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PAUL RICŒUR

HERMÉNEUTIQUE
Cours professé à l’Institut Supérieur de Philosophie
de l’Université Catholique de Louvain
1971-1972

Édition électronique établie par


Daniel Frey et Marc-Antoine Vallée

© Fonds Ricœur, 2013


2

TABLE DES MATIÈRES

NOTE SUR CETTE ÉDITION, 5.

INTRODUCTION. DÉFINITION DE TRAVAIL DE L’HERMÉNEUTIQUE, 8.

PREMIÈRE PARTIE. L’OBJET DE L’HERMÉNEUTIQUE : THÉORIE DU TEXTE, 11.

CHAPITRE I. LE DISCOURS, 12.


I – Théorie de la langue, 12.

II – Théorie du discours, 14.


1. Premier couple : événement et sens, 15.
2. Deuxième couple : fonction identifiante et fonction prédicative, 16.

3. Troisième couple : acte locutionnaire et acte illocutionnaire, 17.


4. Quatrième couple : sens et référence, 18.
5. Cinquième couple : référence à la réalité et référence au locuteur, 19.

CHAPITRE II. PAROLE ET ÉCRITURE, 21.


I – L’opposition de la parole et de l’écriture, 21.
II – Lisibilité et communicabilité, 25.

CHAPITRE III. LE DISCOURS ET L’ŒUVRE, 29.

I – Définition, 29.
II - [Les traits du discours écrits dans l’œuvre, 30.]
1. [L’œuvre comme événement de sens, 30.]
2. [Le sujet d’intention, 31.]
3. [Le rôle de l’intention dans l’interprétation: Wimsatt vs Hirsch, 32.]

CHAPITRE IV. AMBIGUÏTÉ, 38.


I – Mot et discours, 38.
II – La polysémie et la fonction du discours, 42.
III – L’ambiguïté comme critère de l’œuvre littéraire, 43.

DEUXIÈME PARTIE. LA THÉORIE DE L’INTERPRÉTATION : PROBLÈMES DE FONDEMENT, 46.

INTRODUCTION, 47.

CHAPITRE I. SCHLEIERMACHER, 48.


I – La spécificité de l’herméneutique, 49.
3

II – Organisation interne de l’herméneutique, 51.


1. Interprétation grammaticale, 51.

2. Interprétation technique psychologisante, 52.


III – Les difficultés de l’herméneutique de Schleiermacher, 53.

CHAPITRE II. L’HERMÉNEUTIQUE SELON DILTHEY, 55.


I – La connaissance historique et le "comprendre", 55.
II – Compréhension et interprétation, 58.
III – Discussion, 62.

CHAPITRE III. HEIDEGGER ET L’HERMÉNEUTIQUE, 66.


I – De l’épistémologie des sciences humaines à l’ontologie du "comprendre", 66.

II – Situation, compréhension, interprétation, 69.


III – Le langage proprement dit, 73.
1. L’énoncé, 73.

2. Le discours (die Rede), 75.

TROISIÈME PARTIE. MÉTHODOLOGIE DE L’INTERPRÉTATION, 78.

INTRODUCTION, 79.

CHAPITRE I. POUR UNE THÉORIE DE LA LECTURE : LECTURE ET DIALOGUE, 80.

I – Un "modèle à l’échelle" de la lecture : la traduction, 81.


II – Un modèle "analogique" de la lecture. l’"exécution" d’une partition, 82.
III – Un modèle "théorique" de la lecture : l’interprétation d’un formalisme logique, 83.

CHAPITRE II. EXPLIQUER ET COMPRENDRE : L’EXEMPLE DU "RÉCIT", 87.


I – Position du problème : récit et discours, 87.
1. Le récit et le discours : Benveniste, 88.
2. L’analyse formelle du récit : Propp, 90.
II – La logique des possibles narratifs, 93.
III – L’analyse structurale des mythes : Lévi-Strauss, 96.
IV – Explication et interprétation dans le récit, 98.
1. La distinction récit-discours, 98.

2. Le référent du "conte", 100.


3. Le référent du "mythe", 101.

CHAPITRE III. L’INTERPRÉTATION ET SON "RÉFÉRENT" : L’EXEMPLE DU "POÈME", 108.


I – La "fonction poétique" du langage, 109.
II – L’effacement de la référence, 114.
4

III – La métaphore ou la référence dédoublée, 118.


1. Le plan rhétorique, 118.
2. Le plan sémantique, 120.
3. Le plan de la référence et l’herméneutique, 123.

CHAPITRE IV. L’APPROPRIATION, 127.


I – Distanciation et appropriation, 128.
II – Le "jeu" comme mode d’être de l’appropriation, 130.
1. La fiction heuristique comme jeu, 130.
2. L’auteur comme figure ludique, 131.
3. Le lecteur comme figure ludique, 133.
III – Les illusions du sujet, 133.

BIBLIOGRAPHIE, 138.
5

Note sur cette édition

Le Cours sur l’herméneutique, dont nous proposons ici une version électronique, est le texte
d’un cours donné par Paul Ricœur à l’Institut Supérieur de Philosophie de l’Université Catholique
de Louvain, durant l’année universitaire 1971-1972. Il ne s’agit pas d’un texte totalement inédit de
Ricœur puisqu’il a déjà été rendu public et distribué sous forme de polycopié par l’intermédiaire de
l’Université Catholique de Louvain. Le polycopié de ce cours peut notamment être consulté à la
bibliothèque de cette université. Si certains spécialistes de l’œuvre de Ricœur connaissent déjà ce
cours, force est de constater que l’accès y a été limité, et que ce cours n’a pas encore reçu toute
l’attention qu’il mérite. Nous espérons que cette édition électronique fera connaître cet important
cours de Ricœur à un plus vaste public, en offrant pour la première fois une édition de référence
pour l’ensemble des lecteurs et des chercheurs s’intéressant à l’herméneutique philosophique de
Ricœur. Signalons, toutefois, que le contenu de ce cours n’est pas entièrement original quand on
le compare à l’œuvre publiée de Ricœur. À plusieurs endroits, il recoupe en effet certaines
analyses contenues, entre autres, dans les deux recueils d’essais d’herméneutique que constituent
Le conflit des interprétations (1969) et Du texte à l’action (1986). Ce cours est cependant loin
d’offrir au lecteur une simple redite des textes déjà publiés. À de nombreux égards, il enrichit et
complète certaines analyses de Ricœur, ou encore propose une approche différente de certains
thèmes centraux de son herméneutique.

