée.
Je pris alors conscience que les actions de Roth, ou de n’importe
quel démon, n’ébranleraient jamais les convictions d’Abbot. Elles
étaient trop profondément ancrées en lui, jusqu’au fanatisme aveugle.
Il aurait fallu un miracle pour le faire changer d’avis. La plupart des
Gardiens étaient ainsi, surtout les plus anciens.
Mon regard se posa sur Zayne, qui ne semblait pas disposé à lâcher
l’affaire.
— La vie de Layla est menacée. Ainsi que celles de milliers, voire de
millions d’humains.
— Tu crois que je ne le sais pas ?
Abbot traversa la pièce en un éclair, s’arrêtant devant son fils.
— Aux grands maux les grands remèdes ? On a déjà donné, et le
monde a failli disparaître. Ça n’a rien de nouveau. Et faire confiance à
un démon ne fera que précipiter cette destruction.
— N’y compte pas, approuva Geoff qui s’était levé, mains sur les
hanches. On ne peut pas faire confiance à un démon. La dernière fois
que c’est arrivé, on était aux premières loges et on a vu ce que ça a
donné.
— Exactement.
Abbot me lança un regard par-dessus son épaule, le visage
indéchiffrable.
— N’oublions pas qu’Elijah a eu la bêtise de faire confiance à un
démon un jour.
J’éclatai de rire.
— Quoi ? Elijah préférerait mourir que de faire confiance à un
démon.
Abbot se retourna pour me faire face.
— Il se méfie aujourd’hui, et il a de bonnes raisons pour ça. Il y a
un peu plus de dix-sept ans, il a commis l’erreur de faire confiance à
l’une d’entre eux – une démone qui prétendait préférer la mort à ce
qu’elle était. Seul Elijah connaît toute l’histoire, mais une chose est
certaine. Il a couché avec elle, et la démone a obtenu ce qu’elle
désirait.
J’ouvris la bouche, mais la refermai aussitôt. Un vent glacial
descendit le long de ma colonne vertébrale. J’étais prête à tout refuser
en bloc, mais aucun mot ne sortit.
— La démone à qui Elijah a donné sa confiance était Lilith,
poursuivit Abbot. Et parce qu’il s’est fié à elle, il a contribué à la
création de la seule chose capable de détruire le monde. Toi.
CHAPITRE 24
*
Au cours des jours qui suivirent, je ne parvenais toujours pas à
digérer ce qui m’avait été révélé. Cela me semblait impossible. La seule
chose que je pouvais faire, c’était de ne pas y penser, et ce n’était pas
facile. C’était comme essayer de ne pas respirer. Dans les moments les
plus inattendus, cette idée surgissait sans que je puisse m’en
débarrasser.
Mon propre père voulait ma mort.
Cette certitude éclipsait tout le reste et me laissait totalement
hébétée. Au fond de moi, je comprenais la haine d’Elijah à cause de ce
que je lui rappelais, mais j’étais quand même sa fille. Pendant toutes
ces années, je m’étais inventé une histoire à propos de mon père,
convaincue qu’il m’aimait en dépit de la part de démon en moi. Qu’un
événement tragique était survenu et que nous avions été séparés.
Mais ce rêve venait d’être brisé en mille morceaux.
Et tout ce qui s’était passé avec Petr me pesait. Qu’il ait été mon
demi-frère ne changeait rien à mon opinion sur ce monstre, mais
aurais-je agi de la même façon si j’avais connu nos liens de parenté ?
Je n’en étais pas certaine.
Zayne m’avait rapporté en douce mon ordinateur portable le
lendemain de ces révélations dans la verrière. J’étais toujours punie,
mais il avait eu pitié de moi. Après un rapide e-mail à Stacey pour lui
dire que j’étais malade et que je ne savais pas quand je reviendrais au
lycée, je perdis tout intérêt pour Internet.
Je voulais être forte, mais jamais de toute ma vie je n’avais autant
souhaité être quelqu’un d’autre.
Le vendredi, je fus prise d’un accès de folie. Debout devant cette
fichue maison de poupée, un sentiment de haine profonde me saisit.
J’agrippai le sol du premier étage et tirai de toutes mes forces pour
l’arracher au corps de la maison. Ce n’était pas encore assez. Je
ressentais des fourmillements dans la nuque et j’empoignai le toit, que
j’arrachai à son tour. Le tenant à la main, j’envisageai brièvement de
m’en servir comme d’une batte de base-ball pour défoncer les murs.
— Qu’est-ce que tu fais ?
Je poussai un cri et me retournai. Zayne se tenait à l’entrée de ma
chambre, les yeux arrondis. Il sortait de la douche et avait les cheveux
mouillés. Je m’empourprai.
— Euh… Rien du tout.
Je baissai les yeux sur le toit de la maison dans ma main.
— Enfin…
Le regard de Zayne se porta derrière moi.
— Si tu ne voulais plus de cette maison de poupée dans ta
chambre, j’aurais pu l’enlever.
Je reposai doucement le toit par terre.
— Je ne sais pas.
Il pencha la tête sur le côté et je soupirai.
— Je ne sais pas quoi faire, avouai-je.
Zayne me dévisagea pendant ce qui me parut une éternité.
— Bien.
— Bien ?
