Vous êtes sur la page 1sur 461

Armentrout Jennifer L

Dark Elements 1

Baiser brûlant
Collection : Young Adult Romance
Maison d’édition : J'ai lu

© Jennifer L. Armentrout, 2014. Tous droits réservés


© Éditions J’ai lu, 2020, pour la traduction française
Dépôt légal : Avril 2020

ISBN numérique : 9782290209929


ISBN du pdf web : 9782290209943

Le livre a été imprimé sous les références :


ISBN : 9782290210130

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


Présentation de l’éditeur :
Layla est un être unique. Non seulement ses baisers sont capables de tuer n’importe qui
ayant une âme, mais elle est aussi la seule représentante de son espèce : mi-gargouille, mi-
démon. Or, quand on grandit au sein d’un clan de Gardiens chargés d’anéantir les
créatures démoniaques pour protéger l’humanité, mieux vaut faire profil bas et cacher ses
sentiments. En particulier auprès du charmant Zayne, qui la voit davantage comme une
petite soeur.
Lorsque Layla rencontre Roth, un démon aussi dangereux que séduisant, la liste de ses
priorités change quelque peu. En effet, ce dernier prétend connaître tous ses secrets,
notamment celui de ses origines…

Création Studio J’ai lu d’après des images © Getty Images / Paul Taylor ; © Shutterstock /
Totally out, Ryan Lewandowski, Levente imre takacs

Biographie de l’auteur :
Couronnée d’un RITA Award, elle est l’auteure de plusieurs séries de romance, de fantasy
et de science-fiction, dont les droits ont été vendus dans de nombreux pays. Jeu de
patience, son best-seller international, et les sagas Lux, Covenant et Origine sont
également disponibles aux Éditions J’ai lu.

Titre original :
WHITE HOT KISS

Éditeur original :
Harlequin Teen

© Jennifer L. Armentrout, 2014


Tous droits réservés

Pour la traduction française :


© Éditions J’ai lu, 2020
Du même auteur
aux Éditions J’ai lu
À HUIS CLOS
À DEMI-MOT

JEU DE PATIENCE
JEU D’INNOCENCE
JEU D’INDULGENCE
JEU D’IMPRUDENCE
JEU D’ATTIRANCE
JEU D’INCONSCIENCE

Numérique

JEU DE CONFIANCE
JEU DE MÉFIANCE

OMBRE ET MYSTÈRE
1 – Envoûtée
2 – Troublée
3 – Fascinée

LUX

1 – Obsidienne
1.5 – Oubli
2 – Onyx
3 – Opale
4 – Origine
5 – Opposition

OBSESSION

ORIGINE

1 – Étoile noire
2 – Flamme obscure

COVENANT
1 – Sang-mêlé
2 – Sang-pur
3 – Éveil
3.5 – Élixir (numérique)
4 – Apollyon
5 – Sentinelle

L’ÉTERNITÉ, C’EST COMPLIQUÉ

SI DEMAIN N’EXISTE PAS


Sommaire
Couverture

Identité
Copyright

Biographie de l'auteur

Du même auteur aux Éditions J'ai lu

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10
Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Chapitre 21

Chapitre 22

Chapitre 23

Chapitre 24

Chapitre 25

Chapitre 26
CHAPITRE 1

Il y avait un démon au McDo.


Et il avait une énorme faim de Big Mac.
Le plus souvent, j’adorais mon boulot après les cours. Marquer les
sans-âmes et les damnés me faisait totalement kiffer. Je m’étais même
fixé des quotas pour ne pas risquer de m’en lasser, mais ce soir, c’était
différent.
J’avais le plan de mon devoir de littérature à rédiger.
— Tu vas manger tes frites ? me demanda Sam en piochant dans
mon plateau.
Ses cheveux châtains ondulés retombaient en vagues sur ses
lunettes cerclées d’acier.
— Merci, ajouta-t-il sans attendre ma réponse.
— Ne touche surtout pas à son thé glacé.
Stacey donna une tape sur la main de Sam et plusieurs frites
atterrirent par terre.
— Ou tu pourrais perdre ton bras.
Je cessai de battre du pied, sans quitter ma cible des yeux. Je ne
savais pas ce que les démons trouvaient à l’enseigne aux arches d’or,
mais les McDo avaient une cote d’enfer.
— Ah ah.
— Qui est-ce que tu mates comme ça, Layla ?
Stacey se retourna sur son siège, balayant la salle du regard.
— Un beau gosse ? Si c’est le cas, tu ferais mieux… Oh. Waouh.
Qui ose encore porter ce genre de fringues en public ?
— Quoi ?
Sam se retourna aussi.
— T’abuses, Stacey. On s’en fout. Tout le monde ne s’habille pas
comme toi en Prada dégriffé.
À leurs yeux, le démon avait l’apparence d’une femme entre deux
âges aux goûts de chiottes. Ses cheveux ternes étaient retenus par un
de ces clips ringards en forme de papillon violet. Elle portait un
pantalon de survêtement vert en velours lisse et des baskets roses, mais
c’était surtout son pull qui piquait les yeux avec son basset marron au
regard triste tricoté en relief sur la poitrine. Pourtant, en dépit de son
aspect has been, cette femme n’était pas humaine.
Mais je ne pouvais rien dire.
C’était un démon polymorphe – trahi par son appétit phénoménal.
Les Polymorphes étaient capables de s’envoyer en un seul repas
l’équivalent de la ration alimentaire d’un petit pays.
Les démons polymorphes avaient une apparence et un
comportement humains, mais je savais que celui-ci était capable
d’arracher la tête de son voisin de box sans le moindre effort. La plus
grande menace n’était pourtant pas sa force surhumaine, mais ses
dents et sa salive empoisonnée.
Car les Polymorphes mordaient.
Une seule petite morsure suffisait à transmettre l’équivalent
démoniaque de la rage. Une maladie incurable, et en trois jours, la
victime d’un Polymorphe semblait sortie tout droit de La Nuit des
morts-vivants, prête à bouffer les gens comme un zombie.
De toute évidence, les Polymorphes étaient un fléau, sauf à
considérer une invasion de zombies comme une partie de plaisir. Le
seul avantage, c’est qu’ils étaient rares, et qu’ils perdaient un peu de vie
à chaque morsure. Ils pouvaient généralement attaquer sept fois avant
de disparaître. Un peu comme les abeilles avec leur dard, mais mille
fois plus stupides.
Les Polymorphes pouvaient prendre l’apparence de leur choix. La
raison pour laquelle celle-ci avait choisi une tenue vestimentaire aussi
nulle me dépassait.
Stacey fit la grimace alors que la Polymorphe s’enfilait son
troisième burger. La femme n’avait pas remarqué qu’on la matait. Ces
démons-là n’étaient pas réputés pour leur sens de l’observation, surtout
quand ils étaient obnubilés par les ingrédients secrets d’une sauce de
hamburger.
— C’est carrément dégueu, dit-elle en se détournant.
— Moi, je kiffe son pull, dit Sam, tout sourire, en mastiquant mes
frites. Hé, Layla, tu crois que Zayne accepterait une interview pour le
journal du lycée ?
Je haussai les sourcils.
— Pourquoi tu veux l’interviewer ?
Il me lança un regard entendu.
— Pour lui demander ce que ça fait d’être un Gardien à Washington
D.C., de pourchasser les méchants pour les traîner devant la justice et
tout le reste.
Stacey gloussa.
— À t’entendre, on dirait des super-héros.
Sam haussa ses épaules osseuses.
— Bah ouais, c’est un peu ça. Enfin quoi, tu les as vus.
— Ce ne sont pas des super-héros, dis-je, rabâchant une fois de plus
mon discours habituel depuis que les Gardiens étaient sortis de l’ombre
dix ans plus tôt.
Après la montée en flèche de la criminalité, qui n’avait rien à voir
avec la récession qui frappait notre monde mais tout à voir avec les
habitants de l’enfer qui avaient envahi la surface pour crier haut et fort
qu’ils ne voulaient plus suivre les règles, les Alphas avaient donné
l’ordre aux Gardiens de se montrer au grand jour. Pour les humains, les
Gardiens avaient donc abandonné leur costume de pierre. Après tout,
les statues des gargouilles qui ornaient de tout temps les églises et de
nombreux autres édifices ressemblaient aux Gardiens sous leur forme
véritable. Plus ou moins.
Trop de démons arpentaient dorénavant la planète pour que les
Gardiens puissent continuer à opérer à couvert.
— Ce sont des gens normaux. Exactement comme toi, sauf que…
— Je sais bien, m’interrompit Sam en levant les deux mains.
Écoute, je ne suis pas comme ces fanatiques qui pensent qu’ils
incarnent le mal ou d’autres conneries du genre. Je les trouve juste
cool et je pense que ça ferait un super article dans le journal. Qu’est-ce
que tu en penses ? Tu crois que Zayne serait partant ?
Je me tortillai sur la banquette, mal à l’aise. Je vivais avec les
Gardiens, et cette situation avait une conséquence simple : soit on
cherchait à se servir de moi pour les rencontrer, soit on me prenait
pour une fille bizarre. Parce que tous les gens, y compris mes meilleurs
amis, pensaient que j’étais comme eux. Humaine.
— Je n’en sais rien, Sam. Je ne crois pas qu’ils aiment beaucoup
parler d’eux.
Il afficha une mine déconfite.
— Tu lui demanderas, au moins ?
— Bien sûr, répondis-je en triturant ma paille. Mais n’y compte pas
trop.
Sam recula contre le dossier de sa banquette, l’air satisfait.
— Vous voulez savoir un truc ?
— Quoi ? soupira Stacey, qui me lança un regard blasé. Qu’est-ce
qu’il va encore nous sortir ?
— Vous saviez qu’une banane congelée devient si dure qu’on peut
s’en servir pour planter un clou ?
Je reposai mon thé glacé.
— Comment tu peux savoir ce genre de choses ?
Sam acheva mes frites.
— Je le sais, c’est tout.
— Il passe sa vie devant un ordinateur.
Stacey repoussa la frange brune qui lui tombait dans les yeux.
Pourquoi elle ne la coupait pas ? Ses cheveux la gênaient tout le temps.
— Il doit chercher toutes ces conneries pour se distraire.
— Exactement. C’est ce que je fais quand je suis chez moi.
Sam roula sa serviette.
— Je cherche des trucs que personne ne connaît. Parce que je suis
un mec hypra cool.
Il jeta la serviette à la tête de Stacey.
— Rectification, répondit-elle sans se laisser démonter. C’est du
porno que tu cherches toute la nuit sur Internet.
Les joues de Sam virèrent au rouge vif tandis qu’il remontait ses
lunettes.
— Sans commentaire. Vous êtes prêtes, les filles ? On a un plan à
rédiger en littérature.
Stacey poussa un grognement.
— Je suis trop dégoûtée que M. Leto ait refusé qu’on fasse notre
devoir sur Twilight. C’est pourtant un classique.
J’éclatai de rire, momentanément distraite de la tâche qui
m’attendait.
— Non, Stacey. Twilight n’est pas un classique.
— Edward est un héros tout ce qu’il y a de plus classique pour moi.
Elle sortit un chouchou de sa poche et noua ses cheveux, qui lui
arrivaient aux épaules, en queue-de-cheval haute.
— Et Twilight est nettement plus passionnant qu’À l’Ouest, rien de
nouveau.
Sam secoua la tête.
— Et moi, je suis trop dégoûté que tu cites Twilight et À l’Ouest, rien
de nouveau dans la même phrase.
Elle ne l’écoutait plus, son regard passant de mon visage à mon
plateau.
— Layla, tu n’as même pas commencé ton hamburger.
Mon instinct m’avait peut-être soufflé que j’aurais besoin d’une
excuse pour rester en arrière. Je poussai un soupir.
— Partez devant. Je vous rejoins dans cinq minutes.
— T’es sûre ? demanda Sam en se levant.
— Ouais.
Je m’emparai de mon hamburger.
— Je me dépêche.
Stacey me considéra d’un air méfiant.
— Tu ne vas pas nous laisser tomber comme tu le fais toujours ?
La culpabilité m’enflamma les joues. J’avais perdu le compte des
fois où je leur avais fait faux bond.
— Non. Promis juré. Je finis de manger et je vous rejoins.
— C’est parti.
Sam prit Stacey par les épaules pour l’entraîner vers la poubelle.
— Si tu n’avais pas bavassé depuis le début, Layla aurait fini.
— C’est ça, dis que c’est ma faute.
Stacey vida son plateau et me fit un salut de la main avant de
quitter le restaurant.
Je reposai mon hamburger, surveillant la Polymorphe avec
impatience. Des morceaux de pain et de viande s’échappèrent de sa
bouche, atterrissant sur son plateau marron. Je n’avais officiellement
plus faim. Ce qui n’avait aucune importance. Les nourritures terrestres
ne me servaient qu’à tromper cette autre faim qui me dévorait de
l’intérieur, sans jamais l’apaiser.
La Polymorphe ayant enfin achevé son festin de graisses saturées, je
ramassai mon sac à dos alors qu’elle se dirigeait vers la sortie. Elle
fonça sur la porte, bousculant sans façon un vieux monsieur qui allait
entrer. Ce démon-là n’avait visiblement pas appris les bonnes manières.
Ses gloussements narquois résonnèrent dans le restaurant bondé,
aussi tranchants que du papier. Par chance, un type aida le vieux
monsieur, qui agitait un poing furieux à l’intention de la Polymorphe.
Avec un soupir, je vidai mon plateau et la suivis dehors dans la
brise de cette fin du mois de septembre.
Des âmes de toutes les couleurs flottaient partout, crépitant autour
des corps comme un champ électrique. Un halo pastel rose et bleu
suivait un couple qui se tenait par la main. Des âmes innocentes – mais
pas pures.
Tous les humains avaient une âme – une essence – bonne ou
mauvaise, mais les démons n’en avaient pas. Et comme presque tous les
démons sur terre avaient à première vue une apparence humaine,
c’était ce qui me permettait de faire mon boulot. Pour moi, les repérer
et les marquer était un jeu d’enfant. À part ça, l’unique détail qui les
distinguait du genre humain était la façon dont leurs yeux reflétaient la
lumière, à la manière de ceux des chats.
La Polymorphe se mêla à la foule dans la rue ; elle boitait
légèrement. À la lumière du jour, elle avait un air maladif. Elle avait
sans doute mordu trop d’humains, ce qui voulait dire qu’elle devait être
marquée dans les plus brefs délais.
Une affiche placardée sur un lampadaire vert attira mon regard.
Mon humeur s’assombrit quand je lus ce qu’elle proclamait : « Prenez
garde ! Les Gardiens ne sont pas des Enfants du Seigneur. Repentez-
vous. La fin est proche. »
Sous le texte, un dessin grotesque représentait ce qui ressemblait à
un mélange de coyote enragé et de croque-mitaine.
— Sponsorisé par l’Église des Enfants du Seigneur, marmonnai-je
en roulant les yeux.
Super. Je détestais les fanatiques.
Une brasserie un peu plus bas dans la rue affichait les mêmes
avertissements sur sa vitrine, ainsi qu’une pancarte indiquant qu’ils
refusaient de servir les Gardiens.
La colère se propagea en moi comme un feu de forêt. Ces imbéciles
n’avaient aucune idée de ce que les Gardiens sacrifiaient pour eux. Je
pris une profonde inspiration et expirai très lentement, m’efforçant de
me concentrer sur ma Polymorphe au lieu de monter intérieurement
sur mes grands chevaux.
La démone tourna au coin de la rue, lançant un regard par-dessus
son épaule. Ses yeux vitreux ne s’arrêtèrent pas sur moi. Le démon en
elle ne sentait en moi rien d’anormal. Mais le démon en moi avait hâte
d’en finir.
Surtout quand mon téléphone vibra contre ma cuisse. Sans doute
Stacey qui se demandait où j’étais passée. Je voulais juste terminer ce
boulot et redevenir normale pour le reste de la soirée. Machinalement,
je touchai la chaîne en argent que je portais autour du cou. L’anneau
ancien qui y était suspendu était lourd et chaud dans ma main.
Quand je croisai un groupe d’adolescents de mon âge, ils me
dévisagèrent, s’arrêtèrent et se retournèrent. Bien sûr, ils me
reluquaient. Tout le monde me reluquait.
J’avais les cheveux très longs. Jusque-là, rien d’exceptionnel, mais
ils étaient d’un blond si pâle qu’ils semblaient presque blancs. Je
détestais le regard des gens. J’avais l’impression d’être une albinos.
Mais c’étaient surtout mes yeux d’un gris très pâle, presque sans
couleur, qui attiraient leur attention.
Zayne disait que je ressemblais à la sœur exilée de l’elfe du Seigneur
des anneaux. Rien de mieux pour booster ma confiance en moi. Soupir.
La nuit tombait sur la capitale quand je m’engageai sur Rhode
Island Avenue. Je m’immobilisai. Tout ce qui m’entourait sembla
instantanément éclipsé. Là, dans la lumière dansante des lampadaires,
je ne voyais que cette âme.
On aurait dit que quelqu’un avait trempé un pinceau dans de la
peinture rouge pour en badigeonner une toile noire. Ce type avait une
âme qui suintait le mal à l’état pur. Il n’était pas sous l’influence d’un
démon, mais juste démoniaque en lui-même. La douleur sourde qui
couvait dans mon ventre se réveilla. Les gens me bousculaient, me
lançant des regards inamicaux. Quelques-uns grommelèrent des
réflexions désobligeantes. Je n’y prêtai pas attention. Pas plus qu’aux
âmes rose pâle, que je trouvais habituellement si jolies. Mon regard se
posa enfin sur la silhouette au centre de l’aura – un homme d’un
certain âge en costume-cravate, une mallette à la main. Rien
d’effrayant à première vue, mais je savais à quoi m’en tenir.
Il avait de très gros péchés sur la conscience.
Mes jambes se mirent en mouvement en dépit de mon cerveau qui
me hurlait de ne pas y aller, de faire demi-tour, ou même d’appeler
Zayne. Le seul son de sa voix m’arrêterait. M’empêcherait de faire ce
que chaque cellule de mon corps exigeait que j’accomplisse – ce qui
était presque dans ma nature.
L’homme se retourna à moitié, ses yeux parcourant mon visage,
puis mon corps. Son âme se mit à tournoyer à une vitesse hallucinante,
devenant plus rouge que noire. Il avait l’âge d’être mon père et c’était
écœurant, carrément révoltant.
Il me sourit – un rictus pervers qui aurait dû m’inciter à fuir. Et
c’était ce que j’aurais dû faire de toute façon, car même si cet homme
avait une âme corrompue et qu’on me décernerait sans doute une
médaille si je le supprimais, Abbot m’avait appris à refouler mes
instincts de démon. Il m’avait élevée comme une Gardienne, pour que
je me comporte comme telle.
Seulement Abbot n’était pas là.
Je soutins le regard de l’homme et sentis mes lèvres s’incurver
tandis que je lui rendais son sourire. Mon cœur s’accéléra, un frisson
me parcourut, ainsi qu’une onde de chaleur. Je voulais prendre son
âme – je le désirais si fort que j’avais l’impression que ma peau allait se
décoller de mes os. C’était comme l’anticipation d’un baiser, à l’instant
où les lèvres sont sur le point d’entrer en contact, ces secondes en
suspens à couper le souffle. Sauf que je n’avais jamais embrassé
personne.
Tout ce que je connaissais, c’était ça.
Et l’âme de cet homme m’appelait comme le chant d’une sirène.
L’attraction qu’exerçait sur moi le mal qui imprégnait son essence me
donnait la nausée, mais une âme damnée était aussi délectable qu’une
âme pure.
Il continuait de sourire tout en me détaillant, et ses jointures
blanchirent sur la poignée de son attaché-case. Ce sourire évoquait
toutes les horreurs qu’il avait pu commettre pour mériter le vide qui
tournoyait autour de lui.
Le coude d’un passant se planta dans mes reins. La douleur aiguë
n’était rien à côté de l’exquise jouissance anticipée. Encore quelques
pas, et son âme serait si proche – à ma portée. Je savais que la première
bouffée déclencherait en moi le brasier le plus délicieux imaginable –
un plaisir sans équivalent. La sensation serait fugace, mais ces brefs
instants de pure extase étaient une tentation puissante.
Ses lèvres n’auraient même pas besoin de toucher les miennes.
Encore quelques centimètres, et je goûterais à son âme – sans la
prendre en entier. Absorber son âme le tuerait et c’était mal, et je
n’étais pas…
C’était mal.
Je reculai hâtivement, détournant les yeux. Une douleur explosa
dans mon ventre, se diffusant dans mes membres. Me détourner de cet
homme, c’était comme priver mes poumons d’oxygène. J’avais la peau
en feu et la gorge à vif tandis que je m’obligeais à avancer. C’était un
combat de m’éloigner, de ne plus penser à cet homme et de retrouver
la Polymorphe, mais, quand je la repérai enfin, je poussai un soupir de
soulagement. Me concentrer sur la démone me changerait les idées.
Je la suivis dans une ruelle étroite entre un bazar à un dollar et un
guichet automatique. Je n’avais besoin que de la toucher, ce que
j’aurais dû faire au McDonald’s. Je m’arrêtai à mi-chemin, regardai
autour de moi et poussai un juron.
La ruelle était déserte.
Des sacs poubelles noirs étaient entassés le long des murs de
briques couverts de moisissures. De grands bacs débordaient d’ordures,
et des créatures détalaient sur les graviers. Je frissonnai, scrutant les
sacs d’un air méfiant. Il y avait de grandes chances pour que ce soit des
rats, mais d’autres créatures pouvaient se dissimuler dans l’ombre – des
créatures bien pires que les rongeurs.
Et nettement plus flippantes.
Je m’avançai dans la ruelle, fouillant des yeux l’obscurité tout en
faisant tourner mécaniquement mon pendentif entre mes doigts.
J’aurais dû penser à prendre une lampe ce matin, voilà qui aurait été
futé. Au lieu de quoi, j’avais mis dans mon sac un tube de gloss et un
paquet de cookies. Des trucs super utiles.
Un frisson courut soudain sur ma peau. Lâchant l’anneau, je le
laissai rebondir sur mon tee-shirt. Quelque chose clochait. Je glissai
une main dans la poche avant de mon jean pour sortir mon vieux
téléphone tout en me retournant.
La Polymorphe était là, à quelques mètres. Quand la femme sourit,
la peau de son visage se rida. Des fragments de salade pendouillaient
entre ses dents jaunes. Je respirai à fond et le regrettai aussitôt. Elle
empestait le soufre et la charogne.
La Polymorphe pencha la tête sur le côté, étrécissant les yeux.
Aucun démon ne pouvait me sentir, je n’avais pas assez de sang
démoniaque pour qu’ils puissent me reconnaître comme l’une des
leurs, mais la femme me dévisageait comme si elle voyait clairement ce
que je cachais à l’intérieur.
Son regard descendit sur ma poitrine, puis remonta, croisant le
mien. Je laissai échapper un petit cri. Ses iris d’un bleu délavé se
mirent à tournoyer autour de ses pupilles, qui s’étaient contractées en
une tête d’épingle.
Enfer et damnation. Cette femme n’était pas une Polymorphe.
La forme de son corps tremblota, puis se brouilla, comme les pixels
d’un écran de télé s’efforçant de reconstituer une image. Ses cheveux
gris et sa pince à cheveux disparurent. Sa peau ridée se lissa, prenant
la couleur de la cire. Son corps s’allongea et s’épaissit. Le pantalon de
survêtement et l’affreux pull se désintégrèrent, remplacés par un
pantalon de cuir et un torse en V musculeux. Des yeux oblongs agités
comme une mer sans fin – pas de pupilles. Un nez aplati, juste deux
trous surmontant une bouche large et cruelle.
Merde, merde et merde.
C’était un démon rapporteur. Je n’en avais vu que dans le vieux
grimoire dans le bureau d’Abbot. Les Rapporteurs étaient des sortes
d’Indiana Jones du monde des démons, capables de localiser et de
récupérer tout ce que leur maître les envoyait chercher. Mais
contrairement à l’aventurier beau gosse, les Rapporteurs étaient
sournois et agressifs.
Le démon sourit, révélant une bouche emplie de dents pointues.
— Je te tiens.
Je te tiens ? Qui ça ? Moi ?
Il se jeta sur moi et je fis un bond de côté, la peur fusant si vite
dans mon système que mes paumes se couvrirent de transpiration
quand je touchai son bras. Des vagues de lumière électrique
chatoyèrent autour du corps du Rapporteur, le transformant en halo
rose. Aucune réaction quand je le marquai. Ils ne réagissaient jamais.
Seuls les Gardiens pouvaient voir la marque que je leur laissais.
Le Rapporteur m’empoigna par les cheveux, tordant ma tête sur le
côté alors qu’il attrapait le devant de mon tee-shirt. Mon téléphone
m’échappa des mains et tomba sur le sol. Des fourmillements
envahirent mon cou, puis mes épaules.
Un flot de panique déferla en moi, comme si un barrage avait cédé,
mais mon instinct prit le relais et j’entrai en action. Toutes mes séances
d’entraînement avec Zayne me revinrent en mémoire. Marquer les
démons pouvait s’avérer dangereux à l’occasion, et même si je n’avais
pas les compétences d’un ninja, il était hors de question que je tombe
sans combattre.
Me rejetant en arrière, je relevai une jambe et plantai mon genou là
où ça faisait mal. Dieu merci, les démons étaient anatomiquement
complets. Avec un grognement, le Rapporteur recula, m’arrachant une
poignée de mèches. Une sensation cuisante parcourut mon cuir
chevelu.
Contrairement aux autres Gardiens, j’étais incapable de sortir de
ma peau d’humaine pour me transformer en machine de guerre, mais
quand on me tirait les cheveux, mon côté garce se réveillait.
Une vive douleur explosa dans mes phalanges quand mon poing
s’écrasa sur la mâchoire du Rapporteur. Ce n’était pas une frappe de
fillette. Zayne aurait été fier de moi.
Lentement, le démon fit pivoter sa tête vers moi.
— Pas mal. J’en veux encore.
J’écarquillai les yeux.
Il se rua vers moi, et je sus que j’allais mourir. Démembrée par un
démon, ou pire encore, jetée par l’ouverture de l’un des nombreux
portails cachés dans toute la ville et précipitée en enfer. Lorsque les
gens disparaissaient sans explications, cela signifiait généralement
qu’ils avaient un nouveau code postal. Un truc du genre 666, et la mort
était une bénédiction comparée à ce type de voyage. Je me préparai à
l’impact.
— Assez.
Nous nous figeâmes tous les deux en entendant la voix grave
empreinte d’autorité qui venait de retentir. Le Rapporteur réagit le
premier et fit un pas de côté. Quand je me retournai à mon tour, je le
vis.
Le nouvel arrivant mesurait largement plus d’un mètre quatre-
vingts, aussi grand qu’un Gardien. Ses cheveux noirs et brillants
comme de l’obsidienne prenaient des reflets bleutés dans la faible
lumière. Des mèches souples retombaient sur son front, rebiquant juste
sous les oreilles. Ses sourcils formaient un arc parfait au-dessus de ses
yeux d’or, encadrés de pommettes hautes et saillantes. Il était
séduisant. Très séduisant. Beau à couper le souffle, à vrai dire, mais le
rictus sardonique qui tordait ses lèvres pleines venait glacer sa beauté.
Un tee-shirt noir moulait sa large poitrine et son ventre plat. Un grand
tatouage en forme de serpent s’enroulait sur son avant-bras, dont la
queue disparaissait sous sa manche, et la tête en forme de losange
reposait sur le dessus de sa main.
Il avait l’air d’avoir mon âge. Le genre de garçon qui aurait pu me
faire craquer – sauf qu’il n’avait pas d’âme.
Je reculai d’un pas en trébuchant. Qu’est-ce qui était pire qu’un
démon ? Deux démons. Mes genoux tremblaient si fort que je redoutais
de m’étaler face contre terre dans cette ruelle. Une soirée marquage
n’avait jamais dérapé de cette façon jusqu’à aujourd’hui. J’étais
tellement mal barrée que ce n’était même plus drôle.
— Tu ne devrais pas intervenir, dit le démon rapporteur, les poings
serrés.
Le nouveau venu s’avança d’un pas silencieux.
— Et toi, tu devrais aller te faire foutre. Qu’est-ce que tu en dis ?
Euh…
Le Rapporteur se figea, la respiration laborieuse. La tension devint
carrément palpable. Je reculai encore d’un pas, espérant pouvoir
déguerpir. Ces deux démons n’étaient clairement pas en bons termes et
je n’avais aucune envie de me retrouver prise entre deux feux. Lorsque
les démons se battaient, ils pouvaient démolir des immeubles entiers.
La faute aux fondations défectueuses ou aux toitures laissant à
désirer ? Bien sûr. Ou bien parce que c’étaient des combats à mort
épiques.
Encore deux pas sur la droite et je pourrais…
Le regard du garçon me transperça. Je retins ma respiration,
paralysée par son intensité. La bretelle de mon sac glissa de mes doigts
gourds. Il baissa les yeux, des cils fournis balayant ses pommettes. Un
petit sourire étira ses lèvres, et quand il parla, ce fut d’une voix
radoucie, mais toujours profonde et puissante.
— Tu t’es mise en fâcheuse posture.
Je ne savais pas à quelle espèce de démon il appartenait, mais à
l’aura d’autorité qu’il dégageait, je compris que ce n’était pas un démon
inférieur comme un Rapporteur ou un Polymorphe. Oh non, c’était très
certainement un Démon Supérieur – sans doute un duc ou un
superviseur de l’enfer. Seuls les Gardiens étaient capables de leur tenir
tête, et ça finissait généralement en bain de sang.
Mon cœur cognait dans ma poitrine. Il fallait que je file d’ici, et
vite. Je ne pouvais pas affronter un Démon Supérieur. Avec mes
minables talents de combattante, j’allais me prendre la déculottée de
ma vie. Et le démon rapporteur paraissait plus hargneux à chaque
seconde qui passait, serrant et desserrant ses poings massifs. La
situation allait se gâter, et ça ne serait pas beau à voir.
Ramassant mon sac à dos, je le brandis devant moi comme un
semblant de bouclier. Mais de toute façon, il n’y avait au monde qu’un
Gardien pour arrêter un Démon Supérieur.
— Attends, dit-il. Tu ne vas pas déjà t’en aller.
— Ne t’avise pas de faire un pas de plus.
— Loin de moi l’idée de faire quoi que ce soit qui te déplaise.
Sans m’occuper de ce qu’il pouvait vouloir dire, je continuai de
m’éloigner du Rapporteur et de me rapprocher de l’issue de la ruelle,
qui me semblait immensément loin.
— Tu veux partir quand même, soupira le Démon Supérieur. Alors
que je t’ai demandé de n’en rien faire, et je crois que j’ai été poli.
Il jeta un coup d’œil au Rapporteur en fronçant les sourcils.
— Je n’ai pas été poli ?
Le Rapporteur grogna.
— Sans vouloir t’offenser, je m’en contrefous que tu sois poli ou
non. Tu as interrompu ma mission, grosse tête.
Je tressaillis à cette insulte. Sans compter que le Rapporteur
s’adressait à un Démon Supérieur. C’était tellement… humain.
— Tu sais ce qu’on dit, répliqua l’autre. Les chiens aboient et la
caravane passe, mais je vais quand même te défoncer.
Qu’ils aillent se faire voir. Si je parvenais à regagner l’artère
principale, je pourrais les semer tous les deux. Ils ne pourraient pas
attaquer devant les humains – c’était la règle. Enfin, si ces deux-là la
respectaient, ce qui restait à voir. Je tournai les talons et piquai un
sprint vers le bout de la rue.
Je n’allai pas bien loin.
Le Rapporteur me plaqua comme un défenseur de football
américain, et je chutai contre une benne à ordures. Des points noirs
obscurcirent ma vision. Une créature poilue me tomba sur la tête avec
un couinement. Hurlant comme une damnée, je saisis le petit corps qui
se contorsionnait. Des griffes étaient accrochées dans mes cheveux. À
deux secondes de faire une crise cardiaque, j’arrachai le rat de ma tête
et le jetai dans les ordures. Il poussa un cri aigu en atterrissant, avant
de disparaître dans une fissure du mur.
Avec un grondement sourd, le Démon Supérieur apparut derrière le
Rapporteur, qu’il saisit à la gorge. Une seconde plus tard, il le soulevait
du sol de plusieurs centimètres.
— Alors ça, ce n’était pas poli du tout, dit-il d’une voix menaçante.
Pivotant sur lui-même, il balança le Rapporteur comme un sac de
patates. Ce dernier rebondit sur le mur opposé, heurtant le sol à
genoux. Le Démon Supérieur leva le bras… et le serpent tatoué se
détacha de sa peau, explosant en un million de points noirs. Ils
flottèrent dans l’air entre lui et le Rapporteur, restèrent une seconde en
suspension, puis retombèrent sur le sol. Les points se rassemblèrent,
formant une épaisse masse sombre.
Non… pas une masse, mais un foutu serpent d’au moins trois
mètres de long, aussi épais que moi. Je me relevai d’un bond, malgré
mon étourdissement.
La créature se tourna vers moi, se dressant de la moitié de sa
hauteur. Ses yeux brillaient d’un feu rouge démoniaque.
Un cri s’étrangla dans ma gorge.
— N’aie pas peur de Bambi, dit le démon. Elle est juste curieuse, et
elle a peut-être un peu faim.
Ce monstre s’appelait Bambi ?
Oh, mon Dieu, et il me dévisageait comme s’il voulait me gober.
Le… serpent géant ne tenta pas de faire de moi son goûter. Quand
il pivota sur lui-même en direction du Rapporteur, je faillis m’évanouir
de soulagement. Mais il traversa alors la ruelle comme une fusée, se
dressant jusqu’à ce que sa tête surplombe le démon inférieur pétrifié.
Le serpent ouvrit la gueule sur un gouffre noir et deux crocs de la taille
de ma main.
— Rectification, murmura le démon avec un petit sourire en coin.
Je crois qu’elle a très faim.
Je n’en écoutai pas davantage et détalai vers le bout de la ruelle.
— Attends ! me hurla-t-il.
Au lieu de m’arrêter, j’accélérai l’allure, courant de toute la vitesse
de mes jambes, mais son cri continuait de résonner dans ma tête.
Je traversai l’avenue donnant sur Dupont Circle, dépassai le café où
j’avais prévu de rejoindre Stacey et Sam. Ce ne fut qu’en arrivant à
l’endroit où Morris, notre chauffeur et homme à tout faire, devait venir
me chercher que je m’arrêtai pour reprendre mon souffle.
Les âmes aux couleurs douces crépitaient tout autour de moi, mais
je ne les regardai même pas. Totalement pétrifiée, je m’assis sur le banc
le long du trottoir. Je ne me sentais pas dans mon état normal. Qu’est-
ce qui venait de se passer ? Tout ce que je voulais ce soir, c’était faire le
plan de mon devoir sur À l’Ouest, rien de nouveau. Pas être tentée de
dévorer une âme, manquer me faire tuer, rencontrer mon premier
Démon Supérieur ou regarder un tatouage se transformer en
anaconda, bonté divine.
Je baissai les yeux sur mes mains vides.
Ou perdre mon téléphone.
Merde.
CHAPITRE 2

Morris ne desserra pas les dents jusqu’à Dunmore Lane. Rien de


nouveau sous le soleil. Morris ne parlait jamais. C’était peut-être tout
ce qui se passait chez nous qui le laissait sans voix. Allez savoir.
Après presque une heure à l’attendre assise sur mon banc, j’avais
des fourmis dans les jambes, et je tambourinai du pied contre le
tableau de bord tout le long du chemin. Il n’y avait qu’un peu plus de
six kilomètres à faire, mais à D.C., cette distance équivalait à un
milliard de kilomètres n’importe où ailleurs. La seule partie du trajet où
on ne roulait pas au pas était l’allée privée conduisant au gigantesque
manoir d’Abbot.
Avec ses trois étages, ses innombrables chambres d’amis, et même
une piscine intérieure, le bâtiment ressemblait davantage à un hôtel
qu’à une maison. En vérité, c’était une sorte de caserne – un lieu
servant à la fois de résidence et de centre opérationnel aux Gardiens
mâles célibataires du clan. Alors que nous approchions de notre
destination, je plissai les yeux, laissant échapper entre mes dents un
juron qui me valut un regard désapprobateur de Morris.
Six gargouilles de pierre qui n’étaient pas là ce matin étaient
perchées sur le bord du toit. Des visiteurs. Il ne manquait plus que ça.
Retirant mes pieds du tableau de bord, je ramassai mon sac devant
mon siège. Même avec leurs ailes repliées et leur tête rentrée, les
silhouettes tassées sur elles-mêmes étaient impressionnantes à voir
dans la nuit étoilée.
Dans leur forme de repos, les Gardiens étaient presque
indestructibles. Le feu ne pouvait rien contre eux. Ni burin ni marteau
n’étaient en mesure d’entamer leur coquille de pierre. Depuis qu’ils
s’étaient révélés au monde, les humains avaient essayé toutes les armes
possibles et imaginables. Et les démons aussi, depuis la nuit des temps,
mais la seule faiblesse des Gardiens était leur forme humaine.
À l’instant où la voiture s’immobilisa devant l’énorme porche, je
bondis du véhicule et gravis les marches en courant, m’arrêtant
brutalement devant la porte. Dans un coin en haut à gauche du porche,
une petite caméra pivota vers moi, son voyant clignotant au rouge.
Quelque part dans les pièces immenses et les tunnels sous le manoir,
Geoff était installé dans la salle de contrôle. Et prenait un malin plaisir
à me faire mariner.
Je lui tirai la langue.
Le voyant de la caméra passa au vert dans la seconde suivante.
Levant les yeux au ciel quand j’entendis le déclic du verrou, j’ouvris
la porte et lâchai mon sac dans le vestibule, filant tout droit vers
l’escalier. Me ravisant, je revins sur mes pas et me précipitai dans la
cuisine. Par bonheur, elle était déserte. Je sortis un rouleau de pâte à
cookies du réfrigérateur, dont je prélevai un morceau avant de monter
au premier étage. La maison était aussi silencieuse qu’un cimetière. À
cette heure de la journée, la plupart des Gardiens s’entraînaient au
sous-sol ou étaient déjà partis chasser.
Tous, sauf Zayne. D’aussi loin que je m’en souvienne, Zayne ne se
mettait jamais en chasse sans m’avoir vue d’abord.
Je montai les marches quatre à quatre tout en mastiquant ma pâte.
Essuyant mes mains poisseuses sur ma jupe en jean, j’ouvris la porte de
sa chambre d’un coup de hanche et me figeai. Il fallait vraiment que
j’apprenne à frapper.
Je perçus d’abord son aura d’un blanc nacré lumineux – une âme
pure. À la différence des âmes humaines, l’essence des Gardiens était
immaculée, à l’image de ce qu’ils étaient. Très peu d’humains
conservaient la pureté de leur âme après avoir goûté au fameux libre
arbitre. À cause de mon sang démoniaque, mon âme était impure. Je
n’étais même pas sûre d’en avoir une. Je ne la voyais jamais.
Parfois… il m’arrivait de penser que je n’étais pas à ma place parmi
eux – avec Zayne.
Un sentiment de honte commença à se déployer dans mon ventre,
mais avant qu’il puisse se propager comme des fumées toxiques, l’aura
de Zayne s’estompa. Et toute pensée rationnelle me quitta.
Tout juste sorti de la douche, Zayne était en train d’enfiler un
simple tee-shirt noir. Pas assez vite pour m’empêcher d’apercevoir ses
abdominaux. Grâce à un entraînement rigoureux, il possédait un corps
sculpté et ferme comme de la pierre. Je relevai les yeux dès que sa
peau fut couverte. Des cheveux blond doré encore humides
encadraient son cou et ses pommettes ciselées. Les traits de son visage
auraient été d’une trop grande perfection sans ses yeux d’un bleu
délavé, semblables à ceux de tous les Gardiens.
Je me dirigeai gauchement vers le bord de son lit, où je m’assis. Je
n’aurais pas dû penser à Zayne de cette façon. Il était pour moi ce qui
se rapprochait le plus d’un frère. Son père, Abbot, nous avait élevés
ensemble, et Zayne me considérait comme la petite sœur qu’on lui
avait collée dans les pattes.
— Quoi de neuf, Layla-puce ? demanda-t-il.
Une part de moi adorait qu’il emploie toujours ce surnom
d’enfance. L’autre partie – celle qui n’était plus une petite fille –
détestait ça. Je l’observai entre mes cils. Il était maintenant
entièrement vêtu, et c’était bien dommage.
— Qui est sur le toit ?
Il vint s’asseoir à côté de moi.
— Des voyageurs d’une autre ville qui ont besoin d’un
hébergement. Abbot leur a bien proposé des chambres, mais ils ont
préféré le toit. Ils n’ont pas…
Il s’interrompit brusquement, se penchant en avant pour m’attraper
les jambes.
— Pourquoi tes genoux sont-ils écorchés ?
Il y eut une sorte de court-circuit dans mon cerveau quand sa main
entra en contact avec ma peau. Une bouffée de chaleur envahit mes
joues et s’étendit beaucoup plus bas. Je contemplai ses pommettes
hautes et ses lèvres – mon Dieu, ses lèvres étaient parfaites. Mille
fantasmes me passèrent par la tête. Il était chaque fois question de lui,
de moi, et de la possibilité de l’embrasser sans absorber son âme.
— Layla, dans quel guêpier t’es-tu fourrée ce soir ?
Il lâcha ma jambe.
Je secouai la tête, écartant ces rêves inaccessibles.
— Euh… Dans rien du tout.
Zayne se rapprocha, me dévisageant comme s’il savait que je
mentais. Il avait une troublante capacité à lire en moi. Mais si je lui
racontais tout, comme ma rencontre avec un Démon Supérieur, par
exemple, on ne me laisserait plus sortir sans surveillance. Et je tenais à
ma liberté. C’était à peu près tout ce qui m’appartenait.
Je soupirai.
— Je pensais suivre un Polymorphe.
— Et ce n’était pas le cas ?
— Non.
Je voulais qu’il me touche encore.
— Il se trouve que c’était un Rapporteur déguisé en Polymorphe.
L’expression de Zayne passa à une vitesse surprenante du visage
d’un beau gosse au faciès d’un Gardien des plus sérieux.
— Comment ça, un Rapporteur déguisé ?
Je haussai les épaules avec nonchalance.
— Je ne sais pas. Je l’ai repéré au McDonald’s. Il avait l’appétit et le
comportement d’un Polymorphe, alors je l’ai suivi. Au bout du compte,
ce n’était pas un Polymorphe, mais j’ai quand même pu le marquer.
— Ça n’a aucun sens.
Il fronça les sourcils, son expression habituelle quand il
réfléchissait.
— Les démons rapporteurs sont envoyés pour des missions, ou
invoqués par des crétins pour obtenir des ingrédients débiles comme
des yeux de grenouille ou du sang d’aigle pour des invocations vouées
à l’échec. Un Rapporteur qui se fait passer pour un Polymorphe, ce
n’est pas ordinaire.
Je songeai aux premiers mots du Rapporteur. « Je te tiens. »
Comme s’il me cherchait. Je savais que j’aurais dû en informer Zayne,
mais son père était déjà tout le temps sur mon dos pour savoir où
j’allais et avec qui. Et Zayne était plus ou moins obligé de le mettre au
courant de tout, parce qu’Abbot était le chef du clan des Gardiens de
D.C. Et puis, j’avais peut-être mal compris, et les démons n’avaient pas
besoin de raison pour faire des trucs bizarres. C’étaient des démons.
C’était une explication suffisante.
— Est-ce que tu vas bien ? s’enquit Zayne.
— Oui, je n’ai rien.
Je marquai une pause avant de poursuivre.
— Mais j’ai perdu mon téléphone.
Il éclata de rire, et, doux Jésus, j’adorais le son de ce rire. Si grave
et mélodieux.
— Bon sang, Layla, combien de téléphones as-tu déjà perdus depuis
le début de l’année ?
— C’est le cinquième.
Je contemplai sa bibliothèque bien fournie.
— Abbot ne voudra jamais m’en acheter un autre. Il croit que je le
fais exprès. Mais non. C’est juste… que les téléphones me fuient.
Zayne rit de nouveau, et pressa gentiment son genou habillé de
jean contre le mien.
— Combien tu en as marqué ce soir ?
Je repensai aux quelques heures après les cours, avant d’aller
retrouver Stacey et Sam.
— Neuf. Deux Polymorphes, les autres étaient des Diablotins, sauf
le Rapporteur.
Qu’il ne retrouverait sans doute jamais, puisqu’il était plus que
probable que Bambi l’ait gobé.
Zayne laissa échapper un sifflement.
— Cool. Je ne manquerai pas de boulot cette nuit.
C’était la raison d’être des Gardiens. Génération après génération,
ils étaient chargés depuis toujours de réduire la population des
démons, bien avant de se montrer aux yeux du monde. Je n’avais que
sept ans quand les Gardiens étaient sortis de l’ombre, et je ne me
souvenais pas de la réaction des humains, mais il y avait fort à parier
que cette révélation les avait effrayés. Étrangement, c’est à la même
époque que j’étais arrivée chez eux.
Les Alphas, les créatures célestes qui dirigeaient le monde,
reconnaissaient la nécessité que le bien et le mal coexistent – ils
appelaient ça la Loi de l’Équilibre. Mais quelque chose s’était produit
dix ans plus tôt. Les démons s’étaient déversés en nombre par les
portails, semant le chaos et la destruction partout où ils passaient. Les
humains possédés étaient devenus un problème, et les choses avaient
commencé à dégénérer. Les créatures de l’enfer ne voulaient plus rester
dans l’ombre alors que les Alphas ne voulaient pas que les humains
apprennent que les démons existaient vraiment. Abbot m’avait expliqué
un jour que c’était une question de libre arbitre et de foi. Les hommes
avaient besoin de croire en Dieu, mais pas de savoir que l’enfer était
une réalité. Prêts à tout pour garder l’humanité dans le noir, les Alphas
avaient envoyé les Gardiens sur la terre. Un plan plutôt risqué selon
moi, car les humains finiraient par en déduire l’existence des démons,
mais qu’est-ce que j’en savais ?
Seuls de rares humains triés sur le volet connaissaient la vérité. À
part Morris, ils étaient une poignée dans les services de police, au
gouvernement et certainement dans les armées à savoir que les
démons existaient. Ces humains avaient leurs propres raisons de garder
les populations dans l’ignorance, qui n’avaient rien à voir avec la foi. Le
monde serait voué au chaos si les humains savaient que les démons
prenaient leur café au comptoir parmi eux.
Et voilà comment fonctionnaient les choses.
Les Gardiens aidaient la police à capturer les criminels, dont une
partie se trouvaient être des démons, qui gagnaient alors une carte
chance « Vous êtes libéré de prison », mais que les Gardiens
renvoyaient en enfer sans passer par la case départ. Et s’ils révélaient
leur existence, les Alphas détruiraient tous les démons à la surface du
globe, y compris bibi et mon ADN de demi-démon.
— Ça devient de la folie, dit Zayne, à moitié pour lui-même. Les
Polymorphes sont très actifs en ce moment. Plusieurs Gardiens dans
différents districts sont même tombés sur des Infernaux.
J’écarquillai les yeux.
— Des Infernaux ?
Lorsque Zayne acquiesça, une image de ces créatures monstrueuses
se forma dans mon esprit. Les Infernaux n’avaient rien à faire sur la
terre. C’étaient des sortes de gorilles mutants sous crack croisés avec
des pit-bulls.
Zayne se pencha en avant pour fouiller sous son lit, ses cheveux
cachant son visage. Je pouvais maintenant le reluquer à loisir. Il n’avait
que quatre ans de plus que moi, mais en tant que Gardien, il était
beaucoup plus mature que la plupart des humains de son âge. Je
connaissais tout de lui, à l’exception de son aspect sous sa forme
véritable.
C’était le truc avec les gargouilles. Leur apparence durant le jour ne
reflétait pas leur vraie nature. Pour la millionième fois, je me demandai
à quoi ressemblait Zayne. Sous son apparence humaine, il était canon,
mais contrairement aux autres, il ne m’avait plus autorisée à voir sa
vraie forme depuis longtemps.
Quant à moi, je n’étais qu’une demi-Gardienne, incapable de
changer de forme comme les Gardiens purs. Prisonnière de mon corps
humain, à jamais imparfaite. Et les Gardiens avaient une tolérance
proche de zéro pour les imperfections. Sans ma capacité unique à voir
les âmes et à marquer ceux qui en étaient dépourvus, j’aurais été
carrément inutile au monde.
Zayne se redressa, une peluche à la main.
— Regarde qui j’ai trouvé. Tu l’as oublié ici il y a deux ou trois
nuits.
— Monsieur Sniff !
Je m’emparai de l’ours décati avec un sourire jusqu’aux oreilles.
— Je me demandais justement où il était passé.
Les lèvres de Zayne s’incurvèrent.
— C’est quand même incroyable que tu aies encore cet ours.
Je me laissai tomber sur le dos, serrant Monsieur Sniff contre mon
cœur.
— C’est un cadeau que tu m’as fait.
— Il y a très longtemps.
— C’est ma peluche préférée.
— Ta seule peluche, tu veux dire.
Zayne s’allongea à côté de moi, les yeux rivés au plafond.
— Tu es rentrée plus tôt que prévu. Tu ne devais pas travailler avec
tes amis ?
Je haussai vaguement les épaules.
Zayne pianota des doigts sur son estomac.
— C’est bizarre. Tu te plains toujours de devoir rentrer trop tôt,
mais là, il n’est même pas 21 heures.
Je me mordis la lèvre.
— Oui, et alors ? Je t’ai raconté ce qui s’était passé.
— Alors, je sais que tu ne m’as pas tout dit.
Quelque chose dans le ton qu’il avait employé me poussa à le
regarder.
— Pourquoi tu me mentirais ?
Nos visages étaient proches, mais pas au point que ça devienne
dangereux. Et puis, Zayne me faisait confiance. Il pensait que j’étais
davantage Gardienne que démone. Je songeai au serpent… et au
garçon qui n’en était pas un mais un démon du premier cercle.
Je haussai les épaules.
Zayne avança la main dans le petit espace qui nous séparait, la
posant sur la mienne. Mon cœur bondit dans ma poitrine.
— Dis-moi la vérité, Layla-puce.
Je me souvenais parfaitement de la première fois où il m’avait
appelée ainsi.
C’était la nuit où j’étais arrivée chez lui. J’avais sept ans et j’étais
terrifiée par les créatures ailées aux dents pointues et aux yeux bleu
électrique qui étaient venues me chercher à l’orphelinat. Dès qu’on
m’avait posée par terre dans le vestibule de cette demeure, j’avais filé
comme une dératée pour me rouler en boule au fond du premier
placard que j’avais trouvé. Plusieurs heures plus tard, Zayne m’avait
cajolée pour m’en faire sortir, un ours en peluche flambant neuf à la
main, en m’appelant Layla-puce. Il n’avait que onze ans, mais c’était
déjà mon héros, et je ne l’avais plus lâché d’une semelle. Ce qui
amusait beaucoup les Gardiens plus âgés, qui ne se gênaient pas pour
en rajouter une couche.
— Layla ? murmura-t-il, étreignant ma main.
— Tu crois que je suis mauvaise ? lui demandai-je tout à trac.
Il fronça les sourcils.
— Pourquoi cette question ?
Je le regardai d’un air entendu.
— Zayne, je suis moitié démone…
— Tu es une Gardienne, Layla.
— C’est toujours ce que tu dis, mais ce n’est pas vrai. Je suis plutôt
une sorte de… mule.
— Une mule ? répéta-t-il très lentement, les sourcils froncés.
— Oui, une mule. Moitié cheval et moitié âne…
— Je sais ce qu’est une mule, Layla. Et j’espère bien que tu ne te
compares pas à ça.
Je ne répondis pas, parce que c’était exactement ce que je faisais. À
l’instar d’une mule, j’étais un hybride bizarre : mi-démone, mi-
Gardienne. Et pour cette raison, je ne pourrais jamais être en couple
avec un Gardien. Même les démons, s’ils savaient ce que j’étais, ne
voudraient pas de moi. Alors oui, la comparaison me semblait juste.
Zayne poussa un soupir.
— La nature de ta mère ne fait pas de toi une mauvaise personne,
et certainement pas une mule.
Je détournai la tête, le regard de nouveau perdu dans le vide. Le
ventilateur tournait lentement, créant d’étranges ombres au plafond.
Une mère démone que je n’avais jamais connue et un père Gardien
dont je ne me souvenais pas. Et Stacey qui trouvait sa famille
monoparentale bizarre. Je jouai nerveusement avec mon anneau.
— Tu le sais, n’est-ce pas ? poursuivit Zayne avec insistance. Tu sais
très bien que tu n’es pas mauvaise, Layla. Tu es une bonne personne,
intelligente et…
Il s’interrompit brutalement, se redressa et se pencha au-dessus de
moi comme un ange gardien.
— Tu… tu n’as pas pris une âme ce soir ? Layla, si c’est le cas, tu
dois me le dire tout de suite. On trouvera une solution. Je n’en parlerai
pas à mon père, mais il faut que tu me le dises.
Il était bien évidemment hors de question qu’Abbot soit au courant
si j’avais fait ce genre de choses – même par accident. Malgré son
affection pour moi, il me tournerait le dos. Prendre une âme était
interdit pour des tas de raisons morales.
— Non. Je n’ai pas pris d’âme.
Il me dévisagea, puis carra les épaules.
— Ne me fiche pas des trouilles pareilles, Layla-puce.
J’avais soudain envie de serrer Monsieur Sniff encore plus fort.
— Pardon.
Zayne tendit une main, écartant la mienne de Monsieur Sniff.
— Tu as fait des erreurs, mais ça t’a servi de leçon. Tu n’es pas
mauvaise. C’est de ça qu’il faut te souvenir. Et le passé est le passé.
Je me mordillai la lèvre inférieure, songeant à mes « erreurs ». Il y
en avait eu plusieurs. La première était ce qui avait conduit les
Gardiens jusqu’à l’orphelinat. J’avais accidentellement absorbé l’âme
d’une assistante sociale – pas entièrement, mais assez pour que la
pauvre femme ait dû être hospitalisée. Les Gardiens l’avaient su grâce à
leur réseau et étaient venus me chercher.
Et je ne comprenais toujours pas pourquoi Abbot m’avait gardée.
Pour les Gardiens, il n’y avait pas de demi-mesures concernant les
démons. Étant à moitié démone, j’aurais dû me voir appliquer l’adage
« Un bon démon est un démon mort », mais pour une raison que
j’ignorais, ils avaient considéré que j’étais différente.
Tu sais parfaitement pourquoi, chuchota une vilaine petite voix dans
ma tête, et je fermai les yeux. Mon talent unique pour voir les âmes et
repérer ceux qui n’en avaient pas, hérité de mes origines démoniaques,
leur était très utile dans la bataille contre le mal. Pourtant, les Gardiens
étaient capables de sentir les démons quand ils s’en approchaient
suffisamment. Sans moi, leur tâche aurait été plus difficile, mais
certainement pas impossible.
C’était en tout cas ce que je me disais.
Zayne retourna ma main, mêlant ses doigts aux miens.
— Tu as encore été piocher dans la pâte à cookies. Est-ce que tu
m’en as laissé, cette fois ?
Un amour vrai impliquait de partager les mêmes péchés
gourmands. J’y croyais fermement. Je rouvris les yeux.
— Je t’ai laissé la moitié du paquet.
Il sourit et se rallongea, cette fois sur le côté, sa main toujours sur
la mienne. Ses cheveux glissèrent sur sa joue. Je mourais d’envie de les
repousser, mais je n’en eus pas le courage.
— Je t’achèterai un nouveau téléphone demain, dit-il au bout d’un
moment.
Cette promesse me tira un grand sourire, comme s’il était mon
fabricant de portable personnel.
— S’il te plaît, prends un écran tactile cette fois. Tout le monde au
lycée en a un.
Il arqua un sourcil.
— Tu le réduirais en miettes en quelques secondes. Ce qu’il te faut,
c’est un énorme téléphone-satellite.
— Avec ça, je ferais des envieux, c’est sûr.
Je plissai le nez, jetant un coup d’œil à l’horloge murale. Il serait
bientôt temps pour lui de partir.
— Je crois que je ferais mieux d’aller réviser.
Son sourire plissa sa peau dorée.
— Reste encore un peu.
Rien au monde n’aurait pu stopper la vague de chaleur qui me
réchauffa la poitrine. Je consultai de nouveau l’heure au réveil de la
table de nuit. Il avait encore un peu de temps devant lui avant d’aller
chasser les démons que j’avais marqués aujourd’hui. Heureuse, je
roulai sur le flanc, Monsieur Sniff entre nous.
Zayne dénoua ses doigts des miens pour soulever quelques mèches
de mes cheveux.
— Tu as toujours des nœuds. Est-ce que tu sais au moins te servir
d’une brosse ?
Je lui tapai sur la main, frissonnant au souvenir du rat.
— Évidemment que je sais me servir d’une brosse, gros débile.
Zayne gloussa, replongeant la main dans mes cheveux emmêlés.
— Surveille ton langage, Layla.
Je ne dis plus rien tandis qu’il passait doucement ses doigts dans
mes cheveux pour éliminer les nœuds. C’était nouveau, cette manie de
me toucher les cheveux, et je ne m’en plaignais pas. Il tira entre nous
quelques mèches blond pâle, les yeux plissés par la concentration.
— Il faudrait que j’aille chez le coiffeur, murmurai-je au bout d’un
moment.
— Non.
Il replaça mes cheveux sur mes épaules.
— C’est… très beau quand ils sont longs. Et ça te va bien.
Mon cœur faillit exploser en un tas de bouillie.
— Tu veux des nouvelles du lycée, aujourd’hui ?
Son regard s’illumina. Tous les Gardiens sauf moi étaient scolarisés
à domicile, et Zayne avait suivi la plupart de ses cours de fac en ligne.
Il m’écouta attentivement quand je lui parlai du B que j’avais obtenu à
un devoir sur table, de la dispute de deux filles à la cafèt’ pour un
garçon, et comment Stacey s’était enfermée dans le bureau du
conseiller d’orientation sans le faire exprès.
— Oh. J’ai failli oublier.
Je marquai une pause pour bâiller tout mon saoul.
— Sam veut t’interviewer pour le journal du lycée. À propos de ta
condition de Gardien.
Zayne fit la grimace.
— Je ne sais pas trop. Nous ne sommes pas autorisés à donner des
interviews. Les Alphas trouvent ça prétentieux.
— Je sais. Je lui ai dit qu’il ne fallait pas trop y compter.
— Bien. Mon père piquerait sa crise s’il pensait que je parle aux
journalistes.
Je gloussai.
— Sam n’est pas journaliste, mais je vois ce que tu veux dire.
Il me garda avec lui encore un petit moment, me bombardant de
questions. Malgré moi, mes yeux se fermèrent, et il serait parti depuis
longtemps quand je me réveillerais ; parti chasser les démons. Peut-
être même des Démons Supérieurs. Peut-être même le garçon au
serpent nommé Bambi.

*
Le regard fatigué, je sortis mon livre de bio du casier. Trois
secondes plus tard, le halo vert tendre d’une âme apparaissait dans
mon champ de vision. Relevant la tête, j’inspirai longuement. La
compagnie des âmes innocentes était reposante. C’étaient les plus
courantes et elles n’étaient pas aussi tentantes que…
Un coup de poing atterrit sur mon bras.
— Tu n’es pas venue à notre groupe de travail, Layla !
Je chancelai sur le côté et me rattrapai à la porte de mon casier.
— Hé, Stacey, je vais avoir un bleu.
— Tu nous as laissés tomber. Encore une fois.
Refermant mon casier, je fis face à ma meilleure amie. Stacey avait
du punch.
— Désolée. J’ai dû rentrer chez moi. Un imprévu.
— Il y a toujours un imprévu, avec toi.
Elle me bombarda d’un regard noir.
— Ça devient une habitude. Tu te rends compte que j’ai dû écouter
Sam me faire la liste des gens qu’il a tués dans Assassin’s Creed pendant
une heure entière ?
Je fourrai mon livre dans mon sac en riant.
— Ça craint.
— Tu peux le dire.
Tirant un chouchou de son poignet, elle rassembla ses cheveux en
une courte queue-de-cheval.
— Mais je te pardonne.
Stacey me pardonnait toujours pour mes retards ou les lapins que
je lui posais. Je n’avais jamais compris pourquoi. J’étais une très
mauvaise copine, et elle était elle-même très populaire. Elle avait des
tas d’autres amis, mais depuis la première année de lycée, elle semblait
avoir un faible pour moi.
Nous rejoignîmes la foule des élèves. Les odeurs de parfums mêlées
à celles des corps me donnaient la nausée. Mes sens étaient légèrement
exacerbés. Rien d’extraordinaire pour un démon ou un Gardien pur-
sang, mais je percevais malheureusement les odeurs que les humains
ne sentaient pas.
— Je suis vraiment désolée pour hier soir. Je n’ai même pas pu
réviser pour le DST de bio.
Elle me dévisagea, plissant ses yeux en amande.
— Tu n’as même pas l’air réveillée.
— C’était tellement ennuyeux en vie de classe que je me suis
assoupie, et j’ai failli tomber de ma chaise.
Je jetai un regard las à un groupe de sportifs avachis près de la
vitrine réservée aux trophées, désespérément vide. Notre équipe de
football américain était à chier. Leurs âmes formaient un arc-en-ciel de
bleus pastel.
— M. Brown a piqué une gueulante.
Elle ricana.
— M. Brown engueule tout le monde. Tu n’as pas révisé du tout ?
Les auras roses entourant un groupe de filles de terminale en train
de glousser attirèrent mon regard.
— Quoi ?
Exhalant un long soupir las, elle répondit :
— La biologie… Tu sais, la science du vivant ? C’est le cours où on
va et on a un DST.
Je m’arrachai à la contemplation de ces jolies âmes en fronçant les
sourcils.
— Ah oui. Ben non, comme je t’ai dit, je n’ai rien révisé du tout.
Stacey changea ses livres de bras.
— Je te déteste. Tu n’ouvres pas un bouquin et tu vas sûrement
encore t’en sortir avec un A.
Elle écarta sa frange de ses yeux en secouant la tête.
— Tellement pas juste.
— Pas sûr du tout. Mme Cleo m’a mis un B la dernière fois, et je
n’ai pas la moindre idée du sujet d’aujourd’hui.
Je me rembrunis, prenant conscience d’à quel point c’était vrai.
— Merde. J’aurais vraiment dû réviser hier soir.
— Tu as toujours les notes de Sam ?
Elle m’attrapa le bras, m’écartant du chemin d’un autre élève, dont
j’aperçus l’aura rose foncé mêlée de traînées rouges.
— Dis donc, il te mate grave.
— Hein ?
Je la dévisageai.
— Qui ça ?
Jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, elle m’attira vers elle.
— Le gars dans lequel tu as failli te cogner : Gareth Richmond. Et il
te mate encore. Non ! siffla-t-elle tout près de mon oreille. Ne regarde
pas maintenant. Ce serait grillé.
Je combattis le besoin pressant de me retourner et Stacey gloussa.
— En fait, c’est ton cul qu’il mate.
Elle me lâcha le bras, se redressant.
— Faut dire qu’il est pas mal.
— Merci, murmurai-je, focalisant mon regard sur l’âme bleu poudré
qui entourait le garçon devant nous.
— C’est top que Gareth mate ton cul, continua Stacey. Son père
possède la moitié de la ville et les soirées chez lui sont carrément
hallucinantes.
J’obliquai dans l’étroit couloir conduisant à la salle de bio.
— Je crois que tu te fais des idées.
Elle secoua la tête.
— Arrête de jouer les ingénues. Tu es très mignonne – bien plus
canon que cette pouf là-bas.
Je suivis des yeux le doigt de Stacey. Une aura presque violette
entourait Eva Hasher. Ça voulait dire qu’elle allait bientôt basculer
dans la classe des âmes qui filaient un mauvais coton. Ma gorge se
serra soudain. Plus une âme était pure ou sombre, plus l’attraction
qu’elle exerçait sur moi était puissante.
Les très bonnes âmes comme les très mauvaises étaient les plus
tentantes. Ce qui rendait Eva particulièrement intéressante à mes yeux,
mais dévorer l’âme de la fille la plus fraîche du lycée ne serait vraiment
pas cool du tout.
Adossée à un casier, elle était entourée de ce que Stacey appelait la
meute des pétasses.
Eva adressa un doigt d’honneur à Stacey d’un ongle parfaitement
peint en bleu, puis elle posa les yeux sur moi.
— Regardez qui est là ! La pute des gargouilles.
Sa cour de suiveuses sans neurones éclata de rire et je levai les yeux
au ciel.
— Aïe. C’est nouveau, ça.
Stacey lui retourna son geste des deux mains.
— Une vraie connasse, celle-là.
— On s’en fiche.
Je haussai les épaules.
Me faire insulter par Eva quand je voyais l’état de son âme était
trop ironique pour que ça me touche.
— Tu savais que Gareth et elle avaient rompu ?
— Ah oui ?
Avec ces deux-là, j’avais du mal à suivre.
Stacey hocha la tête.
— Ouais. Il a recadré toutes les photos où elle apparaissait sur
Facebook. Et il a fait ça comme un manche, en plus. On voit encore un
bras ou une jambe sur la moitié d’entre elles. En tout cas, tu devrais
sortir avec lui juste pour l’emmerder.
— Le rapport avec un mec qui mate mon cul et moi qui sors avec
un type qui ne connaît même pas mon prénom ?
— T’en fais pas, je suis sûre qu’il le connaît, et sûrement aussi ta
taille de soutien-gorge.
Elle passa devant moi pour entrer dans la salle de bio.
— OK, il y a des sixièmes qui sont plus grandes que toi. Mais je les
connais, ces mecs-là. Ça les botte une mini-nana à mettre dans leur
poche. Fais gaffe à toi.
Je la bousculai avec un sourire en coin.
— C’est bien le truc le plus débile que tu aies jamais dit.
Elle m’emboîta le pas jusqu’à nos places au fond de la classe.
— Tu es comme une petite poupée avec de grands yeux gris et une
bouche boudeuse.
Je lui lançai un regard acerbe en me laissant tomber sur ma chaise.
Dans mes bons jours, je ressemblais à un personnage d’anime. Flippant.
— Tu me dragues ou quoi ?
Stacey m’adressa un sourire diabolique.
— Pour toi, je suis prête à changer de bord.
Tout en sortant les notes de Sam, je poussai un grognement.
— Eh bien, pas moi. Mais pour Eva Hasher, peut-être.
Elle hoqueta, empoignant le devant de son tee-shirt.
— Ça, ça fait mal. En tout cas, je t’ai envoyé au moins dix textos
hier soir et tu ne m’as jamais répondu.
— Désolée. J’ai perdu mon téléphone.
Je feuilletai mes notes, me demandant dans quel langage étrange
Sam avait griffonné tout ça.
— Zayne a dit qu’il m’en achèterait un autre aujourd’hui. J’espère
que ce sera un écran tactile comme le tien.
Cette fois, Stacey poussa un soupir.
— Est-ce qu’Abbot pourrait m’adopter aussi ? Je suis sérieuse. Je
veux un frère adoptif super beau gosse. Moi, j’ai un morveux qui pleure
et se fait caca dessus. Je veux un Zayne à la place.
Je m’efforçai de faire abstraction de la bouffée brûlante de
possessivité qui traversa mes veines.
— Zayne n’est pas mon frère.
— Encore heureux. Ou tu passerais ton temps à nourrir des
sentiments incestueux, et ça serait vraiment trop dégueu.
— Ce n’est pas comme ça que je pense à Zayne !
Elle éclata de rire.
— Quelle fille hétéro ne pense pas à Zayne de cette façon ? J’ai
carrément du mal à respirer quand je le vois. Tous les mecs au lycée
ont des abdos en chewing-gum. Ceux de Zayne sont en béton, ça saute
aux yeux. C’est un canon de chez canon.
Exact, et ses abdos n’étaient certainement pas en chewing-gum,
mais je n’écoutais plus Stacey. Il fallait vraiment que je bachote pour ce
DST et je n’avais pas besoin que mes fantasmes à propos de Zayne
m’occupent l’esprit maintenant. Surtout après m’être réveillée ce matin,
tendrement bordée dans son lit. Ses draps embaumaient son odeur :
bois de santal et menthe glacée.
— Jésus Marie Joseph, mate-moi un peu ça, murmura Stacey.
Je serrai les dents, les mains sur les oreilles.
Elle me balança un coup de coude dans les côtes. À ce rythme-là, je
serai couverte de bleus avant l’heure du déjeuner.
— Notre cours de bio vient de devenir un million de fois plus
intéressant. Et bouillant, carrément chaud bouillant. Bon sang, je veux
faire des bébés avec lui. Pas là tout de suite, bien sûr, mais je prends
une option ferme pour plus tard. Et il me tarde de passer à la pratique.
La paroi cellulaire est une couche résistante assez rigide en raison de
la pression (illisible) située à l’extérieur de la membrane (illisible) des
cellules végétales…
Stacey se raidit tout à coup.
— Oh, mon Dieu, il vient…
Composée de graisse et de sucre…
Un objet mince et brillant atterrit sur les notes de Sam, tombé de
Dieu savait où. Clignant les yeux, il me fallut quelques secondes pour
reconnaître l’autocollant fané et à moitié décollé des Tortues Ninja qui
recouvrait la face arrière du téléphone argenté.
Mon cœur se mit à tambouriner dans ma poitrine. Les mains
crispées sur les bords de mon cahier, je relevai lentement la tête. Des
yeux d’or d’une beauté surnaturelle rencontrèrent les miens.
— Tu as oublié ça hier soir.
CHAPITRE 3

Ce n’était pas possible.


Mais il était bien là et je ne pouvais pas détacher les yeux de lui.
Soudain, je regrettai de ne pas savoir dessiner, parce que les doigts
me démangeaient de reproduire les lignes de son visage, d’essayer de
capturer le galbe exact de sa lèvre inférieure, légèrement plus pleine
que l’autre. Ce n’était pas ce genre de pensées qui me sauveraient.
Le démon sourit.
— Tu t’es enfuie si vite hier soir que je n’ai pas eu l’occasion de te le
rendre.
Mon cœur cessa de battre. Je devais rêver. Un Démon Supérieur ne
rapportait pas les téléphones perdus et il n’était certainement pas
inscrit au lycée. Je devais halluciner.
— Espèce de petit elfe qui fait des cachotteries, me murmura
Stacey à l’oreille. C’est donc ça la raison de ton absence à notre groupe
de travail hier soir ?
Son regard était hypnotique et j’étais totalement pétrifiée. Ou
simplement stupide. Je sentais Stacey derrière moi qui n’en pouvait
plus.
Il se pencha en avant et posa les mains à plat sur mon bureau ; il
dégageait une odeur de musc sucrée.
— J’ai pensé à toi toute la nuit.
Stacey émit un borborygme comme si elle s’étranglait.
La porte de la classe s’ouvrit et Mme Cleo entra de son pas pesant,
ses bras grassouillets chargés de documents.
— Très bien, tout le monde à sa place.
Sans cesser de sourire, le démon se redressa et se retourna. Il s’assit
au bureau directement devant le nôtre. Moins d’une seconde plus tard,
il balançait sa chaise en arrière, en équilibre et parfaitement à l’aise.
— C’est quoi, ce délire, Layla ? demanda Stacey, agrippant mon
bras. Ou tu as trouvé ce mec hier soir ? Entre ton Big Mac et tes frites ?
Et pourquoi je n’ai pas eu droit à la même commande ?
Les doigts de Stacey s’enfonçaient toujours dans mon bras, mais la
surprise m’avait rendue muette.
Mme Cleo berçait les sujets dans ses bras comme un nouveau-né.
— Plus un mot. Tout le monde se retourne… Oh, nous avons un
nouvel élève.
Elle prit une petite feuille rose, levant la tête vers le garçon démon.
— Bon, ce devoir ne comptera pas dans votre moyenne, mais ça me
donnera une idée de votre niveau.
— Layla, chuchota Stacey. La tête que tu fais commence à me faire
flipper. Tout va bien ?
Mme Cleo distribua les sujets et claqua des doigts.
— Fini les bavardages. On est en DST, mes-demoiselles Shaw et
Boyd.
Les questions se brouillèrent sous mes yeux. J’étais incapable de
faire ça – un devoir sur table –avec un foutu démon assis devant moi.
— Je ne me sens pas bien, murmurai-je à Stacey.
— Ça se voit.
Sans un mot, je rassemblai mes affaires. Les jambes tremblantes, je
me levai et avançai rapidement vers les premiers rangs. Mme Cleo leva
la tête quand je passai devant elle, mon téléphone prêt à m’échapper
des mains.
— Mademoiselle Shaw, où croyez-vous aller comme ça ? demanda-
t-elle, bondissant sur ses pieds. Vous ne pouvez pas quitter la classe au
beau milieu d’un DST ! Mademoiselle Shaw…
Je claquai la porte, sans attendre la fin de sa phrase. Je ne savais
pas où j’allais, mais je devais appeler Zayne – et peut-être même Abbot.
L’alignement des casiers gris dans les couloirs se flouta sous mes yeux.
Je poussai la porte des toilettes des filles et l’odeur de cigarette et de
désinfectant envahit mes narines. Les graffitis sur les murs étaient
totalement illisibles.
Ouvrant mon téléphone à clapet, j’aperçus mon reflet dans le
miroir. Mes yeux étaient encore plus grands qu’à l’ordinaire, occupant
une place démesurée dans mon visage. Mon estomac se souleva tandis
que je faisais défiler mes contacts.
La porte des toilettes s’entrouvrit.
Je me retournai vivement, sans voir personne. Très lentement, la
porte se referma avec un petit « clic ». Un frisson dansa sur ma peau.
J’appuyai sur le nom de Zayne d’un doigt tremblant. Il y avait une
petite chance qu’il soit encore éveillé et pas encore totalement
recouvert de son enveloppe de pierre à l’heure qu’il était. Une chance
infime…
Le garçon démon apparut soudain devant moi. Recouvrant mes
mains des siennes, il referma le clapet de mon téléphone. Un cri de
surprise m’échappa.
— Qui est-ce que tu appelles ? me demanda-t-il avec une moue.
Mon cœur battait comme un fou.
— Comment… comment tu as fait ça ?
— Fait quoi ? Quitté la classe si facilement ?
Il se pencha vers moi comme pour me dire un secret.
— Je sais me montrer très persuasif. C’est l’un de mes talents.
Je savais que les Démons Supérieurs étaient dotés de pouvoirs de
persuasion. Il suffisait à certains de murmurer deux ou trois mots à
quelqu’un pour que cet humain fasse ce qu’on lui ordonnait. Mais
c’était interdit – le libre arbitre et tout le tintouin.
— La classe, je m’en fiche pas mal. Tu étais invisible !
— Eh oui. Plutôt cool, non ?
Il m’ôta le téléphone des mains, ce qui ne fut pas bien difficile, car
j’étais sans force. Il regarda autour de lui, haussant ses sourcils noirs.
— Et j’ai d’autres talents.
Me jetant un regard par-dessus son épaule, il me fit un clin d’œil.
— Beaucoup d’autres.
Je contournai le lavabo en direction de la porte.
— Et moi, je n’en ai rien à battre de tes talents.
— Reste tranquille.
Sans me quitter des yeux, il ouvrit la porte d’une cabine de la
pointe d’un pied botté de noir.
— Il faut qu’on parle, toi et moi. Et je suis le seul à pouvoir ouvrir
cette porte.
— Attends ! Qu’est-ce que tu fais ? Ne…
Mon téléphone vola dans les airs et atterrit dans les toilettes. Le
démon se tourna vers moi avec un haussement d’épaules.
— Désolé. J’espérais que ce téléphone servirait de drapeau blanc en
signe d’amitié, mais je ne peux pas te laisser appeler tes créatures.
— C’est mon téléphone, espèce de sale…
— Plus maintenant, répondit-il avec un sourire mutin. Il appartient
désormais aux égouts.
Je reculai, réussissant à me glisser entre le lavabo et le mur de
ciment gris, où un cœur était gravé sous une petite fenêtre.
— Ne t’approche pas.
— Sinon quoi ? Tu as vu ce que ça a donné avec le Rapporteur hier
soir ? Tu n’en ferais pas le quart contre moi.
J’ouvris la bouche pour, au hasard, hurler, mais il bondit sur moi,
plaquant sa main contre mes lèvres. Instinctivement, je lui enfonçai
mes deux poings dans l’estomac. Il emprisonna mon poignet de sa
main libre et m’attira contre lui, bloquant mon autre bras entre mon
ventre et le sien, nettement plus dur. Je tentai de me dégager, mais il
me tenait bien.
— Je ne te ferai pas de mal.
Son souffle souleva mes cheveux sur mes tempes.
— Je veux juste discuter.
Je lui mordis la main.
Il laissa échapper un sifflement, enroulant sa main sur ma nuque
pour me tirer la tête en arrière.
— C’est quelquefois très cool de mordre, mais quand c’est fait au
moment judicieux. Et là, ce n’était pas le bon moment.
Je parvins à dégager mon bras et agrippai le sien.
— Je vais te faire bien pire si tu ne me lâches pas.
Le démon cligna des yeux et éclata de rire.
— Ça m’intéresse beaucoup de voir ce que tu sais faire d’autre. Le
plaisir. La douleur. C’est un peu la même chose, mais nous n’avons pas
le temps maintenant.
Je respirai un grand coup, m’efforçant de ralentir mon cœur
emballé. Mes yeux se posèrent sur la porte, et la réalité de la situation
s’imposa à moi. Je n’avais échappé au Rapporteur et à ce démon la nuit
dernière que pour mourir dans les toilettes de mon lycée. La vie était
cruelle.
Je n’avais nulle part où aller. Le moindre mouvement me
rapprochait de lui et nous étions déjà trop près. Les mots s’échappèrent
de ma bouche malgré moi.
— S’il te plaît…
— D’accord, d’accord.
À ma grande surprise, sa voix s’adoucit en même temps qu’il
relâchait sa prise.
— Je t’ai effrayée. J’aurais peut-être dû choisir un meilleur moyen
d’apparaître, mais l’expression de ton visage valait le détour. Est-ce que
tu te sentirais mieux si tu connaissais mon nom ?
— Pas vraiment.
Son sourire se fit narquois.
— Tu peux m’appeler Roth.
Non. Je ne me sentais pas mieux maintenant que je savais qui il
était.
— Et je t’appellerai Layla.
Il inclina la tête et plusieurs mèches de cheveux noirs glissèrent
devant ses yeux.
— Je sais ce que tu es capable de faire. Alors laissons tomber les
manières, Layla. Tu sais ce que je suis et je sais ce que tu es.
— Tu te trompes de personne.
Je plantai mes ongles dans son bras. C’était forcément douloureux,
mais il ne broncha pas.
Roth leva les yeux au plafond avec un soupir.
— Tu es une demi-démone, Layla. Tu vois les âmes. C’est pour cette
raison que tu te trouvais hier soir dans cette ruelle.
J’ouvris la bouche pour lâcher un nouveau mensonge, mais quel
intérêt ? Prenant une profonde inspiration, je fis un effort pour
raffermir ma voix.
— Qu’est-ce que tu veux ?
Il inclina la tête sur le côté.
— Pour commencer, je voudrais savoir comment tu as laissé les
Gardiens te laver le cerveau pour prendre en chasse ceux de ta propre
espèce. Comment tu peux travailler pour eux.
— Ils ne m’ont pas lavé le cerveau !
Je poussai contre son ventre, mais il ne bougea pas. Et, waouh, lui
non plus n’avait pas des abdos en chewing-gum. Ils étaient
ridiculement fermes et dessinés. Et j’étais plus ou moins en train de le
tripoter. Je retirai vivement ma main.
— Je n’ai rien en commun avec toi. Je suis une Gardienne…
— Tu es à moitié Gardienne, mais aussi à moitié démone. Ce que tu
fais est… sacrilège, déclara-t-il d’un air outré.
Je lâchai un ricanement.
— Venant de toi, un démon ? C’est presque drôle.
— Et qu’est-ce que tu crois être ? Ce n’est pas parce que tu as choisi
de tourner le dos à ton sang démoniaque qu’il n’existe pas.
Il se pencha si près que son nez frôla le mien, tandis qu’il
m’empoignait la nuque pour m’obliger à le regarder dans les yeux.
— Tu ne t’es jamais demandé pourquoi les Gardiens ne t’avaient
pas tuée ? Tu es en partie démone. Pourquoi t’ont-ils gardée avec eux ?
À cause de ta précieuse capacité à voir les âmes, peut-être ? Ou pour
une autre raison ?
Mes yeux s’étrécirent alors que la peur laissait la place à la colère
en moi.
— Ils ne se servent pas de moi. Ils sont ma famille.
— Ta famille ?
Ce fut à son tour de ricaner.
— Tu es manifestement incapable de te transformer, sinon tu
l’aurais fait la nuit dernière.
Je sentis mes joues s’enflammer. Merde, même un démon
connaissait mes défauts.
— Quelle que soit la proportion de sang de Gardienne qui coule
dans tes veines, il n’est pas aussi fort que ton côté démoniaque. C’est
nous qui sommes ta famille – nous sommes de la même race.
Entendre ça, c’était mettre des mots sur mon petit enfer personnel.
Je repoussai violemment sa main.
— Certainement pas !
— Ah non ? Je crois que tu mens. Ta capacité à voir les âmes n’est
pas ton seul talent, n’est-ce pas ? murmura-t-il, saisissant mon menton
du bout de ses longs doigts. La dernière qui était capable de la même
chose que toi avait bien d’autres cordes à son arc. Disons qu’elle avait
des aspirations spéciales.
Je me mis à trembler.
— De qui est-ce que tu parles ?
Le sourire de Roth ressemblait à celui d’un chat qui vient de
dévorer une pleine salle de canaris avant de s’attaquer aux perroquets.
— Je sais ce que tu désirais avant de t’engouffrer dans cette ruelle.
Le sol sembla se dérober sous mes pieds.
— Je ne sais pas de quoi tu parles.
— Ah non ? Je te suivais.
— Oh, tu es donc un harceleur en plus d’être un démon ?
Je ravalai la boule dans ma gorge.
— Ce n’est pas du tout flippant.
Il laissa échapper un petit rire.
— Faire diversion, ça ne marche pas avec les démons.
— Dans ce cas, je m’en tiendrai aux morsures.
Une lueur brilla dans ses yeux.
— Tu veux jouer à ça ?
Il se pencha encore, ses lèvres effleurant le creux de mon cou.
— Permets-moi de te suggérer des endroits plus appropriés. J’ai un
piercing…
— Stop !
Je détournai la tête.
— En plus d’être un démon et un harceleur, tu es aussi un pervers.
— Je n’ai aucune objection à ces titres.
Un coin de sa bouche se releva alors qu’il reculait légèrement.
— Tu voulais prendre l’âme d’un homme – celui que tu as croisé
dans la rue. Et je suis prêt à parier un cercle de l’enfer que c’est ce que
tu désires plus que tout – que tu ne penses à rien d’autre quand ça te
prend.
C’était effectivement un besoin. Il m’arrivait parfois de trembler
rien qu’en pensant à l’effet d’une âme glissant dans ma gorge, et en
parler rendait les choses encore pires. À cet instant, alors qu’aucune
âme ne se trouvait à proximité, j’éprouvais quand même cette
attraction – ce besoin de satisfaire cette envie. Comme une droguée
cherchant sa dose. Mes muscles se tétanisèrent. Je le repoussai.
— Non. Ce n’est pas ce que je veux.
— Celle qui t’a précédée n’a jamais nié ce qu’elle était.
Sa voix reprit alors cette douceur envoûtante.
— Que sais-tu d’elle, de ton héritage, Layla ? demanda-t-il en
enroulant un bras autour de ma taille pour m’attirer contre son corps.
Est-ce que tu sais qui tu es ?
— Et toi, tu sais ce que c’est, l’espace personnel ? répliquai-je
sèchement.
— Non.
Ses lèvres s’étirèrent en un petit sourire satisfait, puis ses yeux
s’enflammèrent.
— Mais je sais que tu ne te plains pas que je sois dans le tien.
— Dans tes rêves.
Je respirai un grand coup pour mieux soutenir son regard.
— Être aussi près de toi, ça me donne envie de vomir.
Roth rit doucement. Il pencha la tête en avant et nos bouches se
trouvèrent soudain à quelques centimètres l’une de l’autre. S’il avait eu
une âme, il aurait été en danger.
— Inutile d’essayer de me baratiner. Je suis un démon.
— Ça, je le sais, murmurai-je, les yeux maintenant braqués sur ses
lèvres.
— Alors tu sais que les démons sentent les émotions.
C’était la vérité, mais j’avais fait l’impasse sur cette capacité. Je
n’étais capable que de sentir une poêle qui brûlait à un kilomètre, pour
l’utilité que ça avait…
Le coin de ses lèvres se releva encore.
— La peur a une odeur amère très puissante. Je sens la tienne. La
colère, c’est comme du piment – ça pique et ça brûle. Je la sens aussi.
Roth marqua une pause, et se retrouva soudain encore plus près de
moi. Si près que lorsqu’il reprit la parole, ses lèvres caressèrent le coin
de ma bouche.
— Ah, oui… Et il y a l’odeur de l’attirance. Sucrée, acidulée, suave
– ma préférée de toutes. Et devine quoi ?
Je tentai de m’enfoncer dans le mur derrière moi.
— Tu ne peux pas sentir ça sur moi, mon pote.
Il réduisit la distance entre nous sans le moindre effort.
— C’est ce qui est amusant avec le déni. C’est une très mauvaise
défense. Tu peux dire autant que tu veux que tu n’es pas attirée par
moi, et tu ne t’en rends peut-être même pas compte, mais moi, je sais à
quoi m’en tenir.
J’en restai bouche bée.
— Va faire soigner ton odorat de démon, parce qu’il est
sérieusement détraqué.
Roth recula, tapotant d’un long doigt le bout de son nez.
— Mon nez ne m’a jamais menti.
Mais il fit un pas en arrière. Bien que souriant toujours d’un air
suffisant, comme si ses lèvres étaient faites pour ça, ce qu’il dit ensuite
était tout ce qu’il y a de plus sérieux.
— Il faut que tu arrêtes de marquer les démons.
Heureuse de pouvoir respirer, je poussai un soupir tremblant,
cramponnée au rebord du lavabo. Voilà qui expliquait tout – pourquoi
un Démon Supérieur s’intéressait à moi.
— Quoi ? J’ai marqué trop de tes amis ?
Il haussa un sourcil ténébreux.
— Je me fiche bien de savoir combien de démons tu as marqués et
combien les Gardiens en ont réexpédié en enfer. Comme tu peux le
constater, ton toucher fluorescent ne marche pas sur moi.
Je fronçai les sourcils en l’observant. Mince, il avait raison. Et je ne
m’en étais même pas rendu compte jusqu’à maintenant.
— Ça ne marche pas sur les Démons Supérieurs. Nous sommes trop
cools pour ça.
Roth croisa ses bras musclés sur sa poitrine.
— Mais revenons à nos moutons. Tu dois cesser de marquer.
Un rire bref m’échappa.
— Ah oui ? Et pourquoi donc ?
Une expression d’ennui traversa ses traits séduisants.
— Je peux déjà te donner une bonne raison. Le Rapporteur d’hier
soir en avait après toi.
J’ouvris la bouche, prête à lâcher un rire de mépris, mais il
s’étrangla dans ma gorge. La peur était de retour, et il y avait de quoi.
Est-ce que j’avais bien entendu ?
Une lueur ardente brilla dans ses yeux.
— L’enfer te cherche, Layla. Et ils t’ont retrouvée. Ne sors plus
marquer.
Mon cœur battit plus vite tandis que je le dévisageais.
— Tu mens.
Un rire fusa entre ses dents.
— Laisse-moi te poser une question. Ce n’était pas ton
anniversaire ? Tu n’as pas eu dix-sept ans récemment ? Disons, il y a
quelques jours ?
Je continuai à le fixer. Mon anniversaire avait eu lieu samedi, trois
jours auparavant. J’étais allée au restaurant avec Stacey et Sam. Zayne
nous avait même rejoints. Au dessert, Stacey avait tenté de lui faire
faire un nœud à une queue de cerise avec sa langue.
Le petit sourire satisfait revint sur les lèvres de Roth.
— Et hier, c’était la première fois que tu sortais marquer depuis, je
me trompe ? Hmm… Et un Rapporteur t’a trouvée. Intéressant.
— Je ne vois pas le rapport, réussis-je à dire. Tu es sûrement en
train de mentir, de toute façon. Tu es un démon ! Tu penses que je vais
croire ce que tu me racontes ?
— Et tu es un démon aussi. Non… ne m’interromps pas pour le
nier. Tu es un démon, Layla.
— Demi, marmonnai-je.
Il étrécit les yeux.
— Tu n’as aucune raison de croire que je ne te dis pas la vérité. J’ai
aussi mille raisons de te mentir, mais pour tes soirées marquage, je suis
sérieux. Tu es en danger.
La cloche retentit, me faisant sursauter. Je le regardai fixement,
espérant que l’enfer allait s’ouvrir pour le reprendre.
Roth jeta un regard vers la porte en fronçant les sourcils, puis se
tourna vers moi, un étrange sourire sur les lèvres.
— Je ne plaisante pas. Ne marque plus après les cours.
Il pivota sur ses talons, s’arrêta devant la porte pour me jeter un
dernier coup d’œil par-dessus son épaule.
— Si j’étais toi, je ne parlerais pas de moi à ta famille. Ou tu risques
de découvrir les limites de leur affection pour toi.