Le cours est divisé en trois parties. La première partie vise essentiellement à définir ce que
Ricœur considère être l’objet privilégié de l’herméneutique, à savoir le texte. L’herméneutique y
est d’abord et avant tout présentée comme une réflexion sur la compréhension et le travail
d’interprétation du discours sous sa forme textuelle. Ricœur propose donc de développer une
théorie du texte en quatre étapes. Dans un premier temps, il s’agit de penser le texte en tant que
forme discursive, irréductible à une théorie de la langue comme celles de Saussure ou Hjelmslev.
Ricœur trace les grands traits distinctifs du discours en s’appuyant principalement sur les travaux
de linguistique et de philosophie du langage de Benveniste, Strawson, Searle et Austin. Le texte
est ensuite considéré en tant que forme écrite de discours, par opposition à l’oralité. Il s’agit de
mettre en lumière ce que cette fixation par l’écriture apporte spécifiquement au texte par rapport
à une simple prise de parole sous forme orale. Ricœur cherche entre autres à dégager les
conditions de communicabilité déterminantes dans le partage entre le couple écrire-lire et le
couple parler-écouter. Dans un troisième temps, le texte est examiné en tant que prenant la
forme d’une œuvre, c’est-à-dire comme composition spécifique d’un individu s’inscrivant dans un
certain corpus donné. Ricœur y mène notamment une discussion critique avec les pensées de W.
K. Wimsatt et E. D. Hirsch sur la catégorie d’auteur et l’intentionnalité du discours écrit. Quel lien
une œuvre entretient-elle avec son auteur? Quelle autonomie lui revient par rapport aux intentions
de son auteur? Ces interrogations incitent enfin Ricœur à soulever le problème de l’ambiguïté du
discours et de la polysémie des mots et des phrases qui le constituent. Cette ambiguïté quant à la
signification du texte pose inévitablement la question de la compréhension et du travail
d’interprétation du discours écrit. Quelle théorie de l’interprétation permet de répondre au défi que
posent la lecture et la compréhension d’un texte? C’est à cette question que Ricœur tente de
répondre dans la deuxième partie et la troisième partie du cours.
6

Pour ce faire, la deuxième partie propose une réflexion sur les fondements d’une théorie de
l’interprétation à partir d’une discussion critique avec les herméneutiques philosophiques de
Schleiermacher, Dilthey et Heidegger. L’un des principaux objectifs de Ricœur dans cette section
est d’ébranler l’opposition épistémologique entre expliquer et comprendre, telle qu’elle a été
formulée par Dilthey, à partir d’une remise en question de l’opposition sujet-objet qu’elle
présuppose. Son intention est ainsi d’ouvrir la voie à une conception plus dialectique des rapports
entre expliquer et comprendre à laquelle il tâchera de donner forme dans la dernière partie du
cours. L’importance de Schleiermacher aura été, aux yeux de Ricœur, de soulever pour la
première fois le problème du comprendre en lui-même et, ce faisant, de définir la spécificité de la
réflexion herméneutique. Ricœur insiste sur la tension entre la dimension « romantique » et la
dimension « critique » qui anime la pensée herméneutique de Schleiermacher. Il montre ensuite
comment Dilthey reprendra le questionnement herméneutique de Schleiermacher sur le
comprendre, qu’il opposera à l’expliquer, en lui donnant une extension plus vaste que le texte,
incluant désormais la compréhension d’autrui et la connaissance historique. Retraçant les
principales étapes du projet herméneutique de Dilthey, Ricœur cherche à rendre davantage justice
à cette pensée que ne l’a fait Gadamer, en dépit des problèmes qui lui sont inhérents. Il examine
ensuite le renversement du problème herméneutique opéré par Heidegger, dans Être et temps, à
travers l’ontologisation du phénomène de la compréhension qu’il oppose à toute herméneutique
exclusivement centrée sur les questions méthodologiques et épistémologiques. Ricœur y explore
les conséquences d’un tel renversement sur une philosophie qui place l’interprétation et le langage
au cœur de ses préoccupations les plus fondamentales.

Soucieux de préserver la dimension épistémologique et méthodologique du questionnement


herméneutique, sans méconnaître les principaux apports de la philosophie de Heidegger, Ricœur
consacre la troisième et dernière partie du cours à l’élaboration d’une méthodologie susceptible de
guider le travail d’interprétation des textes. Pour ce faire, il trace d’abord les grandes lignes d’une
théorie de la lecture comme réplique interprétative au défi que pose le texte à comprendre. Cette
théorie se voit ensuite affinée à travers l’application au récit de la dialectique de l’expliquer et du
comprendre, à partir d’une discussion des travaux de Propp sur le conte et de Lévi-Strauss sur le
mythe. Ricœur cherche ensuite à renouveler les débats sur la référence des œuvres littéraires, et
plus précisément du poème, en faisant sienne la thèse de Heidegger selon laquelle l’interprétation
vise moins à saisir l’intention subjective de l’auteur d’un texte qu’à dégager des possibilités d’être-
au-monde. Enfin, il montre comment l’acte interprétatif de lecture trouve son achèvement dans le
travail d’appropriation de ces propositions de monde déployées par le texte, par lequel le soi
acquiert et développe la compréhension qu’il a de lui-même. Le cours se termine sur quelques
brèves indications visant à situer la philosophie herméneutique à égale distance d’une philosophie
réflexive de style kantien et d’une philosophie spéculative de style hégélien, en tant que pensée
refusant à la fois tout primat du cogito et toute prétention au savoir absolu.