Je ne voyais pas ce qu’il y avait de bien à ce qu’il m’ait surprise en
train de me défouler sur ma maison de poupée.
— J’ai un truc à te proposer. Un truc avec de la crème glacée.
J’écarquillai les yeux.
— De la crème glacée ?
Un petit sourire étira ses lèvres.
— Oui, je me suis dit qu’on pourrait aller en ville prendre une
glace.
Un vent d’excitation me traversa comme une tempête d’été. J’avais
l’impression que c’était Noël. J’allais sortir de ma chambre et manger
une glace. Mais cette joie fut de courte durée.
— Abbot ne voudra jamais.
— Il est d’accord tant que tu restes avec moi.
— Tu crois que ce n’est pas dangereux ? lui demandai-je, n’osant
trop y croire. Et s’il arrive quelque chose ?
— Aucun démon ne s’en prendra à toi en ma présence.
La confiance de Zayne effaça mes inquiétudes. Il avait raison. Ce
serait suicidaire.
— Alors, je te propose une soirée glaces. Partante ?
Quand on parlait de glaces, j’étais toujours partante.
*
J’adorais me balader dans l’Impala de Zayne. J’adorais le bruit du
moteur, son apparence. Dans une mer de Mercedes et de BMW, rien de
tel pour sortir du lot qu’une Impala 1969 rouge cerise. Il m’avait laissée
la conduire une fois, le jour de mon seizième anniversaire. Mais j’étais
beaucoup trop distraite par toutes les âmes qui scintillaient autour de
moi et j’avais fini par emboutir une voiture de patrouille de la police.
Je n’avais plus jamais eu le droit de conduire après ça.
Nous nous arrêtâmes dans un supermarché pour acheter un paquet
de Twizzlers, et je fis la grimace quand Zayne les emporta dans la
boutique du glacier.
— Beurk, marmonnai-je.
Il me lança un regard innocent.
— Ne dis pas ça tant que tu n’as pas goûté.
— Ne compte pas sur moi pour tremper tes tresses de réglisse dans
de la glace au chocolat.
D’humeur taquine, Zayne me poussa pour me voler ma place dans
la queue. Je le poussai à mon tour, mais il ne bougea pas d’un
centimètre. Les âmes autour de nous offraient un éventail de couleurs
pastel, heureusement inintéressantes pour moi. Et pas de démons en
vue. Tout allait bien. Il commanda une coupe de glace au chocolat et
moi un banana split, comme à mon habitude.
Les températures clémentes pour un mois de novembre avaient
attiré les clients en masse. Zayne appelait ça l’été indien. Nous eûmes
de la chance de trouver une place dans un box. Ce glacier était l’un de
mes endroits préférés en ville, une petite boutique à l’ancienne coincée
entre les magasins modernes, dont j’adorais l’ambiance familiale. Le
carrelage en damier, les banquettes et les tables rouges, les photos
accrochées aux murs. Tout me plaisait. On se serait cru à la maison.
Je regardai Zayne tremper avec délice une tresse de réglisse à la
fraise dans sa glace. Il releva la tête avec un clin d’œil.
— Tu es sûre que tu ne veux toujours pas essayer ?
Je fis la grimace.
— Non merci.
Il me tendit la friandise dégoulinante de chocolat qui gouttait sur la
table.
— Si ça se trouve, tu vas adorer.
Mais je préférai engloutir une bouchée de ma banane. Haussant les
épaules, Zayne fourra la réglisse dans sa bouche avec un soupir d’aise.
Je l’observai.
— Tu crois que je vais être mise aux arrêts jusqu’à mes quatre-
vingts ans ?
— J’en ai bien peur, répondit-il. Père n’est pas près de changer
d’avis.
— C’est bien ce que je craignais.
Il me tapota la main avec un Twizzlers qu’il n’avait pas encore
trempé dans la glace.
— Je viendrai te libérer chaque fois que je pourrai.
— Merci, répondis-je avec un soupir forcé. Alors…, comment ça se
passe avec Danika ?
Il fronça les sourcils, concentré sur sa coupe comme si elle détenait
les secrets de la vie.
— Bien. C’est une… fille super.
— Elle est carrément canon, tu veux dire. Je tuerais pour avoir son
corps.
Je baissai les yeux sur mon banana split.
— Puisqu’on en parle, il y a combien de calories dans ce truc ?
Zayne me détailla longuement. Ses yeux semblaient plus brillants
qu’à l’accoutumée.
— Tu es… parfaite exactement comme tu es.
Je levai les yeux au ciel.
— Toi, tu as regardé Le Journal de Bridget Jones.
Il m’étudia encore quelques secondes, puis revint à son dessert. Il y
avait une rigidité nouvelle dans ses épaules, comme s’il portait soudain
un fardeau invisible. Comme une idiote, je continuai sur ma lancée.
— J’ai surpris une conversation entre Jasmine et Danika. Elle disait
que vous n’aviez pas encore parlé de votre… avenir.
On aurait dit que le poids s’accentuait encore sur les épaules de
Zayne.
— C’est vrai. On n’en a pas parlé.
J’agitai la cerise que je tenais à la main.
— Tu as toujours l’intention de jouer les rebelles ?
Zayne se passa une main sur la tête, les sourcils froncés.
— Je ne vois pas ça comme ça. Mais si je dois m’acc… me marier, je
veux que ce soit selon mes propres termes.