*
Mon cerveau avait du mal à appréhender l’apparition soudaine de
Roth. Il avait osé me dire que j’étais attirée par lui ? Et m’ordonner
d’arrêter de marquer ? Pour qui se prenait-il ? Pour commencer, c’était
un démon – canon, certes – mais beurk.
Je n’avais aucune raison de croire ce qu’il disait.
Ensuite, ce n’était pas seulement un démon, mais un Démon
Supérieur. Raison supplémentaire de ne pas lui faire confiance.
Il disait sans doute vrai quant au peu de connaissances que j’avais
de mon héritage, mais je savais qui étaient les démons. Il y avait
plusieurs siècles, il en existait un groupe capable d’absorber les âmes
au simple contact d’un humain. Ils s’appelaient les Lilin, et les Gardiens
les avaient tous éliminés de la surface de la planète. Il restait bien sûr
les succubes et les incubes, qui se nourrissaient de la force vitale des
humains, mais de nos jours, cette capacité à prendre une âme était
extrêmement rare. Les talents spécifiques et l’apparence étaient
héréditaires dans le monde des démons comme dans celui des
humains.
Le sentiment de malaise que j’avais ressenti aux paroles de Roth
redoublait d’intensité. Si cet autre démon dont il avait parlé, « celle qui
m’avait précédée », était ma mère et qu’elle était toujours en vie… Je
ne pus aller au bout de cette pensée sans que ma poitrine se serre. Ma
chère maman avait beau être une démone, la blessure de son abandon
ne s’était pas refermée. Découvrir son identité me permettrait
seulement de savoir à quelle famille de démons elle appartenait, et ce
ne serait pas forcément un bien.
À l’heure du déjeuner, je parvins à convaincre Stacey que faire
semblant d’être malade avait été ma dernière solution pour échapper
au contrôle de bio. Elle me bombarda de questions, curieuse de savoir
comment j’avais rencontré Roth.
— Qui ça ? demanda Sam, qui se débarrassa de son sac à dos avant
de s’asseoir à notre table.
— Personne, marmonnai-je.
— Que tu dis. Layla nous a plantés hier soir pour aller fricoter avec
ce nouveau mec super beau gosse.
Stacey pointa vers moi sa part de pizza d’un air accusateur.
— Petite dévergondée. Je suis jalouse.
— Layla était avec un garçon ?
Sam éclata de rire en décapsulant son soda.
— C’était un Gardien ? Waouh.
Brutalement ramenée au présent, je fronçai les sourcils.
— Non, ce n’était pas un Gardien. Et qu’est-ce que c’est censé
vouloir dire ?
Sam haussa les épaules.
— Je ne sais pas. C’est juste que j’ai du mal à t’imaginer avec un
garçon.
Il enleva ses lunettes pour les essuyer avec son pull.
— Du coup, j’ai supposé que c’était un Gardien. Qui d’autre rend
Stacey complètement dingue ?
Stacey mordit dans sa part de pizza.
— Il était… Waouh.
— Attends un peu. Pourquoi tu ne m’imagines pas avec un garçon ?
Je reculai contre le dossier de ma chaise, saisie du besoin ridicule
de leur prouver que je pouvais plaire.
Sam se tortilla sur son siège.
— Je ne veux pas dire que personne ne voudrait de toi… C’est juste
que… bah… tu sais…
— Non, je ne vois pas ce que tu veux dire. Continue, s’il te plaît,
Samuel.
Stacey poussa un soupir, le prenant en pitié.
— Ce que Sam essaie de dire, c’est qu’on a du mal à t’imaginer avec
un garçon parce que tu n’as pas l’air de t’intéresser à eux.
J’étais sur le point de la détromper, parce que les garçons
m’intéressaient carrément. Mais j’étais toujours en retrait, ce qui
pouvait sans doute laisser à penser que j’y étais indifférente. En vérité,
c’était tout le contraire. Mais je ne pouvais pas avoir une relation avec
quiconque possédait une âme, ce qui limitait singulièrement mon
terrain de jeu.
— Je vous déteste tous les deux, grommelai-je en attaquant ma
pizza pour me venger.
— OK, j’adore parler de mecs canons, mais on peut changer de
sujet ?
Sam délaissa sa part de pizza, regardant Stacey par en dessous.
— Devinez ce que j’ai appris hier soir ?
— Que le nombre d’heures que tu passes par jour sur tes jeux vidéo
égale le nombre d’années où tu resteras vierge ? demanda-t-elle.
— Ha ha. Non. Vous saviez que Mel Blanc, le type qui fait la voix de
Bugs Bunny, était allergique aux carottes ?
Elle le dévisagea et les joues de Sam s’enflammèrent.
— Quoi ? C’est la vérité, et c’est carrément ironique. Bugs Bunny a
toujours une carotte à la main.
— C’est fou les connaissances improbables que tu peux accumuler,
murmura Stacey, qui avait quand même l’air impressionnée. Où tu
mets tout ça ?
Sam se passa une main dans les cheveux.
— Dans mon cerveau. Tu en as un aussi, je crois.
Ils continuèrent à se charrier tous les deux, et je passai le reste de la
journée à m’attendre à voir surgir Roth pour me tordre le cou, mais il
semblait avoir disparu pour de bon. Il s’était peut-être fait écraser, ce
qui aurait été une excellente nouvelle.
Après le dernier cours, je rangeai mes livres dans mon casier et
m’empressai de quitter le lycée. Ne plus marquer ? Et puis quoi
encore ? J’allais marquer plus que jamais. Je serais juste un peu plus
prudente.
Je surveillai étroitement les démons que je repérai dans les rues de
D.C. pour être sûre et certaine qu’ils n’allaient pas se retourner contre
moi et se métamorphoser en foutus Rapporteurs sans âme. Autrement
dit, je les suivais. En moins d’une heure, j’avais déjà épinglé un
Polymorphe et trois Diablotins.
Les Diablotins étaient les démons les plus nombreux à la surface, et
ils avaient souvent l’air très jeunes. Sans être moins dangereux que les
Rapporteurs ou les Polymorphes, ils préféraient la destruction à la
bagarre. Ils étaient doués d’un vaste éventail de talents pour semer la
pagaille. Certains étaient de petits pyromanes, capables d’allumer un
feu rien qu’en claquant des doigts. D’autres avaient des affinités avec la
mécanique. Enfin, leur truc, c’était d’enrayer les mécaniques, ce qu’ils
pouvaient faire d’un simple contact. Je les trouvais souvent en train de
traîner près des chantiers ou des réseaux électriques.
Je marquai toux ceux que je croisai, sachant très bien que les
Gardiens les trouveraient plus tard dans la nuit. Il m’arrivait parfois,
mais rarement, de me demander si ce que je faisais était juste, car ils
étaient loin de se douter qu’ils devenaient des cibles après que je les
avais « malencontreusement » bousculés. Mais ça ne m’arrêtait pas.
Les démons étaient maléfiques, quand bien même leur apparence
était normale.
La seule chose que j’ignorais, c’est dans quelle catégorie je devais
me ranger.
J’avais marqué trois Diablotins de plus à 17 heures, et je décidai
que ça suffisait pour ce soir. Je cherchai une cabine téléphonique.
Morris me répondit par son mutisme habituel, et je lui demandai de
venir me chercher. Il tapa deux fois sur les touches de son combiné, ce
qui voulait dire « OK ». Mes marquages du jour n’étaient pas
astronomiques, mais j’en étais satisfaite, et je me détendis sur mon
banc habituel. Rien d’anormal ne s’était produit. Ma soirée s’était
déroulée sans problème.
Puisque personne n’avait essayé de s’en prendre à moi, ça voulait
dire que Roth m’avait raconté des bobards. Restait seulement à décider
ce que j’allais faire concernant ce maudit démon. Depuis que j’avais
commencé à marquer, on m’avait toujours interdit de m’approcher des
Démons Supérieurs, et je devais informer les Gardiens si jamais j’en
voyais un. Roth était le premier.
Mais si je parlais de Roth à Abbot, il me retirerait du lycée.
Et je n’en avais aucune envie. Le lycée était mon seul lien avec la
vie normale. Pour la plupart des gens, c’était l’enfer sur terre, mais moi,
j’adorais l’école. Je pouvais faire semblant d’être normale. Et je refusais
de laisser un démon – ou même Abbot lui-même – m’enlever ça.
Alors que j’attendais Morris, je regrettai que mon portable soit en
train de flotter quelque part dans les égouts. Maudit Roth. Sans
téléphone, je ne pouvais même pas jouer au solitaire. Je devais me
contenter de regarder les gens passer, et je ne faisais que ça depuis que
mes cours étaient finis.
Avec un soupir las, je pris mon mal en patience, balançant les
jambes sur mon banc sans m’occuper des coups d’œil désapprobateurs
que me lançait la vieille dame assise de l’autre côté. Les premiers
picotements qui dansèrent sur ma nuque ne m’inquiétèrent pas
vraiment, mais cette sensation s’intensifia et mon agitation aussi.
Pivotant sur moi-même, je passai au crible la foule des gens qui se
pressaient sur le trottoir. Un défilé d’âmes bourdonnantes, mais au
milieu du lot, sous l’enseigne d’une boutique d’articles d’occasion, je
repérai un vide que nulle couleur n’éclairait. Je me redressai et me
retournai si brusquement que la vieille dame poussa un petit cri.
J’aperçus un costume noir, un visage pâle et des cheveux hérissés.
Définitivement un démon, mais ce n’était pas Roth. L’homme était plus
grand et plus large, et ses yeux dorés lançaient des éclairs.
Un Démon Supérieur.
Mon rythme cardiaque s’accéléra, puis un klaxon retentit, me
faisant sursauter. Je détournai les yeux une fraction de seconde, le
temps de noter que Morris était arrivé. Quand je regardai de nouveau
l’endroit où le démon se tenait, il n’y avait plus personne.

*
Cette fois, j’attendis que Morris ait garé la voiture avant de
descendre. Alors que nous entrions dans la cuisine par la porte qui
donnait sur le garage, j’entendis des rires et des cris d’enfants.
Piquée par la curiosité, je me tournai vers Morris.
— La maison s’est-elle transformée en garderie depuis ce matin ?
Morris se contenta de me dépasser en souriant.
— Attends. Jasmine est ici avec les jumeaux ?
Il hocha la tête, ce qui était la seule réponse que je pourrais obtenir
de lui.
Un énorme sourire étira mes lèvres. Tous mes soucis de la journée
s’envolèrent. Jasmine vivait à New York avec son compagnon, et ils se
déplaçaient rarement depuis la naissance des jumeaux. Il y avait très
peu de gargouilles femelles. La plupart d’entre elles mouraient en
couches, comme la mère de Zayne. Et les démons adoraient les
éliminer. Pour cette raison, elles étaient lourdement surveillées et tout
le monde était aux petits soins pour elles.
Elles vivaient en quelque sorte dans une prison dorée, même si elles
ne voyaient pas forcément les choses sous cet angle.
D’un autre côté, je comprenais le point de vue des mâles. Sans
femelles, notre espèce était vouée à disparaître. Et sans les gargouilles
pour jouer le rôle de Gardiens et contrôler la population des démons,
que se passerait-il ? Les démons domineraient le monde, c’était aussi
simple que ça. Ou les Alphas le détruiraient. Charmante perspective.
Heureusement pour moi, je n’étais pas sous protection. C’est pour
ça que je pouvais aller au lycée, contrairement aux autres gargouilles.
En tant que demi-Gardienne, je n’étais pas bonne à accoupler. Ma
raison d’être n’était pas de perpétuer l’espèce. Et même si j’avais pu
m’accoupler avec un Gardien – sans lui voler accidentellement son
âme – j’aurais transmis à mes enfants le sang démoniaque qui coulait
dans mes veines, en même temps que l’ADN des Gardiens.
Et personne ne voulait de ce genre de bâtardise.
J’étais bien contente de pouvoir aller et venir à ma guise tout en
aidant la cause du mieux que je pouvais, mais… ce n’était pas une
condition facile. Je ne serais jamais une Gardienne à part entière. Et
j’avais beau le désirer de toutes mes forces, je ne ferais jamais vraiment
partie de leur famille.
Encore un truc sur lequel Roth ne s’était pas trompé.
Mon cœur se serra tandis que je posais mon sac sur la table de la
cuisine et suivais le bruit des rires jusque dans le salon. Je pénétrais
dans la pièce quand une mini-tornade grise et blanche frôla mon
visage. Je fis un bond en arrière, bouche bée, alors qu’une femme aux
cheveux noirs se précipitait dans ma direction, suivie de son aura
luminescente.
— Isabelle ! hurla Jasmine. Descends de là tout de suite !
L’âme de la petite créature s’estompa suffisamment pour que je
puisse distinguer son corps. Isabelle était accrochée au ventilateur du
plafond, une aile frétillant, l’autre pendant mollement, tandis que les
pales la faisaient tourner comme un manège. Ses boucles rousses
détonnaient avec son visage grisâtre aux joues rebondies. Ses crocs et
ses cornes aussi.
— Euh…
Hors d’haleine, Jasmine s’immobilisa devant moi.
— Oh, Layla. Comment tu vas ?
Je rabattis l’interrupteur du ventilateur.
— Très bien. Et toi ?
Isabelle se mit à glousser comme les pales ralentissaient leur
course, battant toujours frénétiquement de son aile. Jasmine se plaça
derrière elle.
— Oh, comme tu peux le constater. J’ai deux jumeaux qui viennent
d’apprendre comment se transformer. Un vrai plaisir.
Elle attrapa l’une des jambes potelées d’Isabelle.
— Lâche ça – Izzy, lâche ça tout de suite !
Eh oui, des gamins de deux ans étaient capables de changer de
forme, mais pas moi. Plutôt embarrassant.
— Vous êtes arrivés hier soir ? lui demandai-je, songeant aux
gargouilles que j’avais vues sur le toit.
Elle gronda Isabelle, qu’elle fit asseoir par terre.
— Non. On vient tout juste d’arriver. Dez devait s’absenter, alors il
a demandé à Abbot si on pouvait rester ici jusqu’à ce que le clan
retourne à New York.
— Oh.
Je risquai un coup d’œil derrière le canapé, où je repérai l’autre
jumeau. Je ne vis d’abord qu’une petite masse nacrée avant de pouvoir
distinguer son corps derrière son âme. Roulé en boule sur une
couverture, il dormait sous sa forme humaine, un pouce dans la
bouche.
— Il y en a au moins un qui dort.
Jasmine laissa échapper un petit rire.
— Drake dormirait n’importe où. Rien ne le réveille. Mais celle-là…
Prenant Isabelle dans ses bras, elle l’installa sur le canapé.
— Elle n’aime pas beaucoup dormir. Pas vrai, Izzy ?
Isabelle bondit à moitié du canapé et se jeta sur moi. Avant que je
puisse faire un geste, elle était à quatre pattes et plantait ses petites
quenottes effilées dans mes ballerines pour me mordre un orteil.
Je poussai un hurlement, réprimant mon envie de balancer le petit
monstre à travers la pièce.
— Izzy ! cria Jasmine en se précipitant vers nous.
Elle la saisit à bras-le-corps, mais la petite peste était fermement
accrochée.
— Izzy ! On ne mord pas ! Combien de fois faudra-t-il te le
répéter ?
Je fis la grimace pendant que Jasmine retirait délicatement les
crocs de sa fille de mon pied. Dès que sa mère l’eut posée par terre,
Isabelle jaillit dans les airs, droit sur moi.
— Izzy ! Non ! s’époumona Jasmine.
J’attrapai la petite au vol, l’une de ses ailes fouettant mon visage.
Elle pesait son poids pour une gamine de deux ans, et je la maintins à
bout de bras.
— Pas de problème. Elle ne m’ennuie pas.
Pas encore.
— Je sais.
Jasmine flotta jusqu’à moi en tordant ses mains fines.
— C’est juste que…
Quand je compris ce qu’elle voulait dire, j’eus envie de disparaître
dans un trou de souris. Jasmine avait peur que j’absorbe l’âme de son
bébé. Je pensais pourtant qu’elle ne me craignait plus, mais quand il
était question de ses enfants, il n’y avait plus de confiance qui tienne.
Au fond de moi, je ne pouvais pas l’en blâmer, mais…
Avec un soupir, je lui rendis la petite et reculai d’un pas. Très mal à
l’aise, je lui adressai un sourire forcé.
— Et alors, vous resterez ici jusqu’à quand ?
Jasmine serra sa fille étroitement contre elle, mais Isabelle
cherchait toujours à m’atteindre.
— Deux ou trois semaines, peut-être un mois, et puis on rentrera
chez nous.
Une pensée me traversa l’esprit. Si Jasmine était là, ça voulait dire
que sa sœur cadette, qui était arfaitement disponible, l’était aussi. Et
pour plusieurs semaines. Mon estomac se noua.
Sans un mot, je tournai les talons pour partir en chasse. Danika
n’avait rien à voir avec les humaines que Zayne « fréquentait » parfois.
Un rire féminin s’échappa de la bibliothèque où je passais
habituellement tout mon temps libre. Une sorte d’instinct de territoire
totalement irrationnel s’empara de moi. Le temps que je traverse le
petit salon au décor spartiate que personne n’utilisait, le venin de la
jalousie s’était répandu dans mes veines. Je m’arrêtai devant les portes
closes. Je n’avais aucun droit de les interrompre, mais je ne me
contrôlais plus.
Le rire de gorge de Danika résonna de nouveau, suivi d’un
gloussement plus grave. Je l’imaginai repousser ses longs cheveux noirs
par-dessus son épaule avec le même sourire que toutes les filles
adressaient à Zayne et je poussai la porte.
Ils étaient si proches l’un de l’autre que leurs âmes se touchaient.
CHAPITRE 4

Adossé au bureau poussiéreux, Zayne avait croisé ses bras


musculeux sur sa poitrine. Il arborait un léger sourire… plein
d’affection. Et la main de Danika était posée sur son épaule, son
expression si heureuse et souriante qu’elle me donnait envie de vomir.
Ils faisaient la même taille, avaient à peu près le même âge. Il fallait
reconnaître qu’ils formaient un beau couple, apte à produire une
ribambelle d’enfants magnifiques capables de se transformer et
dépourvus de sang vicié.
Je la détestais.
Zayne leva la tête et se raidit quand son regard croisa le mien.
— Layla ? C’est toi ?
Danika s’éloigna de Zayne en souriant, sa main s’attardant sur son
torse. Une légère rougeur colorait ses pommettes saillantes.
— Tes cheveux ont tellement poussé.
Mes cheveux n’avaient pas poussé tant que ça depuis la dernière
fois que je l’avais vue, trois mois plus tôt.
— Salut.
Ma voix était écorchée comme si j’avais avalé une planche à clous.
Elle traversa la bibliothèque, s’arrêtant juste avant de me prendre
dans ses bras, parce qu’on n’en était vraiment pas à ce stade, toutes les
deux.
— Comment vas-tu ? Ça se passe bien au lycée ?
Danika m’aimait bien, ce qui me rendait la chose d’autant plus
intolérable.
— Super.
Zayne se décolla du bureau.
— Tu voulais quelque chose, Layla-puce ?
Je me sentais comme la plus grosse des idiotes.
— Je… voulais juste dire bonjour.
Je me tournais vers Danika, les joues en feu.
— Bonjour.
Son sourire s’étiola un peu tandis qu’elle jetait un regard à Zayne.
— On parlait justement de toi. Zayne me disait que tu songeais à
postuler pour Columbia ?
Je pensai au formulaire de candidature à moitié rempli dans ma
chambre.
— C’était une idée stupide.
Zayne fronça les sourcils.
— Je croyais que tu avais dit que tu allais le faire.
Je haussai les épaules.
— À quoi ça me servirait ? J’ai déjà un travail.
— Layla, ce n’est pas inutile. Tu n’as pas…
— Ce n’est pas le moment de parler de ça. Désolée de vous avoir
interrompus, le coupai-je. Je vous verrai tout à l’heure.
Et je m’empressai de décamper avant de me ridiculiser davantage,
ravalant des larmes brûlantes d’humiliation. J’avais l’impression que
ma peau fourmillait de partout quand j’atteignis le réfrigérateur. Je
n’aurais pas dû les chercher, parce que je savais très bien ce que j’allais
trouver. À croire que j’étais maso.
Je sortis une brique de jus d’orange et le rouleau de pâte à cookies.
La première gorgée était toujours la meilleure. J’adorais cette acidité.
Le sucre était un pis-aller quand le besoin de prendre une âme se
faisait sentir. Ce besoin mortifiant qui me donnait l’impression d’être
une camée.
— Layla.
Fermant les yeux, je posai la brique sur le comptoir.
— Zayne ?
— Elle restera chez nous seulement quelques semaines. Tu pourrais
au moins essayer d’être polie.
Je fis volte-face, les yeux rivés sur son épaule.
— C’est ce que j’ai fait.
Il éclata de rire.
— On aurait dit que tu étais prête à lui arracher la tête à coups de
dents.
Ou à prendre son âme.
— N’importe quoi.
Je cassai un morceau de pâte à cookies, que je fourrai dans ma
bouche.
— Tu ne devrais pas la faire attendre.
Zayne tendit le bras, me prenant le rouleau des mains.
— Elle est allée aider Jasmine avec les jumeaux.
— Oh.
Je lui tournai le dos pour attraper un verre dans le placard et le
remplis à ras bord.
— Layla-puce.
Son souffle fit voleter mes cheveux.
— Ne fais pas ça, s’il te plaît.
Je retins ma respiration. J’avais envie de me laisser aller contre lui,
mais je savais que je ne le pourrais jamais.
— Je ne fais rien du tout. Va donc voir Danika.
Avec un soupir, il me prit par l’épaule pour me tourner vers lui. Ses
yeux tombèrent sur le verre que je tenais à la main.
— Sale journée au lycée, c’est ça ?
Je reculai, percutant le comptoir. L’image de Roth qui m’avait
acculée dans les toilettes me vint aussitôt à l’esprit.
— Pas… pas plus que d’habitude.
Zayne s’avança d’un pas, reposant le rouleau de pâte à cookies sur
le comptoir.
— Il ne s’est rien passé de particulier ?
Était-il au courant ? Non, c’était impossible. Il voulait juste des
nouvelles.
— Bah… Une fille m’a traitée de pute à gargouilles.
— Quoi ?
Je haussai les épaules.
— Ce n’est pas nouveau. Ce n’est pas bien grave.
Il étrécit les yeux.
— Qui t’a dit ça ?
— Quelle importance si…
Je m’interrompis quand il me prit mon verre des mains. Il vida la
moitié de son contenu avant de me le rendre.
— C’est juste un truc stupide qu’ils disent.
— Tu as raison. Ça n’a pas d’importance tant que ça ne t’atteint
pas.
Je frissonnai, noyée sans espoir de retour dans ses yeux délavés.
— Je le sais.
— Tu as froid ? murmura-t-il. Quelqu’un a branché l’air
conditionné pendant qu’on dormait.
— On est en septembre. Il ne fait pas assez chaud pour mettre la
clim.
Zayne gloussa tout en repoussant mes cheveux derrière mon
épaule.
— Layla, notre température corporelle n’est pas la même que la
tienne. Vingt et un degrés, pour nous, c’est la canicule.
— Mmm. C’est ce que j’aime chez toi. Tu es toujours chaud.
Il me reprit mon verre, cette fois pour le poser sur le comptoir, puis
s’empara de ma main, m’attirant contre lui.
— C’est pour ça que tu m’aimes ? Parce que je suis chaud ?
— Oui, je crois.
— Il y a sûrement d’autres raisons, plaisanta-t-il.
Mon irritation commençait à s’estomper, et je ne pus m’empêcher
de lui sourire. Zayne me faisait toujours cet effet-là.
— Eh bien… Tu m’aides aussi à faire mes devoirs ?
Il haussa les sourcils.
— Rien d’autre ?
Je fis mine de réfléchir.
— Tu es plutôt mignon. Est-ce que ça te convient mieux ?
La mâchoire de Zayne se décrocha.
— Je suis mignon ?
Je gloussai.
— Oui. Stacey dit même que tu es un canon de chez canon.
— Ah oui ?
Il m’attira contre son flanc et me passa un bras autour des épaules.
C’était comme une prise de soumission, sauf qu’un frisson parcourut
mon corps.
— Et toi, tu trouves aussi que je suis un canon de chez canon ?
Le feu me monta aux joues… et à d’autres parties de mon corps.
— Je… Oui, je crois.
— Tu crois ?
Il recula légèrement, laissant quelques centimètres entre nous.
— J’espère bien.
À mon grand soulagement, mon visage n’était pas si brûlant que je
le pensais.
Il rit doucement, écartant ma main.
— Tu as fini de marquer pour aujourd’hui ?
Je clignai lentement des yeux. De quoi parlait-il ?
La porte de la cuisine s’ouvrit derrière nous. Zayne me lâcha la
main pour regarder qui arrivait, mais son bras demeura sur mes
épaules. Il se fendit d’un grand sourire.
— Bonjour, Père.
Je me retournai. Abbot se tenait sur le seuil, considérant son fils
d’un air impavide. Il me faisait toujours penser à un lion. Ses cheveux
étaient plus clairs que ceux de Zayne, mais tout aussi longs. Son fils lui
ressemblait beaucoup. Leur parenté se devinait facilement, quand bien
même la moitié du visage d’Abbot était toujours cachée sous une barbe
touffue.
Abbot était la définition même du mot « intimidant ». En tant que
chef de clan, il se devait d’être ferme et sévère, voire implacable. C’est
lui qui représentait le clan, qui rencontrait les officiels humains, et il
était responsable des agissements de tous les Gardiens. Beaucoup de
choses reposaient sur ses épaules, mais Abbot ne ployait jamais sous le
fardeau.
Son regard se posa sur moi. Ses yeux bleu pâle habituellement
chaleureux contenaient un éclat glacé.
— Layla, le lycée nous a appelés cet après-midi.
Je fis la moue.
— Euh…
— J’ai discuté avec une certaine Mme Cleo après ses cours.
Il croisa ses bras massifs sur sa poitrine.
— Elle dit que tu as quitté sa classe au milieu d’un contrôle.
Pourrais-tu m’expliquer pourquoi ?
Mon cerveau se vida. Zayne releva la tête, et je sus qu’il fronçait les
sourcils sans même le regarder.
— Pourquoi tu as quitté la classe ? demanda-t-il.
— Je… ne me sentais pas bien.
J’agrippai le rebord du comptoir de l’îlot.
— Je n’avais pas pris de petit-déjeuner ce matin, et j’avais mal au
ventre.
— Est-ce que tu te sens mieux, maintenant ? insista Zayne.
Je le regardai. L’inquiétude imprégnait ses traits.
— Oui, beaucoup mieux.
Il jeta un coup d’œil au verre de jus d’orange oublié sur l’îlot, une
étrange expression dans ses yeux pâles. Sans un mot, il laissa retomber
son bras et passa derrière le comptoir.
— J’ai répondu à cette Mme Cleo que tu avais sans doute une
bonne raison, poursuivit Abbot. Elle a convenu avec moi qu’un tel
comportement ne te ressemblait pas, et elle a décidé de t’autoriser à
repasser l’examen vendredi après tes cours.
En d’autres circonstances, je me serais plainte d’être obligée de faire
des heures supplémentaires, mais je m’en abstins sagement.
— Je suis vraiment désolée.
Les yeux d’Abbot s’adoucirent.
— La prochaine fois, préviens ton professeur que tu es souffrante.
Et appelle Morris pour qu’il vienne te chercher et que tu puisses te
reposer.
Je me dandinai maladroitement d’un air penaud.
— D’accord.
Zayne revint près de moi, le jus d’orange à la main, le visage
soudain maussade. Il me tendit le verre et m’observa tandis que je
buvais. Je me sentais de plus en plus mal à l’aise.
Abbot s’accouda au comptoir.
— Est-ce que tu as passé un peu de temps avec Danika, Zayne ?
— Mmm ? demanda Zayne, sans me quitter des yeux.
— Tu sais, dis-je en reposant mon verre. La fille qui te grimpait
presque dessus dans la bibliothèque.
Zayne pinça les lèvres et Abbot éclata de rire.
— Content de voir que vous vous entendez bien, tous les deux. Tu
sais qu’elle est en âge de s’accoupler, Zayne, et il est temps que tu
songes à t’établir.
Je m’efforçai de rester impassible, les yeux fixés sur mon verre vide.
Zayne devait s’établir ? J’avais envie de hurler.
Zayne poussa un grognement.
— Père, je viens d’avoir vingt et un ans. Rien ne presse.
Abbot haussa un sourcil.
— Je me suis accouplé avec ta mère lorsque j’avais ton âge. C’est
une question d’actualité.
Je grimaçai.
— On ne pourrait pas dire « se marier » ? Parler d’accouplement,
c’est un peu dégoûtant.
— Ce n’est pas ton monde, Layla. Je ne m’attends pas à ce que tu
comprennes.
Aïe. Je sursautai et Zayne poussa un soupir agacé.
— Si, Père, c’est son monde. Elle est aussi une Gardienne.
Abbot s’éloigna du comptoir, repoussant ses cheveux en arrière.
— Si elle comprenait notre monde, le terme « accouplement » ne la
gênerait pas autant. Les liens du mariage sont réversibles.
L’accouplement, c’est pour la vie.
Il lança à son fils un regard entendu.
— Et tu dois commencer à sérieusement y songer. Notre clan
dépérit.
Inclinant la tête en arrière, Zayne poussa un soupir.
— Qu’es-tu en train de suggérer ? Que je devrais le faire tout de
suite et consacrer ma vie à Danika ? Elle n’a donc pas son mot à dire ?
— Je ne crois pas qu’elle s’en plaindrait, répondit Abbot avec un
sourire. Et en effet, je suggère que tu t’accouples très vite. Tu prends de
l’âge, et moi aussi. Tu n’es peut-être pas amoureux d’elle aujourd’hui,
mais tu apprendras à l’aimer.
— Quoi ? s’esclaffa Zayne.
— J’éprouvais de… l’affection pour ta mère, quand nous nous
sommes accouplés.
Il passa une main sur son menton couvert de barbe d’un air
songeur.
— Et je me suis pris d’amour pour elle. Si nous avions eu davantage
de temps ensemble…
Zayne ne semblait pas affecté par cette conversation, mais j’étais
pour ma part au bord des larmes. Murmurant une excuse bidon à
propos de devoirs à faire, je quittai la cuisine sans attendre la fin de la
discussion. Ce que pensait ou désirait Zayne importait peu. Comme ça
n’avait pas compté pour Abbot ou pour la mère de Zayne.
Et mes propres désirs n’entraient même pas dans l’équation.

*
Le dossier de candidature pour l’université de Columbia me faisait
les yeux doux depuis le sol, entouré de plusieurs autres formulaires.
L’argent n’était pas un souci. Ni mes notes. Puisque j’étais incapable de
servir le clan en engendrant d’autres Gardiens, mon avenir
m’appartenait. Ces dossiers de candidature auraient dû me remplir de
joie et d’excitation. Mais la seule idée de changer d’endroit, de devenir
une personne différente, était aussi effrayante qu’exaltante.
Et maintenant qu’une chance m’était donnée de partir pour de bon,
je n’en avais plus envie.
C’était absurde. Repoussant mes cheveux en arrière, je me levai.
Mon travail m’attendait toujours sur le lit, où je l’avais oublié. Si j’avais
voulu être honnête avec moi-même pendant deux secondes, je me
serais avoué la raison de mes réticences. C’était Zayne, et c’était
totalement idiot. Abbot avait raison. Peu importait la quantité de sang
de Gardienne qui coulait dans mes veines, ce n’était pas mon monde.
J’étais une sorte d’invitée qui s’était incrustée. Je balayai ma chambre
du regard. Je possédais tout ce qu’une fille pouvait désirer. Mon propre
ordinateur de bureau et un ordinateur portable, une télévision et une
chaîne stéréo, plus de vêtements que je ne pourrais jamais en porter et
assez de bouquins pour m’ensevelir.
Mais ce n’étaient que des objets matériels.
Incapable de rester en place, je quittai ma chambre sans but précis.
Il fallait juste que je sorte d’ici, j’avais besoin d’air. Au rez-de-chaussée,
dans la cuisine, Jasmine et Danika préparaient le dîner. L’odeur des
pommes de terre sautées et le bruit de leurs rires emplissaient l’air. Est-
ce que Zayne était avec elles, cuisinant avec Danika ?
Comme un charmant petit couple ?
Sous le porche, je passai devant Morris, qui releva la tête d’un air
interrogateur, mais ce fut tout. J’enfonçai les mains dans les poches de
mon jean et humai le parfum des feuilles mortes, vaguement vicié par
la pollution de la ville.
Je traversai la pelouse parfaitement entretenue, dépassai le muret
de pierres séparant la propriété des bois environnants. Un chemin que
Zayne et moi empruntions si souvent quand nous étions enfants qu’un
passage était creusé dans les herbes et le sol rocailleux. La destination
de nos escapades quand je fuyais la solitude, et lui ses entraînements
rigoureux et tout ce qu’on attendait de lui.
Quand nous étions plus jeunes, ces quinze minutes de marche nous
donnaient l’impression de disparaître dans un monde différent peuplé
de cerisiers et d’érables massifs. C’était devenu notre refuge. À cette
époque, j’étais incapable d’imaginer un monde sans lui.
Je m’arrêtai sous la cabane qu’Abbot avait bâtie pour Zayne
longtemps avant que j’arrive chez eux. Elle n’avait rien
d’extraordinaire. Ce n’était qu’une hutte dans les arbres, mais avec une
terrasse panoramique super cool. Enfer et damnation ! Grimper aux
arbres était bien plus facile avant. Je dus m’y reprendre à plusieurs fois
pour atteindre le corps de la cabane, et de là ramper sous une
ouverture irrégulière dans le bois traité. Je m’avançai prudemment sur
la terrasse, et m’allongeai sur le dos, espérant qu’elle ne céderait pas
sous mon poids.
Mourir en chutant d’une cabane dans les arbres n’était pas une fin
bien glorieuse.
Pourquoi étais-je venue ici ? Pour me rapprocher de Zayne d’une
manière un peu tordue ou par nostalgie de l’enfance ? Pour retourner à
cette époque où je n’avais pas conscience que voir des auras
lumineuses autour des gens signifiait que je n’étais pas comme les
autres Gardiens…, avant que j’apprenne que mon sang était vicié ?
Tout était plus facile à ce moment-là. Je ne pensais pas à Zayne comme
je le faisais aujourd’hui, et je ne passais pas mes soirées à effleurer des
inconnus. Je n’avais pas non plus de Démon Supérieur dans mon cours
de biologie.
Une brise fraîche souleva quelques mèches de mes cheveux, les
rabattant sur mon visage. Je frissonnai et me recroquevillai dans mon
pull. Sans trop savoir pourquoi, ce que Roth avait dit au sujet d’Abbot
qui se servait de moi me revint à l’esprit.
Ce n’est pas vrai.
Je sortis mon collier de sous mon pull. Sa chaîne épaisse était
constituée de maillons noueux que je connaissais par cœur. Dans la
lumière qui faiblissait, je ne distinguais pas ce qui était gravé sur
l’anneau d’argent. D’innombrables signes incrustés dans le métal par
quelqu’un qui avait visiblement eu du temps à tuer. Je retournai la
bague. La pierre sertie en son milieu ne ressemblait à rien de ce que je
connaissais. D’un rouge profond, presque de la couleur d’un rubis, qui
semblait effacé dans certaines zones et plus sombre dans d’autres.
Parfois, selon la façon dont je tenais le bijou, on aurait dit que la pierre
ovale contenait un liquide.
Cette bague était censée avoir appartenu à ma mère.
Je n’avais aucun souvenir précédant la nuit où Abbot m’avait
trouvée, et cette bague était la seule chose qui me reliait à ma famille
biologique.
La famille. Un mot qui m’était étranger. Je n’étais même pas sûre
d’en avoir une. Avais-je vécu avec mon père à un moment donné, avant
l’orphelinat ? Qui le savait ? Si Abbot était au courant, il ne m’en avait
rien dit. Ma vie avait commencé le jour où Abbot m’avait trouvée.
Je fermai les yeux, inspirant lentement à fond. Ce n’était pas le
moment de me poser des questions et de m’apitoyer sur mon sort. Je
remis la bague sous mon pull et décidai de me concentrer sur ce que je
devais faire au sujet de Roth.
Sur ce coup-là, j’étais seule à bord. Faire comme s’il n’existait pas ?
Une bonne idée a priori, mais je doutais d’y parvenir. Une partie de
moi aurait préféré qu’il disparaisse après m’avoir demandé de ne plus
marquer.
J’avais dû m’assoupir tout en réfléchissant, parce que la nuit était
tombée quand je rouvris les yeux. Le bout de mon nez était froid et
quelqu’un était allongé à côté de moi.
Mon cœur fit un bond dans ma poitrine quand je tournai la tête et
que des cheveux me chatouillèrent la joue.
— Zayne ?
Il entrouvrit un œil.
— Quel drôle d’endroit pour s’endormir quand tu disposes de ce
truc génial qu’on appelle un lit.
— Qu’est-ce que tu fais ici ? lui demandai-je.
— Tu n’es pas venue dîner.
Levant une main, il retira une mèche de mes cheveux que le vent
avait balayée sur son visage.
— Au bout d’un moment, j’ai décidé d’aller voir ce que tu faisais. Tu
n’étais pas dans ta chambre non plus, et quand j’ai demandé à Morris
s’il t’avait vue, il m’a montré la forêt.
Je me frottai les yeux, éliminant les dernières brumes de sommeil
après cette sieste impromptue.
— Quelle heure est-il ?
— Presque 21 h 30. J’étais inquiet.
Je fronçai les sourcils.
— Pourquoi ?
Zayne pencha la tête vers moi.
— Pourquoi as-tu quitté ta classe aujourd’hui ?
Je le contemplai un moment, me rappelant soudain son expression
quand il m’avait vue boire du jus d’orange.
— Pas parce que j’étais sur le point de prendre une âme, si c’est à
ça que tu penses.
Son expression se rembrunit.
— Chaque fois que tu as envie d’un truc sucré…
— Je sais.
Je tournai les yeux vers le ciel, dans lequel les étoiles brillaient à
travers les branches des arbres.
— Il ne s’est rien passé aujourd’hui au lycée, je te le jure.
Il ne dit rien pendant quelques instants.
— D’accord. Mais il n’y a pas que pour ça que je m’inquiétais.
Je soupirai.
— Et je ne vais pas assassiner Danika dans son sommeil.
Zayne laissa échapper un rire profond.
— J’espère bien. Mon père serait furieux si tu tuais la compagne qui
m’est destinée.
À ces mots, je décidai qu’il y avait une bonne chance que je la
zigouille, réflexion faite.
— Alors maintenant, tu es d’accord avec tout ce truc
d’accouplement ? Tu commences quand à nous faire des bébés
gargouilles ? Je sens qu’on va s’amuser.
Il éclata de rire de nouveau, et moi, j’étais furieuse.
— Layla-puce, est-ce que tu sais au moins comment on fait des
bébés ?
Je lui balançai mon poing dans l’estomac tout en me redressant,
transformant son gloussement en grognement.
— Je ne suis plus une enfant, crétin. Je sais ce que sont les rapports
sexuels.
Tendant la main, Zayne me pinça la joue.
— Tu es comme cette petite…
Je lui donnai un autre coup de poing. Il m’attrapa le bras,
m’attirant contre lui.
— Ne sois pas si violente, murmura-t-il d’une voix traînante.
— Quand tu seras moins débile, répliquai-je en me mordant la
lèvre.
— Je sais que tu n’es plus une enfant.
Une vague de chaleur brûlante me traversa, très incongrue par une
nuit aussi fraîche.
— En tout cas, tu me traites comme si j’avais dix ans.
Un ange passa et sa main se referma sur mon bras.
— Et comment tu voudrais que je te traite ?
Je cherchai désespérément une réplique sexy, mais me contentai de
marmonner :
— Je ne sais pas.
Un coin de sa bouche se releva.
— De toute façon, Danika n’est pas ma compagne. C’était une
plaisanterie.
Je m’efforçai de rester impassible.
— C’est pourtant ce que voudrait ton père.
Il détourna les yeux en soupirant.
— Bref. De quoi est-ce qu’on parlait ? Ah oui, je m’inquiétais de
savoir où tu étais parce qu’Elijah est ici.
Je me raidis, oubliant Danika.
— Quoi ?
Il ferma les yeux.
— Oui. Il faisait partie du groupe qui est arrivé hier soir. Je pensais
qu’ils repartiraient aujourd’hui, mais ils vont apparemment s’attarder.
Elijah Faustin était un membre du clan qui surveillait les activités
démoniaques sur la plus grande partie de la côte sud. Son fils et lui se
comportaient comme si j’étais l’Antéchrist.
— Petr est avec lui ?
— Oui.
Mes épaules s’affaissèrent.
Petr était un garçon détestable.
— Pourquoi sont-ils ici ?
— Il a été muté sur la côte nord-est, avec son fils et quatre autres
Gardiens.
— Il va rester ici jusqu’au retour de Dez ?
Zayne me regarda dans les yeux, son expression devenue dure.
— Petr ne s’approchera pas de toi. Ça, je te le promets.
Mon ventre se noua. Me dégageant de son étreinte, je m’allongeai
sur le dos et respirai un grand coup.
— Je croyais qu’Abbot leur avait dit qu’ils n’étaient plus les
bienvenus.
— Il l’a fait, Layla. Père n’est pas très content non plus de leur
présence, mais il ne peut pas leur refuser l’hospitalité.
Zayne roula sur le flanc pour me faire face.
— Tu te souviens quand on prétendait être sur une plateforme
d’observation pour la NASA ?
— Je me souviens que tu m’y as suspendue par les pieds une fois ou
deux.
Il me donna un coup de coude.
— Tu adorais ça. Tu étais toujours jalouse que je puisse voler et pas
toi.
Cette réflexion me tira un sourire.
— Il y a de quoi.
Il sourit lui aussi en regardant par-dessus son épaule.
— Bon sang, ça faisait des années qu’on n’était pas venus ici.
— Oui.
J’étirai mes jambes, agitant mes orteils dans mes baskets.
— En fait, je crois que ça me manque.
— À moi aussi.
Zayne tira sur la manche de mon pull.
— Toujours partante pour samedi ?
Depuis plusieurs années, nous avions pris l’habitude de tester un
nouveau coffee-shop chaque samedi matin. Pour cela il s’obligeait à
rester éveillé, repoussant le moment de reprendre sa forme véritable,
celle qui lui permettait d’entrer dans un sommeil profond. Il n’y avait
que dans leur coquille de pierre que les gargouilles pouvaient
réellement prendre du repos.
— Bien sûr.
— Oh. J’ai failli oublier.
Il se redressa, fouillant dans la poche de son jean, dont il sortit un
objet rectangulaire ultraplat.
— J’ai acheté ça pour toi aujourd’hui.
Je lui pris des mains le téléphone portable avec un cri de joie.
— C’est un écran tactile ! Oh, mon Dieu, je te promets de ne pas le
casser ni de le perdre. Merci !
Zayne se releva d’un mouvement fluide.
— Je l’ai configuré et il est chargé. Tu n’as plus qu’à entrer tes
numéros.
Il me sourit.
— J’ai pris la liberté de mettre le mien. Je suis ton premier contact.
Je me levai à mon tour et le serrai dans mes bras.
— Merci. T’es vraiment le meilleur.
Il éclata de rire, m’entourant de ses bras.
— Ah, c’est comme ça qu’on achète ton affection. Je vois le genre.
— Non ! Pas du tout. Je…
Je m’interrompis avant de dire quelque chose que je ne pourrais
plus retirer et levai les yeux vers lui. La moitié de son visage était dans
l’ombre, mais son regard brillait d’une étrange lueur.
— Je veux dire, tu serais quand même cool si tu ne m’avais pas
acheté ce téléphone.
Zayne ramena une mèche de cheveux derrière mon oreille, sa main
s’attardant sur ma joue, puis se pencha vers moi, son front contre le
mien. Il prit une profonde inspiration tout en plaquant sa main dans le
bas de mes reins.
— Assure-toi de bien verrouiller la porte de ton balcon, dit-il
finalement, d’une voix plus grave qu’à l’ordinaire. Et essaie de ne pas
vadrouiller dans la maison au milieu de la nuit. D’accord ?
— D’accord.
Il ne bougeait toujours pas. Une douce chaleur se diffusa sous ma
peau, autre que la réaction de mon corps au sien. Je m’efforçai de
respirer profondément, de me concentrer sur lui, pourtant mes yeux se
fermèrent malgré moi. Je ne voulais pas que cela arrive, mais mon
imagination prit le dessus et se débrida. J’imaginai son âme – l’essence
de son esprit – réchauffer cet espace vide et froid en moi. Ce serait
meilleur qu’un baiser, meilleur que n’importe quoi. Je vacillai sur mes
pieds, inclinant mon corps vers le sien, attirée vers lui par deux désirs
distincts.
Zayne me lâcha et recula.
— Est-ce que tu te sens bien ?
Une vague de honte brûlante me submergea. Je fis un pas en
arrière, brandissant le téléphone entre nous.
— Oui, très bien. On… on devrait rentrer.
Il me dévisagea pendant quelques secondes, puis hocha la tête. Je
le regardai se baisser pour se glisser dans la cabane et je retins mon
souffle, attendant qu’il se soit laissé tomber au pied de l’arbre.
Je ne pouvais pas continuer à vivre ainsi. Mais quel choix me
restait-il ? Laisser libre cours à ma nature de démon ? Jamais de la vie.
— Layla ? m’appela-t-il.
— J’arrive.
Relevant la tête, je me mis en mouvement, mais quelque chose
attira alors mon attention. Je fronçai les sourcils, examinant
attentivement la branche qui surplombait la terrasse. Elle avait l’air
bizarre, trop épaisse et trop brillante.
Puis je compris. Enroulé autour de la branche se trouvait un
serpent anormalement gros et long. Sa tête en forme de losange
s’inclina vers le bas, et je vis distinctement la lueur rouge dans ses yeux
depuis ma position.
Je sursautai avec un petit cri.
— Qu’est-ce qui se passe, là-haut ? demanda Zayne.
Je détournai les yeux pendant deux secondes – pas une de plus –
mais quand je levai de nouveau la tête, le serpent avait disparu.
CHAPITRE 5

Quand j’entrai dans la salle de bio à la suite de Stacey, j’avais envie


de la gifler. Elle ne parlait que de Roth. Comme si j’avais besoin d’elle
pour me demander s’il viendrait aujourd’hui. J’étais restée éveillée
toute la nuit, pensant à ce maudit serpent dans l’arbre. Était-il là
depuis le début ? M’avait-il regardée dormir, puis avait-il écouté ma
conversation avec Zayne ?
C’était flippant.
Encore plus quand je repensais à la façon dont Roth s’était collé
contre moi dans les toilettes des filles. Et à ce que j’avais ressenti.
Personne ne s’approchait jamais si près de moi. Pas même Zayne.
J’avais envie de m’introduire dans ma tête pour arracher ce souvenir,
puis de passer mon cerveau à l’eau de Javel.
— Il a intérêt, dit Stacey en se laissant tomber sur sa chaise. Je ne
suis pas sortie de chez moi dans cette tenue pour rien.
— Ça, c’est sûr.
Je considérai sa minijupe, puis son décolleté.
— On ne voudrait pas gâcher tous ces seins que tu as déballés.
Elle me sourit d’un air vicieux.
— Je veux qu’il pense à moi toute la nuit.
Je sortis mon manuel, que je posai lourdement sur la table.
— Oh non, crois-moi.
— J’en déciderai par moi-même, si tu permets.
Elle se dandina, tirant sur sa jupe.
— Quoi qu’il en soit, je ne peux pas croire que tu ne le trouves pas
canon. Tu as vraiment un problème.
— Je n’ai aucun problème.
Je la fusillai du regard, mais son attention était rivée sur la porte, et
je poussai un soupir.
— Stacey, ce n’est pas un mec bien.
— Mmm. Encore mieux.
— Je suis sérieuse. Il est… dangereux. Alors ne va pas te mettre de
mauvaises idées dans la tête.
— Trop tard.
Elle marqua une pause, les sourcils froncés.
— Il t’a fait quelque chose ?
— C’est juste une sensation.
— Moi, j’en éprouve beaucoup quand je pense à lui.
Elle se pencha en avant, plantant ses coudes sur la table, le menton
dans les mains.
— Des tas de sensations.
Je levai les yeux au ciel.
— Et Sam ? Il est raide dingue de toi. Ce serait un bien meilleur
choix.
— Quoi ?
Elle se gratta le nez.
— N’importe quoi.
— Sérieux, il est amoureux.
Je commençai à dessiner sur mon livre pour ne pas guetter la porte.
— Il te regarde tout le temps.
Elle éclata de rire.
— Il n’a même pas bronché quand il a vu ma jupe.
— Tu veux dire ta non-jupe.
— Exactement. C’est sûr, si j’avais un code binaire sur les jambes, là
il prêterait attention à moi.
Mme Cleo pénétra dans la classe, mettant un terme à cette
conversation. Je faillis tourner de l’œil de soulagement. Je me foutais
même que Mme Cleo me regarde bizarrement. Roth était parti, me
répétais-je intérieurement, en dessinant de gros smileys géants sur un
diagramme. Peut-être que son idiot de serpent l’avait mangé.
Le bras de Stacey glissa du bureau.
— J’ai comme l’impression que cette journée va être très très nulle.
— Désolée pour toi, gazouillai-je, tournant mon stylo entre mes
doigts. Tu veux qu’on…
La porte s’ouvrit à l’instant où Mme Cleo mettait en marche le
rétroprojecteur et Roth s’avança dans la classe, son livre de bio à la
main, un sourire impudent aux lèvres. Mon stylo m’échappa, fit un vol
plané et atterrit sur la tête d’une fille à deux tables devant moi. Elle se
retourna, les mains levées, et me lança un regard menaçant.
Stacey se redressa sur son siège et poussa un couinement surexcité
à voix basse.
Il passa à côté de Mme Cleo en lui adressant un clin d’œil. Celle-ci
se contenta de secouer la tête en tripotant ses notes. Tous les regards
étaient braqués sur Roth qui progressait d’un pas nonchalant dans
l’allée centrale. Des mâchoires se décrochèrent et des filles se
retournèrent sur son passage. Quelques garçons aussi.
— Salut, toi, chuchota-t-il à Stacey, qui se pencha un peu plus sur
la table.
— Salut.
Puis il tourna ses yeux dorés vers moi.
— Et bonjour.
— Ma journée commence bien, murmura Stacey en souriant à Roth
alors qu’il déposait son livre et prenait place.
— Tant mieux pour toi, répondis-je sèchement tout en fouillant
mon sac pour y prendre un autre stylo.
Mme Cleo éteignit la lumière.
— Je n’ai pas encore corrigé vos contrôles, parce que certains
d’entre vous le repasseront vendredi. Vous aurez vos notes et vos
questions bonus lundi.
Plusieurs élèves poussèrent des grognements tandis que je
m’imaginais planter mon stylo dans la nuque de Roth.
Quel plan avais-je établi hier soir ? Aucun, parce que je m’étais
endormie sur la terrasse panoramique au lieu de réfléchir.
Au bout de dix minutes de la leçon aride de Mme Cleo sur la
respiration cellulaire, Stacey cessa de s’agiter sur son siège. Quant à
moi, je continuais d’observer Roth. Il ne prenait pas la peine de noter
quoi que ce soit. Moi, j’avais au moins un stylo à la main.
Il se balança sur sa chaise jusqu’à ce que son dossier touche notre
table, plantant ses coudes sur mon livre pour garder l’équilibre. Une
nouvelle fois, je perçus une odeur sucrée me rappelant le vin doux ou
le chocolat noir.
J’envisageai de déplacer ses bras, mais cela aurait signifié un
contact. Je pouvais toujours le piquer avec mon stylo – violemment. Il
avait retroussé ses manches, dévoilant des bras agréables à regarder.
Une peau lisse tendue sur des biceps bien dessinés. Et il y avait Bambi,
enroulée sur son avant-bras. Je me penchai en avant, fascinée par le
détail du dessin. Chaque relief de la peau du serpent était ombré de
façon à lui donner du volume. Son ventre était gris et semblait doux,
même si je doutais que la peau de Roth soit vraiment douce. Elle
semblait aussi dure que la coquille de pierre des Gardiens.
Le tatouage paraissait si réel.
Parce qu’il l’est, andouille.
À ce moment précis, la queue du serpent bougea pour recouvrir son
coude.
Avec un petit cri, je reculai sur ma chaise, et Stacey me lança un
regard bizarre. Roth tourna la tête.
— Qu’est-ce que tu fabriques, là derrière ?
J’étrécis les yeux.
— Tu ne serais pas en train de me mater ?
— Non ! chuchotai-je, crachant ce mensonge entre mes dents.
Il reposa les pieds de sa chaise sur le sol, jetant un coup d’œil en
direction de Mme Cleo avant de se tourner à moitié.
— Je crois que si.
Stacey se pencha en souriant.
— Oui, elle te matait.
Je lui lançai un regard mauvais.
— N’importe quoi.
Roth se tourna vers Stacey avec un regain d’intérêt.
— Ah oui ? Et qu’est-ce qu’elle matait exactement ?
— Ça, je n’en sais rien, répondit Stacey à voix basse. J’étais moi-
même trop occupée à te mater.
Un sourire satisfait apparut sur le visage de Roth.
— Stacey, c’est bien ça ?
Elle se laissa aller contre moi.
— C’est moi.
Je la repoussai de son côté du bureau en roulant les yeux.
— Retourne-toi, ordonnai-je à Roth.
Il plongea ses pupilles dans les miennes.
— Quand tu m’auras dit ce que tu matais.
— Pas toi.
Je lançai un regard vers les premiers rangs.
— Retourne-toi avant de nous attirer des ennuis.
Roth baissa la tête.
— Oh, vous adoreriez le genre d’ennuis dans lesquels je pourrais
vous fourrer.
Stacey soupira – ou plutôt, elle gémit.
— Je n’en doute pas une seconde.
Je serrai plus fort mon stylo.
— Non. Certainement pas.
— Parle pour toi, meuf.
Stacey suçota le bout de son stylo, et Roth lui adressa un sourire
séducteur.
— J’aime bien ta copine.
Mon stylo se brisa entre mes doigts.
— Et moi, je ne t’aime pas.
Avec un gloussement, Roth finit par regagner sa place. Tout le reste
du cours se déroula de la même façon. Il ne cessait de se retourner
pour nous sourire ou nous murmurer des trucs qui me mettaient hors
de moi. Quand Mme Cleo ralluma la lumière, j’étais prête à hurler.
Stacey cligna des yeux comme si elle sortait d’une transe étrange.
Je griffonnai le mot « chaudasse » sur son cahier. Elle éclata de rire et
marqua « glaçon » sur le mien.
Quand la sonnerie retentit, j’avais déjà rangé mes affaires, prête à
filer. J’avais besoin d’air – et de préférence un air que Roth ne
partageait pas. À ma grande surprise, il était déjà à la porte quand je
me levai, avançant d’un pas si pressé qu’on aurait dit qu’il avait une
mission à remplir. Peut-être que l’enfer l’avait rappelé ? Ce qui n’aurait
pas été pour me déplaire.
— C’est quoi, ton problème ? me demanda Stacey.
Je passai devant elle, tirant de longues mèches de cheveux coincées
sous la bretelle de mon sac.
— Quoi ? Il faut que j’aie un problème parce que je n’ai pas le feu
au cul ?
Elle fit la grimace.
— Beurk, c’est obscène.
— C’est toi qui es obscène, lui jetai-je par-dessus mon épaule.
Stacey me rattrapa.
— Sérieux, il va falloir que tu m’expliques ton problème avec lui. Je
ne comprends pas. Est-ce qu’il t’a proposé une relation non exclusive ?
— Quoi ? Je te l’ai dit. C’est juste un mec qui craint.
— C’est ce que je préfère, les mauvais garçons, dit-elle alors que
nous quittions la classe.
Je serrai plus fort mon sac tandis qu’une mer d’âmes bleues et roses
emplissait le couloir. Une bannière était accrochée au milieu des auras
pastel.
— Depuis quand tu aimes les bad boys ? Tous tes petits amis
précédents étaient pratiquement des saints.
— Depuis hier, lança-t-elle.
— Eh bien, c’est vraiment…
Je m’immobilisai devant les casiers, fronçant le nez.
— Tu sens cette odeur ?
Stacey renifla, poussant un grognement.
— Mon Dieu, on se croirait dans les égouts. Les toilettes doivent
être bouchées.
D’autres élèves commençaient à sentir ces relents d’œuf pourri et de
viande avariée. Il y eut des gloussements et quelques haut-le-cœur.
L’appréhension me comprima la poitrine. L’odeur était vraiment
pestilentielle – bien trop pour être honnête – et le timing posait
question. C’était forcément la faute de Roth.
— Ils devraient annuler les cours avec ce genre de fumet.
Stacey fit mine de relever son tee-shirt pour se boucher le nez, mais
s’aperçut bien vite qu’elle ne disposait pas de suffisamment de tissu.
Elle plaqua alors une main sur sa bouche, ce qui étouffa sa voix.
— C’est peut-être toxique.
Un professeur était planté devant sa classe, agitant une main
devant son visage. Les yeux me piquaient alors que je le dépassais,
suivant Stacey. Dans l’escalier, la puanteur redoubla. Stacey se tourna
vers moi sur le palier.
— On se voit à la cafèt’ ?
— OK, lui répondis-je en m’écartant du chemin de plusieurs
terminales, tous plus grands que moi.
J’avais l’air de débarquer du collège et d’être dans leurs pattes. De
sa main libre, Stacey tira sur sa jupe.
— Espérons que l’odeur aura disparu. Dans le cas contraire, je lance
une manif.
Sans me laisser le temps de répliquer, elle fila dans l’escalier
menant au deuxième étage, et je redescendis au rez-de-chaussée,
m’efforçant de ne pas vomir.
— C’est quoi, cette odeur, putain ? demanda une fille menue à
l’aura couleur lilas.
Elle avait des cheveux blonds ultracourts.
— Je n’en sais rien, murmurai-je machinalement.
— Tu crois que c’est notre déjeuner ? ajouta-t-elle en éclatant de
rire. Ça ne m’étonnerait pas.
Elle fronça ensuite les sourcils, me reluquant de plus près.
— Hé. Tu ne serais pas la fille qui habite avec les Gardiens ?
Je poussai un soupir, regrettant que la masse des corps sur les
marches devant moi n’avance pas plus vite.
— C’est bien moi.
Ses yeux bruns s’arrondirent.
— Eva Hasher dit que toi et le vieux type noir qui vient toujours te
chercher à la fin des cours, vous êtes leurs esclaves humains.
J’en restai bouche bée.
— Quoi ?
Elle hocha vigoureusement la tête.
— C’est ce qu’Eva m’a dit en cours d’histoire.
— Je ne suis pas une esclave et Morris non plus ! m’exclamai-je. J’ai
été adoptée. Et Morris fait partie de la famille. Ce n’est pas la même
chose.
— Si tu le dis.
Une esclave ? Et puis quoi encore ?
Une âme d’un rose plus soutenu auquel se mêlaient des lignes
rouges entra dans mon champ de vision. Gareth Richmond. Le garçon
qui, paraît-il, matait mes fesses.
— Ça pue la mort, ici, dit-il en tenant son cahier devant sa bouche.
Tu sais que ça va être encore pire dans le gymnase ? Tu crois qu’ils
vont annuler le cours, Layla ?
Hé, il connaissait vraiment mon prénom.
Il baissa son cahier, révélant un grand sourire aux dents ultra-
blanches. Celui qu’il employait pour séduire les filles, à tous les coups.
— Ils ne vont quand même pas nous obliger à faire des tours de
piste en respirant cette horreur. Tu es plutôt douée pour la course,
d’ailleurs. Pourquoi tu ne fais pas partie de l’équipe d’athlétisme ?
— Tu… tu me regardes courir en EPS ?
J’eus envie de me gifler dès que ces mots furent sortis de ma
bouche. Comme si je l’accusais de me harceler.
— Enfin, je ne savais pas que tu t’intéressais à moi. Enfin non. Je ne
savais juste pas que tu savais comment je courais.
Il jeta un coup d’œil en bas des escaliers en riant. Il fallait vraiment
que je la boucle.
— Eh oui, je t’ai vue courir.
Il retint la porte avant qu’elle se referme sur nous et me la tint
ouverte.
— Je t’ai aussi vue marcher.
Je ne savais pas trop s’il me taquinait ou s’il me draguait. Ou s’il me
prenait juste pour une débile. Honnêtement, je m’en fichais, parce que
je ne pouvais penser qu’à ce que Stacey avait suggéré : que je sorte
avec Gareth pour faire la guerre à Eva. N’importe quoi.
— Qu’est-ce que tu fais après les cours ? me demanda-t-il.
J’irai marquer des démons.
— Oh… J’ai un truc à faire.
Il tapota son cahier contre sa cuisse.
— Moi, j’ai entraînement de football américain. Je ne t’ai jamais
vue aux matchs.
Je levai les yeux sur la vitrine des trophées désespérément vide à
côté du gymnase.
— Ce n’est pas trop mon truc, le football américain.
— C’est dommage. J’organise toujours une soirée chez moi après
les matchs. Tu le saurais si…
Une haute silhouette vêtue de noir se matérialisa soudain entre
nous.
— Elle le saurait si ça l’intéressait, mais je suis sûr que ce n’est pas
le cas.
Je reculai vivement, surprise par l’apparition soudaine de Roth.
Gareth eut la même réaction. Il était pourtant lui-même grand et
costaud, mais Roth dégageait une certaine brutalité. Le garçon humain
ferma son clapet, et sans rien ajouter nous contourna et disparut dans
le gymnase, dont les portes claquèrent derrière lui. Je restai plantée là,
ne sachant pas quoi dire, tandis que la première sonnerie retentissait.
Elle me paraissait très lointaine.
— J’ai dit un truc qui ne fallait pas ? demanda Roth d’un air
songeur. Je n’ai pourtant fait que formuler une évidence.
Avec lenteur, je relevai la tête pour le regarder.
— Quoi ?
Il affichait un sourire espiègle.
— Tu n’as pas l’air du genre de fille qui assiste aux matchs de
football américain, traîne avec les gens « cool » et finit par se faire
déflorer par un sportif de terminale sur la banquette arrière de la BM
de son père.
— Déflorer ?
— Oui, tu sais. Perdre ce truc stupide qu’on appelle la virginité.
Le feu envahit tout mon corps. Je pivotai sur mes talons et
m’avançai en direction des portes du gymnase. Je savais ce que
« déflorer » voulait dire. Mais je ne m’attendais pas à ce qu’il emploie
ce mot au XXIe siècle.
Ni à avoir une discussion sur la virginité avec lui.
Roth me retint par le bras.
— Hé. C’est un compliment. Crois-moi. Et ce gars-là est en bonne
voie pour finir en enfer. Comme son père.
— Contente de le savoir, parvins-je à répondre fraîchement.
Voudrais-tu me lâcher le bras, s’il te plaît ? Je dois aller en cours.
— J’ai une meilleure idée.
Roth se pencha vers moi, des mèches de cheveux noirs retombant
devant ses yeux dorés.
— Toi et moi, on va s’amuser.
Mes dents me faisaient mal tellement je les serrais fort.
— Dans tes rêves, mon pote.
Il eut l’air offensé.
— Tu crois que je te faisais une proposition indécente ? Je n’ai pas
l’intention de te faire boire pour abuser de toi sur la banquette arrière
d’une BM comme ce Gareth. Et encore, ça pourrait être pire. Il pourrait
prévoir de faire ça à l’arrière d’un pick-up.
— Quoi ?
Roth haussa les épaules et me lâcha le bras.
— Une fille prénommée Eva l’a convaincu que tu étais prête à
coucher après une bière.
— Quoi ?
Ma voix était plus aiguë que la seconde sonnerie appelant les
retardataires.
— Moi, je ne crois pas ça, dit-il allègrement. Et en plus, j’ai une
Porsche. Moins de place pour les jambes que dans une BM, mais
nettement plus sexy, d’après ce qu’on dit.
Les Porsche étaient effectivement sexy, mais ce n’était pas la
question.
— Cette pétasse lui a dit que je couchais avec n’importe qui après
une bière ?
— Grrr.
Roth lança un coup de griffe dans le vide, ce qui était aussi ridicule
qu’on pouvait l’imaginer.
— Bref, ce n’est pas le genre d’amusement que j’avais en tête.
J’étais restée bloquée sur les rumeurs qu’elle faisait circuler sur moi.
— Elle a dit à une autre fille que j’étais une esclave. Donc je suis
une esclave qui écarte les cuisses sur commande. Oh ! Et qui ne tient
pas la bière. Je vais tuer cette…
Roth claqua des doigts sous mon nez.
— Concentration. Oublie Eva et le queutard. On a des choses à
faire.
— Ne me donne pas d’ordres, répliquai-je vertement. Je ne suis pas
ton chien.
— Non, répondit-il avec un petit sourire. Tu es une demi-démone
qui vit avec une bande de monstruosités de pierre qui tuent les
démons.
— C’est toi, la monstruosité, et je suis en retard à mon cours.
Je m’apprêtais à le planter là quand la nuit précédente me revint en
mémoire.
— Oh. Et tiens ton stupide serpent en laisse.
— Bambi est libre d’aller et venir à sa guise. Je n’y peux rien si elle
aime traîner près de ta cabane dans les arbres.
Je serrai les poings.
— Ne t’avise plus de t’approcher de ma maison. Les Gardiens ne
feront qu’une bouchée de toi.
Renversant la tête en arrière, Roth éclata de rire. Un rire très
séduisant, profond et qui résonnait dans la gorge – et donc encore plus
agaçant.
— Oh, il y aura du sang, c’est sûr, mais ce n’est pas moi qui serai la
bouchée.
Je déglutis.
— Es-tu en train de menacer ma famille ?
— Non.
Cette fois, il attrapa ma main, ouvrit mon poing et mêla ses doigts
aux miens.
— Quoi qu’il en soit, ne me dis pas que tu n’as pas senti la puanteur
qu’est devenu ce lycée.
Les lèvres serrées, je le bombardai d’un regard noir.
— Et alors ? Ce ne sont que les égouts ou…
Il me lança un regard entendu comme si j’étais totalement stupide,
et mes doutes initiaux refirent surface.
— Ça ne peut pas être…
— Oh que si. Il y a un zombie dans l’école. On dirait le début d’un
très mauvais film d’horreur, ajouta-t-il en haussant un sourcil.
Je ne relevai pas.
— C’est impossible. Comment aurait-il pu arriver ici sans être vu ?
Roth haussa les épaules.
— Qui sait ? Tout est possible de nos jours. Mon sixième sens de
démon me dit qu’il se trouve au sous-sol, près des chaudières. Tes amis
les Gardiens sont sûrement en train de roupiller, alors je me suis dit
qu’on devrait aller voir avant qu’il ne remonte et se mette à dévorer les
élèves.
Je freinai des quatre fers alors qu’il essayait de m’entraîner.
— Je n’irai nulle part avec toi.
— Mais il y a un zombie dans l’école, répéta-t-il très lentement. Et il
doit être affamé.
— Oui, je suis au courant, mais toi et moi n’allons rien faire du
tout.
Son sourire disparut.
— Tu ne te demandes pas ce que fait un zombie dans ton lycée, et
ce que les gens vont penser en voyant pour de vrai un personnage sorti
tout droit de La Nuit des morts-vivants ?
Je soutins son regard.
— Ce n’est pas mon problème.
— Non, répondit-il, tête penchée sur le côté, en plissant les yeux.
Mais ce sera celui du chef des Gardiens quand il montera à la surface et
commencera à répandre ses fluides corporels sur tout le monde et à
planter ses dents dans les gens. Tu sais comme moi que les Alphas
tiennent à ce que les Gardiens fassent en sorte que les humains ne
voient rien du monde des démons.
J’ouvris la bouche pour protester, mais la refermai aussitôt. Il avait
raison. Si cette chose sortait des sous-sols, Abbot aurait de très gros
problèmes. Mais j’étais encore réticente.
— Qu’est-ce qui me dit que tu ne vas pas me jeter en pâture à ce
zombie ?
Roth arqua un sourcil.
— Hé, je ne t’ai pas abandonnée aux mains du Rapporteur, n’est-ce
pas ?
— Ça ne suffit pas pour me rassurer.
Levant les yeux au ciel, il poussa un soupir.
— Il va falloir que tu me fasses confiance.
J’éclatai de rire et sa tête pivota vers moi, les yeux écarquillés.
— Te faire confiance ? À toi, un démon ? Tu as fumé du crack, ou
quoi ?
Ses pupilles lancèrent un éclair… de quoi ? D’agacement ou
d’amusement ?
— Le crack, c’est de l’arnaque.
Je pinçai la bouche pour ne pas sourire et qu’il se fasse des idées.
— Tu as vraiment dit ça ?
Il leva le menton.
— C’est la vérité. Pas de drogue au boulot. Même l’enfer a ses
règles.
— Et c’est quoi, exactement, ton boulot ?
— Te déflorer sur la banquette arrière de la voiture la plus chère
jamais construite.
Je tentai de lui retirer ma main, mais il tint bon.
— Lâche-moi.
— Tu es sérieuse ? gloussa-t-il d’un rire de gorge. Je plaisantais,
espèce de prude.
Je rougis encore une fois, parce que je me sentais vraiment prude.
Ce qui était bien naturel puisque je n’avais même jamais embrassé un
garçon.
— Lâche ma main.
Roth laissa échapper un long soupir.
— Écoute, je suis dés… Je suis déso…
Il inspira un grand coup, essayant de nouveau.
— Je suis désol…
Je le regardai, attendant qu’il accouche.
— Tu es quoi ? Désolé ?
Il avait l’air chagriné, faisait la moue.
— Je suis… déso-ffé.
— Oh, c’est bon, là. Tu n’es pas capable de dire que tu es désolé ?
— Non.
Il me regarda fixement, soudain sérieux.
— Ça ne fait pas partie du vocabulaire des démons.
— C’est la meilleure.
Je levai les yeux au ciel.
— N’essaie même pas de le dire si tu n’es pas sincère.
Roth parut réfléchir.
— Ça, ça me va.
Une porte s’ouvrit en face du gymnase. Le proviseur adjoint
McKenzie sortit dans le couloir, son costume marron terne trop petit de
deux tailles pour sa bedaine. Il fronça immédiatement les sourcils et
gagna un double menton quand il nous vit.
— N’êtes-vous pas supposée être en cours d’EPS, mademoiselle
Shaw, au lieu de traîner dans les couloirs ? demanda-t-il en rajustant la
ceinture trop serrée de son pantalon. Vous frayez peut-être avec ces
créatures, mais ça ne vous donne aucun privilège.
Frayer avec ces créatures ? Ce n’étaient pas des créatures, mais des
Gardiens, et c’étaient eux qui veillaient sur la sécurité de cet abruti de
McKenzie. Par réflexe, je resserrai mes doigts sur ceux de Roth,
envahie par la colère et un peu de tristesse.
Ces gens ne doutaient de rien.
Roth me dévisagea, puis le proviseur adjoint, avant de rentrer la
tête dans les épaules, souriant d’un air doucereux. Je sus à ce moment-
là qu’il allait faire un truc maléfique.
Comme on pouvait s’y attendre de la part d’un démon.
Et je ne pouvais que m’y préparer.
CHAPITRE 6

— Et vous ? continua le proviseur adjoint McKenzie, qui se


dandinait vers nous, évaluant Roth de la tête aux pieds avec dégoût.
Quel que soit le cours que vous êtes censé suivre, vous devriez y aller.
Et que ça saute.
Roth me lâcha la main, croisant les bras sur sa poitrine. Il soutint le
regard de McKenzie, une étrange lueur irradiant de ses pupilles.
— Proviseur adjoint McKenzie, Willy de votre prénom ? Vous êtes
né et avez grandi à Winchester en Virginie ? Diplômé de l’université du
Commonwealth et marié à une brave fille du Sud.
L’homme fut visiblement pris de court.
— Je ne…
— Le même Willy McKenzie qui n’a plus de relations sexuelles avec
sa femme depuis l’invention du DVD, et qui collectionne les pornos
dans un placard de sa maison ? Et pas n’importe lesquels.
Roth s’avança vers lui, baissant le ton jusqu’à ce que sa voix ne soit
plus qu’un murmure.
— Vous savez de quoi je parle.
Mon estomac se retourna. L’âme du proviseur adjoint McKenzie
avait un statut douteux – pas aussi évident que l’homme dans la rue
l’autre soir, mais quelque chose en lui m’avait toujours gênée.
McKenzie perdit contenance. Son visage se marbra de rouge, les
bajoues frémissantes.
— Co… comment osez-vous ? Qui êtes-vous ? Vous…
Roth leva un doigt – le majeur – pour le faire taire.
— Vous savez, je pourrais vous renvoyer chez vous et vous
ordonner de mettre fin à votre misérable vie. Ou encore mieux, de vous
jeter sous les roues du camion qui ramasse les ordures comme vous.
Après tout, ça fait un bout de temps que l’enfer vous a à l’œil.
À cet instant, je fis l’expérience d’un dilemme moral. Soit je laissais
Roth manipuler le pédophile et le pousser au suicide, soit je l’en
empêchais – parce que, pervers ou pas, Roth aurait dépouillé cet
homme de son libre arbitre.
Merde. C’était une sacrée décision à prendre.
— Je ne ferai pourtant rien de tout ça, poursuivit Roth, à mon
grand étonnement. Mais je vais vous pourrir la vie. Royalement.
Mon soulagement fut de courte durée.
— En vous privant de ce que vous aimez le plus en ce bas monde :
la nourriture.
Roth souriait béatement. À ce moment-là, il ressemblait davantage
à un ange qu’à un démon, une beauté séraphique à laquelle il ne fallait
surtout pas se fier.
— Vous aurez l’impression que vos donuts sont saupoudrés
d’asticots. Vos pizzas vous rappelleront le visage de votre défunt père.
Les hamburgers ? Ils ne seront plus pour vous qu’un souvenir, car ils
auront le goût de la viande avariée. Le lait de vos milk-shakes tournera.
Oh, et ces pots de coulis de chocolat que vous dissimulez à votre
épouse ? Ils grouilleront de cafards.
Un long fil de salive s’échappa de la bouche ouverte de McKenzie,
dégoulinant sur son menton.
— Maintenant, partez avant que je change d’avis.
Roth agita la main comme pour le congédier. D’un pas raide,
McKenzie tourna les talons et regagna son bureau, une étrange tâche
humide s’étendant le long de sa jambe.
— Euh… Il va s’en rappeler ? demandai-je en reculant d’un pas,
serrant mon sac contre moi.
Mon Dieu, les pouvoirs de ce démon étaient vertigineux, et j’étais
partagée entre l’effroi et l’admiration.
— Tout ce dont il se souviendra, c’est que la nourriture est
dorénavant son pire cauchemar. Une punition appropriée, tu ne
trouves pas ?
Je haussai un sourcil.
— Comment peux-tu savoir tout ça ?
Roth haussa les épaules et la lueur irradiant de ses yeux s’éteignit.
— Nous sommes branchés sur tout ce qui est maléfique.
— Ce n’est pas vraiment une explication.
— Je ne comptais pas t’en fournir.
Il reprit ma main.
— Revenons à nos moutons. Nous avons un zombie à neutraliser.
Je me mordis la lèvre, évaluant la situation. C’était déjà trop tard
pour que j’aille en cours d’EPS et il y avait un zombie dans
l’établissement, que je devais trouver pour le bien d’Abbot. Mais Roth
était un démon – un démon qui m’avait suivie jusqu’au lycée.
Il poussa un soupir.
— Écoute, tu as compris que je ne peux pas te faire agir contre ta
volonté, n’est-ce pas ?
Je levai les yeux vers lui.
— Que veux-tu dire ?
Il ouvrit de grands yeux où perçait l’incrédulité.
— Tu ne sais vraiment rien de ce que tu es ?
Il scruta mon visage, où il parut trouver la réponse à sa question.
— Mes pouvoirs de persuasion démoniaques sont sans effet sur toi.
Pas plus que je ne peux obliger un Gardien à faire quoi que ce soit
contre son gré.
— Oh.
Et comment j’étais censée savoir ça ? Il n’existait pas de mode
d’emploi des démons.
— Pourquoi est-ce que tu veux que je m’occupe de ce zombie ? Tu
ne devrais pas te réjouir qu’une telle créature soit lâchée dans le lycée ?
Roth haussa de nouveau les épaules.
— Je commence à m’ennuyer.
Irritée, je tentai de libérer ma main.
— Tu ne réponds jamais franchement aux questions qu’on te pose ?
Un éclair traversa ses yeux.
— D’accord. Tu veux la vérité ? Je suis ici à cause de toi. Oui, tu as
parfaitement entendu. Et ne me demande pas pourquoi, parce que ce
n’est pas le moment, et de toute façon, tu ne me croirais pas. Tu es à
moitié Gardienne, si ce zombie te mord tu seras infectée. Ça ne te
rendra pas totalement cinglée comme les humains, mais tu seras assez
détraquée pour me compliquer la tâche.
Mon rythme cardiaque passa la surmultipliée.
— Pourquoi… pourquoi es-tu ici à cause de moi ?
— Par toutes les créatures de l’enfer, pourquoi es-tu si
compliquée ? Je me suis excusé de t’avoir traitée de prude. Je suis
même prêt à te présenter des excuses pour hier. Je t’ai effrayée. J’ai
jeté ton téléphone dans les toilettes. Tu sais, j’ai grandi en enfer. On
peut dire que je suis un boulet, socialement parlant.
« Boulet » n’était pas le mot qui venait à l’esprit à propos de Roth. Il
évoluait avec une sorte de grâce fluide surnaturelle semblable à celle
d’un prédateur.
— C’est bizarre, même pour moi, reconnus-je.
— Mais c’est toujours mieux qu’un cours d’EPS, non ?
Presque tout valait mieux qu’un cours d’EPS.
— Je veux savoir en quoi ta présence ici est liée à moi.
— Et je te le répète, tu ne me croirais pas.
Comme je ne faisais toujours pas mine de bouger, il marmonna
quelque chose trop vite et trop bas pour que je puisse comprendre. Je
n’étais même pas sûre que ce soit dans ma langue, mais on aurait dit
un juron.
— Je ne suis pas là pour te faire du mal, d’accord ? Je suis bien la
dernière personne qui devrait t’inquiéter.
Surprise par ces paroles, je le dévisageai tandis qu’une vérité
s’imposait à moi. Pour une raison que j’ignorais, je… je le croyais. Peut-
être parce que si Roth m’avait voulu du mal, ce serait déjà fait. Ou
j’étais totalement stupide et désirais mourir. Et je détestais vraiment les
cours d’EPS.
Je poussai un soupir.
— Très bien, mais tu devras me dire pourquoi tu es là quand on
aura fini.
Roth hocha la tête, et je posai les yeux sur nos mains jointes. Une
onde de chaleur avait gagné mon bras, une sensation en laquelle je
n’avais aucune confiance.
— Et ce n’est pas la peine de me tenir la main.
— Mais si j’ai peur ?
— Sérieusement ?
Plusieurs secondes s’écoulèrent, puis il me lâcha. Il haussa les
épaules en se grattant le menton.
— D’accord. On fait comme ça, mais si tu as envie de me tenir la
main plus tard, tu pourras te brosser.
— Je ne pense pas que ce sera un problème.
Roth fourra les mains au fond des poches de son jean noir tout en
se balançant sur ses talons.
— Ça va, tu es contente ? On peut y aller ?
— Oui. Très bien.
Il m’offrit alors un large sourire, révélant deux fossettes creusées
pile au bon endroit que je n’avais encore jamais vues. Il avait l’air
presque normal quand il souriait comme ça, mais la perfection de ses
traits demeurait irréelle.
Je parvins à détourner les yeux et me mis en marche.
— Où tu as dit qu’il était ?
— Dans la chaufferie du sous-sol. Et la puanteur sera sûrement bien
plus forte en bas.
J’avais presque oublié l’odeur nauséabonde.
— Alors comme ça, vous suivez les autres démons à la trace ?
Roth opina du chef tout en ouvrant la double porte d’un coup
d’épaule.
— Eh oui.
Je retins le battant pour l’empêcher de claquer et le refermai sans
bruit.
— Et vous les laissez infecter les humains même si c’est interdit ?
Il s’engagea dans l’escalier et me jeta un coup d’œil, fredonnant à
mi-voix un air qui m’était familier.
— Oui.
Je le suivis, les paumes glissantes sur la rampe. J’avais l’impression
qu’un poids s’installait dans mon estomac.
— Les Alphas interdisent ce genre de trucs. Vous avez juste le
droit…
— Je sais. Nous avons seulement le droit de pousser les humains à
mal agir, mais jamais de les manipuler, de les infecter ou de les tuer,
blablabla. Le libre arbitre est une foutaise.
Il éclata de rire et sauta sur les marches, atterrissant lestement sur
le béton.
— Nous sommes des démons. Et les règles ne s’appliquent à nous
que lorsque nous le voulons bien.
— Le libre arbitre n’est pas une foutaise, Roth.
Il s’immobilisa soudain devant moi et nos regards se soudèrent l’un
à l’autre.
— Répète ça.
Je fronçai les sourcils.
— Quoi ?
— Mon nom.
— Roth… ?
Les fossettes réapparurent.
— Tu sais que c’est la première fois que tu m’appelles par mon
nom ? Et je viens de décider que ça me plaisait. Mais pour revenir à
nos affaires, le libre arbitre est une vraie connerie. Personne n’en
dispose vraiment.
J’étais incapable de détourner les yeux.
— Tu te trompes. On en fait tous usage.
Roth s’avança d’un pas, me dominant de toute sa haute taille.
J’avais envie de reculer, mais je résolus de ne pas bouger.
— Tu ne sais pas ce que tu dis, répliqua-t-il, les yeux brillants
comme deux joyaux d’ambre. Personne n’en fait usage. Surtout pas les
Gardiens ou les démons. On nous donne des ordres, auxquels nous
devons obéir. Et au bout du compte, on fait toujours ce qu’on nous dit.
Cette idée de libre arbitre est une vaste fumisterie.
Je me sentais désolée pour lui s’il le pensait vraiment.
— Je fais des choix tous les jours – mes propres choix. Sans libre
arbitre, quel sens peut donc avoir ta vie ?
— Quel sens peut bien avoir la vie d’un démon ? Hmm ?
Il se tapota le menton du bout du doigt.
— Est-ce que je vais pousser un homme politique à la corruption ou
sauver un chaton aujourd’hui ? Ah, mince. Je suis un démon. Donc je
vais…
— Garde tes sarcasmes.
— Ce n’est pas du sarcasme. Je te donne juste un exemple. Nous
sommes ce que nous sommes par nature. Le chemin devant nous est
tout tracé. C’est comme ça et pas autrement. Pas de libre arbitre.
— C’est ton opinion.
Il soutint mon regard pendant quelques secondes, puis me sourit.
— Allez, viens.
Pivotant sur lui-même, il dévala une autre volée de marches, et il
me fallut quelques secondes pour me remettre en mouvement.
— Je n’ai rien de commun avec toi.
Roth éclata une nouvelle fois de ce rire grave et farouche, et je me
visualisai en train de le précipiter d’un coup de pied en bas de
l’escalier. Il fredonnait encore cet air, mais il m’agaçait trop pour que je
lui demande de quoi il s’agissait.
Le lycée était un bâtiment ancien de plusieurs étages, qui avait été
rénové quelques années auparavant, mais les cages d’escalier
trahissaient son âge véritable avec leurs vieux murs de briques qui
déposaient leur poussière rouge et blanche sur les marches.
Nous nous arrêtâmes devant une porte de métal rouillée,
surmontée d’une pancarte « Accès interdit aux élèves ». L’odeur était
assez puissante pour me couper l’appétit pour le reste de la journée.
Roth me considéra, apparemment insensible à la puanteur.
— Et… tu peux vraiment savoir si quelqu’un ira en enfer ? lui
demandai-je, refusant de faire un pas de plus, prête à hurler s’il ouvrait
cette porte.
— Plus ou moins, répondit-il. Généralement, c’est de famille. Les
chiens ne font pas des chats.
— C’est un cliché.
Je fronçai le nez. L’odeur était de plus en plus fétide.
— La plupart des clichés sont vrais.
Il tourna le loquet.
— La porte est verrouillée.
— Oh. Mince.
Je tirai sur ma chaîne, jouant avec ma bague.
— On n’a plus qu’à…
J’entendis des charnières grincer et le métal céder. Je baissai les
yeux sur la main de Roth, qui venait d’arracher la serrure.
— Oh, bon sang.
— Je t’ai dit que j’avais de nombreux talents, déclara-t-il en
regardant ma bague. Joli bijou que tu as là.
Je la rentrai dans mon gilet, essuyant mes mains sur mon jean.
— Oui, pas mal.
Il se retourna vers la porte, qu’il poussa lentement.
— Ouh là, pas de doute. Il est vraiment ici.
Nous fûmes accueillis par des lumières vacillantes et les pires
remugles venus du fond de l’enfer. Je plaquai une main sur ma bouche
pour ne pas vomir en respirant l’odeur de soufre et de chair en
décomposition. J’aurais encore préféré prendre une douche dans les
cabines moisies du gymnase plutôt que d’entrer là-dedans.
Roth passa le premier, me tenant la porte ouverte du bout de son
pied botté.
— Tu ne vas pas te dégonfler maintenant.
Cette fois, je laissai la porte claquer, dégoûtée à la seule idée de
toucher quoi que ce soit.
— Comment tu crois qu’il est arrivé là ?
— Aucune idée.
— Pourquoi il est ici, à ton avis ?
— Aucune idée.
— Tu es vraiment d’une grande aide, grommelai-je.
D’imposantes armoires de métal contenant Dieu savait quoi
encombraient le couloir que nous longions et la chaleur imprégnait
mes sourcils d’un voile de transpiration. Les ampoules au plafond se
balançaient dans l’atmosphère sans air, jetant des ombres sur des
établis vides et des outils éparpillés au sol. Nous nous glissâmes
derrière un tas de vieux tableaux noirs devenus presque blancs.
— Je crois que c’est une mauvaise idée, chuchotai-je, résistant à
l’envie de me cramponner au tee-shirt de Roth.
— Et ?
Roth poussa une seconde porte donnant sur une pièce plongée dans
le noir, où de grosses machines bourdonnaient. Le battant percuta une
montagne de caisses en carton.
Surgi de l’obscurité, un squelette s’effondra sur le seuil, ses
membres flageolant dans l’air humide qui sentait le renfermé. Ses
orbites étaient vides, sa mâchoire grande ouverte sur un cri silencieux.
Je poussai un hurlement strident, bondissant en arrière.
— Ce n’est pas un vrai.
Roth ramassa le squelette pour l’examiner.
— C’est ce qu’ils utilisent en cours de biologie. Regarde.
Il agita un bras d’un blanc douteux dans ma direction.
— Totalement factice.
Mon cœur n’était pas d’accord, mais je distinguai les attaches de
métal retenant les os.
— Doux Jésus…
Avec un grand sourire jusqu’aux oreilles, Roth rejeta le squelette
sur le côté. Je grimaçai lorsque la chose rebondit dans un cliquetis d’os,
contre Dieu savait quoi.
Un grognement se fit entendre et je me pétrifiai.
Roth actionna l’interrupteur.
— Oups, murmura-t-il.
La créature se tenait debout devant la chaudière, un bras du
squelette dans sa main noircie, le reste des os gisant à ses pieds. De
fines volutes de vapeur s’échappaient de sa peau en lambeaux tels des
asticots bruns. La chair était absente sur certaines zones de son visage.
Un morceau de sa joue battait contre ses lèvres pourpres, et ce qu’il
restait de peau ridée accrochée à ses os ressemblait à du bœuf séché.
Le zombie portait un costume qui avait connu des jours meilleurs –
avant d’être imprégné de ses fluides corporels.
Derrière la chaudière, l’unique fenêtre de la pièce était brisée. Ce
qui expliquait comment il avait pu s’introduire dans le lycée, mais
aucunement la raison de sa présence.
Roth siffla doucement.
Les yeux du zombie pivotèrent vers lui… et poursuivirent leur
course. L’un d’eux, en tout cas, quitta son orbite, explosant sur le sol
crasseux.
— Oh ! Oh, non. Non. Je n’ai pas signé pour ça !
Je plaquai une main sur ma bouche, prête à vomir.
— Pas question que je m’approche de ce truc.
Roth s’avança vers lui, examinant les sanies sur le sol avec
fascination.
— C’était vraiment dégoûtant.
Seule à l’entrée de la pièce, je me sentais exposée, alors je le suivis,
sans quitter le zombie des yeux. Je n’en avais jamais vu en si piteux
état. À ce stade, il avait forcément déjà mordu des gens, mais les
Gardiens auraient dû en être avertis par leurs contacts.
Mon déplacement attira sur moi le bon œil du zombie.
— Toi, gargouilla-t-il.
Je me figeai. Ils pouvaient parler ? Un truc que George Romero ne
savait apparemment pas.
— Moi ?
— Hé ! Laisse-la tranquille. C’est moi qu’il faut regarder, lui intima
Roth d’un ton vibrant d’autorité.
Le zombie faisait des efforts pour essayer d’articuler.
— Toi… besoin…
— Euh… Pourquoi il m’observe comme ça ?
Je me cramponnai à la bretelle de mon sac à dos à m’en faire mal
aux jointures.
— Peut-être qu’il te trouve jolie, plaisanta Roth, qui recula d’un pas
alors qu’un rat détalait devant lui.
Je lui lançai un regard mauvais.
Le zombie se mit en mouvement, son pied gauche glissant en avant,
et je reculai aussi, heurtant d’autres cartons.
— Roth ?
Avec des gestes lents et déterminés, le zombie jeta le bras du
squelette à la tête de Roth. Ses os craquèrent, et du pus jaillit d’une
déchirure dans sa veste.
Roth attrapa le bras au vol, l’air incrédule.
— Tu viens de me jeter ça à la tête ? À moi ? As-tu perdu la tête ?
La créature se dirigeait droit sur moi de son pas pesant,
grommelant des mots incompréhensibles.
— Roth ! hurlai-je, évitant de justesse un bras qui dégageait une
puanteur immonde. C’était vraiment une très mauvaise idée !
— Tu es obligée d’insister ?
Tâtonnant derrière moi, j’attrapai un carton, que je lançai sur le
zombie, l’atteignant sur le côté du visage. L’une de ses oreilles tomba
sur son épaule.
— Oui ! Fais quelque chose !
Roth se faufila derrière la créature, empoignant le bras du squelette
à deux mains comme une batte de base-ball.
— J’essaie.
— Qu’est-ce que tu fais ?
Alors que le zombie tendait un bras vers moi, je bondis sur le côté.
— Tu n’as pas en réserve des pouvoirs maléfiques obscurs ou ce
genre de trucs ?
— Des pouvoirs maléfiques obscurs ? Aucun que je puisse utiliser
sans que tout le bâtiment s’effondre sur nous.
C’était totalement ridicule.
— Tu n’as pas autre chose ?
Roth ricana.
— Genre quoi ?
— Qu’est-ce que j’en sais ? Donne-le à manger à Bambi, par
exemple !
— Quoi ?
Roth laissa retomber son bras, abasourdi.
— Bambi serait malade si elle mangeait cette pourriture.
— Roth ! Je le jure devant Dieu, je vais…
Ma basket glissa sur l’infâme magma et ma jambe se déroba sous
moi. Je heurtai le béton crasseux dans un bruit mat. Étalée sur le sol, je
levai une main couverte de matière gluante.
— Je vais gerber. Je ne plaisante pas.
— Écarte-toi ! hurla soudain Roth.
Quand je relevai la tête, il abattait son arme de fortune. Je reculai
tant bien que mal, gênée par mon sac à dos. Le bras du squelette
atteignit la tête du zombie et la traversa. Du sang brunâtre et de la
chair jaillirent sur le sol… et sur mon jean.
La peau, la chair et les os du zombie parurent se rétracter et la
créature implosa, s’affaissant sur elle-même jusqu’à ce qu’il ne reste par
terre qu’une flaque de boue infâme et les vêtements souillés qu’elle
portait.
Roth jeta le bras du squelette, la colère déformant ses traits.
— C’est quand même très agaçant.
Il se tourna vers moi, une lueur d’amusement dans ses yeux
d’ambre.
— Regarde dans quel état tu t’es mise.
Je baissai les yeux sur mes mains et mon jean couverts d’une
matière visqueuse avant de bombarder Roth d’un regard assassin.
— Je te hais.
— Tes paroles dépassent ta pensée, répliqua-t-il en s’approchant de
moi d’un pas assuré avant de se pencher. Laisse-moi t’aider.
Je lui balançai un coup de pied, qui l’atteignit au tibia.
— Ne me touche pas.
Il battit en retraite en jurant, secouant la jambe de son pantalon.
— Tu as mis de la cervelle sur mon jean tout neuf. Merci bien.
Grommelant entre mes dents, je me relevai et ramassai mon sac.
Heureusement, il n’était pas souillé. Quant à moi, c’était une autre
histoire. Je n’osais même pas me regarder tellement j’étais répugnante.
— C’est sûr, on s’est bien amusés, grinçai-je.
— Hé, ne sois pas fâchée. On a réglé la question du zombie.
Je montrai mes vêtements et ma personne. En cet instant, je me
fichais royalement de savoir pourquoi il me suivait.
— Regarde-moi. J’ai de la bave de zombie sur tout le corps, grâce à
toi. Et j’ai des cours jusqu’à ce soir.
Un sourire étira lentement ses lèvres.
— Je peux t’emmener chez moi pour que tu te douches. Ensuite, on
ira peut-être boire un verre et voir ce qu’on peut faire dans la Porsche.
Les mains me démangeaient de le gifler.
— Tu es vraiment un sale type.
Avec un gloussement, il se retourna vers le cadavre.
— Que faisais-tu donc ici, créature de l’enfer ? demanda-t-il, à
moitié pour lui-même. Et pourquoi…
Il se tourna vers moi, baissant les yeux sur ma poitrine, et ses yeux
s’étrécirent.
— Oh, génial.
— Hé ! Bon Dieu, tu n’es vraiment qu’un obsédé !
Roth haussa un sourcil.
— On m’a déjà traité de pire. Va te nettoyer. Je m’occupe de ça.
Respirant un grand coup, je tournai les talons. J’étais déjà arrivée à
la porte quand il m’arrêta. Il murmura entre ses dents quelque chose
qui ressemblait à « agneau ». Secouant la tête, je le laissai dans la
chaufferie. Je puais le zombie pourri.