La présente édition électronique du Cours sur l’herméneutique de Ricœur a été établie à partir
du polycopié du cours conservé dans les Archives du Fonds Ricœur (cote 70-b, sous-dossier 10),
mais également à partir du polycopié disponible à la bibliothèque de l’Université catholique de
Louvain (cote ISP 1913-5 D11-02). Les deux polycopiés ne sont pas parfaitement identiques, bien
7

que les différences entre les deux soient peu nombreuses et généralement minimes. La plus
grande différence concerne cependant les passages soulignés, que nous avons reproduits sous
forme d’italiques dans le texte. Une comparaison des deux polycopiés a révélé que ces passages
étaient beaucoup plus nombreux et étendus dans le polycopié de Louvain que dans celui conservé
au Fonds Ricœur. Dans la mesure où nous ne pouvions pas nous assurer avec certitude que les
passages soulignés dans le polycopié de Louvain l’étaient bel et bien par Ricœur lui-même, et que
le polycopié du Fonds Ricœur semblait avoir servi de base à la constitution de celui de Louvain,
nous avons préféré suivre le polycopié du Fonds Ricœur sur ce point. Ce choix s’est vu confirmé
par le fait que ce polycopié s’est montré, à différents moments, plus fiable que celui de Louvain.

Nous nous sommes efforcés de restreindre notre travail d’édition afin d’interférer le moins
possible entre le texte original et ses futurs lecteurs. Certaines modifications et certains ajouts
s’imposaient néanmoins. Il nous fallait d’abord débarrasser le texte de différentes coquilles, dont
la correction allait de soi. Il était évident que la mention de chacune de ces petites corrections, à
travers un appareil de notes, n’aurait fait qu’alourdir inutilement le texte. Seuls les passages
problématiques, dont la correction était incertaine, ont fait l’objet de notes de bas de page
expliquant la nature de la difficulté rencontrée, par exemple lorsque le texte était corrompu. Nous
avons également utilisé un appareil de notes afin d’indiquer quelques informations
complémentaires jugées importantes, concernant entre autres certaines références
bibliographiques omises par Ricœur. Ces notes de bas de page des éditeurs portent selon l’usage
la mention (NdE), pour les distinguer clairement de celles de la main de Ricœur lui-même. Nous
avons également procédé à une vérification complète des différentes citations et références
bibliographiques de Ricœur afin de nous assurer de leur exactitude. Enfin, nous avons fait deux
principaux ajouts au polycopié original en constituant une table de matières, ainsi qu’une
bibliographie de l’ensemble des ouvrages cités par Ricœur.

Daniel Frey et Marc-Antoine Vallée.


8

INTRODUCTION

DÉFINITION DE TRAVAIL DU PROBLÈME


HERMÉNEUTIQUE

Le problème herméneutique concerne la nature de l’acte de comprendre en rapport à


l’interprétation des textes.

Le mot même n’est pas moderne 1. Il est connu depuis l’antiquité grecque ; il apparaît en grec
classique, chez Platon, en rapport à des significations obscures ou cachées de textes prophétiques
(Ion, Banquet). Dans la période alexandrine, il désigne diverses choses : traduction de textes
étrangers ou explication de textes du passé. L’idée clé reste : rendre compréhensible un langage,
soit étranger, soit obscur ou difficile, par le moyen de reformulations, de transpositions - l’acte de
traduire étant une partie de cette activité de transposition. La distance culturelle peut jouer le
même rôle que la différence des langues : l’interprétation est alors dans la même situation que la
traduction d’une langue étrangère. Dans tous les cas, il s’agit de vaincre une distance culturelle.

Le mot grec d’herméneutique est devenu, dans les transcriptions latines, « ars
interpretandi », tel qu’il jalonne toute l’histoire de l’exégèse chrétienne latine.

C’est au XVIIIe siècle que réapparaît en allemand le terme « Hermeneutik » ; cette


résurgence se fait dans une certaine situation culturelle déterminée par trois problèmes :
1) la conjonction entre l’exégèse biblique et la philologie des textes profanes classiques ;
2) le développement des sciences historiques : la question naît : qu’est l’histoire ? Quelle est
sa place dans l’ensemble des appelées sciences humaines ? ; la connaissance par trace
englobe ainsi les disciplines textuelles ;
3) le débat à la fin du XIXe siècle sur le concept même de Verstehen (comprendre) : quel est
le statut du comprendre par rapport à l’expliquer des sciences de la nature ? C’est donc le
développement des sciences naturelles qui a provoqué par contraste la réflexion sur la
spécificité du groupe des sciences humaines ; le fil conducteur est alors la compréhension
d’autrui dans ses signes expressifs et culturels.

C’est cette accumulation de trois problèmes qui est à l’origine de la renaissance du problème
herméneutique.

Dans la définition de travail proposée, on a fait une convention de langage ; on a admis que
la question du comprendre se limite à l’aire des textes. Par là, on a dessiné un cercle de
l’interprétation à l’intérieur du cercle circonscrit de la compréhension. On adopte ainsi la
suggestion de Dilthey dans son étude « Origine et développement de l’herméneutique » 2 (1900) :

1
Sur l’histoire du mot et du problème : G. Ebeling, article « Hermeneutik », Encyclopédie Religion in Geschichte
und Gegenwart, 3e édition, t. III.
2
Traduction française in W. Dilthey, Le monde de l’esprit, Paris, Aubier, tome I, 1947, p. 319-340.
9

selon Dilthey, la compréhension a pour objet tous les signes dans lesquels la vie s’exprime, y
compris les arts et la conversation ; parmi ces signes se découpe le domaine spécifique des
textes ; d’où le problème spécifique : quelle forme particulière prend le « comprendre » lorsqu’il
est appliqué à ce qui est fixé par l’écriture, en y joignant tous les documents ou monuments
comparables à l’écriture ? Retenons de cette définition les deux points :