— Et qu’est-ce qu’en pense Abbot ?
Je lui offris ma cerise, qu’il accepta.
— Ou tu essaies de gagner du temps ?
Il haussa les épaules, examinant la queue de la cerise.
— J’ai évité le sujet.
— Mais tu n’as pas évité Danika, lui fis-je remarquer. Tu
l’apprécies. Alors où est le problème ?
— Ce n’est pas la question.
Il recula contre son dossier, pianotant des doigts sur la table tout en
contemplant fixement les bacs de glaces dans la vitrine.
— Elle est très cool, et je passe du bon temps avec elle, mais je n’ai
pas envie de parler d’elle maintenant.
— Oh.
Je savais vers quoi cela nous mènerait, et il me dévisagea d’un air
entendu.
— Je t’aurais bien demandé si tu tenais le coup, mais je crois que la
maison de poupée répond à cette question.
Je poussai un soupir.
— J’essaie de ne pas y penser, mais je n’y arrive pas. Je…
— Ça craint ?
Je lui souris.
— Oui, ça craint du boudin.
Jouant avec une rondelle de banane, je secouai la tête.
— Zayne, je…
— Quoi ? me pressa-t-il après quelques secondes.
Relevant la tête, je plongeai mes yeux dans les siens avant de me
dégonfler.
— Je n’ai pas été entièrement honnête avec toi.
— Tiens donc ? répondit-il ironiquement, et je rougis.
— Je suis désolée, Zayne. Pas de m’être fait prendre, mais parce
que je sais que je t’ai blessé, et j’ai eu tort. J’aurais dû te faire
confiance.
— Je sais.
Il posa une main sur la mienne, l’étreignant doucement.
— J’étais furieux, et une partie de moi l’est toujours, mais on ne
peut pas revenir dessus.
Espérant qu’il voudrait toujours respirer le même air que moi
quand il saurait ce que j’avais fait, je retirai ma main et baissai les yeux
sur ma glace, qui avait maintenant fondu. Je décidai d’aller droit au
but.
— J’ai pris l’âme de Petr.
Zayne se pencha en avant, les sourcils froncés comme s’il ne
comprenait pas bien ce que j’avais dit, puis recula contre son dossier.
Ses mains glissèrent de la table et il déglutit. Un silence assourdissant
éclata comme une bombe.
— Je sais que tu l’avais plus ou moins deviné quand je suis rentrée
à la maison et que j’ai été malade, repris-je en triturant ma petite
cuillère avec nervosité. Je me suis défendue. Il allait me tuer. Je ne
voulais pas faire ça. Bon Dieu, c’était la dernière chose que je voulais,
mais il ne me lâchait pas et je n’avais pas d’autre moyen. Ça lui a fait
un truc bizarre, Zayne. Il ne s’est pas transformé en spectre comme les
humains. Il a changé de forme, mais ses yeux étaient rouges. Je suis
tellement désolée. S’il te plaît, ne…
— Layla, me coupa-t-il doucement.
Il emprisonna ma main qui tenait la cuillère et dénoua délicatement
mes doigts du manche.
— Je sais que tu l’as fait pour te défendre et que ce n’était pas
volontaire.
— Mais quand je vois ta tête…, chuchotai-je.
Il m’offrit un sourire crispé.
— Ça m’a surpris. Comme tu l’as dit, je m’étais douté de quelque
chose, mais je pensais que tu avais juste goûté à son âme. Pas que tu
l’avais… prise entièrement.
La honte me déchirait de l’intérieur, comme si j’avais avalé un seau
de clous rouillés. C’était plus fort que moi, même si j’avais conscience
que je serais sans doute morte si je n’avais pas pris l’âme de Petr, ce qui
m’avait donné un répit avant l’arrivée de Roth.
— Je t’ai déçu, pas vrai ?
— Oh, Layla, ça n’a rien à voir avec la déception. Tu as défendu ta
vie, et j’aurais surtout voulu que tu n’aies pas besoin de le faire. Pas à
cause de ce que tu es.
Il baissa le ton.
— Mais parce que je sais à quel point ça te rend malade. Je déteste
te voir comme ça. Je déteste vraiment ça.
De ma main libre, je m’essuyai les yeux. Enfer et damnation, j’étais
en train de pleurer.
— Tu vois ? Tu t’en veux de ce que tu as fait. Et je déteste que tu
t’infliges ça à toi-même.
— Mais tu disais que je valais mieux que ça.
Il tressaillit.
— Bon Dieu, je regrette d’avoir dit ça. Et puis tu sais, cette image
que tu as de toi-même… c’est en partie notre faute.
Je fronçai les sourcils.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
Reculant sur la banquette, il leva les mains.
— Nous t’avons appris à haïr cette part de toi. Ce n’était peut-être
pas ce qu’il fallait faire. Je ne suis plus sûr de rien. Tout ce que je sais,
c’est que tu ne me déçois pas. Et que je ne te déteste pas. Je ne le
pourrai jamais. Même si tu es incapable d’apprécier le plaisir des
Twizzlers à la fraise trempés dans le chocolat.
Je laissai échapper un rire étranglé tout en refoulant les larmes qui
continuaient de couler.
— Très drôle.
Son sourire était un peu plus authentique.