*
Je passai le restant de la journée en tenue de sport et les cheveux
mouillés.
Je détestais Roth.
Morris ne cacha pas sa surprise quand je me glissai sur le siège
passager. D’ordinaire, je marquais les démons après les cours, mais
aujourd’hui je ne le sentais pas. Contrairement à la veille, je fus
accueillie par le silence quand je pénétrai dans la maison et posai mon
sac dans l’entrée.
Je traversai le vestibule, rassemblant mes cheveux humides en un
chignon désordonné. Je devais informer Abbot de la présence du
zombie. Sans parler de Roth, c’était un sujet grave. Mais il y avait de
fortes chances qu’il dorme toujours.
La dernière fois que je l’avais réveillé, j’avais huit ans et Monsieur
Sniff pour seule compagnie. Je voulais quelqu’un pour jouer avec moi,
alors j’avais toqué sur la carapace de pierre d’Abbot pendant son
sommeil.
Ça ne s’était pas très bien passé.
Mais aujourd’hui, c’était différent. Il comprendrait forcément et je
pouvais au moins adoucir sa colère avec une tasse de café. Il me fallut
deux ou trois minutes pour trouver le café moulu et les filtres, cinq de
plus pour décider si je devais utiliser les réglages pour le café ou le
cappuccino. Ma parole, il fallait être ingénieur diplômé pour
comprendre le fonctionnement de cette machine. Je tirai sur le levier
d’acier inoxydable en fronçant les sourcils. À quoi servait encore ce
truc ?
— Ce n’est quand même pas si compliqué.
Tous les muscles de mon corps se tétanisèrent, mais je réussis
malgré tout à laisser échapper la petite cuillère en métal servant à
doser le café. Elle heurta le sol dans un cliquetis strident. Je la
ramassai aussitôt, m’efforçant d’évacuer le nœud d’angoisse qui venait
de se former dans mon ventre. J’avais les jambes molles quand je me
redressai.
Petr se tenait dans l’embrasure de la porte, ses bras épais croisés
sur sa poitrine de la taille d’un tonneau.
— Je constate que tu n’es pas devenue plus gracieuse depuis la
dernière fois que je t’ai vue.
Venant de n’importe qui d’autre, ce genre de pique aurait pu me
blesser. Au diable le café. Je posai la cuillère doseuse sur le comptoir et
m’arrêtai à quelques centimètres de lui.
— Excuse-moi.
Il ne bougea pas d’un millimètre.
— Et tu es toujours aussi impolie et désagréable.
Je relevai le menton. Petr n’avait qu’un ou deux ans de plus que
moi, mais la barbe brune de trois jours qui couvrait son visage le faisait
paraître plus vieux.
— Peux-tu te pousser, s’il te plaît ?
Il fit un pas sur le côté, me laissant un passage d’une trentaine de
centimètres.
— Contente ?
Sûrement pas à l’idée de me trouver aussi près de lui. Je me
faufilai, sans pouvoir retenir une grimace quand ma hanche effleura sa
jambe.
— Je croyais que tu voulais faire du café, dit-il en m’emboîtant le
pas. J’aurais pu t’aider.
Sans lui répondre, j’accélérai. Il pouvait toujours se brosser pour
que je me laisse avoir par sa gentillesse feinte. Ça n’arriverait pas dans
cette vie, et dans la prochaine non plus.
Petr me doubla, me bloquant l’accès à l’étage – et à la sécurité.
— Et pour qui voulais-tu faire du café, demanda-t-il avec un soupir.
Une pointe de peur s’enroula autour de mon cœur.
— Tu peux bouger de là ? Je dois monter.
— Tu ne veux pas me parler cinq minutes ?
Par habitude, je touchai la bague sous mon tee-shirt, la serrant dans
ma main. Je tentai de le contourner, mais il se décala aussi.
— Petr, laisse-moi passer.
Le peu de lumière qui entrait par la fenêtre la plus proche se refléta
sur la pierre minuscule qui perçait son nez aquilin.
— À une époque, je me souviens que tu aimais parler avec moi. Tu
attendais même avec impatience les visites de mon clan.
Je sentis une légère rougeur enflammer mes joues tandis que mes
doigts se crispaient sur mon tee-shirt. La bague me meurtrit à travers le
tissu. Fut un temps où j’avais un faible pour ce gros nul.
— C’était avant que je me rende compte que tu étais un crétin.
La ligne de sa mâchoire se durcit.
— Je n’ai rien fait de mal.
— Ah non ? Je t’ai dit d’arrêter et tu n’as pas…
— Tu jouais les allumeuses. Et depuis quand les démons ont leur
mot à dire ? ajouta-t-il d’une voix sourde.
Je respirai un grand coup.
— Je suis une Gardienne.
Il leva les yeux au ciel.
— Ah oui, pardon. Tu n’es qu’une demi-démone. Comme si ça
changeait quelque chose. Tu sais ce que nous faisons d’habitude à ceux
qui sont nés d’un démon et d’un humain ?
— Vous les serrez sur votre cœur ?
Je tentai de me faufiler, mais il plaqua une main sur le mur devant
moi.
— Nous les tuons, Layla. Ce qu’Abbot aurait dû faire avec toi, mais
tu es tellement spéciale.
Je me mordis la lèvre. Il était trop proche. Si j’inspirais
profondément, je sentirais le goût de son âme.
— Je dois aller voir Zayne.
— Zayne est encore en phase de repos.
Il marqua une pause.
— Il est resté debout très tard ce matin, avec Danika.
Une vague de jalousie irrationnelle afflua dans mes veines, ce qui
était totalement stupide considérant la situation.
— Dans ce cas, j’irai voir…
— Jasmine et les jumeaux ? Ils dorment. Personne n’est réveillé,
Layla. Il n’y a que toi et moi.
Je déglutis.
— Il y a Morris. Geoff est debout, lui aussi.
Petr éclata de rire.
— Tu es tellement naïve.
Une chaleur commença à sourdre sous ma peau et je retins mon
souffle. Si quelqu’un dans ce monde méritait que je prenne son âme,
c’était bien Petr.
Sa main atterrit lourdement sur mon épaule, m’obligeant à me
retourner. Petr sourit.
— Tu vas avoir de très gros problèmes, sale petite démone.
La colère m’envahit et je m’efforçai d’éloigner sa main. Lâchant ma
bague, je m’apprêtais à enfreindre la règle et à combattre un Gardien.
— C’est une menace ?
— Non. Pas du tout.
Sa main saisit mon cou, le serrant bien plus fort que Roth entre ses
doigts. Quelle ironie que les gestes d’un démon soient plus doux que
ceux d’un Gardien.
— Tu as envie de te battre avec moi ? Fais-toi plaisir. Ça nous
facilitera les choses.
Mon ventre se noua. À voir la lueur cruelle qui brillait dans ses
yeux pâles, Petr était conscient que cela me vaudrait de sérieux ennuis.
Pire encore, il ne voyait rien de répréhensible dans son comportement.
Aucun acte ne souillerait jamais son âme qui resterait pure quoi qu’il
fasse. C’était comme un blanc-seing pour lui. Petr fit un pas en avant,
son souffle brûlant sur ma joue.
— Tu vas regretter qu’Abbot ait épargné ta misérable vie quand tu
étais un bébé.
Au diable toutes les règles. Je levai un genou, qui entra en contact
avec ses parties sensibles. Petr laissa échapper un grognement et me
lâcha pour porter les mains à son entrejambe. Pivotant sur moi-même,
je gravis les marches quatre à quatre sans me retourner. Dans le
couloir, je tombai nez à nez avec le père de Petr. Je tentai de rester
impassible, mais la cicatrice irrégulière en travers de sa bouche sautait
aux yeux. Un jour, Abbot m’avait dit que c’était un roi démon qui la lui
avait infligée.
Elijah me dévisagea avec dégoût sans dire un mot tandis que je le
dépassais pour m’engouffrer dans ma chambre, verrouillant la porte
derrière moi.
Ce qui ne les aurait pas arrêtés s’ils avaient décidé de la forcer.
CHAPITRE 7

Abbot était assis derrière son bureau, une jambe croisée sur le
genou.
— Tu n’as pas avalé grand-chose au dîner. Es-tu encore malade ?
Je me laissai tomber sur le fauteuil en face de lui. J’avais mangé du
bout des lèvres au cours du repas très tendu durant lequel Petr ne
m’avait pas quittée des yeux.
— Je ne veux pas qu’ils restent ici.
Abbot enfouit les doigts dans sa barbe. Ses cheveux blond cendré
étaient tirés en arrière, comme à l’accoutumée.
— Layla, je peux comprendre ton malaise. Elijah m’a assuré que tu
ne rencontrerais aucun problème avec Petr.
— Ah oui ? C’est amusant, parce que Petr m’a coincée dans
l’escalier tout à l’heure.
Ses doigts s’immobilisèrent, son regard pâle soudain attentif.
— A-t-il fait quoi que ce soit ?
— Ce n’était pas… comme la dernière fois.
Je changeai de position sur mon siège, les joues en feu, et Abbott
relâcha très lentement son souffle.
— Peux-tu juste l’éviter pendant une semaine ou deux ?
Que lui répondre ?
— C’est ce que je fais. C’est lui qui ne m’évite pas ! S’il s’approche
encore une fois de moi, je jure devant Dieu que je prendrai son…
Abbot abattit son poing sur la table, me faisant sursauter.
— Tu ne feras rien de la sorte, Layla !
Mon cœur se serra.
— Je ne disais pas ça sérieusement. Je suis… désolée.
— Ce n’est pas un sujet de plaisanterie, insista-il en secouant la tête
comme s’il s’adressait à une enfant obtuse. Je suis extrêmement déçu
que tu puisses même le suggérer. Si l’un de nos visiteurs t’entendait, y
compris le père de Petr, les dégâts seraient irréversibles.
Un poids s’installa dans ma poitrine. Je détestais décevoir Abbot. Je
lui devais beaucoup : un toit, la sécurité, la vie. Je baissai les yeux,
tripotant ma bague.
— Je suis sincèrement désolée.
Abbot soupira et je l’entendis se renfoncer sur son siège. Je levai
timidement les yeux. Je ne voulais surtout pas alourdir la longue liste
de ses soucis. Fermant les paupières, il se massa le front.
— De quoi voulais-tu me parler, Layla ?
Soudain, toute cette histoire de zombie semblait n’avoir plus
d’importance. Pas plus que la présence de Roth. Tout ce que je voulais,
c’était me réfugier dans ma chambre.
— Layla ? insista-t-il, tirant un gros cigare d’une boîte en bois sur
son bureau.
Il ne les allumait jamais, mais aimait les manipuler.
— Ce n’est rien, répondis-je finalement. Juste un truc qui est arrivé
aujourd’hui au lycée.
Ses sourcils pâles se soulevèrent.
— Tu voulais me parler du lycée ? Je sais que Zayne n’a pas été très
disponible entre l’arrivée de Danika et ses entraînements, mais je suis
très occupé en ce moment. Peut-être que Jasmine aurait envie de
bavarder avec toi ?
J’avais les joues en feu au point de pouvoir y faire frire des œufs.
— Ce n’est pas des garçons ni de mes notes que je veux parler.
Il fit rouler le cigare entre ses doigts.
— Où en sont tes notes ? Je crois que ton professeur t’autorisera à
repasser ton examen demain ?
J’abandonnai ma bague, serrant les accoudoirs de mon fauteuil.
— Tout va bien pour mes notes. Et j’ai…
— Qu’est-ce que tu fais ici ?
Je me retournai. Zayne se tenait dans l’embrasure de la porte, ses
cheveux dorés encadrant son visage.
— Je suis en train d’essayer de dire à Abbot ce qui s’est passé au
lycée ce matin.
La surprise s’afficha sur ses traits ensommeillés. Il regarda son père
tandis qu’un sourire effleurait ses lèvres.
— Et comment ça se passe ?
Abbot laissa échapper un très long soupir et remisa son cigare.
— Layla, j’ai rendez-vous avec le chef de la police et le maire et je
dois partir bientôt.
— Il y avait un zombie dans mon lycée ce matin, lâchai-je de but en
blanc.
— Hein ?
Zayne vint se placer derrière moi et me donna une chiquenaude sur
l’oreille. Je lui tapai sur la main.
— Qu’est-ce que tu racontes ? demanda-t-il.
Je croisai le regard d’Abbot, désormais alerte.
— Il était dans la chaufferie et…
— Comment le savais-tu ? m’interrogea Abbot, qui décroisa les
jambes et se pencha en avant.
Je n’allais pas lui parler de Roth. Hors de question que j’ouvre cette
porte.
— Je… J’ai senti son odeur.
Zayne se laissa tomber dans le fauteuil à côté du mien.
— Quelqu’un l’a vu ?
J’eus un mouvement de recul.
— Crois-moi, si c’était le cas, ça ferait la une des journaux. Il était
dans un sale état.
— Il y est encore ?
Abbot se leva, rabattant les manches de sa chemise.
— Euh… Oui, mais je ne crois pas qu’il posera encore problème. Ce
n’est plus qu’un tas de bouillie et de tissu.
— Attends une minute, intervint Zayne avec un froncement de
sourcils.
— Tu as senti un zombie, et connaissant les risques, tu as décidé de
descendre à la chaufferie pour le chercher ?
Je le regardai. Où voulait-il en venir ?
— Bah, oui. C’est ce que j’ai fait.
— Et tu t’es battue avec lui ? Tu l’as tué ?
Eh bien…
— Oui.
Il lança à son père un regard entendu.
— Père ?
— Quoi ?
Je les considérai à tour de rôle. Abbot contourna son bureau,
soupirant de nouveau.
— Quelles sont les règles, Layla ?
Mon ventre se noua désagréablement.
— Je ne dois pas interférer avec les créatures dangereuses, mais…
— Zayne m’a appris que tu avais suivi un Polymorphe dans une
impasse l’autre soir, m’interrompit-il en mode paternel – genre très
déçu de son enfant. Et qu’il s’est avéré qu’il s’agissait en réalité d’un
Rapporteur.
— Je…
Je refermai la bouche, les yeux sur Zayne, qui évita mon regard,
conservant les siens rivés sur son père.
— Ce n’est pas si grave.
— Suivre un Polymorphe ou n’importe quel démon dans une
impasse est très grave, Layla.
Abbot croisa les bras, l’air mécontent.
— Tu le sais très bien. Personne d’autre que nous ne peut voir tes
marques. Tu n’as aucune raison de suivre un démon dans une zone
isolée. Et au lieu de t’attaquer à ce zombie aujourd’hui, tu aurais dû
appeler Morris pour qu’il nous réveille.
Je me tassai sur mon siège.
— Mais…
— Il n’y a pas de mais qui tienne, Layla. Que serait-il arrivé si
quelqu’un d’autre l’avait vu ? Notre rôle est de maintenir la vérité
cachée. L’humanité doit avoir foi en l’existence du paradis et de l’enfer
sans preuve tangible.
— Nous devrions peut-être diminuer le temps qu’elle passe à
marquer, suggéra Zayne. Ce n’est pas nécessaire. Pour être honnête,
c’est de la paresse de notre part de nous appuyer sur ses marques au
lieu de rechercher activement les démons.
Je le dévisageai, et au lieu de sa beauté divine, je voyais devant moi
ma liberté se réduire comme une peau de chagrin.
— Personne n’a vu ce zombie aujourd’hui !
— Ce n’est pas la question, répliqua sèchement Abbot. Tu le sais
parfaitement, Layla. Tu as pris le risque de provoquer de graves
conséquences en ne nous disant rien, sans parler de ta propre sécurité.
Sa déception était patente et je me tortillai sur ma chaise comme
une petite fille prise en faute.
— Nous devrions aller au lycée cette nuit, dit Zayne. Demandons
au chef de la police de contacter le proviseur – il lui dira que c’est une
opération de routine pour ne pas éveiller ses soupçons.
— Bonne idée, répondit Abbot, couvant son fils d’un regard de
fierté qui me hérissa.
— Donc, je n’ai plus le droit de marquer ?
— Je vais y réfléchir, dit Abbot.
Ce n’était pas de bon augure. Je détestais la perspective de ne plus
pouvoir marquer. C’était l’unique façon pour moi de racheter mon sang
démoniaque, c’était en tout cas l’impression que j’en avais. Me retirer
ça, c’était comme un soufflet. Et le marquage était aussi une occasion
de quitter la maison, d’autant plus précieuse que Petr était ici. Je
renouvelai mes excuses et quittai le bureau. J’avais envie de hurler ou
de fondre en larmes – ou de frapper quelqu’un.
Zayne me suivit dans le couloir.
— Hé.
Je m’arrêtai en bas de l’escalier, saisie d’un violent accès de colère,
pour attendre qu’il me rejoigne.
— Tu avais besoin de lui parler de ce Rapporteur dans la ruelle,
bien sûr. Merci.
Il se rembrunit.
— Il devait en être informé, Layla. Tu as pris des risques et tu
aurais pu être blessée.
— Dans ce cas, pourquoi ne pas me dire ça à moi, au lieu de courir
chez papa ?
Il serra les dents.
— Ce n’est pas ce que j’ai fait.
— Ça m’en a tout l’air, pourtant.
Zayne répondit par un soupir qui ne m’était que trop familier. Ça
voulait dire : « Tu te comportes comme une gamine et tu me tapes sur
les nerfs. »
Je fis comme si de rien n’était.
— Et pourquoi as-tu suggéré que j’arrête de marquer ? Tu sais que
c’est important pour moi.
— Mais ta sécurité l’est davantage. Tu sais que je n’ai jamais
vraiment été d’accord pour que tu te balades toute seule dans D.C. à la
recherche des démons. C’est dangereux.
— Je marque les démons depuis que j’ai treize ans, Zayne. Je n’ai
jamais eu de problème…
— Jusqu’à il y a quelques jours, m’interrompit-il, les joues écarlates.
C’était si rare que Zayne s’énerve contre moi que c’était à chaque
fois une tempête.
— Et il n’y a pas que ça. Tu es jeune et jolie. Tu pourrais t’attirer
toutes sortes d’ennuis.
À n’importe quel autre moment, j’aurais été bien trop contente de
l’entendre dire qu’il me trouvait jolie, mais là, j’avais envie de lui faire
ravaler ses paroles.
— Je sais me défendre.
Il me regarda dans les yeux.
— Ce que je t’ai appris n’est pas suffisant.
L’irritation et le besoin de lui prouver que je n’étais pas une pauvre
fille impotente me soufflèrent ma réplique suivante.
— Et je suis capable de me débarrasser de quelqu’un.
Zayne savait très bien de quoi je parlais. Une expression incrédule
traversa ses traits.
— C’est comme ça que tu comptes te protéger ? En prenant l’âme
des gens ? Super.
Je compris aussitôt mon erreur et tentai de me rattraper.
— Je ne le pense pas vraiment, Zayne. Tu le sais.
Il n’avait pas l’air d’en être aussi certain.
— Bref. J’ai des choses à faire.
— Genre t’occuper de Danika ? lâchai-je malgré moi.
Il ferma les yeux, et quand il les rouvrit, ils étaient d’un bleu
glacial.
— Pas du tout infantile. Bonne nuit, Layla.
Une montée de larmes brûlantes vint brouiller ma vision tandis que
je le suivais des yeux. Je gâchais tout sans même le faire exprès. C’était
l’un de mes talents. Quand je me retournai, je vis Petr sur le seuil du
salon. Le petit sourire moqueur qui retroussait ses lèvres disait qu’il
avait entendu toute notre conversation – et qu’il s’était bien amusé.

*
Je m’éveillai en sursaut, le cœur battant et la gorge sèche. Les draps
entortillés autour de mes jambes m’irritaient la peau. Roulant sur le
côté, je contemplai l’affichage vert fluo de mon réveil. 2 h 52.
J’avais besoin de sucre.
Rejetant les couvertures, je me levai. Ma chemise de nuit collait à
ma peau couverte de transpiration. Le couloir devant ma chambre était
plongé dans l’obscurité, mais je connaissais le chemin par cœur. La
même faim brutale me tirant du sommeil sans prévenir me guidait
régulièrement vers la cuisine sans bruit et dans le noir.
Je dévalai les marches et traversai hâtivement les pièces remplies
d’ombres. J’avais les jambes en coton et mon cœur battait bien trop
vite. Je ne peux pas continuer comme ça.
J’ouvris la porte du réfrigérateur d’un bras tremblant, et sa lumière
jaune éclaira mes jambes nues et le sol. Je me penchai, cherchant
fébrilement la brique de jus d’orange au milieu des bouteilles d’eau et
de lait. Les nerfs à vif au point d’avoir envie de donner des coups de
pied, je finis par trouver le jus de fruit derrière les œufs.
La brique m’échappa des mains et rebondit par terre, inondant mes
orteils de liquide poisseux. Les larmes me montèrent aux yeux et
coulèrent sur mes joues. Voilà que je pleurais pour du jus d’orange
renversé. C’était sûrement l’un des moments les plus nuls de toute ma
vie.
Dieu sait combien de temps je restai là, assise à côté de la flaque
dans l’air froid sortant du frigo avant de refermer la porte. La cuisine
fut aussitôt plongée dans le noir. Et c’était aussi bien. Il n’y avait que
moi, ridiculement stupide, et l’obscurité. Personne ne pouvait me voir
piquer ma crise d’hystérie.
C’est alors que j’entendis un doux battement d’ailes qui se
rapprochait. Je me raidis, cessant carrément de respirer. Sentant un
déplacement d’air autour de moi, je me redressai. Des yeux bleu
électrique et des dents pointues, une peau qui avait la couleur et
l’aspect du granit. Un nez aplati, dont les narines étaient des fentes
minces. Deux cornes incurvées vers l’intérieur jaillissant d’une cascade
de cheveux noirs.
Danika était aussi belle sous sa forme véritable que sous sa forme
humaine.
Elle se posa à côté de moi, ses griffes martelant le sol carrelé tandis
qu’elle se dirigeait vers l’îlot central pour attraper un rouleau d’essuie-
tout.
— Tu as besoin d’un coup de main ?
C’était vraiment bizarre de voir une gargouille d’un mètre quatre-
vingts vous offrir des serviettes en papier.
Danika me surplombait, ses lèvres grises formant un sourire
hésitant.
Séchant rapidement mes yeux, j’acceptai le rouleau.
— Merci.
Elle replia ses ailes et s’accroupit, essuyant le plus gros des dégâts
en un seul passage.
— Tu ne te sens pas bien ?
— Ça va.
Je ramassai la brique. Elle était vide. Génial.
De ses longs doigts élégants, dotés de griffes assez solides pour
lacérer la chair et même le métal, elle froissa le papier.
— Ça n’a pas l’air d’aller, dit-elle prudemment. Zayne m’a prévenue
que parfois… tu étais malade.
Je relevai vivement la tête, me sentant profondément trahie. J’étais
incapable de former des mots.
Les traits de Danika se pincèrent.
— Il est seulement inquiet, Layla. Il tient beaucoup à toi.
Ramassant l’essuie-tout détrempé et la brique de jus vide, je me
remis debout sur des jambes tremblantes.
— Oh, dis-je avec un rire sec. Vraiment ? C’est pour ça qu’il t’a
parlé de ma maladie ?
Lentement, elle se releva à son tour.
— Il me l’a juste dit pour que je puisse t’aider en cas de besoin.
Elle recula en voyant mon visage.
— Layla, je ne te juge pas. En fait, je te trouve incroyablement
forte.
De nouvelles larmes, plus brûlantes encore que celles que j’avais
versées, me nouèrent la gorge. La raison pour laquelle j’avais besoin de
sucre n’était un secret pour personne, mais seul Zayne savait quel
combat je menais contre moi-même – jusqu’à maintenant. Je n’arrivais
pas à croire qu’il ait pu en parler à Danika. Et il lui avait demandé de
me surveiller ? Mortifiée était un mot bien trop faible pour décrire ce
que je ressentais.
— Layla, tu as besoin d’autre chose ? Je peux aller t’acheter du jus
d’orange.
Je lâchai la brique vide dans la poubelle, les épaules crispées.
— Je ne vais pas me jeter sur toi pour prendre ton âme, si c’est ce
qui t’inquiète.
Danika hoqueta.
— Ce n’était pas ce que je voulais dire – pas du tout. C’est juste que
tu as l’air d’avoir besoin de quelque chose, et je veux me rendre utile.
Je pivotai sur moi-même. Elle était toujours devant le frigo, ses
ailes déployées étendues de chaque côté de son corps.
— Je vais bien. Tu n’as pas besoin de me surveiller.
Je lui tournai le dos, et marquai un arrêt devant la porte, respirant
un grand coup.
— Remercie Zayne de ma part.
Sans lui laisser le temps de répondre, je quittai la cuisine et
regagnai ma chambre, où je me recouchai, tirant la couette sur ma
tête. À intervalles réguliers, un tremblement me secouait et l’une de
mes jambes s’agitait. Les mêmes mots tournaient sans répit dans ma
tête.
Je ne peux pas continuer comme ça.
CHAPITRE 8

— Tu te sens bien aujourd’hui ? me demanda Stacey dès qu’elle fut


assise à côté de moi en biologie. Tu as une tête de déterrée.
Je ne pris même pas la peine de lever les yeux.
— Merci, meuf.
— Bah, je suis désolée, mais c’est la vérité. On dirait que tu as passé
toute la nuit à pleurer.
— J’ai des allergies.
Je me penchai un peu plus, de sorte que mes cheveux dissimulent
presque entièrement mon visage.
— Toi, en revanche, on dirait que tu pètes la forme ce matin.
— Oui, hein ? soupira-t-elle d’un air extatique. Ma mère n’a pas
bousillé mon café comme d’habitude. Tu sais comment je suis quand
elle fait ça, c’est-à-dire presque tous les jours, sauf aujourd’hui.
Aujourd’hui, c’était le jour du café-noisette et tout me sourit. Bref,
qu’est-ce que Zayne a fait ?
— Quoi ?
Je relevai la tête en fronçant les sourcils. Stacey me regardait d’un
air compatissant.
— Zayne est la seule personne capable de te faire pleurer.
— Je n’ai pas pleuré.
Elle repoussa sa frange.
— Si tu le dis. Mais tu dois l’oublier et te trouver un beau gosse.
Elle marqua une pause, indiquant la porte du menton.
— Comme lui, par exemple. Il te fera pleurer pour une bonne
raison.
— Je ne pleurais pas à cause de…
Je m’interrompis soudain quand je compris qu’elle parlait de Roth.
— Attends, comment il me ferait pleurer ?
Les yeux de Stacey s’arrondirent.
— Tu es sérieuse ? Il faut que je te fasse un dessin ?
Je regardai de nouveau Roth.
À l’instar de Stacey, mes camarades de classe avaient cessé leurs
activités, et tous les yeux étaient braqués sur lui. Il se déplaçait avec
une grâce féline, et je compris soudain ce que Stacey suggérait. Virant
à l’écarlate, je piquai du nez dans mon livre et elle s’esclaffa.
C’était jour de TP. Nous devions travailler avec Roth, à la grande
joie de Stacey. Curieusement, il ne m’adressa pas la parole de presque
tout le cours, échangeant des banalités avec Stacey. Elle lui raconta
tout d’elle, sauf sa taille de soutien-gorge, et je crois sincèrement
qu’elle l’aurait fait si elle n’avait pas été interrompue par la sonnerie.
Mon humeur demeura maussade tout le reste de la journée. À
l’heure du déjeuner, je chipotais dans mon assiette pendant que Stacey
se mesurait à Eva dans un concours épique de regards noirs.
Sam me piqua le bras avec sa fourchette en plastique.
— Hé.
— Hmm ?
— Tu savais que tous les États du Nord comptaient une ville du
nom de Springfield ?
Je sentis un sourire étirer mes lèvres.
— Non, je l’ignorais. Parfois, j’aimerais avoir la moitié de ta
mémoire.
Derrière ses lunettes, ses yeux pétillèrent.
— Combien de temps tu crois que Stacey va lancer à Eva le regard
de la mort ?
— Je t’entends, répondit Stacey. Elle répand des rumeurs
nauséabondes. Je crois que je vais m’introduire chez elle plus tard dans
la journée pour lui couper les cheveux. Et peut-être même que je les lui
collerai sur le visage.
Sam gloussa.
— Drôle de façon de se venger.
— Oui, très bizarre, opinai-je en buvant une gorgée d’eau.
Stacey leva les yeux au ciel.
— Si tu avais entendu la merde qu’elle vomit, tu serais partante à
cent pour cent.
— Oh, est-ce qu’elle dit par hasard que je couche avec n’importe
qui après une bière ou que je suis une esclave dans ma propre maison ?
Je refermai ma bouteille d’eau, envisageant brièvement de la lancer
à la tête d’Eva. Sam retira ses lunettes.
— Je n’ai jamais entendu ça.
— C’est parce que tu n’entends jamais rien, Sam. Eva raconte plein
de saloperies sur Layla. Ça me gave.
Un léger frisson me parcourut l’échine, m’empêchant de répondre.
Je tournai la tête sur ma gauche, surprise d’y trouver Roth. C’était la
première fois que je le voyais à la cafétéria. Sans trop savoir pourquoi,
je pensais qu’il n’avait pas besoin de manger.
Stacey ne tenta même pas de cacher son excitation.
— Roth ! Tu es venu !
— Quoi ?
J’étais aussi perdue que Sam en avait l’air.
Roth se laissa tomber sur la chaise vide à côté de moi, un petit
sourire fat retroussant ses lèvres.
— Stacey m’a invité à déjeuner en cours de bio. Tu n’as pas
entendu ?
Je lançai à Stacey un regard incrédule, auquel elle répondit par un
sourire malicieux.
— C’est cool, dis-je lentement.
Les yeux de Sam passèrent de Stacey à moi avant de se poser sur
Roth. Il lui tendit maladroitement la main, et j’avais envie de taper
dessus.
— Je m’appelle Sam. Content de te connaître.
Roth lui serra la main.
— Tu peux m’appeler Roth.
— Roth comme dans le compte épargne retraite ? demanda Sam.
C’est de là que vient ton nom ?
Les sourcils noirs de Roth formèrent un arc parfait tandis qu’il
dévisageait Sam.
— Désolée, soupira Stacey. Sam est bizarre. J’aurais dû te prévenir.
Sam planta sur Stacey un regard acéré.
— Quoi ? C’est le nom d’un compte épargne retraite : le Roth IRA.
Tu ne connais pas ça ?
— Je suis au lycée. Je m’en tape de la retraite. En plus, qui peut
savoir ça à part toi ? répliqua Stacey, agitant sous son nez la fourchette
en plastique qu’elle venait de ramasser. Et après, tu vas nous saouler
avec ce que tu sais sur les couverts en plastique et comment ils ont été
inventés.
— Pardon si ton manque de connaissances te met mal à l’aise,
répondit Sam avec un sourire, écartant la fourchette. Ça ne doit pas
être facile de vivre avec un pois chiche dans la tête.
Roth me donna un coup de coude et je sursautai.
— Ils sont toujours comme ça ?
Je n’avais pas l’intention de lui répondre, mais je le regardai et je
fus soudain incapable de m’arracher à la contemplation de son visage.
C’était troublant de le voir à la cafétéria. Je pensais qu’il venait
seulement aux cours de biologie et puis qu’il disparaissait. Suivait-il les
cours toute la journée ?
— Toujours, répondis-je dans un murmure.
Il sourit, baissant les yeux sur la table.
— Et de quoi parliez-vous avant les comptes épargne retraite et les
couverts en plastique ?
— De rien, dis-je très vite.
— D’Eva Hasher – cette pétasse là-bas, dit Stacey en la montrant du
doigt. Elle n’arrête pas de déblatérer sur Layla.
— Merci…, grommelai-je, les yeux désespérément rivés à la porte
de la cafétéria.
— Oui, j’ai entendu ça, répondit Roth. Et vous étiez en train de
préparer des représailles ?
— Absolument, dit Stacey.
— Eh bien, tu peux toujours…
— Non, le coupai-je. Je n’ai pas besoin de me venger, Roth.
À tous les coups, ses idées me vaudraient un aller simple pour
l’enfer. Il repoussa une mèche qui tombait devant ses yeux. Ses
cheveux n’étaient pas hérissés aujourd’hui, et ça me plaisait mieux
comme ça. Son visage avait l’air plus doux. Mais je n’aimais pas ses
cheveux ni son visage ni rien qui le concernait.
— Ce n’est pas drôle.
Sam jeta un coup d’œil à Roth, remettant ses lunettes.
— Tu ne connais pas Stacey. La dernière fois qu’elle a voulu se
venger, il a fallu voler des lacrymogènes et une voiture.
Roth ouvrit de grands yeux.
— Waouh. Tu ne plaisantes pas.
Stacey s’étira sur sa chaise, souriant d’une oreille à l’autre.
— Que dire ? Quand j’ai décidé d’être mauvaise, je me donne à
fond.
Sans surprise, sa déclaration sembla beaucoup plaire au démon,
mais j’intervins avant qu’il puisse répondre.
— Alors…, qu’est-ce que vous faites tous ce week-end ?
Sam haussa les épaules.
— Je pense aller voir une pièce de théâtre à l’ancien opéra.
Puisqu’une certaine personne n’a pas été fichue de me décrocher
l’interview du siècle, je me rabattrai sur les arts populaires pour mon
article. Que Dieu me vienne en aide.
Je me massai le front avec lassitude.
— Désolée. Je t’avais dit de ne pas trop y compter. Les Gardiens
n’aiment pas parler d’eux, tu le sais bien.
— Roth, tu savais que Layla a été adoptée par des Gardiens ?
demanda Stacey en me donnant un coup de genou sous la table. Tu ne
trouves pas ça flippant ?
J’avais envie de la gifler.
— Flippant ? Non. Je trouve ça plutôt génial, répondit Roth en
souriant.
Avec lenteur, je me tournai vers lui.
— Vraiment ?
Son petit sourire vira carrément angélique.
— Oh oui. J’admire les Gardiens. Où serions-nous tous s’ils
n’étaient pas là ?
Je faillis éclater de rire. C’était tellement ridicule de la part d’un
démon. Mais je ne pus m’empêcher de sourire. Je croisai de nouveau
son regard, et cette fois la cafétéria tout entière s’effaça. Je savais que
le monde continuait de tourner autour de nous, et j’entendais Sam et
Stacey qui s’envoyaient des piques, mais j’avais l’impression qu’il n’y
avait que nous deux. Un étrange frisson prit naissance dans ma
poitrine et se répandit dans tout mon corps.
Il changea de position sans que j’en aie conscience et son souffle
chaud effleura ma joue, puis ma bouche. Je cessai de respirer. Ses
lèvres s’entrouvrirent… Quel effet cela me ferait-il de les caresser, de
les embrasser ?
— À quoi tu penses ? chuchota-t-il en battant des cils.
Je sortis soudain de ma transe, me souvenant de qui je regardais.
Ce genre de pensées n’auraient pas dû m’effleurer. J’étais censée lui en
vouloir à propos de la veille et de tout ce qu’il avait fait depuis le peu
de temps que je le connaissais.
Prise de vertige, je me mordis la lèvre et reportai mon attention sur
la discussion de mes amis. Un truc à propos d’ananas et de cerises,
mais une seconde plus tard je lançai un regard furtif à Roth. Il souriait
d’un air satisfait, et même un peu provocateur.
Et j’eus le sentiment que les problèmes allaient commencer.

*
Après avoir fini mon DST de bio, je rangeai mes livres dans mon
casier. Abbot ne voulait peut-être pas que j’aille marquer ce soir, mais
j’avais prévu de lui désobéir. Je préférais encore affronter sa colère que
de m’enfermer dans ma chambre ou d’être obligée de côtoyer Petr.
Alors que je refermais le verrou, je sentis un déplacement d’air
surnaturel autour de moi, et quand je relevai la tête, mon cœur
s’arrêta.
Roth était adossé contre le casier voisin du mien, les mains
enfoncées dans les poches de son jean.
— Qu’est-ce que tu fais ?
Je reculai en vacillant.
— Bon sang. Tu as failli me provoquer une crise cardiaque.
Un coin de sa bouche se releva.
— Oups.
Enfilant mon sac à l’épaule, je le dépassai, mais il me rattrapa sans
difficulté. Je poussai les lourdes portes de métal, accueillant avec joie
l’air frais du soir.
— Qu’est-ce que tu veux ?
— Je me disais que tu serais contente de savoir que j’ai nettoyé le
bazar d’hier.
Je m’en doutais, étant donné qu’Abbot et Zayne devaient aller au
lycée la nuit dernière et qu’ils ne m’avaient pas tirée du lit pour me
reprocher d’avoir laissé les restes du cadavre.
— Tant mieux.
— Et tu comptes marquer des démons ce soir, pas vrai ? Même si je
t’ai demandé gentiment de t’en abstenir.
— Pourquoi pas ?
— Je te l’ai déjà dit. Tu n’es pas en sécurité.
Je réprimai l’envie de hurler.
— Et pourquoi je ne suis pas en sécurité ?
Il ne répondit pas.
De plus en plus agacée, je me mis en marche. Les rues grouillaient
de banlieusards sortant du travail qui se hâtaient vers les métros.
J’arriverais peut-être à le semer dans la foule. Mais à l’intersection
suivante, Roth était toujours là.
— Tu m’en veux, dit-il tranquillement.
— On peut dire ça. Je ne t’aime pas beaucoup.
Il gloussa.
— Ça me plaît que tu essaies d’être honnête.
Je lui lançai un regard méfiant.
— Je n’essaie pas. Je suis honnête.
Son sourire s’agrandit, révélant une dentition étonnamment acérée.
— Tu mens. Une partie de toi m’apprécie.
Je m’engageai sur la chaussée, très irritée.
— Là, ce n’est pas moi la menteuse.
Sans se démonter, il me rattrapa par le bras et me tira en arrière
alors qu’un taxi déboulait si vite que le déplacement d’air souleva mes
cheveux. Le chauffeur klaxonna, me hurlant des insultes.
— Attention, murmura Roth. Tu n’es sûrement pas aussi jolie à
l’intérieur qu’à l’extérieur.
J’eus soudain une conscience exacerbée de ma poitrine pressée
contre son torse. Une inexplicable chaleur m’envahit comme un rayon
de soleil d’été. Nos regards se verrouillèrent. D’aussi près, je voyais que
ses yeux n’étaient pas uniformément dorés, mais semés d’éclats
d’ambre d’un ton plus soutenu qui tournoyaient follement. Et me
fascinaient. L’odeur musquée qui le caractérisait nous enveloppait.
Je serrai le poing contre sa poitrine. Quand ma main était-elle
arrivée là ? Je l’ignorais, et mes yeux à présent descendaient sur sa
bouche. Ses lèvres… si proches.
Le petit sourire en coin de Roth s’accentua.
Reprenant mes esprits, je me dégageai. Son gloussement amusé me
donna la chair de poule. Je parvins à traverser la rue sans me faire
renverser, le corps toujours en feu après ce bref contact.
Ça n’allait pas du tout. Par chance, je trouvai de quoi me changer
les idées en la personne d’un Diablotin au coin de la rue en face de
nous.
Il rôdait devant un hôtel en travaux, au pied de l’échafaudage qui
en recouvrait la façade. Le Diablotin avait l’apparence de l’un de ces
petits punks qui traînaient dans les rues de D.C.
— Tu sais, tu aurais pu me remercier de t’avoir sauvé la vie, dit
Roth, qui m’avait suivie.
— Tu ne m’as pas sauvé la vie, grognai-je sans quitter le Diablotin
des yeux.
— Tu as failli te faire renverser par un taxi. Et si tu as tellement
envie de te faire culbuter, je me ferai un plaisir de te rendre ce service.
Je te promets que je serai beaucoup plus…
— Ne finis même pas cette phrase.
— Je me proposais seulement pour te dépanner.
— C’est ça.
Je surveillais toujours le Diablotin qui observait un ouvrier en train
de descendre de l’échafaudage.
— Si je te remercie, tu t’en iras ?
— Oui.
— Merci, dis-je avec empressement.
— J’ai menti.
— Quoi ?
Je levai les yeux sur lui en fronçant les sourcils.
— C’est quoi ton problème ?
Roth se pencha vers moi, approchant son visage à quelques
centimètres du mien. Mon Dieu, qu’il sentait bon. Je fermai brièvement
les yeux et je le sentis sourire.
— Je suis un démon. Il m’arrive de mentir à l’occasion.
Mes lèvres frémirent et s’étirèrent en un sourire que je m’empressai
de dissimuler en détournant la tête.
— J’ai des choses à faire, Roth. Va donc embêter quelqu’un d’autre.
— Tu vas marquer ce Diablotin ? demanda-t-il.
Nous étions arrêtés devant un magasin de jeux vidéo qui jouxtait le
chantier.
Je ne répondis pas et il s’adossa au bâtiment de briques rouges.
— Avant de marquer ce gamin et de le condamner à mort,
pourquoi tu n’attends pas de voir ce qu’il va faire ?
J’étrécis les yeux.
— Pourquoi je n’interviendrais pas alors que je sais qu’il va faire du
mal à quelqu’un ?
— Tu ne le sais pas.
Roth inclina la tête sur le côté, et ses cheveux noir corbeau
glissèrent sur son front lisse.
— Tu n’as jamais attendu de voir ce qu’ils faisaient, n’est-ce pas ?
Je m’apprêtais à mentir, mais j’y renonçai, me concentrant sur le
Diablotin. Le jeune démon à crête verte se frotta le menton tout en
suivant des yeux l’ouvrier qui sauta de l’échafaudage et se dirigea vers
une autre zone du chantier balisée d’un cordon orange. L’homme
ramassa une sorte de scie, qu’il agita autour de lui, riant à la remarque
de l’un de ses collègues.
— Attends juste de voir ce qui va se passer avant de le juger,
poursuivit Roth dans un haussement d’épaules. Tu n’as rien à perdre.
Je lui lançai un regard en biais.
— Je ne le juge pas.
Il pencha de nouveau la tête.
— Tu veux que je fasse comme si j’ignorais les atrocités auxquelles
tu te livres après les cours ?
— Les atrocités ?
Je levai les yeux au ciel.
— Je me contente de les marquer…
— Ce qui fait d’eux des cibles que les Gardiens élimineront plus
tard, me coupa-t-il. Alors je ne vois pas comment tu peux croire que tu
ne les condamnes pas.
— N’importe quoi. Tu voudrais que je le laisse commettre une
action maléfique ? Ça n’arrivera pas.
Il parut réfléchir.
— Tu sais quel est ton problème ?
— Non, mais je sens que tu vas m’éclairer.
— En effet, je vais te le dire. Tu ne veux pas savoir ce que va faire
le Diablotin, parce que tu as peur que ce ne soit pas bien méchant, et
tu devras alors accepter que tes Gardiens sont des assassins et pas des
protecteurs.
J’en demeurai sans voix, et mon ventre se noua. Si ce qu’il disait
était vrai, tout mon monde s’écroulerait. Mais c’était impossible. Les
démons étaient de mauvaises personnes.
— D’accord, répondis-je sèchement. Je vais attendre.
Roth me gratifia d’un sourire suffisant.
— Bien.
Grommelant entre mes dents, je me retournai vers le Diablotin.
J’aurais des explications à fournir quand l’échafaudage s’effondrerait
sur le trottoir grouillant de banlieusards. Parce que c’était obligé. Ma
vie entière était bâtie autour d’une croyance très simple : les démons
méritaient d’être punis sans qu’on se pose de questions.
Le Diablotin se décolla du mur en faux marbre contre lequel il était
appuyé, effleurant l’air de rien le bas de l’échafaudage avant de
poursuivre sa route. Une seconde plus tard, un grondement sinistre
couvrit le bruit de la circulation, et la structure se mit à trembler. Les
ouvriers tournèrent la tête. L’homme lâcha sa scie et beugla un
avertissement. Plusieurs autres surgirent des côtés du bâtiment,
cramponnés à leurs casques jaunes tandis que l’échafaudage
s’effondrait sur lui-même tel un accordéon derrière la corde orange.
Quand la poussière se dispersa et que des jurons stridents
explosèrent comme des coups de feu, les piétons s’arrêtèrent sur le
trottoir pour prendre des photos des dégâts avec leurs téléphones. Et
des dégâts, il y en avait. Installer cet échafaudage avait dû prendre un
temps fou. Tous les outils qui y étaient accrochés avaient sans doute
été broyés dans la chute.
Je ne pouvais détacher mes yeux de la scène.
— Mmm, commenta Roth d’une voix traînante. Le chantier est
certainement retardé et ça représente beaucoup d’argent gaspillé, mais
est-ce une action réellement malfaisante ? Nan, je ne crois pas.
— C’est… Il avait certainement prévu que l’échafaudage tombe sur
le trottoir.
— Tu peux toujours te dire ça.
Personne n’avait été blessé. Presque comme si le Diablotin avait
attendu que le dernier homme soit descendu avant de toucher
l’armature. J’étais incapable d’intégrer ce que je venais de voir.
Roth m’entraîna plus loin, un bras autour de moi.
— Viens. On va en chercher un autre.
Je me libérai d’un haussement d’épaule tandis que nous avancions
sur le trottoir, et il fredonnait encore cette maudite chanson.
— C’est quoi ?
Il s’immobilisa.
— C’est quoi, quoi ?
— Cet air que tu fredonnes tout le temps.
— Oh. Paradise City, répondit-il dans un sourire.
Il me fallut quelques secondes pour comprendre.
— Guns N’ Roses ?
— Excellent morceau.
Nous trouvâmes une Diablotine en train de tripoter les poteaux
supportant les feux de circulation. Les quatre rues de l’intersection
passèrent au vert en même temps, entraînant un effroyable
carambolage, mais encore une fois sans blessés. La Diablotine aurait pu
trafiquer les feux des piétons, ce qui aurait provoqué de graves
conséquences, mais elle s’en était abstenue.
C’étaient des actes plus facétieux que maléfiques.
— Tu veux faire un troisième essai pour être sûre ?
— Non, murmurai-je, troublée et confuse. Ce n’étaient que deux
démons. Ça ne prouve rien.
Roth haussa un sourcil charbonneux.
— Tu veux toujours marquer ? C’est bien ce que je pensais. Et si on
faisait autre chose ?
Faisant halte devant un passage piéton, je lui lançai un regard par
en dessous.
— C’est pour ça que tu m’as demandé de ne plus marquer ? Parce
que tu penses que les Diablotins sont inoffensifs ?
— Je sais qu’ils le sont. Ce qui n’est pas le cas de tous les démons. Il
y en a parmi nous de très mauvais, mais pas ceux que tu condamnes à
mort.
Il marqua une pause tandis que mon ventre se serrait.
— Mais non. Ce n’est pas pour ça que je t’ai demandé d’arrêter de
marquer.
— Pourquoi, alors ?
Il ne répondit rien avant que nous ayons traversé.
— Tu as faim ?
Mon estomac lui répondit par un gargouillement. J’avais toujours
faim.
— Roth…
— Je vais te faciliter les choses. Tu acceptes d’aller manger un
morceau avec moi et je te parlerai de l’autre démone qui était comme
toi. Tu veux en savoir plus, pas vrai ?
Il m’adressa un sourire triomphant.
— Viens avec moi et je te dirai ce que je sais – à la fin de notre
petite aventure. Pas avant.
Je contournai un groupe de touristes. Il avait piqué ma curiosité et
c’était plus facile de parler de ça que de la possibilité de condamner à
mort des Diablotins relativement innocents. Mais faire un pacte avec
un démon revenait à faire un pacte avec le diable.
— C’est quoi, le piège ?
Roth prit un air angélique.
— Tu acceptes de traîner un peu avec moi. C’est tout. Juré.
— Tu m’as déjà menti. Comment savoir si tu ne mens pas encore ?
— J’imagine que c’est un risque que tu dois prendre.
Nous croisâmes un couple âgé qui nous sourit. Roth leur servit sa
risette la plus charmeuse pendant que je pesais le pour et le contre de
sa proposition. Abbot ne s’attendait sans doute pas à ce que je marque
des démons ce soir, puisque je n’étais même pas sûre d’avoir encore le
droit de le faire. Je respirai un grand coup et hochai brièvement la tête.
— D’accord.
Le sourire de Roth s’agrandit.
— Génial. Je connais l’endroit idéal.
— C’est ce qui m’inquiète, répondis-je platement.
— Tu me donnes des idées.
Je rougis, occupant mes mains avec la bretelle de mon sac, mais il
me saisit les doigts. Je sentis mon cœur s’arrêter et mon visage
s’enflammer de plus belle.
— Tu es toujours comme ça ? questionna-t-il, retournant ma main
dans la sienne.
— Comme ça, quoi ?
— Si facile à troubler, toujours en train de rougir et de baisser les
yeux.
Il fit courir ses doigts au milieu de ma paume. La caresse me fit
l’effet d’une décharge électrique, qui suivit le tracé de mes nerfs jusqu’à
la pointe de mes orteils.
— Comme maintenant. Tu rougis encore.
Je lui retirai ma main.
— Et toi, tu es toujours agaçant et tu me fais froid dans le dos.
Il gloussa. Ce n’était pas un rire forcé. Mes insultes l’amusaient
réellement. Tordu.
— Je connais un petit café au Verizon Center où ils servent les
meilleurs muffins du monde.
— Tu manges des muffins ? Je pensais que tu buvais le sang des
vierges et te nourrissais de cœurs de vaches.
— Quoi ?
Roth éclata de rire une fois de plus, un rire profond très agréable.
— C’est ça que les Gardiens t’apprennent ? J’adore les muffins. Tu
veux prendre le métro ou tu préfères marcher ?
— Je préfère y aller à pied, répondis-je. Je n’aime pas les
souterrains.
Nous bifurquâmes dans la direction de F Street, ce qui nous
prendrait un petit moment à pied. Je gardais les yeux rivés sur les
âmes chatoyantes devant moi, mais la proximité de Roth accaparait
toute mon attention. Le plus étrange, quand je le regardais, c’est que
j’étais soulagée qu’il soit dépourvu d’âme. La présence de toutes ces
âmes autour de moi à longueur de journée finissait par me miner, et le
vide était un répit.
Mais il n’y avait pas que ça.
La compagnie de Roth était comme une libération pour moi. En
dehors de Zayne et des Gardiens, il était le seul à savoir qui j’étais.
Même mes meilleurs amis n’en avaient pas idée. Roth savait, et ça lui
était égal. Contrairement à Zayne et aux autres Gardiens. Bien sûr,
Roth était un démon pur-sang de Dieu savait quoi, mais avec lui, je
n’avais pas besoin de faire semblant.
— Je n’aime pas non plus aller sous terre, déclara-t-il au bout d’un
moment.
— Pourquoi ? Tu dois avoir l’impression d’être chez toi.
— Justement.
Je le considérai un moment. Avec les mains enfoncées dans ses
poches et l’expression grave de son visage, il semblait étrangement
vulnérable. Mais quand il me rendit mon regard, c’était celui d’un
prédateur. Je frissonnai, clignant les yeux dans le soleil.
— C’est comment, en bas ?
— Il fait chaud.
Je levai les yeux au ciel.
— Ça, je m’en doutais.
Alors que nous passions devant un banc, Roth décolla un
prospectus anti-Gardiens et me le tendit.
— C’est plus ou moins pareil qu’ici, mais en plus ténébreux. Je crois
que c’est une copie du monde d’en haut, mais déformée. Ce n’est pas
très beau à voir. Beaucoup de falaises, des rivières sans fin et des terres
à l’abandon remplies de ruines. Je ne crois pas que ça te plairait.
Le prospectus affichait le même dessin grossier que la plupart des
autres. Je m’en débarrassai dans la première poubelle.
— Et toi, ça te plaît ?
— Est-ce que j’ai le choix ? demanda-t-il froidement.
Je sentais ses yeux posés sur moi ; il étudiait ma réaction.
— Je pense que oui. Ça te plaît ou ça ne te plaît pas.
Il pinça la bouche.
— Je préfère le monde d’ici.
Je m’efforçai de rester inexpressive tandis que nous marquions un
arrêt à un autre carrefour grouillant de voitures.
— Tu viens souvent ?
— Plus que je ne le devrais.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
J’inclinai la tête en arrière, plongeant les yeux dans son regard
intense.
— C’est… réel en haut.
Il plaqua une main dans le bas de mon dos pour me faire traverser,
et sa chaleur se communiqua à moi à travers mon pull fin de la plus…
délicieuse façon.
— Dis-moi, quand as-tu commencé à marquer des démons ?
Je me mordillai la lèvre, hésitant sur ce que je devais lui révéler.
— J’avais treize ans la première fois.
Il fronça les sourcils.
— Ça leur a pris si longtemps pour se rendre compte de ce que tu
pouvais faire ?
— Non. Quand ils m’ont… trouvée, ils savaient que je voyais les
âmes. J’ai dû leur dire sans réfléchir que je voyais les leurs. Mais c’est
par hasard que l’on a découvert que je pouvais marquer les démons.
— Comment c’est arrivé ? demanda-t-il, retirant sa main de mon
dos.
— Je devais avoir dix ans, et je me trouvais en compagnie de l’un
des Gardiens. On allait chercher à manger. Il y avait une femme sans
âme dans la queue, et je l’ai frôlée. C’était comme si j’avais actionné un
interrupteur. Personne n’a rien remarqué, sauf le Gardien.
— Et on connaît la suite.
Le ton de Roth était empreint de suffisance.
— Les Gardiens découvrent une demi-démone capable de voir les
âmes et de marquer les démons. Comme c’est pratique.
— Je ne vois pas pourquoi tu dis ça. Je suis aussi une Gardienne, tu
sais.
Il me regarda.
— Ne me dis pas que tu n’as jamais sérieusement envisagé que la
raison pour laquelle les Gardiens t’ont gardée, c’est ton talent spécial.
— Et ce n’est pas la même raison pour laquelle tu t’intéresses à
moi ? répliquai-je vertement, assez fière de ma repartie.
— Bien sûr que je m’intéresse à toi pour ça, répondit-il
tranquillement. Je n’ai jamais prétendu le contraire.
Je m’écartai pour laisser passer un groupe d’adolescents de mon
âge. Les filles en jupes courtes et chaussettes aux genoux bordées de
dentelle gobaient carrément Roth.
— Ils ne savaient pas ce que je pouvais faire quand ils m’ont
trouvée, Roth. Alors arrête de vouloir les faire passer pour les
méchants.
— J’adore quand les gens parlent du bien et du mal comme si tout
était noir ou blanc.
— Mais c’est ainsi. Ton espèce est le mal. Les Gardiens sont le bien.
Ma réponse manquait de conviction.
— Ce sont vraiment des gens bien.
Il enfouit une main dans ses cheveux, qui retombèrent en désordre
sur son front.
— Et qu’est-ce que tu trouves si bien chez eux ?
— Leur âme est pure, Roth. Et ils protègent les gens des créatures
comme toi.
— Les âmes les plus pures sont capables des plus grands maux.
Personne n’est parfait, peu importe qui l’on est et quel camp on défend.
Roth me prit par la main pour me faire contourner un groupe de
touristes sanglés de bananes.
— Un de ces jours, je m’achèterai un de leurs trucs.
Je ne pus m’empêcher d’éclater de rire.
— Tu serais vraiment sexy avec une banane.
Son sourire réchauffa son visage – et moi par la même occasion.
— Je suis sexy avec à peu près n’importe quoi.
Je ris encore en secouant la tête.
— Et ce n’est pas la modestie qui t’étouffe.
Il me fit un clin d’œil.
— La modestie, c’est pour les losers. Ce que je ne suis pas.
Je lui souris.
— Je te dirais bien que tu finiras en enfer, mais bon, tu vois…
Roth inclina la tête sur le côté avec un gloussement.
— Oui, je vois. Si tu savais le nombre de fois où on m’a dit d’aller
au diable.
— J’imagine.
Le toit du Verizon Center entra dans mon champ de vision.
— Et je ne m’en lasse jamais, ajouta-t-il d’un air songeur, un petit
sourire aux lèvres.
CHAPITRE 9

Nous tournâmes dans F Street et je me rapprochai de lui, pointant


du doigt le trottoir d’en face.
— Quand j’étais petite, je m’asseyais en face du conservatoire pour
les regarder à travers les vitres. J’aurais aimé avoir une fraction de leur
grâce et de leur talent. Tu me verrais quand je danse.
— Hmm, murmura Roth, ses yeux d’or pétillant. J’aimerais
beaucoup te regarder danser.
Était-ce habituel chez un démon de tout déformer en sous-entendu
sexuel ? La foule s’épaississait autour de la salle polyvalente, signe
qu’un concert se préparait. Mes yeux se posèrent sur un couple à
l’angle du bâtiment. Ils étaient absorbés l’un par l’autre, oublieux du
monde autour d’eux. J’avais même du mal à les distinguer
individuellement. L’envie pointa son nez, et je détournai la tête.
Roth m’observait et il m’adressa un sourire entendu.
— Alors, à quoi ça ressemble, une marque ?
— Tu ne les vois pas ? Eh bien, je ne te le dirai pas.
Il éclata de rire.
— C’est de bonne guerre. Je peux te poser une question ?
Je lui lançai un coup d’œil. Il regardait maintenant droit devant lui,
une moue sur les lèvres.
— Bien sûr.
— Est-ce que ça te plaît ? De marquer les démons ?
— Oui. C’est une bonne action. Tout le monde ne peut pas en dire
autant. Oui, j’aime ça, ajoutai-je hâtivement.
— Et ça ne te dérange pas que ta famille te mette volontairement
en danger pour servir leurs besoins ?
L’irritation m’aveugla comme un rayon de soleil d’hiver.
— Ils ne veulent plus vraiment que je marque, donc ils ne me
mettent pas volontairement en danger. Je suis heureuse de pouvoir me
rendre utile. Est-ce que tu peux en dire autant ? Tu es le mal. Tu
détruis la vie des gens.
— On n’est pas en train de parler de moi, répliqua-t-il doucement.
Et comment ça, ils ne veulent plus que tu marques ? On dirait que ces
Gardiens et moi avons finalement un point commun.
J’agrippai la bretelle de mon sac à dos, me giflant mentalement.
— Rien du tout. J’en ai marre de parler de moi.
Nous étions arrivés devant le café dont Roth avait parlé plus tôt.
Les cookies et les muffins tout frais exposés dans la vitrine me faisaient
de l’œil.
— Tu as faim ? me chuchota-t-il à l’oreille.
Cette proximité avec lui m’empêchait de respirer. Je vis l’extrémité
de la queue de son serpent qui dépassait de son col.
— Ton tatouage se déplace.
— Bambi s’ennuie.
Son souffle souleva les cheveux autour de mon oreille.
— Oh, répondis-je dans un murmure. Est-ce qu’elle… vit sur toi, ou
quelque chose comme ça ?
— Quelque chose comme ça. Tu as faim ou pas ?
C’est alors que je remarquai la pancarte « On ne sert pas les
Gardiens », et le dégoût m’envahit.
— Je crois que j’ai compris pourquoi tu aimes tant cet endroit.
Son rire confirma mes soupçons.
— C’est quand même un comble, continuai-je en lui faisant face. Ils
refusent les Gardiens, mais pas les gens comme toi.
— Eh oui. C’est ce qu’on appelle l’ironie du sort. J’adore.
Secouant la tête, j’entrai dans le café. Ces cookies avaient l’air trop
bons pour faire la fine bouche. Il faisait légèrement plus chaud à
l’intérieur et il y avait du monde. L’odeur du pain frais et le
bourdonnement des conversations des clients assis à des tables de
bistrot emplissaient l’air. Je commandai un sandwich crudités et deux
cookies au sucre. Roth prit un café et un muffin aux myrtilles – ce qui
m’étonna une fois de plus. Nous dégotâmes une table au fond de la
salle, et je fis de mon mieux pour ne pas trouver bizarre de manger
avec un démon.
Tout en mâchonnant mon sandwich, je cherchai une question
anodine à lui poser.
— Tu as quel âge ?
Roth leva les yeux de son assiette, dans laquelle il était en train de
découper son muffin en plusieurs bouchées.
— Si je te le dis, tu ne me croiras pas.
— Peut-être, répondis-je en souriant, mais pour le savoir, il faut
essayer.
Il engloutit un morceau de muffin, qu’il mastiqua lentement.
— Dix-huit.
— Dix-huit… quoi ?
Je terminai mon sandwich tandis qu’il m’observait en haussant les
sourcils.
— Attends. Tu veux dire que tu as seulement dix-huit ans ?
— Oui.
J’en restai bouche bée.
— Tu parles en âge canin, c’est ça ?
Il éclata de rire.
— Non. Je veux dire que je suis né il y a dix-huit ans. Je suis plus
ou moins un bébé démon.
— Un bébé démon, répétai-je avec lenteur.
Quand je pensais à un bébé, je voyais une créature douce et
joufflue. Rien chez Roth n’évoquait un nouveau-né.
— Tu es sérieux.
Il opina, essuyant les miettes sur ses mains.
— Tu as l’air étonnée.
— Je ne comprends pas.
Je m’emparai de mon premier cookie.
— Eh bien, techniquement parlant, nous ne sommes pas vivants. Je
n’ai pas d’âme.
Je fronçai les sourcils.
— Tu as été incubé dans du soufre, ou quoi ?
Roth renversa la tête en arrière, riant aux éclats.
— Non. J’ai été engendré, exactement comme toi, mais notre
croissance est très différente.
Ça n’aurait pas dû m’intéresser, mais c’était plus fort que moi.
— Différente comment ?
Il se pencha en avant, les yeux brillants.
— Bah, nous naissons sous la forme de bébés, mais nous arrivons à
maturité en quelques heures.
Il se montra du pouce.
— Ceci n’est que la forme humaine que j’ai choisie. Nous nous
ressemblons tous plus ou moins, je dois le dire.
— Vous êtes comme les Gardiens, alors. Vous prenez apparence
humaine. De quoi tu as l’air sous ta forme véritable ?
— Je suis tout aussi beau, mais ma peau n’a pas la même couleur.
Je soupirai.
— De quelle couleur est-elle ?
Roth saisit sa tasse et baissa le menton, me contemplant par en
dessous à travers ses cils fournis.
— Un garçon se doit de garder ses secrets. Un peu de mystère, ça
ne fait pas de mal.
Je levai les yeux au ciel.
— Comme tu voudras.
— Un jour, peut-être, je te montrerai.
— Je ne suis pas intéressée. Désolée.
J’attaquai mon second cookie.
— Mais revenons à cette histoire de dix-huit ans. Tu as l’air
beaucoup plus mûr que les garçons lambda. C’est un truc de démon ?
— Nous sommes omniscients.
J’éclatai de rire.
— N’importe quoi ! Tu veux dire que tu es né avec toutes tes
connaissances ?
Roth m’adressa un sourire malicieux.
— Plus ou moins. Je suis passé de ça…
Il écarta les mains d’une soixantaine de centimètres.
— … à la taille que j’ai maintenant en vingt-quatre heures. Le
cerveau grandit en même temps.
— C’est trop bizarre.
Il reprit son café, dont il but une gorgée.
— Mais qu’est-ce que tu connais de ta moitié démone ?
Et voilà qu’on reparlait de moi. Je poussai un soupir.
— Pas grand-chose. Ils m’ont dit que ma mère était une démone, et
ça s’arrête là.
— Quoi ?
Roth se recula contre son dossier.
— Tu ne sais vraiment rien de ton héritage. C’est mignon, mais ça
me rend curieusement furieux.
Je grignotai mon cookie du bout des dents.
— Ils pensent que ça vaut mieux comme ça.
— Et tu trouves ça normal qu’ils occultent complètement cette
autre partie de toi ?
Je croquai dans le cookie avec un haussement d’épaules.
— Je n’ai pas envie de savoir.
Il roula les yeux.
— Tu sais, ça me fait penser à une dictature, la façon dont te
traitent les Gardiens.
— Comment ça ?
— Garder les gens dans l’ignorance, leur cacher la vérité. Ça les
rend plus faciles à manipuler.
Il sirota son café, me regardant par-dessus le bord de sa tasse.
— C’est ce qu’ils font avec toi. Et on dirait que ça t’indiffère.
— Ils ne me manipulent pas.
Je cassai mon cookie en deux morceaux, envisageant brièvement de
les lui lancer à la tête. Mais cela aurait été du gâchis. Ces cookies
étaient délicieux. Je fourrai un morceau dans ma bouche et reposai
l’autre.
— Et j’imagine que tu es pote avec les plus horribles dictateurs du
monde.
— Je n’irais pas jusque-là, répondit-il d’un air songeur. Disons
plutôt que je leur plonge des tisonniers enflammés dans le corps quand
je n’ai rien d’autre à faire.
Je grinçai des dents.
— Vraiment ?
— L’enfer n’est pas une sinécure pour ceux qui y sont condamnés.
Je réfléchis à la question pendant quelques secondes.
— Bah, on peut dire qu’ils méritent une éternité de souffrances.
Je balayai la salle des yeux, les âmes chatoyantes et les portraits
encadrés sur les murs. Il y avait des photos des anciens propriétaires,
un couple aux cheveux argentés. Puis je la vis.
Ou je repérai plutôt d’abord son âme. Alerte pécheresse. L’aura qui
l’entourait était viciée, un kaléidoscope de teintes sombres. Une fois
que l’âme s’estompa, je découvris une trentenaire ordinaire. De beaux
vêtements, de jolies chaussures à talons et un sac à main à se damner.
Ses cheveux blonds étaient un peu trop jaunes, mais coupés en un
carré tendance. Elle avait l’air absolument normale. Rien d’effrayant à
première vue, mais je savais à quoi m’en tenir. Le mal suintait sous la
façade.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
La voix de Roth me paraissait lointaine. Je déglutis avec difficulté.
— Son âme…, elle est mauvaise.
Il parut comprendre, et je me demandai ce qu’il voyait : la femme
bien habillée, ou celle qui avait péché au point que son âme était
souillée ?
— Qu’est-ce que tu vois ? me demanda-t-il, comme si nous
partagions la même pensée.
— Une âme sombre. Ténébreuse. Comme si on avait trempé un
pinceau dans de la peinture rouge et barbouillé l’espace autour d’elle.
Je me penchai en avant, haletante à l’idée de goûter cette âme.
— C’est beau. Son âme est mauvaise, mais c’est beau.
— Layla ?
J’enfonçai mes ongles dans la table.
— Oui ?
— Pourquoi tu ne me parlerais pas de ton collier ?
La voix de Roth me ramena à la réalité. M’arrachant à la
contemplation de la femme, je pris une profonde inspiration. Je baissai
les yeux sur mon cookie, une vague brûlante déferlant dans mon
estomac.
— Que… Qu’est-ce que tu veux savoir ?
Il sourit.
— Il ne te quitte jamais, n’est-ce pas ?
Je tâtonnai sur ma poitrine jusqu’à ce que mes doigts entrent en
contact avec l’anneau de métal lisse.
— Non, je ne suis pourtant pas très fan des bijoux.
Comme attirée par un aimant, je me retournai vers la femme, qui
était arrivée au comptoir et passait commande.
— Mais je n’enlève jamais celui-ci.
— Layla, regarde-moi. Tu ne veux pas aller sur ce terrain-là.
Avec effort, je reportai mon attention sur lui.
— Désolée. Mais c’est vraiment dur.
Il fronça les sourcils.
— Tu n’as pas besoin de t’excuser de quelque chose qui est dans ta
nature, mais prendre une âme humaine… C’est un point de non-retour.
Une myriade d’émotions me traversa. D’abord la surprise. Pourquoi
Roth, en tant que démon, ne voudrait-il pas que je me jette sur cette
femme pour aspirer son âme ? Puis l’amertume et la tristesse.
— Qu’est-ce que ça peut te faire ?
Il ne répondit pas et je soupirai.
— Ce n’est pas dans l’ordre des choses…, ce que je désire de cette
femme, ou de n’importe qui d’ailleurs. Je ne peux même pas
m’approcher d’un garçon, Roth. Voilà ma vie.
Je ramassai ce qu’il restait du cookie et l’agitai devant moi.
— C’est tout ce que j’ai. Le sucre. Je suis une publicité vivante pour
le diabète.
Son beau visage s’assombrit.
— Ta vie, c’est beaucoup plus que ce que tu ne peux pas faire. Si on
parlait de ce que tu peux faire ?
Je lâchai un rire en secouant la tête.
— Tu ne me connais même pas.
— J’en sais davantage sur toi que tu ne le crois.
— Eh bien, ça aussi, c’est flippant, et tu es un démon qui me donne
des leçons de vie. Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond.
— Ce ne sont pas des leçons.
Je jetai un coup d’œil vers le comptoir. La femme était partie et je
me détendis sur ma chaise. Le soulagement que j’éprouvais était aussi
bon que les cookies.
— Quoi qu’il en soit, ce collier appartenait à ma mère. Je l’ai
toujours porté. Je ne sais même pas pourquoi. Je veux dire, c’est idiot,
puisqu’elle était un démon et qu’elle ne voulait même pas de moi. Et
pourtant je porte sa bague en permanence. C’est pitoyable.
— Tu n’es pas pitoyable.
Je souris faiblement, sans trop savoir pourquoi je lui racontais ça.
Ce n’était même pas quelque chose que j’avais avoué à Zayne. Je
croquai un dernier morceau de mon cookie avant de le lâcher dans ma
serviette.
Rapide comme Bambi, Roth attrapa ma main par-dessus la table et
la porta à sa bouche. Avant que je puisse réagir, il lécha sur mes doigts
les miettes de sucre que le cookie y avait laissées.
J’en eus le souffle coupé et l’air resta bloqué dans ma gorge. Un
frisson remonta le long de mon bras, traversa ma poitrine et descendit
beaucoup plus bas. Une lourdeur s’installa juste sous mes seins, étrange
et intense, mais pas désagréable.
— Je… Ça me met mal à l’aise.
Roth me regarda entre ses cils épais.
— C’est parce que tu aimes ça.
C’était vrai en grande partie, mais je lui retirai ma main, lançant
des regards furtifs dans la petite boulangerie. Je me sentais
anormalement brûlante.
— Ne refais pas ça.
Il sourit de toutes ses dents.
— Mais tu as si bon goût.
Je m’essuyai les doigts sur la serviette.
— Je crois qu’on a fini.
Il me reprit la main.
— Non. Ne t’en va pas déjà. On vient juste de commencer.
Mon regard se souda au sien et j’eus l’impression… de tomber dans
le vide.
— Commencer quoi ?
Il glissa ses doigts entre les miens.
— À devenir amis.
Je clignai des yeux avec un mouvement de recul.
— On ne peut pas être amis.
— Pourquoi ?
Roth referma ses doigts autour des miens.
— Existe-t-il une règle que j’ignore ?
Soudain, je n’en étais plus aussi certaine. Il se leva pour aller régler
l’addition tandis que j’essayais de comprendre ce qui se passait entre
nous. Pouvais-je devenir son amie ? Avais-je envie d’essayer ? J’aurais
sans doute mieux fait de filer pendant qu’il attendait, mais je restai là.
Une serveuse d’une quarantaine d’années s’approcha de notre table.
Son âme rose pâle contrastait avec son visage hagard et son regard
désabusé.
Tout en débarrassant la table, elle jeta un regard par-dessus son
épaule à l’endroit où Roth se tenait.
— Ce garçon a l’air de vous donner du fil à retordre.
Je rougis, soudain obnubilée par l’ourlet de mon tee-shirt.
— On peut dire ça.
Avec un grognement, la serveuse s’éloigna vers la table suivante.
— Pourquoi tu es toute rouge ? me demanda Roth en revenant.
— Pour rien.
Attrapant mon sac, je me levai.
— Tu as promis de me parler de celle qui avait le même pouvoir
que moi. Je crois que c’est le moment.
— Oui, hein ? répondit-il en me tenant la porte.
Dans le jour qui déclinait, tous les immeubles du quartier
semblaient vieux et inamicaux. Nous nous arrêtâmes à proximité d’un
petit parc bien entretenu et je levai les yeux sur lui, dans l’expectative.
— Je sais ce que tu attends, mais j’ai d’abord une question à te
poser.
Rongeant mon frein, je hochai sèchement la tête.
— Personne ne t’a jamais embrassée, n’est-ce pas ?
— Ça ne te regarde tellement pas.
Je croisai les bras tandis que Roth attendait.
— Je crois que la réponse est évidente. Je ne peux embrasser
personne. Tu sais, tout ce truc d’aspirer les âmes rend la chose difficile.
— Pas si tu embrassais quelqu’un qui n’en a pas.
Je fis la grimace.
— Et pourquoi j’embrasserais quelqu’un qui n’a pas…
Il se déplaça incroyablement vite. Je n’eus même pas le temps de
réagir. La seconde précédente, il se trouvait à moins d’un mètre de
moi, et ses mains étaient maintenant doucement posées sur mes joues.
L’espace d’un instant, je me demandai comment une créature aussi
puissante et dangereuse pouvait être capable d’autant de délicatesse,
mais il renversa ma tête en arrière et plongea sur moi. Mon rythme
cardiaque atteignit la vitesse de la lumière. Il n’allait pas m’embrasser.
Hors de question…
Roth m’embrassa.
Le premier contact de ses lèvres fut d’abord hésitant, un
effleurement doux de sa bouche sur la mienne. Tous les muscles de
mon corps se contractèrent, mais je ne reculai pas comme je l’aurais
dû, et Roth émit un grognement guttural qui me fit frissonner. Ses
lèvres revinrent à l’assaut des miennes, qu’il agaça et mordilla jusqu’à
ce que j’ouvre la bouche, le souffle court. Il approfondit le baiser en y
insinuant sa langue, et mes sens entrèrent en surcharge, crépitant dans
toutes les directions. Ce baiser… C’était tout ce que j’avais imaginé
qu’un baiser pouvait être et plus encore. Sublime. Explosif. Mon cœur
palpitait comme un fou, animé d’un désir si fort que la peur fusa dans
mes veines.
— Tu vois, murmura-t-il d’une voix éraillée, avant de me lâcher, ses
doigts s’attardant sur mes joues. La vie, ce n’est pas ce que l’on ne peut
pas faire. C’est ce que tu peux faire.
— Tu as un piercing sur la langue, dis-je, hébétée.
Un éclat malicieux brilla dans ses yeux.
— Il n’y a pas que là que j’en ai un.
Ses paroles n’arrivaient pas vraiment jusqu’à mon cerveau.
Soudain, j’éprouvai une telle colère que je crus que ma tête allait
tourner comme dans L’Exorciste. Il avait osé m’embrasser. Et en plus,
j’avais aimé ça ? Cette dernière pensée me rendit toute chose, ce qui
m’énerva davantage.
Roth inclina la tête sur le côté.
— Maintenant, quelqu’un t’a embrassée. Un truc à rayer de ta liste
des choses à faire avant de mourir.
Je le frappai.
Je pris mon élan et lui enfonçai mon poing dans l’estomac comme
un boxeur professionnel.
Il laissa échapper un rire étranglé.
— Aïe. Ça fait mal.
— Ne t’avise jamais de recommencer !
Même après mon coup de poing, il avait l’air content de lui.
— Tu sais ce qu’on dit à propos des premiers baisers ?
— Qu’on les regrette ?
Son sourire disparut.
— Non. J’allais plutôt dire qu’on ne les oublie jamais.
Me retenant de le frapper de nouveau, ou d’éclater de rire, je
respirai à fond.
— Dis-moi ce que tu sais sur celle qui était comme moi ou je m’en
vais.
— Pas besoin de monter sur tes grands chevaux.
Il enfonça ses mains dans ses poches.
— Tu es sûre que tu veux savoir qui elle est ?
J’étais sûre de trois choses : je n’oublierais jamais ce baiser, il fallait
que je sache qui était cette démone et j’en avais plus que marre de son
attitude de Monsieur Je-sais-tout.
— Oui, j’en suis sûre.
— Celle qui était comme toi était un peu… plus investie dans son
pouvoir, commença-t-il, s’adossant contre un banc.
Je pinçai les lèvres. Pas besoin d’en dire plus. Elle aimait prendre
les âmes.
— Elle était aussi très douée, à tel point qu’elle était l’un des
démons les plus puissants à avoir jamais foulé le monde d’en haut. Elle
possédait aussi d’autres capacités.
Une boule se forma dans mon ventre.
— Lesquelles ?
Roth haussa les épaules, le regard dans le vague.
— Il vaut mieux que tu ne le saches pas.
Je retins mon souffle tandis qu’un pressentiment malsain se
répandait en moi comme une mauvaise herbe.
— Qui était-elle, Roth ?
Il planta ses yeux dans les miens, et je sus au fond de moi quelle
serait sa réponse.
— Cette démone était ta mère, dit-il sans me quitter du regard.
— D’accord.
Je ravalai la boule dans ma gorge et reculai d’un pas.
— Ça explique mon pouvoir. C’est logique, non ? La plupart des
gens héritent de la couleur des yeux de leur mère, moi de son pouvoir
démoniaque d’aspirer les âmes. Et de sa bague. Comment s’appelait-
elle, d’ailleurs ?
Avais-je vraiment envie de connaître son nom ? Cela ne la rendrait
que plus réelle à mes yeux, mais il était trop tard pour revenir en
arrière.
Roth laissa échapper un soupir.
— Ta mère était connue sous bien des noms, mais la plupart
l’appelaient Lilith. Et pour cette raison, tu es sur la liste des démons les
plus activement recherchés de l’enfer.

*
Assise sur le banc pour attendre Morris, je regardais droit devant
moi, sans voir ni entendre réellement ce qui m’entourait. Très bien,
ainsi ma mère était un démon dévoreur d’âmes. Je m’en doutais un
peu, à vrai dire, mais je ne m’étais pas attendue à son identité. Lilith ?
La terrible Lilith ? La mère de toutes les créatures qui hantent les
ténèbres ? Impossible. C’était forcément une autre Lilith, parce que ce
démon-là n’était pas venu sur terre depuis des millénaires.
Les mythes racontaient qu’elle était la première femme d’Adam,
façonnée comme lui de l’argile, mais qu’elle avait refusé d’être son
inférieure. Ils s’étaient affrontés dans les grandes largeurs et Dieu avait
fini par la bannir du jardin d’Eden pour créer Ève. Il allait sans dire que
Lilith n’avait pas apprécié. Pour se venger d’Adam et de Dieu, elle
s’était échappée et avait séduit l’archange Samaël. Après quoi, les
choses avaient dégénéré.
Tout cela était vrai, mais le reste n’était que sornettes d’après ce
que j’avais pu lire dans les vieux livres poussiéreux qu’Abbot gardait
dans son bureau. Le truc de manger des nouveau-nés n’avait aucun
fondement. Lilith n’avait jamais couché avec Satan. Elle n’avait même
jamais couché avec le moindre démon. Seulement avec un ange, et ses
autres amants étaient tous des humains. Mais les Alphas avaient une
dent contre elle depuis le début, et quand elle avait mis le grappin sur
Samaël, ils avaient décidé de la punir.
À partir de ce moment-là, elle n’engendra plus que des monstres :
des succubes, des incubes et toutes les sortes de créatures démoniaques
auxquelles on pouvait penser. Pire que tout, elle était la mère des Lilin,
une race de démons capables de voler les âmes par simple contact.
Ceux-là furent ses premiers enfants, et les plus puissants. C’est à la
même époque que les Gardiens apparurent, créés par les Alphas pour
chasser les Lilin. Ils parvinrent à tous les éliminer et à capturer Lilith. Il
était écrit dans les textes que Lilith avait été ramenée en enfer par un
Gardien, enchaînée à lui jusqu’à la fin des temps.
Comme avec la plupart des trucs que faisaient les Alphas, la logique
m’échappait. À force d’engendrer des démons, Lilith elle-même en était
devenue un – et la punition des Alphas était à l’origine de la création
accidentelle des Lilin, une légion de démons tellement craints et
puissants qu’ils pouvaient s’assurer qu’aucun humain ne franchirait
jamais les portes du paradis.
Les humains qui mouraient sans âme, même s’ils s’étaient bien
conduits de leur vivant, erraient alors entre le paradis et l’enfer,
bloqués dans les limbes pour l’éternité. Souffrant de la faim et de la
soif sans jamais pouvoir les apaiser, ils devenaient violents, vindicatifs,
au point que même les démons les redoutaient. Tous ces esprits
vengeurs pouvaient interagir avec le monde des vivants, et quand ils le
faisaient, ça finissait généralement dans un bain de sang.
Rejetant mes cheveux en arrière, je suivis des yeux une âme bleue
scintillante dans le sillon d’un homme en jean déchiré. Ma mère ne
pouvait pas être cette Lilith. Parce que si c’était vrai, qu’est-ce que ça
faisait de moi ? Comment pourrais-je jamais triompher d’un si lourd
héritage ? Et si Lilith était vraiment ma mère, alors Abbot devait le
savoir et c’était impossible qu’il ait gardé en vie une fille de Lilith. Et
puis, elle était bien enchaînée en enfer, non ? Personne ne l’aurait
laissée sortir pour qu’elle s’accouple et engendre un enfant.
La liste des démons les plus activement recherchés ? Je frissonnai.
Était-ce pour ça qu’un Rapporteur et un zombie… Je n’achevai pas
cette pensée. Rien de ce que Roth m’avait dit ne pouvait être vrai.
Qu’est-ce qui me prenait d’envisager le contraire ? Le croire serait un
affront aux Gardiens. Les démons mentaient tous. Même moi. Ça
n’avait pas grand-chose à voir avec ma nature de démone, mais bon.
Roth me faisait marcher, juste pour que j’arrête de marquer. Et si
l’enfer en avait réellement après moi, ça ne pouvait être que pour cette
raison.
Refermant les doigts sur la bague, j’étouffai un grognement. J’avais
embrassé un démon. Ou c’était lui qui m’avait embrassée. Peu importe.
D’une façon ou d’une autre, mes lèvres étaient entrées en contact avec
celles d’un démon. Mon premier baiser. Seigneur…
Je faillis hurler de joie lorsque j’aperçus le gros 4 × 4 noir. J’avais
sérieusement besoin de fuir mes idées sombres. Je me levai, sac à
l’épaule, et un étrange frisson me hérissa l’échine. Pas comme la fois
précédente quand j’attendais Morris. C’était autre chose.
Je me retournai, scrutant les piétons sur le trottoir. Un halo d’auras
pastel roses et bleues, quelques âmes plus sombres, mais personne qui
en était dépourvu. Me tordant le cou, je me hissai sur la pointe des
pieds pour essayer de voir le coin de la rue, derrière la file des taxis qui
attendaient les clients. Je ne repérai aucun démon, mais l’impression
était pourtant familière.
Morris klaxonna pour attirer mon attention, et je me faufilai entre
deux taxis en secouant la tête, puis ouvris la portière. J’éprouvai la
même sensation d’une main glacée posée sur ma nuque. Frissonnante,
je grimpai sur le siège passager et refermai la portière, examinant la
file des taxis. Quelque chose clochait.
— Est-ce que tu le sens ? demandai-je à Morris.
Il haussa les sourcils sans rien dire, comme à son habitude. Il
m’arrivait de prétendre que nous avions une conversation. Je faisais
même parfois la voix de Morris, et j’aimais à penser que ça l’amusait.
— Moi, en tout cas, j’ai une impression très bizarre.
Je me penchai en avant tandis qu’il insérait le SUV dans la
circulation dense des rues de D.C. Trois taxis démarrèrent, me cachant
les vitrines et le trottoir.
— Comme s’il y avait un démon, mais je n’en vois aucun.
Trois rues plus loin, l’impression était non seulement toujours
présente, mais de plus en plus oppressante, comme un nuage
menaçant. Le mal suintait à l’extérieur et s’infiltrait dans la voiture,
rendant l’atmosphère étouffante. Le front plissé de Morris se perla de
sueur.
— Maintenant, tu le sens, non ?
J’agrippai les bords de mon siège.
— Morris ?
Il acquiesça, les yeux rivés sur la chaussée tandis qu’il doublait un
camion avant de se rabattre pour bifurquer sur la voie rapide. Deux
taxis nous suivaient, ainsi qu’un grand nombre de véhicules qui
empruntaient aussi le périphérique.
L’impression d’une présence démoniaque perdurait telle une chape
de plomb. Si puissante qu’on aurait dit que la créature à l’origine de ce
sentiment suffocant se trouvait sur la banquette arrière, exhalant son
souffle sur nos nuques. Le mal à l’état pur, tel que je ne l’avais jamais
senti en présence d’un Diablotin.
— Morris, je crois que nous devons nous dépêcher de rentrer à la
maison.
Il était déjà sur le coup, pied au plancher tandis que nous nous
faufilions dans la circulation très chargée. Me retournant sur mon
siège, je jetai un coup d’œil derrière nous… et mon cœur s’arrêta.
Un taxi nous collait de si près que je distinguai la croix d’argent
suspendue au rétroviseur. Ce n’était pas cette proximité qui
m’inquiétait – les taxis étaient tous des fous furieux en ville. Non,
c’était le chauffeur derrière le volant qui déclencha l’angoisse qui
m’envahit.
Je savais maintenant d’où provenait cette impression maléfique.
L’espace autour de l’homme penché sur son volant était plus
sombre que les ténèbres les plus profondes, noir et visqueux comme du
pétrole. De minces rubans argentés, infimes traces de son humanité,
étaient à peine visibles au milieu de la noirceur de son âme. Son aura
s’étendait autour de lui, débordant à l’avant du véhicule, envahissait le
tableau de bord et s’échappait par les fenêtres.
— Oh, mon Dieu, murmurai-je, sentant le sang quitter mon visage.
Le chauffeur est possédé !
À peine ces mots eurent-ils franchi mes lèvres que Morris braqua
sur la droite. Un avertisseur retentit. Des pneus crissèrent. Il écrasa la
pédale de frein et je fus projetée en avant alors qu’il évitait de justesse
de s’encastrer dans l’arrière d’un camion de livraison. Une série de
manœuvres similaires plus tard, plusieurs voitures se trouvaient entre
nous et le chauffeur de taxi possédé.
Je regardai Morris avec de grands yeux ronds.
— Waouh. Pour un homme de ton âge, on peut dire que tu sais
conduire.
Les mains toujours serrées sur le volant, Morris sourit.
Une seconde plus tard, nous quittions le périphérique à toute
berzingue. L’arrière du 4 × 4 dérapa quand il bifurqua brutalement sur
la droite et je poussai un cri, cramponnée à la poignée au plafond.
L’énorme véhicule bondit en avant tandis que Morris accélérait, pied au
plancher. Nous nous engageâmes sur l’étroite deux-voies à une vitesse
phénoménale.
Et nous n’étions pas seuls.
Le taxi nous rattrapait, puis il changea de voie, roulant à
contresens, toujours plus près de nous. Ma gorge se noua quand je
regardai dans le véhicule.
La noirceur de son âme s’estompa, révélant un visage livide, dénué
de toute expression. L’humain était en mode pilote automatique,
totalement sous le contrôle du démon qui avait pris possession de lui.
La possession, après le meurtre, était l’un des pires crimes interdits par
la Loi de l’Équilibre. Les humains étaient privés de leur libre arbitre
quand un démon insufflait son essence dans leur corps. Seuls les
Démons Supérieurs étaient capables de posséder les humains.
Roth ? Peut-être bien. C’était le seul Démon Supérieur que j’avais
jamais vu, à l’exception de celui qui avait disparu trop vite pour que je
sois sûre de mon fait. Une boule de terreur me plomba le ventre. Roth
avait-il pris le contrôle de cet homme parce que j’avais refusé d’arrêter
le marquage ? Si tel était le cas, je venais de mettre Morris en danger
de mort. Un sentiment de colère et de culpabilité s’insinua en moi et je
serrai les poings, plantant mes ongles dans mes paumes.
Soudain, le taxi roulait à toute allure à côté de nous. Comme un
pro, Morris ne quittait pas la route des yeux, mais je me préparai à
hurler. Tous mes muscles se contractèrent, comme si mon corps savait
déjà ce qui l’attendait.
Morris donna un coup de volant vers la droite. Deux roues
mordirent la terre du bas-côté, mais – mon Dieu – c’était trop tard.
Je fermai les yeux, paniquée.
Le taxi nous percuta.
CHAPITRE 10

Le choc fut assourdissant.