1) C’est parce qu’il y a des textes qu’il y a un problème spécifique de l’interprétation, non
réglé par la compréhension ordinaire. Que sont ces problèmes ? On considèrera dans la première
partie de ce cours quelque-uns de ces problèmes : autonomie du texte par rapport à l’auteur, par
rapport à la situation originaire de l’œuvre, au destinataire primitif. Tous ces problèmes font que la
compréhension n’est pas réglée par la marche du dialogue, où on peut questionner et répondre.
Toutes les fois que nous n’avons plus les critères de la compréhension dans le dialogue, des
problèmes d’interprétation se posent. On admettra donc que le problème de l’interprétation est lié
à celui de la textualité comme telle. On peut formuler ainsi la question : « qu’est-ce qui, dans la
relation ‘écrire-lire’, se distingue de la relation ‘parler-entendre’, ou relation de dialogue ? »

2) Quel est le rapport entre « expliquer » et « interpréter » que la tradition allemande met en
opposition ? Erklären – Verstehen, dont Auslegen (« interpréter ») est un cas. C’est un problème
considérable qui traverse la méthodologie des sciences humaines. Comprendre (interpréter), est-
ce une démarche distincte d’expliquer dans les sciences naturelles ? Ce problème a une origine
dans la philosophie romantique dont Schleiermacher 3 est le témoin : face à Hegel il représente
l’autre que le savoir : mais l’élément intuitif du comprendre ne peut opérer qu’en composition avec
l’interprétation grammaticale ; c’est la première fois que la polarité de deux attitudes, de deux
méthodes, est posée. Cette antithèse n’est pas passagère. Alors que Schleiermacher pense face à
la philosophie des Lumières, Dilthey la restitue dans une autre situation culturelle : succès de la
méthode expérimentale et de l’explication naturaliste ; montée du positivisme, après l’échec de la
philosophie hégélienne et à l’époque du néo-kantisme ; la polarité entre expliquer et comprendre
devient l’opposition entre « sciences de la nature » et « sciences de l’esprit ». Notre problème sera
de savoir si cette opposition a une consistance réelle. La même opposition réapparaît avec
Bultmann 4, cette fois sur une base heideggérienne : la compréhension de l’être humain dans le
monde s’oppose à toute connaissance par objet : l’opposition « comprendre-expliquer » s’inscrit
alors dans le courant des philosophies existentielles.

On consacrera la deuxième partie du cours au problème fondationnel posé par cette


opposition « expliquer-comprendre ».

Puis, dans la troisième partie du cours, on esquissera une méthodologie de l’interprétation,


qui répondra à la théorie du texte élaborée dans la première partie et qui tentera de résoudre les
antinomies développées dans la deuxième partie.

3
H. Kimmerle a publié en 1959, dans les Collections de l’Académie des Sciences de Heidelberg, les fragments
inédits jusque-là de 1805 et 1809, les « Aphorismes de 1805 et 1809-10 », la « Première Esquisse de 1809-
10 », l’« Exposé abrégé de 1819 », l’« Exposé séparé de la 2e Partie de 1826-7 », les « Discours Académiques
de 1829 », les « Notes marginales de 1832-33 ». [Ricœur suit ici la datation des textes établie par H. Kimmerle
en 1959. Or, il importe de noter que cette datation a été revue par H. Patsch en 1966, que Kimmerle accepta la
datation révisée en 1968 et l’appliqua à sa seconde édition en 1974. (NdE)].
4
R. Bultmann, Foi et compréhension, tomes I et II (Glauben und Verstehen, 1933, 1952), traduction française,
Paris, Éditions du Seuil, 1970.
10

J’indique tout de suite quelle sera l’orientation générale de cette troisième partie. J’essaierai
de traiter de façon beaucoup moins dichotomique la relation entre expliquer et comprendre, et de
substituer une dialectique fine et ouverte à cette opposition trop simple et trop massive. Je
m’appuierai ici sur le développement actuel des sciences sémiologiques et des analyses
structurales pour proposer un modèle de l’explication assez différent de celui de Schleiermacher,
Dilthey, Bultmann. En même temps, je tiendrai compte dans l’élaboration du concept
d’interprétation des déplacements provoqués par la philosophie heideggérienne dans la philosophie
du sujet, de la réflexion et de l’existence. Ainsi les deux termes « expliquer » et « comprendre »
doivent-ils subir l’un et l’autre, ainsi que leur rapport mutuel, des transformations radicales.

D’ailleurs, le génie des mots va dans ce sens : nous n’opposons pas « expliquer » à
« comprendre » dans le langage ordinaire ; nous expliquons pour comprendre et nous comprenons
quand on nous a expliqué ; même s’il y a dans compréhension quelque chose d’irréductible, voire
de génial, il n’est pas de compréhension qui ne doive se justifier pour se communiquer ; par
conséquent qui ne doive donner ses raisons et les faire valider. Si on coupe « comprendre »
d’« expliquer », on tombe dans le subjectivisme de la compréhension.

Cette dialectique est la clé de ce qui a été appelé le cercle herméneutique : en toute
compréhension le sujet est impliqué d’une façon sans parallèle dans la connaissance naturelle par
objet. Mais que veulent dire « sujet » et « objet » ? De ces questions radicales dépend la juste
compréhension du cercle entre « compréhension de texte » et « compréhension de soi ». C’est la
juste compréhension de ce cercle herméneutique qui est l’horizon de notre problème. Mais nous
ne pouvons commencer par là ; il faut y arriver par le long détour d’une théorie du texte. Ainsi,
serons-nous fidèles à notre manière au mot de Heidegger : « Le problème n’est pas d’éviter le
cercler, mais d’y entrer correctement » (§ 32) 5. - Ce sera l’objet de notre recherche.

5
M. Heidegger, Être et temps, trad. par R. Boehm et A. de Waelhens, Paris, Gallimard, Bibliothèque de
philosophie, 1964, p. 190 [153] (traduction modifiée par Ricœur). (NdE)
11

PREMIÈRE PARTIE

L’OBJET DE L’HERMÉNEUTIQUE

THÉORIE DU TEXTE
12

CHAPITRE I

LE DISCOURS

On définira l’objet de l’herméneutique en quatre étapes ; chacune représente un degré dans


l’approximation de plus en plus serrée de l’objet de l’herméneutique. On peut considérer ces
quatre degrés comme autant de cercles concentriques de plus en plus étroits. La première
enveloppe est constituée par une théorie du discours ; elle définit le lieu de notre problème dans
le langage ; à l’intérieur de ce plus grand cercle nous traiterons celui de l’écriture, puis celui de
l’œuvre, enfin celui de l’ambiguïté. Chaque problème sera ainsi une restriction du précédent.