— Tu es prête à partir ?
Je hochai la tête en reniflant. Nous vidâmes nos plateaux dans la
poubelle, et Zayne glissa un bras autour de mes épaules tandis que
nous nous dirigions vers sa voiture. Ça me faisait du bien de retrouver
cette complicité avec lui. Cela réchauffait le vide glacé dans ma
poitrine.
Zayne s’assura que j’étais bien attachée sur le siège passager avant
de contourner la voiture pour prendre le volant, et cela me fit sourire.
Alors que nous écoutions de la musique sur le chemin du retour,
j’éclatai de rire quand il essaya de chanter les paroles d’une chanson
populaire qui passait à la radio. Il était beaucoup de choses, mais
certainement pas un bon chanteur. Quand nous nous engageâmes sur
la route privée qui menait à la résidence, il se tourna vers moi. Une
étrange lueur brillait dans ses yeux – une lueur que j’y avais déjà vue
sans en saisir la signification avant… de rencontrer Roth. Quelque
chose se dilata dans ma poitrine tandis qu’il reportait son regard sur la
route.
— Bon Dieu ! s’exclama-t-il soudain en écrasant la pédale de frein.
Quelque chose atterrit sur le capot de l’Impala de Zayne, et le pare-
brise éclata.
Je crus d’abord que c’était un gorille géant échappé d’un zoo qui
avait surgi des arbres qui nous entouraient. Puis je reconnus les dents
pointues et sentis l’odeur infecte du soufre. Je me mis à hurler à pleins
poumons.
C’était un Infernal.
Un énorme Infernal hirsute et puant qui venait de bousiller la
précieuse Impala de Zayne. Un pelage sale et rêche recouvrait tout son
corps massif. C’étaient ses gigantesques cornes recourbées qui avaient
fait exploser le pare-brise. Mais je devais halluciner. Les Infernaux
n’avaient pas droit de cité dans le monde d’en haut pour d’évidentes
raisons.
Zayne me plaqua contre le dossier de mon siège alors que l’Infernal
tentait de s’introduire dans l’habitacle. Ses cornes butaient contre le
métal du toit et il semblait trop stupide pour se rendre compte qu’il lui
aurait suffi de baisser la tête pour passer dans le trou.
L’Infernal rugit. L’impression d’un T. rex qui poussait son cri sous
mon nez.
— Zayne ! hurlai-je comme les griffes épaisses de ses mains
cinglaient l’air à quelques centimètres de mon visage. Zayne !
— Layla, écoute-moi attentivement.
Il déboucla sa ceinture d’une main.
— Je veux que tu restes calme.
Les griffes de l’Infernal lacérèrent l’avant-bras de Zayne, et le sang
jaillit. Zayne ne sursauta même pas.
— Oh, mon Dieu, murmurai-je, les yeux rivés sur les filets de sang
qui coulaient de son bras sur mes genoux. Zayne, ton bras.
— Layla, tu vas courir quand je te le dirai. D’accord ? dit-il d’une
voix pressante.
Il appuya sur le bouton libérant ma ceinture.
— Quand je te le dirai, tu détales sans te retourner et tu n’essaies
pas de te battre. Tu ne peux pas lutter contre cette créature.
Je ne voulais pas le laisser seul avec cette bête sauvage. Les
Infernaux étaient des tueurs. Ils étaient capables de démembrer un
Gardien en se servant de leur force brute.
— Mais je peux t’aider à…
Un autre passage des griffes faillit m’atteindre. Zayne me tira vers
lui, appuyant ma joue sur sa cuisse.
— Reste baissée, m’ordonna-t-il. Et fais ce que je te dis. Tu connais
ces bois. Gagne la résidence et va chercher mon père. Ne t’arrête pas.
C’est comme ça que tu peux m’aider.
Le cœur battant, j’acquiesçai du mieux que je pus.
La main de Zayne me caressa la joue et les cheveux. Je fermai les
yeux tandis que l’Infernal poussait un autre rugissement. Puis Zayne
ouvrit sa portière et je basculai sur son siège. La voiture tangua quand
l’Infernal changea de position, repérant Zayne à l’extérieur.
Le monstre éclata d’un rire guttural.
Je savais que je n’aurais pas dû bouger, mais je me redressai quand
l’Infernal bondit du capot. Je pensais que Zayne hésiterait, me sachant
à proximité, mais il ne temporisa pas une seconde. Il changea de
forme.
Ses ailes jaillirent les premières, s’élevant haut dans le ciel derrière
lui, déployées de chaque côté de son corps. Je le voyais de profil, mais
c’était déjà impressionnant. Sa peau prit une teinte gris sombre et sa
mâchoire s’élargit tandis que son nez s’aplatissait. Deux cornes
poussèrent sur son front, assez semblables à celles de l’Infernal, mais
les siennes étaient noires comme la nuit, étrangement belles.
Recourbées vers l’arrière, elles lui donnaient un air farouche. Comme
pour me rappeler qu’il était toujours Zayne, le vent joua dans ses
cheveux blonds, les enroulant autour de ses cornes.
Je retins mon souffle, un son ténu qu’il n’aurait pas dû percevoir,
mais Zayne pivota légèrement vers moi. La souffrance passa sur ses
traits une seconde tandis que nos regards se croisaient. Du coin de
l’œil, je vis l’Infernal passer à l’attaque.