Le métal gémit et céda dans une explosion de lumière blanche qui
me secoua brutalement d’un côté puis de l’autre. Une seconde avant
que l’airbag ne se déploie, j’aperçus une masse d’arbres indistincte se
précipiter vers la voiture.
Que Morris soit béni, en dépit de l’airbag qui lui bouchait la vue, il
parvint à braquer le volant pour faire pivoter le véhicule dont l’arrière
percuta l’épais tronc d’un vieux chêne. L’impact resta brutal, nous
projetant vers l’avant.
Lorsque la voiture s’immobilisa, j’étais certaine d’être en arrêt
cardio-respiratoire.
— Morris. Morris !
Je repoussai l’airbag, déjà en train de se dégonfler, en toussant
tandis que de la poudre blanche en jaillissait.
— Est-ce que ça va ?
Il recula contre son dossier, clignant plusieurs fois des yeux, et
hocha la tête. Il avait de la poudre blanche collée sur les joues, mais
hormis un filet de sang sous son nez, il était indemne.
Me tournant vers l’autre véhicule, je débouclai ma ceinture avec des
doigts tremblants. Tout l’avant du taxi n’était plus qu’une bouillie de
métal déformé et aplati. Un trou de la taille d’un homme béait dans le
pare-brise. Des éclaboussures d’une substance rouge sombre
recouvraient les bords du verre brisé et le capot.
— Mon Dieu ! dis-je, tandis que la ceinture s’enroulait dans son
réceptacle. Je crois que l’autre conducteur a été éjecté.
Je fouillai dans mon sac à la recherche de mon téléphone, donnant
un coup de poing au passage dans cette saloperie d’airbag. Il fallait que
j’appelle les secours – quelqu’un. Même si ce chauffeur de taxi nous
avait emboutis volontairement, il était possédé et totalement
irresponsable de ses actes. C’était un être humain innocent et je devais
faire quelque chose. Il n’y avait pas beaucoup de passage sur cette
route…
Un visage mutilé et ensanglanté surgit alors derrière la vitre côté
passager et je me rejetai en arrière dans un cri horrifié. La nausée me
monta à la gorge. Son visage – oh, mon Dieu – était un champ de
ruines. Des éclats de verre hérissaient sa chair lacérée. Des rigoles de
sang coulaient sur ses joues comme de la pluie. L’un de ses yeux était
pratiquement sorti de son orbite. Sa lèvre inférieure ne tenait plus qu’à
un fil et sa tête était inclinée dans un angle peu naturel. Le pauvre type
aurait dû être mort, ou au moins dans le coma.
Mais il était toujours debout et avançait vers nous.
Pas bon du tout.
Agrippant la poignée de ma portière, il tira violemment, l’arrachant
à ses gonds avant de la rejeter sur le côté et de tendre ses mains
ensanglantées pour me saisir.
Morris m’attrapa par les épaules alors que je rampais vers lui, mais
le possédé avançait toujours. Prenant appui contre Morris, je repliai les
genoux et plantai mes deux pieds dans son tee-shirt déchiré pour
repousser l’homme.
Le possédé se releva avec détermination. Il n’avait qu’une idée en
tête. Sa main s’enroula autour de ma cheville lorsque je le frappai de
nouveau, et il tira pour m’extirper de la voiture. Des flots de sang
giclaient de sa bouche – et de l’horrible trou percé dans sa gorge.
Je me mis à hurler et me cramponnai au levier de vitesse. Pendant
une seconde, mon corps fut soulevé, à moitié sorti de la voiture, tandis
que le possédé tirait comme s’il avait l’intention de me déchirer en
deux.
Morris se précipita vers le siège passager, ouvrit la boîte à gants.
J’aperçus un éclat de métal noir et brillant, puis une explosion retentit
dans l’habitacle. Le possédé fut projeté en arrière et lâcha prise. Je
retombai sur le siège et la console centrale sur le flanc, une douleur
sourde fusant dans tout mon corps. Une fumée âcre me piquait les
yeux.
Le possédé était toujours debout, le regard vitreux, malgré l’impact
de balle en plein milieu du front. Soudain, il rejeta la tête en arrière et
sa bouche s’ouvrit. Un cri inhumain s’en échappa, à mi-chemin entre le
vagissement d’un bébé et le glapissement d’un chien.
De la fumée rouge sortit de sa bouche béante, emplissant l’air d’une
puanteur nauséabonde. Il en venait toujours, jusqu’à ce qu’une
dernière volute quitte le corps de l’homme, puis la fumée forma un
nuage. Le possédé s’effondra sur lui-même, mais le nuage continuait de
grossir, des formes se matérialisant à l’intérieur. Des doigts et des
mains en jaillirent, comme si une créature tentait de s’en échapper.
La masse gazeuse recula soudain et une forme ovale apparut,
semblable à une tête, qui s’avança vers nous. La panique me transperça
la poitrine.
Ce truc ne voulait pas mourir.
Derrière la silhouette en formation, la cime des arbres se mit à
trembler comme si Godzilla s’apprêtait à faire irruption. Au point où on
en était, rien ne m’aurait surprise. Des branches violemment secouées
s’envolaient les dernières feuilles qui y étaient encore accrochées. Une
pluie de bruns et de verts obscurcit le ciel.
Quelque chose d’énorme allait se produire.
Soudain, à la lisière des arbres qui bordaient la route, le soleil
déclinant fit miroiter une queue d’onyx étincelant qui serpentait sur le
sol recouvert de feuilles mortes.
Je retins mon souffle.
C’était Bambi.
La masse rouge palpita et se retourna, mais ce foutu serpent était
plus rapide que l’éclair. Bondissant sur le sol, Bambi se dressa dans les
airs et ne fit qu’une bouchée de l’essence maléfique en une fraction de
seconde.
Ensuite, plus rien – plus de spectre ni de serpent géant. L’horrible
odeur de soufre était encore perceptible, mais s’était estompée, et la
sensation de la présence du mal avait disparu.
Je n’entendais plus que la respiration saccadée de Morris et les
battements de mon cœur.
— Tu as vu ça ?
Je regardai Morris, dont l’expression montrait qu’il ne savait pas de
quoi je parlais. À la vitesse où Bambi s’était déplacée, il ne l’avait sans
doute pas vue.
— Seigneur, murmurai-je.
Et Morris me sourit.

*
C’était le branle-bas de combat dans la demeure.
Depuis l’instant où Morris et moi avions raconté ce qui s’était
produit, l’immense maison tentaculaire vibrait de colère et de tension.
Une attaque d’humain possédé, ce n’était jamais bon. Et la seule idée
qu’il soit parvenu aussi près de chez nous mettait les Gardiens dans
tous leurs états. Tous, sauf Zayne, dont je n’avais pas la moindre idée
d’où il pouvait être.
Même avec tous les dispositifs de sécurité et tous les sorts qui
maillaient la propriété et le terrain alentour, ce n’était jamais parfait. À
cause… eh bien, à cause de moi.
Ma présence limitait les sorts de protection. Je n’y étais pas aussi
sensible qu’un démon pur-sang ou un possédé, mais les Gardiens
devaient faire attention à ne pas m’éliminer par mégarde.
J’avais du mal à croire que dans une seule journée qui avait
commencé normalement – en tout cas selon mes standards – j’avais pu
remettre en question tout mon système de croyances, échanger mon
premier baiser avec un démon, découvrir que ma mère était peut-être
la Lilith et finir prise en chasse par un humain possédé.
Comment les choses avaient-elles pu dérailler à ce point ?
Nicolaï, un Gardien d’une vingtaine d’années qui avait perdu sa
femme et son enfant en couches l’année précédente – comme tant
d’autres – s’arrêta à ma hauteur alors qu’il s’apprêtait à disposer du
corps et des carcasses des deux voitures.
— Est-ce que ça va, Layla ? questionna-t-il, une main sur mon
épaule.
Nicolaï souriait rarement depuis la perte qu’il avait subie et se
comportait de façon plus réservée que les autres, mais il s’était toujours
montré très aimable avec moi alors que d’autres Gardiens, même au
sein du clan, me traitaient comme si je valais moins que la terre que
foulaient leurs bottes à cause de ce que j’étais.
J’étais contusionnée et secouée, totalement flippée, mais je hochai
la tête.
— Ça va.
Il m’étreignit l’épaule et poursuivit son chemin, me laissant dans la
pièce remplie de Gardiens à cran. Épuisée, je m’effondrai sur le canapé.
Entouré de six Gardiens, Abbot avait adopté une posture de
guerrier, campé sur ses deux jambes largement écartées, les bras
croisés. Il va sans dire qu’il n’était pas content. Les Gardiens parlaient
entre eux à voix basse. Elijah et son fils étaient du nombre, ils
échangeaient des regards sombres qui dérivaient souvent dans ma
direction. À tous les coups, Elijah et Petr rejetaient la faute sur moi.
On m’avait déjà débriefée. Personne ne m’avait réconfortée, mais
j’avais été dûment questionnée sur ce qui s’était passé. Normal. Un
humain possédé était un cas de force majeure, et mes capacités à
encaisser le coup ne faisaient pas partie des priorités.
Après que j’avais rapporté à Abbot et au clan tout ce dont je me
souvenais, depuis ma première impression que quelque chose clochait
jusqu’au moment où j’avais compris que le pauvre homme était
possédé, il ne s’était plus intéressé qu’à ses hommes.
— Passez la ville au peigne fin à la recherche de signes de la
présence d’un Démon Supérieur, leur ordonna-t-il, et plusieurs d’entre
eux hochèrent la tête. Interrogez tous les démons que vous trouverez.
Pour qu’un démon décide de prendre possession d’un humain, il faut
qu’il se passe quelque chose. Et même un Diablotin pourrait être au
courant. Faites-les parler.
L’un des Gardiens afficha un petit sourire satisfait. Plusieurs
échangèrent des regards impatients. Ils se réjouissaient tous de la nuit
qui les attendait.
Un sentiment de malaise s’insinua au creux de mon estomac. La
mort était un sort plus enviable pour un démon. S’ils étaient capturés
pour être interrogés… Mon ventre se tordit. Il existait un dépôt dans la
ville où les démons étaient détenus. Je n’y étais jamais allée, mais
j’avais entendu des Gardiens raconter ce qui s’y passait et quels moyens
ils employaient pour délier la langue des prisonniers.
Je n’avais pas parlé au clan de Bambi, puisque tout portait à croire
que Morris ne l’avait pas vue. La culpabilité me rongeait, mais Bambi
nous était venue en aide. Qu’aurait fait cette essence maléfique si le
serpent géant ne l’avait pas avalée ?
Battant nerveusement du pied, j’enroulai mes bras autour de mon
corps et me mordis la lèvre. C’était mal de cacher ça à Abbot. Des
Gardiens pouvaient être mis en danger. Et aussi des humains. Mais je
ne lui avais jamais parlé de Roth et je ne savais pas par où commencer.
Et puis, si Abbot était au courant, il me retirerait du lycée. Et je
détestais la part de démon en moi qui s’intéressait davantage à ce que
j’avais à perdre et à gagner qu’à la façon dont mes décisions affectaient
les autres.
Et c’était bien là le problème. Parfois, mon côté démon l’emportait.
Je savais que c’était mal. Je le comprenais très bien, mais ça m’était
égal au bout du compte.
— Nous savions que ça finirait par arriver, grogna Elijah. Que ce
jour était…
Abbot lui lança un regard pour le faire taire et cela m’intrigua.
Qu’allait dire l’autre Gardien ? Il était sans doute sur le point d’accuser
mon sang démoniaque.
Fermant les yeux, je pris une lente et profonde inspiration, et
visualisai aussitôt le visage ravagé de ce pauvre chauffeur de taxi
possédé. Aussi longtemps que je vivrai, jamais je n’oublierai cette
image. Traversée d’un frisson, je rouvris les yeux, cherchant un visage
en particulier.
Je m’éclaircis la voix.
— Où est Zayne ?
Geoff, qui était rarement présent dans la maison puisqu’il semblait
vivre reclus dans la salle de contrôle, se tourna vers moi. Ses cheveux
châtain clair étaient tirés en catogan, révélant ses larges pommettes.
Quand il souriait, son menton se creusait d’une fossette. Mais
aujourd’hui, il ne souriait pas.
— Il est sorti avec Danika et Jasmine. Ils ont emmené les jumeaux
au parc avec un autre Gardien.
Le poison amer de la jalousie s’insinua dans mon cœur. C’était
absurde, mais le mal était fait.
Le regard acéré de Geoff n’en manqua pas une miette.
— On les a prévenus et ils seront bientôt là.
Perdue dans la contemplation du tapis à mes pieds, je me demandai
ce que Geoff devinait derrière ses caméras. Si quelqu’un savait quelque
chose, c’était forcément lui.
— Layla ?
La voix d’Abbot me rappela à la réalité et je levai la tête, le trouvant
planté devant moi.
— Tu es sûre que le possédé n’a rien dit ?
Je secouai la tête tout en regardant partir les hommes du clan. Ils
allaient chasser les démons et les interroger. Petr s’immobilisa
brièvement et me lança un coup d’œil mauvais avant de suivre son
père. Seul Geoff était resté, debout à côté de la porte, les bras croisés.
— Non. Je ne crois pas qu’il pouvait parler. Il avait un…
Ma voix mourut et je frissonnai au souvenir du trou béant dans sa
gorge.
— Il ne pouvait pas parler.
Abbot s’accroupit devant moi, le regard scrutateur.
— Et ce Rapporteur qui se faisait passer pour un Polymorphe, il n’a
rien dit non plus ?
Je relevai vivement la tête.
— Non. Enfin si, je crois qu’il a dit « Je te tiens », mais je n’en suis
pas certaine. Pourquoi ?
Abbot regarda Geoff, qui marmonna entre ses dents.
— Quoi ? demandai-je, les mains serrées entre mes genoux. Qu’est-
ce qu’il y a ?
Il se pinça l’arête du nez et se remit debout.
— Je crois qu’il est temps que tu arrêtes de marquer.
Je m’apprêtai à protester, mais Geoff lança le menton en avant, me
coupant la parole.
— Ta sécurité n’est visiblement plus assurée, ni celle du clan, Layla.
Une impression de déjà-vu me frappa, et mon cœur tressaillit.
— Je n’ai pas été blessée, et Morris non plus, pas vraiment. Il n’est
pas obligé de venir me chercher. Je peux…
— En l’espace de quelques jours, tu t’es trouvée en présence d’un
Rapporteur, d’un zombie et d’un possédé. Les coïncidences n’existent
pas quand on parle de démons. L’un d’eux a failli pénétrer dans la
résidence, Layla.
Une image de Roth surgit dans mon esprit.
— Pourquoi… pourquoi pensez-vous que les démons me
cherchent ?
Un silence me répondit, puis Abbot reprit la parole.
— Ils ont sans doute découvert ce que tu peux faire.
Il s’interrompit, détournant les yeux. Un muscle palpita sur sa
mâchoire.
— Il ne peut pas y avoir d’autre raison.
Je ne savais pas très bien pourquoi, et c’était peut-être de la
paranoïa, mais j’avais du mal à croire qu’Abbot n’en sache pas plus. Il y
avait forcément autre chose qu’il refusait de me révéler.
— Tu n’es pas en sécurité en ce moment.
Geoff se rapprocha, s’arrêtant à côté d’Abbot.
— Si les démons ont compris ce que tu fais, tu ne peux pas
continuer à marquer. C’est trop dangereux.
— Je suis capable de me défendre. Zayne m’a appris.
Abbot s’esclaffa.
— Quoi que mon fils ait pu t’apprendre, ce sera loin d’être suffisant
contre un démon déterminé à te détruire, jeune fille. L’élément de
surprise n’est plus de ton côté, et c’était la seule chose que tu avais. Tu
le sais très bien.
Je voulais protester, mais il avait raison. Je connaissais mes limites.
Toute cette histoire était vraiment nulle. Je me laissai aller en arrière
contre le cuir souple du canapé.
— Nous allons découvrir ce qui se passe, Layla, assura Abbot d’un
ton légèrement radouci. Je sais que c’est important pour toi de prendre
part à cette guerre, mais je ne peux pas me permettre en ce moment de
m’inquiéter de ta sécurité. Pour être honnête, je devrais même te
retirer du lycée.
La panique me saisit et je bondis sur mes pieds, prête à l’implorer
désespérément.
— S’il te plaît, Abbot, ne fais pas ça. Il n’y a pas de problème au
lycée. Je suis en sécurité et…
— Je n’ai pas dit que j’allais le faire. Du moins pas dans l’immédiat,
mais je ne veux plus que Morris te conduise à l’école. L’un des hommes
du clan s’en chargera.
Tout était dit. J’étais plus ou moins assignée à résidence sauf pour
aller à l’école et si l’un des Gardiens m’accompagnait. Ce qui était assez
ironique considérant qu’un Démon Supérieur assistait à mes cours de
biologie, mais je savais maintenant sans le moindre doute que si je
partageais ce détail, je serais scolarisée à la maison. Et au fond de moi,
je le comprenais.
Je montai dans ma chambre, laissant Geoff et Abbot à leurs
conciliabules. Alors que j’ouvrais ma porte d’un coup de pied, j’entendis
les glapissements surexcités des jumeaux dans le vestibule. Pivotant sur
moi-même, je m’attendais à voir Zayne bondir dans l’escalier et se
précipiter vers moi pour s’assurer que je n’étais pas blessée. Je me
préparai à me blottir dans ses bras pour l’un de ces câlins géants qui
arrangeaient toujours tout.
Des voix masculines résonnèrent au rez-de-chaussée, l’une d’elles
était celle de Zayne. La colère sourdait dans sa voix, et aussi dans celle
de son père. Ils ne se disputaient pas, mais j’entendis la voix douce de
Danika qui intervenait, puis ils baissèrent le ton.
J’attendis.
Personne ne monta l’escalier et les voix devinrent inaudibles tandis
qu’ils s’enfonçaient dans les profondeurs de la maison, sans doute au
sous-sol.
Un soupir m’échappa alors que je restais plantée là, attendant
Zayne, qui ne vint jamais.

*
Le lendemain matin, je me levai tôt comme tous les samedis.
J’éprouvais toujours du ressentiment envers Zayne, mais il devait y
avoir une raison pour qu’il ne soit pas venu me voir la veille. Sûrement
qu’Abbot lui avait ordonné de quitter la maison pour aider les autres
Gardiens.
Nous avions des activités prévues – c’était notre habitude le samedi
matin. Même si des démons en avaient après moi, je serais en sécurité
avec Zayne. C’était le genre de baby-sitter dont je pouvais me satisfaire.
Et je voulais l’interroger au sujet de ma mère. Je prévoyais de le
faire sans éveiller ses soupçons et j’étais sûre qu’il me dirait la vérité.
De toute ma vie, Zayne ne m’avait jamais menti. J’avais en lui une
confiance absolue et je savais qu’il me dirait de ne pas m’inquiéter –
que ma mère n’était pas cette Lilith.
Je patientai donc jusqu’à 8 heures, puis j’allai l’attendre devant sa
porte comme je le faisais toujours. À cette heure, il devait être en train
de reprendre sa forme humaine, et sa porte s’ouvrirait d’une minute à
l’autre. Mais à 8 heures, la porte demeura close. J’attendis dix minutes.
Au bout d’une demi-heure, je m’assis par terre. Quand la pendule
sonna 9 heures, je commençai à me sentir mal. Et s’il lui était arrivé
quelque chose ? Il avait peut-être été blessé, ou pire ?
Incapable de patienter plus longtemps, je me levai d’un bond et
dévalai les escaliers. Abbot n’avait toujours pas pris de repos. Il était
avec Elijah et quelques autres hommes du clan. Je m’immobilisai
devant son bureau, hors d’haleine.
Abbot leva la tête, une lueur d’amusement dans son regard quand il
me vit sur le seuil.
— Layla ?
Tous les hommes se tournèrent vers moi et mes joues
s’empourprèrent.
— Est-ce que Zayne est rentré ?
Je n’osai pas lui demander s’il avait été blessé, incapable de former
ces mots-là.
Abbot parut surpris l’espace d’une seconde, puis il se caressa la
barbe.
— Oh, on est samedi, c’est ça ?
J’acquiesçai.
— Je crois que Zayne a oublié, dit la voix discrète de Nicolaï.
Elijah s’adossa à la porte et bâilla bruyamment.
— Zayne est avec Danika. Elle nous a rejoints juste avant l’aube. Je
les ai entendus parler de petit-déjeuner.
Je me tournai vers Abbot, qui semblait satisfait de la tournure que
prenaient les choses. Bien sûr, il voulait que Zayne s’accouple avec
cette fille et il devait être aux anges, déjà en train de s’imaginer grand-
père, mais moi, j’avais du mal à respirer.
Contournant le fauteuil, Nicolaï me regarda, le visage empli de
compassion, et mon cœur sombra.
— Tu veux qu’on aille déjeuner ? Ou prendre un café ?
Elijah et ses hommes ricanèrent, mais Nicolaï ne releva pas.
— Ce ne sera pas nécessaire, dit Abbot. Tu as besoin de repos,
Nicolaï, et Layla ne devrait pas sortir après les événements d’hier.
— Je peux passer une heure ou deux avec elle, répondit le Gardien,
dont l’expression s’était durcie. Ça ne fera de tort à personne et nous
serons en sécurité.
— Comme c’est charitable de ta part, murmura Elijah.
Des larmes d’humiliation me montèrent aux yeux. Quittant à
reculons le bureau d’Abbot, je secouai la tête.
— Non. C’est… c’est bon.
— Mais…
Je tournai les talons sans laisser Nicolaï finir sa phrase. Zayne
m’avait oubliée. Je n’arrivais pas à y croire. Il n’oubliait jamais nos
rendez-vous du samedi matin. D’ailleurs, il n’avait peut-être pas oublié.
Il m’avait peut-être seulement remplacée par Danika, beaucoup mieux
assortie à lui. Pourtant, je ne comprenais toujours pas. Il ne lui avait
jamais prêté attention jusque-là.
Mais les choses avaient changé.
Alors que je me dirigeais vers la porte d’entrée, je me figeai dans le
vestibule inondé de rayons de soleil. Où pouvais-je aller ? Me cacher
dans la maison dans les arbres, comme une pauvre malheureuse ?
J’étais coincée à la maison.
Remontant dans ma chambre, je me remis en pyjama et m’enfouis
sous ma couette. Pas question de pleurer. C’était faible et stupide de
verser des larmes pour ça, mais elles finirent par couler quand même et
ma poitrine se serra douloureusement. Je me roulai en boule, ma
bague dans mon poing, et attendis le sommeil.
*
Plusieurs heures plus tard, je fus réveillée par un coup frappé à ma
porte. Lorsque j’ouvris les yeux, je constatai que le soleil était en train
de se coucher derrière la fenêtre de ma chambre. J’avais dormi toute la
journée. On frappa de nouveau et je tirai la couette sur ma tête.
La porte s’entrouvrit.
— Layla-puce ?
Je me renfonçai sous les draps, espérant qu’il finirait par s’en aller.
Mais quelques secondes plus tard, mon matelas se creusa sous le
poids de Zayne, qui tâtonna sur la couette jusqu’à ce qu’il trouve ma
tête.
— Où te caches-tu ?
Il tapota le lit deux ou trois fois.
— On dirait qu’il n’y a personne.
Je le détestais de plaisanter.
Un silence, puis il dit :
— Tu es furieuse contre moi.
Je fermai très fort les yeux, jusqu’à voir une lumière blanche.
— Tu m’as oubliée.
Un autre silence.
— Je ne l’ai pas fait exprès, Layla. Après tout ce qui s’est passé hier
soir avec cet humain possédé, nous sommes tous restés très tard
dehors. C’est juste… arrivé.
J’eus l’étrange impression qu’un gouffre s’ouvrait dans ma poitrine.
— Depuis toutes ces années qu’on se connaît, c’est la première fois
que tu m’oublies.
Une boule se forma dans ma gorge.
— Je t’ai attendu, tu sais ? Ensuite, comme une idiote, j’ai cru que
quelque chose t’était arrivé. Et je me suis ridiculisée devant tout le
clan.
— J’ai entendu dire que Nicolaï avait proposé de t’emmener.
Il retournait le couteau dans la plaie.
— Laisse-moi tranquille.
Zayne empoigna le bord de la couette, tirant pour me faire lâcher
prise. Je résistai, mais il me l’arracha des mains. J’abandonnai la lutte
et roulai sur le dos.
— Tu es nul.
— Je suis désolé.
Il semblait éreinté. Des cernes assombrissaient ses yeux, ses
cheveux étaient en bataille, plus bouclés qu’habituellement, et son tee-
shirt était froissé.
— Layla, je suis vraiment désolé. J’avais la ferme intention de
rentrer à temps. Et je voulais te voir – j’étais inquiet pour toi. Je me
suis juste laissé déborder.
— Tu as une sale tête. Je parie que tu es resté debout plus
longtemps que d’habitude, hein ?
Zayne plissa les yeux.
— Pas plus longtemps que si j’avais été avec toi.
Mais il n’était pas avec moi.
— Pourquoi est-ce que tu as dit à Danika de me surveiller ?
Il cligna des yeux.
— Alors c’est ça. Tu m’en veux parce que je lui ai demandé de
t’aider si tu avais besoin de quelque chose ?
— Je t’en veux parce que tu m’as posé un lapin ce matin, et oui,
aussi parce que tu lui as parlé de mon problème.
— Layla, tout le monde ici est au courant. Ce n’est pas un secret.
Je m’assis dans le lit, repoussant mes cheveux emmêlés.
— Mais tout le monde ne sait pas combien je lutte ! Tu le sais très
bien. Pourtant, tu as jugé bon d’en parler à Danika.
La perplexité traversa ses traits.
— Je ne comprends pas ce qui te gêne. Ce n’est pas comme si on
avait dit du mal de toi.
— Tu ne vois pas ce qui me gêne ?
Je sautai du lit, sans m’occuper de la couette qui tomba sur le sol. Il
fallait que ça sorte. Toute ma colère, ma frustration et ma confusion
remontèrent à la surface. Et il y avait aussi la morsure du chagrin,
parce que j’avais l’impression que j’étais en train de le perdre.
— Est-ce que tu te rends compte à quel point c’est embarrassant,
voire humiliant pour moi que les gens pensent que je suis un monstre ?
Bon Dieu. Jasmine croit déjà que je vais dévorer l’âme de ses enfants,
et maintenant c’est Danika qui me suit partout au milieu de la nuit.
Enfin, quand ce n’est pas toi qu’elle suit partout.
— Jasmine ne pense pas ça, Layla.
Il se tourna vers moi, enfouissant une main dans ses cheveux.
— Tu es tellement tendue, ces derniers temps. Je me suis dit que ce
serait une bonne idée au cas où…
Je tressaillis.
— Au cas où quoi, Zayne ?
— Layla, je ne sous-entendais rien.
Il se mit debout, levant les mains avec impuissance.
Pour je ne sais quelle raison, mon regard tomba sur une vieille
maison de poupée au fond de ma chambre. Après toutes ces années, je
n’avais pas eu le cœur de la remiser au grenier. Ces jours heureux où
j’obligeais Zayne à jouer avec moi à la poupée étaient bien loin.
Pourquoi m’y accrocher – m’accrocher à lui – alors que tout ça ne
rimait à rien ?
— Tu sais, je ne suis même pas sûr que ce soit à cause de ce matin
ou parce que j’ai demandé à Danika de t’aider, dit Zayne d’une voix
agacée.
Je fronçai les sourcils et me tournai vers lui.
— Et pour quelle autre raison est-ce que je t’en voudrais ?
— Tu es furieuse parce que Danika est ici. C’est toujours la même
chose quand elle vient nous rendre visite, mais cette fois, ça saute
carrément aux yeux.
J’en restai bouche bée, et le gouffre affreux dans ma poitrine
s’agrandit.
— Tu crois vraiment que c’est pour ça ? C’est ridicule. Tu m’as
donné quatre raisons de t’en vouloir, Zayne.
— Quatre ? Mais de quoi est-ce que tu parles, à la fin ?
Je levai une main pour compter sur mes doigts.
— Tu m’as fait un sale coup à propos de mes soirées marquage, et
tu peux être content, parce qu’après ce qui s’est passé hier soir, je ne
marquerai plus. Ensuite, tu as dit à Danika de me surveiller juste au cas
où je me transformerais en démon déchaîné.
J’avais conscience de paraître cinglée, mais la machine était lancée.
— Puis tu n’as pas pris de mes nouvelles hier soir et enfin tu m’as
oubliée ce matin pour passer du temps avec quelqu’un d’autre !
Il traversa la pièce, s’arrêtant devant moi.
— J’ai suggéré que tu arrêtes tes soirées marquage parce que c’est
dangereux pour toi, et on en a eu la preuve, n’est-ce pas ? J’ai dit à
Danika de te surveiller parce que je m’inquiète pour toi. Étrange
concept, hein ?
Ses yeux pâles lançaient des éclairs quand il les plongea dans les
miens.
— Je ne suis pas monté te voir hier soir parce que je pensais que tu
avais besoin de repos et que je suis parti tout de suite en chasse. Et
pour ce matin, je suis désolé. Je ne suis pas en train de te remplacer,
Layla. C’était seulement un contretemps.
— Mais si, tu es en train de me remplacer !
Quand je m’entendis prononcer ces mots, je plaquai mes mains sur
ma bouche et reculai. Le pire, c’était les larmes qui me brûlaient les
yeux.
Ses traits s’adoucirent instantanément. Il tendit une main vers moi,
mais je fis un pas en arrière. Une expression douloureuse traversa son
visage.
— Ce n’est pas vrai.
Je laissai retomber mes mains le long de mon corps.
— Mais tu passes tout ton temps avec elle. Je t’ai à peine vu depuis
qu’elle est là. Elle est tout ce que je ne…
Je m’interrompis, me mordant l’intérieur des joues jusqu’au sang.
Idiote, pauvre idiote.
— Il n’y en a que pour quelques jours. Elle partira dans une
semaine ou deux. S’il te plaît, Layla, ne fais pas ça.
Nos regards se croisèrent, et je savais qu’il attendait que je lui dise
que tout allait bien. Que je m’étais calmée et que je n’en voulais pas à
Danika. Mais je ne dis rien, parce que ça n’allait pas du tout. La
jalousie et l’amertume me nouaient les tripes. C’était davantage qu’une
amourette à sens unique. Il était mon ami – le seul qui me connaissait
vraiment – et j’étais en train de le perdre.
Secouant la tête, Zayne haussa les épaules avant de se diriger vers
la porte, où il s’arrêta pour me jeter un regard par-dessus son épaule.
— Je suis désolé.
— Tes excuses ne changent rien à ce que je ressens, répondis-je,
parce que j’avais envie d’être méchante.
Un muscle palpita sur sa mâchoire et plusieurs secondes
s’écoulèrent avant qu’il parle de nouveau.
— Tu sais, tu te plains que tout le monde te traite comme une
gamine, mais c’est plutôt difficile de te considérer comme une adulte
quand tu te comportes comme ça.
Aïe. Une gifle ne m’aurait pas fait plus mal.
Pendant quelques instants, il eut l’air de regretter ce qu’il venait de
dire, puis il retrouva un visage impassible. Il ouvrit la porte.
— À propos, Père a eu une conversation avec les Alphas hier soir.
J’eus l’impression que mon cœur s’arrêtait.
— Les Alphas ?
— Ils seront là demain.
En un instant, j’oubliai tout le reste – tout ce qui concernait Lilith et
la blessure que les paroles de Zayne avaient provoquée.
— Tu les verras aussi ?
— Non. Ils veulent seulement parler avec mon père.
J’acquiesçai lentement.
— Donc, il vaut mieux que je ne sois pas là ?
— Oui. Ça vaut mieux.
CHAPITRE 11

Les Alphas, c’était le croque-mitaine de tout ce qui possédait une


once de sang démoniaque. Même les Gardiens étaient mal à l’aise en
leur présence. Je surveillais la pendule, sachant qu’ils devaient arriver
avant la tombée de la nuit. J’aurais déjà dû quitter la maison, mais je
ne savais pas où aller et… je voulais les voir.
Je m’attardai dans la cuisine, où Jasmine était occupée à faire dîner
les jumeaux avant de les mettre au lit. Izzy et Drake étaient à table, en
mode gargouille, leurs petites cornes noires tressautant au rythme de
leurs rires. Jasmine, debout entre eux, se raidit soudain.
Sa réaction me fit frissonner et je posai mon verre de jus d’orange.
— Ils sont là ?
— Pas encore, répondit-elle, lissant le devant de sa blouse à
manches courtes. Mais les hommes se préparent pour leur arrivée.
C’était étrange, ce lien qui connectait tous les Gardiens entre eux.
Quelques secondes plus tard, je les entendis remonter des sous-sols. Je
n’avais pas vu Zayne de toute la journée. C’était officiel : il m’évitait. Il
fallait pourtant que je le voie, parce qu’après une nuit à contempler le
plafond, je savais que je lui devais des excuses. J’étais trop exigeante,
attendant de lui des choses que je n’aurais pas dû. Il avait de l’affection
pour moi, et je déformais tout, parce que ce que je ressentais pour lui
allait bien au-delà du raisonnable.
— Où vas-tu aller ? me demanda Jasmine, se hâtant de débarrasser
les briques de jus de pomme et les biscuits en forme d’animaux.
Je repoussai mes cheveux en arrière.
— Je ne sais pas. J’espère mettre la main sur Zayne avant leur
arrivée. Sinon, je crois que j’irai me cacher dans la cabane dans les
arbres.
Comme une grosse nulle.
Son expression se pinça.
— Et comment tu sauras qu’ils sont partis ?
— Aucune idée. Si je n’ai pas vu Zayne avant, j’imagine qu’on me
préviendra.
Du moins, je l’espérais.
— Combien de temps tu…
Un grondement m’interrompit. Les verres tremblèrent dans
l’armoire. Et les casseroles d’inox s’entrechoquèrent. Je m’éloignai du
comptoir, les mains jointes. En quelques secondes, tout l’air de la
maison fut aspiré. La pièce débordait d’électricité statique et je n’osais
plus bouger. Même les jumeaux semblaient sentir leur arrivée et
regardaient leur mère avec de grands yeux ébahis.
Les Alphas se plaisaient à faire des entrées remarquées.
Un courant d’énergie hérissa tous les petits poils de mon corps. Le
tremblement cessa et l’air s’emplit d’une senteur sucrée et musquée. Ce
n’était pas la même pour tout le monde. L’odeur du paradis était celle
de vos désirs. Des roses ? Des pancakes au sirop d’érable ? Du
caoutchouc brûlé ? Tout était possible. La dernière fois que les Alphas
étaient venus, j’avais senti une odeur de menthe glacée.
Jasmine me lança un regard d’avertissement, mais je contournais
déjà le comptoir. Mon instinct me soufflait qu’ils étaient dans la
bibliothèque. Je remontai silencieusement le couloir, m’arrêtant à
quelques mètres de la porte, sous laquelle irradiait une aura lumineuse
éclaboussant le plancher d’érable et les murs couleur crème.
La lumière se mit à pulser, telle une entité vivante, tandis que des
vrilles grimpaient au plafond, semant le tapis de flaques étincelantes.
C’était la même lumière que les gens voyaient avant de mourir. Elle
était magnifique. Paradisiaque. Pour certains, il n’y avait rien à
craindre de la mort, puisque c’était ça qui les attendait.
Je ne pouvais pas aller plus loin. Ils savaient déjà que j’étais là,
quelque part dans la maison, mais je ne pouvais me résoudre à partir.
Ma gorge me brûlait et ma peau fourmillait. C’était une véritable
torture de me trouver en présence d’une essence aussi pure sans avoir
envie de… la dévorer.
J’avais conscience qu’il fallait que je m’en aille, mais j’avançai la
main, faisant courir l’extrémité de mes doigts dans la lumière. Avec un
petit cri, je les retirai hâtivement. C’était chaud – brûlant même. Le
bout de mes doigts était rougi et une douleur lancinante apparut. De
fines volutes de fumée s’en échappaient.
Je reculai, portant ma main blessée à ma poitrine, qui se serra pour
une autre raison. Je regardai la lumière qui continuait de s’étendre
dans la maison, baignant tout de sa chaleur.
Je ne pouvais pas entrer dans la lumière et je ne le pourrais sans
doute jamais.
Des larmes acides me montèrent aux yeux. Je fis alors demi-tour,
ramassai mon sac dans la cuisine à présent désertée, et quittai la
maison avant que les Alphas ne se lassent de ma présence et ne se
chargent eux-mêmes de se débarrasser de moi.

*
Assise sur la terrasse de la cabane, je baissai les yeux sur l’écran de
mon téléphone et lâchai un juron qui aurait écorché les oreilles des
Alphas. La nuit était tombée et une constellation d’étoiles minuscules
trouait le ciel.
Zayne n’avait pas répondu à mes deux appels précédents, une
demi-heure plus tôt. Je regardai ma main et fronçai les sourcils en
voyant la peau rose vif de mes doigts. Il n’y avait que moi pour être
assez stupide pour essayer de toucher la lumière céleste.
Portant une main à mon cou, je tirai sur la chaîne de façon à ce que
l’étrange pierre flotte juste au-dessus de mes doigts. Caressant le bijou
du pouce, je ne pus réprimer un frisson de répulsion. J’avais envie
d’arracher la bague et de la jeter dans les fourrés. Je faillis le faire,
mais quand mes doigts se refermèrent sur le métal… j’en fus incapable.
Même si ma mère était la Lilith, et qu’elle n’avait pas voulu de moi, je
ne pouvais me séparer de l’unique objet venant d’elle que je possédais.
Je repoussai mon sac à dos et me faufilai par l’ouverture pour
descendre les marches en bois clouées au tronc de l’arbre. Après un
appel à Stacey qui sonna dans le vide, je reçus un texto m’annonçant
qu’elle était au cinéma. Envieuse, je donnai un coup de pied dans une
racine et composai de nouveau le numéro de Zayne.
La sonnerie retentit plusieurs fois. Zayne était toujours aux abonnés
absents. Je raccrochai quand j’entendis sa boîte vocale. Mon cœur se
mit à battre plus vite, comme chaque fois qu’il ne me répondait pas.
C’était peut-être du harcèlement, mais même s’il m’en voulait encore, il
savait forcément que j’étais coincée dans cette maudite cabane jusqu’à
ce que quelqu’un pense à me rappeler.
Je laissai passer cinq minutes, puis je recommençai, et je me
détestais. Parce que, sérieux, j’étais en train de passer dans le camp de
ces filles désespérées qui se ridiculisent pour des garçons – des garçons
qui ne voulaient pas d’elles ou qui ne pouvaient pas être avec elles.
Mon estomac faisait le grand huit, comme la nuit dernière juste avant
que je balance tous ces trucs vraiment stupides.
Après la deuxième sonnerie, l’appel bascula sur sa boîte vocale.
Qu’est-ce que… ?
Mon estomac se figea – et moi aussi.
J’eus l’impression que le silence se faisait autour de moi quand
j’entendis le message de son répondeur. Comme dans un brouillard, je
mis fin à l’appel et laissai lentement retomber mon bras. Il avait refusé
mon appel. Il avait osé me renvoyer sur sa boîte vocale.
Je ne sais pas combien de temps je restai plantée là. Et j’y serais
sans doute encore si je n’avais pas entendu une brindille se briser
derrière moi.
Me retournant brusquement, je sentis mon cœur sombrer. Petr se
tenait devant moi, les mains enfoncées dans les poches de son jean. La
température s’était rafraîchie, mais il ne portait qu’un mince tee-shirt,
dont je ne distinguais pas le motif dans l’obscurité maintenant plus
épaisse.
Petr éclata de rire – plutôt un ricanement.
— C’est vraiment trop facile.
— Quoi donc ?
Je reculai d’un pas, sans le quitter des yeux. Un sourire cruel étira
ses lèvres.
— C’est ici que tu te caches ? Dans une cabane dans les arbres ? Tu
n’as vraiment aucune fierté.
Le malaise que j’éprouvais céda le pas à l’agacement.
— Qu’est-ce que tu fais là ?
Petr regarda ostensiblement autour de lui.
— À ton avis ? Je viens voir à quoi ressemble ta minable existence
une dernière fois.
Une boule de glace m’étreignit la poitrine.
— On t’a dit de me laisser tranquille.
— Ah oui ? C’est ça qui est bizarre. On m’a dit des tas de choses
différentes.
Il avança lentement sur moi, tête baissée, comme le prédateur qu’il
était.
— Qu’est-ce que ça fait d’être mise au rebut comme un chien
galeux dont personne ne veut ? Même Zayne a l’air de s’être lassé de
toi.
Ses paroles me blessèrent, parce que quelque part c’était la vérité,
sauf que je me sentais davantage comme une mule dont personne ne
veut que comme un chien galeux. Mais je me refusais à le lui montrer.
— Et qu’est-ce que ça fait d’être un pauvre type ?
Les yeux de Petr n’étaient plus que deux fentes tandis qu’il
continuait de tourner autour de moi.
— Tu sais ce qui est le plus drôle dans tout ça ?
— Non. Mais je suppose que tu vas me le dire ?
Il m’adressa un petit sourire moqueur.
— Tu ne sais même pas pourquoi les Alphas sont venus. Tu ne
connais même pas la vraie raison pour laquelle les démons en ont
après toi.
Mes doigts se refermèrent sur mon téléphone et mon cœur
s’emballa.
— Et tu vas me le dire ?
Il bondit si vite en avant que je ne le vis même pas se déplacer.
Enroulant un long doigt autour de mon collier, il tira suffisamment fort
pour que la chaîne morde ma peau. Ses yeux descendirent sur la
bague.
— Tu ne sais même pas ce que c’est.
Je lui arrachai le collier et reculai d’un pas. Était-il au courant pour
Lilith ? Peu importe. Que les Alphas aillent se faire foutre ! Je le
contournai, mais il m’attrapa par le bras.
— Où comptes-tu aller comme ça ?
Je baissai les yeux sur sa main, m’efforçant de repousser la panique
qui s’était emparée de moi. Montrer sa peur n’était jamais une bonne
idée.
— Lâche-moi.
Les lèvres de Petr se retroussèrent et des signaux d’alarme se
mirent à clignoter. J’étais trop loin de la maison pour qu’on m’entende
crier, et je savais que tous ceux qui auraient pu me venir en aide
étaient occupés ailleurs.
Je carrai les épaules.
— Tu te souviens de ce qui est arrivé la dernière fois ?
Malgré lui, sa main se porta sur la légère cicatrice qui ornait sa
mâchoire. Un cadeau de Zayne.
— Je vais faire bien pire que te casser la mâchoire si tu ne me
lâches pas.
Le rire glacial de Petr me cueillit comme un direct à l’estomac, et
un terrible sentiment d’impuissance menaça de me submerger.
— On aurait dû faire ça depuis longtemps, mais je suis content que
ça n’ait pas été le cas. Je vais prendre mon pied à régler le problème
moi-même.
Dans un éclair de compréhension, je pris conscience que Petr n’était
pas seulement venu m’insulter. Il était là pour me tuer. Cette réalité en
tête, je pris une profonde inspiration, mais la panique m’empêchait de
respirer.
— Tu ne vas pas t’en tirer comme ça.
— Oh, je crois que tout ira bien pour moi.
Mon instinct prit le dessus. Je bondis sur le côté, le surprenant, et
sa prise se relâcha. Je me rappelai soudain que je tenais mon téléphone
et tapai sur l’écran à l’aveuglette, priant pour appeler quelqu’un –
n’importe qui. Avant qu’il puisse se ressaisir, je lui balançai un coup de
genou dans l’estomac.
Je me libérai, pivotai sur moi-même et détalai mais il m’attrapa par
les cheveux et me tira la tête en arrière. Petr saisit mon téléphone et
me tordit le poignet jusqu’à ce que je lâche prise, puis le jeta dans les
buissons.
Une vague de terreur m’envahit, ainsi qu’une bouffée de rage pure.
Je me jetai sur lui, plantant mes ongles dans sa joue. Hurlant de
douleur, il me lâcha et je lui crochetai la jambe.
Il se dégagea et m’envoya un coup de poing qui m’étala sur le sol.
Sonnée, je rampai loin de lui, mais il m’agrippa par l’épaule et me
retourna sur le dos.
Sur notre gauche, les buissons bruissèrent soudain, détournant
l’attention de Petr. Il me lâcha et j’en profitai pour me mettre à quatre
pattes au moment où une créature – noire et luisante munie de longs
crochets – surgissait des feuillages. Bambi ? Sans même me demander
ce que le serpent faisait ici, je priai pour qu’elle avale Petr.
Bambi traversa la clairière à la vitesse de l’éclair, ses crochets
brillant dans sa gueule ouverte. Avec un grognement guttural, Petr fit
volte-face et saisit le serpent juste sous la tête. Elle se mit à siffler,
essayant de le mordre, mais avec un juron il la projeta contre un arbre.
Bambi heurta le tronc dans un bruit mat et s’effondra sur le sol. Elle ne
bougeait plus.
La terreur se répandit en moi comme un virus. Je lançai mon poing,
visant n’importe quelle partie de son corps.
— Espèce de petite salope de démone, cracha Petr, interceptant
mon bras. Un familier ? Tu as un familier ? Même Abbot me
remerciera.
Un cri s’étrangla dans ma gorge tandis que je remontais mon genou
dans son estomac. Petr grogna, puis son poing se détendit, s’écrasant
sur mon visage. Je n’entendais plus que le sifflement dans mes oreilles.
J’inspirai de l’air et du sang, me débattant furieusement sous son poids.
J’en étais réduite à lutter comme un animal sauvage.
— Arrête. Arrête ça, dit Petr, repoussant ma tête en arrière. Ce sera
bien plus facile si tu ne résistes pas.
Un instinct différent prit alors naissance en moi – pas celui d’un
Gardien, mais un instinct plus sombre, venu d’une part de moi plus
puissante que l’instinct de survie. Petr pensait qu’il me tenait à
sa merci ? Qu’il le croie. Tout ce qu’il me fallait, c’était qu’il baisse
encore la tête de quelques centimètres. Le démon en moi grogna son
approbation.
— Voilà.
Les griffures sur sa joue s’étendaient, suintant le sang.
— Cela doit être fait. Le monde se portera mieux quand tu seras
morte.
La confusion et l’odeur de son eau de toilette épicée me
suffoquaient. J’avais l’impression que ma peau allait éclater. Le démon
en moi voulait sortir.
— Tu vas demander grâce.
Il releva les yeux, son regard pâle infusé de feu.
— Ils le font tous. Ils implorent tous notre pitié juste avant qu’on
les renvoie en enfer.
Sa main descendit brutalement sur mon corps.
— Aucune fierté. C’est dans l’ordre des choses. Regarde-toi.
Des larmes de frustration et de peur coulaient sur mes joues,
mêlées à la terre et au sang, mais Petr ne se laisserait pas attendrir. Je
ne pouvais pas rester comme ça – allongée sous lui à attendre. Je me
redressai, agrippant les cheveux courts sur sa nuque pour amener son
visage vers le mien.
Petr plaqua une main sur ma bouche, me repoussant la tête en
arrière.
— Oh non, pas question.
La montée de panique s’emballa. Sa main écrasait ma lèvre fendue
et m’empêchait de respirer. Je martelai ses bras et son torse de coups
de poing. Le tissu fin de mon caraco se déchira, puis il referma ses
doigts autour de ma gorge. Je sentais chaque caillou du sol s’enfoncer
dans mon dos, et dans le chaos de mes pensées désordonnées, je me
souvins des paroles de Roth. « Les âmes les plus pures sont capables
des plus grands maux. Personne n’est parfait, peu importe qui l’on est
et quel camp on défend. »
Rien n’était plus vrai.
Le désespoir occulta ma raison. Je plantai mes ongles dans sa main,
mais l’air ne passait plus, quoi que je fasse. Mes membres me
paraissaient gourds tandis que je m’étouffais dans mes propres larmes.
Ses doigts me faisaient mal alors qu’il tentait de m’écarter les jambes,
et je les serrai de toutes mes forces. Je levai les yeux vers le ciel
nocturne et la silhouette pâle de la lune lointaine.
Un sentiment de défi me gagna soudain. Je tendis le cou pour faire
glisser ses mains, puis je le mordis aussi fort que je pouvais. Sa peau se
déchira entre mes dents et du sang chaud gicla. Petr bondit en arrière,
hurlant comme un damné. Le coup qu’il m’assena projeta ma tête en
arrière contre le sol dur. Des étoiles obscurcirent ma vision.
Ne t’évanouis pas. Ne t’évanouis pas.
J’ouvris les yeux d’un coup ; ils me brûlaient de façon inhabituelle.
Et quelque chose en moi céda. Peut-être que le démon avait fini par se
libérer. Peu importait.
Je me redressai, agrippant les côtés de son visage. Mon geste le
surprit, ce qui me laissa le temps d’arrimer ma bouche à la sienne.
J’aspirai un grand coup, sentant la première vapeur de son âme.
J’inspirai de nouveau et il devint comme fou, frappant mes bras et
ma poitrine. Je tins bon, buvant son âme petit à petit tandis qu’il
gémissait. Son goût n’était pas celui que j’attendais d’une âme pure.
Son essence était visqueuse, empesée de sang et de haine.
Petr était en train de changer de forme et ses doigts griffus
s’enfoncèrent dans mon cou, autour de ma chaîne d’argent. Les
dernières volutes de son âme me résistèrent, mais je parvins à les
extirper et à les avaler. Il recula, et quand sa bouche se décolla de la
mienne, un sanglot haché m’échappa.
Alors qu’il arquait le dos, les bras étendus de chaque côté de son
corps, son teint devint cireux. Des veines protubérantes gonflèrent sur
sa gorge puis s’obscurcirent, comme si de l’encre avait été injectée dans
son sang. Un réseau de vaisseaux sombres se dessina sur ses joues et le
long de ses bras nus. Il fut parcouru d’un frisson, puis se dressa sur la
pointe des pieds comme s’il n’était plus qu’une marionnette.
Pénétrée d’une chaleur intense et d’une sensation de vertige, je
tentai de me relever, mais mes jambes ne m’obéissaient pas en dépit de
mon instinct de survie qui reprenait le dessus. Sauve-toi. Sauve-toi. Ce
qui arrivait à Petr, quoi que ce soit, n’était pas normal, mais son âme…
Ah… Goûter à une âme, c’était comme s’administrer une dose de la
drogue la plus pure. Son feu bouillonnait dans mes veines, effaçant la
douleur et la peur. J’avais déjà goûté à une âme avant ce jour, mais je
n’en avais jamais absorbé une entièrement.
Les humains s’étiolaient en quelques minutes après qu’on avait pris
leur âme pour devenir des spectres. Apparemment, c’était tout autre
chose pour les Gardiens.
Obligeant mes muscles à bouger, je me redressai en position assise.
Grisée, je luttai pour rassembler mes esprits malgré la torpeur qui
gagnait mon corps. Mes muscles se détendaient et le ciel tournoyait au-
dessus de moi, mais Petr…
Son corps se tordit et il rejeta la tête en arrière, la bouche grande
ouverte dans un hurlement silencieux. Des crocs apparurent entre ses
lèvres gris pâle. Ses vêtements se distendirent et se déchirèrent. Petr se
transformait. Peut-être que je n’avais pas pris son âme. Peut-être que
j’hallucinais.
Dans un jaillissement d’os perçant sa peau, les ailes de Petr se
déployèrent, à presque deux mètres de chaque côté de son corps. Il fut
agité d’un soubresaut dans les dernières phases de la transformation,
puis se figea pendant quelques instants, et il baissa soudain la tête.
Les yeux de Petr étaient rouges comme le sang.
Et ça… ce n’était pas bon du tout.
Mes paumes glissèrent sur le sol et je me retrouvai sur le dos. Un
petit rire s’échappa de mes lèvres molles. Le cœur battant, je tentai de
me relever. Au fond de moi, j’étais consciente que j’aurais dû avoir
peur, mais plus rien ne pouvait m’atteindre. J’aurais pu embrasser le
ciel si je l’avais voulu.
Le sol trembla alors que Petr avançait dans un grognement sourd. Il
étendit un bras musclé, prolongé de griffes mortelles. Les lèvres
retroussées en un rictus, il s’accroupit devant moi.
Une forme plus imposante et plus rapide se détacha des ombres,
fondant sur nous. Dans mon esprit embrumé, je songeai que c’était
peut-être un autre Gardien venu aider Petr à finir ce qu’il avait
commencé.
Petr se redressa, pivotant vers la silhouette qui arrivait sur nous,
mais c’était trop tard.
La masse sombre prit forme en un instant. Les traits du visage
m’étaient familiers, mais plus acérés, comme si la peau s’était étirée sur
les os. Des pupilles verticales fendaient des iris couleur d’ambre.
Petr se ramassa sur lui-même en poussant un cri guttural. Un
liquide chaud gicla, éclaboussant mon jean et mon ventre, et l’air
s’emplit d’une odeur métallique.
— Voilà ce qui arrive aux enfoirés, dit Roth avant de tirer
violemment son bras en arrière.
Une longue structure épineuse pendait au bout de sa main – une
colonne vertébrale.
— Et ça, c’est pour avoir lancé Bambi.
CHAPITRE 12

Trop ahurie pour articuler quoi que ce soit, je regardai Roth lâcher
la colonne vertébrale sur le sol. Avec un rictus de dégoût, il enjamba le
corps de Petr et s’accroupit à côté de moi.
— Est-ce que ça va ? me demanda-t-il.
Comme je ne répondais pas, il avança vers moi une main
ensanglantée, sur laquelle il baissa les yeux. Il marmonna quelque
chose entre ses dents avant de la retirer et de l’essuyer sur son jean.
— Layla ?
Les traits de son visage n’étaient plus aussi anguleux, mais ses yeux
avaient conservé leur lueur d’ambre. L’euphorie que j’avais éprouvée
avait atteint son pic et commençait à se dissiper progressivement,
comme emportée par une brise paresseuse. Des élancements de
douleur revenaient partout dans mon corps. J’ouvris la bouche pour lui
répondre, mais seul un filet d’air en sortit. Mon regard dériva vers le
corps.
— Ne regarde pas, dit Roth, une main sur ma jambe.
Je sursautai, reculant loin de lui, et ma respiration s’accéléra.
— D’accord, dit Roth, et il se tourna vers Bambi, qui reprenait
conscience.
Reportant son attention sur moi, il siffla doucement et le serpent se
dressa pour s’avancer vers lui, puis se désintégra en une nuée sombre,
qui remonta le long de son bras et se fondit à sa peau, la queue du
tatouage enroulée autour de son coude. Roth ne me quittait pas des
yeux.
— Layla, dis quelque chose.
Je clignai lentement les paupières.
— Merci…
La mâchoire de Roth se crispa tandis que son regard demeurait
plongé dans le mien quelques instants supplémentaires, puis il se
tourna vers le corps.
— Il faut que je m’occupe de ça, et puis je… je m’occuperai de toi.
Roth ramassa le cadavre et les autres morceaux, puis disparut dans
l’épais sous-bois de la forêt. Roulant sur le flanc, je parvins à m’asseoir,
adossée contre un arbre. Des pensées chaotiques défilaient dans ma
tête.
J’avais pris une âme – une âme pure.
Mon ventre se noua.
La chaleur qui m’avait enveloppée disparut et je me mis à trembler
sans pouvoir me contrôler.
J’avais pris une âme.
Roth se matérialisa devant moi, surgi de nulle part, le devant de
son jean mouillé et les mains propres. Il avait dû se nettoyer dans le
ruisseau voisin.
En silence, il s’approcha de moi sans gestes brusques, comme s’il
craignait de m’effrayer, puis il glissa un bras sous mes genoux et me
souleva. J’aurais dû lui demander où il m’emmenait, mais je voulais
seulement partir d’ici, aussi loin que possible.
Son corps se modifia contre le mien, acquérant une dureté
semblable à celle des Gardiens quand ils se transformaient. Une onde
de chaleur irradia de sa peau et je reconnus le bruit familier d’un
déchirement. Deux ailes aussi noires que la nuit se déployèrent de
chaque côté de son corps, gracieusement arquées. Leurs extrémités
étaient prolongées de deux cornes incurvées et pointues. Elles
possédaient une envergure de pratiquement trois mètres, les plus
grandes que j’aie jamais vues.
Je me tassai légèrement sur moi-même, retenant mon souffle. Sa
peau avait l’apparence de l’onyx poli, davantage un exosquelette qu’un
épiderme. Contrairement aux Gardiens, aucune corne ne perçait son
crâne noir et lisse. Une terreur glaciale me transperça le cœur. Voir
Roth sous sa forme véritable était un rappel très concret de ce qu’il
était vraiment – un démon.
Mais j’étais moi-même à demi-démone et Petr… tout Gardien qu’il
était, avait voulu me tuer. Rien ne me paraîtrait plus noir ou blanc
désormais.
Je levai les yeux sur le visage de Roth. Deux yeux dorés croisèrent
les miens et c’était comme s’il lisait dans mes pensées.
— Amusant à quel point démons et Gardiens se ressemblent, n’est-
ce pas ?
Je ne répondis rien, mais un coin de sa bouche se releva dans ce
petit sourire qui n’appartenait qu’à lui.
— Ferme les yeux, Layla. Ça ira vite.
Sans me laisser l’occasion de protester, il cala ma tête dans le creux
de son épaule et s’accroupit. Un puissant tremblement secoua tout son
corps quelques secondes avant qu’il prenne son envol.
Le cœur battant, je fermai les yeux et me blottis contre lui. Cela
requérait une sacrée confiance de ma part. Si Roth décidait de me
lâcher, je n’avais pas d’ailes à déployer pour ne pas m’écraser sur le sol.
Et même si je doutais que cela fasse partie de ses plans, mon anxiété
atteignit de nouveaux sommets et mon cœur s’emballa encore.
Roth me serra plus fort contre lui et murmura quelque chose que le
vent emporta. Le vol jusqu’à notre destination se déroula pour moi
comme dans un brouillard, mais acheva bel et bien de dissiper mon
euphorie. Quand nous touchâmes le sol, tout mon corps n’était plus
qu’une masse percluse de douleurs lancinantes. Je tremblais tellement
que je ne m’étais même pas aperçue qu’il avait repris forme humaine
avant qu’il penche son visage sur moi.
— Tu tiens le coup ?
Les pupilles de ses yeux de miel étaient toujours verticales.
J’acquiesçai, ou du moins je le crus. Derrière son épaule, je distinguai
des immeubles d’habitation aux fenêtres éclairées qui ressemblaient à
un échiquier.
— Où… sommes-nous ?
Articuler ces mots me tira une grimace de douleur.
— Chez moi.
Chez lui ? Roth ne développa pas davantage et se mit en marche. Il
me fallut quelques secondes pour me rendre compte que nous étions
dans une ruelle étroite à l’arrière d’un grand bâtiment. La porte devant
nous s’ouvrit et la silhouette d’un homme se découpa dans l’obscurité.
Il semblait avoir dans les vingt-cinq ans. Ses cheveux d’un blond
presque blanc étaient tirés en queue-de-cheval, mais ses sourcils
agréablement arrondis étaient noirs. À l’instar de ceux de Roth, ses
yeux avaient la couleur du miel. C’était un démon, à n’en pas douter,
mais il nous tenait la porte ouverte.
— Pour une surprise…
— Boucle-la, Caïman.
Caïman emboîta le pas de Roth. Nous étions dans une cage
d’escalier et nous montions.
— Dois-je m’inquiéter ? Parce que si c’est celle que je crois et que
c’est toi qui l’as mise dans cet état, il faut vraiment que je le sache
avant qu’une flotte de Gardiens réduise mon immeuble en miettes.
J’étais vraiment si mal en point ? Et comment ce type savait qui
j’étais ?
— Ce n’est pas lui qui a fait ça.
— Je suis heureux de l’apprendre, mais…
Roth passa un palier.
— Les Gardiens sont le cadet de nos soucis en ce moment.
L’autre démon haussa un sourcil.
— Ça, c’est ton opinion… et tu as tort. Les Gardiens…
— Je ne t’ai pas déjà dit de la boucler ?
Caïman sourit de toutes ses dents en passant devant nous pour
ouvrir la porte du quinzième étage.
— Et depuis quand je t’écoute ?
— Pas faux, grogna Roth.
Caïman s’effaça, une main sur la poignée.
— Vous avez besoin de quelque chose ?
— Pas pour l’instant, répondit Roth, qui s’immobilisa et se tourna
vers l’autre démon. Je descendrai te voir plus tard. Ne t’inquiète pas. Je
te raconterai tout.
Un zeste d’humour fit étinceler les yeux de Caïman.
— Super. Je suis toujours preneur d’une bonne histoire.
Et il disparut du couloir, comme s’il s’était dématérialisé.
— Je… je peux… marcher.
— Je ne préfère pas pour le moment, et de toute façon, on est
arrivés.
Nous nous arrêtâmes devant une porte peinte en noir. Elle s’ouvrit
sans intervention de sa part et un plafonnier déversa une lumière
brillante dès que nous en franchîmes le seuil. Je clignai les yeux le
temps de m’adapter à l’éclairage.
Son chez-lui ailleurs qu’en enfer était plutôt sympa. Un loft
immense digne d’un roi, pour être exacte. Les murs peints en blanc
étaient nus à l’exception de quelques tableaux abstraits plutôt
macabres. Un grand lit trônait au milieu, recouvert de draps rouges et
noirs. Un écran de télé accroché au mur, au pied duquel s’entassaient
des piles de livres et de DVD. Un piano au fond de la pièce, à côté
d’une porte fermée.
En d’autres circonstances, j’aurais foncé tout droit sur les livres et
les DVD, mais quand il me déposa doucement sur le lit, je ne bougeai
pas, engourdie et la tête vide.
— Pourquoi a-t-il fait ça ?
La voix de Roth était étrangement calme.
— Est-ce que… Bambi va bien ? lui demandai-je au lieu de
répondre à sa question.
Il fronça les sourcils.
— Bambi va bien.
Bizarre d’être soulagée sur le sort d’un serpent démoniaque.
— Ça fait deux fois qu’elle vient à mon secours.
Je levai les yeux sur lui.
— Et toi aussi.
— Comme je te l’ai déjà dit, on dirait que Bambi t’aime bien. Elle
garde un œil sur toi…
Quand moi, je ne peux pas semblait être la fin de la phrase qu’il
laissa en suspens. Je baissai les yeux, totalement larguée sur à peu près
tout. Tous les démons étaient-ils vraiment maléfiques ? Comment cela
était-il possible alors que l’un d’eux m’avait sauvée d’une créature
censée protéger tout le monde ?
— Réponds à ma question, Layla.
J’hésitai. Parce que… je n’étais pas sûre de pouvoir dire pourquoi
Petr avait fait ça. Je n’étais pas prête à prononcer ces mots, parce qu’ils
rendaient toute la situation douloureusement réelle. En cet instant, je
ne pensais pas en avoir la force.
Il me dévisagea un long moment, puis se dirigea vers une chaise
basse, où il prit une couverture pliée sur le dossier.
— Tiens, dit-il en la drapant autour de mes épaules avec
délicatesse. Tu as l’air d’avoir froid.
Lentement, je lâchai mes vêtements déchirés, plongeant mes doigts
dans le riche tissu incroyablement doux que je resserrai autour de moi.
Je ne savais pas ce que c’était. Peut-être du cachemire ? C’était noir, en
tout cas, ce qui correspondait bien à Roth.
Il m’observa encore pendant quelques instants, sans rien dire, puis
se tourna. Je suivis des yeux le mouvement de ses muscles tandis qu’il
attrapait le bas de son tee-shirt souillé pour le faire passer par-dessus
sa tête. Les muscles de ses bras se fléchirent quand il le jeta sur le sol.
Il avait un grand tatouage le long du flanc : quatre lignes d’une belle
écriture dans une langue que je n’avais jamais vue.
En dépit de mon esprit malmené, j’appréciai malgré moi tout ce que
je voyais. Quand il se retourna pour prendre un tee-shirt sur une pile
de vêtements bien rangés, je profitai de son côté face. Il était tout en
muscles fins et ciselés. Très gracieux. Son pantalon descendait bas sur
ses hanches et on aurait dit que quelqu’un avait pressé les doigts au-
dessus de son bassin, y laissant des empreintes. Le relief de ses
abdominaux semblait surnaturel.
Bambi était enroulée autour de son biceps, et un étrange tatouage
circulaire surmontait son pectoral droit. Un autre tatouage s’étalait sur
son ventre. Un dragon, la tête renversée en arrière et la gueule ouverte,
aux ailes repliées contre un dos écailleux, et dont la queue disparaissait
sous la ceinture de son pantalon.
J’aurais dû détourner les yeux, mais mon regard restait fixé sur
l’emplacement où la queue devait se trouver.
Roth enfila un tee-shirt propre et je poussai un soupir. Il se dirigea
ensuite vers une petite cuisine et ouvrit un placard, puis revint vers
moi, dévissant une bouteille.
— Tu devrais boire un peu de ça. Ça te fera du bien.
J’acceptai la bouteille, dont je bus une longue gorgée. La liqueur
me brûla les lèvres et la langue, mais me réchauffa agréablement les
entrailles. Roth disparut dans ce que je supposais être une salle de
bains. Quelques instants plus tard, j’entendis couler l’eau. Quand il
revint, il tenait une serviette à la main.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Je vais te nettoyer la figure.
Il s’accroupit devant moi, balayant mon visage des yeux.
— Ça fait mal quand tu parles ?
Ça me faisait surtout mal de me taire.
— Un peu.
Je bus une autre gorgée au goulot, poussant un petit cri quand la
liqueur coula sur ma lèvre fendue. Roth me prit la bouteille des mains,
la posant hors de ma portée, et je soupirai.
— Comment cicatrises-tu d’habitude ?
— Plus vite qu’un humain, mais pas comme les Gardiens ou… toi.
Avec un peu de chance, la plupart de mes ecchymoses auraient
disparu dans quelques jours. Mes blessures n’étaient pas le problème,
pourtant, à côté de tout le reste.
Il me tamponna la lèvre avec un coin de la serviette d’un geste
étonnamment doux.
— Je veux savoir pourquoi il a fait ça, Layla. Tu dois me le dire.
Je détournai la tête et fermai les yeux. Une douleur aiguë me
transperça la poitrine comme une blessure dans ma chair. Je savais –
bon Dieu, j’en étais sûre – qu’il n’y avait pas que Petr qui voulait ma
mort. Tout cela faisait partie d’un plan : l’arrivée des Alphas, les
hommes du clan qui avaient tous disparu comme par enchantement, y
compris Zayne qui ne répondait pas à mes appels. Je me sentais trahie
et la blessure était profonde.
Il me prit doucement par le menton pour tourner ma tête vers lui.
— Parle-moi, Layla.
Je rouvris les yeux, ravalant mes larmes.
— Il voulait… il voulait me tuer. Il a dit que le monde se porterait
mieux sans moi.
Un muscle tressaillit sur la mâchoire de Roth et ses yeux
étincelèrent d’un éclat fauve, mais ses gestes restaient si doux que
j’avais du mal à croire que c’était lui qui me tenait le menton.
— A-t-il dit pourquoi ?
— Il a dit que les Gardiens auraient dû me tuer quand ils m’ont
trouvée. Petr m’a toujours détestée, mais là…, c’était autre chose.
Je racontai à Roth les événements, m’interrompant de temps à
autre quand ma mâchoire devenait trop douloureuse.
— Je n’ai pas eu le choix.
— Le choix de quoi ? Tu ne l’as pas tué. C’est moi qui m’en suis
chargé. Et je serais heureux de recommencer.
Je secouai la tête et ça me faisait mal.
— J’ai pris son âme, Roth. Je ne sais pas ce qui s’est passé. Il ne
s’est pas consumé comme un humain. Il a changé de forme et ses yeux
étaient rouges.
Il se figea, plongeant son regard dans le mien.
— Tu as pris son âme ?
Les larmes me montèrent aux yeux.
— Layla, insista-t-il doucement. Tu as pris son âme entièrement ?
— Je crois.
Ma voix se fêla.
— Oui. C’est ce que j’ai fait.
Les yeux de Roth s’assombrirent.
— Tu as fait ce qui s’imposait. Tu ne dois pas te sentir coupable, tu
m’entends ? Il… te faisait du mal. Ce petit salopard méritait la mort.
Je ne trouvai rien à répondre et Roth appliqua la serviette sur mon
arcade sourcilière. Il nettoya toutes mes plaies sans un mot et avec
soin. Je regardai battre le muscle sur sa mâchoire et ses pupilles
reprendre progressivement leur apparence normale jusqu’à ce qu’il se
lève et revienne avec une autre serviette.
— C’est vraiment moche ? lui demandai-je quand le silence
commença à me peser.
Roth sourit, pour la première fois depuis qu’il m’avait trouvée.
— Pas autant que ça aurait pu l’être. Tu as la lèvre fendue, et tu vas
avoir un sacré bleu sur la mâchoire…
Ses doigts effleurèrent ma tempe.
— … et là aussi. Mais tu es plus résistante que tu en as l’air.
Cela aurait dû me soulager, mais ce n’était pas si simple. Je sentais
toujours les mains de Petr sur moi et je le revoyais après que j’avais pris
son âme. Roth entreprit tout doucement d’écarter les bords de la
couverture, mais je la serrai plus fort.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Je m’assure que tu vas bien.
— Non.
Je m’éloignai de lui avec l’impression que les murs se refermaient
sur moi.
— Je vais bien.
— Je ne te ferai pas de mal.
Roth posa lentement sa main sur mon épaule, et je grimaçai quand
la douleur fusa tout le long de mon bras. Son regard se durcit.
— Laisse-moi t’examiner. Je ne te ferai pas mal, d’accord ? C’est
promis.
Je le regardai fixement pendant ce qui me parut une éternité, puis
je hochai la tête et lui abandonnai la couverture. Sans attendre que je
change d’avis, il la retira de mes épaules et j’eus envie de la reprendre
quand j’entendis son exclamation étouffée. Je sentis la serviette
descendre sur mon cou et entre les parties déchirées de mon caraco.
— Il t’a griffée, expliqua Roth après un moment. Était-il sous sa
forme véritable quand il a fait ça ?
— Non.
Je rouvris les yeux.
— Il a débuté sa transformation quand j’ai commencé à prendre
son âme, mais ne l’a achevée qu’après.
Avant que Roth puisse me répondre, je sentis quelque chose de
doux et de chaud effleurer ma cheville, et je baissai les yeux, surprise.
Un minuscule chaton blanc me regardait de ses grands yeux bleus
comme le ciel.
— Un chaton ?
— Oui. C’est un chaton.
Sidérée que Roth puisse posséder un animal aussi mignon, je me
penchai, en dépit de la sensation de vertige, tendant la main vers la
petite boule de poils qui ronronnait comme un moteur miniature. Un
second chaton émergea alors de sous le lit. Entièrement noir, le poil
touffu et de la même taille que le premier, il sortit en se tortillant et
sauta sur le dos du chaton blanc. Ils roulèrent sur le sol, crachant et
donnant des coups de patte à qui mieux mieux.
— Tu en as deux ?
Roth désigna la tête du lit.
— Trois.
Un troisième petit chat, noir et blanc, pointa la tête derrière un
oreiller. Il trotta jusqu’à moi, me donnant un coup de patte prolongée
de griffes étonnamment acérées.
— Je… n’arrive pas à croire que tu aies des chatons.
J’agitai les doigts et le petit bonhomme s’étira pour les attraper.
— Comment ils s’appellent ?
Roth poussa un grognement.
— Celui-ci, c’est Furie. Le blanc s’appelle Nitro et le noir Thor.
— Quoi ? Des noms aussi terribles pour ces trois adorables
créatures, mais tu baptises Bambi un serpent géant ?
Il se pencha sur moi, déposant un baiser sur mon épaule, si rapide
que je n’étais pas certaine qu’il l’ait vraiment fait.
— Il y a de la douceur dans le mal, dit-il. Et souviens-toi que les
apparences sont trompeuses.
J’approchai ma main, faisant courir mes doigts sur la tête du
chaton.
— Si j’étais toi, je ne ferais pas…
Furie planta ses griffes et ses dents dans ma main. Je poussai un cri
et la retirai vivement, mais il y resta accroché comme un petit vampire.
Roth saisit le petit animal, qu’il détacha doucement de ma main.
— Vilain petit chaton, l’admonesta-t-il en le reposant par terre à
côté de ses frères.
Je considérai le petit chat démoniaque léchant ses griffes tachées de
mon sang, puis je regardai Roth.
— Je ne comprends pas.
— Disons seulement qu’ils ne sont pas toujours aussi mignons. Ils
peuvent devenir très féroces si on les provoque, mais même tels qu’ils
sont là, les chiens de l’enfer les redoutent.
Le petit chat blanc bondit sur le lit, s’étirant de tout son long en
bâillant. Il me dévisagea, l’air de se demander ce que je faisais là.
Roth s’empara de ma main et porta à ses lèvres mon doigt blessé,
sur lequel il déposa un baiser, me surprenant encore.
— Tout ira bien.
Je sentis une fois de plus les larmes me monter aux yeux.
— Que… Qu’est-ce que je vais faire ? J’ai pris une âme – une âme
pure.
Roth s’assit à côté de moi.
— Ça va aller.
Un rire étranglé m’échappa.
— Tu ne comprends pas. Je n’ai pas le droit… de prendre des âmes.
Quelle que soit la situation.
— Ce n’est pas ce qui doit t’inquiéter, dit-il avec fermeté. Je vais
m’occuper de ça.
J’avais envie de le croire, mais je ne voyais pas comment il pourrait
s’occuper de quoi que ce soit. On ne pouvait pas revenir en arrière.
Roth avança la main, la posant sur le côté de ma mâchoire qui
n’était pas en feu.
— Tout va s’arranger, tu verras. Tiens, tu as un petit visiteur,
ajouta-t-il après une pause.
Je baissai les yeux. Le petit chaton blanc vint se frotter contre mon
flanc, levant vers moi ses yeux bleus en amande. Je mourais d’envie de
le prendre sur mes genoux, mais je tenais à mes doigts. Le petit félin
recommença à se frotter contre moi, comme pour me mettre au défi de
le caresser.
L’émotion me noua la gorge alors que je prenais conscience que je
n’avais pas vraiment remercié Roth.
— Pourquoi es-tu venu à mon secours ? Je veux dire, je te remercie
– je ne pourrai jamais assez te remercier d’être arrivé au bon
moment –, mais…
Mais je ne comprenais pas comment un démon avait pu me sauver
d’un Gardien.
Il haussa les épaules, laissant retomber sa main.
— Je suis beaucoup de choses, Layla. Mais j’ai moi aussi mes
limites.
Le silence retomba entre nous et Roth continua de nettoyer mes
plaies. Il était doué pour ça – soigner quelqu’un. Ce n’était sûrement
pas en enfer qu’il avait appris ça.
Quand il eut terminé, il me donna un pantalon de jogging et un
tee-shirt à lui, et je me dirigeai vers sa salle de bains. Marcher me
faisait mal partout et je me sentais mal à l’aise. Dans la pièce
brillamment éclairée, j’examinai mon reflet. Mes yeux semblaient plus
grands que d’habitude, et d’un gris plus brillant qui me donnait l’air
farouche. Le côté droit de ma mâchoire virait déjà au violet profond,
assorti au bleu en train de se former sur mon front. J’avais une belle
coupure, mais je n’aurais sans doute pas besoin de points de suture. Et
ma lèvre fendue ressemblait à une injection de Botox qui aurait mal
tourné.
Je retirai mes vêtements, grimaçant de douleur mais aussi à la vue
des marques bleues et violettes qui couvraient mes épaules et ma
poitrine. Les griffures de Petr commençaient sous ma gorge, trois
longues traînées d’une dizaine de centimètres. Je me changeai
rapidement, incapable de me regarder plus longtemps.
Quand je revins, Roth se trouvait près de la fenêtre. Il se retourna,
un semblant de sourire admiratif aux lèvres.
— Je savais que tu serais canon dans mon pantalon.
Je n’aurais pas cru en être encore capable, mais j’éclatai pourtant
d’un rire timide.
— Très original.
Se détachant du mur, il indiqua la porte fermée que j’avais
remarquée plus tôt.
— Je voudrais te montrer quelque chose. Tu te sens d’attaque ?
Intriguée malgré moi, j’acquiesçai. Il ouvrit la porte et me fit signe
de le suivre dans un escalier étroit. Il s’arrêta devant une autre porte,
me lançant un coup d’œil par-dessus son épaule.
— Promets-moi de ne pas te jeter dans le vide.
J’aurais levé les yeux au ciel si cela n’avait pas été si douloureux.
— Promis juré.
Il n’avait pas l’air convaincu, mais ouvrit tout de même la porte. Un
courant d’air frais me propulsa en avant, et je passai devant lui en
claudiquant.
— Ne saute pas du toit, s’il te plaît, dit-il en m’emboîtant le pas. Je
n’ai aucune envie de ramasser ce qui restera de toi sur le trottoir.
De légers dais de toile blanche ondulaient dans la brise parfumée,
sous lesquels étaient disposées plusieurs chaises longues et petites
tables. Mais ce fut surtout le jardin floral bien entretenu qui attira mon
regard. Des pots de toutes formes et tailles bordaient le toit. La plupart
des fleurs m’étaient inconnues, mais il y avait des roses et des lys
partout.
— C’est à toi ? demandai-je.
— Tout cela m’appartient.
Je m’arrêtai devant un grand pot, faisant courir mes doigts sur les
épais pétales. Dans la nuit, j’étais incapable de dire si cette fleur était
violette ou noire, mais son odeur acidulée était agréable.
— Tu jardines ?
— Je m’ennuie facilement, répondit-il, son souffle dansant sur ma
joue. Je trouve que c’est une façon supportable d’occuper mon temps.
Je ne l’avais pas entendu approcher. Je me tournai à moitié, la tête
penchée sur le côté.
— Un démon jardinier ?
Un coin de sa bouche se releva.
— Il y a plus bizarre.
— Vraiment ?
Roth pencha la tête à son tour.
— Tu serais surprise. J’en connais de mon espèce qui s’adonnent au
conseil fiscal quand ils viennent dans le monde d’en haut, d’autres qui
sont profs de gym. Et les démons adorent jouer à la balle au prisonnier.
Un petit rire m’échappa.
— Je savais bien que mon prof de sport était bizarre.
— Et moi, je pourrais jurer que Mme Cleo est un cerbère déguisé en
humain.
Je m’éloignai, hypnotisée par les milliers de lumières éclairant les
immeubles autour de nous. Dans le lointain, je reconnus la tour du
Nancy Hanks Center. Je frissonnai en me retournant vers Roth. Il était
tout près, mais je ne l’avais pas entendu se déplacer.
— Tu devrais t’asseoir.
Sans me laisser le choix, il me guida vers l’une des chaises longues
et je me retrouvai vite étendue dans des coussins moelleux. Toute
l’euphorie s’était dissipée. L’adrénaline avait fait long feu et tout ce qui
me restait était un corps transpercé de douleurs et la tête emplie de
questions.
Roth s’assit à côté de moi, sa hanche contre ma jambe.
— Comment tu te sens ?
Vaste question.
— Tout est tellement… sens dessus dessous.
— C’est vrai.
Levant les yeux vers lui, je faillis éclater de rire une fois de plus.
Son honnêteté sans fard me désarçonnait toujours. Sous le dais blanc,
son beau visage était éclairé par le clair de lune. Nos regards se
rivèrent l’un à l’autre.
— Je ne sais plus ce que je dois faire.
Ses pupilles ne me quittaient pas.
— L’as-tu jamais su ?
Bonne question. Je détournai les yeux.
— Tu es un drôle de démon.
— Je vais prendre ça pour un compliment.
Je lui adressai un petit sourire.
— Tu ne ressembles à aucun démon que je connais.
— Ah oui ?
Il fit courir ses doigts tout le long de mon bras, puis sur ma
clavicule, s’arrêtant juste avant une griffure.
— J’ai du mal à te croire. Nous autres démons, nous sommes tous
pareils. Nous convoitons les jolies choses, nous corrompons ce qui est
pur et nous prenons ce qui nous est interdit. Tu devrais avoir un fan-
club de démons.
Ses caresses étaient apaisantes, et je me mis à bâiller.
— Tu serais un membre de mon fan-club ?
— Oh, je crois même que j’en serais le président.
Il s’allongea à côté de moi, sur le flanc.
— Ça te plairait ?
Je savais ce qu’il faisait. Il essayait de me distraire. Et cela
fonctionnait.
— Je peux être sérieuse un moment ?
Sa main effleura mon autre épaule.
— Tu peux être tout ce que tu veux.
— Tu n’es pas si mauvais… pour un démon, tu sais.
Il s’étira, en appui sur un coude.
— Je n’irais pas jusque-là. Il n’y a pas plus mauvais que moi.
— Si tu le dis, murmurai-je.
Un moment s’écoula.
— Je…
— Je sais. Tu peux me croire. J’ai la réponse à toutes tes questions.
Et il faudra qu’on parle. Ce que tu sais n’est qu’une goutte d’eau dans
un océan chaotique. Et ce que tu vas apprendre bouleversera ton
univers.
Il se tut et le cœur me manqua.
— Mais ce n’est pas le moment, poursuivit-il. Tu as besoin de
dormir. À ton réveil, je serai là.
Tandis que je le contemplais entre mes paupières lourdes, je pris
conscience de tout ce que j’ignorais. Je n’avais pas la moindre idée de
si je pourrais un jour rentrer chez moi. Si j’avais jamais eu un chez-
moi… J’ignorais l’étendue de la trahison dont j’avais été victime, et si
elle incluait des Gardiens auprès desquels j’avais grandi. Je ne savais
pas de quoi demain serait fait. Mais ce que je savais au fond de moi,
contre toute attente, c’est que j’étais en sécurité dans l’immédiat, et que
j’avais confiance en Roth – un démon.
Alors, je hochai la tête et fermai les yeux. Quand Roth commença à
fredonner l’air de Paradise City, je trouvai ça rassurant. Et juste avant
de sombrer dans le sommeil, j’aurais pu jurer sentir sa main me
caresser la joue.
CHAPITRE 13