En disant que l’objet le plus général de l’interprétation est dans le discours, nous indiquons
négativement que la théorie de l’interprétation ne commence pas avec l’écriture, mais que celle-ci
vient spécifier des traits de communicabilité présents en tout discours, parlé ou écrit ; on
montrera, le moment venu, qu’une majoration des problèmes d’écriture est la contrepartie d’une
faiblesse de la théorie du discours ; la théorie de l’écriture apporte des traits différentiels,
importants certes, mais qui affectent une théorie préalable du discours ; on a pu écrire parce que
le discours a des traits qui se prêtent à l’inscription ; le langage est inscriptible parce que d’abord
il est discursif.

Mais qu’est-ce que faire une théorie du discours ?

C’est d’abord l’opposer à une théorie de la langue.

I – THÉORIE DE LA LANGUE

La théorie de la langue est l’objet de la linguistique moderne depuis que Ferdinand de


Saussure 6 a institué la grande coupure qui traverse le langage entre langue et parole.

On dira pourquoi on préfère le terme discours au terme parole. C’est le côté parole qui est le
nôtre. Or, si Saussure séparait la langue de la parole, c’est d’abord pour donner à la linguistique
un objet homogène, contenu dans une unique science ; la parole ne l’est pas : elle relève de la
physique, de la physiologie, de la psychologie, de la sociologie, selon que l’on considère le son,
l’articulation, l’intention ou la communication ; elle tombe donc dans plusieurs sciences. La langue
au contraire est l’objet d’une unique science, si on lui donne des caractères rigoureux qui sont les
suivants :

6
F. de SAUSSURE, Cours de linguistique générale, Paris, Édition Payot, 1917, nombreuses rééditions.
13

1) Institution par opposé à usage intermittent des individus ; la langue est le code d’une
communauté linguistique.

2) Système reposant sur des unités (phonèmes, morphèmes) en nombre fini et formant à un
moment donné un système cohérent ; d’où opposer : système à procès, code à message,
schéma à usage.

3) Contrainte à un niveau non conscient ; nés dans une langue, nous la trouvons sans l’avoir
faite ; la langue relève d’un inconscient structural comparable à l’inconscient libidinal que
Freud lie au refoulement ; inconscient institutionnel qui précède et enveloppe l’usage
individuel et intentionnel de la parole.

Toutes les lois de la linguistique saussurienne et post-saussurienne concernent la langue.

On en rappelle ici quelques-unes, car les lois du discours sont de tout autre nature.

1ère Loi : Les unités de langue sont différentielles et oppositives : un phonème n’a pas
d’existence physique propre (ce n’est pas sa réalisation concrète par un individu qui importe), il
est opposé à tel autre. C’est le rapport aux unités du même système qui en fait un signe. De
même, le mot, du moins le signe lexical (car le mot est une réalité du discours), n’a pas d’autre
existence que sa place dans le lexique et son opposition à d’autres mots (cf. le découpage des
couleurs dans le continuum qualitatif ; ce découpage n’est pas équivalent d’une langue à l’autre ;
ce qui exclut une relation terme à terme et demande une comparaison de système à système).

2ème Loi : Tous les rapports sont de forme et non de substance : la façon dont est effectué (au
plan sonore ou psychologique) un phonème ou un morphème est indifférente ; seules les lois de
forme concernent le système.

3ème Loi : En ce qui concerne les relations de temps, les unités d’un système entrent dans
deux sortes de rapports : rapports de synchronie (dans une même coupe de présent), rapports de
diachronie (passage d’un état de système à un autre). Ceci sera d’une grande importance pour
l’analyse structurale des textes ; à la différence d’une explication génétique, il faudra mettre à plat
un texte et le considérer comme un système synchronique. – Saussure enseigne qu’il ne faut pas
mêler les deux points de vue : on ne peut en même temps demander comment fonctionne un
système à un moment donné et comment des parties de ce système changent.

Bien plus, il enseigne à subordonner la diachronie à la synchronie : ce que nous comprenons


d’abord, ce n’est pas le changement, mais la place dans un système ; un changement n’est jamais
que le passage d’un état de système à un autre.

4ème Loi : Un système linguistique est un système fermé : c’est l’axiome de la clôture. Il
signifie deux choses : tous les rapports sont de dépendance interne ; les oppositions (1ère Loi) sont
à l’intérieur de systèmes finis. Tout cela est vrai même d’un lexique, qui ne saurait être infini, ou
d’un corpus de textes sur lequel on travaille.
14

En ce premier sens, clôture veut dire finitude. En un autre sens, clôture implique que tous les
rapports sont à l’intérieur d’un même système ; selon le mot de Hjelmslev 7, une structure est un
système de dépendances internes. Par là est éliminé et renvoyé à la théorie de la parole un aspect
très important du langage, à savoir qu’il s’échappe à lui-même vers l’extra-linguistique ; si parler
c’est parler sur quelque chose, sur le monde, la linguistique structurale commence par mettre
entre parenthèses cette relation à un dehors. Cet axiome est la conséquence la plus lointaine de la
coupure entre langue et parole ; si en effet l’application du langage à la réalité tombait dans
l’enceinte de la linguistique, celle-ci n’aurait pas d’objet homogène ; elle serait à la fois dedans et
dehors ; pour que la linguistique soit la science du langage seul, il faut que toutes les entités lui
soient intérieures. Cet axiome est décisif pour la définition même du signe sur laquelle on
terminera cette brève revue.