— Zayne ! hurlai-je, agrippant le tableau de bord.
Il lui fit face, interceptant la main massive avant qu’elle puisse
l’atteindre. Sans lâcher le monstre, Zayne se pencha en arrière et lui
assena un violent coup de pied dans l’estomac. L’Infernal fut projeté à
plusieurs mètres avec un grognement. Il se releva et se rua aussitôt sur
Zayne. Le choc fut suffisamment puissant pour ébranler le sol et la
voiture.
Ployant les jambes, Zayne prit son envol, emportant l’Infernal avec
lui. Depuis la cime des grands chênes, il décrivit un arc dans le ciel,
puis il piqua en direction du sol. Ils percutèrent la route avec assez de
brutalité pour la marquer sur plusieurs mètres. Zayne se releva,
enroulant un bras musclé autour du cou de la bête.
— Va-t’en ! me cria-t-il d’une voix déformée. Cours !
J’ouvris la portière et descendis en toute hâte, manquant perdre
l’équilibre. Pivotant sur moi-même, je regardai Zayne. Quelque chose
de sombre – du sang ? – coulait de son nez, et toute une partie de sa
joue était d’un gris plus foncé. L’Infernal se débattait dans l’étau de son
bras en claquant des mâchoires.
— Va-t’en, m’ordonna Zayne. Je t’en prie.
L’Infernal agrippa le bras de Zayne et la dernière vision que j’eus de
lui fut un vol plané dans les airs. Un cri bloqué dans ma gorge, je me
retournai et partis en courant. J’essayais de me dire que je ne
m’enfuyais pas, que j’allais chercher de l’aide, mais chacun de mes pas
était un coup de poignard. Et s’il était gravement blessé ? Et s’il
mourait ?
Repoussant ces pensées, je continuai de courir. La meilleure chose
que je pouvais faire était d’avertir le clan. Des branches me griffaient le
visage, s’accrochaient à mes vêtements. Plusieurs fois, je me pris les
pieds dans un rocher ou une racine, amortissant ma chute avec mes
mains avant de repartir. J’avais l’impression d’être dans un mauvais
film d’horreur, sauf que ce n’était pas un type avec un masque de
hockey qui me poursuivait. J’aurais encore préféré ça à l’Infernal, la
machette sanguinolente comprise.
Je poursuivis ma course, la gorge brûlante et les muscles tétanisés.
Une partie de moi se disait que j’aurais dû accepter d’aller courir avec
Zayne de temps en temps, parce que ma forme physique laissait
vraiment à désirer.
Un vent chaud se leva, soulevant les feuilles mortes qui
retombèrent sur le sol dans une pluie de rouges sombres et de bruns.
Un craquement retentit dans la nuit, suivi d’un deuxième, puis d’un
troisième.
Je sentis quelque chose fouetter l’air puis s’enrouler autour de mes
chevilles, me précipitant sur le sol. Je heurtai la terre sur mon coude.
Avec une grimace, je roulai sur le dos. D’épaisses racines
m’emprisonnaient les deux jambes, assez serrées pour me briser les os.
J’attrapai frénétiquement l’extrémité de la première et tentai de la
dénouer avec des mains tremblantes, mais elle me tira en avant et je
fus plaquée au sol. Je sentais les petits cailloux s’enfoncer dans mon
dos tandis que j’étais traînée sur le sol de la forêt. Agitant
désespérément les bras, je tentai de me retenir aux buissons
environnants. Quand je m’immobilisai enfin, l’odeur de soufre était
suffocante.
Une seconde plus tard, une silhouette me surplombait. Je ne vis pas
d’âme, le vide l’entourait, et je sus qu’il s’agissait d’un Démon
Supérieur. Ses cheveux noirs étaient hérissés sur sa tête dans une crête
aux pointes colorées de rouge sang. Il semblait avoir environ vingt-cinq
ans et portait un costume à fines rayures, totalement ridicule dans la
forêt, qui avait l’air de sortir tout droit d’un vieux film de gangsters. Il
avait même une cravate de soie rouge et une pochette assortie. Un bref
rire hystérique me secoua.
Et je me rendis compte que je l’avais déjà vu. Le jour où j’attendais
Morris – c’était lui le démon qui m’observait.
— Mon nom est Paimon, grand et puissant roi de l’enfer. Je
commande à deux cents légions, annonça-t-il avec un accent
typiquement sudiste.
Et de folles pensées me traversèrent l’esprit. Y avait-il un nord et un
sud en enfer ? Parce que ce type était définitivement du Sud. Il
s’inclina devant moi, parodie d’élégance.
— Et tu es Layla, fille du Gardien Elijah et de la démone Lilith.
Enfin, après tout ce temps, je suis honoré de faire ta connaissance.
Paimon… Je reconnus le portrait que j’avais vu dans La Petite Clé,
celui qui était monté sur un dromadaire ou un cheval. Il ne m’en fallut
pas plus pour conclure que j’étais en présence du démon qui voulait
ramener les Lilin sur terre.
— Merde.
Je me redressai, m’efforçant désespérément de libérer mes jambes.
Il leva une main et je me retrouvai sur le dos, contemplant le ciel
nocturne sans nuages.
— Ne rendons pas les choses plus difficiles, ma beauté.