Quand je me réveillai, l’aube approchait et le ciel au-delà des dais


qui ondulaient doucement s’accrochait encore à la nuit. Les
événements de la veille repassaient dans ma tête avec une surprenante
acuité. Mon cœur battit plus vite, mais je ne bougeai pas. Mon corps
n’était pas le problème – la douleur s’était estompée et même les
élancements dans mon visage étaient minimes. Mais je venais de
prendre conscience que les Gardiens avaient certainement constaté
mon absence. Ils devaient avoir commencé à me chercher, et Petr
aussi. Zayne… Je n’étais même pas capable de penser à lui.
Plus rien ne serait jamais comme avant.
La chaleur du corps ferme et élancé pressé contre le mien me le
rappelait durement. La poitrine de Roth se soulevait et s’abaissait au
rythme de ses amples respirations contre mon flanc. Nos jambes
étaient mêlées, et son bras encerclait ma taille. Cette proximité, si fou
que cela paraisse, prit le pas dans mon esprit sur tout le reste. C’était la
première fois que je me réveillais dans les bras d’un garçon. Quand
Zayne et moi étions petits, nous dormions quelquefois ensemble, mais
ce n’était pas du tout la même chose. Une vague de chaleur
languissante remonta du bout de mes orteils, me traversant tout
entière à une vitesse hallucinante, plus brûlante aux points de contact
entre nos corps.
Je songeai au baiser que nous avions échangé – mon premier
baiser. J’avais le souffle court, comme après une séance d’entraînement
au combat défensif. Considérant tout ce qui se passait, tout ce qui
s’était passé, c’était bien la dernière pensée qui aurait dû me venir à
l’esprit.
Mais c’était aussi naturel que de respirer. Mes lèvres me picotaient
à ce seul souvenir. Je doutais que Roth y ait repensé, mais je m’étais
rejoué cette scène à plusieurs reprises depuis vendredi.
Roth était allongé sur le côté, comme avant que je m’endorme, les
traits détendus et la bouche entrouverte. Sans trop savoir pourquoi,
j’avais envie de caresser la ligne de sa mâchoire, la courbe de son
arcade sourcilière. Les doigts me démangeaient de le toucher. Au
repos, la dureté de sa beauté s’effaçait. En cet instant, il ressemblait à
l’image que je me faisais des anges.
Et soudain ses lèvres bougèrent.
— Tu ne devrais pas me regarder comme ça, murmura-t-il.
Mes joues s’enflammèrent et je m’éclaircis la voix.
— Je ne te regarde pas spécialement.
Un coin de sa bouche se releva en son petit sourire habituel.
— Je sais à quoi tu penses.
— Ah oui ?
Il ouvrit un œil fendu d’une pupille verticale et je frissonnai – pas
de peur, mais pour une tout autre raison. Il avança la main, repoussant
les cheveux de mon visage. Ses doigts s’attardèrent sur ma joue, avec
une douceur surprenante compte tenu de ce qui sortit ensuite de sa
bouche.
— Pour ton information, ta vertu n’est pas à l’abri avec moi. Alors,
si tu me regardes avec l’air de vouloir que je dévore chaque centimètre
de ta bouche, je le ferai sans l’ombre d’une hésitation. Mais je pense
que toi, tu le regretteras.
— Qu’est-ce que tu en sais ?
Dès que ces mots franchirent mes lèvres, je sus que j’aurais mieux
fait de les garder pour moi. Roth ouvrit les deux yeux et me contempla
fixement. Puis il se déplaça à une vitesse incroyable.
Penché au-dessus de moi, il me détailla de ses yeux qui étaient une
mosaïque de toutes les teintes d’or imaginables.
— Je sais beaucoup de choses.
— Tu me connais à peine.
— Ça fait longtemps que je t’observe, je ne suis jamais bien loin. Ce
n’était pas pour te faire flipper que je te l’ai déjà dit.
Il fit courir un doigt sur l’encolure du tee-shirt qu’il m’avait prêté,
ses jointures effleurant le bombé de mes seins.
— Et tu sais ce que j’ai vu ?
Je clignai lentement des yeux.
— Quoi ?
Abandonnant mon décolleté, sa main descendit sur mes côtes
tandis qu’il plongeait la tête vers moi. Ses lèvres remuèrent tout contre
mon oreille.
— J’ai vu ce que tu essaies de cacher désespérément à tout le
monde. Une chose que je partage avec toi.
Je pris une brève inspiration, la bouche sèche.
Roth posa ses lèvres sur ma tempe, glissant la main sous mon tee-
shirt, et je sursautai quand ses doigts effleurèrent mon ventre.
— Tu as toujours l’air d’être seule. Même quand tu es avec tes amis.
Mon cœur se serra.
— Et toi aussi… tu te sens seul ?
— À ton avis ?
Il changea de position, glissant une jambe entre les miennes.
— Mais ça n’a pas d’importance. Je ne suis pas seul en ce moment.
Et toi non plus.
J’avais envie de poursuivre cette conversation, mais ses doigts
remontèrent sur mon estomac, s’arrêtant juste sous mon soutien-gorge.
Mon corps réagit de son propre chef et se cambra contre sa main,
l’incitant à m’en donner davantage sans savoir réellement pourquoi.
Son regard croisa le mien. Ses yeux brillaient d’un feu calculateur –
sauvage et prédateur.
Puis ils se posèrent sur ma bouche et je sentis sa poitrine se
soulever contre la mienne. Une brise légère se leva, faisant onduler les
tentures au-dessus de nous, qui s’écartèrent sans bruit sur le ciel encore
sombre. Je savais qu’il allait m’embrasser. Son intention se lisait dans
ses yeux, dans la façon dont sa tête descendit vers moi et dont ses
lèvres s’entrouvrirent. Je posai une main sur sa joue. Sa peau était
brûlante, plus chaude que la mienne.
Roth se pressa contre moi et mon cœur s’emballa. Nos corps étaient
pratiquement emboîtés l’un dans l’autre, et son parfum musqué
m’enveloppait. Pendant un bref instant, son bassin bascula contre le
mien, embrasant toutes mes terminaisons nerveuses, mais il poussa
soudain un profond soupir empli de regret et… roula loin de moi.
Debout à côté de la chaise longue, il étira ses bras au-dessus de sa
tête, exhibant un aperçu de ses abdominaux si tentants et du dragon
tatoué sur son bas-ventre.
— Je vais nous chercher du café. Il faut qu’on parle.
Je n’eus même pas l’occasion de lui répondre, il avait déjà disparu.
Il s’était volatilisé, comme Caïman la veille dans le couloir. C’était quoi,
ce délire ?
Je me redressai, pressant une main sur mon front avec un
grognement. Je profitai de son absence pour rassembler mes esprits et
calmer mon pouls affolé. Cinq minutes plus tard, il était de retour avec
deux gobelets de café fumant.
— Tu as fait vite.
— Il y a certains avantages à être un démon. Jamais de problème
d’embouteillages.
Il retira le couvercle d’un gobelet et me le tendit.
— Attention, c’est brûlant.
Je marmonnai un remerciement.
— Quelle heure est-il ?
— Un peu plus de 5 heures du matin, répondit-il. Je crois que je
vais sécher les cours aujourd’hui. Tu devrais, toi aussi.
Je souris avec lassitude.
— Ouais. Pas d’école aujourd’hui.
— Rebelle.
Sans répondre, je bus une gorgée de mon café.
Café noisette à la vanille ? Mon préféré. À croire que Roth me
surveillait vraiment de très près.
Il s’assit à côté de moi, ses longues jambes étendues.
— Pour redevenir sérieux, comment tu te sens ?
— Beaucoup mieux. Mon visage ne me fait presque plus mal.
Je lui lançai un regard furtif. Avait-il éprouvé quelque chose avant
de m’abandonner pour disparaître comme par enchantement, ou bien
jouait-il avec moi ?
— Ça se voit encore beaucoup ?
Roth me dévisagea attentivement, et j’avais l’impression que ce
n’étaient pas mes ecchymoses qui l’intéressaient.
— C’est beaucoup mieux.
Un long silence s’abattit entre nous. Je tendis machinalement la
main en direction de mon collier… sans le trouver.
— Mon collier ! m’exclamai-je avec désarroi. Petr me l’a arraché. Il
faut que je…
— Ça m’était sorti de la tête, dit-il en fouillant dans sa poche. Je l’ai
vu par terre et je l’ai ramassé, mais la chaîne est cassée.
Je pris le bijou dans sa main tendue, refermant mes doigts autour
de la bague. J’avais envie de pleurer comme un gros bébé.
— Merci, murmurai-je. Cette bague…
— … signifie beaucoup.
— Oui.
Il secoua la tête.
— Tu ne sais pas l’importance qu’elle a vraiment.
J’avais l’impression que la bague me brûlait la main et je baissai les
yeux, desserrant progressivement les doigts. Dans les rayons du soleil
levant, on aurait dit que la pierre était remplie d’un liquide sombre. Je
repensai à ce que Roth m’avait dit au sujet de cette bague, puis aux
paroles de Petr.
Quand je relevai la tête, Roth m’observait. Il s’écoula une minute
entière avant qu’il reprenne la parole.
— Tu dois te sentir bien seule.
— On en revient à ça ?
Il se rembrunit.
— Tu vis avec les créatures qui ont le devoir de t’éliminer. L’un
d’entre eux a déjà essayé et qui sait combien d’autres te réservent le
même sort. Tu as sans doute passé toute ta vie à désirer leur
ressembler, consciente que ça n’arriverait jamais. Et la seule chose que
tu possèdes pour te rappeler ta vraie famille est une bague qui
appartient à la seule part de toi que tu renies. Tu n’as rien d’autre, je
me trompe ? Aucun souvenir. Pas même la sensation d’être tenue dans
les bras de ton père ou le son de sa voix.
Je me laissai aller contre mon dossier, une boule dans la gorge. Le
bourdonnement sourd de la circulation en bas étouffa le gémissement
qui s’échappa de mes lèvres serrées.
Sans me regarder, Roth hocha la tête.
— J’essaie d’imaginer ce que tu peux ressentir, à vouloir
désespérément t’intégrer tout en sachant que tu ne le pourras jamais.
— Waouh, murmurai-je en détournant les yeux. Merci pour le
retour brutal à la réalité. Tu es le démon de la déprime, ou quoi ?
— Pourquoi te trouvais-tu dans la forêt hier soir ?
Le changement de sujet me prit au dépourvu.
— Les Alphas étaient chez nous. Il vaut mieux que je ne traîne pas
dans les parages quand ils viennent en visite.
— Ah, les Séraphins – guerriers de la justice et toutes ces conneries.
Il secoua la tête avec un sourire contrit.
— Une belle brochette d’ordures, si tu veux mon avis.
— Je suis sûre qu’ils en diraient autant à ton sujet.
— Évidemment.
Abandonnant ma main, il but une gorgée de son café. Quelques
secondes s’écoulèrent tandis qu’il observait une plante au feuillage
abondant osciller dans le vent. Elle ressemblait à une plante carnivore.
— Le Rapporteur, le zombie et le possédé… On dirait le début
d’une mauvaise blague, pas vrai ?
En effet.
— Mais ils avaient tous un point commun. Toi.
— Ça, j’avais compris, mais je ne sais pas pourquoi ils en avaient
après moi. Qu’est-ce que tout ça a à voir avec ma bague ou avec ma
mère ?
— L’enfer te cherche, répondit-il tranquillement.
— Tu me l’as déjà dit et…
— Tu ne m’as pas cru ?
Quand je répondis par l’affirmative, il ferma les yeux.
— C’était pourtant la vérité. L’unique raison pour laquelle l’enfer
cherche quelqu’un, c’est quand cette personne est en possession d’un
objet qui a de la valeur à ses yeux. Nous convoitons les choses, je te l’ai
dit aussi.
— C’est vrai.
Je changeai de position sur la chaise longue, refoulant le désir
soudain de m’enfuir en courant.
— Et toi ? C’est pour la même raison que tu as commencé à
t’intéresser à moi ?
— Oui.
— Pourquoi ?
Je posai mon gobelet encore à moitié plein sur la terrasse, serrant
la bague contre ma poitrine. Roth m’adressa un bref sourire.
— Je te l’ai dit. Je te surveille depuis plusieurs mois, et même
plusieurs années.
Des années ? J’avais du mal à me faire à cette idée.
Il tourna de nouveau les yeux vers la plante.
— Je t’ai trouvée il y a des années de cela, bien avant ton dernier
anniversaire, bien avant que les autres démons aient conscience de ton
existence. Je suppose que la vraie question est de savoir ce qui te rend
si spéciale pour que l’enfer veuille te récupérer. Tu es une demi-
démone. Et alors ?
Sans raison véritable, je me sentis soudain encore plus insignifiante
que d’ordinaire.
— D’accord.
— Cependant, poursuivit-il en levant une main, les demi-démons
ne possèdent généralement pas de pouvoirs démoniaques. Ils sont
justes un peu tarés. Tu sais, le genre de gosses qui arrachent les ailes
des papillons ou mettent le feu à leur maison pour s’amuser. En
général alors qu’ils sont à l’intérieur. Ils ne sont pas très malins, mais ce
sont des choses qui arrivent. On ne naît pas tous égaux.
Je pinçai la bouche.
— Je n’ai rien de particulier.
Roth se tourna de nouveau vers moi.
— Il se trouve que si. Tu es une demi-démone qui est aussi à moitié
Gardienne. Sais-tu qui ils sont réellement ?
— Bah, on les appelle les gargouilles, mais…
— Je ne te parle pas de leur nom, mais de la façon dont ils ont été
créés.
Je fis courir un doigt sur l’anneau de la bague.
— Ils ont été créés pour combattre les Lilin, avançai-je.
Il éclata de rire – un rire profond, amusé, et pour tout dire assez
vexant.
— Pourquoi ils ont été créés, alors, Monsieur Je-sais-tout ?
— Ne les laisse jamais te faire croire qu’ils valent mieux que toi, dit-
il en secouant la tête, toujours hilare. Ce n’est pas le cas. Ils ne valent
pas mieux qu’aucun d’entre nous.
Son rire se fit plus sombre.
— Ils sont Son erreur monumentale, et Il leur a donné une âme
pure pour rattraper le coup.
— Tout ça n’a aucun sens.
— Et ce n’est pas à moi de te l’expliquer. Il y a des règles. Tu le sais.
Demande à ton abruti de père adoptif. Je doute qu’il te dise la vérité,
ce qu’il n’a sans doute jamais fait, d’ailleurs.
— Tu peux parler, tu ne fais pas mieux.
— Ce n’est pas dans ma nature de dire la vérité.
Posant sa tasse, il s’allongea, en appui sur les coudes, et me
contempla de ses yeux mi-clos.
— Crois-le ou pas, il existe des règles auxquelles même le Patron se
soumet. Elles ne sont pas suivies par tous les enfants de l’enfer, mais il
y a certaines choses que je ne suis pas autorisé à faire et que je ne ferai
jamais.
— Attends. Le Patron… tu veux dire… ?
— La Patron ? répéta-t-il. Oui. Le grand chef du monde d’en bas.
— Tu… tu travailles pour lui ?
Il m’adressa un autre sourire modeste.
— Eh bien, oui.
Par tous les saints, et je rêvais tout à l’heure qu’il me donne un
baiser ?
Roth poussa un soupir, comme s’il savait exactement ce que je
pensais.
— Imaginons que tu possèdes quelque chose que je convoite. Je ne
peux pas te le prendre comme ça.
Je secouai la tête, un peu perdue.
— Pourquoi pas ? Un succube absorbe bien l’énergie d’une
personne à son insu.
— C’est différent. Les succubes ne tuent pas les humains. Ils se
contentent de goûter à leur essence, et le plus souvent les humains n’y
voient rien à redire.
Il me fit un clin d’œil.
— Mais je suis de la vieille école. Comme le Patron. Les humains
doivent conserver leur libre arbitre et toutes ces niaiseries.
— Je pensais que tu ne croyais pas au libre arbitre ?
— Moi non, mais le Patron si.
Il secoua la tête.
— Écoute, on s’écarte du sujet. Tu sais que je travaille pour le
Patron et que je suis comme qui dirait en mission.
Même si j’étais consciente que Roth ne pouvait pas avoir débarqué
de nulle part pour me suivre sans raison, une amère désillusion me
noua l’estomac. Qu’est-ce que je croyais ? Qu’il m’avait vue engloutir
un Big Mac et n’avait pas pu s’empêcher de m’aborder ?
— Et ta mission, c’est moi ?
Il plongea ses yeux dans les miens et soutint mon regard.
— Oui.
Hochant lentement la tête, je laissai échapper un soupir.
— Pourquoi ?
— Je suis là pour te protéger de ceux qui sont à tes trousses. Et je
parle de démons bien plus importants et dangereux que ceux auxquels
tu as affaire habituellement.
Je le dévisageai longuement, presque au point d’en loucher, puis je
fus prise d’un fou rire. Les larmes embuèrent mes yeux, brouillant son
expression dépitée.
— Ça te fait rire ? J’espère que ce n’est pas parce que tu doutes de
ma capacité à protéger tes arrières – tout à fait charmants au
demeurant. Parce que je crois que j’ai fait mes preuves.
— Ce n’est pas ça. C’est juste que tu es un démon.
Son expression se fit impénétrable.
— Oui. Je sais que je suis un démon. Merci de cette information.
— Les démons ne protègent rien ni personne, dis-je avec un revers
dédaigneux de la main, riant toujours.
— Il faut croire que si, puisque je t’ai sauvé la vie à plusieurs
reprises.
Essuyant mes larmes, je cessai de rire.
— Je sais. Et je t’en suis reconnaissante. Mais c’est tellement…
tordu.
Un éclair d’agacement traversa son regard, obscurcissant ses yeux
jusqu’à ce que les points d’or disparaissent presque complètement.
— Les démons sont capables de protéger n’importe quoi si c’est
dans leur intérêt. Ou, en l’occurrence, dans l’intérêt de l’enfer.
— Et pour quelle raison l’enfer aurait-il besoin que je sois
protégée ?
Roth étrécit les yeux.
— Je comptais t’annoncer ça plus en douceur, mais tant pis. Je t’ai
dit ce que ta mère pouvait faire. Je t’ai même dit son nom.
Mon envie de rire se tarit instantanément quand je le regardai, et
une pointe de satisfaction traversa ses traits.
— Et je parie que tu as tout fait pour te persuader du contraire,
mais tu es bien la fille de Lilith.
— Tu veux dire d’une démone qui a pour nom Lilith.
Je refusais toujours de croire autre chose. Ma mère n’était qu’une
démone ordinaire qui avait eu la malchance d’être nommée Lilith.
— Non. Je veux dire la démone qui a pour nom Lilith, me corrigea-
t-il. Tu es bien sa fille.
— C’est impossible, répondis-je en secouant la tête. Cette démone-
là est enchaînée en enfer !
Ce fut au tour de Roth de piquer un fou rire.
— Qui est-ce qui t’a raconté ça ? Les Gardiens ? Lilith était bien en
enfer, mais elle s’en est échappée il y a dix-sept ans et neuf mois, à une
ou deux semaines près, et cela correspond à quoi ?
Cela coïncidait avec la date de ma conception. Mon ventre se noua.
— Elle est montée à la surface, a fait ses petites affaires, s’est
retrouvée enceinte et a pondu un joli petit bébé à son image.
— Je lui ressemble ?
Je restais bloquée sur ce détail insignifiant.
Tendant la main, Roth souleva une mèche de ma chevelure pâle
qu’il enroula autour de son doigt.
— Dans mes souvenirs, elle avait ta couleur. Je ne l’ai vue qu’une
seule fois avant qu’on lui règle son compte.
— Vous lui avez réglé son compte ? murmurai-je, redoutant sa
réponse.
— Quand elle s’est échappée, le Patron a compris ce qu’elle
préparait. Là où elle est maintenant, elle n’en sortira jamais.
Une douleur sourde me transperça les tempes, et je les massai, de
plus en plus confuse. Devrais-je me sentir mieux que Lilith ne soit pas
morte parce qu’elle était ma mère ? Mais être gardée prisonnière en
enfer par Satan lui-même devait être terrible et ma mère… était la
démone Lilith. Je ne savais pas quoi en penser, et j’étais sûre que ça ne
faisait que commencer.
— As-tu entendu parler du Lemegeton, aussi appelé La Petite Clé de
Salomon ? me demanda Roth.
Levant les yeux vers lui, je secouai la tête.
— Non.
— C’est un traité très important – un livre qui référence tous les
démons. Leurs sceaux, la façon de les invoquer, leurs caractéristiques,
comment piéger un démon et tout un tas d’autres choses amusantes.
Lilith, par exemple, ne peut pas être invoquée.
Il marqua une pause, m’observant attentivement.
— Et ses premiers enfants non plus.
J’avais l’impression que ma tête allait exploser.
— Les Lilin ?
Il acquiesça et mon estomac descendit en flèche, comme ma cote de
popularité.
— Mais toute chose a ses failles, et il en existe une gigantesque
concernant les Lilin, poursuivit-il. Dans La Petite Clé authentique, il est
décrit comment recréer les Lilin. Comme une sorte de sceau qu’il faut
briser – une incantation.
— Oh, mon Dieu…
Roth était devenu très sérieux.
— Le rituel est constitué de plusieurs étapes, comme la plupart des
sortilèges. Nous savons qu’il faut verser le sang d’un enfant de Lilith et
le…, eh bien, le sang mort de Lilith elle-même. Ce n’est pas tout, il y a
une troisième et peut-être une quatrième étape, que nous ne
connaissons pas précisément. Quoi que ce soit, si elles sont accomplies,
les Lilin renaîtront sur terre.
Les bras m’en tombèrent et quelques instants s’écoulèrent.
— Et l’enfant de Lilith, c’est moi ? Il n’y a personne d’autre ?
Roth hocha de nouveau la tête.
— Pour ce qui est du sang versé… Bon, je ne veux pas plomber
l’ambiance, mais comme le Patron ne sait pas s’il s’agit de quelques
gouttes de ton sang ou de ta mort, il ne veut pas prendre de risques.
— Waouh. Remercie-le de ma part.
Un petit sourire moqueur retroussa ses lèvres.
— Quant au sang mort…
Se penchant en avant, il glissa ses longs doigts au creux de mon
poignet, me tirant un frisson, puis il ouvrit ma main, exposant l’étrange
bague à la pierre rouge sombre.
— Cette pierre n’est pas une gemme. Elle contient le sang de Lilith.
— Quoi ? Beurk ! Comment tu le sais ?
— Parce que cette bague lui appartenait, et seul un enfant de Lilith
peut transporter son sang sans subir de graves effets délétères,
répondit-il, refermant doucement mes doigts sur la bague. Nous avons
donc deux éléments du rituel, mais le reste… se trouve dans la Clé.
— Et où se trouve la Clé ?
— Bonne question.
Il recula, fermant les yeux.
— Je n’en sais rien. Et le Patron ne sait pas en quoi consistent les
troisième et quatrième étapes, mais il craint que d’autres démons – des
ducs et des princes – ne soient au courant, vu que Lilith était très liée à
plusieurs d’entre eux. Elle s’est évadée de l’enfer pour te mettre au
monde dans un but bien précis, un dernier doigt d’honneur adressé au
ciel et à l’enfer.
Waouh… Rien de tel pour regonfler l’ego d’une fille.
— Je ne comprends pas, dis-je en serrant les poings jusqu’à ce que
mes ongles s’enfoncent dans mes paumes. Les Lilin sont… de vraies
terreurs qui font peur à tout le monde, mais pourquoi cela déplairait-il
à ton Patron ? Ce serait l’enfer sur terre, ni plus ni moins.
Roth étouffa un rire.
— Tout le monde serait perdant dans cette affaire. Quand les
humains sont dépouillés de leur âme, ils dépérissent et se transforment
en spectres. Ils ne vont ni au ciel ni en enfer. Et le Patron sait très bien
qu’il ne peut pas contrôler les Lilin. Il a déjà toutes les peines du
monde à contrôler Lilith.
La belle bouche de Roth se tordit en un sourire sarcastique.
— Et tu peux me croire, tu n’as jamais vu une guerre d’ego si tu
n’as pas vu le Patron et Lilith s’affronter.
J’avais du mal à comprendre.
— Et… ?
— Et l’enfer ne veut surtout pas que les Lilin soient lâchés sur terre.
Il pianota des doigts sur son genou, les sourcils froncés.
— Et voilà pourquoi je suis là, pour veiller à ce que ton sang ne soit
pas répandu, ni celui que contient ta bague, tout en essayant de savoir
en quoi consistent les deux autres étapes du rituel incantatoire avant
qu’elles ne se produisent. Oh, et je dois aussi découvrir qui veut
ramener les Lilin à la vie. Je suis un démon très occupé.
J’ouvris la bouche, mais aucun mot n’en sortit. Nous restâmes assis
pendant plusieurs minutes sans rien dire, seuls le bruit de ses doigts et
des voitures en contrebas transperçant le silence. Mon esprit carburait
à cent à l’heure. Ma mère était donc la Lilith. J’étais trop épuisée pour
le nier davantage. Et ma chère maman m’avait apparemment conçue
pour faire la nique à tout le monde. Mon sang devait être versé et ça ne
me disait rien qui vaille, sous quelque angle que je le prenne.
— Pourquoi maintenant ? lui demandai-je.
— À cause de la date de ta naissance. Il paraît que le rituel ne peut
être accompli qu’après ton dix-septième anniversaire.
Il marqua une pause avant de poursuivre.
— Le Patron n’était pas certain que Lilith ait atteint son objectif et
que tu n’aies pas été…
Je le dévisageai, horrifiée lorsque je compris ce qu’il voulait dire.
— Que je n’aie pas été tuée lorsque les Gardiens m’ont trouvée ?
achevai-je en repensant aux mots de Petr.
Roth opina du chef.
— Personne ne savait où Lilith était allée ni où tu étais née. Et le
monde est vaste. Je t’ai trouvée une première fois, mais ton dix-
septième anniversaire était encore loin. Quand le Patron a su qu’il
approchait, il m’a renvoyé en haut pour voir si tu étais toujours… euh,
en bonne santé, oui.
— Voir si j’étais toujours vivante, murmurai-je.
Il poursuivit sur sa lancée.
— Quand j’ai fait mon rapport, le Patron m’a ordonné de te garder
à l’œil. C’est que le Patron et les amis de Lilith ne sont pas les seuls à
avoir entendu parler de l’incantation. Il y en a d’autres, qui te
considèrent comme une menace. Ils savent que les Alphas
supprimeront tous les démons à la surface de la terre si les Lilin
renaissent. Ils veulent t’éliminer – d’où le Rapporteur, le zombie et
l’humain possédé.
— Donc, il y a des démons qui veulent faire revenir les Lilin, et
d’autres qui veulent me tuer parce que…
Cela me frappa alors, avec la force d’un ouragan. Mon sang se glaça
dans mes veines en même temps qu’un sentiment de trahison déferlait
en moi.
— Abbot était forcément au courant.
Roth ne dit rien.
Je déglutis, mais la boule dans ma gorge était toujours là.
— Il est forcément au courant depuis le début. Ce n’est pas possible
autrement. Les Alphas… Et c’est pour ça que Petr a tenté de me tuer.
C’est sans doute pour cette raison que son père et lui me détestent
depuis toujours, à cause de tout ça.
Dans le silence pesant, les larmes me montèrent aux yeux. Je serrai
les poings à m’en faire mal aux phalanges, refusant de baisser les bras.
Il n’était pas venu à l’esprit d’Abbot que je méritais de connaître la
vérité, de savoir à quoi j’étais destinée. Et si Zayne aussi était au
courant, je ne m’en remettrais jamais.
— Layla…
Roth prononça mon nom si doucement que je dus lever les yeux, et
nos regards se soudèrent l’un à l’autre. Que voyait-il en cet instant
quand il me dévisageait comme ça – comme s’il ne savait pas ce que
j’étais vraiment, ni même ce qu’il faisait ici. Ce devait être assez
déroutant pour lui. C’était un démon, après tout. Et j’aurais dû m’en
moquer royalement, mais je ne voulais surtout pas qu’il me voie au
bord des larmes. Pourtant…
Respirant bruyamment, je finis par desserrer les poings et la bague
roula dans ma main. Parce que je n’avais pas d’autre endroit où la
mettre, je la glissai à mon annulaire droit. Je m’attendais plus ou moins
par ce geste à déclencher l’Armageddon, mais rien ne se produisit. Pas
même une impression bizarre ou un frisson.
Plutôt décevant.
Lentement mais sûrement, mon cerveau commença à traiter tout ce
que je venais d’apprendre. Le processus dura sans doute plus
longtemps que nécessaire, mais je parvins à garder les yeux secs, même
si j’avais la gorge serrée.
— Nous devons trouver cette Clé.
— Certainement. Savoir ce qui compose le rituel nous donnera un
avantage. J’ai quelques pistes.
Il s’interrompit et je sentis de nouveau le poids de son regard.
— Tu ne dois raconter rien de tout ça aux Gardiens.
Je laissai échapper un rire désabusé.
— Je ne sais même pas si je peux rentrer chez moi. Quand ils
sauront ce que j’ai fait à Petr…
— Ils ne le sauront jamais.
Roth me prit le menton pour m’obliger à le regarder. Ses yeux
brillaient d’un feu ambré.
— Parce que tu ne vas pas leur dire ce qui s’est réellement passé.
— Mais…
— Tu leur diras une partie de la vérité, poursuivit-il. Petr t’a
attaquée. Tu t’es défendue, mais c’est moi qui l’ai tué. Tu ne leur diras
pas que tu as pris son âme.
Surprise, je le dévisageai.
— Mais ils voudront te retrouver.
Roth eut un rire de gorge.
— Qu’ils essaient.
Je me dégageai et me levai, incapable de rester assise plus
longtemps. Lissant mes cheveux très certainement emmêlés, j’entrepris
de faire les cent pas entre un pommier en pot et ce qui ressemblait à un
buisson de lilas sans fleurs.
— Je ne dirai pas aux Gardiens que tu as tué Petr.
Il grimaça.
— Je suis capable de me protéger. Ce n’est pas facile de me
localiser quand je ne veux pas être trouvé, et encore moins de me tuer.
— J’entends bien, mais non. Je leur dirai que c’était un démon,
mais pas toi. Je ne leur donnerai pas ton nom.
Dès que j’eus prononcé ces mots, je fus certaine que c’était le bon
choix.
Roth m’observa, visiblement stupéfait.
— Je sais que je t’ai demandé de mentir à propos de son âme, mais
il y a une raison. Ils te tueront si tu leur dis la vérité. Mais tu veux leur
mentir à mon sujet ? Tu te rends compte de ce que ça signifie ?
— Évidemment, répondis-je laconiquement, repoussant mes
cheveux en arrière.
Ne pas leur parler de Roth était une trahison. On pouvait même
considérer que je changeais de camp, et si les Gardiens apprenaient
que je savais qui avait tué Petr et que je leur avais caché la vérité,
autant dire que j’étais morte.
— Je crois que je te plais, dit soudain Roth.
Je me figeai et mon cœur tressaillit.
— Quoi ? Non.
Il inclina la tête sur le côté avec un sourire malicieux.
— Et c’est très mignon cette façon que tu as de te mentir à toi-
même.
— Je ne mens pas.
— Hmm…
Il se redressa, les yeux brillants d’amusement.
— Tout à l’heure, tu avais envie que je t’embrasse.
Le feu me monta aux joues.
— Non, pas du tout.
— Tu as raison. Tu voulais que je fasse beaucoup plus que
t’embrasser.
Maintenant, j’avais chaud partout.
— N’importe quoi. Je n’ai pas envie… de toi.
Ma défense avait l’air minable à mes propres oreilles.
— Tu m’as sauvé la vie, repris-je. Envoyer les Gardiens à tes
trousses serait une manière plutôt ingrate de te remercier.
Voilà, c’était beaucoup mieux.
Roth gloussa.
— Si tu le dis.
— Je le dis parce que c’est la vérité, d’accord ? C’est agaçant,
grommelai-je.
— D’accord, si tu le dis.
Je le bombardai d’un regard noir.
— Quoi ? demanda-t-il en toute innocence, avant de reprendre son
sérieux. Qu’est-ce que tu vas faire ?
Je contemplai le ciel couvert et secouai la tête. En dehors de
l’évidence, qui était de trouver la Clé et de me tenir loin du démon qui
voulait se servir de moi pour une incantation rituelle, je supposai qu’il
parlait de ma situation personnelle.
— Je ne sais pas quoi faire, reconnus-je d’un filet de voix. Je ne
peux pas me cacher d’eux pour toujours. Et tant qu’ils ne sont pas au
courant pour l’âme de Petr, ça devrait aller. Zayne…
— Zayne ?
Roth se rembrunit de nouveau.
— Le grand mufle blond ?
— Je ne crois pas qu’il entre dans la catégorie des mufles, répondis-
je sèchement. Comment… Laisse tomber. Tu me surveilles. J’avais
oublié.
— Tu ne peux pas te fier à eux. Tu es peut-être proche de l’Homme
de pierre et sa troupe, mais ils sont forcément au courant de qui tu es.
Tu n’es pas en sécurité là-bas.
Il caressait du bout des doigts le coussin à côté de lui, ce qui attira
mon attention. Ne m’avait-il pas touchée de la même façon la nuit
dernière ? Frissonnante, je détournai les yeux.
— Si tu rentres chez toi, Layla, tu vas devoir faire comme si rien
n’avait changé.
— Je refuse d’y croire, dis-je, et je secouai la tête quand il me lança
un regard entendu. Zayne… Je suis sûre qu’il n’était pas au courant.
Il…
— C’est un Gardien, Layla. Sa loyauté…
— Non. Tu ne comprends pas. Je ne suis pas naïve ou stupide, mais
je sais que Zayne ne m’aurait pas caché ce genre de choses.
— Pourquoi ? Parce que tu as de l’affection pour lui ?
Sur le point de lui demander comment il savait ça, je me souvins
soudain que Bambi traînait dans les environs de la cabane dans les
arbres.
— Bien sûr que j’ai de l’affection pour Zayne. C’est le seul qui me
connaisse vraiment. Je peux être moi-même avec lui et…
Je m’interrompis, frappée par l’absurdité de ce que je disais. Je ne
pouvais pas être celle que j’étais vraiment avec Zayne non plus.
— Quoi qu’il en soit, il m’aurait dit la vérité.
Roth pencha la tête sur le côté.
— Parce que lui aussi a de l’affection pour toi ?
— Oui, mais pas de la façon dont tu l’insinues.
— Figure-toi que si, il t’aime beaucoup.
Quand je fronçai les sourcils, il éclata de rire.
— Et je veux dire vraiment beaucoup.
Un rire dédaigneux m’échappa.
— Qu’est-ce que tu en sais ? Tu…
— Je ne connais pas l’Homme de pierre ? C’est vrai, mais tu oublies
que je t’ai à l’œil depuis un certain temps. Je t’ai vue avec lui, et j’ai vu
comment il te regarde. Bien sûr, une relation entre vous deux est aussi
inenvisageable que le règlement du problème de la dette…
— Ne te fatigue pas. Je suis au courant.
— Mais ça ne l’empêche pas de vouloir la fille qu’il ne peut pas
avoir.
Son regard se fit incisif.
— Même si l’Homme de pierre ne connaît pas la vérité et que tu es
prête à mettre ta vie entre ses mains et blablabla, tu ne dois rien lui
dire.
Une énorme sensation d’effroi me pesa soudain sur l’estomac.
— Layla ?
Je hochai la tête.
— Je ne leur dirai rien.
— Bien, dit-il en se levant.
Il me sourit, mais je n’avais pas le cœur à lui rendre la pareille. Rien
ne pouvait m’ôter de la tête l’idée que je venais de sceller mon destin.
CHAPITRE 14

J’eus toutes les peines du monde à quitter le loft de Roth. Pendant


quelques secondes, je crus même qu’il ne me laisserait pas partir. Il
n’avait pas formulé son opposition claire et nette à ce que je rentre
chez moi, mais je voyais bien que l’idée ne lui plaisait pas. Pourtant, si
je restais avec lui, ce n’était qu’une question de temps avant que les
Gardiens me retrouvent.
Ils le tueraient, et même si je ne comprenais pas vraiment la nature
de mes sentiments pour lui, je n’avais aucune envie qu’il meure.
Roth voulait me conduire aussi près de chez moi que possible, mais
je n’étais pas prête à rentrer. Je ne savais pas trop où je voulais aller,
mais j’avais besoin d’être seule. Il sortit du loft avec moi et je découvris
que nous nous trouvions dans l’un de ces nouveaux gratte-ciel du
quartier Palisades bordant le Potomac. C’était l’un des quartiers les plus
chics de D.C.
Apparemment, ça payait bien d’être un démon.
Je me mis en route, sans m’arrêter ou me retourner pour voir si
Roth me suivait. Je savais que je ne l’aurais pas vu, mais je savais aussi
qu’il était là. Tout en marchant, je me repassai mentalement les
derniers événements jusqu’à en avoir la nausée. Le café n’était peut-
être pas une bonne idée.
Deux heures plus tard, j’étais assise sur un banc devant la
Smithsonian Institution, dont l’immense pelouse grouillait de joggeurs
et de touristes, même à cette heure matinale. Les premières personnes
qui passèrent devant moi me lancèrent des regards inquiets. Avec mon
visage tuméfié et mes vêtements d’emprunt, je devais ressembler à une
publicité vivante de ce qui arrive aux fugueurs.
Je baissai la tête, laissant mes cheveux dissimuler l’essentiel de mon
visage, et personne ne m’approcha. Parfait. L’air était frais et je me
recroquevillai dans le tee-shirt de Roth, fatiguée jusqu’à l’âme. En
quelques heures, tout avait changé. Mes pensées étaient dispersées ;
tout mon univers s’était écroulé. Roth avait dû trouver bizarre que je
ne pète pas un plomb après toutes ses révélations, mais j’étais
maintenant immergée en mode panique jusqu’au cou.
Où étions-nous censés trouver un grimoire perdu depuis la nuit des
temps ? Comment pouvais-je me garder d’un démon alors que tout le
monde ignorait de qui il s’agissait ? Encore mieux, comment pourrais-
je jamais rentrer chez moi ?
C’était pourtant mon objectif, la raison pour laquelle j’étais partie
de chez Roth. J’avais aussi besoin de prendre mes distances avec lui,
parce que les choses avaient changé entre nous. Nous avions passé une
sorte de pacte. Mais il y avait autre chose. Quoi qu’il se soit produit
entre nous ce matin, j’avais encore l’impression d’être à l’étroit dans ma
propre peau. Et il avait raison. J’avais réellement désiré qu’il
m’embrasse.
Mon Dieu, je ne pouvais pas penser à ça maintenant.
Ce que je voulais, c’était exprimer ma colère. J’avais envie de jeter
des choses – de frapper quelqu’un, en l’occurrence Abbot – et de briser
des objets de valeur. Des tas. Envie de me dresser sur le banc et de
hurler jusqu’à ce que ma voix s’éteigne. La colère grondait en moi
comme un chien enragé et j’avais besoin de la libérer, mais, sous la
rage, un sentiment amer et glauque pointait son nez. Il n’y avait pas
que mes nerfs qui me retournaient l’estomac. Je savais ce qui allait
arriver dans quelques heures. J’avais besoin d’un truc sucré, comme du
jus d’orange, mais je n’avais pas d’argent.
D’ici une heure ou deux, une douleur sourde s’installerait dans mes
os. Ma peau serait glacée et mes entrailles en feu. Si tordu que ça
puisse paraître, j’étais heureuse d’être malade après avoir goûté une
âme. Une forme de punition physique que je méritais.
Inhalant l’air vif du matin, je fermai les yeux. Je ne pouvais pas me
permettre de craquer. Ce qui risquait d’arriver l’emportait sur mes
sentiments, la trahison et la colère. Si ce démon atteignait son but,
l’apocalypse aurait l’air d’une partie de plaisir en comparaison. Je
devais être forte – plus forte que ce que l’on obtenait par des
entraînements rigoureux.
Le ronronnement doux d’un moteur finement réglé m’obligea à
ouvrir les yeux. Bizarre que dans une ville bruissant du murmure des
conversations, du vrombissement des voitures et des avertisseurs, je
sois capable de reconnaître entre tous le bruit de la Chevrolet Impala
1969 de Zayne.
Je glissai un regard furtif à travers le rideau de mes cheveux blond
blanc juste au moment où Zayne en descendait. L’aura qui l’entourait
était si pure qu’on aurait dit une auréole. Il claqua la portière et se
retourna, repérant au premier coup d’œil le banc sur lequel je me
trouvais.
Je lâchai une exclamation étouffée comme si j’avais reçu un coup
de poing dans le ventre. Un millier de pensées me traversèrent l’esprit
tandis que Zayne contournait l’Impala. Il se figea quand il me vit, le
corps totalement rigide, puis se remit en marche, accélérant le pas
jusqu’à courir comme si sa vie en dépendait.
Zayne fut auprès de moi en un instant, aveugle aux regards braqués
sur nous, et me prit dans ses bras, me serrant si fort que je me mordis
les lèvres pour ne pas crier de douleur.
— Oh, mon Dieu, murmura-t-il d’une voix rauque à mon oreille. Je
ne peux pas…
Un tremblement secoua son grand corps et sa main remonta dans
mon dos jusqu’à ma nuque, où elle plongea profondément dans ma
chevelure.
Par-dessus l’épaule de Zayne, je repérai finalement Roth, debout à
côté d’un cerisier nu. Nos regards se croisèrent un bref instant, puis il
se détourna, traversa la pelouse et s’éloigna vers l’est sur le trottoir, les
mains enfoncées dans les poches de son jean. Que Zayne n’ait pas senti
la présence du démon était un signe qu’il n’était pas dans son état
normal, et je détestais l’inquiétude qui le rongeait.
Je fus soudain prise d’une étrange envie. Celle de rejoindre Roth, ce
qui n’avait aucun sens. Je savais qu’il me surveillait, et rien d’autre,
mais…
Zayne m’attira contre lui, dans le creux de son cou, et me tint là.
Lentement, je levai les bras, posant les deux mains dans son dos, que je
refermai sur son tee-shirt. Un autre frisson le parcourut. Je ne sais pas
combien de temps nous nous étreignîmes ainsi. Peut-être quelques
secondes ou plusieurs minutes, mais la chaleur de son corps chassa la
sensation de froid et, pendant un instant, je pus prétendre que nous
étions la semaine dernière, que c’était Zayne – mon Zayne – et que tout
irait bien.
Mais il se recula, les mains sur mes épaules.
— Où étais-tu ? Qu’est-ce qui s’est passé ?
Ne sachant pas par où commencer, je gardai la tête baissée.
— Layla, dit-il, me saisissant les joues.
Je grimaçai quand ses doigts remontèrent sur mes tempes, mais je
ne bougeai pas. Zayne releva mon visage vers lui et ses yeux
s’agrandirent d’horreur. Une vague d’émotions farouches traversa ses
traits. La plus apparente était la colère, colorant ses yeux d’un bleu
électrique. Une tension se forma autour de sa bouche et un muscle
saillit sur sa mâchoire. Il écarta les mains de mon visage, repoussant
mes cheveux.
— C’est Petr qui t’a fait ça ?
Mon cœur se serra de peur et de désarroi.
— Comment… comment tu le sais ?
Sa poitrine se souleva.
— On ne l’a pas revu depuis hier soir. Pas depuis que Morris a dit
l’avoir vu se diriger vers les bois. J’ai trouvé ton sac dans la cabane et
ton téléphone sur le sol. Il y avait… du sang dessus – ton sang. Nous
avons fouillé toute la ville pour te trouver. Bon Dieu, je craignais le
pire. J’ai cru…
Il déglutit avec difficulté.
— Seigneur, Layla…
J’ouvris la bouche, mais aucun son n’en sortit. Ce qui se lisait dans
les yeux de Zayne était terrifiant.
— Est-ce que tu vas bien ? demanda-t-il, avant de pousser un juron.
Quelle question idiote. Évidemment que tu ne vas pas bien. Es-tu
sérieusement blessée ? As-tu besoin d’aller à l’hôpital ? Tu es restée
dehors toute la nuit ? Est-ce que je devrais…
— Je vais bien.
Ma voix se fêla tandis que je lui prenais les poignets. Je ne l’avais
jamais vu dans cet état.
— Je vais bien, répétai-je.
Il me dévisagea et je reconnus soudain l’émotion qui tourbillonnait
dans ses yeux. L’horreur.
— Bon Dieu, Layla, il… il t’a fait du mal.
Je ne pouvais pas dire le contraire alors que mon visage semblait
encore avoir rencontré un mur.
— Je n’ai rien.
— Ce n’est pas rien. Il t’a frappée.
Puis ses yeux descendirent et je savais qu’il avait vu le haut des
trois vilaines griffures. Il prit une inspiration hachée et un violent
tremblement le traversa. Un grognement sourd vibra dans sa gorge.
— Dans quelle forme était-il ?
— Zayne.
Je posai une main sur son bras tremblant.
— Tu es en train de te transformer.
— Réponds-moi ! hurla-t-il, me faisant sursauter.
Quelques passants nous lancèrent des regards alarmés. Il jura et
baissa le ton.
— Je suis désolé. Est-ce qu’il…
— Non, répondis-je très vite. Il a essayé de me tuer, mais il…
Zayne, tu changes de forme.
Il était sur le point de perdre totalement son sang-froid et de passer
en mode gargouille. Sa peau avait déjà viré au gris. Si les humains
avaient pris l’habitude de les côtoyer la nuit, je doutais qu’ils
s’attendent à voir un Gardien le lundi matin devant la Smithsonian
Institution.
— Comment m’as-tu retrouvée ? lui demandai-je, espérant le
distraire.
Il posa sur moi des yeux hagards.
— Quoi ?
Je lui serrai la main, aussi fort que je pus. Sa peau était déjà en
train de se rigidifier.
— Comment tu savais que j’étais là ?
Quelques secondes s’écoulèrent avant qu’il me réponde.
— Une tentative de la dernière chance. Je t’ai cherchée partout, et
puis je me suis souvenu que tu aimais beaucoup cet endroit.
Il cligna les paupières et ses yeux reprirent leur apparence normale,
puis sa peau retrouva progressivement sa couleur dorée.
— Enfer et damnation, Layla-puce, j’étais horriblement inquiet.
— Je suis désolée, répondis-je, glissant mes doigts entre les siens.
Je ne pouvais pas rentrer à la maison et je n’avais plus de téléphone.
Je…
— Ne t’excuse pas.
Il fit courir ses doigts sur le coin de mes lèvres, puis effleura
l’ecchymose sur ma joue.
— Je vais tuer cet enfoiré.
Je laissai retomber ma main sur mes genoux.
— Ce ne sera pas nécessaire.
— Bien sûr que si !
La colère rendait sa voix plus aiguë.
— Ce n’est pas possible. Lui casser la mâchoire ne suffira pas cette
fois. Son père…
— Il est mort, Zayne.
Je me tordis les doigts.
— Petr est mort.
Un silence s’ensuivit. Un silence si long que je relevai la tête. Le
cœur me manqua. La détresse hantait de nouveau son regard.
— Je ne l’ai pas tué, ajoutai-je précipitamment. Il est venu pendant
que les Alphas étaient là. On aurait dit qu’il avait été envoyé pour me
tuer, Zayne. Ce n’était pas juste du harcèlement qui aurait mal tourné.
Je lui répétai d’une seule traite tout ce que Petr m’avait dit.
— Et je devrais être morte, mais…
Zayne me prit la main, celle où je portais la bague, et je tressaillis.
— Mais quoi, Layla ?
— Je ne l’ai pas tué.
Ça, au moins, c’était vrai.
— Un démon est apparu. Il a surgi de nulle part et il a tué Petr.
Zayne se figea complètement. Je détestais tellement lui mentir.
— Je ne sais pas pourquoi. Je ne sais pas qui c’était. Je ne sais
même pas ce qu’il a fait du corps de Petr.
Une bouffée de peur me glaça les veines. Il y avait de quoi en
songeant à ce que me feraient les Gardiens s’ils apprenaient que j’avais
pris l’âme de Petr, ce qu’ils feraient à Roth.
— Après tout ça, j’étais perdue et je savais bien ce que penseraient
les Gardiens – ce que penserait Abbot. Ils auraient dit que tout était ma
faute, parce que Petr est un Gardien. Alors, j’ai…
— Arrête, m’interrompit Zayne, m’étreignant doucement la main.
Personne ne t’accusera de ce que Petr a lui-même provoqué. Je ne
laisserai rien t’arriver. Tu aurais dû venir me trouver. Tu n’avais pas
besoin de passer la nuit dehors, à gérer ça toute seule. J’aurais dû…
Il s’interrompit brutalement dans un gémissement sourd.
— Pardon, dis-je, en peine d’autres mots.
— Bon Dieu, Layla, tu n’as pas à t’excuser.
Une expression harassée passa dans ses yeux avant qu’il les
détourne. Il recula, glissant les doigts dans ses cheveux, déjà ébouriffés
comme s’il avait répété ce geste d’innombrables fois.
— As-tu essayé de m’appeler après ?
Je compris immédiatement où il voulait en venir et mon cœur se
serra.
— Non. Je t’ai appelé plus tôt… avant tout ça.
Il poussa un juron.
— Si je t’avais répondu…
— Ne fais pas ça, l’implorai-je.
Il secoua la tête, les sourcils froncés comme s’il souffrait.
— Si j’avais répondu à tes appels, rien de tout ça ne serait arrivé. Je
savais que tu n’avais nulle part où aller, mais je t’en voulais toujours.
Merde ! C’est pour ça que tu n’es pas rentrée à la maison. Tu devais être
terrorisée, Layla, je suis…
— Tu n’aurais rien pu faire.
Je me rapprochai de lui. Qui savait ce qui serait arrivé si Zayne
avait pris mes appels. Petr ne m’aurait sans doute pas trouvée seule,
mais il y aurait eu d’autres occasions.
— Ça n’aurait rien changé. Il voulait me tuer. Il a été envoyé pour
ça. Tu n’as rien à te reprocher.
Zayne ne répondit pas immédiatement, et quand il reprit la parole
sa voix était rauque.
— Je vais répéter à mon père tout ce que tu m’as dit pour t’éviter
de revivre tout ça, mais il va vouloir te parler. Il voudra savoir ce que
Petr t’a dit exactement et à quoi ressemblait le démon.
Je me sentais de plus en plus mal.
— Je sais.
Avec un soupir, il me dévisagea. Des cernes sombres creusaient ses
yeux.
— Tout le monde était tellement inquiet. Mon père était dans tous
ses états – et le reste du clan aussi. Laisse-moi te ramener chez nous.
Il se leva, tendant une main vers moi.
— Layla ?
Je me levai à mon tour, les jambes tremblantes, et vins me blottir
dans ses bras. Zayne me garda contre lui tandis que nous marchions
vers sa voiture. Quand je le regardai, il me sourit, mais la même
expression hagarde était toujours présente dans ses yeux. Et j’aurais
beau lui répéter qu’il n’aurait rien pu faire, ça ne changerait rien. De la
même façon que Zayne pouvait appeler « chez nous » la maison où
j’avais vécu ces dix dernières années, ce ne serait plus jamais « chez
nous » pour moi.

*
La plupart des hommes du clan étaient dans la maison quand
Zayne me ramena, et j’avais beaucoup de mal à les regarder sans me
demander lesquels d’entre eux étaient déçus de me voir toujours
vivante.
Il va sans dire qu’Elijah et les hommes de son clan s’étaient
volatilisés dès que Zayne avait appelé son père pour l’informer qu’il
m’avait retrouvée et de ce qui s’était passé. Deux des hommes du clan
étaient partis à leur recherche, mais je doutais qu’Elijah soit localisé ou
qu’il lui arrive quoi que ce soit.
Attenter à la vie d’un demi-démon, même s’il n’était pas une cible
désignée, ne vaudrait certainement à un Gardien rien d’autre qu’une
tape sur les doigts.
Outre Morris, qui m’avait serrée très fort contre lui quand j’étais
descendue de la voiture de Zayne, Nicolaï fut le premier à sortir des
rangs. Avec un authentique sourire de soulagement, il m’étreignit.
— Je suis heureux que tu sois revenue, petite.
Il avait l’air sincère. Geoff aussi semblait soulagé, de même
qu’Abbot. Les autres… pas vraiment. Mais il fallait bien dire que je
n’étais pas proche d’eux. Nous étions comme des bateaux nous croisant
dans la nuit.
Zayne ne s’était pas trompé : son père voulut me questionner. Il
avait obtenu l’essentiel des informations par l’intermédiaire de son fils,
mais il voulait entendre les détails de l’intervention du démon de ma
propre bouche. Mentir à Zayne m’avait mise mal à l’aise, mais en
présence d’Abbot ma paranoïa atteignit de nouveaux sommets.
Heureusement, nous n’étions que tous les trois et ça ne ressemblait pas
complètement à un interrogatoire.
— Et tu n’avais jamais vu ce démon ? me demanda Abbot.
Assis à côté de moi sur le canapé, il caressait sa barbe et ne
semblait pas convaincu.
Je décidai de lui jeter quelques bribes de vérité en pâture. Des
choses qui ne mangeaient pas de pain.
— Le démon n’avait pas l’air normal.
Zayne fronça les sourcils.
— Que veux-tu dire ?
— Il ressemblait beaucoup aux Gardiens.
Pourvu qu’il y ait du jus d’orange au réfrigérateur.
— Un Démon Supérieur, dit Zayne en regardant son père.
— Alors, peut-être que je l’avais déjà vu, mais pas sous cette forme.
Abbot me contempla pendant un long moment.
— Tu devrais monter dans ta chambre. Je vais t’envoyer Jasmine
pour t’examiner et s’assurer que tout va bien.
Le soulagement m’envahit, même si j’étais consciente que ce n’était
qu’un répit. Mais dans l’immédiat, j’étais libre.
— Pardon pour toutes ces complications…
— Cesse de t’excuser, me coupa Zayne, les yeux étincelants de ce
même bleu profond. Rien de tout ça n’est ta faute.
Abbot me posa une main sur l’épaule, qu’il serra doucement. Il
n’était pas démonstratif, et c’était ce qui s’approchait le plus d’une
étreinte. L’émotion me noua la gorge, un mélange désagréable de
culpabilité, de colère et de trahison. Je mentais, mais Abbot aussi.
Tandis que mes yeux balayaient son beau visage marqué par les signes
de l’âge, je ne pouvais que me demander s’il avait jamais été honnête
avec moi.
Et ce qu’il avait à gagner en gardant en vie l’enfant de Lilith.
— Je regrette d’avoir autorisé Petr à séjourner ici, dit-il alors que je
me levais, son regard clair braqué sur moi. Cette maison est un
sanctuaire et il a violé cette loi.
— Et son clan également, ajouta Zayne, la voix vibrante de colère.
Comme par hasard, ils ont tous décampé dès qu’ils ont su que Layla
était vivante.
— En effet.
Abbot se leva à son tour.
— Nous allons creuser ça.
Hochant la tête, je m’apprêtai à quitter la pièce, doutant très fort
qu’Elijah serait puni s’il était avéré que lui ou les hommes de son clan
étaient venus ici dans le but de me régler mon compte. Ce dont j’étais
certaine, parce que même si Petr me détestait cordialement, il ne s’en
serait pas pris à moi sans l’assentiment de son père.
— Layla, me rappela Abbot, et je m’immobilisai à la porte. Une
dernière chose.
Mon estomac se retourna.
— Oui.
Il m’adressa un sourire crispé.
— Où as-tu pris les vêtements que tu portes ?

*
Plusieurs heures plus tard, mon estomac faisait toujours des
siennes. Entre la nausée persistante consécutive à la prise d’une âme et
le sentiment de m’être fait coincer, je ne m’éloignais guère des toilettes.
Les vêtements – merde. Comment avais-je pu oublier ? Comment
Roth n’y avait-il pas pensé ? Le pantalon de jogging trop grand pour
moi et le tee-shirt affichant le portrait d’un groupe des années 1980
criaient pourtant qu’ils ne m’appartenaient pas.
Et qu’est-ce que j’avais répondu à Abbot ? Que c’étaient des vieux
vêtements de sport que je gardais dans mon sac à dos. Quel mensonge
minable ! Il n’y avait aucune raison que j’aie des vêtements d’homme
dans mon sac, ni que je me sois changée en laissant mon sac dans la
cabane.
Je me serais giflée.
Avec un peu de chance, Abbot mettrait ça sur le compte du
traumatisme que j’avais subi, mais ça m’étonnerait. Il n’était pas
stupide. Le sourire qu’il m’avait adressé accompagné d’un regard
entendu me disaient assez qu’il n’était pas dupe. Dans ce cas, pourquoi
ne m’avait-il pas rappelée ? Rester dans l’expectative était encore pire.
Dix minutes plus tard, j’étais agenouillée devant les toilettes et
vidais mon estomac de ce que Jasmine avait réussi à me faire avaler
après m’avoir examinée.
— Seigneur, hoquetai-je tandis qu’un nouveau spasme me secouait.
Les contractions improductives de mon estomac me mirent les
larmes aux yeux. Puis l’âme remonta dans ma gorge progressivement,
refusant de lâcher prise. Mon estomac se tordit et je me pliai en deux.
Une sorte de fumée blanche finit par sortir de ma bouche. Je frissonnai
comme les dernières volutes de l’âme de Petr quittaient mon corps,
puis m’affaissai contre le mur de la salle de bains.
L’âme de Petr flottait dans l’air devant moi, laide et tordue,
tournoyant tel un nuage noir annonçant la tempête. Je voyais
clairement à travers elle les serviettes jaunes bien pliées et les petits
paniers où je rangeais mon maquillage. La seule présence de son âme
souillait les murs.
— Je suis désolée, murmurai-je d’une voix éraillée, ramenant mes
genoux contre ma poitrine.
J’avais beau détester Petr, je ne lui souhaitais pas un tel sort. Ce
qu’il était devenu après que j’avais pris son âme était une image de
cauchemar, et, privé de son âme, il n’avait aucune chance de trouver la
paix au ciel. Les humains devenaient des spectres. Je n’avais pas la
moindre idée de ce en quoi se transformaient les Gardiens qui
mouraient sans âme.
Trempée de sueur, je tirai la chasse d’eau et me relevai sur des
jambes flageolantes. Pivotant sur moi-même, j’ouvris le robinet de la
douche. Une épaisse vapeur emplit la pièce, désintégrant la masse
sombre, qui disparut comme si elle n’avait jamais existé. Je retirai mes
vêtements et pris ma seconde douche de la journée. Je baissai les yeux
sur la bague à mon annulaire droit. Une partie de moi avait toujours
envie de s’en débarrasser – de la jeter quelque part ou de la cacher.
De mes doigts mouillés, je tentai de l’enlever, sans y parvenir. Je
n’obtins pas plus de succès en la faisant tourner. Ni en la soumettant à
la pression du jet. Rien ne semblait pouvoir la déloger. Bizarre, parce
qu’elle n’était pas trop petite. Je pouvais la faire tourner, mais
impossible de la retirer.
Génial. J’avais sans doute initié le rituel incantatoire en enfilant
cette foutue bague, et il faudrait maintenant me couper le doigt.
Je restai sous le jet jusqu’à ce que ma peau se ride, mais la
sensation de souillure était toujours là. Les frissons glacés ne
tarderaient pas. Je venais d’enfiler mon pyjama quand on frappa à la
porte de ma chambre. Tirant mes cheveux mouillés de sous mon tee-
shirt, je m’assis sur mon lit.
— Entre.
Zayne pénétra dans ma chambre, précédé de son aura immaculée.
Quand son essence s’estompa, je vis les mèches blondes en désordre
sur son visage tandis qu’il refermait la porte derrière lui. Il portait un
pull bleu clair, assorti à la couleur de ses yeux. Quand il releva la tête
pour me regarder, il se figea.
— Tu as mauvaise mine.
J’éclatai d’un rire rauque.
— Merci.
— Je t’ai rapporté ton téléphone. Il fonctionne et… je l’ai nettoyé,
dit-il, posant l’appareil sur la table de nuit avant de s’asseoir à côté de
moi sur le lit.
Je reculai, mettant une certaine distance entre nous. Cela ne lui
échappa pas et ses épaules se raidirent.
— Layla, implora-t-il.
— Je suis juste épuisée après tout ce qui s’est passé.
Je m’affairai à glisser mes jambes sous la couette.
— Je crois que j’ai attrapé la grippe ou…
Zayne me saisit la main.
— Layla, tu n’as pas fait ça. Dis-moi que tu ne l’as pas fait.
Je lui retirai ma main.
— Non ! non. J’ai dû attraper mal et je suis fatiguée. La nuit et la
journée ont été longues.
Il se rapprocha, m’emprisonnant entre son corps et la tête de lit.
— Tu dois me dire si tu l’as fait, Layla. Si tu as pris une âme la nuit
dernière, même celle de Petr, il faut que je le sache.
— Non, chuchotai-je, refermant mes doigts sur la couette.
Ses yeux fouillèrent les miens, puis il baissa la tête. Un soupir
s’échappa de ses lèvres serrées.
— Tu me le dirais si tu l’avais fait, n’est-ce pas ?
Je frissonnai.
— Oui.
Zayne releva la tête et ses yeux plongèrent de nouveau dans les
miens.
— Tu as confiance en moi ? Tu sais que je ne te dénoncerais jamais
aux Alphas, je ne te ferais jamais ça. Alors, je t’en prie, ne me mens
pas. Jure-moi que tu n’es pas en train de me mentir.
— Je te le jure.
Le mensonge me laissa un goût amer et je détournai les yeux,
incapable de soutenir son regard. Je compris qu’il y avait de fortes
chances que Zayne ait tout deviné, comme la première fois.
Il soupira et contempla sa main, posée sur la couverture.
— Tu as besoin de quelque chose ?
Secouant la tête, je roulai sur le dos, secouée d’un frisson.
— Ça va aller.
Zayne ne dit plus rien pendant plusieurs minutes. Quand il reprit la
parole, je sentis son regard sur moi.
— J’ai parlé à Jasmine.
Je grimaçai et il déglutit.
— Elle dit que tu es salement amochée.
Jasmine avait étouffé un cri et murmuré quelque chose
d’inintelligible quand elle m’avait aidée à me déshabiller pour constater
l’étendue de mes blessures.
— Toutefois, elle m’a dit que les griffures ne devraient pas laisser
de cicatrices, poursuivit-il d’une voix chargée de colère. Je suis bien
content que Petr soit mort. Je regrette seulement de ne pas l’avoir tué
moi-même.
Je le regardai fixement.
— Tu ne penses pas ce que tu dis.
— Bien sûr que si.
Ses yeux flambaient d’un éclat bleu sombre.
— La seule chose que je regrette encore plus, c’est que tu aies dû en
passer par là.
Ne sachant quoi répondre, je me laissai retomber sur le matelas
sans rien dire alors que je voulais tout lui raconter.
Un long silence s’installa entre nous avant qu’il parle de nouveau.
— Je suis désolé pour samedi matin.
— Zayne, tu n’as pas…
— Non, laisse-moi finir. C’était vraiment nul de ma part. J’aurais dû
t’appeler… Et j’aurais dû répondre à tes appels hier soir… Et ce n’était
pas à moi de suggérer que tu arrêtes de marquer.
— Je ne marque plus de toute façon.
L’attaque de l’humain possédé avait mis un terme définitif à mon
passe-temps favori.
— Quand bien même. Je sais à quel point ça comptait pour toi.
Je roulai sur le flanc pour lui donner un coup de coude.
— Oui, mais je n’ai pas été très sympa non plus. Tu avais juste peur
que je me fasse tuer ou qu’il m’arrive quelque chose.
Zayne enfouit une main dans ses cheveux, refermant les doigts sur
sa nuque. Ses muscles roulèrent sous son pull. Puis il tendit la main
vers moi, écartant les cheveux mouillés de mon visage.
— Tu es sûre que tu n’as besoin de rien ? Du jus d’orange ou des
fruits ?
— Oui.
C’était trop tard pour ça. Je me recroquevillai, transie jusqu’aux os.
Je ne me souvenais pas exactement combien de temps mon malaise
avait duré la fois précédente. Deux jours ? Davantage ? Je fermai les
yeux, priant pour que ce soit moins long. Je voulais lui parler de l’enfer
et de Lilith, mais je ne voyais pas comment m’y prendre sans avoir
l’impression de me jeter sous un bus.
— Est-ce que… tu es obligé de t’en aller ? lui demandai-je, même si
je ne pouvais rien lui dire.
Pour la première fois depuis qu’il était entré dans ma chambre, il
me sourit.
— Pousse-toi un peu.
Je me tortillai sous la couette pour lui faire de la place. Zayne avait
ménagé un espace suffisant entre nous, mais je tirai quand même le
drap sur ma bouche. Il m’adressa son petit sourire en coin et je
repensai à ce que m’avait dit Roth. Que Zayne m’aimait beaucoup.
Pendant quelques instants, je n’eus plus l’impression d’être glacée et
brûlante à la fois.
— Que voulaient les Alphas, finalement ?
Zayne s’allongea sur le flanc, la tête en appui dans sa main.
— Apparemment, il y a une recrudescence de l’activité des Démons
Supérieurs à D.C. et dans les villes voisines.
Il se frotta l’arête du nez, faisant la moue.
— Davantage que ce que les Alphas ont constaté depuis des siècles.
Je cessai de triturer la couette entre mes doigts. Je crois même que
je cessai de respirer pendant quelques secondes.
— Ça ne doit pas t’inquiéter, me rassura-t-il très vite, se méprenant
sur ma réaction. C’est notre problème et on va s’en occuper.
— Mais… pourquoi monteraient-ils tous à la surface ?
Une nouvelle sensation de froid se répandit dans mes veines.
Zayne roula sur lui-même pour me faire face.
— Les Alphas pensent qu’ils préparent quelque chose. Peut-être une
nouvelle rébellion, mais personne n’en est sûr. Ils nous ont demandé
d’être attentifs. Comme mon père l’avait fait après l’attaque de
l’humain possédé, ils nous ont donné l’ordre de les interroger avant de
les renvoyer en enfer.
Ma gorge s’assécha. Et s’ils capturaient Roth ? Sortant ma main de
sous la couette, je me massai le front. Il était couvert de sueur. Abbot
m’avait parlé de la rébellion précédente quand j’étais petite. Elle avait
eu lieu en même temps que l’épidémie de grippe espagnole et personne
ne savait vraiment quel était le nombre de morts dus à la grippe ou aux
démons. Était-ce là ce que voulait une partie des démons ? Ramener
les Lilin sur terre et initier une nouvelle rébellion ?
— Hé, dit Zayne en se rapprochant. Ça va aller. Tu n’as pas besoin
de t’inquiéter.
— Hein ?
— Tu es tellement pâle, Layla.
Avançant une main, il remonta la couette sur mes épaules.
— Oh. Je te l’ai dit, je suis fatiguée.
Je m’allongeai sur le dos pour dénouer les nœuds dans mes jambes,
soudain saisies de crampes.
— Peut-être que tu devrais rester à la maison demain et ne pas aller
au lycée, suggéra-t-il.
Ça me paraissait une bonne idée.
— Oui, peut-être.
Il ne répondit pas tout de suite.
— Layla ?
Je tournai la tête vers lui, croisant son regard attentif. Je tentai un
sourire, qui ressemblait davantage à une grimace.
— Présente.
— Je sais qu’il y a autre chose. Ce n’est pas seulement la fatigue ou
ce que Petr a fait.
L’air quitta mes poumons. En appui sur un coude, Zayne posa une
main sur ma joue.
— Je sais que tu l’as probablement fait pour te défendre. Ou peut-
être après, à cause de ce que Petr avait fait. Et je ne peux même pas
commencer à imaginer combien c’est difficile pour toi, mais je sais que
tu es forte. Je sais aussi que tu ne veux pas vivre comme ça. Tu n’es pas
un démon, Layla. Tu es une Gardienne. Tu vaux mieux que ça.
Je sentis ma lèvre inférieure se mettre à trembler. Ne pleure pas. Ne
pleure pas. Un filet de voix éraillée sortit de ma gorge.
— Je suis tellement désolée. Je ne voulais pas le faire. Je voulais
juste qu’il arrête et…
— Chut…
Zayne ferma les yeux et un muscle palpita sur sa mâchoire.
— Je sais. Tout va bien.
Les larmes me montèrent aux yeux.
— Je ne le referai plus jamais. C’est promis. Je suis vraiment
désolée.
Zayne pressa ses lèvres sur mon front.
— Je sais.
Il se releva pour éteindre la lumière de ma lampe de chevet, puis se
rallongea.
— Repose-toi. Je vais rester avec toi jusqu’à ce qu’il soit l’heure de
m’en aller.
Je me roulai en boule contre lui, cherchant sa main. Il prit la
mienne, mêlant ses doigts aux miens.
— Pardon, murmurai-je encore une fois.
Je lui demandai pardon de m’être énervée contre lui, d’avoir pris
l’âme de Petr et, surtout, pour tous mes mensonges.
CHAPITRE 15

Je restai donc à la maison mardi et passai l’essentiel de la journée


au lit. Quand les cours reprirent mercredi, la plupart des ecchymoses
sur mon visage s’étaient estompées et je me sentais mieux.
Stacey m’attendait devant mon casier. Quand elle me vit, elle ouvrit
des yeux ronds.
— D’accord. Je sais que tu as dit que tu avais eu un accident
vendredi, mais tu as surtout l’air d’avoir besoin d’un docteur.
Conclusion : j’avais toujours une sale tête.
Refermant mon casier d’un coup de pied, je la suivis en cours de
bio. Roth ne se montra pas et il était toujours aux abonnés absents à
l’heure du déjeuner. Les nerfs en pelote, je me demandais où il pouvait
être, et n’avais qu’une envie : retourner me cacher au fond de mon lit.
Les Gardiens avaient reçu l’ordre de pourchasser les Démons
Supérieurs qui envahissaient la ville. L’avaient-ils capturé ? Ma gorge
se serrait chaque fois que je considérais cette éventualité.
Je tentai de me convaincre que je m’inquiétais pour lui parce qu’il
était le seul à savoir que l’enfer me cherchait et pourquoi. J’avais
besoin de lui vivant et en bonne santé. C’était la seule raison. Mais bien
sûr.
À la cafétéria, Stacey fit écho à mes pensées.
— Je me demande où est passé Roth. Il est absent depuis vendredi,
lui aussi.
Je ne répondis rien.
— Au début, j’ai même pensé que tu avais cédé à l’attirance
sexuelle entre vous et que tu t’étais enfuie avec lui.
Je faillis m’étrangler avec ma pizza à moitié congelée.
— Tu es dingue.
Elle haussa les épaules.
— Quoi ? Tu ne vas pas me dire que tu ne serais pas prête à lui
sauter dessus si vous vous retrouviez seuls dans une pièce tous les
deux ?
— Je me suis déjà retrouvée seule dans une pièce avec lui et ce
n’est pas arrivé.
Mes yeux s’écarquillèrent à la seconde où ces paroles franchirent
mes lèvres.
— Merde, murmurai-je.
Stacey me saisit le bras.
— Oh, mon Dieu, des détails… Je veux des détails tout de suite.
Seule une attaque de zombies aurait pu détourner son attention à
cet instant, et je ne suis même pas sûre qu’elle aurait lâché l’affaire.
Inventant rapidement quelque chose, je la jouai distante.
— Je suis tombée sur lui ce week-end et on a passé un moment
ensemble.
— Dans un lieu public ou chez lui ?
— Chez lui, mais il ne s’est rien passé.
Je ne savais plus où me mettre. Il était totalement hors de question
que je lui raconte qu’il m’avait embrassée. Je n’aurais pas fini d’en
entendre parler.
— Vous allez boire un verre au Wick It ce soir ? demandai-je pour
changer de sujet.
Sam, qui venait de s’asseoir, leva les yeux au ciel.
— Qui aurait envie d’y aller ? C’est soirée slam et poésie
aujourd’hui, ce qui veut dire que tous les apprentis écrivains seront
dans la salle.
— Tu es jaloux parce que je ne t’ai pas invité, répliqua Stacey. Mais
revenons à Layla.
— Qu’est-ce qu’il y a, avec Layla ? demanda Sam, lorgnant le reste
de ma pizza.
— Rien du tout, répondis-je en glissant mon assiette devant lui.
— Rien du tout ? hoqueta Stacey. Elle a passé la soirée avec Roth.
Toute seule. Avec lui. Chez lui. Est-ce que vous étiez dans sa chambre ?
Tu as vu son lit ? Attends. Laisse-moi commencer par le plus
important : tu as enfin perdu ta virginité ?
— Seigneur, Stacey, pourquoi ça t’intéresse autant ? demanda Sam.
— Oui, bonne question, répondis-je tout en repoussant mes
cheveux en arrière. Mais pour te répondre : non, je n’ai pas couché
avec lui. On n’était pas du tout dans ce trip.
— Écoute, tu es ma meilleure amie. Je suis plus ou moins obligée
de m’intéresser à ta vie sexuelle.
Elle s’interrompit avec un sourire.
— Ou son absence, en l’occurrence.
Je lui fis les gros yeux.
— T’as pas fini de l’embêter ? dit Sam en donnant un coup de
coude à Stacey avant de piocher une poignée de ses croquettes de
pomme de terre.
— Attends. Elle n’est pas « dans ce trip » alors qu’on parle du mec
le plus canon qui arpente les couloirs de cet établissement ?
Stacey se laissa aller contre son dossier, les deux mains levées
devant elle.
— Tu es trop bizarre.
Une autre expression de curiosité traversa son visage avant que je
puisse lui répondre.
— Est-ce que tu as vu son lit ? Sainte Marie mère de Dieu, est-ce
que tu t’es assise sur son lit ?
Je devins rouge comme une écrevisse.
— Stacey…
— Si j’en crois ta tête, la réponse est oui. Tu as vu son lit et je suis
sûre que tu t’es assise dessus. À quoi il ressemblait ?
Elle se pencha en avant, soudain très intéressée.
— Il sentait son odeur ? Il sentait le sexe ? Il a des draps de soie ?
Roth a forcément des draps de soie ou de satin.
— Tu es sérieuse ?
Sam reposa sa boisson, dévisageant Stacey, les sourcils froncés.
— Tu viens de lui demander si son lit sentait le sexe ? Qui ça
intéresse, l’odeur de son lit ?
— Moi, répondit Stacey, les yeux écarquillés.
— Son lit ne sentait pas le sexe, marmonnai-je en me grattant la
joue.
Stacey poussa un grognement.
— Tu ne sais même pas ce que sent le sexe.
J’avais envie de l’étrangler.
— Est-ce qu’on peut…
— Tu sais quoi ? Tu te comportes exactement comme toutes les
autres pétasses du lycée, soupira Sam.
Sur quoi il ramassa son sac, se leva et l’enfila sur son épaule.
— Le mec est canon, reprit-il. Génial. Ça ne te donne pas le droit
d’espionner sa vie privée.
Stacey en resta bouche bée. Je dévisageai Sam, désolée pour lui
tout à coup, et fis mine de me lever à mon tour.
— Sam…
Les joues en feu, il secoua la tête.
— Je vous vois tout à l’heure en anglais. Ciao.
Nous le regardâmes vider son plateau avant de se diriger vers la
sortie, puis je me tournai vers Stacey en me mordant la lèvre. Elle
contemplait les portes comme si elle s’attendait à le voir revenir, puis
lança en riant :
— Je plaisantais !
Alors que Sam continuait son chemin sans réagir, elle se rassit au
fond de son siège, passant les doigts dans ses cheveux.
— C’était quoi, ce délire ?
— Stacey, Sam craque pour toi depuis la seconde. C’est évident.
— Et comment un truc de ce genre peut te sembler évident à toi
alors que je ne vois rien ? grommela-t-elle. Avant l’arrivée de Roth, tu
avais à peine remarqué l’existence des garçons.
— On ne parle pas de moi, meuf.
— Je suis sûre que tu te trompes.
Elle secoua la tête, jetant une croquette de pomme de terre dans
son plateau.
— Sam n’a pas ce genre d’idées à mon sujet. Ce n’est pas possible.
On est potes depuis des années.
Je songeai à Zayne.
— Être amis depuis des années n’empêche pas quelqu’un de penser
à toi d’une autre façon. Sam est mignon, Stacey. Et il est très
intelligent.
— Oui, répondit-elle lentement. Mais c’est Sam.
— Laisse tomber.
Elle haussa un sourcil.
— Oublions Sam pour le moment. Est-ce que Roth te plaît ? Je veux
dire, tu n’as jamais traîné avec d’autres garçons que Sam ou Zayne.
Alors c’est quand même une grande nouvelle.
— Pas du tout.
Je terminai le reste de ma boisson sans étancher ma soif.
— Mais il te plaît ou pas ?
Je jetai un coup d’œil à sa bouteille.
— Non… Je ne sais pas. Tu vas boire ça ?
Stacey me tendit son eau.
— Comment ça, tu ne sais pas ?
— C’est difficile à expliquer, dis-je, m’essuyant la bouche du revers
de la main. Roth n’est pas comme les autres garçons.
— Tu m’en diras tant.
J’éclatai d’un rire bref. J’avais envie de parler de Roth à Stacey – de
tout lui raconter. Lui dire ce qu’il était. Ce que j’étais. Il ne faudrait pas
grand-chose pour qu’elle me croie, pas après que les Gardiens s’étaient
révélés au grand jour. Les gens soupçonnaient sans doute déjà la
vérité. Le besoin de parler, de me montrer honnête pour une fois, me
démangeait.
— Layla ? Tu te sens bien ? me demanda Stacey, qui semblait
inquiète. Je sais que ce n’était qu’un accident, mais tu n’as pas l’air
dans ton état normal.
— Oui, je crois que je couve juste quelque chose. Rien de grave,
ajoutai-je avec un sourire qui se voulait rassurant.
La sonnerie retentit, mettant un terme à notre discussion et à mon
envie de lui déballer toute la vérité. Nous jetâmes les reliefs de notre
repas, et Stacey m’arrêta alors que nous quittions la cafétéria. Je
déglutis. Les âmes… il y en avait partout.
Puis je remarquai la rougeur qui envahissait le visage de Stacey,
elle qui ne rougissait jamais.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Jouant avec la lanière de son sac, elle soupira, et sa frange se
souleva.
— Tu crois vraiment que Sam craque pour moi ?
En dépit de la situation, je souris sincèrement.
— Oui, je le crois vraiment.
Stacey hocha la tête, le regard fixé sur le flot des élèves.
— Il n’est pas si mal.
— Non.
— Et ce n’est pas un crétin. Il n’est pas comme Gareth et tous les
autres qui veulent juste sauter les filles.
— Il est tellement plus classe que Gareth, opinai-je.
— Ouais.
Elle s’interrompit, l’air troublé.
— Layla, tu crois que je l’ai blessé ? Ce n’était pas mon intention.
Je lui pris la main et la serrai.
— Je sais. Et je pense que Sam le sait aussi.
Elle m’étreignit la main en retour avant de me lâcher. Pivotant sur
ses talons, elle me sourit tout en remontant le couloir à reculons.
— Bon. Voilà un développement intéressant.
— On peut dire ça. Tu vas faire quoi ?
Stacey haussa les épaules, les yeux brillants.
— Qui sait ? Je t’appelle plus tard, d’accord ?
Sur ces mots, nous nous séparâmes, poursuivant chacune vers nos
cours. Je passai le reste de la journée à regarder derrière moi, espérant
voir débarquer Roth, mais je restai sans nouvelles de lui. Mon
inquiétude grandissait au point que j’avais du mal à me concentrer
pendant les cours, et en fin de journée à la table du dîner. Aucun des
Gardiens ne mentionna la capture d’un Démon Supérieur, mais ce
n’était pas le genre de choses dont ils parlaient d’habitude en ma
présence.
Abbot ne remit pas non plus sur le tapis l’histoire des vêtements, ni
l’attaque de Petr et l’intervention d’un démon. Attendre qu’il dise
quelque chose pour me prendre en flagrant délit de mensonge me
rendait folle. Dans ma propre maison, avec tous ces secrets que tout le
monde dissimulait, je me sentais comme une étrangère à l’étroit dans
sa peau.
Sans oublier que j’avais du mal à ne pas paniquer. Savoir qu’il y
avait des démons dehors qui voulaient me tuer ou se servir de moi
pour une incantation bizarre me rendait nerveuse. Et puis Elijah
demeurait introuvable, ce qui n’arrangeait rien. Dès que le silence se
faisait, mon imagination s’emballait.

*
Jeudi matin, j’avais officiellement décidé que le truc le plus dingue
qui était arrivé ces dernières semaines n’était pas d’apprendre que
j’étais la fille de Lilith, que je pouvais faire revenir sur terre une horde
de créatures dévoreuses d’âmes, ou qu’une tonne de démons
maléfiques lâchés dans la nature voulaient ma mort. Non. Le plus
dingue, c’était Stacey.
Elle avait un comportement bizarre, étrangement sage. Elle ne
parlait plus de sexe ou de garçons dans les cinq premières secondes de
nos conversations. En anglais, mercredi, après sa dispute avec Sam,
elle avait ri à tout ce qu’il disait, ce qui était assez gênant. Sam
n’arrêtait pas de me lancer des regards interrogateurs, que je faisais
semblant de ne pas voir. Et j’étais presque sûre que c’était depuis
qu’elle avait appris qu’il en pinçait pour elle.
Ce qu’elle n’aurait jamais admis.
Saisissant son livre de bio, elle referma son casier d’un coup de
pied.
— Tu as encore l’air malade. Tu devrais aller chez le docteur, Layla.
Je levai les yeux au ciel.
— Ne change pas de sujet. C’est toi qui as un comportement bizarre
depuis hier après-midi.
Stacey se retourna, adossée aux casiers, et me dévisagea en
haussant les sourcils.
— Toi, c’est tous les jours que tu es bizarre. Tu disparais quand tu
dois nous retrouver. Tu traînes avec le mec le plus canon de la planète
et tu dis que vous n’étiez pas « dans ce trip ». Allô. C’est toi la plus
bizarre de nous deux.
Je fis la grimace. Elle avait raison sur toute la ligne.
— Bref.
Elle se décolla du casier, glissant son bras sous le mien.
— C’est juste que je ne veux plus que Sam pense de moi que je
suis… comme les autres filles.
— C’est pourtant ce que tu es, dis-je lentement.
Le flot ininterrompu des âmes chatoyantes appelait mon attention,
mais je me concentrai sur notre discussion.
— Et Sam t’apprécie pour ce que tu es.
— Clairement pas.
Je lui donnai un coup de hanche.
— Tu le fais exprès.
Elle ouvrit la bouche pour répondre, mais s’immobilisa alors que
nous croisions un garçon de haute stature. Je sus que c’était Roth sans
avoir besoin de lever les yeux. Cette odeur musquée et sucrée ne
pouvait appartenir à personne d’autre.
— Salut, lança Stacey, sans se laisser démonter. On te croyait mort.
Je relevai la tête, totalement déphasée quand nos yeux se
croisèrent. Il me détailla de la tête aux pieds. J’étais plutôt mal sapée
aujourd’hui, vêtue d’un jean trop grand et d’un gilet à capuche qui
avait connu des jours meilleurs. Une légère moue retroussa ses lèvres
pleines.
— Je vous ai tant manqué que ça ? plaisanta-t-il, sans me quitter
des yeux.
— Où étais-tu ?
C’était sorti tout seul et je me sentis idiote.
Roth haussa les épaules.
— J’avais des affaires à régler. Et puisqu’on en parle…
Il se tourna vers Stacey.
— J’aimerais t’emprunter ta copine si ça ne te dérange pas.
— Je dis tous les jours à ma mère que j’ai des trucs à faire, mais je
dois quand même aller en cours.
Stacey me lâcha le bras en faisant la grimace.
— Je t’envie tes parents, qui te laissent venir en cours quand tu en
as envie. Bon, tu n’as pas l’intention de te pointer en bio, j’imagine ?
— Non, répondit-il avec un clin d’œil, puis il baissa le ton. Je vais
jouer les rebelles et sécher les cours une fois de plus.
— Oh, je vois…, se pâma Stacey. Et tu veux corrompre mon amie
au cœur pur ?
Les bras le long du corps, je soupirai et le regard doré de Roth se
réchauffa.
— Sache que Corruption est mon second prénom.
— OK, mais tu ne peux m’emprunter et corrompre mon amie que si
elle est d’accord.
Ça commençait à bien faire.
— Hé, les gens, vous avez oublié que je suis là ? Je n’ai pas mon
mot à dire ?
Roth haussa un sourcil à mon intention.
— Acceptes-tu d’être empruntée et corrompue ?
J’avais le sentiment que sa seule présence y suffisait.
— Pourquoi pas.
— Génial ! pépia Stacey, qui recula derrière Roth pour me faire de
grands signes.
Elle mimait quelque chose avec sa bouche et ses mains qui aurait
beaucoup plu à Roth, c’était certain.
— Mais tu promets de me la rendre, d’accord ?
— Je ne sais pas.
Roth se rapprocha, laissant tomber son bras sur mes épaules.
— Je vais peut-être te l’emprunter pour toujours.
Je ne pus réprimer le frisson qui me traversa. Et la façon dont la
main de Roth se resserra sur mon épaule m’apprit que cela ne lui avait
pas échappé.
— On verra ça.
Stacey nous adressa un petit salut avant de filer en cours de bio. La
main de Roth quitta mon épaule pour s’emparer de la mienne.
— Tu as une sale tête.
Je n’aurais pas pu dire si mes joues s’enflammaient, car une chaleur
surnaturelle se diffusait dans tout mon corps pour un tas de mauvaises
raisons.
— Merci. Tout le monde n’arrête pas de me dire ça.
De sa main libre, il tira sur ma queue-de-cheval grossièrement
attachée.
— Est-ce que tu as au moins pris une douche ce matin ?
— Oui. Merde. Où étais-tu passé, Roth ?
— Pourquoi tu es malade ? demanda-t-il au lieu de me répondre.
On dirait que tu n’as pas dormi depuis la dernière fois que je t’ai vue.
Je ne t’ai quand même pas manqué à ce point ?
— Ça va, les chevilles ? Ça n’a rien à voir avec toi. Je suis toujours
comme ça quand…
— Quand quoi ?
Il se pencha vers moi, attendant ma réponse.
Je détournai les yeux et lui répondis à voix basse.
— Je suis toujours malade quand je goûte à une âme. Ça dure
généralement un jour ou deux, mais on dirait que c’est plus long quand
je prends une âme entièrement.
Roth me lâcha la main.
— Pourquoi ?
— C’est comme un syndrome de manque, ou un truc du genre.
Il demeura étrangement silencieux tout en me regardant d’un air
pensif.
— Quoi ?
Il cligna des yeux.
— Rien. Je n’ai vraiment pas l’intention d’aller en bio.
— J’avais bien compris.
Respirant un grand coup, je décidai de me corrompre moi-même.
— Où comptes-tu aller ?
Il m’adressa un grand sourire qui me donnait à penser qu’il allait
dire un truc pervers, mais il me surprit :
— Viens le découvrir avec moi. Ce qui m’a occupé ces derniers jours
te concerne.
— Charmant.
Roth me prit par la main, sa peau brûlante sur la mienne, sans que
je m’offusque de cette familiarité. Il me conduisit dans une cage
d’escalier voisine, et nous descendîmes une volée de marches dans
l’ancienne partie du lycée où se trouvaient quelques bureaux vides et
un gymnase décrépit qui sentait le moisi. Heureusement, la chaufferie
se trouvait de l’autre côté. Avec les débarras au sous-sol du lycée,
c’était la destination préférée de tous les fumeurs d’herbe.
Je n’étais pas surprise que Roth sache où il fallait aller quand on ne
voulait pas qu’on nous trouve.
Il s’arrêta sur le dernier palier. Un ruban de sécurité orange déchiré
pendouillait à la double porte du gymnase, se détachant sur le métal
gris. L’une des fenêtres était tellement couverte de crasse qu’on aurait
dit du verre teinté. Les murs et la cage d’escalier n’étaient pas en
meilleur état. Sur de larges sections, la peinture s’était écaillée,
exposant le béton.
Roth s’immobilisa et me prit les deux mains.
— Tu m’as manqué.
Mon cœur fit un étrange soubresaut. Stupide organe. J’avais besoin
de me concentrer. Les longues heures que j’avais passées dans mon lit
ces derniers jours m’avaient laissé tout le temps de réfléchir à ses
révélations.
— Roth, il faut qu’on parle de ce que tu m’as dit.
— C’est ce qu’on fait.
Il inclina la tête, frottant sa joue contre la mienne.
— Ça ne s’appelle pas parler.
Même si ce n’était pas pour me déplaire.
— Et j’ai vraiment des questions à te poser.
— Je t’écoute. Je sais faire plusieurs choses à la fois.
Il m’attira vers lui, passant un bras autour de ma taille. Penchant la
tête dans le creux de mon cou, il respira mon odeur.
— Pas toi ?
Je frissonnai contre lui et mes doigts se refermèrent sur le devant
de son tee-shirt. Je n’étais pas certaine d’en être capable, mais je
pouvais toujours essayer.
— Où étais-tu ?
— Et toi ?
Ses mains descendirent sur mes hanches, qu’il empoigna
délicieusement.
— Tu n’es pas venue en cours mardi.
— Comment tu le sais ?
— Je sais beaucoup de choses.
Je soupirai.
— Je suis restée chez moi. Je ne me sentais pas bien, et avec mes
ecchymoses… je me suis dit qu’il valait mieux manquer l’école un jour
de plus.
— Tu as bien fait.
Une légère moue retroussa ses lèvres tandis qu’il effleurait mon
arcade sourcilière du bout d’un doigt.
— Ça ne se voit presque plus.
Ses yeux descendirent sur ma bouche et je sentis mes lèvres
s’entrouvrir.
— Quant à ta lèvre…
— Quoi ?
La moue se transforma lentement en un sourire séducteur.
— Elle a l’air toute prête à se faire mordiller.
J’inspirai laborieusement, m’efforçant de calmer les battements de
mon cœur.
— Roth, arrête.
— Quoi ?
Il me regarda d’un air innocent.
— Je suis juste en train de dire tout ce que je pourrais faire à…
— OK. Mais revenons à ma question.
— Hmm…
Les mains de Roth remontèrent sur ma taille, et une vague de
chaleur m’envahit à travers mon gilet là où ses doigts s’enfonçaient
dans ma peau.
— Comment ça s’est passé, à ton retour ?
Distraite une fois de plus, je répondis à sa question.
— Pas trop mal, mais je n’ai pas pensé à remettre mes vêtements
quand je suis partie de chez toi.
Il haussa des sourcils surpris. Je lui rappelai les vêtements qu’il
m’avait prêtés et lui expliquai qu’Abbot m’avait interrogée à leur sujet.
— Je ne crois pas qu’il ait cru ce que je lui ai raconté, mais il n’a
pas insisté.
Roth ne paraissait pas inquiet.
— Je suis sûr qu’il connaît la vérité – toute la vérité. Mais il ne peut
rien dire sans trahir les mensonges qu’il t’a lui-même servis.
Ses mains remontèrent encore un peu, s’arrêtant juste sous ma cage
thoracique.
— Par ailleurs, il ne peut pas te tuer.
Je fronçai le nez.
— J’espère bien.
Il gloussa doucement.
— Je ne pense pas que ton chef de clan sans peur et sans reproche
fera quoi que ce soit qui mette l’Homme de pierre en colère. Et
puisqu’on parle de lui, il avait l’air vraiment content de te voir lundi.
— Oui… Je te l’avais dit. Je connais Zayne depuis toujours ou
presque. Nous sommes très proches.
— Il avait l’air vraiment content de te revoir.
Ses pouces dessinaient maintenant des cercles paresseux qui
rendaient ma concentration de plus en plus difficile.
— Je crois que je n’avais jamais vu un Gardien courir aussi vite,
sauf après un démon.
Je sentis mes joues s’empourprer et lui agrippai les poignets.
— Roth, je n’ai pas envie de parler de Zayne.
— Pourquoi tu ne veux pas parler de l’Homme de pierre ?
L’agacement me saisit.
— Je ne sais pas, peut-être parce qu’il y a des sujets plus importants
dont nous devons discuter ?
Roth inclina de nouveau la tête, et quand il reprit la parole, son
souffle chaud dansa sur mon oreille.
— Mais moi, j’ai envie de parler de lui. Tu te souviens quand je t’ai
dit qu’il t’aimait beaucoup, Layla ?
Mes doigts se crispèrent sur ses poignets.
— Oui. Et comme je te l’ai dit…
— Tu le connais depuis toujours. J’ai compris.
Ses lèvres effleurèrent le creux derrière mon oreille et je poussai un
petit cri.
— Mais vous n’avez jamais été aussi proches… que ça ?
Avant que je puisse répondre, les lèvres de Roth remontèrent sur
ma pommette, déclenchant de petits frissons très agréables dans toutes
mes terminaisons nerveuses. Ses lèvres effleurèrent le coin de ma
bouche et mon pouls s’emballa. Je n’étais tellement pas dans mon
élément que ce n’était même pas drôle.
— Êtes-vous proches comme ça, Layla ?
Comme ça ? Il voulait dire les caresses… les lèvres qui se frôlent ?
— Non, répondis-je d’une voix que je reconnus à peine. Je ne peux
pas…
— Tu ne peux pas quoi ?
Le bord de ses dents se posa sur ma lèvre inférieure, qu’il mordilla
tout doucement, comme il l’avait dit tout à l’heure, et tout mon corps
se cambra contre lui.
— Tu ne peux pas quoi, Layla ?
— Je ne peux pas être aussi proche de lui, admis-je d’une voix
étouffée.
Contre les miennes, les lèvres de Roth s’incurvèrent en un sourire.
— Quel dommage.
Son manque de sincérité était tellement flagrant.
— Je suis sûre que tu le regrettes vraiment.
Il éclata de rire, et cette fois, quand il se recula et plongea de
nouveau vers moi, ses lèvres se posèrent sur mon pouls. Ça devenait
ridicule. Nous devions parler d’autre chose. De choses très importantes.
Je ne séchais pas les cours pour faire… eh bien, ce qui se passait là
avec Roth. Mais, waouh, tout ce qu’il me faisait était si nouveau pour
moi.
Et c’était tellement bon – cette anticipation qu’il faisait monter,
cette promesse qui pouvait se concrétiser à tout moment. Le désir
enflait comme une tempête à l’intérieur de moi, me faisant tournoyer
et m’emportant si haut que j’étais sûre et certaine que la chute serait
rude. Parce que c’était autre chose – ce n’était pas bâti sur des
fantasmes sans espoir. Savoir que l’on pouvait passer à l’acte était aussi
excitant que terrifiant.
Avec une force de volonté que j’ignorais posséder, je me séparai de
lui. Roth arqua un sourcil tandis qu’il laissait retomber ses bras le long
de son corps. Ses yeux avaient pris une teinte fauve enflammée, et leur
intensité dévorante et cette capacité redoutable à me captiver me
faisaient oublier tout ce qui était vraiment important.
Je m’éclaircis la voix et détournai les yeux.
— OK. Revenons-en à ma question.
— Que voulais-tu savoir, déjà ? demanda-t-il d’une voix où couvait
encore l’amusement. J’ai oublié.
— Bien sûr, répondis-je dans un soupir, désespérant de le garder
dans le droit chemin. Où étais-tu ?
Il s’adossa au mur, les bras croisés.
— J’ai dû rentrer chez moi.
— Tu veux dire… ?
Je baissai le ton, même si nous étions seuls.
— En enfer ?
Roth acquiesça.
— Il fallait que je rentre et je me suis dit que c’était l’occasion de
poser des questions pour voir si quelqu’un était au courant de l’identité
du démon qui tire les ficelles.
Je changeai mon sac d’épaule.
— Tu as trouvé quelque chose ?
— Tout le monde est resté bouche cousue. Personne ne veut dire de
qui il s’agit, ce qui m’indique au moins qu’il s’agit d’un démon haut
placé.
— Un Démon Supérieur comme toi ?
— Mais certainement pas aussi génial que moi.
Il me fit un clin d’œil, et que Dieu me vienne en aide, ça me fit de
l’effet.
— Mais je ne suis pas revenu les mains vides. J’avais raison sur
toute la ligne à propos de La petite clé. Elle contient bien le rituel
permettant de ramener les Lilin sur terre et beaucoup de démons dans
les deux camps sont à sa recherche.
Les pièces du puzzle se mettaient en place.
— Voilà qui explique la présence de tant de Démons Supérieurs à la
surface.
— Tu as des infos ?
Je hochai la tête.
— C’est ce que j’ai entendu.
— Et où as-tu entendu ça ?
Comme je ne répondais pas, Roth se décolla du mur. Ses pas lents
et déterminés m’obligèrent à reculer jusqu’à la paroi opposée. Des
éclats de peinture volèrent dans l’air autour de moi.
— Il faut partager tes informations, Layla.
Mais ce n’était pas facile de raconter à Roth ce que savaient les
Gardiens. La culpabilité me pesait sur l’estomac comme un bloc de
ciment, mais j’avais confiance en lui. Non seulement il m’avait sauvée
de Petr et sauvée tout court Dieu savait combien d’autres fois, mais il
n’avait jamais exigé que je lui accorde ma confiance. Pas une seule fois.
Et peut-être pour cette seule raison, je la lui avais donnée.
— On est dans le même camp dans cette affaire, soupirai-je en
levant les yeux sur lui. Je veux dire, nous voulons trouver qui est le
démon derrière tout ça pour l’arrêter, non ?
Les yeux de Roth plongèrent dans les miens.
— On est comme la confiture et le beurre de cacahuète dans cette
affaire. Inséparables.
Je sentis mes lèvres frémir.
— D’accord, parce que je ne devrais pas te dire ça, mais je… J’ai
confiance en toi.
Je m’interrompis pour respirer un grand coup.
— Ce sont les Alphas qui ont dit qu’il y avait un nombre très
important de Démons Supérieurs en ville. Les Gardiens ont reçu l’ordre
de les capturer et de les interroger. J’ai cru que… Bah, quoi qu’il en
soit, ce qui se passe est dans le viseur des Alphas.
Il inclina la tête, un petit sourire en coin flottant sur ses lèvres.
— Tu as cru qu’ils m’avaient capturé ? Moi ?
Il éclata d’un rire sonore.
— Je suis flatté de ton inquiétude, mais tu n’as rien à craindre de ce
côté-là.
J’étais presque certaine que mes joues étaient en feu, aussi me
concentrai-je sur la feuille de cannabis que quelqu’un avait gravée dans
le mur derrière lui.
— Je ne m’inquiétais pas pour toi, crétin.
— Oui, oui. Continue de te dire ça.
Ma patience atteignait ses limites.
— C’est évident que tous ces démons cherchent la Clé, non ?
Une fois de plus, Roth envahit mon espace personnel. Pourquoi
fallait-il toujours qu’il s’approche aussi près ? Et est-ce que je devais
m’en plaindre ?
— Oui, murmura-t-il.
Ses mains se refermèrent sur mes épaules et j’inspirai
profondément. Un silence passa entre nous et mon corps se raidit.
— Mais ce n’est pas tout ce que j’ai appris.
— Vraiment ?
Il hocha la tête.
— Nous devons retrouver la Clé avant les autres. Et ça ne va pas
être facile de mettre la main sur un vieux grimoire qui est sans doute
bien gardé. Mais j’ai un tuyau.
— D’accord. C’est quoi, ce tuyau ?
Avançant une main, il attrapa une mèche de mes cheveux échappée
de ma queue-de-cheval, l’enroulant autour de son doigt. Leur pâleur
contrastait avec la teinte plus sombre de sa peau.
— Il y a un devin près d’ici.
Je récupérai mes cheveux.
— Un voyant ?
— Pas l’un de ceux qui consultent par téléphone, ricana-t-il. Un
devin qui est en lien direct avec les mondes d’en bas et d’en haut. Et si
quelqu’un sait qui est ce démon et où se trouve la Clé, ce sera lui.
J’étais dubitative.
— Les devins sont protégés par les Alphas. Comment est-ce qu’un
démon saurait où en trouver un ?
— J’ai dit que j’avais un tuyau. Pas que ça avait été facile de
l’obtenir.
Roth recula, enfonçant ses mains dans ses poches. J’ouvris la
bouche, mais il ne me laissa pas parler.
— Et avant que tu me poses la question, tu ne veux pas savoir ce
que j’ai dû faire pour avoir ce tuyau.
Bon sang. C’était exactement ce que j’allais lui demander.
— Et où se trouve ce devin ?
— À Manassas, en Virginie.
— Ce n’est pas très loin.
Je me sentis envahie par une bulle d’excitation.
— On peut y aller maintenant.
— Oh, là, dit Roth en levant les deux mains. Je suis totalement
partant pour que tu sèches les cours et fasses des bêtises. Je suis un
démon, après tout, mais « on » ne fera rien du tout.
— Ah non ? Et pourquoi ça ?
Je n’en croyais pas mes oreilles. Il avait l’air de vouloir me tapoter
la tête.
— Parce que je ne suis sans doute pas le seul démon qui ait fait des
choses inavouables pour obtenir la position de ce devin. Ça pourrait
être dangereux.
Je croisai les bras, déterminée à lui faire entendre raison.
— Tout est potentiellement dangereux maintenant. Un zombie
pourrait revenir au lycée pour me ramener à son chef infernal. Un
démon pourrait posséder un professeur. On pourrait m’enlever quand
je rentre chez moi.
Son visage s’assombrit.
— Quel optimisme, dis-moi.
Je levai les yeux au ciel.
— Écoute, je ne vais pas rester les bras ballants alors que tout le
monde risque sa vie pour moi et te laisser faire tout le boulot pendant
que je suis en cours d’histoire.
— Très bien, si tu ne veux pas aller en cours, tu peux toujours aller
chez moi et tenir compagnie à mon lit jusqu’à mon retour.
J’étais sur le point de le frapper.
— Tout ça me concerne – c’est ma vie qui est menacée. On est
ensemble dans cette galère. Et ça veut dire qu’on ira voir le devin
ensemble.
— Layla…
— Désolée, mais je n’accepterai pas un refus. Je viens avec toi et tu
vas devoir faire avec.
Roth me dévisagea, l’air plutôt étonné.
— Je ne pensais pas que tu avais ça en toi.
— Quoi ?
Il me tapota le bout du nez.
— Tu es une battante sous tes aspects de petite chose fragile.
— Je ne sais pas si je dois me sentir offensée, grognai-je.
— Pas du tout.
Il ajouta quelque chose entre ses dents dans un autre langage, puis
me tendit la main.
— Allons-y. On fait comme ça. Ensemble.
CHAPITRE 16