Avant de Saussure, le signe est défini par son opposition et sa relation à la chose (signum –
res). Dans le Cours de linguistique générale, le signe est défini par une différence interne entre le
signifiant (image acoustique) et le signifié (concept). Dans la définition du signe comme rapport
entre un signifiant et un signifié, les deux termes tombent du même côté de la coupure langue-
monde : le signifié est la contrepartie, dans le signe, de son signifiant. Signifiant et signifié
expriment la double articulation du même signe (Martinet). C’est même le critère du signe
linguistique d’être un phénomène à double face : l’analyse du signifiant donne le phonème, celle
du signifié donne le sème ; entre les deux, pas de relation terme à terme : l’analyse en phonèmes
renvoie au système phonématique, l’analyse en sèmes, au système lexical.

L’axiome le plus important est donc l’immanence de toutes les relations à l’intérieur d’une
clôture déterminée méthodologiquement par l’isolement qui fait de la langue un objet de science.

Ces principes et axiomes ont été si efficaces qu’outre la linguistique moderne ils nous ont
donné un modèle généralisable à tous les signes non linguistiques : le modèle sémiotique. Peirce 8
avant Saussure, avait anticipé cette inclusion de la linguistique dans la sémiotique, qui englobe :
rituels, règles de politesse, modes, systèmes de parenté, etc. La présupposition de ce modèle
généralisé est que toutes les unités sémiotiques sont homologues, voire isomorphes. C’est avec
cette présupposition que nous aurons à nous confronter : les unités de discours issues de la
phrase sont-elles constituées de la même manière que les unités situées au-dessous de la phrase
dont s’occupe la linguistique structurale ? La phrase n’est-elle pas déjà une exception à l’axiome
d’isomorphisme sous-jacent à tout traitement structural des réalités sémiotiques ?

II - THÉORIE DU DISCOURS

C’est par rapport à cet ensemble d’axiomes très schématiquement présentés qu’il est possible
maintenant de situer de façon plus détaillée les caractères propres du discours. La présupposition

7
L. Hjelmslev, Prolegomena to a Theory of Language (1943), traduction anglaise U. of Wisconsin Press, 1963;
traduction française, Paris, Éditions de Minuit, 1968. Essais linguistiques, 1959. Le langage (1963), traduction
française, Paris, Éditions de Minuit, 1966.
8
C. S. Peirce, Collected Papers, 4 vol., (Paul Weiss éd.), Cambridge, Harvard University Press, 1931-32/1959-
60.
15

fondamentale de la théorie du discours est que les différentes unités sur quoi repose le langage ne
sont pas de même nature. Les unités de discours et de langue ne sont pas les mêmes. Cette
distinction a été lumineusement exposée par Émile Benveniste dans Problèmes de linguistique
générale 9. La première unité de discours est la phrase, tandis que les unités de langue sont les
signes. On ne peut pas dériver les caractères de la phrase de ceux du signe. Plus précisément les
traits caractéristiques de la phrase ne sont pas dérivables des traits caractéristiques du signe :
unités oppositives, différentielles, synchroniques, immanentes au système.

De quelle discipline relève alors l’analyse du discours ? On peut répondre : de la linguistique,


si l’on dit avec Jakobson : « rien de ce qui est phénomène de langage ne m’est étranger » ; en
fait, l’étude du discours est au carrefour de multiples disciplines dont plusieurs ne sont pas du
ressort de la linguistique ; on comprend pourquoi la linguistique, étant d’abord linguistique de la
langue, tient la parole pour un résidu. C’est pour marquer que la théorie de la phrase n’a pas le
caractère de résidu que Benvéniste préfère le terme discours au terme parole. Pour Saussure la
parole était ce qui reste quand on soustrait la langue au langage : un événement évanouissant,
intermittent, fait de combinaisons libres par les individus ; or la langue subsiste qu’on en use ou
non. Aussi la linguistique de la parole est-elle une linguistique faible comparée à la linguistique de
la langue. Par contre, nous avons des analyses fortes du discours qui ne sont pas linguistiques ;
en particulier tout ce que, en milieu anglo-saxon, on appelle « linguistic analysis ». Cette analyse
est d’autant plus intéressante pour nous qu’elle s’est faite en pleine indépendance à l’égard des
linguistes et mêmes – en un sens assez scandaleux – dans une sorte d’ignorance insolente à
l’égard des linguistes ; Ryle, Wittgenstein, Austin, Strawson, Searle ne se réfèrent jamais à la
linguistique des linguistes ; ils attaquent directement le langage à son niveau de discours, sans
passer par la langue et ses lois ; en milieu francophone, on est contraint d’articuler la théorie du
discours à la théorie de la langue parce que nous sommes dans une situation culturelle marquée
par Saussure. Les analyses anglo-saxonnes ont l’avantage de mettre le discours à l’abri des
extrapolations d’une théorie de la langue.

On groupera autour de quelques traits fondamentaux la théorie du discours ; ces traits ont un
caractère dialectique qui suppose une autre méthode d’approche que la segmentation et la
distribution.

1. Premier couple : événement et sens

Tout discours se produit comme un événement : c’est ce qui l’oppose à la langue (code,
système). Comme tel il a une existence instantanée : il apparaît et disparaît ; c’est ce que
Benveniste appelle l’instance de discours. Un système linguistique – précisément parce que
synchronique – n’a dans le temps successif qu’une existence virtuelle. Les langues sont des
systèmes virtuels ; une langue n’existe que quand les locuteurs s’en emparent et l’actualisent. En
ce sens, elle n’a pas de place dans le temps, même dans le présent. Quelqu’un parle, alors le
langage existe. On verra (chapitre II), que c’est l’origine même du problème de l’écriture. Il n’y
aurait pas de problème de l’écriture si le discours n’était pas évanouissant. Cette fugacité du

9
É. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966.
16

discours est incompréhensible si on reste dans une problématique de langue ; il n’y a pas de
problème de fugacité, puisqu’il n’y a pas d’effectuation.