Je respirai par la bouche, tâtonnant sur le sol autour de moi. Je
m’emparai d’une pierre, que je serrai très fort, jusqu’à ce que ses arêtes
mordent ma paume.
— Je suis dans de bonnes dispositions et je vais te faire une offre
que je n’ai jamais faite à personne. Tu m’accompagnes sans faire trop
de difficultés…
Il me sourit, exhibant des dents parfaitement blanches.
— Et je ne me confectionnerai pas une couronne avec les os de tous
ceux qui te sont chers. Je te promets des richesses incommensurables,
la liberté de devenir qui tu veux et une vie que tous t’envieront.
La pierre était lourde dans ma main, et je faillis éclater de rire
encore une fois.
— Tu veux rappeler les Lilin à la vie ?
— Ah, je suis heureux de ne pas avoir besoin d’expliquer mes
désirs. Même si j’avais préparé un discours.
Il m’adressa un clin d’œil à l’iris cramoisi.
— Mais nous aurons tout le temps pour ça plus tard, ma beauté.
Je mis autant d’aplomb que je pus dans ma voix malgré la peur qui
me nouait les tripes.
— Quand tu te seras servi de moi pour faire renaître les Lilin, tu
envisages sérieusement de me laisser en vie ?
— Peut-être, répondit-il. Ça dépendra si tu me satisfais.
— Eh bien, tu peux aller te faire voir en enfer.
Paimon détourna la tête, puis me regarda de nouveau. Sa peau
fondit, révélant un crâne rouge aux orbites où dansaient des flammes
et à la bouche béante, immense et déformée. Le mugissement qui sortit
de lui me glaça jusqu’à l’âme. Je hurlai jusqu’à ce que ma voix
s’éteigne, incapable de reculer de plus d’un centimètre.
Il reprit ensuite l’apparence d’un beau jeune homme élégant, et me
sourit.
— Ma beauté, tu n’es que le moyen d’atteindre un objectif, un
objectif qui fera merveilleusement tourner les choses en ma faveur.
Paimon s’accroupit à côté de moi, la tête penchée sur le côté.
— Maintenant, tu peux rendre ça très facile, ou très, très difficile.
Je pris une profonde inspiration, mais j’avais l’impression de ne pas
pouvoir remplir mes poumons. J’étais inquiète pour Zayne. Si je laissais
Paimon me capturer, je n’aurais aucune chance d’aller chercher de
l’aide.
— D’accord. Est-ce que tu peux… enlever ces lianes de mes
jambes ?
Un autre sourire bref, puis Paimon agita la main. Les racines
tremblèrent, se flétrirent et furent réduites en cendres en quelques
secondes.
— Je suis très heureux que tu aies choisi de…
Je balançai mon bras de toutes mes forces, l’atteignant à la tempe
avec ma pierre. Sa tête pivota brutalement sous l’impact, mais, la
seconde suivante, il me regardait en riant. Il riait. Des flammes
s’échappaient de la plaie d’où le sang aurait dû couler.
Paimon captura mon bras et l’immobilisa dans un étau.
— Alors ça, ce n’était pas très gentil, ma beauté.
Je ne pouvais détacher mes yeux de sa tête entourée de flammes.
— Mon Dieu.
— Pas vraiment.
Il me remit brutalement sur mes pieds.
— Dis bonne nuit.
J’ouvris la bouche, mais avant que je puisse proférer un son, le
monde s’éteignit.
CHAPITRE 25
*
Nous nous garâmes à plusieurs rues de l’appartement de Roth et
Zayne m’attendit dans un petit parc au coin de la rue. Je ne pensais pas
que les démons auraient apprécié la présence d’un Gardien, même si
Zayne n’aurait bien sûr rien tenté aujourd’hui. Je n’étais pas sûre non
plus d’être la bienvenue avec mon sang de Gardienne, mais ça ne
m’arrêterait pas.
Respirant un grand coup, je poussai la porte et pénétrai dans le hall
opulent. Il n’y avait presque personne. Un Diablotin assis sur un canapé
sirotait une tasse de café tout en pianotant sur son téléphone. Il releva
la tête, enregistra mon arrivée, puis retourna à son écran. OK. Je
traversai le hall à grands pas en direction des escaliers et personne ne
m’arrêta. Je m’apprêtais à ouvrir la porte quand mon regard se posa
sur l’ascenseur voisin – le portail menant en enfer.
— Je sais à quoi tu penses.
Je me retournai vivement.
— Caïman.
Le superviseur infernal pencha la tête sur le côté d’un air entendu.
— Tu ne peux pas descendre pour aller chercher Roth.
J’ouvris la bouche pour lui répondre, mais il n’avait pas terminé.
— En supposant que tu ne te fasses pas dévorer par la première
dizaine de démons que tu rencontreras, et que tu arrives jusqu’aux feux
de l’enfer, le Patron ne te laisserait pas entrer de toute façon.
Je poussai un profond soupir, les yeux rivés sur la porte de
l’ascenseur.
— Je ne suis pas assez stupide pour essayer.
— Non. Tu n’es pas stupide. Mais un accès de désespoir aurait pu te
conduire à prendre une décision malavisée. Ce n’est pas ce que Roth
aurait voulu.
Je fermai les yeux.