Faire l’école buissonnière pour… la première fois de ma vie afin


d’aller consulter un devin était synonyme d’ennuis assurés. Tout
comme la façon dont Roth conduisait sa Porsche, comme s’il était seul
sur la route. Naturellement, les haut-parleurs déversaient Paradise City
à fond.
— Tu es peut-être un démon immortel, dis-je, cramponnée à ma
ceinture, mais pas moi.
Il m’adressa un grand sourire qui me fit passer des idées vraiment
stupides par la tête.
— Tout ira bien.
La probabilité d’un accident mortel mise à part, c’était bien mieux
que de rester sans rien faire comme si rien ne se passait. J’étais dans le
feu de l’action. D’une certaine façon, je prenais ma vie en main avec
l’aide de Roth et cela calmait un peu l’agitation et la panique qui
s’étaient emparées progressivement de moi.
Quand nous arrivâmes dans Manassas, Roth me surprit encore en
se garant dans le parking du premier supermarché venu. Je le
dévisageai avec stupéfaction alors qu’il coupait le moteur.
— Il faut vraiment que tu fasses des courses ?
Il me lança un regard entendu sans me répondre. Avec un soupir, je
descendis de voiture et le suivis dans le magasin. Je m’attendais plus
ou moins à ce qu’on se jette sur nous pour nous demander pourquoi
nous n’étions pas en cours, mais une fois à l’intérieur je repérai cinq ou
six autres adolescents et compris que nous passerions inaperçus.
Roth s’arrêta au rayon des volailles, les sourcils froncés.
— Qu’est-ce que tu cherches ? lui demandai-je, poussée par la
curiosité.
— Un poulet, répondit-il, examinant les rayonnages. De préférence
un poulet vivant, mais je n’ai pas l’impression que nous aurons le choix.
Je me penchai vers lui.
— Ai-je envie de savoir pourquoi tu as besoin d’un poulet vivant
maintenant ?
— Je me disais que ça ferait un bon compagnon de voyage.
Quand je plissai les yeux, il esquissa un petit sourire moqueur.
— Il faut toujours apporter un gage de sa gratitude quand on rend
visite à un devin. Il paraît que les poulets sont très prisés.
Il choisit un poulet entier dans son emballage affichant qu’il avait
été élevé à la ferme.
— Tout le monde apprécie un bon poulet fermier, pas vrai ?
— C’est trop bizarre.
Un petit sourire en coin apparut sur ses lèvres.
— Et tu n’as encore rien vu.
Dix minutes plus tard, nous reprenions la route en direction du
champ de bataille national de Manassas avec notre poulet fermier. Je
ne savais pas vraiment à quoi m’attendre, mais quand nous dépassâmes
les vieilles clôtures en bois et les murets de pierres pour nous garer
dans l’allée d’une maison qui devait avoir reçu des balles pendant la
guerre de Sécession, je tentai de me préparer à toutes les choses
étranges que nous allions voir.
Roth me précédait, scrutant les buissons bien taillés qui bordaient
le chemin comme s’il craignait l’attaque d’un nain de jardin. Nous
gravîmes les marches du porche, où une balancelle sur la gauche
oscillait dans la brise. Un épouvantail en bois assis sur une citrouille
était suspendu à l’auvent.
La porte s’ouvrit avant même que Roth ait eu le temps de lever la
main pour frapper et une femme apparut. Une fois dissipée l’aura bleu
pastel de son âme, je pus la regarder. Des cheveux blonds
soigneusement rassemblés en un chignon élégant. Un fin réseau de
rides encadrait des yeux gris perçants. Son maquillage était parfait.
Son cardigan rose pâle et son pantalon de lin ne faisaient pas un pli.
Elle portait même un collier de perles.
Pas du tout ce que j’avais imaginé. Elle nous balaya de son regard
froid et ses yeux s’arrêtèrent sur Roth, puis elle pinça la bouche.
— Je n’aime pas beaucoup ça.
Roth haussa un sourcil charbonneux.
— Je vous dirais bien que je suis désolé, mais je ne serais pas
sincère.
J’ouvris la bouche pour lui présenter des excuses, parce que ce
genre d’attitude ne nous mènerait pas bien loin, mais la femme
s’effaça.
— Il est dans la salle de jeux, dit-elle, nous indiquant une pièce sur
la droite.
Chargé d’un sac en plastique contenant le poulet, Roth ouvrit la
marche dans un étroit corridor. La maison embaumait les pommes au
four. La bande-son d’un jeu vidéo émanait de la salle de jeux et quand
nous entrâmes dans la grande pièce, mon regard fut accaparé par la
télévision.
Assassin’s Creed. Sam aurait kiffé cet endroit.
— Merci pour le poulet, mais ce n’est pas vraiment ce qu’on offre à
un devin.
J’en restai bouche bée.
Je perçus tout d’abord une masse indistincte blanc perlé – une âme
pure. Voir un humain avec une âme pure, c’était comme gagner au
loto. C’était vraiment très rare en dehors des clans de Gardiens. Ma
bouche s’assécha et ma gorge se serra. Une faim viscérale me noua
l’estomac, qui ne disparut que lorsque l’aura s’estompa, révélant le
devin. Roth plaça une main dans le bas de mes reins et je me rendis
compte que j’étais maintenant devant lui. L’expression de son visage
contenait une mise en garde : « Ne dévore pas l’âme du devin. » Mais
pour être honnête, la seule chose qui fit refluer ma faim fut la surprise
qui me cloua sur place quand je découvris celui-ci.
Assis en tailleur devant la télé se trouvait un jeune garçon de neuf
ou dix ans, une manette de jeu à la main. Ce ne pouvait pas être…
Roth transféra son poids d’un pied sur l’autre.
— Désolé, mais tu n’imagines pas comme c’est difficile de trouver
un poulet vivant à si brève échéance.
Le jeu à l’écran se figea et le jeune garçon se tourna vers nous. Une
masse de boucles blondes retombaient sur son front. Il avait le visage
d’un chérubin, y compris la fossette au menton.
— Heureusement pour vous, j’adore le poulet rôti.
— C’est toi, le devin ? le questionnai-je, abasourdie. Pourquoi tu
n’es pas à l’école ?
— Je suis un devin. Tu crois vraiment que j’ai besoin d’aller à
l’école ?
— Non, murmurai-je. Sans doute pas.
— On dirait que ça t’étonne.
Deux yeux bleus étincelants se posèrent sur moi et je reculai d’un
pas, me cognant contre l’accoudoir d’un canapé carré en tissu écossais.
Le centre de ses pupilles était blanc.
— Ça ne devrait pas, fille de Lilith. La seule chose vraiment
surprenante dans cette pièce, c’est ta présence. Et celle d’un démon.
J’ouvris la bouche à plusieurs reprises comme un poisson sorti de
l’eau. Je ne savais pas quoi dire. Le devin était un enfant.
Sa mère, qui était entrée derrière nous, s’éclaircit la voix en prenant
le poulet des mains de Roth.
— Je vous offrirais bien à boire, mais je ne crois pas que vous
resterez très longtemps.
Elle marqua une pause, puis poursuivit.
— Tony, qu’est-ce que je t’ai dit ? Tu ne dois pas t’asseoir aussi près
de l’écran. Tu t’abîmes les yeux.
Je me tournai lentement vers Roth, dont les lèvres frémirent, et le
visage poupin de Tony se renfrogna.
— Mes yeux iront très bien. Je l’ai vu.
Voilà qui mettait fin à cette discussion. Sa mère nous laissa seuls
avec le devin, et lorsqu’il se mit debout, il arrivait à peine à la taille de
Roth. C’était hallucinant.
— Je sais pourquoi vous êtes venus, dit-il, croisant ses bras potelés.
Vous désirez savoir qui veut rappeler les Lilin. Je n’ai pas la réponse. Et
si je le savais, je ne vous le dirais pas. J’ai l’intention de vivre assez
vieux pour me laisser pousser la barbe.
Roth plissa les yeux.
— Comment se fait-il qu’un devin ne sache pas qui veut rappeler les
Lilin ?
— Comment se fait-il qu’un démon de ton envergure ne le sache
pas non plus ? Si tu l’ignores, pourquoi crois-tu que je le saurais ? Je ne
vois que ce que je veux regarder, et les choses qui me concernent. Je
savais par exemple que vous viendriez aujourd’hui avec un poulet
fermier et j’ai dit à ma mère que ce n’était pas la peine de prévoir autre
chose. Je sais aussi que si je cherche à voir le démon qui est derrière
tout ça, mes yeux se retrouveront dans un bocal sur la cheminée de
quelqu’un comme un trophée. Et je préfère les garder.
C’était assez troublant d’entendre un enfant parler de la sorte.
Tony pencha la tête sur le côté tout en me dévisageant.
— Quant à toi, tu devrais faire très attention.
Tous mes poils se hérissèrent.
— Pourquoi ?
— En dehors de l’évidence ? Tu passes ton temps à lutter contre ta
nature. Cela doit être épuisant. À tel point que lorsque le temps
viendra de te battre pour de bon, tu seras trop épuisée pour être bonne
à quelque chose.
J’inspirai lentement.
— Je…
— Tu n’es pas venue ici pour écouter mes conseils ? Je sais. Tu
veux savoir où se trouve La Petite Clé de Salomon.
Tony laissa échapper un soupir lassé de ce monde – vraiment trop
bizarre sorti de la bouche d’un enfant.
— Savais-tu que ce sont un Gardien et un démon qui ont caché la
Clé ? C’est la seule et unique fois que ces deux espèces ont œuvré main
dans la main. Elles collaboreront de nouveau dans le futur.
L’impatience gagnait Roth, rendant sa voix dure comme l’acier.
— Sais-tu où est la Clé, devin ?
Les pupilles de Tony lancèrent des éclairs.
— Permets-moi de te poser une question. À ton avis, qui a intérêt à
faire revenir les Lilin ?
Je me tournai vers Roth, qui répondit :
— Je ne vois pas qui pourrait y gagner quoi que ce soit. Les Lilin
sont incontrôlables.
— Ce n’est pas tout à fait exact, répondit le devin. Les Lilin peuvent
être contrôlés par Lilith, mais là n’est pas la question. Si les Lilin sont
libérés, personne ne les arrêtera. Et tu as raison. Personne ne pourra
les stopper une fois qu’ils seront lâchés.
— Et donc ? demanda Roth, qui croisa les bras. Tu connais déjà la
réponse à cette question. Pourquoi l’as-tu posée ?
Le garçon sourit, exhibant de petites dents bien alignées.
— J’ai posé la question pour te faire réfléchir, mais c’est visiblement
trop demander de vouloir faire penser un démon.
Les yeux de Roth s’étrécirent et il avança d’un pas. Je le savais tout
à fait capable de soulever un devin miniature par la peau du cou pour
le balancer au travers de la pièce, alors j’intervins.
— Pourquoi penses-tu qu’un démon veuille faire ça ?
Le devin me répondit sans quitter Roth des yeux.
— Une seule chose peut en résulter : le début de l’apocalypse.
On aurait dit qu’il parlait d’un dessin animé. Que ce n’était pas
grave.
— Si les Lilin foulent de nouveau la surface de la terre, les Alphas
se manifesteront. Ils essaieront d’éliminer tous les démons du monde
d’en haut, et ce sera la guerre. Une guerre entre les Alphas et les
démons, ça te dit quelque chose, n’est-ce pas ? L’Armageddon n’est pas
prévu avant deux ou trois siècles, mais les Lilin vont accélérer son
avènement avec les Quatre Cavaliers.
Le cœur me manqua.
— Le démon veut provoquer l’apocalypse ?
— C’est ce que j’ai dit.
L’enfant nous tourna le dos, ramassant sa manette.
— Désolé, les amis, mais les démons n’ont pas la main sur le monde
d’en haut et la seule façon pour eux d’y parvenir est de déclencher
l’apocalypse et d’espérer la victoire. C’est un pari risqué, mais…
Il jeta un regard à Roth par-dessus son épaule.
— Tu es bien placé pour savoir combien l’enfer est détestable. Les
démons veulent en sortir. Et certains sont prêts à détruire le monde
pour ça. Ne me dis pas que tu n’as jamais songé à pouvoir monter à ta
guise sans avoir besoin de t’inquiéter des Gardiens. La liberté – c’est ce
à quoi aspire toute créature vivante.
Les nœuds dans mon estomac redoublèrent, d’autant plus que Roth
ne niait pas les propos du devin. Serait-il prêt à mettre le monde en
danger ? De qui je me fichais ? Bien sûr que oui, parce que Roth était
un démon et que les démons agissaient toujours dans leur intérêt
personnel. Cela dit, l’enfer devait être un lieu particulièrement
horrible, alors qui étais-je pour le juger ?
— Tout ce que j’ai à dire, c’est que si ce démon atteint son but,
l’humanité ferait mieux d’espérer que Dieu soit davantage Nouveau
Testament qu’Ancien Testament, parce que ça va chier grave.
— Tony ! jaillit la voix de sa mère en provenance des entrailles de
la maison. Surveille ton langage !
Roth ricana.
— T’entends ça, le mioche ? Fais attention à ce que tu dis.
Les joues du garçon rosirent, et j’eus le sentiment qu’il allait nous
virer avant que nous ayons obtenu la moindre information.
— Peux-tu nous apprendre où se trouve La Petite Clé ?
Tony prit une profonde inspiration et expira fortement par le nez.
— Pourquoi devrais-je vous dire quoi que ce soit ? Lui n’a pas été
gentil avec moi.
— Je ne suis gentil avec personne, répliqua Roth tranquillement.
— Tu es gentil avec elle, fit remarquer l’enfant.
Roth baissa la voix.
— C’est parce qu’elle est jolie. Un jour, quand tu seras grand, tu
comprendras.
— Un jour, tu te retrouveras enchaîné dans les feux de l’enfer, et
moi, je me marrerai bien, rétorqua Tony.
Loin d’éclater de rire ou de tenter de moucher le gosse, Roth blêmit
et se raidit comme si on avait versé du métal dans sa colonne
vertébrale. Une émotion traversa son visage, semblable à la terreur, et
mon malaise grandit encore. Cela ne dura qu’un instant et disparut
sans que je sois certaine d’avoir vu ce moment de vulnérabilité.
Un sourire crispé apparut sur les lèvres de Tony.
— Dans le double inversé du monolithe au clair de lune pleine,
vous trouverez l’entrée du lieu où est gardée La Petite Clé authentique.
Et maintenant, comme vous le voyez, j’ai des ennemis à zigouiller…
— Attends. Ça n’a aucun sens, l’interrompis-je.
Je n’avais pas la moindre idée de ce que pouvait être un monolithe.
Il faut croire que j’avais mal employé mon temps à la bibliothèque.
— C’est parfaitement clair, répondit le garçon, agitant sa manette.
Et j’ai des choses à faire.
Sur quelle planète ce message secret avait-il un sens ?
— Tu ne peux pas simplement nous dire où elle se trouve ?
— Et vous dessiner une carte, tant qu’on y est ?
— Pourquoi pas, répondis-je sèchement.
Poussant un grognement agacé, Tony empoigna sa manette.
— Je ne peux pas vous dire où se trouve la Clé.
— Ce serait trop facile, marmonna Roth entre ses dents.
— Non. Parce que ce sont les règles, répondit le devin. Si je vous
révèle où est la Clé, je devrai en faire autant pour le prochain démon
qui franchira cette porte. Je n’ai pas le droit de prendre parti, ni même
de donner mon avis comme je l’ai fait. Je vous en ai dit assez pour que
vous puissiez trouver le livre.
Il se laissa tomber devant la télé.
— Vous feriez mieux de commencer à chercher. Genre, maintenant.
— Mais il y a de grandes chances que l’autre démon sache déjà
comment rappeler les Lilin, protestai-je.
— Raison de plus pour vous mettre au boulot.
Tony relança son jeu. Une flèche traversa l’écran géant pour aller se
planter entre les plaques de l’armure d’un chevalier.
— Et plus vite que ça. Je vous ai assez vus.

*
— Bon, c’était vraiment bizarre de chez bizarre, déclarai-je, les
yeux braqués sur la vitre.
Les murets gris séparant le périphérique des quartiers résidentiels
défilaient devant moi dans une sorte de brouillard.
— As-tu la moindre idée de quoi il parlait ? Le monolithe ?
Je baissai les yeux sur mon téléphone, où s’affichaient les résultats
de ma recherche Internet.
— Un monolithe est un gigantesque bloc de pierre. Où est-ce qu’on
pourrait trouver ça ?
— Aucune idée.
Je me tournai vers lui. Depuis que nous avions quitté la maison du
devin, il n’avait pas dit grand-chose.
— Ça va ?
Son regard se porta sur le rétroviseur.
— Je fais aller.
Je me mordis la lèvre, reculant contre mon dossier.
— Tu crois ce qu’il a dit ?
— Quelle partie ?
— Que tu serais enchaîné dans les feux de l’enfer ?
Le seul fait de prononcer ces mots me faisait froid dans le dos.
— Non.
Roth éclata de rire, mais son rire sonnait faux et me glaça encore
davantage.
— Quoi qu’il en soit, il faut que nous comprenions ce qu’il voulait
dire avec ce monolithe et son double inversé. Il nous faut cette Clé.
J’acquiesçai, reportant mon attention sur la route alors que Roth se
rabattait devant un taxi. Je jetai un coup d’œil à l’horloge du tableau
de bord. Si nous regagnions le lycée maintenant, nous serions juste à
l’heure pour le déjeuner. Avais-je envie de retourner en cours comme si
je ne venais pas de rencontrer un devin de dix ans qui m’avait soumis
une énigme que je n’avais aucune chance de résoudre ? Et nous
n’avions pas progressé sur l’identité du démon qui était aux manettes.
— Tu veux aller en cours ? me demanda Roth.
— Tu es sûr que tu ne sais pas lire dans les pensées ?
Il doubla une voiture et les yeux me sortirent presque de la tête
quand nous évitâmes la collision de quelques centimètres.
— Ou que tu sais conduire ? ajoutai-je à mi-voix.
Ma réflexion lui tira un sourire.
— Affirmatif. Mais je serais curieux de savoir ce qui se passe dans
ta tête.
À ce moment précis, je me demandais si on allait rentrer en ville
entiers.
— Non, je n’ai pas envie de retourner au lycée, lui avouai-je.
— Tu es tombée bien bas…, répondit-il d’une voix grave, où perçait
le ton taquin qui lui était habituel. Moi qui comptais aller en maths.
— Mais bien sûr.
Quittant la voie rapide à une vitesse hallucinante, il rigola
doucement.
— On peut aller chez moi.
Mon estomac se retourna, et pas parce qu’il venait d’écraser la
pédale de freins.
— Je ne sais pas trop.
Roth me jeta un regard en biais.
— Quoi ? Tu as peur que je t’emmène dans ma tanière pour profiter
de toi ?
Le feu me monta aux joues.
— Non.
— Zut. C’était pourtant l’idée.
Il bifurqua sur la droite.
— Se balader en ville n’est pas très indiqué avec un démon à tes
trousses. Donc c’est le lycée ou chez moi.
Me sentant dans la peau d’une préadolescente débile, je haussai les
épaules avec raideur.
— Chez toi, ça ira.
— On en profitera pour réfléchir à ce que nous a dit le devin sur
l’endroit où est gardée la Clé.
Ça paraissait être un bon plan, mais une sorte d’excitation nerveuse
frémissait dans mes veines comme le battement d’ailes d’un colibri
pour de mauvaises raisons.
Roth gara sa Porsche dans un parking mal éclairé. Je lui jetai un
regard curieux.
— On n’est pas chez toi.
— Je sais, mais c’est seulement à quelques rues, répondit-il en
coupant le contact. Je ne peux pas laisser cette beauté dans la rue.
Quelqu’un pourrait y mettre ses sales pattes.
L’amour qu’il portait à sa voiture le rendait tellement humain que
j’eus du mal à réprimer un sourire. En un battement de cils, il était
descendu et ouvrait ma portière. S’inclinant devant moi, il me tendit la
main.
— Vous permettez ?
Cette fois, je ne pus m’empêcher de sourire carrément et, plaçant
ma main dans la sienne, le laissai m’aider à descendre. Il referma ses
doigts entre les miens et j’eus l’impression d’être sur des montagnes
russes.
— Qu’est-ce que tu fais de ta voiture, alors, quand tu es… en bas ?
— Tu te souviens de Caïman ? C’est un bon ami. Il la garde à l’œil.
Baissant les yeux sur nos mains jointes, je faillis trébucher sur une
fissure dans le béton.
— Tu as des amis ?
— Aïe.
Je lui balançai un petit sourire.
— Quoi ? C’est une vraie question.
— Il y en a plusieurs de mon espèce qui vivent dans mon
immeuble. J’ai confiance en eux.
— Vraiment ?
Il hocha la tête, me guidant sur le plan incliné qui conduisait aux
étages inférieurs. Les néons au plafond, espacés d’un peu plus d’un
mètre, projetaient des flaques de lumière dans les allées qui se
reflétaient sur les capots.
— Oui, vraiment, et Caïman prend soin de ma beauté quand je dois
m’absenter.
— Caïman, c’est un drôle de nom pour un démon.
Il éclata d’un rire profond.
— Caïman est un superviseur de l’enfer affecté à la surface. En
somme, c’est un manager de démons. Il contrôle leur activité et fait des
rapports hebdomadaires et mensuels. Il me sert aussi plus ou moins
d’assistant.
Ainsi donc, le management intermédiaire existait aussi en enfer. Je
secouai la tête tandis que nous arrivions au premier niveau, où nous
nous immobilisâmes, comme par accord tacite. Un sentiment de terreur
s’infiltra dans mes os et dans mon estomac, pesant comme la pierre.
J’avais l’impression que mes pieds s’enracinaient dans le ciment. Roth
me lâcha la main et s’avança d’un pas, étrécissant les yeux.
Avant que je puisse me demander ce qui se passait, les néons au
plafond se mirent à clignoter. Puis ils s’éteignirent l’un après l’autre
dans une gerbe d’étincelles. Chaque explosion claqua comme un coup
de feu et il ne resta bientôt plus qu’une seule lampe, qui déclina
rapidement.
D’épaisses ombres semblaient suinter de l’espace entre les voitures
et jaillir des murs. Un cliquetis métallique emplit l’air comme les
ombres grandissaient, avalant l’affichage rouge indiquant la sortie,
couvrant la moitié du plafond. Les formes sombres ondulaient et
palpitaient, puis se dilatèrent d’un seul coup comme des baies trop
mûres avant de se figer.
Roth poussa un juron.
Comme si quelqu’un avait coupé une ficelle, les ombres se
laissèrent tomber sur le sol devant nous qu’elles recouvrirent d’une
étendue noire et visqueuse qui semblait bouillonner. De cette masse,
des colonnes se dressèrent, plus d’une dizaine, prenant forme en
quelques fractions de seconde. Leurs corps se ramassèrent, des
protubérances déformant leur peau et leurs dos épineux. Leurs longs
doigts se courbèrent, prolongés de griffes acérées. Des oreilles pointues
rabattues en arrière et des cornes percèrent leurs crânes lisses. Leur
peau grisâtre était plissée en couches épaisses, recouvrant presque
leurs yeux rouges et luisants. Leurs queues, semblables à celles des
rats, fouettaient le sol.
Les Grouilleurs étaient des démons issus du fin fond de l’enfer, où
ils passaient l’éternité à torturer les âmes. Et nous étions totalement
encerclés.
CHAPITRE 17

Ce n’était pas sans raison que ces démons ne montaient jamais à la


surface, et ce n’était pas à cause de leur apparence. Les Grouilleurs se
repaissaient de la souffrance des autres, et quand ils manquaient
d’âmes à torturer, ils ne restaient pas les bras ballants.
Roth poussa un grognement.
— OK. Lequel d’entre vous a été nourri après minuit ? Parce que
vous êtes pires que des mogwaï.
— Les mogwaï sont mignons, ne puis-je m’empêcher de protester.
Et ces trucs-là sont vraiment moches.
— Mais n’oublie pas que les mogwaï se transforment en gremlins
avec des crêtes sur la tête…
Je lui jetai un regard inquiet tout en reculant d’un pas, l’estomac
retourné par l’odeur fétide de soufre que répandaient ces monstres.
— Euh… Tu crois qu’ils veulent me capturer ou me tuer ?
— Tu sais, à ce stade, je ne suis pas sûr que ce soit important.
La voix de Roth me fit froid dans le dos.
L’un des Grouilleurs ouvrit la gueule, révélant une rangée de dents
pointues comme celles d’un requin. Il émit une série de cliquetis
grinçants, comme une sorte de langage incompréhensible.
— Je crois qu’ils veulent t’emmener quelque part, dit Roth. Peut-
être en lune de miel ?
Il secoua les mains.
— Ouais, ils peuvent toujours rêver. C’est parti.
Et ce fut comme s’il avait sonné le signal du dîner pour une meute
de chiens sauvages affamés. D’un même mouvement, les démons se
ruèrent sur Roth.
Je m’élançai, mais la voix dure de Roth résonna dans le parking.
— Reste en dehors de ça, Layla !
Puis il se laissa choir sur le sol et fit une balayette au premier
démon, fauchant sous lui ses jambes tordues. À la vitesse de l’éclair, il
bondit sur ses pieds tandis que le démon se relevait. Roth avança la
main, évitant les dents qui cherchaient à le happer, et la posa sur le
front de la créature.
Un éclair de lumière rouge jaillit de sa paume et gagna la tête du
Grouilleur. Quoi qu’il y ait eu dans la main de Roth ou dans cette
lumière, c’était comme de l’essence. Le démon s’enflamma, crachant le
feu par ses orbites et sa gueule béante. Une demi-seconde plus tard, le
Grouilleur n’était plus qu’un tas de cendres.
— Mon Dieu, murmurai-je.
M’adressant un clin d’œil par-dessus son épaule, Roth bondit en
avant, renversant trois démons d’un seul mouvement de son bras. Le
feu les avala, consumant leurs corps. Trois autres se mirent à ramper
vers lui en sifflant.
Roth les attendit, la tête penchée sur le côté, puis leva le bras droit.
Sorti de sa manche, une masse noire et sinueuse jaillit dans l’espace
devant lui. L’ombre se solidifia en une multitude de points noirs de la
taille d’une bille avant de toucher le sol, où ils s’agrégèrent plus vite
que l’œil ne pouvait suivre.
— Bambi, chuchotai-je.
En un battement de cils, le serpent géant s’enroula entre les
créatures et Roth, puis leva haut sa tête en forme de losange jusqu’à se
dresser au-dessus des démons.
Les Grouilleurs reculèrent d’un pas.
— C’est l’heure du dîner, mon bébé, dit Roth. Et papa t’a emmenée
dans un buffet à volonté.
Bambi fondit sur le Grouilleur le plus proche. La créature poussa un
hurlement tandis que les crochets du serpent lacéraient sa chair. Je
déglutis. Je voulais détourner les yeux de cette vision répugnante, mais
je m’en trouvai incapable. Mon estomac se souleva quand une
substance d’un noir d’encre jaillit dans l’air, éclaboussant le sol de
béton.
Lancé à la poursuite des démons restants, Roth éclata d’un rire
rauque aux échos glaçants. Il jouait avec eux, isolant deux Grouilleurs
avant de passer à l’attaque. Il s’amusait.
Le corps gigantesque de Bambi serpenta sur le sol de béton
irrégulier tandis qu’elle en traquait un autre qui avait osé s’avancer.
Mais Roth – mon Dieu – était à présent encerclé. Il n’avait aucune
chance de se débarrasser de six Grouilleurs sans aide, même avec son
rayon mortel.
Respirant un grand coup, je passai outre le commandement de
Roth et repoussai la peur. Je ne pouvais pas rester sans rien faire.
— Hé ! leur lançai-je. Vous m’avez oubliée ?
Trois des Grouilleurs pivotèrent dans ma direction, la gueule
ouverte sur un cri silencieux.
— Non ! hurla Roth.
Ils se jetèrent sur moi.
— Merde, grommelai-je, tandis que mon cœur s’emballait.
Je sentis des muscles se contracter dans mon ventre et mes jambes
alors que je rassemblais mes souvenirs des cours barbants
d’autodéfense de Zayne. Il disait qu’il fallait « entrer dans la zone », ou
un truc tout aussi débile, pour anticiper chaque mouvement de
l’ennemi. Ce qui impliquait, à tous les coups, qu’un ou plusieurs
démons referment leur gueule sur ma jambe.
Le premier arriva sur moi et mon instinct prit finalement le pas. Je
bondis en arrière, pivotant au niveau de la taille pour lui balancer un
coup de pied qui le cueillit à l’estomac. Il s’effondra sur un genou, mais
ce n’était pas le moment de célébrer cette petite victoire.
Tournoyant sur moi-même, j’exécutai un balayage du bras qui
atteignit le Grouilleur suivant à la gorge. J’entendis ses os fragiles
craquer tandis qu’il reculait en vacillant avant de revenir à la charge.
Ramenant mon bras en arrière, je refermai le poing et lui assenai un
direct à la mâchoire.
Le Grouilleur s’effondra. Le salopard avait son compte.
Je relevai la tête, croisant le regard stupéfait de Roth.
— Quoi ? Je sais cogner quand il faut.
De la fierté et autre chose brilla dans son regard – une lueur
semblable au désir illumina ses iris fauves. Comme si me voir corriger
un démon revenait à me voir en string, ce qui était plutôt déroutant.
Puis ce feu s’éteignit, remplacé par la peur qui dilatait ses pupilles.
— Layla !
Une respiration brûlante siffla tout le long de ma joue. Je bondis en
arrière en pivotant sur mes talons, face à face avec un Grouilleur. Avec
un horrible cliquetis, il se jeta sur moi, toutes griffes dehors.
Il allait voir ce qu’il allait voir !
Tournoyant sur mon pied d’appui, je me laissai tomber sur le sol
comme Zayne me l’avait enseigné, et je sentis le Grouilleur balafrer
l’air au-dessus de ma tête. Je plongeai sous son bras, m’apprêtant à lui
envoyer un coup de genou, mais le démon fut plus rapide. Avant de
pouvoir lâcher un juron, je sentis une vive douleur exploser dans ma
colonne vertébrale. Une sensation cuisante envahit mes paumes et mon
jean se déchira au genou lorsque je heurtai le sol de béton. Je poussai
un cri une seconde avant qu’une masse s’abatte de nouveau sur mon
dos. Je rejetai la tête en arrière, évitant de justesse de mordre le pavé.
Une vague de panique primaire me comprima la gorge quand le
Grouilleur m’empoigna par les cheveux, puis s’empara de la main où je
portais l’anneau de Lilith.
Il me lâcha si brusquement que ma tête fut projetée en avant. Il fit
un vol plané avant de s’écraser contre quelque chose de dur – une
voiture ? Quand je me retournai, je vis Bambi filer à la vitesse de
l’éclair et se jeter sur lui avant qu’il puisse reprendre son équilibre. Je
balayai des yeux le parking, identifiant des tas de cendres et un magma
peu ragoûtant, mais plus de démons.
Roth s’agenouilla devant moi et me prit les poignets.
— Enfer et damnation, qu’est-ce qui t’a pris, Layla ?
— Quoi ?
Je tentai de me libérer, mais il me retourna les mains pour
examiner mes paumes écorchées.
— Je n’allais pas rester là à vous regarder. Je sais me battre.
Il examina la peau à vif, puis ses yeux plongèrent dans les miens.
— Qui t’a appris tout ça ? L’Homme de pierre ?
Je fis la grimace.
— Il s’appelle Zayne et la réponse est oui.
Roth secoua la tête tout en me caressant les paumes de la pulpe du
pouce.
— Te regarder défoncer ces monstres, c’était vraiment très chaud –
carrément chaud bouillant. Mais si jamais tu refais un truc pareil, je te
jette sur mon épaule et je te donne une bonne…
— Finis cette phrase et tu goûteras à mon genou dans une partie
bien précise de ton anatomie.
Il baissa les yeux vers son entrejambe en grimaçant.
— D’accord. Tu as gagné. J’ai vu ce que tu sais faire.
Alors que je m’apprêtais à lui répondre, Bambi se dressa sur sa
queue et vint poser sa tête énorme sur mon épaule. Tous mes muscles
se crispèrent et je fermai les yeux. Je sentis un souffle d’air, qui souleva
les cheveux sur ma tempe, puis la langue fourchue du serpent jaillit et
me lécha le cou.
— Hé, regarde ça, on dirait que tu plais à Bambi.
J’ouvris un œil.
— Et si ce n’était pas le cas ?
— Oh, tu le saurais, parce qu’elle t’aurait déjà avalée.

*
Mes paumes me piquaient un peu, mais l’un dans l’autre, les choses
auraient pu être pires. Nous étions tous les deux vivants et Bambi avait
réintégré sa place sur la peau de Roth. Nos ennemis avaient placé la
barre un cran plus haut, et après les Grouilleurs, ça ne pouvait
qu’empirer.
— Tu crois qu’on sera en sécurité chez toi ?
— Aucun démon n’oserait s’approcher. Et avant que tu m’accuses
d’avoir un ego boursoufflé, il y a trop de démons dans cet immeuble
qui verraient rouge si leur territoire était envahi.
J’espérais vraiment que c’était vrai. Je n’avais aucune envie de me
trouver de nouveau nez à nez avec des Grouilleurs. L’adrénaline
circulait toujours dans mes veines, jetant mon cœur contre mes côtes.
Si j’avais été seule en train de marquer… Je ne voulais même pas y
penser. Les démons sortaient généralement la nuit parce que c’était
plus facile pour eux de se mêler aux humains après le coucher du
soleil. Ces Grouilleurs en plein jour ? Ce n’était pas bon du tout.
Ce fut les yeux grands écarquillés que je pénétrai par l’entrée
principale dans un grand hall brillamment éclairé. La dernière fois,
nous étions passés par-derrière, et tout cela était nouveau pour moi.
Un immense lustre doré était suspendu au centre du plafond décoré
d’une fresque… intéressante ? Des anges recouvraient le vaste plafond,
représentés dans des scènes de combat sanglantes. Ils s’affrontaient
entre eux à coup d’épées de feu. Certains chutaient à travers une
couche épaisse de nuages blancs. Leurs expressions étaient soignées.
Les rictus de souffrance et les reflets vertueux dans leurs yeux avaient
l’air presque trop réels.
C’était assez saisissant.
Des canapés et fauteuils de cuir anciens étaient disposés sous le
lustre. L’air était chargé d’une légère odeur plutôt agréable de café et
de tabac, et il y avait apparemment un bar derrière les portes sombres
au fond du vestibule.
L’ensemble donnait l’impression d’un hôtel de l’âge d’or
d’Hollywood, et je m’attendais presque à voir le fantôme de Marilyn
Monroe se matérialiser devant moi. Plusieurs personnes se trouvaient
dans le hall, mais j’étais sûre et certaine qu’aucune d’elle ne possédait
un ADN humain.
Il y avait des démons partout, alanguis sur les canapés, en pleine
conversation au téléphone, lovés dans des fauteuils, lisant des livres ou
bavardant par petits groupes.
Roth plaça une main dans mon dos pour me guider vers l’escalier.
— Pas d’ascenseurs ? lui demandai-je.
— Aucun que tu aies envie d’utiliser.
Ma réaction surprise le fit sourire.
— Ici, tous les ascenseurs descendent.
Waouh. Je connaissais l’existence de… portails, dans la ville et
partout dans le monde. C’était logique. Comment les démons
pourraient-ils aller et venir autrement ? Mais personne, surtout pas les
Gardiens, ne savait où ils étaient situés, et je n’en avais jamais vu. Que
Roth m’amène ici et m’informe qu’il y avait un portail était
astronomiquement stupide.
Dans la cage d’escalier, il me lança un regard entendu.
— Je te fais confiance pour ne pas parler à l’Homme de pierre de
notre système d’ascenseurs.
Et en effet, je n’en avais pas l’intention. Je ne pouvais m’empêcher
de songer aux Diablotins et à tous les démons que j’avais vus dans le
hall. Ils paraissaient tellement… normaux.
— Layla ? insista-t-il.
— Motus et bouche cousue, promis-je. De toute façon, je suis restée
muette comme une tombe à propos de tout le reste et je suis censée
être en cours.
Il hocha la tête et nous montâmes dans les étages. Revoir son loft –
son lit – me fit un drôle d’effet. Tandis que Roth se dirigeait vers son
piano, je bredouillai quelque chose à propos des toilettes et
m’engouffrai dans la salle de bains. J’avais les joues en feu et le cœur
affolé pour les mauvaises raisons.
Sa salle de bains était agréable, étonnamment bien rangée et
spacieuse. Je n’avais pas fait attention la dernière fois. Un assortiment
de serviettes noires étaient accrochées près de la baignoire à pattes de
lion et de la cabine de douche. Les robinets étaient dorés. D’ailleurs,
j’étais presque sûre que c’était de l’or véritable. Je pris mon temps,
m’efforçant de calmer les battements de mon palpitant.
Je suis venue pour parler de l’endroit où pourrait se trouver La Petite
Clé. Rien d’autre. Et surtout pas parce que j’ai envie qu’il m’embrasse.
Sûrement pas – et je n’ai pas vraiment envie qu’il m’embrasse de toute
façon.
Mon Dieu, mon dialogue intérieur était vraiment trop nul.
Quand je sortis enfin, il était assis à côté du piano, jouant
paresseusement avec le chaton noir, un verre à la main – est-ce que
c’était du vin ? Les rayons du soleil de cette fin de matinée qui entraient
par la fenêtre voisine l’entouraient d’un halo doré. Aucun garçon
n’avait le droit d’être aussi beau, et surtout pas un démon. Je regardai
partout autour de moi, soudain intimidée. Il y avait quelque chose de
très intime à me retrouver dans son loft.
Roth leva la tête, m’observant par-dessus le rebord de son verre.
— Il y a un verre pour toi, si tu veux.
Je me rapprochai d’un pas hésitant.
— Non, merci. C’est… très joli chez toi. Je ne crois pas que je te l’ai
dit la dernière fois.
Avec un gloussement, il se leva.
— Tu avais autre chose à faire.
Il s’arrêta devant moi, écartant ma main de mes cheveux.
— Ne sois pas nerveuse. Je ne vais pas te sauter dessus.
Je me sentis devenir écarlate et m’éloignai vers les rangées de livres
empilés sur les étagères. La seconde suivante, il était près de moi. Cette
fois-ci, je ne sursautai que légèrement. Le demi-sourire de Roth était à
la fois suffisant et malicieux. Fredonnant à mi-voix, il fit courir un
doigt sur le dos des livres d’une façon très sensuelle, qui me rappela ses
caresses sur ma peau. Je laissai échapper un soupir languissant,
heureuse qu’il ne me regarde pas. Il s’arrêta soudain, tirant un fin
volume de l’étagère, puis repartit avec le livre, me faisant un clin d’œil
au passage.
— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je, m’asseyant sur sa chaise de
bureau.
Sans me regarder, Roth se dirigea vers son lit, où il s’allongea sur le
flanc, le livre entre deux doigts.
— C’est une version commerciale de La Petite Clé de Salomon. Tu
veux jeter un coup d’œil ?
Je fis rouler la chaise plus près du lit.
— Une version commerciale ?
— Ouais. Pour les apprentis satanistes du dimanche. C’est une
version incomplète, évidemment. Mais elle répertorie tous les démons
qui comptent. Je l’ai feuilletée une bonne dizaine de fois. J’ai peut-être
raté un truc.
Arrivée au pied du lit, je tendis la main.
— Fais voir.
— Viens le chercher.
Je le dévisageai un moment, puis levai les yeux au ciel avant de
m’approcher prudemment de lui.
— Ça va comme ça ?
— Mmm…
Il recula le livre.
— Viens t’asseoir avec moi.
Je lui jetai un regard méfiant.
— Pourquoi ?
— Parce que je me sens seul.
— C’est ridicule. Je suis juste là.
Ses cils s’abaissèrent.
— Mais tu es trop loin, Layla.
Je serrai les poings tandis qu’un sourire amusé étirait ses lèvres. Il
ne bougerait pas. Grommelant entre mes dents, je m’assis à côté de lui.
— Merci.
— De rien. Je peux voir le livre maintenant ?
Roth me donna le volume mince qui devait contenir une centaine
de pages. Un cercle et une étoile étaient dessinés sur la couverture.
— Ce symbole est gravé dans le grimoire authentique, et sa
couverture ressemble à du vieux bœuf séché, expliqua-t-il. Il est relié
en peau d’homme.
Je faillis lâcher la réplique que je tenais à la main.
— C’est dégoûtant.
— Oui. C’était comme ça dans l’ancien temps.
J’ouvris le livre au hasard et laissai échapper un sifflement.
— Charmant.
Ce que j’avais sous les yeux était un dessin à la main d’une créature
mi-homme mi-corbeau. La légende indiquait que son nom était Caym,
le grand président des enfers, commandant de trente légions.
— « Maître de la logique et des calembours », lus-je à haute voix.
Eh bien, il a l’air tordu, celui-là.
— Tu devrais le voir en personne.
Sur la page opposée se trouvait une incantation incomplète pour
invoquer le démon, puis le renvoyer en enfer. Je ne dis plus un mot
tandis que Roth se penchait par-dessus mon épaule pour feuilleter les
pages, lâchant de temps à autre des commentaires. Je m’arrêtai sur un
démon nommé Paimon.
— « Premier roi des enfers, il règne sur la région de l’Ouest. Il
commande à deux cents légions. » Waouh.
— C’est la vérité, mais il est – ou plutôt était – très haut placé.
Genre, le bras droit du Patron. C’était son plus loyal serviteur.
— C’était ?
Je ne pouvais détacher mes yeux de son portrait : un homme à la
tête couverte d’une coiffe sombre, monté sur un dromadaire. Ou un
cheval avec une bosse sur le dos. Au choix.
— Le Patron et lui ont eu un différend il y a quelques siècles.
Je dressai aussitôt l’oreille.
— Un différend suffisamment grave pour qu’il puisse être à l’origine
de tout ça ?
— La moitié des démons sont en bisbille avec le Patron à un
moment ou à un autre.
Roth se redressa d’un mouvement fluide, son épaule touchant la
mienne.
— Tu vois le sort de bannissement à la mords-moi-le-nœud sur la
page d’en face qui a sans doute été emprunté à un épisode de
Supernatural ?
Je souris.
— Dans le livre authentique figure le vrai rituel, qui contient – je te
le donne en mille – un piège à démons. C’est pour ça que ce livre est
tellement puissant. Si les Peaux de pierre – tes Gardiens adorés –
mettaient la main dessus, ils pourraient se débarrasser des démons
pour de bon.
Une exclamation m’échappa sans que je puisse la retenir.
— Même de…
— Moi ?
Roth haussa nonchalamment une épaule.
— Ils peuvent toujours essayer.
Je repoussai mes cheveux.
— Et ça ne te dérangerait pas ?
Il éclata d’un rire bref.
— Je ne suis pas facile à attraper.
Je le contemplai quelques instants avant de me replonger dans le
livre pour changer de sujet. La seule idée que Roth puisse être banni
me mettait plus mal à l’aise que ça ne l’aurait dû.
— Ça me surprend toujours que l’enfer soit soumis à toutes ces
règles, tu sais ? C’est tellement contre-intuitif.
— Quel que soit le contrat que le Patron a signé avec Lui, il est en
vigueur depuis plus de deux mille ans. Nous essayons de jouer fair-play
et les Alphas ne nous balaient pas de la surface de la planète.
Il passa à la page suivante, qui donnait une liste de démons
inférieurs que l’on pouvait invoquer afin d’obtenir des faveurs.
— Il faut que le bien et le mal coexistent dans le monde. Les
humains doivent avoir le choix. Et n’oublie pas que tu es à moitié
démone. Crois-le ou non, le Patron n’aime pas qu’on se batte entre
nous. Il considère que c’est une perte de temps et d’énergie. Mais
quand l’un d’entre nous s’affranchit des règles, il est vraiment en rogne.
— Parce que vous feriez mieux de corrompre les âmes humaines.
— Tu as raison, répondit Roth, continuant à tourner les pages.
Comment ça va ? Tu n’as pas de séquelles après ta séance de kung-fu
contre les forces du mal ?
Je secouai la tête.
— Non. Je me sens beaucoup mieux après… après tu sais quoi. Et
mes mains vont très bien.
Roth opina du chef en tournant la page suivante, mais je ne
regardais plus le livre. Mes yeux étaient rivés sur lui.
— Je te dois des excuses.
Il releva la tête, une main flottant au-dessus du livre.
— Je n’ai pas besoin d’excuses. Je trouve qu’elles ne signifient rien.
— Je suis désolée, affirmai-je quand même. J’aurais dû te croire
depuis le début.
Roth ne dit plus rien et ce fut mon tour de tourner les pages du
livre. Des démons, encore des démons, et puis soudain, l’un d’entre eux
attira mon attention.
— Hé ! m’écriai-je alors que Roth faisait mine de m’ôter le livre des
mains.
— Non ! Laisse-moi voir !
J’agrippai le livre à deux mains ; Roth tira de son côté.
— Layla…
— Si tu continues de tirer, on va le déchirer, insistai-je. Laisse-moi
regarder.
Il me dévisagea pendant ce qui me parut une éternité, les yeux
étincelants.
— Très bien.
Il m’abandonna le livre, assis sur ses talons, et je fis la grimace,
revenant en arrière. Jusqu’au portrait d’un jeune homme coiffé d’une
simple couronne d’argent et aux ailes presque aussi longues que son
corps. Des ailes spectaculaires, semblables à celles de Roth. Un serpent
noir était enroulé autour de l’un de ses bras, et un chien couché à ses
pieds.
Il était nu, avec tous les détails anatomiques, et je sentis mes joues
s’enflammer.
— Astaroth, grand-duc des enfers ?
Roth demeura muet.
— « Astaroth est un démon très puissant de la Première Hiérarchie,
qui séduit par sa nonchalance, sa vanité et ses raisonnements
philosophiques. »
Je poussai un grognement.
— C’est tout toi. « Il possède aussi le pouvoir de rendre les mortels
invisibles et de leur conférer la maîtrise des serpents. »
Roth poussa un soupir.
— Tu as fini ?
— Non, répondis-je en riant, et je lus le texte tronqué de
l’incantation pour le convoquer.
Le rituel incluait la nudité et le sang d’une vierge, ce qui ne me
surprit pas. Aucun sort de bannissement, mais un sceau qui ressemblait
à une sorte de compas déformé.
— Comment puis-je me débarrasser de toi ?
— Il n’existe pas de sorts de bannissement pour les démons de la
Première Hiérarchie. Il faut utiliser un piège une nuit de pleine lune, ce
qui est expliqué dans La Petite Clé. Mais ce genre de piège ne se
contente pas de bannir les démons. Il les renvoie dans les feux de
l’enfer. C’est l’équivalent pour nous de la mort.
Je relevai la tête, mon amusement soudain tari. Un muscle palpitait
sur sa mâchoire tandis qu’il regardait fixement la fenêtre de l’autre côté
de la pièce.
— Quoi ?
Je lâchai un rire nerveux.
— Ce n’est pas vraiment toi. Ce n’est pas possible.
Il se tourna vers moi, les sourcils froncés.
— Quel est mon nom complet, à ton avis ?
— N’importe quoi. Tu n’as que dix-huit ans et…
Ma voix mourut tandis que je regardais de nouveau le portrait. Le
Roth assis en face de moi ne pouvait pas être le grand-duc de la
monarchie infernale. Puis l’envie me prit de lui balancer le livre à la
figure.
— Tu m’as menti.
— Non. Je suis bien né il y a dix-huit ans.
Il secoua la tête.
— Tu ne comprends pas.
— Ça, tu as raison. Ce livre est peut-être une copie, mais le
grimoire originel est vieux comme les pierres. Comment pourrais-tu y
être répertorié ?
— Je ne suis qu’un parmi tant d’autres, dit-il d’une voix froide et
sans émotion. Ceux qui m’ont précédé ont disparu prématurément ou
ont cessé de remplir leur usage.
Sa bouche souriait, mais son sourire manquait de toute chaleur
humaine.
— Je suis le dernier grand-duc en date.
Je me reculai.
— Alors… tu es une sorte de suppléant ?
— Un suppléant à l’identique.
Il éclata d’un rire sans joie.
— Tous les Roth qui m’ont précédé avaient mon apparence, ma
voix, et sans doute presque autant de charme. Mais oui, je suis une
réplique.
— C’est la même chose pour tous les démons ?
Il enfouit une main dans ses cheveux.
— Non. Les démons ne meurent pas vraiment, mais les feux de
l’enfer sont pour nous l’équivalent de la mort. Tous les anciens grands-
ducs sont là, et connaissent mille souffrances que tu ne peux même pas
imaginer. J’entends leurs hurlements. Un bon moyen de me rappeler à
l’ordre.
Il haussa les épaules comme si c’était sans importance, mais je
savais que cela le troublait.
— Alors oui, je t’ai effectivement menti. Je ne suis même pas
vraiment réel.
Je refermai le livre, que j’avais envie de balancer. Roth était
toujours assis à côté de moi, figé comme une pierre. Il n’était qu’une
réplique, créée parce que celui qui l’avait précédé avait échoué dans sa
mission ou fini dans un piège à démons. C’était au-delà de ce que je
pouvais imaginer. Possédait-il sa propre personnalité, ou était-il
l’addition des dizaines, voire des centaines de Roth qui l’avaient
précédé ?
Je me sentais très mal pour lui. Alors que je connaissais à peine
mon héritage, Roth en savait beaucoup trop sur lui-même.
Un silence pesant s’abattit entre nous. J’entendais les chatons
ronronner sous le lit comme des trains de marchandises. Quand j’osai
enfin lever les yeux, il m’observait intensément. Nos regards se
soudèrent l’un à l’autre.
Il prit une profonde inspiration.
— Quoi ?
— Je suis… navrée pour toi.
Il ouvrit la bouche et la referma. Plusieurs secondes s’écoulèrent
avant qu’il reprenne la parole.
— Tu ne devrais pas. Moi, je ne le suis pas.
Je n’en croyais pas un mot. Soudain, beaucoup de choses prenaient
un sens.
— N’importe quoi.
Il ouvrit de grands yeux.
— C’est pour ça que tu aimes tant le monde d’en haut. Tu n’as pas
envie de redescendre. Tu veux rester à la surface, où les choses sont
réelles.
Je me penchai vers lui.
— Parce qu’ici, tu existes vraiment et tu n’es pas seulement un
autre Roth.
Il cligna des yeux, puis éclata de rire.
— Ce serait peut-être vrai si ce genre de choses m’importaient. Je
suis comme je suis. Je suis…
— … un démon. Je sais.
Je me dressai à genoux face à lui.
— C’est toujours ce que tu dis. Tu essaies de te convaincre que c’est
tout ce que tu es, mais je sais que ce n’est pas vrai. Tu es plus que ça,
davantage qu’un autre Roth.
— Ça y est, c’est parti.
Roth roula sur le dos, souriant au plafond.
— Bientôt, tu vas me dire que j’ai une conscience.
Je levai les yeux au ciel.
— Je n’irais pas jusque-là, mais…
Je fus interrompue par ses gloussements.
— Tu ne sais pas de quoi tu parles. Si je me plais en haut, c’est
simplement que je préfère les endroits qui n’empestent pas l’œuf pourri
et où la température n’atteint pas des milliards de degrés.
— Tu n’es qu’un menteur.
Il se souleva sur les coudes, son rire se muant en sourire moqueur.
— Et toi, tu es si naïve. Je ne peux pas croire que tu sois triste pour
moi. Je n’ai même pas de cœur.
Je poussai ses épaules et il retomba sur le dos. Pas à cause de la
force que j’y avais mise, mais parce que je l’avais surpris. C’était inscrit
sur son visage.
— Tu es vraiment un idiot. Je suis prête à partir.
Roth se redressa d’un coup et me saisit les bras, me plaquant sur le
lit en une demi-seconde. Il était maintenant au-dessus de moi.
— Pourquoi tu te fâches quand je te dis la vérité ?
— Ce n’est pas la vérité !
Je tentai de me relever, mais il m’immobilisait.
— Je ne comprends même pas pourquoi il faut que tu mentes. Tu
n’es pas si mauvais.
— J’ai des raisons de faire ce que je fais.
Ses yeux quittèrent mon visage et descendirent sur mon corps.
— Aucune n’est angélique. Toutes sont égoïstes.
— Non, murmurai-je.
Je savais qu’il mentait.
— Tu es davantage que le dernier grand-duc en date.
Il s’allongea sur moi et nos poitrines se touchaient, son visage à
quelques centimètres du mien. Je cessai de respirer.
— Je ne suis que le dernier grand-duc en date. C’est ce que je suis –
tout ce que je suis.
— Ce n’est pas vrai.
Roth ne répondit pas, mais adoucit sa prise. Ses doigts coururent le
long de mon bras. Sa main descendit sur ma taille, puis sur mes
hanches. Une chaleur m’envahit dans le sillage de ses caresses,
provoquant en moi une vague de désir et même de peur. Ses yeux
revinrent sur mon visage, et l’intensité de son regard exerçait sur moi
une attraction magnétique. Cette tension sexuelle enivrante était de
nouveau là entre nous, nous poussant l’un vers l’autre. J’en avais assez
d’en faire abstraction, assez de prétendre que c’était mal alors que
c’était ce que je désirais – ce dont j’avais besoin.
Parce que Roth n’était pas seulement un démon et que moi, je
n’étais pas qu’une fille aux prises avec deux héritages.
Lentement, je levai une main, la posai sur sa joue. Seule sa poitrine
bougea, se soulevant de manière irrégulière. C’est alors que je compris
que ce qui se passait entre nous, quoi que ce soit, l’affectait lui aussi.
Ce n’était pas qu’un jeu ou une mission. C’était autre chose qu’un flirt
ou de la provocation.
— Tu n’es pas qu’un Roth de plus. Tu es davantage que ça. Tu es…
Les lèvres de Roth effleurèrent les miennes, et je retins mon souffle,
figée sous lui. Ce n’était pas vraiment un baiser, juste une caresse
hésitante, étonnamment douce et tendre. Il ne chercha pas à en
profiter ni à approfondir le contact. Il se contenta de rester sur moi, et
ce baiser aussi léger que les ailes d’un papillon me fit davantage d’effet
que tout ce que j’avais pu connaître avant.
Et j’en voulais plus. Tellement plus.
CHAPITRE 18

Roth releva la tête et plongea ses yeux dans les miens. Son regard
ne contenait pas tant une question que la promesse indomptée de
choses que je ne parvenais même pas à concevoir.
Je plaçai mes mains tremblantes sur son torse. Pour le repousser ou
l’attirer plus près, je ne savais pas vraiment. Tant de pensées se
bousculaient dans ma tête. J’avais envie de ce qui était sur le point de
se produire, mais je ne savais pas ce que c’était. L’autre jour, à côté du
parc, j’avais échangé mon premier baiser avec Roth, et je n’étais même
pas sûre que ça comptait. Oh, ce baiser avait été très agréable –
vraiment très agréable – mais avait-il été motivé par des sentiments ?
Je ne le pensais pas. À défaut d’autre chose, il m’avait embrassée juste
pour me prouver qu’il pouvait le faire.
Mais cette fois, c’était un baiser véritable. Au fond de moi, je le
savais.
Je remontai mes mains frémissantes sur ses épaules. Je ne poussai
pas fort, mais Roth me lâcha immédiatement, les muscles de ses bras
noués, et la respiration hachée.
— Quoi ? me demanda-t-il, d’une voix grave et rauque.
Le cœur battant, je croisai mes bras sur ma poitrine. Mon tee-shirt
était relevé, nos jambes toujours mêlées. Ses yeux… brillaient de l’éclat
de l’or pur.
— Je… crois que je ne sais pas trop.
Roth se figea pendant quelques instants, puis il hocha la tête et je
me mordis la lèvre tandis qu’il roulait sur le flanc. Je m’attendais à ce
qu’il quitte le lit, mécontent que j’aie mis le holà avant qu’il se passe
quoi que ce soit. Enfer et damnation, une énorme partie de moi
enrageait. Pourquoi l’avais-je arrêté ?
— Je suis désolée, murmurai-je en me redressant, rabattant mon
tee-shirt. Mais je n’ai jamais…
— Pas de problème.
Le matelas se creusa tandis qu’il me prenait dans ses bras pour me
rallonger sur le lit, et puis il s’étira, me gardant contre lui.
— Vraiment, ça va.
Le chaton noir et blanc sauta au bout du lit pour venir se frotter
contre les pieds de Roth, et ensuite les miens, réclamant notre
attention. J’accueillis avec joie cette distraction, parce que j’avais
l’impression qu’une nuée de papillons s’agitait dans mon estomac.
Le chaton s’immobilisa, me dévisageant fixement de ses yeux bleus
étincelants. Je m’attendais à ce qu’il me morde le pied ou plante ses
griffes dans ma peau, mais il eut l’air de se lasser de moi. Il se roula en
boule au pied du lit, rapidement rejoint par les deux autres.
Plusieurs secondes s’écoulèrent en silence, pendant lesquelles je
tentai de contrôler les battements erratiques de mon cœur et de faire le
tri dans mes sentiments contradictoires qui oscillaient entre déception
et soulagement. Puis Roth se mit à parler de tout et de rien, de choses
de la vie de tous les jours. Comme les émissions de télé qui lui
manquaient quand il était en bas.
— Nous n’avons pas le câble en enfer, me dit-il. Juste le satellite, et
dès que quelqu’un s’amuse à lancer des boules de feu, ce qui arrive tout
le temps, on n’a plus rien.
Il me raconta comment Caïman et lui étaient devenus amis.
Apparemment, Caïman était affecté à la gestion du portail et de
l’immeuble. Il avait dragué Roth, qui avait fini par obtenir un loft au-
dessus du bar après lui avoir expliqué qu’il préférait les filles. Je ne
comprenais pas très bien la logique, mais je ne posai pas de question.
Puis il me parla de sa mère.
— Tu as une mère ? demandai-je en gloussant, parce que je
trouvais ça bizarre.
J’avais toujours en tête cette image de Roth sortant d’un œuf sous
sa forme actuelle.
— Oui, j’ai une mère et un père. Tu sais quand même comment on
fait les bébés ?
J’avais très envie de lui montrer que je savais exactement comment
s’y prendre.
— Comment elle s’appelle ?
— Oh, elle a de nombreux noms, et elle roule sa bosse depuis un
certain temps.
Je fronçai les sourcils. Pourquoi cela me semblait-il aussi familier ?
— Mais je l’appelle Lucy, continua-t-il.
— Tu ne l’appelles pas « Maman » ?
— Certainement pas ! Si tu connaissais cette femme – et crois-moi,
tu n’as pas envie de la rencontrer – tu comprendrais pourquoi. Elle est
très… vieux jeu. Et très autoritaire.
— Comme Abbot ?
J’étais trop bien là où j’étais et n’avais pas envie de bouger pour
repousser les cheveux qui me tombaient dans les yeux. J’essayai de
souffler dessus, sans grand succès.
— Oui, comme Abbot.
Roth écarta les cheveux qui me gênaient, ses doigts s’attardant sur
ma joue.
— Mais je crois qu’Abbot a vraiment de l’affection pour toi.
Je fronçai les sourcils contre son torse.
— S’il m’aimait tant que ça, il ne m’aurait pas menti.
— Il ment pour te protéger.
Un léger soupir le secoua.
— C’est différent.
Au fond de moi, je me demandais pourquoi il prenait soudain la
défense d’Abbot, mais je laissai courir.
— Elle est comment ?
Roth me releva la tête, son pouce caressant ma lèvre inférieure.
— Elle est… impressionnante.
Nous ne dîmes plus rien pendant plusieurs minutes.
— Je vais devoir partir bientôt.
— C’est l’Homme de pierre qui vient te chercher ?
— Ce n’est plus sûr pour Morris de venir au lycée.
Sans trop savoir pourquoi, j’éprouvais le besoin de me justifier.
— Donc oui, maintenant, c’est Zayne qui vient.
Son bras se resserra autour de ma taille.
— Je devrais peut-être me présenter.
— C’est ça. Je ne crois pas que ce soit une bonne idée.
Son sourire se fit moqueur.
— Je crois au contraire que c’est une idée brillantissime.
Je me détachai de lui et me redressai, rajustant mon tee-shirt. Une
fraction de seconde plus tard, la main de Roth épousait le contour de
ma joue. Je ne l’avais même pas vu bouger.
— Tu es très belle comme ça – les joues brillantes, avec tes grands
yeux.
Mon cœur exécuta stupidement un petit pas de danse.
— Ce n’est pas la peine de me prendre par les sentiments, pas
question que tu rencontres Zayne.
Laissant retomber sa main, il recula.
— Zut. Je vais devoir trouver autre chose.
Je quittai son lit et m’éloignai.
— Il faut vraiment que j’y aille.
Avec un long soupir soulevant sa poitrine, il se leva à son tour et
étira ses bras au-dessus de sa tête. Son pantalon descendit très bas sur
ses hanches, dévoilant un peu plus la queue du dragon et les
indentations de chaque côté de son bassin. Il suivit mon regard.
— Tu vois quelque chose qui te fait envie ?
Je lui jetai un coup d’œil blasé, puis nous nous regardâmes l’un
l’autre bizarrement. Tout avait changé entre nous, sans que je sache
exactement depuis quand ni de quelle façon. Plus tard pourtant, alors
que je faisais semblant de sortir du lycée et me dirigeais vers l’Impala
de Zayne, je me rendis compte de deux choses.
L’étrange frémissement dans ma poitrine chaque fois que je pensais
à Roth n’était pas près de s’arrêter. Et la raison pour laquelle j’étais
allée chez lui m’était totalement sortie de la tête à l’instant où ses
lèvres avaient si délicatement effleuré les miennes. Si nous continuions
sur cette voie, il allait y avoir du grabuge.

*
Tout se passa plus ou moins normalement pendant les semaines qui
suivirent, puisque « normalement » signifiait maintenant que j’avais un
démon dans ma classe et que je passais le plus clair de mon temps libre
à tenter de découvrir où était caché un traité de démonologie. Mais
Roth et moi n’avions pas les yeux en face des trous ou nous n’étions
pas des lumières, parce que nous étions toujours bredouilles.
Outre la question des démons qui en avaient après moi, c’était une
bonne chose que Zayne me serve de chauffeur. Personne n’avait de
nouvelles d’Elijah ni des hommes de son clan. Ils n’étaient pas rentrés
dans leur district, et Zayne était persuadé qu’ils étaient quelque part
près de la ville. Au fond de moi, je savais que je n’avais pas fini
d’entendre parler d’Elijah, mais ce n’était pas le plus gros problème.
Chaque jour qui passait, j’avais l’impression que le temps nous était
compté. Il ne faudrait pas longtemps avant qu’un nouveau démon
pointe son nez et je restais constamment sur mes gardes.
Mardi, à l’heure du déjeuner, Sam balança un journal sur la table,
dont la page de titre affichait : « Que faut-il penser des Gardiens ?
L’Église des Enfants du Seigneur pèse le pour et surtout le contre. »
Avec une moue de dégoût, je ramassai le journal et parcourus
l’article en diagonale. L’Église des Enfants du Seigneur organisait
régulièrement des meetings où elle descendait les Gardiens en flèche,
et la presse en faisait ses choux gras. Elle était apparue en même temps
que le grand public découvrait l’existence des Gardiens.
Roth jubilait carrément, lisant avec moi par-dessus mon épaule. Il
déjeunait maintenant avec nous à la cafétéria chaque fois que nous ne
nous éclipsions pas pour essayer de découvrir ce que le devin avait
voulu dire ou l’identité du démon à la tête du complot.
— Il faut qu’ils acceptent de donner des interviews, dit Sam. Ou des
crétins dans le genre de ceux-là vont les brûler sur la croix.
— Je n’aurais rien contre un bon feu de joie, déclara Roth, qui me
donna un coup de genou sous la table, auquel je répondis par un coup
de poing.
Tendant le bras au-dessus de la table, Sam piocha une poignée de
mes chips.
— Vous avez lu toutes les conneries qu’ils racontent ?
— Je n’ai pas lu l’article en détail.
Je reposai le journal sur la table, entre Stacey et moi, et elle se
pencha sur l’article.
— C’est quoi, ce délire ? Je cite : « Les Gardiens ressemblent aux
créatures qui ont été chassées du paradis et précipitées en enfer. Des
pécheurs en habits de saints. » OK. Quelles drogues prennent ces gens,
et où puis-je m’en procurer ?
— Regardez ça.
Roth pointa du doigt le troisième paragraphe tout en glissant un
bras autour de ma taille. Il était devenu tellement tactile que la moitié
du lycée pensait que nous sortions ensemble. Pour ma part, je ne savais
pas très bien où nous en étions. Rien n’avait été clairement établi.
— L’Église prétend que les Gardiens sont un signe annonciateur de
l’apocalypse. Rien de moins.
Sam poussa un grognement.
— Je sens que ça va me gaver si l’apocalypse débarque et qu’il n’y a
pas un seul zombie.
Roth ouvrit la bouche pour lui répondre, lâchant ma taille, mais je
lui coupai la parole.
— Ces types sont des fanatiques.
Sam regarda Stacey.
— Tu vas manger tes chips ?
— Depuis quand tu demandes ? D’habitude, tu te sers directement
dans mon assiette.
J’interceptai la main de Roth, qui montait à l’assaut de ma jambe.
Les joues de Sam se colorèrent, puis il lâcha :
— Saviez-vous qu’un acte sexuel de vingt minutes permet de brûler
en moyenne deux cents calories ?
Ses joues s’enflammèrent un peu plus et ses yeux s’écarquillèrent
derrière ses lunettes.
— Je ne sais pas pourquoi j’ai dit ça.
Je m’efforçai d’étouffer mon gloussement derrière ma main, sans
grand succès. Stacey en resta bouche bée et Roth arqua les sourcils.
— Le sexe te travaille, mon pote ?
Sam marmonna quelques mots indistincts, puis s’éclaircit la voix.
— Bref, est-ce que vous saviez que les bananes étaient
radioactives ?
— Waouh, fit Stacey en secouant la tête. Tu sais de ces trucs.
— Oui, renchéris-je, cette histoire de bananes, c’est vraiment…
Je sursautai tout à coup et me raidis sur ma chaise. Roth me
regarda bizarrement. Sam était vraiment un puits de connaissances
improbables. Pourquoi n’y avais-je pas pensé plus tôt ? L’excitation
déferla dans mes veines comme un torrent.
— Hé, ils ont posé une devinette à la radio, l’autre jour, et ça
n’arrête pas de me trotter dans la tête.
Les yeux de Sam se mirent à briller.
— Balance.
— D’accord. Je crois que ça parlait d’un endroit dans la ville où l’on
peut trouver le double inversé d’un monolithe.
J’avais du mal à tenir en place maintenant que Roth avait compris.
— Une idée de ce que ça peut être ?
Sam me dévisagea pendant plusieurs secondes, puis éclata de rire
en tapant sur la table.
— Tu te fiches de moi ?
Je ne voyais vraiment pas ce qu’il y avait de drôle.
— Non, pas du tout.
Roth ramassa une fourchette en plastique.
— Je suppose que tu sais où c’est ?
— Bien sûr ! Comment vous pouvez demander ? C’est tellement
évident. Il faut être un…
Sam s’interrompit lorsqu’il vit que Roth risquait de se servir de sa
fourchette comme d’un projectile s’il finissait sa phrase.
— D’accord, concéda-t-il finalement. Ce n’est peut-être pas si
évident.
— Sam…, m’impatientai-je.
Il remonta ses lunettes sur son nez.
— Bon, la devinette est formulée de façon tordue pour vous mettre
sur de fausses pistes. Pour trouver la réponse, il faut remplacer chaque
mot par un autre plus commun. Par exemple, un synonyme du mot
monolithe ? Un monument. Et le double inversé est un reflet. Ce qu’il
faut donc trouver, c’est un endroit où se reflète un monument. Tout le
monde sait où trouver ça.
— Ben merde alors, dit Stacey en le regardant d’un air irrité. Non,
pas tout le monde.
Sam soupira.
— Il faut vraiment que je vous mette les points sur les i ? Le
monolithe, c’est l’obélisque de Washington. Et le double inversé, son
reflet dans le miroir d’eau. Compris ? Vous ne trouvez pas que c’est
évident ?
— Visiblement, non, marmonna Roth.
J’avais envie de serrer Sam dans mes bras.
— Tu es génial ! Merci beaucoup.
— Je ne te le fais pas dire.
Sam souriait de toutes ses dents. Jetant un regard à Roth, je saisis
mon plateau.
— Bon, les gens, on se voit tout à l’heure en anglais ?
— OK, murmura Stacey, les yeux toujours rivés sur Sam.
J’étais prête à parier vingt dollars qu’elle était en train de penser au
moyen de brûler deux cents calories. Roth et moi jetâmes nos restes à
la poubelle avant de filer dans notre cage d’escalier préférée à côté de
l’ancien gymnase, où la peinture s’écaillait sur la rampe rouillée.
— J’espère que tu es prête à essayer ce truc des deux cents calories.
Je lui lançai un regard morne.
— Non, Roth. Bien tenté.
— J’ai bien le droit d’espérer, pas vrai ?
— Nous savons maintenant où se trouve La Petite Clé, dis-je en
rejetant mes cheveux en arrière. Mon Dieu, je n’arrive pas à croire
qu’on n’y ait pas pensé. En tout cas, c’est une excellente nouvelle.
— Bien sûr.
Roth récupéra une mèche de mes cheveux pour l’enrouler autour
de son doigt.
— Mais je fais une fixette sur ce truc des deux cents calories.
Je lui tapai sur la main.
— Roth !
— Très bien. Très bien.
Il reprit mes cheveux.
— Qui aurait pu se douter que toutes ces informations inutiles que
Sam amasse dans son cerveau serviraient finalement à quelque chose ?
— Eh oui, répondis-je en riant. Tout ce qu’il nous faut maintenant,
c’est une pleine lune.
— On a de la chance. La lune sera pleine samedi soir.
Je fis la moue.
— Comment tu peux savoir ça sans éphéméride ?
Roth m’attira contre lui.
— Les démons et la pleine lune sont comme les petits pois et les
carottes.
Je posai les mains sur son torse pour maintenir une distance entre
nous.
— C’est bien le truc le plus débile que j’aie jamais entendu.
— Tu veux entendre le meilleur ? demanda-t-il en souriant.
Qu’est-ce qui allait encore sortir de sa bouche ?
— Quoi ?
Il se pressa un peu plus contre moi et je reculai légèrement.
— Tu te souviens de ce dont tu essayais de me convaincre quand
on était chez moi l’autre jour ?
Mon dos heurta le mur de béton.
— Que tu n’étais pas juste un autre Roth ?
Il abandonna mes cheveux pour me saisir le menton du bout des
doigts et une étincelle électrique traversa tout mon corps jusqu’au bout
de mes orteils. Inclinant ma tête en arrière, il me dévisagea avec un
sourire malicieux.
— Et que je t’ai répondu que je n’étais pas réel ?
— Oui.
Il avança d’un pas avec un petit sourire en coin. Je voulus croiser
les jambes, mais il glissa sa cuisse entre les miennes.
— Eh bien, je crois que je suis en train de le devenir.
Par tous les saints…
La sonnerie de la reprise des cours retentit, mais elle me semblait
très lointaine.
— Roth…
— Quoi ?
Il inclina la tête, frottant son nez sur le mien. Sa bouche était à
quelques centimètres au-dessus de la mienne, nos corps emboîtés l’un
dans l’autre, en contact à tous les endroits qui électrisaient mes sens. Il
effleura ma pommette du bout des lèvres, puis descendit vers mon
oreille, où il mordilla la peau sensible. Je poussai un petit cri,
agrippant le devant de son tee-shirt.
Roth me lâcha et recula d’un pas.
— Arrête de me distraire, dit-il.
— Quoi ? Je ne fais rien du tout. C’est toi…
— Tu es juste trop irrésistible.
Son sourire s’agrandit.
— Mais revenons aux choses importantes.
J’avais tellement envie de le frapper, mais je me contentai de
croiser les bras.
— Oui, revenons aux choses importantes.
— Je peux aller chercher la Clé samedi soir.
— Je viens avec toi, répliquai-je aussitôt.
Roth poussa un soupir.
— Je savais que tu allais dire ça, mais il y a un petit problème.
Comment comptes-tu sortir de la forteresse des Gardiens au milieu de
la nuit ?
— Je peux faire le mur.
Il me lança un regard sceptique et je poussai un grognement.
— D’accord, c’est sûrement impossible, mais je peux leur demander
de me laisser passer la nuit chez Stacey.
— Tu crois qu’ils t’y autoriseront ?
— Je n’en sais rien, répondis-je en remettant en place la bretelle de
mon sac. Mais je peux toujours essayer.
Roth laissa échapper un soupir sonore.
— D’accord. Essaie. Envoie-moi un texto pour me tenir au courant.
Me tenant la porte ouverte, il pencha la tête sur le côté.
— Tu crois que tu pourras marcher jusqu’à ta classe ou tu as les
jambes trop faibles ?
Je plissai les yeux en passant devant lui.
— Mes jambes vont très bien. Et tu as un ego énorme.
— Il n’y a pas que mon ego qui est…
— La ferme ! Je ne veux pas le savoir, Roth ! l’arrêtai-je en levant
une main. Je te tiens au courant.
Roth se mêla au flot des élèves tandis que je me dirigeais vers ma
classe. Je lui avais menti. J’avais carrément les jambes en coton.
CHAPITRE 19

Je passai au moins pour la dixième fois devant la porte close du


bureau d’Abbot. Il me faudrait un petit miracle pour qu’il me laisse
passer la nuit chez Stacey samedi soir. Même s’il n’y avait pas eu
d’autres attaques de démons depuis celle des Grouilleurs, ce dont les
Gardiens n’étaient même pas au courant, je doutais sérieusement qu’il
m’y autorise.
Mais je devais quand même essayer.
Zayne apparut au bout du couloir et s’arrêta quand il me vit. Il
revenait d’une séance d’exercice physique et son tee-shirt gris trempé
de sueur épousait étroitement son torse musclé.
— Qu’est-ce que tu fais ici, Layla-puce ?
— J’attends qu’Abbot ait fini de parler avec Geoff et Nicolaï.
Je bombardai la porte d’un regard sombre, comme si ça pouvait la
faire ouvrir. Comme rien ne se passait, je m’assis sur la dernière
marche de l’escalier.
— Ça fait des heures que ça dure.
— Depuis quand sont-ils là ?
— Depuis la fin du dîner.
Je me poussai pour faire de la place à son grand corps.
— Ton père fait beaucoup de réunions à huis clos ces derniers
temps.
Zayne s’assit à côté de moi, les coudes sur les genoux.
— Ouais.
— Tu sais pourquoi ?
— Non.
Il lâcha un rire étouffé.
— Mon père est sur un coup, mais je ne suis pas au courant.
Un frisson me parcourut. Il fallait espérer que ça ne me concernait
pas.
— Ça va ? me questionna-t-il avec un petit coup de genou.
— Je pète la forme.
Je lui souris, rejetant mes cheveux en arrière avant de les tordre
entre mes mains.
— Et toi ?
Il se rembrunit.
— Je fais aller.
Croisant son regard pendant quelques secondes, je hochai la tête et
me concentrai de nouveau sur la porte d’Abbot. Depuis l’attaque de
Petr, les choses avaient changé entre Zayne et moi. Il semblait me
surveiller en permanence comme s’il s’attendait à ce que je pète un
câble… ou que je passe carrément du côté obscur et me mette à
dévorer les âmes à tour de bras. Mais peut-être que j’étais injuste et
que Zayne s’inquiétait seulement pour moi.
— Tu as changé.
Mon estomac se noua. Je ne m’attendais pas à ça.
— Hein ?
Zayne pencha la tête sur le côté.
— Tu n’es plus la même… à mes yeux.
J’avais des sueurs froides et ma poitrine se serra.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— C’est difficile à expliquer.
Il lâcha de nouveau un rire hésitant.
— Je n’arrive pas à mettre le doigt dessus.
Sa main trouva les cheveux torsadés sur mon épaule. Il ne les tira
pas et ne les entortilla pas autour de ses doigts comme il l’aurait fait
d’habitude. Il y glissa sa main, comme pour en sentir la matière, et je
m’immobilisai.
— Ça vient peut-être de moi.
Des images impromptues de Roth défilèrent dans ma tête – ce
premier baiser dans le parc et tous les effleurements qui avaient suivi.
Parce que, en dépit de tous les secrets que je lui dissimulais, la seule
chose qui avait réellement changé, c’était qu’un garçon m’avait
embrassée. Mais ça ne pouvait pas être ça. Impossible que Zayne soit
au courant. Ce n’était tout de même pas écrit sur mon front.
Oh, mon Dieu, et s’il l’avait appris d’une façon ou d’une autre ?
Zayne semblait toujours tout savoir.
Je secouai la tête, et sa main glissa sur mon épaule.
— Je suis toujours la même lamentable…
— Tu n’es pas lamentable.
Il referma les doigts sur mon épaule.
— Tu ne l’as jamais été.
Je souris, m’efforçant d’alléger l’atmosphère.
— Bah, disons que je suis aussi lamentable qu’une…
— Tais-toi. Je déteste quand tu dis ça. Et ce que je déteste encore
plus, c’est que tu le croies.
J’ouvris la bouche, mais mes protestations moururent sur mes
lèvres. Il y avait tant de choses qui me différenciaient de Zayne.
Parfois, j’avais même l’impression que nous étions deux opposés. Tous
mes doutes ressurgirent telles de vieilles connaissances dont on se
passe volontiers. Je n’étais pas l’égale de Zayne et ne le serai jamais,
quoi que je fasse. Izzy et Drake, à deux ans, pouvaient changer de
forme, et moi, à dix-sept ans, j’en étais incapable. Je détournai les
yeux, rédigeant mentalement une liste de mes failles aussi haute que la
tour Eiffel.
Le plus étrange, c’est que je ne m’égarais jamais sur ces sentiers
troublés quand j’étais avec Roth.
Zayne marmonna quelque chose entre ses dents, puis m’entoura les
épaules de son bras. M’attirant contre lui, il posa son menton au
sommet de mon crâne et je fermai les yeux, inhalant son odeur de
menthe glacée. Nous restâmes dans cette position jusqu’à ce que
j’entende des bruits de pas se rapprocher de la porte close.
Je m’écartai de Zayne, repoussant la sensation de froid qui
s’empara de moi, et me levai. Nicolaï et Geoff sortirent les premiers et
me saluèrent d’un clin d’œil avant de se diriger vers la porte sous
l’escalier qui menait aux sous-sols.
Abbot se tourna vers nous.
— Je suppose qu’au moins l’un d’entre vous souhaite me voir ?
— Moi.
Je m’avançai vers lui en croisant les doigts derrière mon dos, plus
nerveuse qu’une dinde à Noël.
— J’espérais te demander une faveur.
Il croisa les bras.
— Dans ce cas, il ne s’agit pas d’une faveur. Plutôt d’une requête.
Je sentis le feu me monter aux joues. Cet homme dégageait quelque
chose qui me transformait instantanément en quiche. Jetant un regard
à Zayne par-dessus mon épaule, je le vis tendre l’oreille avec attention,
toujours assis sur les marches. Je poussai un soupir.
— On a un examen de bio lundi.
Premier mensonge.
— Et puisqu’il n’y a pas eu d’attaques de démons récemment…
Deuxième mensonge.
— J’espérais que tu m’autoriserais à dormir chez Stacey samedi soir
pour réviser.
Troisième et quatrième mensonges.
Sans laisser le temps à Abbot de répondre, Zayne intervint.
— Il n’y a pas eu d’attaques parce que tu n’étais nulle part où ils
pouvaient t’atteindre.
Il n’allait pas s’y mettre…
Je lançai à Zayne un regard qui tue.
— Si Zayne me dépose chez elle, il pourra vérifier que tout est en
ordre dans le quartier…
— Oh, minute, papillon !
Zayne bondit sur ses pieds en une nanoseconde.
— Pas question que tu m’entraînes dans cette folie. Tu n’iras pas
dormir chez ta copine après tout ce qui est arrivé.
Je le fusillai des yeux.
— Je ne savais pas que je devais te demander la permission.
Il me toisa d’un air guère plus aimable.
— Ce n’est même pas quelque chose qui devrait te venir à l’idée en
ce moment.
Je pris une profonde inspiration et me tournai vers Abbot.
— S’il te plaît. Je dois vraiment réviser et…
— Je peux t’aider, me coupa Zayne, mains sur les hanches.
— Non, tu ne peux pas. Tu n’es pas dans ma classe.
Zayne inclina la tête sur le côté.
— Mais j’ai aussi étudié la biologie, et c’était certainement plus
compliqué que ce que tu apprends dans ton lycée.
— Merci de cette information, mais je dois réviser avec Stacey ce
que notre minable lycée public nous enseigne.
Je lui servis ma plus belle version des yeux de chien battu.
— Et je promets d’appeler le clan si le moindre truc me paraît
louche. Je ne…
— Ça ne te dérange pas de mettre ton amie en danger ? me coupa-
t-il.
Qu’il soit maudit, j’avais envie de lui sauter sur le dos.
— Layla, sois raisonnable.
— C’est toi qui devrais l’être. Je ne peux pas rester enfermée tout le
temps sauf pour aller en cours ! Tu veux que je rate mes examens ?
Oui, c’était bas, mais j’étais à court d’arguments.
— Parce que c’est ce qui va arriver si je ne révise pas.
— Personne ne veut que tu échoues à tes examens, déclara Abbot
dans un soupir.
Il se pinça l’arête du nez, un geste qu’il faisait souvent quand Zayne
et moi nous disputions pour des bêtises en sa présence, mais son
regard était pénétrant.
— Et je ne crois pas que ce soit une si mauvaise idée d’aller dormir
chez ton amie samedi.
— Pour de vrai ? hurlai-je, en même temps que Zayne s’écriait :
« Quoi ? ».
Abbot considéra son fils avec lassitude.
— Oui. Je pense que c’est une bonne chose. Il faut que tu puisses
réviser, et ça te fera aussi du bien de passer du temps avec ton amie.
Surtout après tout ce qui s’est passé, ajouta-t-il avec un regard
entendu.
J’avais du mal à y croire. Abbot avait été enlevé par des
extraterrestres ? C’était bien trop facile, mais je n’allais pas bouder mon
plaisir.
— Merci, dis-je très vite, refrénant mon envie de lui sauter au cou.
— Pour moi, ce n’est pas une bonne idée.
La surprise rendait la voix de Zayne plus grave.
— Ce qui serait une excellente idée, c’est que tu la conduises chez
Stacey et que tu ailles la chercher dimanche, puisque tu prends
tellement à cœur ce qui peut arriver à Layla.
Abbot balaya une poussière sur la jambe de son pantalon.
— Et s’il se passe la moindre chose, Layla nous appellera.
Je hochai vigoureusement la tête, mais je me sentais mal à cause de
mes mensonges, surtout que l’inquiétude de Zayne était criante. Ma
seule consolation, c’était que je mentais pour la bonne cause. Ça
rattrapait un peu le coup.
Abbot nous laissa seuls dans le couloir et je tentai de filer aussitôt,
mais Zayne me retint par le bras avant que j’atteigne la première
marche.
— Je pense toujours que c’est une idée exécrable, dit-il.
— Il ne m’arrivera rien. Je te le promets.
— Je n’aime pas ça.
— Mais tu vas m’accompagner et tu viendras me chercher.
Je me dégageai de son étreinte.
— Tu pourras t’assurer qu’il n’y a pas de problème.
Zayne étrécit les yeux.
— Tu manigances quelque chose.
Mon cœur sombra alors que je commençais à gravir l’escalier.
— Si seulement. Hélas, ma vie n’a rien d’excitant.
— Non ?
Il me rejoignit sur la marche, me surplombant de toute sa hauteur.
— Parce que Stacey a l’habitude de réviser pour les examens, peut-
être ?
Enfer et damnation. Toutes les fois où je lui avais parlé de Stacey et
du lycée me revinrent en mémoire, mais je ne perdis pas mon sang-
froid.
— Justement. C’est pour ça que je vais réviser avec elle. C’est une
bonne action.
Zayne poussa un grognement.
— Tu te fiches de moi.
— Pas du tout !
Je plantai un doigt dans sa poitrine.
— Qu’est-ce que je pourrais faire d’autre que réviser avec Stacey ?
Ce n’est pas comme si on m’invitait à des soirées.
Jouer sur la corde sensible de Zayne n’était pas très classe de ma
part, mais tant pis.
— Et tu te doutes bien que je ne vais pas non plus rejoindre un
garçon.
— Layla…
— Je vais réviser avec Stacey et rien d’autre.
Une expression agacée traversa son visage, comme s’il savait déjà
qu’il allait le regretter.
— Tu es une sale gosse.
Souriant de toutes mes dents, je filai dans ma chambre envoyer un
texto à Roth pour lui dire que c’était bon pour samedi.