Mais, en même temps que l’événement discursif est transitoire et fugace, il peut être identifié
et réidentifié comme le « même ». C’est la base du problème de la signification, au sens le plus
large, qui est introduit par cette possibilité d’identifier comme « même » une instance de discours.
Il y a sens parce qu’il y a « même » sens. La possibilité de dire « même » constitue la signification
en problème (Cf. Strawson, Individuals 10 : identifier c’est pouvoir réidentifier). La même phrase
peut être reconnue prononcée par un autre, et moi-même je peux la répéter comme la même.
Telle est donc l’instance de discours : un événement éminemment répétable. C’est pourquoi on a
pu confondre ce trait avec un trait de langue. Mais c’est le répétable d’un événement, non d’un
élément de système. On ne répète pas un phonème, un lexème, la structure d’une langue.

Cette identifiabilité est la base même de la communicabilité du discours (cf. chapitre II).

Donc, si un discours est prononcé – « uttered » – comme unique, il est compris comme
même. Cette dialectique de l’énonciation et de la signification est primitive et irréductible ; le
discours a la constitution paradoxale d’un événement fugace, réidentifiable comme le même par le
locuteur et par un autre. Disons donc : tout discours est effectué comme un événement et compris
comme une signification identique.

2. Deuxième couple : fonction identifiante et fonction prédicative

Le discours repose sur une synthèse connue des logiciens avant la sémantique comme
proposition. Pour la linguistic analysis, la proposition des logiciens est la mise en forme d’une
structure générale du discours, caractérisée par une polarité typique. Selon Strawson, toute
proposition repose sur la polarité entre : identification singulière, prédication universelle.

Considérons le premier pôle ; l’identification singulière (ou mieux singularisante) :

De réduction en réduction, toute proposition est sur un individu (Pierre, Londres, la Seine, cet
homme, cette table, l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours). Par individu, il faut entendre ici
les sujets logiquement propres. Le langage est ainsi fait qu’il permet l’identification singulière ;
parmi ces moyens : le nom propre, le démonstratif, les pronoms et surtout le moyen le plus
employé que depuis Russell 11 nous appelons « description définie » : le tel et tel (l’article défini
suivi d’un déterminant). Viser une chose et une seule, telle est la fonction des expressions
procurant une identification singulière.

Du côté du prédicat, on mettra : les qualités – adjectifs (grand, bon) et les qualités
nominalisées (grandeur, bonté), – les classes d’appartenance, – les relations (x est à côté de y), –

10
P. F. Strawson, Individuals, Londres, Methuen, 1959.
11
B. Russell, Logic and Knowledge. Essays 1901-1950, Londres, Allen and Unwin, 1956.
17

les actions (Brutus tua César). Qualités, classes, relations, actions ont en commun d’être
universalisables (courir comme action peut être dit d’Achille et de la Tortue).

D’où la polarité fondamentale de langage qui, d’une part, s’enracine dans des individus
dénommés, d’autre part prédique des qualités, des classes, des relations et des actions qui sont
en droit universelles. Le langage fonctionne sur la base de cette dissymétrie entre deux fonctions.

1) La fonction identifiante désigne toujours des êtres qui existent (ou dont l’existence est
neutralisée comme dans la fiction) ; en droit, je parle de quelque chose qui est ; la notion
d’existence est liée à la fonction singularisante du langage ; les sujets logiquement propres sont
potentiellement des existants ; c’est là que le langage « colle », a son adhérence aux choses. Dès
que j’introduis un sujet logiquement propre par identification singulière, je touche la chose. Antée
reprend force en touchant le sol ; le langage touche terre par sa fonction singularisante.

2) Par contre la fonction prédicative concerne l’in-existant en visant l’universel. La


malheureuse histoire des universaux au Moyen Âge vient de la confusion entre la fonction
singularisante et la fonction prédicative : il n’y a pas de sens à se demander si « la bonté » existe,
mais si « un tel qui est bon » existe. La dissymétrie des deux fonctions implique aussi la
dissymétrie ontologique du sujet et du prédicat.

Telle est la constitution du discours, sans pareille dans l’analyse de la langue.

On évoquera à cette occasion les réflexions du Cratyle, du Théétète et du Sophiste de Platon :


le logos est une symplokhê (image du tissu), un entrelacs du onoma et du rhêma. Strawson ne dit
pas autre chose : onoma = fonction identifiante, rhêma = fonction prédicative. Par là même Platon
sortait de l’impasse la question de la « justesse » des mots ; il n’y a pas de solution à ce niveau ;
on peut dire le mot tour à tour arbitraire ou naturel. C’est la question qui n’est pas convenable :
on peut demander si le discours est « juste », mais non si un nom est « juste ». Seule la
symplokhê peut « atteindre quelque chose », ou non. La vérité et l’erreur sont du discours
seulement.

3. Troisième couple : acte locutionnaire et acte illocutionnaire

Le troisième trait ressortit à l’analyse du speech act commencée par Austin 12, (Quand dire,
c’est faire). Que fait-on quand on parle ? On fait plusieurs choses à plusieurs niveaux. Il y a
d’abord l’acte de dire ou acte locutionnaire. C’est ce que nous faisons quand nous rapportons la
fonction prédicative à la fonction identifiante. Mais le même acte de rapporter l’action-de-
« fermer » au sujet « la porte » peut être effectué comme constatation, comme ordre, comme
regret, comme vœu, etc. ; ces modalités diverses du même contenu propositionnel ne concernent
plus l’acte propositionnel lui-même, mais sa « force » : ce qu’on fait en disant (in saying) : (il-

12
J.-L. Austin, How to do Things with Words?, Oxford, Oxford University Press, 1962, traduction française,
Quand dire, c’est faire, Paris, Éditions du Seuil, 1970. J. Searle, Speech Acts, Cambridge, Cambridge University
Press, 1969.
18

locution) ; je fais une promesse, un ordre, une constatation (déjà les sophistes, avec Protagoras,
avaient distingué plusieurs formes de discours : question et réponse, prière, ordre).