— Je déteste que tu parles de lui comme s’il était mort.
— Ce n’est pas comme ça que tu penses à lui ?
Le pincement violent qui m’étreignit le cœur me fournit la réponse
à cette question.
— Je veux juste monter chez lui. Il avait des chatons…
— Oh, les trois petits monstres ? C’étaient des tatouages.
J’écarquillai les yeux.
— Vraiment ? Je ne les ai jamais vus sur lui.
Caïman me contourna pour ouvrir la porte des escaliers.
— Il les avait rarement sur le corps. Je ne sais pas pour cette nuit-
là. Je n’ai pas pensé à vérifier.
— Tu veux bien me laisser y aller ?
Il indiqua la cage d’escalier.
— Après toi.
En silence, nous montâmes les marches jusqu’au dernier étage. Les
muscles de mes jambes étaient douloureux quand il déverrouilla la
porte de Roth.
Je pénétrai dans l’appartement et Caïman resta dans le couloir. Je
ne sais pas trop à quoi je m’étais attendue, mais rien ne m’avait
préparée au vide oppressant qui s’ouvrit dans mon cœur quand je
reconnus son odeur musquée.
Tout était resté tel que Roth l’avait laissé. Un livre ouvert était posé
sur son bureau. Je le retournai et vis qu’il s’agissait des Histoires
extraordinaires d’Edgar Allan Poe. Avec un petit sourire, je le reposai
comme je l’avais trouvé. Sans trop savoir pourquoi, je ne voulais pas
déranger ses affaires.
Je m’assis sur son lit, attendant que les petites boules de poils se
montrent et se jettent sur les endroits où ma peau était exposée, mais
rien. Je patientai encore un moment, promenant mon regard sur les
murs, les livres, la télé et toutes ces petites choses qui faisaient de Roth
un garçon réel – et pas seulement le dernier grand-duc de l’enfer.
Ravalant la boule dans ma gorge, je m’agenouillai par terre et
soulevai les draps pour regarder sous le lit. Pas de chatons. Je regardai
derrière le piano. Rien. Pas non plus dans la salle de bains. Son
armoire était vide, à ma grande surprise. Où rangeait-il ses vêtements ?
J’examinai tous les coins et recoins du loft, mais les chatons n’étaient
plus là.
Je jetai un coup d’œil dans le couloir par la porte ouverte. Caïman
attendait.
— Il devait les avoir sur lui.
Je hochai la tête, indécise. Est-ce que c’était une consolation ? Au
moins, les petits chats ne mourraient pas de faim. Et de toute façon, je
ne savais pas de quoi ils se nourrissaient. Probablement de sang.
— Encore une seconde, dis-je.
Caïman m’adressa un semblant de sourire et je me dirigeai vers la
porte qui menait sur le toit. Je gravis une dernière fois les marches de
cet escalier. Le jardin était luxuriant et mon cœur se serra encore
davantage. Un démon jardinier ? Roth… Bon Dieu, Roth était toujours
plein de surprises.
Balayant du regard les chaises longues et les tentures qui
ondulaient au vent, je poussai un soupir et m’avançai vers le bord du
toit. La douleur dans mon cœur était bien réelle et je ne parvenais pas
à imaginer qu’elle s’amenuiserait. La raison me disait que le temps
l’adoucirait, mais…
L’odeur sucrée de musc surgit de nulle part, dominant le parfum
des fleurs qui m’entouraient. Un frisson parcourut ma peau quand je la
reconnus. Je me retournai, le cœur battant comme un tambour contre
mes côtes.
— Roth ?
Il n’y avait personne, mais le parfum s’attarda tandis que mes yeux
revenaient vers la chaise longue. Un éclat métallique retint mon
regard. Quand je m’en approchai, je trouvai une chaîne d’argent
enroulée sur la petite table voisine. Deux secondes plus tôt, il n’y avait
rien. Je la saisis et la surprise me coupa le souffle.
C’était ma chaîne – celle que Petr avait cassée. Mais les maillons
avaient été réparés et le métal nettoyé brillait comme s’il était neuf.
J’étais sûre que c’était la mienne, car je n’avais jamais vu ailleurs de
chaîne au motif si élaboré, comme si elle était assortie à ma bague.
D’une certaine façon, ce devait être le cas.
Des sanglots m’étranglèrent alors que je me retournais lentement.
C’était impossible… Mais d’où venait le collier ?
— Roth ? chuchotai-je, et ma voix se brisa quand je prononçai son
nom. C’est toi ?
Je ne sais pas ce que je croyais. Qu’il allait se matérialiser tout à
coup devant moi comme à son habitude ? Mais non. Je contemplai le
collier dans ma main. J’étais certaine qu’il n’était pas là tout à l’heure.
Une brise tiède, presque un souffle, me caressa la joue et mon cœur
tressaillit, puis… le parfum de musc s’estompa, comme s’il n’avait
jamais existé.
Refermant les doigts sur ma chaîne, je la pressai contre ma poitrine
en fermant très fort les yeux. La douleur qui me comprimait le cœur
crût en intensité et faillit me submerger.
Bon Dieu, moi qui haïssais les larmes, j’accueillis celles qui se
faufilèrent entre mes paupières closes avec une sorte de respect. Elles
voulaient dire quelque chose. Elles voulaient tout dire. Elles étaient la
seule façon pour moi de remercier Roth pour tout ce qu’il avait sacrifié.