*
Stacey était plus que ravie d’être mon alibi pour « sortir avec
Roth », et ça me mettait un peu mal à l’aise. Pas de me servir d’elle,
mais parce qu’elle était beaucoup trop excitée à l’idée de ma « nuit
d’amour ». Même si ce n’était pas ce genre de rendez-vous et qu’il
n’était pas prévu que ça dure jusqu’au matin, l’idée de passer la nuit en
compagnie de Roth me donnait à la fois envie de glousser et de faire
une poussée d’urticaire. J’avais parfois l’impression que Stacey était
beaucoup plus enthousiaste que moi à l’idée que j’aie un petit ami.
Le samedi venu, après que Zayne m’eut déposée un peu avant
19 heures chez Stacey, je l’observais faire des rondes devant le pavillon
de grès brun depuis la fenêtre du salon. Au bout du cinquième passage,
je levai les yeux au ciel.
— Tu es sûre qu’il ne se doute de rien ? me demanda Stacey, calant
son petit frère sur sa hanche.
Sa mère était sortie avec son amoureux ; c’était apparemment le
soir des rendez-vous, ce qui m’arrangeait bien.
— Ou alors, c’est un harceleur nocturne ?
— Il est juste surprotecteur.
Et très, très prise de tête.
— Mais je crois qu’il a fini.
Stacey haussa un sourcil et reposa son petit frère sur le canapé
super rembourré.
— Et donc… C’est ce que tu vas porter ?
Abandonnant mon point d’observation, je me retournai, les yeux
baissés sur ma tenue.
— Un jean et un sweat-shirt. C’est quoi, le problème ?
— Tu es sérieuse ? soupira-t-elle en ramassant un petit éléphant en
peluche. Si j’étais toi, je porterais aussi peu de vêtements que la loi m’y
autorise.
— Ça ira très bien.
Une minijupe et un décolleté jusqu’au nombril n’aurait pas été une
tenue idéale pour aller chercher la Clé Dieu savait où. Même si j’étais
certaine que ça n’aurait pas déplu à Roth.
— C’est cool.
— C’est inintéressant.
Elle agita le jouet sous le nez de son frère, qui éclata de rire.
— Genre, aucun intérêt. Zéro.
Tant que ça ? Je tirai sur le bas de mon sweat et levai les yeux au
ciel. Intéressant ou pas, je m’en fichais, et je me dirigeai vers l’endroit
où j’avais posé mon sac pour y prendre mon téléphone. À un moment
donné, Roth avait subtilisé mon portable pour remplacer le nom de
Zayne par l’Homme de pierre et enregistrer son propre numéro sous
celui de Bête de sexe. Quel mégalo.
Je ne pus pourtant m’empêcher de sourire.
Je lui envoyai un rapide texto pour lui annoncer que j’étais prête,
puis me retournai vers Stacey, qui tenait le jouet juste hors de portée
de son petit frère. Elle finit par le lui donner.
— En fait, je suis fière de toi. Tu fais le mur pour sortir avec un
garçon comme une adolescente normale.
Je fis la grimace.
— Il n’y a que toi pour être fière d’un truc pareil.
Elle s’approcha de moi et me lissa les cheveux.
Aujourd’hui, c’était la cata côté capillaire, pas moyen de les
discipliner.
— C’est une sorte de rite de passage. Promets d’appeler demain
matin pour tout me raconter par le menu. Et tu as intérêt qu’il y ait des
tas de détails sexuels.
— Je reviendrai chez toi dans la nuit, répondis-je en repoussant ses
mains.
— C’est ça.
Un avertisseur retentit dehors et les yeux de Stacey s’écarquillèrent.
Elle releva mon sweat, exposant une bande de peau sur mon ventre,
puis me poussa vers la sortie.
— Je ne t’attendrai pas.
Rabaissant mon sweat-shirt, je lui lançai un regard noir.
— Tu auras intérêt à m’ouvrir.
Avec un clin d’œil, elle tira la porte. La Porsche argent de Roth
ronronnait le long du trottoir. Quand la vitre teintée s’abaissa et que
Roth apparut, Stacey le salua de la main.
— Maintenant file. Fais ce qu’il faut pour que maman soit fière de
toi.
— Je dois faire quoi ?
Stacey arqua un sourcil.
— Sers-toi de ton imagination. Rappelle-toi qu’on n’est jeune et
stupide qu’une seule fois dans sa vie. Et celui-là, c’est un beau
spécimen pour faire des bêtises.
— Tu n’es qu’une obsédée.
Je la serrai brièvement dans mes bras et tournai les talons avant
qu’elle donne aussi ses instructions à Roth.
Je dévalai les marches du porche et m’arrêtai sur le trottoir afin de
m’assurer de ne pas sentir la présence d’un Gardien. Rien en vue ; je
lâchai un soupir de soulagement. Ce n’était pas le moment que Zayne
revienne faire ses rondes.
Roth m’accueillit avec un grand sourire quand je me glissai sur le
siège passager.
— Pourquoi tu es toute rouge comme ça ?
Quelquefois, je détestais Stacey.
— Pour rien, marmonnai-je. Où on va ?
Pour donner l’impression que j’avais réellement rendez-vous avec
Roth, on avait plusieurs heures à tuer avant le lever de la lune et avant
de pouvoir aller voir le miroir d’eau.
— Je me suis dit qu’on pourrait aller chez moi après avoir acheté de
quoi manger. Ça devrait nous occuper quelques heures.
Cramponnée aux bords de mon siège de cuir, je hochai la tête,
l’estomac noué. Nous nous arrêtâmes chez Chan, à quelques rues de
son appartement. Je repérai quelques Diablotins et même un
Polymorphe. Je dus prendre sur moi pour ne pas marquer ce dernier,
ce qui aurait attiré sur moi l’attention des démons et des Gardiens.
Une fois que nous eûmes regagné le loft de Roth, il mit au
réfrigérateur nos restes de riz, puis se débarrassa de ses chaussures. Ne
sachant pas trop quoi faire, je m’assis au bord du lit. Les trois chatons
étaient roulés en boule sur le piano.
Roth s’adossa au mur, un petit sourire aux lèvres.
— Tu es nerveuse.
— Pas du tout.
Il éclata de rire.
— Je sens l’odeur de ta nervosité, Layla. Pas de ça avec moi.
OK. Je ramenai mes genoux contre ma poitrine et les encerclai de
mes bras.
— Toi, tu n’es pas nerveux ? Et si la Clé n’y était pas ? Ou si elle y
est, mais que quelqu’un la garde ? Ça m’étonnerait qu’il suffise d’aller
là-bas et de la prendre.
— Ce n’est pas de ça que je parlais.
Il se décolla du mur et s’avança d’une démarche de prédateur. Il
s’installa à côté de moi, les mains de chaque côté de mes pieds nus.
— Mais pour répondre à ta question, non, je ne suis pas nerveux.
Peu importe ce qui nous tombera dessus, je sais que j’assurerai.
— Il faut dire que tu es tellement spécial. Et un peu arrogant, peut-
être ?
— C’est vrai que je suis spécial, mais tu le sais déjà.
Il s’allongea et posa son menton sur l’un de mes genoux.
— Ce qui te rend nerveuse, c’est de te retrouver ici avec moi.
Quand il était aussi près, je ne pouvais plus mentir.
— C’est toi qui me rends nerveuse.
Son petit sourire satisfait étira un peu plus ses lèvres pleines quand
il se souleva, laissant très peu d’espace entre nos bouches.
— Et il y a de quoi.
— Merci de me rassurer.
J’avais envie de reculer, mais je refusais de céder du terrain.
Roth eut un rire de gorge, puis se leva. Il se dirigea vers les
étagères, dont il sortit un DVD, puis se retourna vers moi.
— Ça te dit, un film ?
Troublée, je répondis par un hochement de tête.
Il mit le DVD dans le lecteur, puis revint s’installer sur le lit, où il
s’étira comme un chat au soleil. Au bout d’une minute, je reconnus le
film.
— L’Associé du diable ?
Petit sourire en coin.
— Excellent choix, soupirai-je en secouant la tête.
— Regarde et profite.
Je m’y efforçai, mais j’avais toutes les peines du monde à me
concentrer sur l’écran. Je consultai plusieurs fois le réveil à côté du lit,
tentant de faire abstraction de Roth, tendue comme la corde d’un arc.
Mon cerveau ne cessait de revenir aux paroles de Stacey. Elle n’avait
pas tort. Je ne serais jeune et stupide qu’une seule fois dans ma vie.
Et le panel de garçons avec qui je pouvais faire des bêtises était
extrêmement limité.
Regardant Roth à la dérobée, je m’absorbai dans la contemplation
de ses cils incroyablement longs. Avec ses yeux mi-clos, ils effleuraient
le bombé de ses joues. Ses larges pommettes si douces appelaient les
caresses. Il avait les lèvres entrouvertes, ce qui laissait apparaître l’éclat
du piercing sur sa langue. Au souvenir du contact du métal lisse et
froid, je fermai les yeux.
Roth était effectivement un très beau spécimen pour ces fameuses
bêtises.
Mon ventre se contracta soudain et mon rythme cardiaque
s’accéléra. Sans savoir à quoi je pensais ni ce que je faisais, je changeai
de position pour m’allonger sur le flanc à côté de lui. Il y avait de
l’espace entre nous, mais tout le devant de mon corps fourmillait
comme si nous étions en contact.
Je rouvris les yeux et me concentrai sur l’écran. Keanu venait
d’acheter un nouvel appartement à New York et les choses n’allaient
pas tarder à dégénérer. Le film capta mon attention environ une
minute, très vite supplanté par le désir charnel qui m’envahissait.
Je me rapprochai progressivement de Roth jusqu’à ce que ma cuisse
effleure la sienne. Jusqu’ici, son souffle était régulier, mais il sembla
soudain cesser de respirer, haussant un sourcil charbonneux.
Je ne savais toujours pas ce que je faisais, ni pour quelle raison.
L’envie, pour une fois, d’être une adolescente normale ? De faire les
bêtises de la jeunesse ? Ou je cherchais un moyen d’oublier ce que nous
nous apprêtions à faire et l’angoisse de la situation ?
Ou j’avais tout bonnement envie de Roth ?
À la seconde où cette question se forma dans mes pensées, je sus
que c’était la vérité. Un frisson glacé prit naissance au milieu de mon
dos et s’étendit à mes membres. Ce n’était pas seulement le fait de
pouvoir l’embrasser. Il y avait quelque chose chez Roth qui me touchait
intimement. Quelque chose que je n’avais jamais ressenti avant.
Ma main se posa d’elle-même sur son estomac, juste sous sa cage
thoracique. Je ne bougeais plus. Roth ne bougeait plus. Nous
regardions tous les deux la télé et je savais que, comme moi, il ne
suivait plus le film.
— Layla…
La gravité étouffée de sa voix me fit frissonner de part en part. Je
fis mine de retirer ma main, mais il la retint d’une poigne ferme, mais
douce.
— Qu’est-ce que tu fais ? demanda-t-il.
L’oxygène se bloqua dans ma gorge, m’empêchant de parler, de
formuler avec des mots mes intentions et mes désirs. Un autre
grognement sourd s’échappa de la gorge de Roth et il se retourna à la
vitesse de l’éclair. Une fraction de seconde plus tard, je me retrouvai
allongée sur le dos. Il me surplombait, les muscles de ses bras bandés
sous son tee-shirt.
Ses yeux plongèrent au fond des miens, semblables à deux citrines.
Il dut lire quelque chose dans mon regard, parce qu’un frisson le
parcourut.
— Je suis un démon, Layla. Ce que tu m’offres avec tes yeux et ton
corps, je le prendrai. Ne t’y trompe pas. Je te laisse une chance. Ferme
les yeux et tout sera oublié.
Je me sentis faiblir sous son regard brûlant, mais je gardai les yeux
ouverts.
— Layla.
Il prononça mon nom comme si c’était pour lui une torture.
Puis il m’embrassa.
Pas comme la première fois dans le parc. Pas non plus comme
l’autre fois sur ce même lit. Il captura mes lèvres dans un long baiser
sensuel. Je poussai un gémissement quand je sentis son goût, sucré
comme du chocolat. De petits frissons de plaisir et de panique me
traversèrent quand il approfondit l’étreinte et que je perçus la froideur
métallique du piercing sur sa langue. Mon corps s’éveilla à la vie
comme sous l’effet d’une étincelle ; mon cœur se dilata et se mit à
battre plus fort. Le flot des sensations qui m’envahissaient était
assourdissant, merveilleux, terrifiant.
J’enfouis mes mains dans ses cheveux, qui étaient, sans surprise,
terriblement doux sous mes doigts. Roth se plaqua contre moi, relevant
l’une de mes jambes autour de sa taille, et je poussai un petit cri. Sa
main s’insinua sous mon tee-shirt et ses doigts coururent sur ma peau,
provoquant un afflux de sang dans tout mon corps.
J’avais envie de le caresser, moi aussi. Un grognement lui échappa
quand je me tortillai pour introduire mes mains sous son tee-shirt. Ses
abdominaux étaient durs, tout en reliefs délicieusement ciselés. Il
interrompit le baiser le temps de faire passer son tee-shirt par-dessus sa
tête. Il resta en appui au-dessus de moi, fort et puissant. Ce n’était pas
la première fois que je le voyais torse nu, mais sa beauté me fascinait
toujours. Même Bambi, sur son bras, et le dragon sur son ventre étaient
beaux à mes yeux. Je me demandai fugacement ce qu’il pensait de moi,
mais nous nous embrassions de nouveau tandis qu’il me rallongeait,
posant ses lèvres sur ma joue, puis sur mes paupières, et que j’essayais
de contrôler mon cœur affolé.
Roth saisit alors mon visage entre ses mains, déposant une
succession de baisers légers sur mes lèvres. Mon sweat-shirt suivit le
même chemin que le sien. La tête me tournait. Mes doigts descendirent
sur son torse, puis sur son ventre, jusqu’au bouton de son jean. La
même idée l’animait : il s’était positionné entre mes cuisses, et je
flottais dans les sensations brutes, le plaisir mêlé à l’incertitude. Je
n’avais aucune expérience de ces choses.
Durant un bref instant, Roth se figea au-dessus de moi. Il ferma les
yeux, serrant les paupières, et rejeta la tête en arrière, le visage levé au
plafond. Je ne m’étais pas rendu compte de la maîtrise qu’il exerçait
sur lui-même jusqu’à ce qu’elle lui échappe.
Ses bras se refermèrent autour de moi et il me plaqua contre lui,
nos bassins en contact étroit. Nous étions peau contre peau, nos jambes
mêlées, et chacun de nos souffles se communiquait à l’autre. Nos
poitrines se soulevaient ; nos cœurs tambourinaient. Sous mes doigts
crispés, sa peau était ferme et douce à la fois. Il m’empoigna par les
hanches, orientant mon bassin pour nous rapprocher encore. Quand il
reprit ma bouche, ce fut un baiser brûlant plein de fougue qui m’amena
au bord du précipice. J’avais envie de sauter tête la première, et
d’éprouver enfin ce qui m’avait toujours été défendu.
Mes doigts s’enfoncèrent dans la peau soyeuse de ses biceps tandis
que sa main s’aventurait sur mon ventre, dessinant un cercle autour de
mon nombril avant de poursuivre sa descente, franchissant la ceinture
de mon jean. Tous les muscles de mon corps se tétanisèrent d’une
étrange façon. Pas désagréable, mais c’était très intense, à la fois trop
et pas assez.
— Roth, je… je ne suis pas sûre…
— Tout va bien, murmura-t-il contre ma bouche. Je vais m’occuper
de toi. Seulement de toi.
Il semblait surpris de ses propres paroles, et quand il parla de
nouveau, ce fut d’une voix éraillée tandis qu’il appuyait son front
contre le mien.
— Tu me tues. Tu n’as pas idée de ce que tu me fais.
Avant que mon cerveau puisse assimiler ce qu’il voulait dire, sa
main se mit en mouvement. Son poignet s’incurva et toutes les cellules
de mon corps se tendirent presque au point de rupture. Je ne contrôlais
plus rien. Mon corps ondulait de son propre chef et je me cambrai
contre lui. Un flot de sensations m’emporta, comme si je venais de
basculer dans l’abîme, mes cellules explosant dans toutes les directions.
Roth captura mes lèvres à l’instant culminant, avalant les râles qui
m’auraient embarrassée plus tard.
Il me tint dans ses bras jusqu’au bout. Des heures s’écoulèrent
lentement tandis que je reprenais mes esprits. Ou seulement des
minutes. Ça n’avait pas d’importance. Mon cœur battait comme un
tambour. Je me sentais merveilleusement bien. Vivante. C’était encore
mieux que de prendre une âme.
Nos regards se croisèrent et je souris timidement. Quelque chose se
fêla dans ses yeux tandis que ses doigts s’attardaient sur ma joue.
— Que ne donnerais-je pas…
Roth n’alla pas au bout de sa pensée et mon cerveau était encore
trop confus pour comprendre ce qu’il voulait dire. Il appliqua ses lèvres
sur mon front enflammé, puis roula lentement sur le dos.
J’accompagnai son mouvement, sans la grâce qui le caractérisait, ma
jambe se prenant dans la sienne.
Il leva une main, son torse se soulevant et s’abaissant rapidement.
— J’ai besoin d’une minute.
J’ouvris la bouche, mais la refermai aussitôt. Rougissante, je
m’apprêtais à reculer, mais son bras s’enroula autour de ma taille pour
me garder contre lui.
— OK. Je vais sans doute avoir besoin de plus d’une minute.
Sa voix était rauque et tendue.
J’étais peut-être inexpérimentée, mais pas totalement naïve.
— Pourquoi… pourquoi t’es-tu arrêté ?
— Je ne sais pas.
Il lâcha un rire bref.
— Je ne sais vraiment pas, mais ça va. Oui, tout va bien.
Je fermai les yeux un instant, puis me détendis contre lui, me
laissant bercer par les mouvements de sa poitrine. Je sentis sa main
caresser ma joue, ramener mes cheveux derrière mon oreille. J’avais du
mal à respirer et quand j’ouvris les yeux, il me contemplait d’une façon
que je ne compris pas.
Incapable de soutenir ce regard, je baissai les yeux sur son torse et
sur son ventre. Les détails du dragon étaient aussi stupéfiants que ceux
de Bambi. Ses écailles bleues et vertes iridescentes scintillaient dans la
lumière du jour qui entrait par la fenêtre, et son corps ondulait sur les
reliefs des abdominaux dessinés de Roth. Quand il respirait, on aurait
dit que le dragon prenait son souffle, et leurs yeux étincelaient de la
même lumière dorée.
— Si tu continues de me regarder comme ça, ça ne va plus aller du
tout.
Je m’empourprai et détournai hâtivement les yeux, mais ils étaient
irrésistiblement attirés vers lui. En appui sur un coude, je dus prendre
sur moi pour ne pas le toucher.
— Ton tatouage… est-ce qu’il se détache de toi comme Bambi ?
— Seulement quand je suis vraiment en colère.
Roth leva un bras au-dessus de sa tête et le dragon s’étira avec lui.
— Et même dans ce cas, je ne le libère que quand je n’ai plus
d’autre option.
— Il a un nom ?
Roth haussa un sourcil.
— Il s’appelle Panpan.
J’éclatai de rire.
— Tu es complètement obsédé par Disney ?
— Le nom me plaît.
Il se redressa rapidement pour déposer un baiser sur mon épaule,
puis se rallongea, un bras encerclant ma taille. Sa main vint se placer
tout naturellement sur ma hanche.
— Tu peux le toucher si tu veux.
Je ne me fis pas prier, suivant le contour de ses ailes. J’aurais pensé
que le dessin était en relief, mais sa peau était aussi douce et lisse que
sur le reste de son corps. J’effleurai ensuite le ventre du dragon, puis sa
queue qui disparaissait sous la ceinture du jean de Roth, qui cessa de
respirer.
— Bon, ce n’était sans doute pas une très bonne idée.
Je retirai vivement ma main et le regardai. Il contemplait le
plafond, la mâchoire crispée.
— Désolée.
Un coin de sa bouche se releva.
— Tu… tu m’as surpris. Je t’imaginais en blanc.
— Quoi ?
Puis je compris. Mon soutien-gorge était rouge. Je lui donnai une
tape sur le torse.
— Hé, je ne suis pas une princesse totalement pure et vertueuse.
— Non. Ce n’est absolument pas ce que tu es.
Il roula sur le flanc pour me faire face, un étrange sourire aux
lèvres. Il avait l’air soudain très jeune et… parfaitement détendu.
— Tu es en réalité une petite chose qui a un tempérament de feu.
Je secouai la tête.
— Je ne sais pas trop…
— Tu ne t’en rends même pas compte.
Sa voix était épaisse et il me déséquilibra pour me faire basculer sur
lui. Puis il prit mon menton entre ses doigts et guida ma bouche sur la
sienne. S’ensuivit un long baiser langoureux qui me fit chavirer le
cœur. Sa main glissa jusqu’à ma nuque et il me tint contre lui, le
souffle court, enivrée de ses baisers.
Puis soudain il se releva et toute cette sensualité nonchalante quitta
son beau visage. Mon cœur bondit dans ma poitrine et un frisson glacé
me parcourut l’échine.
Roth prit une profonde inspiration.
— Il est temps.
CHAPITRE 20

Nous étions partis juste avant minuit, et nous étions garés à


quelques rues du Washington Monument. Une Porsche comme celle de
Roth aurait attiré l’attention, et je redoutais déjà de tomber sur un
Gardien. Ils chassaient les démons… Des démons comme Roth.
Alors que nous remontions Constitution Avenue, je ne fus pas
surprise de voir autant de gens dehors. La plupart étaient des humains
qui traînaient dans les bars, mais quelques créatures sans âme flânaient
parmi eux. Une Diablotine aux cheveux violets relevés en queue-de-
cheval hélait un taxi, ce qui me fit un drôle d’effet. Elle était
accompagnée d’un humain et je me demandais s’il connaissait sa
nature.
Tandis que nous approchions de l’esplanade, la pleine lune apparut
dans le ciel, énorme et boursouflée. Roth s’empara de ma main.
— Quoi ? Tu as encore peur ? plaisantai-je.
— Très drôle. En fait, je nous rends invisibles.
— Quoi ?
Je baissai les yeux sur mon corps, m’attendant à voir à travers mes
jambes.
— Je ne me sens pas invisible.
— Et ça fait quoi, d’être invisible, Layla ? me demanda-t-il d’une
voix amusée.
Je lui tirai la langue et j’eus droit à son petit sourire en coin.
— Le National Mall a fermé ses grilles il y a environ une demi-
heure, et on n’a pas besoin qu’un ranger vienne se mêler de nos
affaires.
Il marquait un point.
— On est invisibles, là ?
Il me sourit, puis m’entraîna devant deux jeunes hommes qui
déambulaient dans la rue. Sous la lumière des lampadaires, l’extrémité
de leurs cigarettes rougeoyait quand ils tiraient dessus. Nous
avançâmes droit sur eux, si près que je pouvais voir le piercing
minuscule que l’un d’eux portait dans le nez. Ils ne bronchèrent pas
quand Roth leur fit un doigt d’honneur. Pas la moindre réaction. À
leurs yeux, il n’y avait personne.
Il me fallut quelques pas pour retrouver ma voix.
— C’est trop cool.
— Oui.
Nous traversâmes l’avenue et les toits des musées de grès se
dressèrent dans la nuit étoilée.
— Tu le fais souvent, le coup de l’invisibilité ?
— Tu ne le ferais pas à ma place ?
— Sûrement que si, avouai-je, m’efforçant de faire abstraction de la
chaleur de sa main dans la mienne.
Mon estomac se noua quand l’obélisque de Washington entra dans
mon champ de vision. Sans savoir ce qui nous attendait, j’imaginais des
tas de pièges à la Indiana Jones se dressant devant nous.
Quand nous entrâmes dans le Lincoln Memorial, la lune était
cachée derrière de gros nuages et le miroir d’eau s’étendait devant
nous, vaste et obscur, immobile comme toujours. Des arbres bordaient
le bassin et l’odeur humide et terreuse du Potomac me chatouillait les
narines.
J’attendis qu’un ranger en train de faire sa ronde se soit éloigné
pour parler.
— Maintenant, on fait quoi ?
— On attend que la lune se montre de nouveau.
Une minute et dix mille ans plus tard, les nuages s’écartèrent,
révélant progressivement le clair de lune argenté. Je déglutis, les yeux
sur l’eau, espérant que nous étions au bon endroit.
Dans la lumière pâle de la pleine lune, le reflet de l’obélisque
commença à apparaître au milieu du bassin, plus loin que l’endroit où
nous étions devant le Lincoln Memorial. Les piliers apparurent au fur
et à mesure que le reflet progressait, jusqu’à ce que sa pointe atteigne
la bordure devant nous.
Je retins mon souffle.
Rien ne se produisit. Pas d’ouverture soudainement révélée. Pas de
trompettes résonnant dans la nuit. Pas d’Indiana Jones surgissant de
nulle part. Absolument rien.
Je regardai Roth.
— OK. On peut dire que c’est décevant.
Il fronça les sourcils, balayant le bassin des yeux.
— Quelque chose doit nous échapper.
— Peut-être que Sam s’est trompé, ou alors le devin s’est fichu de
nous.
Mon désappointement était à la hauteur de mes espérances.
— Parce qu’il n’y a rien de… Attends.
Je m’avançai d’un pas, sans lâcher la main de Roth, et m’accroupis
au bord du bassin.
— Je rêve ou est-ce que l’eau dans le reflet n’est pas légèrement
plus brillante ?
— Brillante ?
— Oui.
C’était à peine perceptible, mais on aurait dit que quelqu’un avait
déversé des paillettes dans l’eau.
— Tu ne le vois pas ? demandai-je en me tournant vers lui.
Il étrécit les yeux.
— Si, mais c’est peut-être juste le miroitement de l’eau.
Je trempai ma main libre dans le bassin et la retirai aussitôt.
— Enfer et damnation.
— Quoi ?
Roth s’accroupit aussitôt, les yeux luisants dans l’obscurité.
— Quoi ?
C’était trop difficile à expliquer avec des mots. L’eau… n’en était
pas. J’y avais plongé entièrement mes doigts et ils étaient restés secs.
— Mets-y les doigts.
À voir son expression, il était sur le point de balancer un truc
obscène, mais il s’en abstint sagement, et introduisit sa main dans
l’eau.
Il éclata de rire.
— Par tous les saints, ce n’est pas…
— … de l’eau !
Abasourdie, je secouai la tête.
— Tu crois que le miroir d’eau n’est qu’une illusion ?
— Impossible. Il y a des imbéciles qui plongent dedans tous les
jours. Ce doit être une sorte de sortilège qui réagit à nous.
Il déplaça sa main dans l’eau factice, couvrant une zone d’environ
deux mètres avant de trouver sans doute l’eau réelle, car une ride
traversa le bassin.
— C’est juste ici.
Son regard se porta au centre du bassin, puis remonta.
— Sur toute la longueur du reflet.
J’espérais que c’était vrai, parce que le bassin atteignait presque six
mètres de profondeur et je n’avais aucune envie de me noyer.
— Tu es prête à tenter le coup ?
Pas vraiment, mais je hochai la tête et me relevai. Roth passa le
premier, testant la théorie de l’eau qui n’en était pas. Sa botte, puis la
jambe de son jean disparurent dans la matière sombre sans que je
puisse observer de mouvement à la surface.
Il sourit.
— Je sens une marche. Et je ne suis pas mouillé.
Il continua d’avancer jusqu’à ce que l’obscurité avale sa cuisse et
que nos bras joints soient tendus au maximum.
— C’est bon. Je ne sais pas ce que c’est, mais c’est comme s’il n’y
avait rien.
Respirant un grand coup, je le suivis. L’eau n’imprégna pas mes
baskets ni le tissu de mon jean et je le rejoignis progressivement.
— C’est vraiment trop bizarre.
— J’ai vu des choses plus étranges.
Une partie de moi désirait des explications plus concrètes à ce
phénomène, mais ça n’aurait servi qu’à repousser le moment où je
devrais plonger sous cette eau qui n’en était pas. Quand je ne vis plus
mes épaules, je frissonnai. J’avais l’impression d’avancer dans un épais
brouillard dont je sentais la texture sans pouvoir le saisir. Je levai les
yeux vers Roth, qui me gratifia d’un sourire encourageant.
Machinalement, je retins ma respiration et m’enfonçai.
Je ne sentais pas la pression de l’eau. Mes cheveux restaient secs,
une masse de frisottis sur mes épaules et dans mon dos. Je pouvais
respirer par le nez sans avaler d’eau. Une odeur humide et terreuse me
chatouillait la gorge.
— Ouvre les yeux, Layla, souffla la voix de Roth à mon oreille.
J’ouvris un œil et en restai bouche bée.
— Merde alors.
Avec un gloussement, il me lâcha la main.
— Très élégamment dit.
Nous étions à l’intérieur du bassin, du moins je le supposais, mais
on aurait dit que nous avions pénétré dans un autre monde.
Nous étions dans une galerie éclairée par des torches accrochées
aux parois à intervalles réguliers qui projetaient des ombres dansantes
sur le sol humide. Le toit au-dessus de nos têtes n’était pas réellement
solide, c’était le fond de la mystérieuse matière que nous avions
traversée.
— On dirait que nous sommes sur la bonne voie, dis-je, essuyant
mes mains moites sur mon jean. Ou alors, on s’est noyés et c’est une
hallucination.
Roth lâcha un rire aussi sombre que le souterrain devant nous.
— Allez viens. Finissons le boulot.
Nous avançâmes dans le tunnel, l’écho de nos pas résonnant contre
les murs de pierres. Roth fredonnait à mi-voix la chanson que j’avais
fini par lui associer. Au bout d’un temps infini, nous arrivâmes à un
embranchement où la galerie se séparait en deux.
— C’est là qu’on aurait eu besoin d’une carte, plaisanta Roth tout
en obliquant vers la droite, avant de rebrousser chemin au bout de
quelques mètres. Cette ouverture est condamnée, j’ose donc espérer
que ce n’est pas le chemin qu’il faut prendre.
Par la force des choses, on choisit le tunnel de gauche. Tremblante
dans l’air froid et humide, j’enroulai mes bras autour de mon corps. On
parcourut encore la longueur d’un pâté de maisons avant que la galerie
s’incurve sur la droite. Devant nous se dressait une vieille porte en bois.
Avec ses larges vantaux et ses gonds de métal, elle semblait sortir tout
droit des temps médiévaux.
— Je te parie qu’un Templier va débarquer par cette porte d’une
seconde à l’autre, dis-je.
Les lèvres de Roth formèrent son petit sourire en coin.
— Voilà qui serait divertissant.
— Tu crois ? Et il nous demandera de choisir…
Une bourrasque traversa soudain le tunnel, soulevant mes cheveux,
et les flammes des torches vacillèrent follement. Tous les poils de mon
corps se hérissèrent et je pivotai sur moi-même.
— Roth…
Une sorte de cliquetis évoquant une troupe de danseurs de
claquettes sous acide se rapprochait. Je reculai d’un pas, le cœur en
berne.
Le cliquetis s’amplifia, couvrant les battements de mon cœur
malmené.
— Des Avortons, dit Roth en serrant les poings.
— Qu’est-ce que c’est encore que ce truc ?
— Tu as vu Princess Bride ?
— Euh, oui.
— Tu te souviens des rats géants qu’elle rencontre dans la forêt ?
— Oh, mon Dieu.
— Tu l’as dit, alors tâche d’ouvrir cette porte très vite.
Pivotant sur moi-même, je bondis vers la porte en lâchant un juron.
Elle ne possédait pas de serrure, mais une barre d’acier maintenait les
battants fermés. L’empoignant à deux mains, je tentai de la soulever,
mais en dépit de la force que l’ADN des démons et des Gardiens me
conférait, elle ne bougea pas d’un centimètre.
— Euh, Roth, ce n’est pas…
Les mots moururent sur mes lèvres alors que le cliquetis devenait
cacophonie. Faisant volte-face, je découvris une masse grouillante
cavalant à toute berzingue dans le tunnel. Un cri s’étrangla dans ma
gorge et Roth poussa un juron. Hauts d’environ un mètre, les Avortons
ressemblaient à des rats qui marchaient debout. Leurs longs museaux
béants regorgeaient de dents acérées et leurs petits yeux rouges
luisaient dans l’obscurité. Ils tendaient vers nous des pattes munies de
longues griffes et leurs queues épaisses fouettaient le sol.
— Bonté divine, murmurai-je en reculant.
— Ça va devenir très moche, dit Roth, soulignant l’évidence.
Un Avorton bondit dans les airs, se jetant tout droit sur Roth, qui se
déporta sur la droite, et le petit monstre poilu heurta le mur. Il roula
sur le sol, agitant les membres pour tenter de se relever.
OK. Visiblement, ces créatures ne brillaient pas par leur
intelligence, mais surtout, pourquoi nous attaquaient-elles ? Elles
venaient de l’enfer, et l’enfer ne désirait-il pas que nous trouvions La
Petite Clé ? Et même si elles étaient envoyées par le démon qui tirait les
ficelles, pourquoi nous stopper à ce stade ? S’il ne connaissait pas le
rituel, l’information se trouvait dans le traité. Cela n’avait aucun sens,
mais je n’avais pas la possibilité de mettre sur pause pour poser des
questions.
Roth envoya valser un Avorton qui s’écrasa contre le mur le plus
proche dans un bruit d’os brisés. Un autre atterrit sur le dos. Roth le
ramassa et le renvoya comme une boule de bowling sur un groupe de
ses congénères. Mais ils arrivaient par dizaines, cherchant à mordre les
jambes et les bras de Roth tandis qu’il tournait sur lui-même pour les
frapper de toute part. L’un d’eux lacéra le tissu de son jean.
Il était impossible de tous les repousser dans cette impasse
condamnée par la porte la plus lourde au monde. Nous étions pris au
piège.
C’est alors que mes yeux se posèrent sur les torches. Abandonnant
la porte, je courus jusqu’au mur et me haussai sur la pointe des pieds
pour m’emparer de la base poisseuse d’un flambeau. Un Avorton plus
petit que les autres s’accrocha à mon jean. Poussant un cri d’horreur, je
secouai la jambe jusqu’à ce que la bestiole s’en détache et roule sur le
sol.
Elle se releva d’un bond et revint à l’attaque, sifflant comme un
cobra. Utilisant la torche comme une épée que je fis tournoyer, je
grimaçai quand les flammes léchèrent sa fourrure. C’était comme
approcher une allumette d’une flaque d’essence. L’Avorton s’embrasa et
une odeur âcre s’éleva rapidement dans l’air.
Couinant comme un cochon que l’on égorge, il détala et se mit à
courir en rond jusqu’à ce qu’il percute un mur et s’effondre en une
masse de cendres rougeâtres.
Roth intercepta l’Avorton qui se jetait à sa gorge et s’en servit
comme d’une massue pour en frapper un autre qui bondissait sur lui.
Les Avortons grouillaient autour de lui, mordant et griffant ses
vêtements, et il en avait deux sur le dos.
Je me précipitai dans sa direction et reculai la torche tandis que j’en
saisissais un par la peau du cou. La créature se tortillait, refermant ses
mâchoires dans le vide. Je la rejetai sur le côté afin d’empoigner l’autre
avant qu’elle atteigne sa tête. Je la jetai par terre avec un frisson.
J’aurais désespérément besoin d’une solution antibactérienne et d’une
bonne thérapie si on en réchappait.
Avec un sourire reconnaissant, Roth me prit la torche des mains.
— Merci.
Il se baissa, balayant le sol devant lui. Les flammes engloutirent
l’Avorton le plus proche, qui se mit à hurler de douleur et bouscula l’un
de ses congénères. À partir de là, ce fut une réaction en chaîne. Les
créatures se ruaient les unes contre les autres, propageant le feu
comme un virus.
Roth gagna la porte.
— Prends ça et tiens-les à distance pendant que j’essaie de l’ouvrir.
— Compris.
Je le suivis jusqu’à la porte, gardant à l’œil la masse des créatures
hurlantes qui se consumaient comme de l’amadou. J’examinai
rapidement Roth pour évaluer ses blessures. Son tee-shirt blanc était
maculé de sang et mon estomac se noua.
— Tu es blessé.
— Ce n’est rien.
Il saisit la barre de fer, et les muscles de son dos se contractèrent
quand il la souleva.
— Occupe-toi de ces petits salopards.
Pivotant sur moi-même, je fis la grimace.
— Je crois qu’ils ne nous embêteront plus. Ils sont tous morts.
— Jusqu’à ce qu’il en arrive d’autres.
Il poussa un grognement en retirant la barre de ses appuis.
— Seigneur. C’est fait en quoi, ce truc ?
Je me hâtai de reculer pour lui faire de la place tandis qu’il laissait
retomber la barre par terre. Le choc se répercuta dans toute la galerie
et le sol se fendit. Quelques secondes plus tard, des cliquetis
résonnèrent de nouveau.
— Argh, marmonnai-je.
— Viens.
Saisissant ma main libre, il tira le battant. Une bouffée d’air glacial
s’abattit sur nous tandis que nous franchissions le seuil. Il me lâcha la
main et referma la porte une seconde avant que des corps la percutent
de l’autre côté.
— Mon Dieu, il en arrive encore.
La gorge nouée, je découvris une nouvelle galerie, au bout de
laquelle se trouvait une seconde porte. Nous partîmes en courant et je
ne pus m’empêcher de me retourner plusieurs fois, craignant que les
Avortons ne parviennent à abattre la première porte. Roth dut soulever
une autre énorme barre de fer qu’il laissa retomber sur le sol, et je
sursautai quand le bruit se propagea dans le tunnel. Il ouvrit
brutalement la porte et une nuée d’ombres s’en échappa. Non… Ce
n’étaient pas des ombres, mais des ailes battant furieusement l’air.
Roth se retourna et me saisit le bras. Surprise, je laissai échapper la
torche tandis qu’il me poussait dans un petit dégagement, plaquant
mon dos contre le mur avec son corps.
— Des chauves-souris, murmurai-je contre son torse, agrippée à ses
flancs.
Il hocha la tête.
— Et pas qu’un peu.
Elles poussaient des cris aigus, accompagnés du battement de leurs
ailes qui me faisait froid dans le dos. Leur déferlement dura ce qui me
parut une éternité, mais je finis par prendre conscience d’autre chose.
Le corps de Roth était si étroitement pressé contre le mien que nous
étions pratiquement emboîtés l’un dans l’autre.
Ses mains descendirent sur mes hanches et ses doigts se faufilèrent
sous mon sweat-shirt, où ses pouces dessinèrent lentement des cercles
sur ma peau tandis que les palpitations des ailes des chauves-souris se
communiquaient à mon cœur.
Roth poussa un grognement guttural.
— Oublie la Clé. Je crois qu’on va rester ici.
— Tu ne penses vraiment qu’à ça.
Son rire vibra dans tout mon corps.
— Tu n’as encore rien vu.
Je relevai la tête et sa bouche happa la mienne. L’ardeur de son
baiser me prit au dépourvu, mais je m’y fis très vite. Mes lèvres
s’entrouvrirent, accueillant le piercing sur sa langue. Mon gémissement
étranglé brisa le silence.
Ce qui signifiait…
Roth releva la tête, le souffle court. La galerie était maintenant
déserte. Quand il recula, j’intimai à mon cœur de se calmer et suivis
Roth hors de l’alcôve. Il me fallut plusieurs secondes pour pouvoir
parler.
— Où sont parties les chauves-souris ?
Roth leva le menton.
— Je crois qu’elles ont filé par la crevasse dans le plafond.
Ramassant la torche oubliée, il se dirigea vers la porte ouverte qui
donnait dans une petite salle circulaire faiblement éclairée. Dans le
fond, un passage voûté conduisait dans une autre galerie. Roth leva la
torche près du mur, éclairant les signes étranges qui y étaient gravés.
— Qu’est-ce que c’est ?
— L’ancienne écriture, répondit-il, suivant les lignes avec la torche.
— Du latin ?
Les murs en étaient couverts du sol au plafond et Roth poussa un
grognement moqueur.
— Non. Antérieure au latin. La Clé est forcément ici.
Il retourna au centre de la pièce, où il s’accroupit.
— Qu’est-ce que nous avons là ?
Je regardai par-dessus son épaule. Un carré d’environ un mètre de
diagonale était découpé dans le sol. Au centre, l’empreinte de deux
mains, à peu près de la même taille. Leur forme me rappelait les mains
des Gardiens : de longs doigts fins et de larges paumes.
Exactement comme celles de Roth sous sa forme véritable.
Il posa la torche sur le sol et leva la tête vers moi.
— Place ta main dans l’une des marques.
Je m’agenouillai à côté de lui et le regardai s’étirer pour placer sa
propre main dans la marque de gauche. Je songeai à ce qu’avait dit le
devin à propos d’un Gardien et d’un démon qui avaient œuvré
ensemble pour cacher la Clé. Je plaçai ma main dans l’autre empreinte,
beaucoup trop grande pour moi.
Un grondement sourd ébranla le sol et je fis mine de me relever,
mais Roth m’en empêcha.
— Ne bouge pas. Ce n’est pas fini.
De petits éclats de roche chutèrent sur le sol. Une fissure apparut
au plafond. Des filets de poussière s’en écoulèrent. Au contact des
flammes, les particules se transformaient en minuscules étincelles
tourbillonnant dans l’air. Mince, pourvu que la pièce ne s’effondre pas
sur nous.
Le carré se mit à trembler, puis s’éleva. Je retirai alors ma main et
Roth aussi. Ensemble, nous reculâmes d’un pas comme un cube
jaillissait du sol dans un grincement sonore.
— Bingo, dit Roth.
Au milieu du bloc de pierre, il y avait une alcôve, dans laquelle
reposait ce qui ne pouvait être que l’authentique Petite Clé de Salomon.
Roth souleva la torche et l’approcha du livre, dont la couverture
était exactement comme il l’avait décrite. On aurait dit du bœuf séché.
Un grimoire relié en peau humaine semblable à du vieux parchemin.
J’avais déjà envie de hurler.
Gravé sur la couverture, je reconnus le même symbole que sur la
copie que Roth possédait : un cercle entouré d’or avec une étoile au
milieu, légèrement décentrée sur la droite. De minuscules chiffres et
lettres étaient inscrits autour des pointes.
Roth me tendit la torche, que j’acceptai avec joie. Il n’était pas
question que je touche cette chose. Je le regardai introduire ses mains
dans l’alcôve et les placer délicatement de chaque côté du livre antique.
Ce serait vraiment nul si ce truc tombait en poussière, et je faillis rire à
cette idée, sauf que ce ne serait pas drôle du tout.
Roth recula, La Petite Clé entre ses mains, et la fissure dans le
plafond explosa soudain.
Des morceaux du toit furent projetés par terre. Roth bondit en
avant, me saisit par le bras et me tira loin d’une large section du
plafond, qui s’effondra à l’endroit même où je me tenais juste avant.
Un autre bloc s’affaissa, bloquant le passage par lequel nous étions
entrés. L’horreur me submergea, épaisse comme la poussière qui
emplissait maintenant la grotte.
— Roth !
M’attrapant par la main, il me fit contourner le cube et nous nous
ruâmes sous le passage voûté.
— Tu sais où ça mène ? hurlai-je.
Il éclata d’un rire sauvage.
— Non. Mais ça mène forcément quelque part.
C’était toujours mieux que de finir ensevelis. Nous déboulâmes
dans le tunnel au pas de course et toute la salle s’écroula derrière nous,
dans une sorte d’effet domino dû aux défauts de la structure. Ou peut-
être que c’était prévu ainsi, si La Petite Clé venait à bouger, pour
emprisonner le grimoire et quiconque l’aurait pris.
Le cœur battant, nous suivîmes la galerie dans une course effrénée,
prenant à droite quand nous tombâmes sur un embranchement. Un
panache de poussière et de cailloux nous poursuivait dans le dédale
des galeries, presque sur nous. Je trébuchai une fois et faillis m’étaler
tête la première, mais Roth me retint au dernier moment.
Nous nous engouffrâmes finalement sous un second passage voûté,
plus large, débouchant abruptement sur un dénivelé. Nous atterrîmes
brutalement en contrebas, chancelant sur des rails. Reprenant mon
équilibre, je me retournai juste au moment où la dernière section du
tunnel s’affaissait sur elle-même, bloquant définitivement le passage.
— Bah, de toute façon, on ne comptait pas rendre le livre, n’est-ce
pas ?
— Non.
Quittant les rails, Roth posa le grimoire sur une corniche en béton,
puis il m’attrapa par la taille et me hissa à côté.
— Et voilà.
Rampant à quatre pattes sur l’étroit rebord, je me mis debout et
compris que nous nous trouvions dans les souterrains du métro. Au
loin, une lumière clignotait.
— Mon Dieu, nous devons être à des kilomètres du Washington
Monument.
En une milliseconde, Roth était à côté de moi, La Petite Clé à la
main. Il semblait euphorique.
— On s’est quand même bien éclatés, non ? Il y avait de
l’adrénaline.
— On ne s’est pas éclatés du tout ! Des rats géants qui marchent
debout, des chauves-souris ! Et puis tout le truc qui…
Il se déplaça sans crier gare à la vitesse de l’éclair. La seconde
d’avant il était devant moi, celle d’après il m’empoignait la nuque.
— Toi, il te manque quelque chose, déclara-t-il.
Je le dévisageai, interdite.
— Ta bouche, ajouta-t-il.
— Ma bouche ?
— Ta bouche est en manque de mes baisers.
Je commençai à rire, mais ses lèvres trouvèrent les miennes comme
si elles étaient faites pour ça. Ma bouche s’entrouvrit sur un petit cri
surpris et il plongea sa langue à l’intérieur, me coupant le souffle. Ses
doigts s’enfoncèrent dans ma nuque pour me tenir plus fermement et le
temps parut ralentir tandis que ses lèvres épousaient les miennes,
buvant chacune de mes réactions comme s’il ne pouvait s’en rassasier.
Ce baiser réveillait en moi le souvenir de ce que nous avions fait chez
lui.
Mais la réalité nous rattrapa. Quand il finit par se détacher de ma
bouche, il appuya son front contre le mien. Ses beaux yeux étaient clos.
— Il faut sortir d’ici et regarder ce qu’il y a dans ce livre.
— Dommage, murmurai-je, mais je m’éloignai de lui et commençai
à marcher pour laisser mon cœur et mon corps retrouver un rythme
normal.
Nous avions des choses bien plus importantes à faire. Sans surprise,
Roth me rattrapa facilement.
— Je n’arrive toujours pas à croire qu’on ait mis la main sur ce
livre.
— Je n’en ai pas douté une seule seconde.
Il passa devant moi alors que le tunnel se rétrécissait et que nous
arrivions dans une station de métro.
— On forme une bonne équipe, tous les deux.
J’éprouvai de nouveau cette palpitation ridicule dans la poitrine.
Une équipe – comme si nous étions ensemble. Et, doux Jésus, la
midinette en moi ne se tenait plus de joie, ce qui était carrément
stupide, parce qu’un avenir ensemble ne promettait que des problèmes.
D’abord, parce que j’étais à moitié Gardienne et que mon espèce
n’existait que pour tuer la sienne, mais ce n’était pas tout. Roth ne
resterait pas pour toujours à la surface. Il n’était là que pour remplir
une mission.
Qui touchait à sa fin.
Une fois sortis du métro, je me rendis compte que nous étions dans
le quartier de la gare ferroviaire de Union Station. L’odeur de renfermé
du tunnel s’accrochait à nous et je respirai un grand bol d’air plus ou
moins frais en levant la tête vers les étoiles qui scintillaient derrière les
nuages.
Je regardai mieux.
Une étoile tombait sur nous.
Une boule de terreur prit naissance dans mon estomac, puis explosa
une seconde trop tard. Ce n’était pas une étoile qui fondait sur nous.
C’était un Gardien.
CHAPITRE 21

Le Gardien tomba du ciel et se ramassa avec grâce devant nous.


L’impact secoua les voitures garées à proximité, créa un nouveau
nid-de-poule sur la chaussée et provoqua la fuite des rares humains
encore dehors qui coururent se mettre à l’abri. Ses ailes déployées
faisaient deux mètres cinquante d’envergure ou davantage. Son torse
puissant couleur granit était couvert de cicatrices, mais son visage lisse
était agréable.
Nicolaï.
Ses yeux bleu électrique aux pupilles fendues comme celles des
chats se posèrent sur Roth. Il émit un grognement sourd qui résonna
dans ma poitrine.
— Démon.
— Félicitations, répondit sèchement Roth. Tu connais tes espèces.
Tu veux un biscuit ?
Les yeux du Gardien s’étrécirent et une voix que je n’avais jamais
entendue sortit de Nicolaï.
— Comment oses-tu t’adresser à moi, alandlik démon ?
Entendre ce mot d’estonien, la langue maternelle de Nicolaï, me
surprit. Et honnêtement, je me demandai pourquoi, à côté de tout le
reste. Mon cerveau assimilait lentement la situation, et une autre
silhouette se laissa tomber près de nous avant que je percute
totalement.
— Layla, dit le nouveau venu, qui s’éleva au-dessus du sol, ses ailes
battant l’air sans bruit, tel un ange incongru.
Il n’ajouta pas autre chose, mais il y avait tant de poids dans ce mot
qu’il savait forcément. Tout.
La peur me comprima le cœur, mais pas pour moi.
Nicolaï pivota vers Roth, dénudant ses crocs. L’espace d’une
seconde, une fraction de temps suspendu, mon regard croisa celui de
Roth, et ce que j’y vis me coupa la respiration. Il me dévisageait comme
s’il n’y croyait pas. Dans ses yeux se lisait un sentiment de trahison qui
me fendit le cœur.
— Non, chuchotai-je d’une voix rauque.
Roth se retourna à la dernière seconde, déviant l’attaque de Nicolaï
d’un seul mouvement de bras.
— Tu n’as pas envie de faire ça, dit-il dans un rictus, et ses pupilles
se dilatèrent tandis qu’il repoussait Nicolaï. Crois-moi.
— Tu ne sais pas à qui tu as affaire, gronda le Gardien.
Roth éclata d’un rire glacial.
— Aïe, désolé de t’annoncer ça, mais tu n’as rien de spécial.
Il n’y avait que lui pour faire le malin dans une situation aussi
désespérée.
Ils se ruèrent l’un sur l’autre. Je ne sais pas comment faisait Roth
pour ne pas lâcher La Petite Clé tout en affrontant Nicolaï. Le combat
fut violent. Les coups volèrent. Des griffes lacérèrent les vêtements et la
chair. Du sang – de la même couleur et texture – coulait chez les deux
combattants.
Je ne pouvais pas les laisser faire.
— Arrêtez ! S’il vous plaît !
Je me précipitai vers eux, mais Abbot, sorti de nulle part, me saisit
par-derrière. Il avait dû arriver quand je ne regardais pas.
— Vous devez vous arrêter. Il n’est pas…
— Un démon ? grinça la voix d’Abbot à mon oreille. As-tu donc
oublié quel sang coule dans tes veines ?
J’enfonçai mes doigts dans les bras d’Abbot, sans résultat. Sa peau
était aussi dure que la pierre. Je lui écrasai le pied et il poussa un
juron. Sa prise s’affaiblit et je me libérai, courant vers le champ de
bataille où le démon et le Gardien s’affrontaient.
Je n’allai pas bien loin.
Abbot me rattrapa en une seconde. M’empoignant par le bras, il
m’éloigna des combattants. Surprise par sa force, je perdis l’équilibre et
chutai brutalement sur le trottoir. La douleur fusa dans mes genoux et
je poussai un cri.
Roth pivota vers moi dans un rugissement. Ses yeux étincelaient de
cette lueur ambrée iridescente. Cette distraction le perdit. Un second
Gardien se laissa tomber près de lui et lui arracha La Petite Clé des
mains. Roth semblait s’en moquer. Chargeant droit devant lui, il fonça
sur Abbot, toujours sous sa forme humaine, plaquant au sol le chef de
clan dans un jaillissement d’ailes et de crocs.
Je me relevai en chancelant, et le cœur me manqua. Roth était
encerclé. Malgré toute sa puissance, il ne pourrait jamais repousser
tous les Gardiens à la fois. À moins de libérer Bambi ou le dragon, mais
je ne pourrais pas supporter non plus de voir souffrir ma famille.
L’air s’agita autour de moi et une vague de chaleur atteignit mon
dos. Sans avoir besoin de me retourner, je sus que Zayne venait
d’arriver.
— Emmène-la, ordonna Abbot sans quitter Roth des yeux une seule
seconde.
Roth se releva et recula, respirant bruyamment, entouré de trois
Gardiens. Du sang coulait de son nez et de sa bouche.
Va-t’en, articulai-je silencieusement alors que Zayne enroulait un
bras autour de ma taille, et je priai silencieusement pour qu’il
m’écoute. Derrière moi, Zayne contracta ses muscles avant de prendre
son envol. Juste avant que la nuit avale la scène en contrebas, je vis
Roth se dématérialiser.

*
Zayne ne m’avait pas adressé la parole. Pas un mot depuis que nous
avions atterri sur le balcon de ma chambre. Il ne dit rien non plus
quand il me laissa seule à l’intérieur et verrouilla la porte.
Glissant mes mains tremblantes sous mes aisselles, j’arpentai toute
la longueur de la pièce. Comment avaient-ils su où nous étions ? C’était
bien trop commode qu’ils soient arrivés tous en même temps, surtout
Abbot. Nous n’avions pas été suivis. Je les aurais sentis.
Merde, j’étais dans de sales draps.
Ma seule consolation était que Roth ait pu s’enfuir, mais j’avais vu
son regard. Il croyait que je l’avais trahi. Et ce n’était pas bien difficile
de tirer cette conclusion de ce qui s’était produit.
Fermant les yeux alors qu’une porte claquait quelque part dans la
maison, je savais pourtant que ce n’était pas pour lui que je devais
m’inquiéter dans l’immédiat. Je pourrais leur expliquer que Roth était
venu à mon secours – pour nous aider. Je pourrais les convaincre.
Mais moi ? Mon Dieu, ça ne se présentait pas bien du tout. Je leur
avais menti. J’avais protégé un démon. Leur colère serait sans limites.
Et Zayne… Ma poitrine se serrait quand je pensais à lui, à sa tension
tout le temps qu’il m’avait transportée et déposée ici, à la rigidité
inhabituelle de sa posture quand il avait quitté ma chambre.
Je m’assis sur le lit, la tête entre les mains. Je n’avais jamais voulu
le blesser ou le décevoir. Même quand il connaîtrait toute l’histoire, je
savais que ça ne changerait pas grand-chose. Je n’avais jamais eu de
secrets pour lui jusqu’ici.
Mais lui, en avait-il eu pour moi ?
Mon cœur me faisait mal à l’idée qu’il savait depuis le début qui
était ma mère et ce que ça signifiait. Tant de mensonges se dressaient
entre nous que la vérité était ensevelie dans un réseau de fils
inextricables.
Quand on frappa à ma porte, mon cœur fit un bond. Je me levai,
les jambes flageolantes, pour aller ouvrir. Nicolaï attendait dans le
couloir sous sa forme humaine, la mâchoire assombrie d’une
ecchymose. Son œil gauche était tuméfié et faisait peine à voir.
— Nicolaï…
Il leva une main.
— Il n’y a rien que tu puisses dire maintenant pour ta défense,
petite.
Je fus réduite au silence, accablée par la honte, même si je n’avais
pas comploté contre eux. C’était autre chose qui se jouait là.
Il me fit entrer dans le bureau d’Abbot sans prononcer un mot, et je
me rendis compte que je détestais sa façon de me regarder, comme si
j’étais une étrangère. Pire encore, une ennemie dont il fallait se défier.
Abbot fit son apparition quelques instants plus tard, et il n’était pas
seul. Zayne l’accompagnait, et l’expression de son visage pâle et
dévasté m’apprit qu’Abbot lui avait fait part de ses soupçons.
Zayne ne m’accorda pas un regard. Pas un seul après qu’Abbot eut
claqué la porte et traversé la pièce pour se planter devant moi. Zayne
ne cilla même pas quand je sursautai. Il était debout derrière le bureau,
le regard fixé sur le mur derrière moi.
De tout ce qui était arrivé cette nuit, c’était peut-être ce qu’il y avait
de pire.
— Tout ce que je peux dire, c’est que tu as beaucoup de chance que
nous ayons pu récupérer La Petite Clé de Salomon.
Abbot me dominait de toute sa hauteur, et sa seule présence était
suffocante. Il était amoché aussi. Pas autant que Nicolaï, mais son
arcade était contusionnée.
— Dans le cas contraire, rien n’aurait pu empêcher l’intervention
des Alphas.
Mes doigts tremblaient toujours quand je ramenai mes cheveux
derrière mes oreilles.
— Tu ne comprends pas.
— Ça, tu as raison. Je ne peux pas imaginer ce qui t’est passé par la
tête pour aider un démon à voler La Petite Clé de Salomon.
— Il est venu à mon secours. Il n’est pas comme…
— Ne finis pas cette phrase.
La fureur déformait sa voix.
— Parce que si tu dis qu’il n’est pas comme les autres démons, je
vais perdre patience.
— Mais c’est la vérité. Tu ne comprends pas. Laisse-moi
t’expliquer…
Abbot marcha sur moi, empoignant les bras du fauteuil dans lequel
j’étais assise. Je me tassai sur moi-même face à la colère qui déformait
ses traits. Par-dessus son épaule, je vis Nicolaï et Zayne faire un pas en
avant, et je ne savais pas s’ils venaient à mon secours ou pour aider
Abbot à en finir avec moi.
— Je suis tellement déçu, ça me rend malade, siffla-t-il. Comment
as-tu pu, Layla ? Ce n’est pas comme ça que je t’ai élevée. Je t’ai traitée
comme si tu étais de mon propre sang, et voilà comment tu me
remercies ?
Je tressaillis.
— S’il te plaît, laisse-moi t’expliquer, Abbot. Ce n’est pas ce que tu
crois.
Je regardai Zayne, qui détourna les yeux.
— Je t’en prie.
Abbot me dévisagea pendant plusieurs secondes, puis se redressa,
les bras croisés. Je pris son silence comme une acceptation résignée.
— Je n’ai pas aidé un démon à comploter contre vous. Je suis à
moitié démone moi-même, n’est-ce pas ? Pourtant, je ne suis pas
comme les autres démons.
— C’est ce que je croyais jusqu’à maintenant, répliqua-t-il d’un ton
glacial.
Je hoquetai. Il avait touché un point sensible.
— Il est venu à mon secours le jour où je suis tombée sur le
Rapporteur.
Prenant une profonde inspiration, je lui racontai presque tout, à
l’exception des détails trop personnels qui auraient fait sauter les
Gardiens au plafond.
— Il a été envoyé par l’enfer pour empêcher un démon de
rappeler…
— De rappeler les Lilin ? Est-ce qu’il t’a dit ce que tu étais ?
L’importance du rituel contenu dans La Petite Clé ? Est-ce qu’il t’a dit
pour quelle raison ce grimoire a été caché il y a bien longtemps ? Pour
s’assurer que personne ne pourrait jamais ramener les Lilin sur cette
terre ?
— Oui. Il m’a tout dit. Nous devions trouver le grimoire pour savoir
en quoi consistait le rituel. Il ne comptait pas l’utiliser pour ramener les
Lilin.
— Et tu l’as cru ?
Abbott s’accroupit devant moi et plongea ses yeux dans les miens.
— Pourquoi ferais-tu confiance à un démon, Layla ?
Un nœud se forma dans ma gorge.
— Parce qu’il ne m’a jamais menti, et qu’il est venu à mon
secours…
— Est-ce lui le démon qui a tué Petr ?
Le silence était si épais qu’on aurait entendu une mouche voler.
— Oui.
— Petr s’en est-il réellement pris à toi ou n’était-ce qu’un
mensonge ?
Je suffoquai sous le coup de l’indignation.
— Oui ! Petr m’a attaquée. Pourquoi aurais-je menti là-dessus ?
Les yeux d’Abbot étincelèrent d’une lueur bleu électrique.
— Tu ne profères que des mensonges depuis que tu as rencontré ce
démon ! Pourquoi devrais-je croire que tu as dit la vérité ?
Je ne sais pas ce qui me fit basculer, peut-être le mélange de la
peur et de la frustration de ne pas pouvoir prononcer une phrase
entière, mais je perdis tout contrôle. Je bondis sur mes pieds si
brusquement qu’Abbot se releva et recula – il recula devant moi. Je
sentais la colère crépiter sur ma peau comme de l’électricité statique.
— Tu as beau jeu de me reprocher mes mensonges alors que tu me
mens toi-même depuis le début !
Les narines d’Abbot frémirent.
— Eh bien quoi ? Tu ne trouves rien à répondre ?
J’avançai d’un pas, galvanisée par la rage. Ma fureur était si
profonde, comme une seconde âme à l’intérieur de moi.
— Tu savais depuis le début qui était ma mère et ce qui pouvait
arriver ! Tu as proféré tout autant de mensonges que moi !
Je balayai la pièce d’un regard sombre, et la douleur fut
insupportable quand mes yeux se posèrent sur Zayne.
— Tous autant que vous êtes, vous m’avez menti !
— C’était pour te protéger, dit Nicolaï.
— Comment espériez-vous me protéger en me gardant dans
l’ignorance ? Il y a des démons qui me cherchent ! Et pas celui que
vous avez attaqué ce soir ! Sans lui, les Lilin déferleraient sans doute
sur le monde à l’heure qu’il est, et je serais sûrement morte !
— J’ai jugé préférable de te cacher la vérité plutôt que de te révéler
la souillure de ton sang, dit Abbot.
Je tressaillis.
— La souillure de mon sang ?
— Tu es la fille de Lilith.
— Je suis aussi une Gardienne !
La colère étincela dans les yeux d’Abbot.
— Un Gardien ne collabore pas avec les démons !
— Père, gronda Zayne.
J’étais trop aveuglée par la colère pour prendre conscience que
Zayne avait finalement ouvert la bouche.
— Manifestement, un Gardien a fait bien plus que collaborer avec
un démon ! J’en suis la preuve.
— Est-ce que tu as couché avec ce démon ? demanda brusquement
Abbot.
Cette question me prit tellement au dépourvu que le plus gros de
ma colère se dissipa.
— Quoi ?
— Es-tu toujours vierge ?
Waouh. L’embarras qui envahit la pièce était égal à la tension qui y
régnait déjà.
— Et qu’est-ce que ça a à voir dans cette affaire ?
— Réponds ! rugit Abbot.
Je blêmis, puis sentis mon visage s’enflammer.
— Je n’ai jamais couché avec lui ni avec personne. Seigneur !
Les épaules d’Abbot s’affaissèrent de soulagement, ravivant mes
soupçons.
— Pourquoi ? En quoi est-ce tellement important ?
Le corps de Zayne était tendu.
— Oui, j’aimerais aussi le savoir.
Son père poussa un grognement excédé.
— Pour quelle autre raison un démon de son âge tournerait-il
autour d’elle ? Son innocence, en l’occurrence la perte de son
innocence, fait partie de l’incantation.
— Quoi ?
Ma voix était montée dans les ultrasons.
— Je dois rester vierge toute ma vie ?
Soudain, les pièces du puzzle se mirent en place.
— Tu sais ce que contient le rituel ?
Les trois mâles dans la pièce évitaient maintenant soigneusement
de me regarder quand Abbot me répondit.
— Oui. Nous devions le connaître pour éviter qu’il soit accompli.
Et comment comptaient-ils s’y prendre s’ils n’avaient même pas jugé
bon de m’en informer ?
— En quoi consiste-t-il ?
Abbot haussa un sourcil.
— Ton démon ne te l’a pas dit ?
L’irritation flamba dans mes veines.
— Mon démon ne savait pas ce que contenait l’incantation. C’est
pour ça que nous cherchions le livre, pour savoir comment l’empêcher.
Et j’étais bien certaine que si Roth avait su pour cette partie-là, il ne
se serait pas privé de la mentionner.
Après un silence, Abbot répondit.
— L’incantation nécessite le sang mort de Lilith, et la perte de ton
innocence. Et pas seulement de ta… Eh bien, nous avons établi que tu
ne l’avais pas perdue, mais ton innocence est aussi liée à tes pouvoirs
démoniaques. Et sa perte est totale si tu as pris une âme.
Ma bouche s’assécha.
— Une âme ?
Abbot hocha la tête.
— En dehors des implications morales, voilà pourquoi il est si
important que tu restes pure.
Je ne savais pas vraiment s’il parlait de l’acte sexuel ou de celui de
prendre une âme. Je me laissai retomber dans le fauteuil, sonnée. Oh,
mon Dieu, j’avais pris une âme, ce qui signifiait que trois des quatre
éléments du rituel étaient déjà rassemblés.
— Je crois que nous avons besoin du temps de la réflexion, dit
Zayne, les yeux braqués sur son père. Layla n’aurait jamais rien fait de
tout ça sans ce démon. C’est une Gardienne, mais elle est jeune et…
— Influençable ? le coupa Abbot, les poings serrés. Pas au point de
laisser un démon se servir d’elle. Elle n’est pas sans reproche, dans
cette histoire.
— Elle n’est pas totalement fautive non plus, fit valoir Zayne, et
même si j’avais envie de rétorquer que je n’étais pas influençable, je
demeurai silencieuse. Elle n’a jamais…
Zayne ne me regardait pas, mais je le vis déglutir.
— Elle n’a jamais rencontré…
Je saisis alors ce qu’il essayait de dire.
— Je n’ai jamais rencontré personne qui s’intéresse à moi ?
Zayne ne répondit pas, mais je savais que j’avais mis dans le mille
et ma poitrine se serra douloureusement. Merde, c’était insultant et
involontairement blessant.
— Quand bien même, elle sait ce qu’elle doit faire, reprit Abbot
avec un grognement de dégoût. Tu aurais dû nous en parler depuis le
début.
Je relevai la tête.
— Et toi, tu aurais dû me dire la vérité.
Là, nous étions dans une impasse. Nous avions menti tous les deux.
Nous aurions dû tous les deux parler à l’autre. Ça faisait beaucoup de
choses sur lesquelles nous ne pouvions pas revenir. Le silence s’étira et
je ne savais plus quoi dire. J’avais tout raconté à Abbot, ou presque, et
il ne me croyait pas. Moi qui pensais pouvoir le convaincre, je m’étais
mis le doigt dans l’œil.
— Comment as-tu su ? lui demandai-je à voix basse.
Il inclina la tête sur le côté.
— J’ai su que tu mijotais quelque chose à l’instant où tu es revenue
à la maison dans ces vêtements trop grands pour toi. Je ne savais pas
quoi, mais je savais que ce n’était qu’une question de temps avant que
ce qui s’est passé se produise, répondit-il. C’est pour ça que je t’ai
laissée aller chez Stacey ce soir.
Enfer et damnation. Je savais bien qu’il avait cédé trop facilement.
— Si tu connaissais mes intentions, pourquoi m’as-tu laissée faire ?
— Laissée faire ?
Le rire d’Abbot était dur.
— Nous avons le grimoire, et il est maintenant en sécurité. Nous
voulions aussi ce démon, mais nous finirons par le trouver.
Je lançai un coup d’œil à Zayne.
Stoïque au fond de la pièce, il avait peut-être essayé de prendre ma
défense, mais il ne me regardait toujours pas.
— Quel est son nom, Layla ? me questionna Abbot.
Je me retournai vers lui, déglutissant avec difficulté.
— Pourquoi ? Tu ne me crois pas. Tu penses qu’il veut…
— C’est un démon ! Il s’est servi de toi, Layla, comme tous les
démons. Tu ne comprends pas ? Seule l’association d’un démon et d’un
Gardien permettait de récupérer La Petite Clé. Il avait besoin d’un
Gardien, et tu étais trop heureuse de lui rendre ce service.
Le grand corps d’Abbot trembla quand il reprit sa respiration.
— Tu avais suffisamment de sang de Gardienne dans les veines
pour que ça fonctionne.
— Je le sais. Mais il…
— Tu ne peux pas être aussi naïve, Layla. Comment sais-tu qu’il
n’agissait pas contre nous ? Que ce n’était pas lui le démon qui essayait
de trouver la Clé ? Il voulait sans doute connaître l’incantation et il s’est
servi de toi pour l’obtenir.
J’aurais voulu revenir en arrière, parce que dès l’instant où ces
paroles furent prononcées, le mal était fait. Et que je n’aie jamais vu
l’autre démon n’arrangeait rien. L’unique fois où j’avais brièvement
aperçu un autre Démon Supérieur, c’était le jour où j’attendais Morris.
— Il s’est servi de toi. Et ce n’était qu’une question de temps avant
qu’il te manipule pour que tu prennes une âme et que tu perdes ton
innocence.
— Qu’est-ce que tu en sais ? m’écriai-je.
Je fermai les yeux.
— Il a eu…
Je secouai la tête. Roth avait eu de multiples occasions de prendre
ma virginité. Ne serait-ce que juste avant de partir chercher la Clé. Je
m’étais sentie tellement extatique que je lui aurais probablement donné
le feu vert pour aller jusqu’au bout.
— Il a eu quoi ? me pressa Abbot.
— Rien.
Je carrai les épaules. La connaissance du nom d’un démon conférait
un pouvoir sur lui. Avec des bougies noires et de mauvaises intentions,
on pouvait invoquer un démon par son nom. Pas question de prendre
ce risque.
— Je ne vous dirai pas son nom.
Comme prévu, cette décision mit le feu aux poudres.
Il y eut des éclats de voix. Abbot avait l’air de vouloir m’étrangler.
Mais je tins bon. Je ne trahirais pas Roth, même si ça me donnait l’air
de trahir les Gardiens.
— Peu importe, dis-je avec lassitude.
Il était 4 heures du matin et je ne voyais pas d’issue à la situation.
— Ce qui compte, c’est le démon qui veut rappeler les Lilin.
Qu’allons-nous faire à son sujet ?
— Nous ? répéta Abbot avec mépris. Il n’y a pas de « nous » dans
cette affaire. Et ce n’est pas un problème. Nous sommes en possession
de La Petite Clé, et si tu es trop naïve pour croire que c’était bien avec
ce démon-là que tu te trouvais, ce n’est pas notre cas.
Je le dévisageai avec sidération.
— Mais je vous dis que ce n’est pas lui. Bon Dieu ! Pourquoi
personne ne m’écoute ? Ce n’est pas lui, et le coupable sait peut-être
déjà ce que contient l’incantation.
Abbot secoua la tête en plissant les yeux.
— Tu me diras son nom. Peut-être pas ce soir, mais tu me le diras.
Me saisissant par les poignets, il me tira violemment du fauteuil.
Zayne se précipita vers nous.
— Père, tu lui fais mal.
C’était la vérité. Les yeux d’Abbot descendirent sur ses mains. Il
fronça les sourcils, puis me lâcha avant de reculer, prenant une
profonde inspiration.
— Il va sans dire que tu es privée de sortie.
Je faillis éclater de rire, sans trop savoir pourquoi. Heureusement,
je m’en abstins, parce que je doutais qu’Abbot soit sensible à ce genre
d’humour.
— À vie, ajouta-t-il.
Oh.
Zayne me prit par le bras, beaucoup plus doucement. J’aurais des
bleus sur les poignets plus tard.
— Emmène-la dans sa chambre, ordonna Abbot, avec un dernier
regard furibond à mon adresse. Et prie pour que je ne change pas
d’avis et décide de faire usage des cellules qu’on a en ville.
Je frissonnai. En dépit de la colère d’Abbot, j’espérais que ce
n’étaient que des paroles en l’air.
Remise aux mains de Zayne, je me laissai guider hors du bureau.
Une fois dans le couloir, j’osai lever sur lui un regard furtif. Ça ne se
présentait pas bien.
— Il m’enfermerait vraiment dans l’une de ces cellules ?
Il ne répondit pas jusqu’à ce que nous ayons atteint le milieu de
l’escalier recouvert d’un tapis bordeaux.
— Je ne sais pas.
Pas très rassurant. Je ralentis le pas. J’étais fatiguée, mais je n’étais
pas pressée d’être confinée dans ma chambre jusqu’à mes quatre-vingt-
dix ans.
— Zayne…
— Je sais ce que tu penses, dit-il, un muscle palpitant sur sa
mâchoire. Que j’étais au courant pour ce foutu truc de Lilith. Ce n’est
pas le cas. Si j’avais su, je t’en aurais informée dès que tu aurais été en
âge de comprendre ce que ça signifiait.
Je trébuchai, en partie à cause du soulagement. Mais une vague de
culpabilité m’avait aussi déséquilibrée, comme une balle en plein cœur.
À cet instant, je croyais Zayne : il me l’aurait dit s’il avait été au
courant. Il m’aurait fait confiance et m’aurait fait passer avant son
père.
Je ne l’avais pas fait passer avant Roth.
Zayne s’arrêta devant ma porte, ferma les yeux quelques secondes,
puis se tourna vers moi.
— Quelque part, je peux comprendre que tu n’aies rien dit à mon
père, mais tu aurais dû m’en parler. J’aurais…
— Tu aurais quoi ? lui demandai-je doucement. Tu m’aurais crue
ou tu l’aurais répété à Abbot ?
Son regard pâle trouva le mien.
— Je n’en sais rien. J’imagine qu’on ne le saura jamais.
Je pinçai les lèvres alors que les regrets me submergeaient,
menaçant de m’étouffer. Par le passé, Zayne ne m’avait jamais
vraiment laissée tomber. Oui, il était parfois intervenu contre mon gré,
et puis il y avait l’histoire avec Danika, mais il n’avait jamais rien fait
pour que je me méfie de lui.
Serrant les paupières pour refouler mes larmes, je poussai un soupir
tremblant.
— J’ai tout gâché, Zayne. J’ai tout fichu en l’air avec toi. Je suis
désolée.
— Oui, souffla-t-il d’une voix rauque. Tu peux le dire.
CHAPITRE 22

Le dimanche, tous mes repas me furent servis dans ma chambre.


Zayne se chargea de récupérer mon sac chez Stacey. Mon téléphone fut
confisqué, mais j’avais eu le temps d’effacer le numéro de Roth. On
m’enleva aussi mon ordinateur et ma télé. Je crus que Nicolaï allait
même emporter mes livres, mais il eut sans doute pitié de moi car il me
les laissa.
Je tentai de lui parler, mais il refusait de m’écouter.
Hormis sa brève présence, mes seules autres visites furent celles de
Danika, qui vint m’apporter mes repas sans m’adresser la parole. Lui
avaient-ils interdit de me parler ? Abbot fit une apparition pour tenter
de nouveau de m’extorquer le nom du démon, et quand je refusai de
répondre, il claqua la porte si violemment que les vitres de ma
chambre tremblèrent.
Je ne revis pas Zayne avant le lundi matin. Il frappa une fois pour
s’annoncer, il était le seul à faire ça.
— Prépare-toi pour aller au lycée, me dit-il, les yeux fixés sur le
plancher.
Je le dévisageai, soufflée.
— Abbot m’autorise à y aller ?
— Je crois qu’il se renseigne pour des cours à domicile, mais il
pense pour l’instant que t’envoyer à l’école est une punition suffisante.
Dieu merci, je ne leur avais pas dit que Roth y était aussi.
Je me dépêchai de quitter mon lit, me douchai et m’habillai en un
temps record. L’espoir pointait son nez, mais je tâchai de ne pas
montrer mon excitation. Zayne ne prononça pas un mot durant tout le
trajet, sauf pour m’assener le coup de grâce :
— Ne songe même pas à sécher tes cours. Abbot vérifiera ton
emploi du temps toute la journée.
Il repartit sur les chapeaux de roues sans me laisser le temps de
répondre. Avec un soupir, je tournai les talons et pénétrai dans
l’établissement, où je trouvai Stacey à côté de mon casier.
— Bon. Tu vas tout me raconter. Et d’abord, pourquoi c’est Zayne
qui est venu chercher ton sac, et pourquoi tu ne m’as pas appelée hier.
— Je me suis fait prendre, lui annonçai-je en sortant mon livre de
bio. Et je suis privée de sortie à vie.
— Quoi ? Comment c’est arrivé ?
— Un Gardien nous a vus, répondis-je en refermant mon casier. Tu
imagines la suite.
Je détestais mentir une fois de plus après tout ce qui avait merdé ce
week-end.
— C’est trop injuste. Tu ne fais jamais rien de mal, et la première
fois que ça t’arrive, tu te fais prendre.
Elle secoua la tête.
— Dieu a une dent contre toi.
— À qui le dis-tu.
Crochetant son bras sous le mien, elle fit la grimace.
— Bon, maintenant, les bonnes nouvelles. As-tu au moins pu
profiter de Roth ?
— Un peu, mais… il ne s’est rien passé. On s’est fait surprendre très
vite.
Je changeai rapidement de sujet, trop nerveuse pour parler de Roth
alors que je devais le voir dans quelques minutes.
Sauf qu’une fois que je fus installée en bio et que la deuxième
sonnerie retentit, Roth n’était nulle part en vue. L’anxiété m’envahit
comme une seconde peau, grandissant quand l’heure du déjeuner
arriva et qu’il n’avait toujours pas donné signe de vie.
— J’espère qu’Abbot ne l’a pas zigouillé avant de cacher son
cadavre, lança Stacey. Parce que ces Gardiens en sont bien capables, tu
sais.
Ces mots achevèrent de me couper l’appétit.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Sam, remontant ses lunettes.
Tandis que Stacey se lançait dans un rapide résumé du week-end
où je m’étais fait prendre la main dans le sac, je ne cessais de jeter des
regards en direction de la double porte de la cafétéria. Les mains
moites et l’estomac noué, j’attendais.
J’attendais Roth, qui n’arriva jamais.

*
La semaine passa, sans nouvelles de Roth ni changement chez moi,
et je ne savais plus ce que je devais croire. Les propres paroles de Roth
me hantaient. « Je suis un démon, il m’arrive de mentir. »
Se pouvait-il qu’il m’ait trompée depuis le début, qu’il se soit servi
de moi pour retrouver la Clé dans l’intention de rappeler les Lilin ?
Était-ce la raison de son absence et de son silence ?
Non – impossible. Roth ne m’avait pas manipulée. Je ne pouvais
pas croire que tout ça n’ait été qu’un stratagème. Ou peut-être que je
ne voulais pas y croire. C’était trop douloureux pour que je puisse
l’envisager. Mais dans les moments les plus sombres, ces questions me
tourmentaient.
J’avais parfois l’impression de sentir cette odeur musquée qui
n’appartenait qu’à lui. Dans les couloirs entre les cours, ou dans la rue
quand je me dirigeais vers l’endroit où Zayne était garé. Je regardais
alors autour de moi, mais je ne le vis jamais. Je ne l’entendis pas non
plus fredonner Paradise City.
Les choses ne s’étaient pas arrangées entre Zayne et moi. Hormis
quand je lui posais une question pour l’obliger à me répondre, il ne
semblait pas disposé à me parler. J’étais toujours consignée dans ma
chambre, et les rares fois où j’en sortais, il était avec Danika ou les
autres Gardiens.
Mes fringales d’âme se manifestaient plus fortement la nuit.
Certainement amplifiées par l’angoisse et le stress, mais ma porte était
toujours verrouillée. Ainsi que mon balcon. Et mes fenêtres avaient été
condamnées de l’extérieur, comme s’ils craignaient que je ne me jette
dans le vide. Sans accès à du jus d’orange ou à un aliment sucré, mes
nuits étaient très difficiles.
Étrangement, ce besoin de céder à mon côté démoniaque n’était
pas un problème quand Roth était là. La pulsion existait toujours, mais
restait faible et facilement gérable. Comme si sa présence m’aidait à la
contrôler. Ou c’était peut-être autre chose. Je ne savais vraiment pas.
Après une nuit particulièrement éreintante où je m’étais retrouvée à
faire les cent pas jusqu’à l’épuisement, Zayne rompit le silence entre
nous en me conduisant au lycée le lendemain matin.
— Tu as mauvaise mine.
Je haussai les épaules, tirant sur un fil de mon jean.
— La nuit a été longue.
Il ne répondit pas immédiatement, mais je sentis son regard sur
moi quand il s’arrêta devant la longue façade de briques du lycée.
— Ça t’arrive souvent ?
Comme je ne répondais pas, il prit une profonde inspiration.
— C’est dur, Layla ?
— Ce n’est rien.
J’ouvris la portière et descendis de la voiture, plissant les yeux dans
la lumière matinale du soleil de novembre.
— À plus tard.
J’étais apparemment en veine ce matin, puisque je tombai
directement sur Eva et ses cheveux parfaitement coiffés. Et comme je
n’avais même pas pris la peine de laver les miens et que son âme était
plus sombre que jamais, avec davantage de lignes rouges que roses,
elle était la dernière personne que j’avais besoin de côtoyer.
— Dégage de là, tarée.
J’avais l’impression que mes pieds étaient ancrés dans le sol. Je ne
voyais que son âme et sa noirceur. Ma gorge et mon estomac
commençaient à me piquer, comme une remontée acide.
Eva regarda autour d’elle, puis claqua des doigts sous mon nez.
— Sérieusement ? Tu as une raison de rester plantée là ?
L’appel, sombre et puissant, enflait en moi. Je me détournai en
comptant mes respirations jusqu’à ce que le pire soit passé, puis je
m’éloignai lentement. Je me traînai toute la journée, qui semblait ne
jamais vouloir se finir. Huitième jour sans Roth.
Plus tard dans la nuit, quand la pulsion me réveilla, je me retournai
dans mon lit, refusant d’ouvrir les yeux. Je veux que ça s’arrête. Je veux
que ça s’arrête, s’il vous plaît. Mes entrailles faisaient des nœuds. Le feu
gagnait ma peau, puis je fus parcourue d’un frisson glacé.
J’ouvris les yeux et les refermai, ravalant mes larmes. Sauter par la
fenêtre me semblait de jour en jour une meilleure option.
Me redressant dans mon lit, je balayai ma chambre des yeux.
J’enregistrai une forme étrange sur mon bureau et je regardai mieux.
Je fronçai les sourcils, incapable d’identifier de quoi il s’agissait.
Rejetant la couette, je me levai et m’approchai du bureau d’un pas
chancelant.
Dès que je reconnus ce que c’était, je plaquai une main sur ma
bouche. Un pichet de jus d’orange, disposé à côté d’un verre, et un
rouleau entier de pâte à cookies au sucre.
Zayne était venu dans ma chambre pendant que je dormais. Il n’y
avait pas d’autre explication. Je ne pus retenir les larmes qui se mirent
à couler sur mes joues, inondant le col de mon tee-shirt. Je ne sais pas
pourquoi je pleurais si fort, mais de longs sanglots me secouèrent.
Peut-être à cause de ce petit geste de Zayne qui signifiait qu’il ne me
haïssait pas totalement. Et il y avait sûrement autre chose. Je pleurais
aussi pour Abbot, le seul père que j’aie jamais connu. Il devait regretter
de m’avoir ramenée chez lui toutes ces années plus tôt. Et je pleurais
aussi pour Roth, dont l’absence donnait du poids à ce qu’Abbot avait
dit. S’il y avait réellement eu un autre démon qui voulait rappeler les
Lilin, Roth ne serait-il pas là pour s’assurer que je ne finirais pas
pendue sur une croix inversée ?
Mais il n’était pas là.
Il était parti.

*
Le mardi, j’avais l’impression qu’un joueur de tambour sous acide
avait élu résidence sous mon crâne. Tout mon visage était ankylosé
d’avoir trop pleuré. C’est à peine si je pouvais suivre ce que me disait
Stacey en cours de bio. Par un petit miracle, elle n’avait pas encore
parlé de Roth.
Stacey était peut-être obsédée par les garçons, mais pas stupide, et
elle trouvait bizarre qu’il ait disparu juste après s’être fait prendre avec
moi. À coup sûr, elle ne pensait plus que son commentaire sur les
Gardiens qui avaient zigouillé Roth était toujours si amusant.
Incapable de me concentrer sur les graphiques projetés sur l’écran,
je dessinai un yéti dans la marge de mon cahier. Au milieu du cours, je
captai de nouveau cette odeur, l’odeur de Roth, à la fois musquée et
sucrée, qui me rappelait ses baisers.
Posant mon crayon, je regardai partout dans la classe. Roth n’y était
pas, mais je sentais toujours son odeur. Génial. Par-dessus le marché, je
devenais officiellement folle.
Mme Cleo introduisit un autre document dans le rétroprojecteur
avant de regagner son tabouret, et je passai le teste du cours à
contempler fixement le tableau.
Pendant l’interclasse, je filai aux toilettes. Sans trop savoir
pourquoi, je restai assise dans une cabine jusqu’à ce qu’il n’y ait plus
personne et que la deuxième sonnerie retentisse. Je ne pourrais pas
supporter un autre cours. Une fois certaine que tout le monde était
parti, j’ouvris la porte d’un coup de pied.
Posant mon sac par terre, j’empoignai le rebord du lavabo et
contemplai mon reflet aux yeux trop grands dans le miroir. Quelques
mèches d’un blond polaire encadraient mes joues bien trop pâles et je
trouvais que j’avais l’air un peu dérangée, plantée là comme une
débile.
J’ouvris le robinet, plongeant la main sous le jet d’eau froide. Je
m’aspergeai le visage, espérant apaiser le feu qui me dévorait de
l’intérieur, et ça me fit du bien.
Alors que j’attrapais une poignée de serviettes en papier brun très
rêches, j’entendis la porte s’entrouvrir. Quand je me retournai, il n’y
avait personne et la porte se refermait lentement. Avec un sentiment
de déjà-vu, je fronçai les sourcils et dirigeai mon regard vers les
cabines vides.
Un hoquet de surprise me coupa la respiration. Perché sur la porte
de la deuxième cabine, il y avait un corbeau – un très gros corbeau
noir. Son bec jaune devait faire la moitié de la taille de ma main.
Les procédures de sécurité de l’établissement, plutôt tranquille,
laissaient à désirer, mais j’avais du mal à imaginer qu’ils aient pu
laisser entrer un corbeau de cette taille… ni comment cet oiseau avait
ouvert la porte des toilettes.
Le corbeau poussa un croassement sonore, aussi perturbant que
fascinant, puis il prit son envol et déploya ses ailes noires, se dirigeant
vers moi. J’écarquillai les yeux quand il s’arrêta devant moi une
seconde avant de… se dilater et de changer de forme.
Son ventre noir s’allongea et ses ailes devinrent des bras. Son bec
jaune se rétracta et des doigts remplacèrent ses serres tranchantes.
Roth ? Pleine d’espoir, je fis un pas en avant, prête à me jeter à son
cou.
Je m’immobilisai quand un homme apparut, vêtu d’un pantalon de
cuir et d’une chemise blanche flottante. Ses cheveux noirs mi-longs
étaient mêlés de plumes.
Je clignai lentement des yeux. Il ne ressemblait pas du tout à Roth.
L’homme sourit.
— Mon nom est Caym. Je commande à trente légions de démons et
je ne suis loyal qu’à l’enfer.
— Oh, merde, murmurai-je.
Mais que trouvaient donc les démons aux toilettes des filles ?
Les yeux opaques de Caym se fixèrent sur les miens.
— N’aie pas peur. Tes souffrances seront brèves.
Il tendit ensuite le bras vers moi. Instinctivement, je lançai mon
poing en avant, l’atteignant à la gorge. Le démon émit un son étranglé,
mais je n’attendis pas de voir si je l’avais vraiment amoché. Pour la
millionième fois de ma vie, je maudis mon incapacité à changer de
forme tandis que je me ruais vers la porte.
Il m’empoigna par les cheveux, qu’il enroula autour de son poignet
épais, et tira. Je m’apprêtais à crier de toutes mes forces afin d’attirer
l’attention, mais la main de Caym se referma sur mon cou, étranglant
le cri dans ma gorge.
— Ne lutte pas, me cajola-t-il en lâchant mes cheveux. Ce sera plus
facile.
Je plantai mes ongles dans la main qui me suffoquait alors que
Caym me soulevait du sol jusqu’à ce que mes pieds pendent dans le
vide. Je lui agrippai la main, m’efforçant de desserrer l’étau qui
m’empêchait de respirer. Plus d’air ! Impossible d’écarter ses doigts de
mon cou.
— Là, dit-il, portant sa main libre à mon front, et tous les signaux
passèrent au rouge. Détends-toi et…
Je lançai des coups de pied désespérés, touchant le démon à
l’estomac suffisamment fort pour le surprendre. Il me lâcha et je
tombai en arrière. Ma hanche percuta le bord du lavabo et le côté de
ma tête heurta la céramique. Une nouvelle vague de douleur fusa, me
privant du peu d’air restant dans mes poumons, et je m’effondrai
brutalement sur les carreaux souillés. Reprenant ma respiration, je me
soulevai sur un coude pour porter la main à ma tempe qui m’élançait, à
moitié sonnée. Mes doigts revinrent rougis.
Du sang ? Repoussant la douleur et la confusion, je rampai sous le
lavabo avant que Caym puisse me saisir de nouveau. Ce n’était pas la
cachette idéale, mais c’était tout ce que j’avais.
— Tu n’aurais pas dû faire ça, siffla-t-il en s’agenouillant pour me
saisir la jambe, que j’agitai désespérément. Maintenant, je suis énervé.
— Parce que tu ne l’étais pas quand tu as essayé de m’étrangler,
peut-être ?
Je me cramponnai de toutes mes forces à la colonne métallique. La
porte des toilettes s’ouvrit à la volée avant que Caym puisse répondre,
et je captai aussitôt une odeur familière. Sucrée et musquée. Mon cœur
bondit dans ma poitrine. L’espoir, et une autre émotion bien plus
puissante, monta en moi comme une marée.
Roth se tenait sur le seuil, ses yeux dorés passant lentement de moi
au démon.
— Caym, si je m’attendais à te trouver dans les toilettes des filles.
CHAPITRE 23

Je n’arrivais pas à croire que c’était lui.


— Aux grands maux les grands remèdes, répondit Caym avec un
étrange sourire tout en continuant de tirer sur ma jambe, me délogeant
encore de quelques centimètres.
Je lançai mon pied libre et le frappai au genou. Caym me lâcha,
recula en titubant et se redressa. La colère rayonnait de lui par vagues
brûlantes.
— Ta médecine n’a pas l’air très efficace, fit remarquer Roth,
haussant les sourcils.
Caym poussa un soupir.
— Tu sais ce que c’est, mon frère. Un de ces siècles où la chance ne
te sourit pas.
— Roth, dis-je d’une voix éraillée.
Il ne quitta pas des yeux l’autre démon, trop occupé par ses
bavardages. L’espoir qui m’avait animée se dégonfla comme une
baudruche.
— Je vois ça.
Il baissa les yeux et ses cils fournis balayèrent ses joues. Un petit
sourire étira ses lèvres, et quand il parla, ce fut d’un ton léger, mais
d’une voix grave et puissante.
— Tu sais que je ne peux pas te laisser la prendre.
— Quoi ? s’écria Caym. Tu connais la menace ! Il faut la supprimer
ou nous serons tous morts lorsque les Lilin reviendront. Tu ne peux pas
m’arrêter.
Roth haussa les épaules.
— C’est pourtant ce que je vais faire.
Caym fronça les sourcils et le dévisagea, puis il comprit. L’air
autour de lui scintilla, mais il était trop tard. Roth bondit sur lui à la
vitesse de l’éclair. En une seconde, ses mains encerclaient le cou de
l’autre démon, et il y imprima un mouvement de torsion.
Le craquement fut assourdissant, couvrant le hurlement de Caym.
Un nuage noir très dense explosa, qui me piqua les yeux. Et son
odeur était fétide – carrément insoutenable. Prise d’un haut-le-cœur, je
me couvris la bouche alors que les vapeurs expulsées du démon – ou
de ce qu’il en restait – firent voler en éclats la vitre du fond des
toilettes. Des bris de verre jonchèrent le sol, et puis l’alarme à incendie
fit entendre son ululement strident.
Les toilettes s’emplirent d’une fumée qui noircissait tout. Dans la
pénombre, je sentis des mains chaudes toucher mes joues. Je me rejetai
en arrière, incapable de voir autre chose que le feu dans ses yeux.
— N’aie pas peur. C’est moi, dit Roth, et ses mains descendirent sur
mes épaules. Est-ce que ça va ?
Je fus prise d’une quinte de toux.
— Je ne vois… plus rien.
Roth se pencha pour ramasser quelque chose sur le sol, puis glissa
un bras autour de ma taille.
— Tu saignes.
— Je me suis cogné la tête.
Il me remit debout.
— Contre le lavabo sous lequel tu t’étais cachée ?
— Oui, il faut dire que ça ne se passait pas très bien.
Je me laissai guider à travers l’épais brouillard jusque dans le
couloir. J’inspirai une grande bouffée d’air, mais des tourbillons de
fumée se déversèrent des toilettes. J’avais du mal à distinguer ce qui se
trouvait devant moi.
— Roth, où étais-tu passé ? J’étais tellement inquiète.
— Pas loin, répondit-il évasivement.
Une marée de lycéens évacuaient les salles de classe, à moitié
hystériques. Dans le chaos, je crois que j’entendis crier : « C’est une
bombe ! » Sentant Roth me lâcher, je tâtonnai autour de moi.
— Roth… ? Je ne vois rien.
— Je suis là.
Il me prit par la taille, me portant à moitié dans le couloir, et je me
laissai entraîner, sidérée par sa réapparition soudaine et encore sous le
choc de ma rencontre avec le démon. Le marteau dans ma tête
commençait à se calmer, mais les yeux me brûlaient toujours et je ne
voyais rien.
Il resserra sa prise.
— Tiens bon. On est presque dehors.
Un flot de lumière vive me tira une grimace quand la double porte
s’ouvrit. Des professeurs rassemblaient leurs élèves, leur ordonnant de
traverser la rue et de rester dans le parc. L’air glacé me chatouilla les
joues, apaisant un peu la brûlure, et Roth me fit asseoir dans l’herbe.
— Comment tu te sens ?
Tout autour de moi, j’entendais des élèves tousser, certains
appelaient leurs parents, d’autres pleuraient. Je m’en sortais finalement
mieux qu’eux.
— J’ai les yeux en feu. Comment est-ce que tu peux voir ?
— J’ai fermé les yeux.
— Bon sang, marmonnai-je en me frottant les paupières. Faut
croire que tu es plus malin que moi.
— Nan. Mais je m’y attendais et pas toi. Continue de cligner les
paupières, m’ordonna doucement Roth, écartant mes poignets qu’il
maintint ensemble dans l’une de ses mains. Ça devrait passer d’ici
quelques minutes si tu ne les frottes pas toutes les trois secondes.
Les larmes m’aveuglaient toujours.
— Roth…
— Je ne veux pas parler de ça maintenant.
Je ravalai la boule qui m’obstruait la gorge.
— Je ne t’ai pas trahi. Je te le jure. Je ne savais pas qu’ils seraient
là.
Un silence.
— Tu es en partie Gardienne. J’aurais dû m’y attendre.
Ma poitrine se serra.
— Je suis aussi en partie démone.
— Ah bon ? Cette partie de toi compte autant que l’autre,
maintenant ?
Je ne dis rien, parce que je n’avais pas la réponse.
— Tu leur as dit mon nom ? demanda-t-il d’une voix étonnamment
douce. J’aimerais au moins être prévenu avant d’être aspiré dans un
sortilège d’invocation.
— Non, je ne leur ai pas donné ton nom.
Je gardai la tête baissée pour me protéger de l’éblouissement du
soleil, et je pris une profonde inspiration, espérant me débarrasser de
la douleur.
— Si je l’avais fait, tu serais déjà au courant.
— C’est vrai.
Il changea de position et se plaça derrière moi. Il ne m’avait pas
lâché les poignets, comme s’il s’attendait à ce que je touche aussitôt
mes yeux.
— C’est dommage que tu rates tout ça. C’est la panique totale. La
police et les pompiers sont à l’intérieur.
Je regrettais aussi de ne rien voir.
— Est-ce qu’il y a des blessés ? Stacey et Sam étaient à l’intérieur.
Roth poussa un soupir.
— Tout le monde va bien. Je te le promets. Ce n’était que de la
fumée et personne n’en mourra. Et j’ai aussi ramassé ton sac dans les
toilettes. Il est juste à côté de toi.
Ma vision commençait à s’éclaircir. Je me retournai, et, au lieu
d’une masse indistincte, je vis les yeux couleur de miel de Roth sertis
dans ses cils noirs. Et je compris. Toutes ces fois où j’avais cru sentir
son odeur, ce n’était pas un effet de mon imagination.
— Tu étais là depuis le début.
Pas de réponse.
— Tu étais seulement invisible, ajoutai-je à voix basse. Mais tu étais
là.
Un étrange petit sourire retroussa ses lèvres, et je m’apprêtais à
insister, parce que je voulais – j’avais besoin – qu’il me le dise, mais il
me caressa la joue. À ce simple contact, un millier de délicieux frissons
prirent naissance dans mon ventre et gagnèrent tout mon corps. Nos
regards se rivèrent l’un à l’autre et j’avais tout à coup du mal à respirer
ou à me souvenir de quoi nous parlions.
Puis il détourna les yeux avec un soupir.
— Voilà la cavalerie, avec un siècle de retard.
Complètement absorbée par Roth, je n’avais pas senti la présence
d’un Gardien avant qu’il n’arrive sur nous.
— Lâche-la, gronda la voix de Zayne.
Je n’eus pas l’occasion de m’étonner que Zayne soit ici, parce que
les doigts de Roth me serrèrent plus fort.
— Sinon quoi ? Tu vas enfiler ta panoplie de pierre et m’obliger à te
botter les fesses sous ma forme de démon ? Où ça nous mènera ? Je
suis sûr que les Alphas n’apprécieraient pas un affrontement devant
une foule de jeunes humains impressionnables.
Zayne poussa un grognement sourd.
— Je suis prêt à prendre le risque.
— Je n’en doute pas.
Mais Roth me lâcha les poignets et des mains solides me saisirent
par les bras pour me mettre debout. Je poussai un cri de surprise et
aussi de douleur quand ses doigts s’enfoncèrent dans ma chair. Je
captai son odeur de menthe glacée juste avant que Zayne me retourne
dans ses bras.
Il avait l’air furieux et sa colère monta d’un cran quand il vit l’œuf
de pigeon qui enflait sur ma tempe.
À l’ombre des arbres, Roth nous observait, un petit sourire moqueur
aux lèvres, tandis que Zayne repoussait mes cheveux pour examiner
ma blessure.
— Sa tête ira très bien, dit Roth. Pour le bras que tu as failli lui
démettre, c’est une autre histoire.
Zayne relâcha son étreinte.
— Boucle-la.
Roth se releva d’un mouvement fluide.
— Je crois que ce ton ne me plaît pas.
— Moi, c’est ta tête qui ne me revient pas, répliqua Zayne.
— Ma tête… et mon bras vont très bien. Je vais bien.
Je me dégageai des bras de Zayne, en dépit du vertige qui me saisit.
— Mes yeux me brûlent encore un peu, mais maintenant j’y vois.
Zayne me prit par les épaules.
— Pourquoi tu n’y voyais plus ? Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
— Le soufre, répondit Roth, qui baissa le ton et se rapprocha.
Il ne craignait pas Zayne. Pas le moins du monde, et j’étais à la fois
très fière de lui et en colère.
— Il y avait un démon dans le lycée. Non, ce n’était pas moi. Il était
là pour la tuer, ce qui veut dire que tu devrais la surveiller mieux que
ça. Je n’aurais pas eu besoin d’intervenir.
Zayne avança d’un pas, les traits déformés par la fureur. Le petit
sourire de Roth s’agrandit alors qu’ils se faisaient face. Ils mesuraient à
peu près la même taille, mais Roth était un peu plus grand et Zayne
plus large d’épaules. Jetant un regard autour de nous, je m’aperçus que
plusieurs lycéens nous regardaient.
Le taux de testostérone qu’ils dégageaient frisait carrément le
ridicule, et je m’interposai entre eux.
— Contrairement à la croyance populaire, vous n’êtes pas des
ennemis.
Roth ricana.
— Et il n’est visiblement pas capable d’assurer ta sécurité.
Il y avait une bonne chance que Zayne lui rentre dedans.
— Je vais adorer t’arracher la gorge.
— C’est ça.
Roth recula d’un pas, tournant les yeux vers moi.
— Tu as intérêt à la protéger ou les spectres n’auront jamais
l’occasion de t’étriper. C’est clair ?
Je m’apprêtais à les informer que je n’avais pas besoin qu’on me
protège, mais Roth tourna les talons et se fondit dans la foule des
élèves. Je contemplai fixement l’endroit où il s’était tenu jusqu’à ce que
Zayne me prenne dans ses bras, me tirant un petit cri.
— Merde. Tu es sûre que tu vas bien ?
— Oui.
Je le repoussai pour respirer, mais il ne bougea pas d’un
centimètre, et je me fis une raison. Il ne pourrait pas me serrer contre
lui indéfiniment.
Quand il me relâcha, il ramassa mon sac et me prit par la main. Un
muscle palpitait sur sa mâchoire et il regardait droit devant lui.
— Je te ramène à la maison.
— Il ne m’a pas fait de mal, Zayne. Ce n’était pas lui.
Sans réponse de sa part, je lui pressai la main.
— Zayne…
— Ce n’est pas le problème, dit-il. Le vrai problème, c’est que cet
enfoiré a raison. Nous n’avons pas assuré ta sécurité. Et si c’est
vraiment lui qui s’en est chargé, il y a quelque chose qui ne tourne pas
rond.