Caïman attendait toujours dans le couloir quand je revins dans la
pièce.
— Je m’occuperai du jardin.
Je clignai lentement des yeux.
— Merci.
Nous redescendîmes l’escalier sans prononcer un mot, et je me
dirigeai vers la porte le cœur lourd. Je ne savais pas vraiment quoi
penser du collier. Je ne l’avais peut-être pas vu en arrivant ? Et l’odeur
n’était-elle qu’un effet de mon imagination ? Je n’étais sûre de rien,
mais ma main qui tenait la chaîne était agitée de tremblements.
— Layla ?
Je me tournai vers Caïman.
— Oui ?
Il souriait vaguement. Son expression ressemblait davantage à une
grimace, mais pour un démon, j’imaginais que ça comptait.
— Tu sais, les démons ne meurent pas quand ils sont envoyés dans
les feux de l’enfer. Roth a fait son boulot, Layla. Il était venu ici pour
empêcher le retour des Lilin.
Il plongea ses yeux au fond des miens.
— On ne revient pas des feux de l’enfer, mais le Patron est un type
à l’ancienne, et Roth a toujours été son grand-duc préféré.
Je retins mon souffle, trop proche de la rupture pour laisser
s’épanouir cette petite étincelle d’espoir.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
La main toujours tremblante, je lui montrai le collier au bout de
mes doigts.
— J’ai trouvé ça sur le toit. Il n’y était pas quand je suis montée, et
ensuite, il y était.
Le sourire de Caïman s’agrandit légèrement, puis il haussa les
épaules, enfouit les mains dans ses poches et tourna les talons. À mi-
chemin entre les canapés et les fauteuils, il me jeta un regard par-
dessus son épaule et me fit un clin d’œil. Puis il s’évapora.
L’espoir et l’incrédulité se disputaient en moi. J’avais envie – j’avais
besoin – de croire que Roth n’était pas dans les feux de l’enfer. Que
tout allait bien pour lui, que c’était lui qui avait laissé le collier pour
moi. Ce serait un peu plus facile pour moi d’affronter l’avenir si j’avais
une chance de le revoir. Un jour.
Je ne sais pas combien de temps je restai plantée là, mais je me
résignai finalement à bouger. Zayne devait s’impatienter.
Une fois sortie de la résidence, je respirai profondément l’air froid.
Zayne m’attendait là où je l’avais laissé, comme promis. Quand il me
sentit approcher, il releva la tête, auréolée de cheveux d’or. Il ne
souriait pas. Même s’il s’était gardé de nommer ce qu’il pensait être
mes sentiments pour Roth, et même s’il ne les approuvait pas, il savait
ce que je traversais.
Sur une impulsion, je cherchai ma bague, que je fis glisser aisément
de mon doigt. Sa surface craquelée reflétait la lumière. Sans le sang de
Lilith, elle avait l’air d’une pierre ordinaire. Je n’avais aucune raison de
la garder, mais j’étais incapable de m’en séparer. Pas encore.
Quand je donnai à Zayne la bague et la chaîne, il sembla
comprendre ce que je voulais. L’espace sur mon bras où Bambi s’était
enroulée me démangeait furieusement, mais je résistai au besoin de me
gratter jusqu’au sang tandis que Zayne glissait la chaîne dans l’anneau
de ma bague.
— As-tu… pu faire ce que tu voulais ? me demanda-t-il, repoussant
une mèche blonde échappée de son catogan.
Je m’éclaircis la voix, mais le nœud était toujours là.
— Je crois.
Zayne agita les doigts et je me retournai, m’efforçant de prendre
une autre profonde inspiration. Alors qu’il attachait la chaîne autour de
mon cou, mes yeux remontèrent jusqu’au loft de Roth. Les fenêtres
étaient trop sombres pour voir à l’intérieur. Il n’y avait sûrement
personne, mais je ne le saurais jamais.
— Prête ? demanda Zayne.
La douleur dans mon cœur s’apaisa légèrement quand je plongeai
mon regard dans les yeux bleus de Zayne. Je tentai de sourire pour lui,
et je crois que ce petit effort le rassura. Je n’allais pas me rouler en
boule et me laisser mourir parce que j’avais perdu Roth. Pourtant, il y
avait des moments où je n’aspirais à rien d’autre.
Je glissai le collier sous mon gilet, touchant la bague entre mes
seins.
Zayne me tendit la main et je l’acceptai, mêlant mes doigts aux
siens. Nous remontâmes la rue sans un mot. Mon cœur battait plus vite
à chaque pas qui m’éloignait de tout ce qui me rappelait Roth. Je ne
devais pas m’arrêter même si j’avais envie de rebrousser chemin et de
courir me terrer chez lui pour attendre… la fin de l’éternité. De temps
à autre, je tournais la tête, cherchant par-dessus mon épaule une
tignasse de cheveux noirs et ce sourire agaçant qui me plaisait tant. Et
je tendais l’oreille dans l’espoir d’entendre fredonner l’air de Paradise
City. Dans la foule des visages qui peuplaient la rue, je ne vis pas celui
que je cherchais. Mais je songeai au collier et au clin d’œil de Caïman…
Peut-être que je finirais par le revoir un jour ?