*
Jasmine approcha un linge qui sentait l’antiseptique à quelques
centimètres de mon visage.
— Ça va piquer un peu.
Sûrement pas plus que mes yeux tout à l’heure. Même maintenant,
ils restaient sensibles tandis que je suivais les gestes tendus d’Abbot
dans la cuisine depuis la véranda où je me trouvais. Jasmine appliqua
le linge sur ma tempe, me tirant une grimace.
— Désolée, murmura-t-elle avec un sourire compatissant.
Je hochai la tête et ne bougeai plus tandis qu’elle nettoyait ma
plaie. Je m’en étais bien tirée, considérant que Caym voulait me tuer.
Zayne était debout près de moi, les bras croisés.
— Père, je vais dire quelque chose qui va à l’encontre de tout ce
que j’ai appris, mais nous devons prendre en considération ce que
Layla nous a dit. Ce démon…
— Je sais, le coupa sèchement Abbot.
Je m’efforçai en vain de dissimuler mon sourire et Jasmine me jeta
un regard d’avertissement qui gâcha ma satisfaction.
— Elle ne retournera pas au lycée ni où que ce soit sans un Gardien
pour l’accompagner jusqu’à ce que cette histoire soit réglée.
Abbot se planta devant moi, caressant sa barbe.
— Et n’essaie même pas de protester.
Sous son regard, je me recroquevillai.
— Mais qu’est-ce que tu vas dire au lycée ?
— Que tu as une mononucléose ou autre maladie des humains. Peu
importe. Tes cours te seront envoyés ici pendant ton absence.
Il se tourna vers Geoff.
— Des nouvelles du chef de la police ?
Geoff acquiesça.
— Personne ne sait ce qui est réellement arrivé au lycée. Le rapport
de police dira qu’il s’agissait d’une blague qui a mal tourné – une
bombe fumigène. Mais on a eu chaud aux fesses. Si le démon l’avait…
— Ou si mon ami n’était pas arrivé, l’interrompis-je, juste pour le
plaisir.
Abbot me fusilla du regard.
— Même si par le plus grand des hasards ce démon n’est pas celui
qui cherche à ramener les Lilin sur terre, il n’est pas et ne sera jamais
ton ami.
— Bref, reprit sèchement Geoff. Cette exposition aurait pu faire de
très gros dégâts.
Jasmine repoussa mes cheveux pour me tamponner la tempe tout
en jetant un coup d’œil vers la porte. Danika entra dans la pièce, la
petite Izzy dans les bras.
— Et Drake ? demanda Jasmine.
— Il dort toujours.
Danika remonta un peu Izzy contre son épaule.
— Celle-là ne veut dormir que si on la porte, et je ne veux rien
manquer de cette discussion.
Je dus prendre sur moi pour ne pas lever les yeux au ciel.
Elle vint se placer à côté de Zayne, et je ne pus m’empêcher de
penser qu’ils avaient déjà l’air d’une famille, surtout avec le bébé dans
les bras de Danika. Je regrettais presque de ne plus être aveuglée par la
fumée noire de démon.
— Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi nous n’arrivons pas à
capturer ces Démons Supérieurs, dit-elle, lissant les cheveux de la
petite fille.
— Les démons savent se cacher quand il le faut, grommela Abbot.
— C’est assez logique.
Zayne me regarda, puis détourna rapidement les yeux.
— La présence de tous ces Démons Supérieurs en ville, je veux dire.
Un démon qui a l’intention ramener les Lilin en draine forcément
beaucoup d’autres dans son sillage.
— Exact, mais c’est une erreur de leur part. Ils sont plus en sécurité
en bas, à l’abri des Gardiens.
Geoff s’installa dans un fauteuil, étirant ses longues jambes.
C’était bizarre pour moi de les entendre discuter aussi
sérieusement, mais je me lançai quand même.
— Ils ont l’intention de déclencher l’apocalypse.
Abbot marmonna dans sa barbe.
— Jeune fille, l’apocalypse…
— … n’est pas censée se produire maintenant, et Dieu seul sait
quand elle se produira. Je suis au courant. Mais voilà le truc. Le retour
des Lilin ne profitera à personne, n’est-ce pas ?
Tous les regards étaient à présent braqués sur moi, et je me sentais
exposée, assise sur ma chaise, avec Jasmine qui s’affairait au-dessus de
moi comme si j’étais invalide.
Esquivant sa main, je me levai et interposai entre nous mon fauteuil
d’osier.
— Quand les Lilin prennent leurs âmes, les humains se
transforment en spectres, qui ne vont ni au paradis ni en enfer. C’est
pour ça que l’enfer ne souhaite pas le retour des Lilin.
J’avais déjà tenté de leur expliquer ça, mais ils étaient tous
remontés contre moi et j’étais sûre que personne ne m’avait écoutée.
— Mais certains démons en ont assez de l’enfer. Ils veulent pouvoir
se rendre dans le monde d’en haut sans avoir besoin de suivre les
règles ni de s’inquiéter des Gardiens. Ils sont conscients que si les Lilin
reviennent, les Alphas devront intervenir et chasseront tous les
démons. Ils n’ont pas l’intention de se laisser faire sans combattre.
L’humanité va découvrir l’existence des démons. Il y aura une guerre,
ce qui a de grandes chances de précipiter l’apocalypse.
Personne ne dit plus rien pendant plusieurs minutes, puis Geoff
brisa le silence.
— C’est risqué, mais les démons n’ont jamais eu peur de jouer avec
le feu.
Danika rendit à Jasmine la petite fille endormie.
— Un peu comme les amoureux contrariés ? Si je ne peux pas avoir
la terre, personne d’autre ne l’aura.
Je faillis sourire à cette comparaison.
— Quand est-ce que l’incantation peut être complétée ? demanda
Zayne.
— Il n’y a pas de moment précis.
Abbot cueillit une fleur charnue sur une plante à côté de lui.
— C’est obligatoirement après les dix-sept ans de Layla. C’est en
tout cas ainsi que le texte a été traduit.
— Je ne peux pas rester cloîtrée toute ma vie. Je deviendrai folle.
— Tu n’as pas le choix, répliqua Abbot.
L’irritation crépita sur ma peau et je perdis mon sang-froid.
— Parce que maintenant tu me crois ?
— Je ne sais plus ce que je dois croire.
Il arracha une feuille morte, la broyant dans son poing.
— Tout ça, ce ne sont que des théories qu’aucune preuve ne vient
étayer.
Je levai les deux mains au ciel.
— C’est la vérité. C’est ce que je vous répète depuis le début.
— Il y a bien un autre moyen, dit Zayne, sans laisser le temps à son
père de déchaîner ses foudres sur moi. On trouve ce démon qui veut
ramener les Lilin et on l’expédie en enfer.
— Je suis pour.
Je croisai les bras pour ne pas frapper quelque chose.
— L’idée en soi est bonne, mais le seul problème, c’est qu’il y a des
hordes de démons à la surface.
Geoff se pinça l’arête du nez.
— On peut toujours les invoquer grâce aux sortilèges contenus dans
La Petite Clé, mais ça nous prendrait des années.
— Ce démon…
Zayne respira un grand coup.
— Ton ami ne sait pas qui il est ?
Je savais ce que ça lui coûtait d’appeler Roth mon ami, et
j’appréciais l’effort.
— Non. Il a tenté de se renseigner, mais il n’a pas pu obtenir
d’informations. Soit ce démon a de nombreux partisans, soit tout le
monde a peur de lui.
— Ce n’est pas rassurant, dit Danika.
Zayne haussa les sourcils en signe d’assentiment.
— Nous pourrions lui demander s’il a progressé dans ses…
— Hors de question ! tonna son père. Nous ne collaborerons pas
avec un démon.
— Père…
— Non, Zayne.
Abbot arpenta la pièce à grands pas jusqu’à la porte, puis s’arrêta.
— C’est une voie sur laquelle je refuse de m’engager pour quelque
raison que ce soit. L’histoire nous a montré que c’est la trahison
assurée.
Je pris alors conscience que les actions de Roth, ou de n’importe
quel démon, n’ébranleraient jamais les convictions d’Abbot. Elles
étaient trop profondément ancrées en lui, jusqu’au fanatisme aveugle.
Il aurait fallu un miracle pour le faire changer d’avis. La plupart des
Gardiens étaient ainsi, surtout les plus anciens.
Mon regard se posa sur Zayne, qui ne semblait pas disposé à lâcher
l’affaire.
— La vie de Layla est menacée. Ainsi que celles de milliers, voire de
millions d’humains.
— Tu crois que je ne le sais pas ?
Abbot traversa la pièce en un éclair, s’arrêtant devant son fils.
— Aux grands maux les grands remèdes ? On a déjà donné, et le
monde a failli disparaître. Ça n’a rien de nouveau. Et faire confiance à
un démon ne fera que précipiter cette destruction.
— N’y compte pas, approuva Geoff qui s’était levé, mains sur les
hanches. On ne peut pas faire confiance à un démon. La dernière fois
que c’est arrivé, on était aux premières loges et on a vu ce que ça a
donné.
— Exactement.
Abbot me lança un regard par-dessus son épaule, le visage
indéchiffrable.
— N’oublions pas qu’Elijah a eu la bêtise de faire confiance à un
démon un jour.
J’éclatai de rire.
— Quoi ? Elijah préférerait mourir que de faire confiance à un
démon.
Abbot se retourna pour me faire face.
— Il se méfie aujourd’hui, et il a de bonnes raisons pour ça. Il y a
un peu plus de dix-sept ans, il a commis l’erreur de faire confiance à
l’une d’entre eux – une démone qui prétendait préférer la mort à ce
qu’elle était. Seul Elijah connaît toute l’histoire, mais une chose est
certaine. Il a couché avec elle, et la démone a obtenu ce qu’elle
désirait.
J’ouvris la bouche, mais la refermai aussitôt. Un vent glacial
descendit le long de ma colonne vertébrale. J’étais prête à tout refuser
en bloc, mais aucun mot ne sortit.
— La démone à qui Elijah a donné sa confiance était Lilith,
poursuivit Abbot. Et parce qu’il s’est fié à elle, il a contribué à la
création de la seule chose capable de détruire le monde. Toi.
CHAPITRE 24

Jusqu’ici, je n’avais jamais été du genre à m’évanouir, mais je faillis


m’effondrer après cette petite bombe. Secouée et très perturbée, je me
rassis.
— Elijah est son père ? demanda Zayne d’une voix colorée par la
surprise. Tu te fiches de moi.
— Non, répondit Abbot avec un soupir las. Il ne savait pas que cette
démone était Lilith avant qu’on ait trouvé Layla à l’orphelinat plusieurs
années plus tard.
Je clignai lentement des yeux, mais la pièce autour de moi restait
floue.
— Il sait que je suis sa fille ?
— Oui.
— Mais il… me déteste.
Je me tassai sur moi-même dans les coussins fleuris.
— Il m’a toujours détestée.
À l’instant où ces mots franchirent mes lèvres, je compris enfin la
raison de cette haine.
— Mon Dieu, je dois lui rappeler…
— Son erreur de jugement ?
Abbot se rapprocha de moi, la voix radoucie.
— Il n’a jamais été capable de reconnaître en toi ce qui venait de
lui.
J’avais la tête qui tournait.
— Est-ce qu’il a essayé de me tuer quand vous m’avez trouvée ?
Abbot détourna les yeux et je compris.
— Il a essayé. Waouh. Je n’arrive même pas à…
Je scrutai le visage d’Abbot en quête d’une réponse.
— Tu l’as empêché de me tuer alors que tu savais qu’il était mon
père ?
Abbot ne répondait toujours pas et ce fut Geoff qui prit le relais.
— La cicatrice d’Elijah ne lui vient pas d’un combat contre un
démon. Abbot l’a arrêté ce soir-là et t’a ramenée chez nous. Il y avait
quand même du sang de Gardien qui coulait dans tes veines.
— Oh, mon Dieu…
Je secouai la tête.
— C’est…
C’était trop.
Tout le monde me regardait avec un mélange de surprise et de
pitié. C’était trop pour moi d’apprendre tout ça sans avoir un instant
pour encaisser en privé.
Je me levai et contournai Abbot en détournant le regard. Quelqu’un
prononça mon nom, mais je continuai sans me retourner jusqu’à ma
chambre. Assise sur mon lit, je regardai fixement un point sur le mur.
Rien d’autre ne m’importait plus en cet instant. Elijah était mon père…
Le Gardien qui me haïssait avec la force de mille soleils ; ce même
Gardien qui voulait ma mort. C’était probablement lui qui avait
ordonné à Petr de me tuer.
Oh, mon Dieu…
La nausée me monta à la gorge. Petr était mon demi-frère. Cet
enfoiré de fils de…
J’avais pris l’âme de mon propre frère.
Je me couchai sur le flanc et me roulai en boule, fermant les yeux
très fort pour contenir la brûlure qui n’avait rien à voir avec les
événements du lycée. Un tremblement débuta dans ma jambe, et
remonta dans tout mon corps jusqu’au bout de mes doigts.
Comment est-ce qu’on gérait ce genre de choses ? Je doutais fort
qu’il existe un moyen que je n’avais pas encore appris. Je ne savais pas
ce qui me rendait le plus malade : que mon propre père désire ma
mort, ou d’avoir pris l’âme de mon frère.

*
Au cours des jours qui suivirent, je ne parvenais toujours pas à
digérer ce qui m’avait été révélé. Cela me semblait impossible. La seule
chose que je pouvais faire, c’était de ne pas y penser, et ce n’était pas
facile. C’était comme essayer de ne pas respirer. Dans les moments les
plus inattendus, cette idée surgissait sans que je puisse m’en
débarrasser.
Mon propre père voulait ma mort.
Cette certitude éclipsait tout le reste et me laissait totalement
hébétée. Au fond de moi, je comprenais la haine d’Elijah à cause de ce
que je lui rappelais, mais j’étais quand même sa fille. Pendant toutes
ces années, je m’étais inventé une histoire à propos de mon père,
convaincue qu’il m’aimait en dépit de la part de démon en moi. Qu’un
événement tragique était survenu et que nous avions été séparés.
Mais ce rêve venait d’être brisé en mille morceaux.
Et tout ce qui s’était passé avec Petr me pesait. Qu’il ait été mon
demi-frère ne changeait rien à mon opinion sur ce monstre, mais
aurais-je agi de la même façon si j’avais connu nos liens de parenté ?
Je n’en étais pas certaine.
Zayne m’avait rapporté en douce mon ordinateur portable le
lendemain de ces révélations dans la verrière. J’étais toujours punie,
mais il avait eu pitié de moi. Après un rapide e-mail à Stacey pour lui
dire que j’étais malade et que je ne savais pas quand je reviendrais au
lycée, je perdis tout intérêt pour Internet.
Je voulais être forte, mais jamais de toute ma vie je n’avais autant
souhaité être quelqu’un d’autre.
Le vendredi, je fus prise d’un accès de folie. Debout devant cette
fichue maison de poupée, un sentiment de haine profonde me saisit.
J’agrippai le sol du premier étage et tirai de toutes mes forces pour
l’arracher au corps de la maison. Ce n’était pas encore assez. Je
ressentais des fourmillements dans la nuque et j’empoignai le toit, que
j’arrachai à son tour. Le tenant à la main, j’envisageai brièvement de
m’en servir comme d’une batte de base-ball pour défoncer les murs.
— Qu’est-ce que tu fais ?
Je poussai un cri et me retournai. Zayne se tenait à l’entrée de ma
chambre, les yeux arrondis. Il sortait de la douche et avait les cheveux
mouillés. Je m’empourprai.
— Euh… Rien du tout.
Je baissai les yeux sur le toit de la maison dans ma main.
— Enfin…
Le regard de Zayne se porta derrière moi.
— Si tu ne voulais plus de cette maison de poupée dans ta
chambre, j’aurais pu l’enlever.
Je reposai doucement le toit par terre.
— Je ne sais pas.
Il pencha la tête sur le côté et je soupirai.
— Je ne sais pas quoi faire, avouai-je.
Zayne me dévisagea pendant ce qui me parut une éternité.
— Bien.
— Bien ?
Je ne voyais pas ce qu’il y avait de bien à ce qu’il m’ait surprise en
train de me défouler sur ma maison de poupée.
— J’ai un truc à te proposer. Un truc avec de la crème glacée.
J’écarquillai les yeux.
— De la crème glacée ?
Un petit sourire étira ses lèvres.
— Oui, je me suis dit qu’on pourrait aller en ville prendre une
glace.
Un vent d’excitation me traversa comme une tempête d’été. J’avais
l’impression que c’était Noël. J’allais sortir de ma chambre et manger
une glace. Mais cette joie fut de courte durée.
— Abbot ne voudra jamais.
— Il est d’accord tant que tu restes avec moi.
— Tu crois que ce n’est pas dangereux ? lui demandai-je, n’osant
trop y croire. Et s’il arrive quelque chose ?
— Aucun démon ne s’en prendra à toi en ma présence.
La confiance de Zayne effaça mes inquiétudes. Il avait raison. Ce
serait suicidaire.
— Alors, je te propose une soirée glaces. Partante ?
Quand on parlait de glaces, j’étais toujours partante.

*
J’adorais me balader dans l’Impala de Zayne. J’adorais le bruit du
moteur, son apparence. Dans une mer de Mercedes et de BMW, rien de
tel pour sortir du lot qu’une Impala 1969 rouge cerise. Il m’avait laissée
la conduire une fois, le jour de mon seizième anniversaire. Mais j’étais
beaucoup trop distraite par toutes les âmes qui scintillaient autour de
moi et j’avais fini par emboutir une voiture de patrouille de la police.
Je n’avais plus jamais eu le droit de conduire après ça.
Nous nous arrêtâmes dans un supermarché pour acheter un paquet
de Twizzlers, et je fis la grimace quand Zayne les emporta dans la
boutique du glacier.
— Beurk, marmonnai-je.
Il me lança un regard innocent.
— Ne dis pas ça tant que tu n’as pas goûté.
— Ne compte pas sur moi pour tremper tes tresses de réglisse dans
de la glace au chocolat.
D’humeur taquine, Zayne me poussa pour me voler ma place dans
la queue. Je le poussai à mon tour, mais il ne bougea pas d’un
centimètre. Les âmes autour de nous offraient un éventail de couleurs
pastel, heureusement inintéressantes pour moi. Et pas de démons en
vue. Tout allait bien. Il commanda une coupe de glace au chocolat et
moi un banana split, comme à mon habitude.
Les températures clémentes pour un mois de novembre avaient
attiré les clients en masse. Zayne appelait ça l’été indien. Nous eûmes
de la chance de trouver une place dans un box. Ce glacier était l’un de
mes endroits préférés en ville, une petite boutique à l’ancienne coincée
entre les magasins modernes, dont j’adorais l’ambiance familiale. Le
carrelage en damier, les banquettes et les tables rouges, les photos
accrochées aux murs. Tout me plaisait. On se serait cru à la maison.
Je regardai Zayne tremper avec délice une tresse de réglisse à la
fraise dans sa glace. Il releva la tête avec un clin d’œil.
— Tu es sûre que tu ne veux toujours pas essayer ?
Je fis la grimace.
— Non merci.
Il me tendit la friandise dégoulinante de chocolat qui gouttait sur la
table.
— Si ça se trouve, tu vas adorer.
Mais je préférai engloutir une bouchée de ma banane. Haussant les
épaules, Zayne fourra la réglisse dans sa bouche avec un soupir d’aise.
Je l’observai.
— Tu crois que je vais être mise aux arrêts jusqu’à mes quatre-
vingts ans ?
— J’en ai bien peur, répondit-il. Père n’est pas près de changer
d’avis.
— C’est bien ce que je craignais.
Il me tapota la main avec un Twizzlers qu’il n’avait pas encore
trempé dans la glace.
— Je viendrai te libérer chaque fois que je pourrai.
— Merci, répondis-je avec un soupir forcé. Alors…, comment ça se
passe avec Danika ?
Il fronça les sourcils, concentré sur sa coupe comme si elle détenait
les secrets de la vie.
— Bien. C’est une… fille super.
— Elle est carrément canon, tu veux dire. Je tuerais pour avoir son
corps.
Je baissai les yeux sur mon banana split.
— Puisqu’on en parle, il y a combien de calories dans ce truc ?
Zayne me détailla longuement. Ses yeux semblaient plus brillants
qu’à l’accoutumée.
— Tu es… parfaite exactement comme tu es.
Je levai les yeux au ciel.
— Toi, tu as regardé Le Journal de Bridget Jones.
Il m’étudia encore quelques secondes, puis revint à son dessert. Il y
avait une rigidité nouvelle dans ses épaules, comme s’il portait soudain
un fardeau invisible. Comme une idiote, je continuai sur ma lancée.
— J’ai surpris une conversation entre Jasmine et Danika. Elle disait
que vous n’aviez pas encore parlé de votre… avenir.
On aurait dit que le poids s’accentuait encore sur les épaules de
Zayne.
— C’est vrai. On n’en a pas parlé.
J’agitai la cerise que je tenais à la main.
— Tu as toujours l’intention de jouer les rebelles ?
Zayne se passa une main sur la tête, les sourcils froncés.
— Je ne vois pas ça comme ça. Mais si je dois m’acc… me marier, je
veux que ce soit selon mes propres termes.
— Et qu’est-ce qu’en pense Abbot ?
Je lui offris ma cerise, qu’il accepta.
— Ou tu essaies de gagner du temps ?
Il haussa les épaules, examinant la queue de la cerise.
— J’ai évité le sujet.
— Mais tu n’as pas évité Danika, lui fis-je remarquer. Tu
l’apprécies. Alors où est le problème ?
— Ce n’est pas la question.
Il recula contre son dossier, pianotant des doigts sur la table tout en
contemplant fixement les bacs de glaces dans la vitrine.
— Elle est très cool, et je passe du bon temps avec elle, mais je n’ai
pas envie de parler d’elle maintenant.
— Oh.
Je savais vers quoi cela nous mènerait, et il me dévisagea d’un air
entendu.
— Je t’aurais bien demandé si tu tenais le coup, mais je crois que la
maison de poupée répond à cette question.
Je poussai un soupir.
— J’essaie de ne pas y penser, mais je n’y arrive pas. Je…
— Ça craint ?
Je lui souris.
— Oui, ça craint du boudin.
Jouant avec une rondelle de banane, je secouai la tête.
— Zayne, je…
— Quoi ? me pressa-t-il après quelques secondes.
Relevant la tête, je plongeai mes yeux dans les siens avant de me
dégonfler.
— Je n’ai pas été entièrement honnête avec toi.
— Tiens donc ? répondit-il ironiquement, et je rougis.
— Je suis désolée, Zayne. Pas de m’être fait prendre, mais parce
que je sais que je t’ai blessé, et j’ai eu tort. J’aurais dû te faire
confiance.
— Je sais.
Il posa une main sur la mienne, l’étreignant doucement.
— J’étais furieux, et une partie de moi l’est toujours, mais on ne
peut pas revenir dessus.
Espérant qu’il voudrait toujours respirer le même air que moi
quand il saurait ce que j’avais fait, je retirai ma main et baissai les yeux
sur ma glace, qui avait maintenant fondu. Je décidai d’aller droit au
but.
— J’ai pris l’âme de Petr.
Zayne se pencha en avant, les sourcils froncés comme s’il ne
comprenait pas bien ce que j’avais dit, puis recula contre son dossier.
Ses mains glissèrent de la table et il déglutit. Un silence assourdissant
éclata comme une bombe.
— Je sais que tu l’avais plus ou moins deviné quand je suis rentrée
à la maison et que j’ai été malade, repris-je en triturant ma petite
cuillère avec nervosité. Je me suis défendue. Il allait me tuer. Je ne
voulais pas faire ça. Bon Dieu, c’était la dernière chose que je voulais,
mais il ne me lâchait pas et je n’avais pas d’autre moyen. Ça lui a fait
un truc bizarre, Zayne. Il ne s’est pas transformé en spectre comme les
humains. Il a changé de forme, mais ses yeux étaient rouges. Je suis
tellement désolée. S’il te plaît, ne…
— Layla, me coupa-t-il doucement.
Il emprisonna ma main qui tenait la cuillère et dénoua délicatement
mes doigts du manche.
— Je sais que tu l’as fait pour te défendre et que ce n’était pas
volontaire.
— Mais quand je vois ta tête…, chuchotai-je.
Il m’offrit un sourire crispé.
— Ça m’a surpris. Comme tu l’as dit, je m’étais douté de quelque
chose, mais je pensais que tu avais juste goûté à son âme. Pas que tu
l’avais… prise entièrement.
La honte me déchirait de l’intérieur, comme si j’avais avalé un seau
de clous rouillés. C’était plus fort que moi, même si j’avais conscience
que je serais sans doute morte si je n’avais pas pris l’âme de Petr, ce qui
m’avait donné un répit avant l’arrivée de Roth.
— Je t’ai déçu, pas vrai ?
— Oh, Layla, ça n’a rien à voir avec la déception. Tu as défendu ta
vie, et j’aurais surtout voulu que tu n’aies pas besoin de le faire. Pas à
cause de ce que tu es.
Il baissa le ton.
— Mais parce que je sais à quel point ça te rend malade. Je déteste
te voir comme ça. Je déteste vraiment ça.
De ma main libre, je m’essuyai les yeux. Enfer et damnation, j’étais
en train de pleurer.
— Tu vois ? Tu t’en veux de ce que tu as fait. Et je déteste que tu
t’infliges ça à toi-même.
— Mais tu disais que je valais mieux que ça.
Il tressaillit.
— Bon Dieu, je regrette d’avoir dit ça. Et puis tu sais, cette image
que tu as de toi-même… c’est en partie notre faute.
Je fronçai les sourcils.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
Reculant sur la banquette, il leva les mains.
— Nous t’avons appris à haïr cette part de toi. Ce n’était peut-être
pas ce qu’il fallait faire. Je ne suis plus sûr de rien. Tout ce que je sais,
c’est que tu ne me déçois pas. Et que je ne te déteste pas. Je ne le
pourrai jamais. Même si tu es incapable d’apprécier le plaisir des
Twizzlers à la fraise trempés dans le chocolat.
Je laissai échapper un rire étranglé tout en refoulant les larmes qui
continuaient de couler.
— Très drôle.
Son sourire était un peu plus authentique.
— Tu es prête à partir ?
Je hochai la tête en reniflant. Nous vidâmes nos plateaux dans la
poubelle, et Zayne glissa un bras autour de mes épaules tandis que
nous nous dirigions vers sa voiture. Ça me faisait du bien de retrouver
cette complicité avec lui. Cela réchauffait le vide glacé dans ma
poitrine.
Zayne s’assura que j’étais bien attachée sur le siège passager avant
de contourner la voiture pour prendre le volant, et cela me fit sourire.
Alors que nous écoutions de la musique sur le chemin du retour,
j’éclatai de rire quand il essaya de chanter les paroles d’une chanson
populaire qui passait à la radio. Il était beaucoup de choses, mais
certainement pas un bon chanteur. Quand nous nous engageâmes sur
la route privée qui menait à la résidence, il se tourna vers moi. Une
étrange lueur brillait dans ses yeux – une lueur que j’y avais déjà vue
sans en saisir la signification avant… de rencontrer Roth. Quelque
chose se dilata dans ma poitrine tandis qu’il reportait son regard sur la
route.
— Bon Dieu ! s’exclama-t-il soudain en écrasant la pédale de frein.
Quelque chose atterrit sur le capot de l’Impala de Zayne, et le pare-
brise éclata.
Je crus d’abord que c’était un gorille géant échappé d’un zoo qui
avait surgi des arbres qui nous entouraient. Puis je reconnus les dents
pointues et sentis l’odeur infecte du soufre. Je me mis à hurler à pleins
poumons.
C’était un Infernal.
Un énorme Infernal hirsute et puant qui venait de bousiller la
précieuse Impala de Zayne. Un pelage sale et rêche recouvrait tout son
corps massif. C’étaient ses gigantesques cornes recourbées qui avaient
fait exploser le pare-brise. Mais je devais halluciner. Les Infernaux
n’avaient pas droit de cité dans le monde d’en haut pour d’évidentes
raisons.
Zayne me plaqua contre le dossier de mon siège alors que l’Infernal
tentait de s’introduire dans l’habitacle. Ses cornes butaient contre le
métal du toit et il semblait trop stupide pour se rendre compte qu’il lui
aurait suffi de baisser la tête pour passer dans le trou.
L’Infernal rugit. L’impression d’un T. rex qui poussait son cri sous
mon nez.
— Zayne ! hurlai-je comme les griffes épaisses de ses mains
cinglaient l’air à quelques centimètres de mon visage. Zayne !
— Layla, écoute-moi attentivement.
Il déboucla sa ceinture d’une main.
— Je veux que tu restes calme.
Les griffes de l’Infernal lacérèrent l’avant-bras de Zayne, et le sang
jaillit. Zayne ne sursauta même pas.
— Oh, mon Dieu, murmurai-je, les yeux rivés sur les filets de sang
qui coulaient de son bras sur mes genoux. Zayne, ton bras.
— Layla, tu vas courir quand je te le dirai. D’accord ? dit-il d’une
voix pressante.
Il appuya sur le bouton libérant ma ceinture.
— Quand je te le dirai, tu détales sans te retourner et tu n’essaies
pas de te battre. Tu ne peux pas lutter contre cette créature.
Je ne voulais pas le laisser seul avec cette bête sauvage. Les
Infernaux étaient des tueurs. Ils étaient capables de démembrer un
Gardien en se servant de leur force brute.
— Mais je peux t’aider à…
Un autre passage des griffes faillit m’atteindre. Zayne me tira vers
lui, appuyant ma joue sur sa cuisse.
— Reste baissée, m’ordonna-t-il. Et fais ce que je te dis. Tu connais
ces bois. Gagne la résidence et va chercher mon père. Ne t’arrête pas.
C’est comme ça que tu peux m’aider.
Le cœur battant, j’acquiesçai du mieux que je pus.
La main de Zayne me caressa la joue et les cheveux. Je fermai les
yeux tandis que l’Infernal poussait un autre rugissement. Puis Zayne
ouvrit sa portière et je basculai sur son siège. La voiture tangua quand
l’Infernal changea de position, repérant Zayne à l’extérieur.
Le monstre éclata d’un rire guttural.
Je savais que je n’aurais pas dû bouger, mais je me redressai quand
l’Infernal bondit du capot. Je pensais que Zayne hésiterait, me sachant
à proximité, mais il ne temporisa pas une seconde. Il changea de
forme.
Ses ailes jaillirent les premières, s’élevant haut dans le ciel derrière
lui, déployées de chaque côté de son corps. Je le voyais de profil, mais
c’était déjà impressionnant. Sa peau prit une teinte gris sombre et sa
mâchoire s’élargit tandis que son nez s’aplatissait. Deux cornes
poussèrent sur son front, assez semblables à celles de l’Infernal, mais
les siennes étaient noires comme la nuit, étrangement belles.
Recourbées vers l’arrière, elles lui donnaient un air farouche. Comme
pour me rappeler qu’il était toujours Zayne, le vent joua dans ses
cheveux blonds, les enroulant autour de ses cornes.
Je retins mon souffle, un son ténu qu’il n’aurait pas dû percevoir,
mais Zayne pivota légèrement vers moi. La souffrance passa sur ses
traits une seconde tandis que nos regards se croisaient. Du coin de
l’œil, je vis l’Infernal passer à l’attaque.
— Zayne ! hurlai-je, agrippant le tableau de bord.
Il lui fit face, interceptant la main massive avant qu’elle puisse
l’atteindre. Sans lâcher le monstre, Zayne se pencha en arrière et lui
assena un violent coup de pied dans l’estomac. L’Infernal fut projeté à
plusieurs mètres avec un grognement. Il se releva et se rua aussitôt sur
Zayne. Le choc fut suffisamment puissant pour ébranler le sol et la
voiture.
Ployant les jambes, Zayne prit son envol, emportant l’Infernal avec
lui. Depuis la cime des grands chênes, il décrivit un arc dans le ciel,
puis il piqua en direction du sol. Ils percutèrent la route avec assez de
brutalité pour la marquer sur plusieurs mètres. Zayne se releva,
enroulant un bras musclé autour du cou de la bête.
— Va-t’en ! me cria-t-il d’une voix déformée. Cours !
J’ouvris la portière et descendis en toute hâte, manquant perdre
l’équilibre. Pivotant sur moi-même, je regardai Zayne. Quelque chose
de sombre – du sang ? – coulait de son nez, et toute une partie de sa
joue était d’un gris plus foncé. L’Infernal se débattait dans l’étau de son
bras en claquant des mâchoires.
— Va-t’en, m’ordonna Zayne. Je t’en prie.
L’Infernal agrippa le bras de Zayne et la dernière vision que j’eus de
lui fut un vol plané dans les airs. Un cri bloqué dans ma gorge, je me
retournai et partis en courant. J’essayais de me dire que je ne
m’enfuyais pas, que j’allais chercher de l’aide, mais chacun de mes pas
était un coup de poignard. Et s’il était gravement blessé ? Et s’il
mourait ?
Repoussant ces pensées, je continuai de courir. La meilleure chose
que je pouvais faire était d’avertir le clan. Des branches me griffaient le
visage, s’accrochaient à mes vêtements. Plusieurs fois, je me pris les
pieds dans un rocher ou une racine, amortissant ma chute avec mes
mains avant de repartir. J’avais l’impression d’être dans un mauvais
film d’horreur, sauf que ce n’était pas un type avec un masque de
hockey qui me poursuivait. J’aurais encore préféré ça à l’Infernal, la
machette sanguinolente comprise.
Je poursuivis ma course, la gorge brûlante et les muscles tétanisés.
Une partie de moi se disait que j’aurais dû accepter d’aller courir avec
Zayne de temps en temps, parce que ma forme physique laissait
vraiment à désirer.
Un vent chaud se leva, soulevant les feuilles mortes qui
retombèrent sur le sol dans une pluie de rouges sombres et de bruns.
Un craquement retentit dans la nuit, suivi d’un deuxième, puis d’un
troisième.
Je sentis quelque chose fouetter l’air puis s’enrouler autour de mes
chevilles, me précipitant sur le sol. Je heurtai la terre sur mon coude.
Avec une grimace, je roulai sur le dos. D’épaisses racines
m’emprisonnaient les deux jambes, assez serrées pour me briser les os.
J’attrapai frénétiquement l’extrémité de la première et tentai de la
dénouer avec des mains tremblantes, mais elle me tira en avant et je
fus plaquée au sol. Je sentais les petits cailloux s’enfoncer dans mon
dos tandis que j’étais traînée sur le sol de la forêt. Agitant
désespérément les bras, je tentai de me retenir aux buissons
environnants. Quand je m’immobilisai enfin, l’odeur de soufre était
suffocante.
Une seconde plus tard, une silhouette me surplombait. Je ne vis pas
d’âme, le vide l’entourait, et je sus qu’il s’agissait d’un Démon
Supérieur. Ses cheveux noirs étaient hérissés sur sa tête dans une crête
aux pointes colorées de rouge sang. Il semblait avoir environ vingt-cinq
ans et portait un costume à fines rayures, totalement ridicule dans la
forêt, qui avait l’air de sortir tout droit d’un vieux film de gangsters. Il
avait même une cravate de soie rouge et une pochette assortie. Un bref
rire hystérique me secoua.
Et je me rendis compte que je l’avais déjà vu. Le jour où j’attendais
Morris – c’était lui le démon qui m’observait.
— Mon nom est Paimon, grand et puissant roi de l’enfer. Je
commande à deux cents légions, annonça-t-il avec un accent
typiquement sudiste.
Et de folles pensées me traversèrent l’esprit. Y avait-il un nord et un
sud en enfer ? Parce que ce type était définitivement du Sud. Il
s’inclina devant moi, parodie d’élégance.
— Et tu es Layla, fille du Gardien Elijah et de la démone Lilith.
Enfin, après tout ce temps, je suis honoré de faire ta connaissance.
Paimon… Je reconnus le portrait que j’avais vu dans La Petite Clé,
celui qui était monté sur un dromadaire ou un cheval. Il ne m’en fallut
pas plus pour conclure que j’étais en présence du démon qui voulait
ramener les Lilin sur terre.
— Merde.
Je me redressai, m’efforçant désespérément de libérer mes jambes.
Il leva une main et je me retrouvai sur le dos, contemplant le ciel
nocturne sans nuages.
— Ne rendons pas les choses plus difficiles, ma beauté.
Je respirai par la bouche, tâtonnant sur le sol autour de moi. Je
m’emparai d’une pierre, que je serrai très fort, jusqu’à ce que ses arêtes
mordent ma paume.
— Je suis dans de bonnes dispositions et je vais te faire une offre
que je n’ai jamais faite à personne. Tu m’accompagnes sans faire trop
de difficultés…
Il me sourit, exhibant des dents parfaitement blanches.
— Et je ne me confectionnerai pas une couronne avec les os de tous
ceux qui te sont chers. Je te promets des richesses incommensurables,
la liberté de devenir qui tu veux et une vie que tous t’envieront.
La pierre était lourde dans ma main, et je faillis éclater de rire
encore une fois.
— Tu veux rappeler les Lilin à la vie ?
— Ah, je suis heureux de ne pas avoir besoin d’expliquer mes
désirs. Même si j’avais préparé un discours.
Il m’adressa un clin d’œil à l’iris cramoisi.
— Mais nous aurons tout le temps pour ça plus tard, ma beauté.
Je mis autant d’aplomb que je pus dans ma voix malgré la peur qui
me nouait les tripes.
— Quand tu te seras servi de moi pour faire renaître les Lilin, tu
envisages sérieusement de me laisser en vie ?
— Peut-être, répondit-il. Ça dépendra si tu me satisfais.
— Eh bien, tu peux aller te faire voir en enfer.
Paimon détourna la tête, puis me regarda de nouveau. Sa peau
fondit, révélant un crâne rouge aux orbites où dansaient des flammes
et à la bouche béante, immense et déformée. Le mugissement qui sortit
de lui me glaça jusqu’à l’âme. Je hurlai jusqu’à ce que ma voix
s’éteigne, incapable de reculer de plus d’un centimètre.
Il reprit ensuite l’apparence d’un beau jeune homme élégant, et me
sourit.
— Ma beauté, tu n’es que le moyen d’atteindre un objectif, un
objectif qui fera merveilleusement tourner les choses en ma faveur.
Paimon s’accroupit à côté de moi, la tête penchée sur le côté.
— Maintenant, tu peux rendre ça très facile, ou très, très difficile.
Je pris une profonde inspiration, mais j’avais l’impression de ne pas
pouvoir remplir mes poumons. J’étais inquiète pour Zayne. Si je laissais
Paimon me capturer, je n’aurais aucune chance d’aller chercher de
l’aide.
— D’accord. Est-ce que tu peux… enlever ces lianes de mes
jambes ?
Un autre sourire bref, puis Paimon agita la main. Les racines
tremblèrent, se flétrirent et furent réduites en cendres en quelques
secondes.
— Je suis très heureux que tu aies choisi de…
Je balançai mon bras de toutes mes forces, l’atteignant à la tempe
avec ma pierre. Sa tête pivota brutalement sous l’impact, mais, la
seconde suivante, il me regardait en riant. Il riait. Des flammes
s’échappaient de la plaie d’où le sang aurait dû couler.
Paimon captura mon bras et l’immobilisa dans un étau.
— Alors ça, ce n’était pas très gentil, ma beauté.
Je ne pouvais détacher mes yeux de sa tête entourée de flammes.
— Mon Dieu.
— Pas vraiment.
Il me remit brutalement sur mes pieds.
— Dis bonne nuit.
J’ouvris la bouche, mais avant que je puisse proférer un son, le
monde s’éteignit.
CHAPITRE 25

Je repris progressivement mes esprits. Je retrouvai d’abord mes


sensations, première indication que quelque chose clochait. J’étais
incapable de bouger les bras et les jambes. On m’avait ligotée sur un
sol froid. Les liens serrés mordirent la chair de mes poignets quand je
tirai dessus.
Et merde.
Je retrouvai ensuite l’odorat. L’odeur de renfermé était familière,
éveillant de vagues souvenirs sans que je puisse mettre le doigt dessus.
Quand je pus enfin ouvrir les yeux, je contemplais des poutres
métalliques.
Des bougies éclairaient très faiblement la salle, mais dans les
ombres dansantes je distinguai un panier de basket orphelin de son
panneau. Baissant les yeux sur le sol abîmé, je suivis les rayures jusqu’à
ce qu’elles disparaissent sous une ligne blanche tracée à la craie – un
cercle. Des lignes droites rejoignaient sa circonférence. Je tournai la
tête, grimaçant à cause de la douleur qui pulsait dans mes tempes, et
distinguai d’autres lignes de l’autre côté.
Un pentagramme, légèrement tordu. Oh, ce n’était pas bon du tout.
Je me trouvais dans l’ancien gymnase au sous-sol de mon lycée,
attachée au milieu d’un pentagramme et j’entendais psalmodier ?
Mon Dieu. Me tordant le cou, je tentai de voir au-delà des centaines
de bougies blanches qui entouraient le cercle.
Dans l’ombre, des créatures rôdaient. Leur babillage cliquetant et
leurs cris semblables à ceux des cochons me glacèrent les sangs. Des
Grouilleurs.
— Tu es réveillée. Bien, dit une voix à l’accent sudiste prononcé
surgie de l’ombre. Le spectacle peut commencer.
Je regardai en direction de mes orteils. Paimon avait enlevé sa
veste et défait le col de sa chemise. Il s’approcha du cercle, s’arrêta et
baissa les yeux. Puis il recula d’un pas et mes soupçons redoublèrent.
— Tu ne viens pas à l’intérieur ? lui demandai-je.
Il inclina la tête sur le côté avec un gloussement.
— Ce joli petit pentagramme de guingois pourrait facilement se
transformer en piège à démons, et il n’est pas question que mes
mocassins Hermès franchissent le tracé de ce cercle.
Je serrai les poings et ma bague s’enfonça dans ma paume.
— Ça va être compliqué pour accomplir le rituel, non ?
— Pas le moins du monde, ma beauté, répondit-il en
s’accroupissant devant moi.
La crête dressée sur sa tête mesurait bien soixante centimètres.
— C’est à ça que servent les laquais. Oh, laquais !
Sur ma gauche, une autre silhouette sortit de l’ombre. Je n’avais
encore jamais vu ce démon, mais son sourire était plus que flippant. Je
déglutis alors que mon regard passait de l’un à l’autre. Personne ne
viendrait me tirer d’affaire. J’ignorais si Zayne avait survécu à l’attaque
de l’Infernal. Quant à Roth, il ne savait sans doute même pas que
j’avais été enlevée. Et à moins de jouer les Houdini pour me libérer de
ces liens, je ne pourrais pas faire grand-chose pour me défendre. À cet
instant, je pris conscience de trois réalités. J’étais foutue. L’humanité
était foutue. L’univers tout entier était foutu.
— Je dois confesser que Naberius m’a beaucoup déçu. Il aurait dû
être capable de mettre la main sur toi sans que j’aie besoin d’intervenir.
Montre-lui l’étendue de mon déplaisir, Naberius.
Le démon agita sous mon nez sa main gauche, à laquelle
manquaient quatre doigts. Il ne lui restait plus que celui du milieu.
— Ils repousseront. Avec le temps, dit-il.
— Et dans la douleur, ajouta Paimon avec un sourire ravi, avant de
se relever d’un mouvement fluide. Bref, Naberius, répands le sang de
Lilith. On n’a pas toute la nuit.
Comme un bon petit soldat, Naberius entra précautionneusement
dans le cercle et s’agenouilla. Le cœur me manqua.
— Attends.
Naberius me saisit la main de son unique doigt. Un éclat de métal
brillait dans son autre main.
— Attends, j’ai dit !
Paimon poussa un soupir.
— Tu vas me supplier ? Tu veux passer du côté obscur ? Tu as déjà
eu ta chance, ma beauté. Quand j’en aurai fini, je te tuerai. Disons que
je m’amuserai sans doute un peu avec toi avant, mais je te tuerai.
La panique me comprima la gorge, mais je savais que si je m’y
abandonnais, c’était la fin. Le cœur battant, je tirai sur la corde la plus
proche de Naberius, mais elle ne bougea pas.
— Pourquoi ?
— Pourquoi ? répéta Paimon en imitant ma voix.
— Pourquoi tu fais ça ?
J’avais la bouche sèche.
— Tu tiens vraiment à déclencher l’apocalypse ? Tu crois
réellement que ça va marcher ?
Paimon pencha la tête sur le côté.
— L’apocalypse ?
Il éclata d’un rire sonore qui résonna dans tout le gymnase.
— Oh, ma beauté, c’est ce que croient les Gardiens ?
— C’est aussi ce que croit l’enfer.
— Le Patron croit ça ? Fabuleux. Même si l’apocalypse promet
d’être très réjouissante, je m’en tape le coquillard.
La surprise m’envahit.
— Tu… ne veux pas quitter l’enfer ?
— Oh, quel démon ne veut pas quitter l’enfer ? Prends mon cas. Je
suis aux ordres du Patron depuis plus de deux mille ans, et rien ne me
donnerait plus de joie que de dire adieu à cette vie, mais je ne suis pas
ici pour satisfaire mes désirs. Je suis ici parce qu’il le faut. Exactement
comme toi, un moyen pour atteindre un objectif.
— Je… je ne comprends pas.
Sa grande bouche expressive se tordit en un sourire sarcastique.
— Ça, c’est l’ironie du destin. Et c’est assez triste, aussi.
— Ah bon ?
Naberius s’affairait avec ma main, s’efforçant de tourner ma bague.
— Tu veux bien m’expliquer ? Si je dois mourir, j’aimerais au moins
savoir pourquoi.
Paimon jeta un coup d’œil derrière son épaule, puis ramena son
regard sur moi.
— As-tu déjà été amoureuse ?
— Hein ?
Je ne m’attendais pas à cette question.
— J’ai dit : as-tu déjà été amoureuse ?
— Je…
Je n’en savais rien. J’aimais Zayne, mais sans savoir de quel genre
d’amour il s’agissait, et Roth… Je pensais pouvoir tomber amoureuse
de lui, avec le temps. Ou peut-être que je l’étais déjà un peu.
— Je ne sais pas.
— Réponse intéressante, dit le démon. Par amour, on est prêt à
tout pour le bonheur de l’être aimé. Même à la fin du monde.
Il haussa les épaules.
— Quand on est séparé de l’objet de son amour, on ferait n’importe
quoi pour être réunis. N’importe quoi. Tu as l’air surprise. Croyais-tu
que les démons ne tombaient pas amoureux ? Nous
connaissons l’amour. Un amour un peu sombre et certainement
pervers. Et nous aimons jusqu’à la mort. La plupart des gens n’ont
aucune envie de nous inspirer des sentiments, mais nous en éprouvons
malgré tout.
En quoi le fait qu’il soit amoureux pouvait-il avoir un lien avec le
retour des Lilin ? Ou peut-être pensait-il que la personne aimée se
réincarnerait dans l’un d’entre eux ?
Il leva les yeux au ciel.
— Je vois que ça t’échappe toujours. C’est ta mère l’objet de mon
amour, ma beauté. Voilà où se loge l’ironie.
— Lilith ? glapis-je.
— Tu ne peux pas l’appeler « Maman » ? Je suis certain que ça
réchaufferait son cœur de glace.
— Oh non. C’est impossible.
Il se mit à faire les cent pas autour du cercle tracé à la craie.
— Ta mère est retenue prisonnière dans les feux de l’enfer – là où
finissent tous les démons aspirés dans un piège. Tant que le Patron
veille sur l’enfer, personne ne peut s’en approcher ou s’en échapper. Et
la seule façon de l’en faire sortir, c’est d’attirer le Patron dans le monde
d’en haut. Que l’apocalypse ait lieu aujourd’hui ou demain, le Patron
montera si les Lilin arpentent la surface de la terre. Et une seule
minute avec ma bien-aimée vaut largement le risque d’une éternité
sans elle.
— Ainsi les feux de l’enfer ne seront plus gardés, c’est ça ?
Paimon applaudit des deux mains. Tout ça pour libérer Lilith parce
qu’il était amoureux d’elle ? C’était vraiment tordu et…
— Naberius ?
— Attends !
La panique était en train de céder le pas à la terreur, ce qui était
mille fois pire.
— Comment peux-tu être certain que l’incantation fonctionnera ?
Tu n’as même pas La Petite Clé.
Paimon fronça les sourcils.
— Comme si j’en avais besoin. Je tiens l’information de la bouche
même de Lilith – je l’ai aidée à s’enfuir pour qu’elle puisse t’engendrer.
— Tu l’aimes, alors tu l’aides à se faire culbuter par un autre ?
— C’est la seule façon pour que nous soyons réunis.
Il haussa les épaules.
— Et tu es prête. Je vois la souillure de ton âme.
Je ne sais pas ce qui me surprit le plus : que le démon puisse voir
mon âme, savoir que j’en possédais une ou que, d’après lui, elle était
souillée. Je le dévisageai tout en continuant de tortiller mon poignet
gauche dans l’espoir de parvenir à me libérer.
— Quand j’ai appris que le Patron envoyait Astaroth sur terre, j’ai
su que c’était mon jour de chance.
Rejetant la tête en arrière, il éclata de rire.
— Il me facilitait la tâche. Je n’avais plus qu’à attendre que Roth
fasse de toi une femme. Et ce n’était qu’une question de temps. Après
tout, Roth est un démon. Je sens l’odeur de ton péché charnel, Layla.
J’ignorais quel péché charnel il pouvait sentir, mais ce n’était pas
celui-là. Je faillis le lui faire remarquer, car c’était un obstacle majeur à
ses plans. J’étais toujours vierge, mais s’il venait à le savoir, rien ne
pourrait l’empêcher d’y remédier en personne.
J’étais toujours foutue, mais l’humanité et la terre ne l’étaient plus
si je le maintenais dans l’erreur. L’incantation ne serait pas complète.
Les Lilin ne reviendraient pas et il ne pourrait pas libérer Lilith. Un
engourdissement envahit mes os tandis que je dévisageais le démon.
J’allais très certainement y laisser la vie, mais l’enjeu était supérieur.
C’était peut-être mon sang de Gardienne qui rendait mon sort plus
facile à accepter alors que j’étais trop jeune pour mourir. Il y avait tant
de choses de la vie que je n’avais pas connues. C’était injuste.
Ou c’était peut-être l’humanité de Stacey et de Sam qui déteignait
sur moi.
Laissant retomber ma tête sur le sol froid, je contemplai les poutres
métalliques. À côté de moi, Naberius parvint enfin à faire tourner la
pierre de ma bague, puis il la frappa du plat de sa lame pour en
fendiller la surface.
Je me mordis les lèvres tandis que la douleur explosait dans ma
main et qu’un liquide froid et visqueux se répandait sur mes doigts. À
l’instant où il atteignit le sol à l’intérieur du cercle, les bougies
vacillèrent.
Les bavardages et les psalmodies s’interrompirent.
— Voilà pour le sang mort de Lilith, dit Paimon. À présent, versons
le sang de l’enfant de Lilith.
D’un geste vif, Naberius m’entailla le poignet. La coupure n’était
pas profonde, et je ressentis à peine une piqûre lorsque le sang perla.
Un mince filet coula le long de mon bras jusqu’au creux de mon coude.
— Et maintenant, poursuivit Paimon, il ne te reste plus qu’à
prendre une âme.
Il ignorait donc que je l’avais déjà fait ? J’ouvris les yeux tandis
qu’une nouvelle anxiété me saisissait. Paimon hurla un ordre dans une
langue âpre et grave, j’entendis de l’agitation et me tordis le cou pour
essayer de voir derrière moi.
Des silhouettes se détachèrent, et quand elles s’approchèrent de la
lueur des bougies, je poussai un cri. Non. Non. Non. C’était impossible.
Je me débattis furieusement dans mes liens.
Quatre Grouilleurs s’avançaient deux à deux, chaque paire
soutenant un corps prostré. Les premiers tenaient Zayne et les deux
suivants Roth. Les deux garçons étaient bien amochés. Leurs vêtements
étaient déchirés et des traînées de sang rougissaient leurs cous et leurs
torses.
Le sourire de Paimon ressemblait à celui d’un parent fier de sa
progéniture.
— Tu te demandes peut-être comment je me suis attaché
l’allégeance des Grouilleurs ?
— Non, répondis-je d’une voix sourde.
— Songe à toutes les souffrances dont ils vont pouvoir se repaître
une fois que les Lilin seront lâchés sur terre, me répondit-il malgré
tout. Naberius ?
Le démon se releva, quittant le cercle à reculons en prenant soin de
ne pas toucher le tracé à la craie ou les bougies. Dans sa main, cette
lame…
Les flammes vacillèrent une seconde fois et je tournai les yeux vers
mon bras. Une goutte de mon sang avait touché le sol, qu’elle brûlait
comme de l’acide. Je manquais de temps pour me demander pourquoi.
— Revenons à ma question sur l’amour, dit Paimon, qui vint se
placer derrière les Grouilleurs soutenant Roth et Zayne. Aimes-tu ces
garçons ? Et si je te demandais de prendre l’âme du Gardien ?
Mes oreilles se mirent à bourdonner lorsque je croisai le regard
cruel de Paimon.
— Non.
— Je pensais bien qu’il te faudrait un coup de pouce.
Paimon regarda Naberius contourner Roth. Sa tête aux cheveux
noirs était baissée et ses épaules remuaient à peine. Il ne réagit même
pas quand Naberius glissa sa lame sous son menton.
— Ils l’ont capturé alors qu’il venait au secours du Gardien. N’est-ce
pas grotesque ? Un démon venant en aide à un Gardien ? Mais bien
sûr, c’était toi qu’il venait sauver.
Je tirai sur les cordes jusqu’à ce que ma peau et mes muscles me
brûlent.
— Laisse-les partir.
— Oh, c’est mon intention, répondit Paimon en souriant. Si tu
refuses de prendre l’âme du Gardien, Naberius ici présent se fera un
plaisir de trancher la tête du grand-duc.
— Et j’en ai vraiment très envie, ajouta Naberius.
Le tumulte de mon cœur affolé rejoignit le bourdonnement dans
mes oreilles, et l’horreur m’engloutit.
— Non. Tu ne peux pas… tu ne peux pas faire ça.
Paimon éclata de rire.
— Oh que si. Je peux et je vais le faire. Prends l’âme du Gardien ou
je tue Roth. Tu vois, je sais à quel point les adolescentes sont naïves et
stupides, mais je suis à peu près certain que tu ne voudras pas voir ton
premier perdre la tête sous tes yeux, n’est-ce pas ?
Roth n’était pas mon premier – personne ne l’était, mais je ne
pouvais pas laisser ça arriver. Une fureur violente et désespérée se
déversa en moi, faisant frémir ma peau.
— Et il ne va pas seulement mourir, poursuivit Paimon. Oh, il le
sentira passer.
Se déplaçant à la vitesse de l’éclair, il empoigna Roth par les
cheveux et lui releva la tête.
— N’est-ce pas, Votre Altesse ?
Un frisson secoua le corps de Roth, qui ouvrit les yeux.
— Va te faire foutre, cracha-t-il.
— Aucune imagination.
Paimon lâcha la tête de Roth, qui ne retomba pas. Son regard croisa
le mien, étonnamment alerte pour quelqu’un qui avait l’air en si piteux
état. Paimon se tourna alors vers Zayne.
— Roth finira dans les feux de l’enfer, ce qui est pire que la mort.
La terreur me nouait douloureusement l’estomac. Je ne pouvais pas
prendre l’âme de Zayne et le regarder se transformer en monstre
comme Petr l’avait fait. Et je ne pouvais pas non plus les laisser tuer
Roth.
— Quelle est ta réponse, Layla ?
Un borborygme terrible sortit de la poitrine de Roth.
— Layla…
Mes yeux revinrent sur lui. Les siens étaient dilatés et luisants.
— Je ne peux pas.
— Ne fais pas ça, gronda-t-il. Ne…
La lame descendit, pressée contre sa gorge, et du sang frais coula
sur sa peau.
— Arrête ! hurlai-je.
Je tentai de serrer les poings, mais j’étais comme paralysée.
— Ne fais pas ça !
Paimon leva une main et Naberius recula.
— Oui ?
— Layla, n’ajoute pas un mot ! Tu…
Le poing de Naberius réduisit Roth au silence.
— Je n’ai pas besoin de prendre son âme, lâchai-je dans un souffle.
J’ai déjà pris une âme – une âme pure.
Paimon me dévisagea pendant quelques instants, puis éclata d’un
rire tonitruant.
— Tiens, tiens. Un rebondissement inattendu.
— Oui. Oui ! C’était un Gardien. J’ai pris son âme.
Ma respiration s’accéléra sur un rythme étrange. Une inspiration
pour deux expirations.
— Oh. Celle-là, je ne l’avais pas vue venir.
Il avait l’air perplexe. Était-ce donc ça, la souillure de mon âme qu’il
avait sentie et prise pour un péché charnel ? Peu importe. Il claqua des
doigts.
Les Grouilleurs déposèrent Zayne sur le sol, où il resta étendu,
masse de chair et d’os immobile. Une seconde plus tard, Naberius était
derrière lui, empoignait ses cheveux blonds et lui relevait la tête pour
exposer sa gorge.
— Eh bien, tout cela étant dit, tu connais l’adage à propos des
Gardiens ?
Le sourire de Paimon fendit lentement son visage.
— Un bon Gardien…
Naberius avança sa dague, plaçant le tranchant de la lame sur la
gorge de Zayne.
— … est un Gardien mort, acheva l’autre démon.
— Non !!! hurlai-je, et mon dos se cambra.
Les yeux injectés de sang de Zayne s’entrouvrirent. Je rejetai la tête
en arrière dans un long cri assourdissant. Tant d’images défilaient dans
ma tête comme un album photo, se mêlaient et se bousculaient, tant de
souvenirs heureux qui éclataient comme des bulles dans une douleur
inouïe telle que je n’en avais jamais ressenti, et cette rage libéra le
démon qui sommeillait en moi.
Alors que je tirais violemment sur mes cordes, elles se détendirent.
Un à un, les fils cédèrent et les liens qui m’entravaient les poignets se
rompirent, puis ceux de mes chevilles. Quelques secondes plus tard,
j’étais debout. Ce n’était plus de l’air qui emplissait mes poumons, mais
un feu qui m’embrasait les tripes et se répandait dans mes veines. Je
m’enflammais de l’intérieur. Tous mes muscles devenaient plus durs.
Mes mains se recourbaient comme des griffes. Ma vision s’aiguisait,
colorant tout en rouge. Je sentis mes os craquer dans une explosion de
douleur, puis se recombiner. Une décharge d’électricité statique courut
sur ma peau qui semblait se distendre. Mes vêtements se déchirèrent
tandis que mon corps se métamorphosait, tout en muscles noueux, et
prenait du volume. Mes baskets se fendirent en deux et tombèrent de
chaque côté de mes pieds.
De fines mèches de cheveux se hérissèrent tout autour de ma tête,
tandis qu’une vague de douleur me labourait le dos – une douleur
bienvenue alors que mes ailes se déployaient et s’élevaient dans l’air
au-dessus de moi.
Quand je regardai mes mains, la surprise accéléra les battements de
mon cœur. Ma peau était marbrée de noir et de gris dans un mélange
chatoyant des deux espèces. L’alliance magnifique de la Gardienne et
de la démone longtemps enfouie en moi.
— Attrapez-la ! hurla Paimon.
Les Grouilleurs qui avaient porté Zayne se jetèrent sur moi au
moment même où Roth se redressait, se libérant des démons qui le
tenaient.
J’entrai en action sans même réfléchir, mue par une force innée et
irrésistible. Levant la tête, je dénudai mes dents dans un sifflement.
Je saisis le premier Grouilleur à la gorge, plantant mes griffes dans
sa chair avec un craquement satisfaisant, puis je le rejetai sans même
un regard. Je poursuivis le second avec délice, l’attrapai par la peau du
cou et le soulevai dans les airs. Ses couinements étranglés
m’arrachèrent un sourire carnassier, puis je tournoyai sur moi-même et
l’envoyai s’écraser avec un bruit écœurant contre le mur au-dessus des
gradins.
J’enjambai ensuite les bougies et étendis mes ailes. Le visage
ensanglanté et tuméfié de Roth se fendit d’un large sourire alors qu’il
achevait un Grouilleur.
— Tu es toujours aussi canon avec ta peau de pierre.
Son regard descendit sur mon corps.
— Peut-être même encore plus, bon sang.
— Capturez-les ! rugit Paimon. Tuez-les ! Faites quelque chose !
Je me retournai vers l’endroit où il se tenait à côté de Zayne.
M’élevant au-dessus du sol, je me posai devant le démon et lui balançai
un crochet qui l’envoya tournoyer dans les airs. Puis je m’accroupis à
côté de Zayne, le faisant rouler doucement sur le dos.
— Zayne ?
Il avait ouvert les yeux et les clignait furieusement.
— Je vais bien. Mes blessures ne sont pas profondes.
Il referma sa main sur la mienne – sa main humaine. Le contraste
était d’autant plus frappant que les rôles étaient inversés. Ses yeux
remontèrent le long de mon bras, là où la manche de mon pull avait
éclaté, et ses lèvres s’entrouvrirent tandis qu’il me buvait des yeux.
— Tu es…
— Layla ! hurla Roth.
Pivotant au niveau de la taille, je balayai d’un revers le Grouilleur
qui fondait sur moi. La créature s’effondra sur le sol, mais il en arrivait
d’autres par dizaines, voire par centaines. Le gymnase en était rempli.
Et derrière eux, des créatures gigantesques au pelage hirsute
rugissaient d’impatience.
Des Infernaux.
— Ça va, dit Zayne, qui se releva en chancelant. Je suis en état de
combattre.
— J’espère bien, grogna Roth en levant un bras.
Bambi se détacha de sa peau et s’enroula sur le sol entre nous.
— Parce que si tu restes allongé par terre à te vider de ton sang, tu
ne sers vraiment à rien.
Puis Roth se métamorphosa. Sa peau prit la couleur de l’obsidienne,
lisse et brillante. Il était plus imposant que Zayne, qui avait achevé sa
transformation, et que moi. La couleur de sa peau était différente et il
était dépourvu de cornes, mais la similitude entre nous était
troublante.
Nous fîmes face à nos assaillants dans un ensemble parfait.
Derrière Paimon et Naberius, une horde de démons se tenaient
prêts. Ils passèrent à l’attaque. Une masse indistincte de créatures
fondit sur nous et je n’eus pas le temps de réfléchir dans
l’enchevêtrement des corps. J’éliminai un Grouilleur, puis esquivai
l’attaque d’un Infernal, suivie par Bambi qui jaillit et planta ses
crochets dans la gorge de la bête. Le serpent s’enroula autour du
monstre, resserrant ses anneaux jusqu’à ce que l’Infernal se cambre
dans un mugissement. De la fumée noire s’échappa de sa gueule
béante et il implosa.
Roth poursuivait Paimon tandis que Zayne réglait ses comptes avec
Naberius après l’incident de la dague. Et c’était bien dommage, parce
que j’aurais adoré botter les fesses de cette enflure au lieu de faire le
ménage dans la masse des Grouilleurs.
— Tu n’es qu’une raclure, dit Roth qui acculait Paimon. Le Patron
va prendre son pied à t’enfoncer des tisonniers brûlants dans cette
partie de ton anatomie qui ne voit jamais le jour.
— Tiens, tiens, si ce n’est pas le petit chéri de la famille, persifla
Paimon. Le chouchou et le toutou du Patron.
— Ne fais pas ton rageux.
Roth se posa sur le sol, qui trembla sous son poids.
— Tu es juste jaloux parce que tu n’as pas eu le droit de revenir sur
terre depuis l’Inquisition. Mais il faut toujours que tu saccages tout.
— Alors que toi, tu es un bon petit gars obéissant.
Paimon secoua ses épaules et ses vêtements se déchirèrent. Des
ailes sombres et noueuses jaillirent dans son dos et son corps s’embrasa
jusqu’à ce qu’il ne soit plus qu’une flamme en costume Armani.
— Je vais prendre mon pied à la briser. Je vais la réduire en
cendres de l’intérieur et tu l’entendras hurler depuis les fins fonds de
l’enfer.
Dans un rugissement, Roth chargea Paimon, qui se jeta sur lui. Ils
entrèrent en collision dans un jaillissement de flammes et de noirceur.
Je reculai lorsque Paimon projeta Roth dans les airs contre un bataillon
d’Infernaux. Roth revint à l’attaque, empoignant Paimon à travers les
flammes, puis il prit son élan et lança le démon sur un groupe de
Grouilleurs.
Les portes du gymnase s’ouvrirent à ce moment-là et une armada
de Gardiens s’engouffra dans la salle, étripant les Grouilleurs à mains
nues comme s’ils étaient faits de papier. Je reconnus Abbot et Nicolaï
qui menaient l’offensive. Ils foncèrent tout droit sur un Infernal
poursuivi par Bambi. Le monstre gigantesque bondit sur elle et la saisit
à pleines mains avant qu’elle ait pu enrouler son corps puissant autour
de lui, puis l’expédia dans les gradins, qu’elle traversa sous la violence
du choc.
Inquiète pour le serpent, je broyai un Grouilleur contre le poteau
du panier de basket et me précipitai vers elle.
— Layla ?
La voix d’Abbot résonna dans tout le gymnase.
Je m’arrêtai et me retournai. La stupeur dans sa voix et l’expression
de son visage auraient pu m’amuser en d’autres circonstances.
— On dirait que je ne suis pas une mule, finalement…
Peut-être m’avait-il répondu, mais il y avait d’innombrables démons
à neutraliser et, pour la première fois de ma vie, je me lançai dans la
bataille. J’étais habitée par la force des Gardiens, et c’était aussi
puissant et grisant que de goûter à une âme. Les griffes des Grouilleurs
n’entamaient pas ma peau. J’étais plus rapide et plus forte que je
n’aurais jamais pu l’imaginer.
Je rejoignis Zayne, empoignant Naberius par-derrière. Le démon se
débattit sauvagement, mais je l’immobilisai tandis que Zayne lui
envoyait un violent crochet qui le décapita net.
Nous n’eûmes pas le temps de célébrer cette victoire. Roth était aux
prises avec Paimon, qui venait de voir son rêve réduit à néant et tentait
maintenant de fuir. Je me dirigeai vers eux, mais Zayne m’arrêta.
— Non. Je lui dois bien ça.
Je dus lutter contre mon instinct, mais restai en retrait tandis que
Zayne plongeait sous le bras de Paimon et le saisissait par-derrière. Ils
reculèrent tous les trois et je compris que Roth et Zayne entraînaient le
démon en direction du pentagramme.
— Père, cria Zayne, et Abbot se retourna.
Ils allaient renvoyer Paimon dans le piège à démons !
Alors que les Gardiens achevaient les derniers ennemis, Zayne et
Roth immobilisèrent Paimon dans le pentagramme, face contre terre.
Ensemble, ils l’entravèrent comme je l’avais été quelques minutes plus
tôt.
— Salue le Patron de ma part, lui dit Roth en plantant un genou
dans son dos pour attacher la dernière corde. Ah, mince, c’est vrai que
tu ne pourras pas parler. Tu seras trop occupé à hurler de douleur.
Roth se releva, puis Zayne et lui se retournèrent, s’apprêtant à
quitter le cercle tandis qu’Abbot se rapprochait. Je compris que c’était
le dénouement. C’était finalement terminé. Je les regardai tour à tour,
tous deux sous leur forme véritable, aussi effrayants qu’étrangement
beaux.
Roth me fit un clin d’œil et je lui souris. Un soupir m’échappa et
j’eus l’impression de changer de peau. Mes muscles se ramollirent et
fondirent. Quelques instants plus tard, j’avais retrouvé mon apparence
habituelle, vêtue de vêtements déchirés et les pieds nus.
Et c’est alors que tout bascula.
Dans un rugissement inhumain, le corps de Paimon se contracta.
Les cordes se rompirent en fouettant l’air. Le démon s’éleva et s’empara
de la cible la plus proche, ramenant Zayne à l’intérieur du cercle. Mon
cœur sombra tandis qu’un cri s’étranglait dans ma gorge.
— Vas-y ! hurla Zayne à son père, les yeux exorbités. Fais-le
maintenant !
Mon sang se glaça dans mes veines. Tout ce qui se trouvait dans un
piège à démons y était aspiré – humain, Gardien ou démon. Zayne
serait envoyé dans les feux de l’enfer avec Paimon.
L’horreur me submergea.
— Non !
Roth tournoya sur lui-même comme une tornade, empoigna Zayne
et l’arracha aux griffes de Paimon. Il le repoussa hors du cercle, puis
referma ses bras autour du démon et je compris soudain. Paimon ne se
laisserait pas faire et aucun lien ne serait en mesure de le retenir.
Quelqu’un devait l’immobiliser et Roth venait de faire ce choix.
— Mets-la à l’abri ! cria Roth, retenant Paimon dans le piège.
Zayne, fais-le !
— Non ! Non !
Je me mis à courir, mes pieds nus glissant sur le sang et les sanies
tandis qu’Abbot saupoudrait le piège de sel noir.
— Roth ! Non !
Dans ce minuscule intervalle de temps, à peine une seconde, les
yeux dorés de Roth plongèrent dans les miens.
— Le libre arbitre, hein ? Enfer et damnation. C’est vraiment une
saloperie.
Il me sourit, un sourire authentique révélant ses fossettes.
— Je me suis perdu à l’instant où je t’ai trouvée.
Ma voix se brisa, et mon cœur…
Zayne me prit dans ses bras et se retourna, m’obligeant à
m’agenouiller. Il déploya ses ailes et les referma sur moi comme une
coquille protectrice.
Il y eut un éclair de lumière rouge, si intense et brillant que j’en fus
aveuglée sous le corps de Zayne. Un vent mugissant traversa le
gymnase et je me mis à hurler. Je hurlais parce que je savais que Roth
ne ferait aucun bruit quand les feux de l’enfer l’engloutiraient. Et je
m’époumonais toujours quand l’odeur du soufre m’étouffa, quand une
chaleur insoutenable nous enveloppa, perlant ma peau de sueur,
jusqu’à ce que le vent, la chaleur et la puanteur s’évanouissent.
Puis ce fut le silence.
— Je suis désolé, chuchota Zayne, desserrant sa prise.
Je m’arrachai à ses bras et m’avançai de quelques pas en direction
du cercle calciné avant que mes jambes se dérobent sous moi. Je
tombai à genoux. À l’endroit où Roth s’était tenu avec Paimon, le sol
était entièrement carbonisé.
Quelqu’un me dit quelque chose. Peut-être Abbot ou Nicolaï. Peu
importe. Aucun mot ne pouvait m’apaiser. Roth s’était sacrifié pour moi
– pour Zayne. Un démon avait fait le choix d’une éternité de souffrance
pour quelqu’un d’autre.
C’était insupportable.
Les larmes ruisselèrent sur mes joues, mêlées au sang et à la suie.
Je m’inclinai jusqu’au sol et je fis quelque chose que je n’avais pas fait
depuis très longtemps.
Je priai.
Je priai pour Roth. Je priai pour que les Alphas interviennent. Ce
qu’il venait de faire valait bien une intervention divine. Je priai pour
que les anges descendent en enfer pour aller le chercher. Je priai
jusqu’à avoir envie de hurler de nouveau.
Mais ce genre de prières n’étaient jamais entendues.
Quelque chose de lisse et de froid vint se frotter contre ma main et
je relevai la tête. Je dus cligner des yeux à deux reprises pour accepter
ce que je voyais.
— Bambi ?
Le grand serpent s’enroula autour de mon bras et posa sa tête sur
mon épaule. Un nouveau torrent de larmes embua ma vision, mais je
distinguai néanmoins le Gardien qui se dirigeait vers nous, le regard
assassin quand ses yeux se posèrent sur Bambi.
— Si tu fais ça, ce sera la dernière chose que tu feras, le menaçai-je
d’une voix que je reconnus à peine.
Le Gardien s’arrêta tout net, puis recula. Personne d’autre ne
s’approcha.
Mon regard tomba de nouveau sur le cercle. Près du pieu de droite,
un minuscule trou avait percé le sol. Probablement un retour de
flammes, qui n’avait rien de commun avec la zone calcinée au milieu
du cercle, là où Astaroth, grand-duc de l’enfer, avait fait le choix d’un
sacrifice si peu démoniaque.
« Je me suis perdu à l’instant où je t’ai trouvée. »
Je contemplai l’endroit où il s’était tenu.
Roth n’était plus.
CHAPITRE 26

Tordant mes cheveux blond polaire en un chignon hâtif sur ma


nuque, je ramassai mon débardeur. Le tissu semblait ne rien peser
entre mes mains. Parfois, j’avais moi-même l’impression d’être sans
poids, comme vidée de toute substance.
Dans quelques jours, je retournerais au lycée, miraculeusement
guérie de ma mononucléose, à la grande joie de Stacy et Sam. Les
cours avaient été supprimés pendant trois jours après la visite
impromptue d’un morceau de l’enfer. Abbot et le chef de la police
avaient convaincu les autorités qu’ils avaient déjoué une sorte
d’attentat terroriste intérieur.
La population ignorait toujours que les démons étaient parmi eux et
quelle était la véritable raison de la présence des Gardiens. La menace
des Lilin avait été écartée – plus ou moins. Tant qu’il n’y aurait pas
d’autres démons amoureux de Lilith ou désireux d’avancer la fin du
monde. Les choses allaient reprendre leur cours normal. Comme si les
mois d’octobre et de novembre n’avaient jamais eu lieu. Tout finissait
donc bien, du moins pour les Alphas et les Gardiens.
Je n’avais pas changé de forme depuis cette fameuse nuit.
Je ne me métamorphoserais peut-être plus jamais, mais Abbot
n’avait pas insisté. Je n’étais plus une mule, mais je n’étais pas non plus
comme les autres Gardiens. Et maintenant qu’ils savaient à quoi je
ressemblais, je me sentais même encore plus différente qu’avant.
Je m’efforçais également de ne pas penser à Petr et à mon père,
sachant qu’Elijah était toujours libre de ses mouvements et projetait
sans doute ma mort. Rien de tout ça ne comptait vraiment dans
l’immédiat. Je m’inquiéterai de lui le moment venu.
Pour l’instant, j’avais des choses plus importantes à faire.
Je tournai les yeux vers le miroir, et comme tous les jours depuis
l’affrontement final dans l’ancien gymnase, ce que je voyais me
surprenait. Des années passeraient sans doute avant que je m’y
habitue.
Je me contorsionnai devant la glace, étrangement soulagée et
réconfortée par mon reflet. Mon nouveau tatouage inattendu était
comme un rappel doux-amer.
Baissant les yeux, je laissai échapper un soupir tremblant et les
larmes me montèrent aux yeux. Bambi avait fusionné avec le dernier
démon vivant – moi. Elle était beaucoup trop grande pour mon corps,
mais nous nous efforcions de cohabiter. En cet instant, le bas de son
corps était enroulé autour de mon buste et son cou épais d’onyx
brillant serpentait entre mes seins et dans le creux de mon cou. Sa tête
en forme de losange reposait derrière mon épaule. Les détails du
tatouage me fascinaient toujours. Chacune de ses écailles était
parfaitement représentée ; la ligne plus sombre au centre de son corps
et son ventre plus clair.
Je passai la main sur mon ventre et sa queue s’agita. Le mouvement
me surprit, et me chatouilla même un peu.
— Il faut que tu arrêtes ça, lui dis-je.
Bambi bougea la tête et je frissonnai. La sensation me donnait la
chair de poule. Le serpent partageait certains des traits de la
personnalité de Roth. Depuis le court laps de temps où elle était avec
moi, j’avais nettement l’impression qu’elle cherchait tous les moyens de
me tourmenter. Comme quand elle voulait aller chasser au milieu de la
nuit. Je n’osais même pas imaginer quelles étaient ses proies.
J’espérais juste que ce ne soient pas des petits animaux… ou des
enfants.
Ou quand elle changeait de place sur ma peau pour se rendre
visible quand Zayne était avec moi, comme Roth l’aurait sûrement fait
s’il…
Enfilant mon débardeur, je repoussai cette pensée, la gorge nouée.
Je fermai les yeux et respirai plusieurs fois à fond, concentrant de
nouveau mon attention sur Bambi.
La veille, elle s’était faufilée sur le côté de mon visage tout le temps
que Zayne regardait un film avec moi, et je n’avais jamais pu la
déloger.
Il avait fait comme s’il ne voyait rien, mais elle avait pris ça comme
une provocation et s’était décollée de ma peau pour poser sa tête sur la
cuisse de Zayne.
Donc, oui, le serpent ressemblait à Roth.
Un coup frappé à ma porte me détourna de mes pensées.
— Oui ?
Zayne entra dans ma chambre, les cheveux noués en catogan. Je
l’attendais, et pas seulement parce qu’il passait beaucoup de temps
avec moi. Nous n’avions pas vraiment parlé de ce qui s’était passé ou
de ce que Roth avait fait pour moi – pour nous. Mais je savais que ça le
perturbait de ne pas avoir trouvé les mots.
Je ne les avais pas trouvés non plus.
Nous passions donc seulement beaucoup de temps ensemble depuis
cette nuit-là, et je lui en étais reconnaissante. La présence de Zayne
m’apportait ce que Roth avait deviné. Elle tenait à distance la douleur
la plus aiguë. Notre lien forgé depuis l’enfance atténuait la perte que
j’avais subie avant même que j’aie pu en prendre pleinement la mesure.
— Tu es sûr que tu veux m’accompagner ? lui demandai-je.
— Oui.
Son regard descendit sur l’ourlet de mon débardeur.
— Bon Dieu, je déteste la façon qu’a ce serpent de se balader sur
ton…
— Sur mon corps ?
Les joues de Zayne s’empourprèrent légèrement.
— Exactement.
Je laissai échapper un petit rire.
— Hé, Bambi est une fille.
— Ça ne change rien, grommela-t-il, attrapant mon gilet qu’il me
tendit.
— Je crois que tu lui plais.
J’enfilai le vêtement et le zippai jusqu’en haut.
— Je pense que c’est pour ça qu’elle s’amuse avec toi.
— Je crois plutôt qu’elle me déteste.
Avançant les mains, il égalisa les cordons de ma capuche.
— Ce serpent est un…
La queue de Bambi ondula soudain sur ma taille et je me
trémoussai en gloussant.
Zayne laissa retomber ses mains.
— Quoi ?
— C’est Bambi, hoquetai-je. Elle change de position et ça me
chatouille.
Il étrécit les yeux et les coins de sa bouche s’affaissèrent.
— Et la tête que tu fais n’arrange rien. C’est une provocation pour
elle.
Zayne leva les yeux au ciel, ce qui me tira un sourire, qui s’effaça
bien vite quand je songeai à ce qui m’attendait.
— Tu es prêt ?
— Et toi ?
— Non, murmurai-je, puis je secouai la tête. Oui.
Zayne ne bougea pas.
— Pas de souci. Prends le temps qu’il te faut. Je suis là.
Exactement comme Roth l’avait anticipé.

*
Nous nous garâmes à plusieurs rues de l’appartement de Roth et
Zayne m’attendit dans un petit parc au coin de la rue. Je ne pensais pas
que les démons auraient apprécié la présence d’un Gardien, même si
Zayne n’aurait bien sûr rien tenté aujourd’hui. Je n’étais pas sûre non
plus d’être la bienvenue avec mon sang de Gardienne, mais ça ne
m’arrêterait pas.
Respirant un grand coup, je poussai la porte et pénétrai dans le hall
opulent. Il n’y avait presque personne. Un Diablotin assis sur un canapé
sirotait une tasse de café tout en pianotant sur son téléphone. Il releva
la tête, enregistra mon arrivée, puis retourna à son écran. OK. Je
traversai le hall à grands pas en direction des escaliers et personne ne
m’arrêta. Je m’apprêtais à ouvrir la porte quand mon regard se posa
sur l’ascenseur voisin – le portail menant en enfer.
— Je sais à quoi tu penses.
Je me retournai vivement.
— Caïman.
Le superviseur infernal pencha la tête sur le côté d’un air entendu.
— Tu ne peux pas descendre pour aller chercher Roth.
J’ouvris la bouche pour lui répondre, mais il n’avait pas terminé.
— En supposant que tu ne te fasses pas dévorer par la première
dizaine de démons que tu rencontreras, et que tu arrives jusqu’aux feux
de l’enfer, le Patron ne te laisserait pas entrer de toute façon.
Je poussai un profond soupir, les yeux rivés sur la porte de
l’ascenseur.
— Je ne suis pas assez stupide pour essayer.
— Non. Tu n’es pas stupide. Mais un accès de désespoir aurait pu te
conduire à prendre une décision malavisée. Ce n’est pas ce que Roth
aurait voulu.
Je fermai les yeux.
— Je déteste que tu parles de lui comme s’il était mort.
— Ce n’est pas comme ça que tu penses à lui ?
Le pincement violent qui m’étreignit le cœur me fournit la réponse
à cette question.
— Je veux juste monter chez lui. Il avait des chatons…
— Oh, les trois petits monstres ? C’étaient des tatouages.
J’écarquillai les yeux.
— Vraiment ? Je ne les ai jamais vus sur lui.
Caïman me contourna pour ouvrir la porte des escaliers.
— Il les avait rarement sur le corps. Je ne sais pas pour cette nuit-
là. Je n’ai pas pensé à vérifier.
— Tu veux bien me laisser y aller ?
Il indiqua la cage d’escalier.
— Après toi.
En silence, nous montâmes les marches jusqu’au dernier étage. Les
muscles de mes jambes étaient douloureux quand il déverrouilla la
porte de Roth.
Je pénétrai dans l’appartement et Caïman resta dans le couloir. Je
ne sais pas trop à quoi je m’étais attendue, mais rien ne m’avait
préparée au vide oppressant qui s’ouvrit dans mon cœur quand je
reconnus son odeur musquée.
Tout était resté tel que Roth l’avait laissé. Un livre ouvert était posé
sur son bureau. Je le retournai et vis qu’il s’agissait des Histoires
extraordinaires d’Edgar Allan Poe. Avec un petit sourire, je le reposai
comme je l’avais trouvé. Sans trop savoir pourquoi, je ne voulais pas
déranger ses affaires.
Je m’assis sur son lit, attendant que les petites boules de poils se
montrent et se jettent sur les endroits où ma peau était exposée, mais
rien. Je patientai encore un moment, promenant mon regard sur les
murs, les livres, la télé et toutes ces petites choses qui faisaient de Roth
un garçon réel – et pas seulement le dernier grand-duc de l’enfer.
Ravalant la boule dans ma gorge, je m’agenouillai par terre et
soulevai les draps pour regarder sous le lit. Pas de chatons. Je regardai
derrière le piano. Rien. Pas non plus dans la salle de bains. Son
armoire était vide, à ma grande surprise. Où rangeait-il ses vêtements ?
J’examinai tous les coins et recoins du loft, mais les chatons n’étaient
plus là.
Je jetai un coup d’œil dans le couloir par la porte ouverte. Caïman
attendait.
— Il devait les avoir sur lui.
Je hochai la tête, indécise. Est-ce que c’était une consolation ? Au
moins, les petits chats ne mourraient pas de faim. Et de toute façon, je
ne savais pas de quoi ils se nourrissaient. Probablement de sang.
— Encore une seconde, dis-je.
Caïman m’adressa un semblant de sourire et je me dirigeai vers la
porte qui menait sur le toit. Je gravis une dernière fois les marches de
cet escalier. Le jardin était luxuriant et mon cœur se serra encore
davantage. Un démon jardinier ? Roth… Bon Dieu, Roth était toujours
plein de surprises.
Balayant du regard les chaises longues et les tentures qui
ondulaient au vent, je poussai un soupir et m’avançai vers le bord du
toit. La douleur dans mon cœur était bien réelle et je ne parvenais pas
à imaginer qu’elle s’amenuiserait. La raison me disait que le temps
l’adoucirait, mais…
L’odeur sucrée de musc surgit de nulle part, dominant le parfum
des fleurs qui m’entouraient. Un frisson parcourut ma peau quand je la
reconnus. Je me retournai, le cœur battant comme un tambour contre
mes côtes.
— Roth ?
Il n’y avait personne, mais le parfum s’attarda tandis que mes yeux
revenaient vers la chaise longue. Un éclat métallique retint mon
regard. Quand je m’en approchai, je trouvai une chaîne d’argent
enroulée sur la petite table voisine. Deux secondes plus tôt, il n’y avait
rien. Je la saisis et la surprise me coupa le souffle.
C’était ma chaîne – celle que Petr avait cassée. Mais les maillons
avaient été réparés et le métal nettoyé brillait comme s’il était neuf.
J’étais sûre que c’était la mienne, car je n’avais jamais vu ailleurs de
chaîne au motif si élaboré, comme si elle était assortie à ma bague.
D’une certaine façon, ce devait être le cas.
Des sanglots m’étranglèrent alors que je me retournais lentement.
C’était impossible… Mais d’où venait le collier ?
— Roth ? chuchotai-je, et ma voix se brisa quand je prononçai son
nom. C’est toi ?
Je ne sais pas ce que je croyais. Qu’il allait se matérialiser tout à
coup devant moi comme à son habitude ? Mais non. Je contemplai le
collier dans ma main. J’étais certaine qu’il n’était pas là tout à l’heure.
Une brise tiède, presque un souffle, me caressa la joue et mon cœur
tressaillit, puis… le parfum de musc s’estompa, comme s’il n’avait
jamais existé.
Refermant les doigts sur ma chaîne, je la pressai contre ma poitrine
en fermant très fort les yeux. La douleur qui me comprimait le cœur
crût en intensité et faillit me submerger.
Bon Dieu, moi qui haïssais les larmes, j’accueillis celles qui se
faufilèrent entre mes paupières closes avec une sorte de respect. Elles
voulaient dire quelque chose. Elles voulaient tout dire. Elles étaient la
seule façon pour moi de remercier Roth pour tout ce qu’il avait sacrifié.
Caïman attendait toujours dans le couloir quand je revins dans la
pièce.
— Je m’occuperai du jardin.
Je clignai lentement des yeux.
— Merci.
Nous redescendîmes l’escalier sans prononcer un mot, et je me
dirigeai vers la porte le cœur lourd. Je ne savais pas vraiment quoi
penser du collier. Je ne l’avais peut-être pas vu en arrivant ? Et l’odeur
n’était-elle qu’un effet de mon imagination ? Je n’étais sûre de rien,
mais ma main qui tenait la chaîne était agitée de tremblements.
— Layla ?
Je me tournai vers Caïman.
— Oui ?
Il souriait vaguement. Son expression ressemblait davantage à une
grimace, mais pour un démon, j’imaginais que ça comptait.
— Tu sais, les démons ne meurent pas quand ils sont envoyés dans
les feux de l’enfer. Roth a fait son boulot, Layla. Il était venu ici pour
empêcher le retour des Lilin.
Il plongea ses yeux au fond des miens.
— On ne revient pas des feux de l’enfer, mais le Patron est un type
à l’ancienne, et Roth a toujours été son grand-duc préféré.
Je retins mon souffle, trop proche de la rupture pour laisser
s’épanouir cette petite étincelle d’espoir.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
La main toujours tremblante, je lui montrai le collier au bout de
mes doigts.
— J’ai trouvé ça sur le toit. Il n’y était pas quand je suis montée, et
ensuite, il y était.
Le sourire de Caïman s’agrandit légèrement, puis il haussa les
épaules, enfouit les mains dans ses poches et tourna les talons. À mi-
chemin entre les canapés et les fauteuils, il me jeta un regard par-
dessus son épaule et me fit un clin d’œil. Puis il s’évapora.
L’espoir et l’incrédulité se disputaient en moi. J’avais envie – j’avais
besoin – de croire que Roth n’était pas dans les feux de l’enfer. Que
tout allait bien pour lui, que c’était lui qui avait laissé le collier pour
moi. Ce serait un peu plus facile pour moi d’affronter l’avenir si j’avais
une chance de le revoir. Un jour.
Je ne sais pas combien de temps je restai plantée là, mais je me
résignai finalement à bouger. Zayne devait s’impatienter.
Une fois sortie de la résidence, je respirai profondément l’air froid.
Zayne m’attendait là où je l’avais laissé, comme promis. Quand il me
sentit approcher, il releva la tête, auréolée de cheveux d’or. Il ne
souriait pas. Même s’il s’était gardé de nommer ce qu’il pensait être
mes sentiments pour Roth, et même s’il ne les approuvait pas, il savait
ce que je traversais.
Sur une impulsion, je cherchai ma bague, que je fis glisser aisément
de mon doigt. Sa surface craquelée reflétait la lumière. Sans le sang de
Lilith, elle avait l’air d’une pierre ordinaire. Je n’avais aucune raison de
la garder, mais j’étais incapable de m’en séparer. Pas encore.
Quand je donnai à Zayne la bague et la chaîne, il sembla
comprendre ce que je voulais. L’espace sur mon bras où Bambi s’était
enroulée me démangeait furieusement, mais je résistai au besoin de me
gratter jusqu’au sang tandis que Zayne glissait la chaîne dans l’anneau
de ma bague.
— As-tu… pu faire ce que tu voulais ? me demanda-t-il, repoussant
une mèche blonde échappée de son catogan.
Je m’éclaircis la voix, mais le nœud était toujours là.
— Je crois.
Zayne agita les doigts et je me retournai, m’efforçant de prendre
une autre profonde inspiration. Alors qu’il attachait la chaîne autour de
mon cou, mes yeux remontèrent jusqu’au loft de Roth. Les fenêtres
étaient trop sombres pour voir à l’intérieur. Il n’y avait sûrement
personne, mais je ne le saurais jamais.
— Prête ? demanda Zayne.
La douleur dans mon cœur s’apaisa légèrement quand je plongeai
mon regard dans les yeux bleus de Zayne. Je tentai de sourire pour lui,
et je crois que ce petit effort le rassura. Je n’allais pas me rouler en
boule et me laisser mourir parce que j’avais perdu Roth. Pourtant, il y
avait des moments où je n’aspirais à rien d’autre.
Je glissai le collier sous mon gilet, touchant la bague entre mes
seins.
Zayne me tendit la main et je l’acceptai, mêlant mes doigts aux
siens. Nous remontâmes la rue sans un mot. Mon cœur battait plus vite
à chaque pas qui m’éloignait de tout ce qui me rappelait Roth. Je ne
devais pas m’arrêter même si j’avais envie de rebrousser chemin et de
courir me terrer chez lui pour attendre… la fin de l’éternité. De temps
à autre, je tournais la tête, cherchant par-dessus mon épaule une
tignasse de cheveux noirs et ce sourire agaçant qui me plaisait tant. Et
je tendais l’oreille dans l’espoir d’entendre fredonner l’air de Paradise
City. Dans la foule des visages qui peuplaient la rue, je ne vis pas celui
que je cherchais. Mais je songeai au collier et au clin d’œil de Caïman…
Peut-être que je finirais par le revoir un jour ?

Vous aimerez peut-être aussi