Ce qui a intéressé Austin, c’est la différence entre deux grandes classes d’actes : les
constatifs et les performatifs dont le modèle est la promesse ; en promettant je fais cela même
qui est dit dans la promesse : en disant, je me lie, je me place sous l’obligation de faire. Les
performatifs sont énoncés à la première personne du singulier du présent de l’indicatif, et portent
sur les actions qui dépendent de celui qui « commet » la promesse.

La théorie du speech act a progressé avec la remarque qu’il n’y a pas que le performatif qui
fait quelque chose. Dans la constatation, je me commets d’une autre façon que dans la
promesse : je crois ce que je dis ; si je dis : « le chat est sur le tapis mais je ne le crois pas », la
contradiction n’est pas au niveau propositionnel, mais entre l’engagement implicite à la proposition
et la négation explicite qui suit. Ainsi, les performatifs ne sont pas seuls à présenter la structure
complexe des actes de discours.

On remarquera que l’acte illocutionnaire permet d’ancrer dans le langage des éléments
considérés comme psychologiques : la croyance, le désir, le sentiment et, en général, un « mental
act » correspondant. Cette remarque est importante pour la référence au locuteur, au sujet
parlant.

Le speech act comporte un troisième niveau d’acte que Austin appelle perlocutionnaire. C’est
ce que je fais « by saying », par le fait que je dis ; un avertissement, un commandement, peut
agir par la compréhension de la règle sociale (c’est son aspect illocutionnaire), ou par influence
directe (effroi, intimidation) ; le discours fonctionne alors comme stimulus de l’action. Tout
discours entre, d’une façon ou d’une autre, dans le rapport stimulus-réponse par ce côté
perlocutionnaire ; c’est la base de l’éloquence. Le discours a une influence par des traits qui ne
sont pas liés à la constitution du discours en tant que compris ; il a une action
psychophysiologique. La différence entre illocution et perlocution est d’ailleurs délicate ; sans
doute ne peut-elle être faite que par la distinction entre deux aspects du langage : comme
segment de comportement, et comme relation de reconnaissance d’une intention à une intention
(voir Paul Grice 13). Ce problème sera moins urgent avec le discours écrit qui, précisément, disjoint
les effets physiques de l’éloquence.

4. Quatrième couple : sens et référence

Cette distinction a été introduite dans la philosophie contemporaine par Frege, dans Sinn und
Bedeutung 14 (traduit en anglais par « sens et référence » et en français par « sens et
dénotation »).

13
P. Grice, « Meaning », Philosophical Review, 1957 ; « Utterer’s Meaning, Sentence-Meaning, and Word-
Meaning », in Foundations of Language, 1968 ; « Utterer’s meaning and Intentions », Ibid, 1969, cf. aussi P. F.
Strawson, « Intention and Convention in Speech Acts », Philosophical Review, 1964.
14
Sinn und Bedeutung a été publié en 1892 dans Zeitschrift für Philosophie und philosophische Kritik;
traduction anglaise in Translation from the Philosophical Writings of Gottlob Frege, by Peter Geach and Max
19

Seule la phrase permet cette distinction. C’est seulement au niveau de la phrase, prise
comme un tout, que l’on peut distinguer ce qui est dit et ce sur quoi on parle. Cette différence est
déjà impliquée dans la simple définition équationnelle : « A est B », où A et B ont des sens
différents. Mais si l’on dit que l’un est l’autre, on dit du même coup qu’ils se réfèrent à la même
chose. On peut faire apparaître la différence entre le sens et la référence en considérant les cas où
il y a manifestement deux sens pour une référence (le maître d’Alexandre et l’élève de Platon), ou
ceux où il n’y a pas de référent assignable physiquement (le corps le plus éloigné de la terre).

La distinction entre sens et référence est absolument caractéristique du discours ; elle heurte
de front l’axiome de la clôture du discours. Dans la langue, il n’y a pas de problème de référence :
les signes renvoient à d’autres dans le même système. Avec la phrase, le langage sort de lui-
même ; la référence marque la transcendance du langage à lui-même. Un énorme problème est
ainsi soulevé. Tous les textes ont-ils une référence ? Un poème est-il encore au sujet de quelque
chose ; y a-t-il encore une référence dans certains textes fermés sur eux-mêmes (Mallarmé) ? Du
moins la question est-elle légitime, précisément parce que le discours fait référence. Si certains
textes sont sans référence, cela même constitue une profonde perturbation du discours. Au niveau
de la langue, la question ne se poserait même pas.

On retrouve ici une distinction que la sémantique structurale retrouve par un autre biais, en
distinguant le plan d’immanence et le plan de manifestation du discours (Greimas – Sémantique
structurale 15).

On retrouve aussi l’analyse phénoménologique basée sur le concept d’intentionnalité : le


langage est par excellence intentionnel : il vise l’autre que lui-même 16. C’est ici que se justifie la
vieille opposition signe-chose (Augustin). Elle n’est donc aucunement exclue par la distinction
signifiant-signifié, instaurée par Saussure. Cette dernière opposition est de langue – la première
est de discours – l’une n’abolit pas l’autre.

5. Cinquième couple : référence à la réalité et référence au locuteur

La référence est elle-même un phénomène dialectique. Dans la mesure où le discours se


réfère à une situation, une expérience, la réalité, le monde, ou un monde, bref à l’extra-
linguistique, il se réfère aussi à son propre locuteur par des procédés qui sont essentiellement de
discours et non pas de langue 17.

Au premier rang de ces procédés, les pronoms personnels, qui sont proprement
« asémiques » : le mot « je » n’a pas de signification en lui-même, il est un indicateur de la
référence du discours à celui qui parle. « Je », c’est celui qui, dans une phrase, peut s’appliquer à
lui-même « je », comme étant celui qui parle ; donc le pronom personnel est essentiellement

Black, Oxford, 1952 ; traduction française Écrits logiques et philosophiques par C. Imbert, Paris, Éditions du
Seuil, 1971.
15
A. J. Greimas, Sémantique structurale, Paris, Larousse, 1966.
16
E. Husserl, Recherches logiques, 1ère Recherche, traduction française par H. Elie, L. Kelkel, R. Scherer, Paris,
PUF, 1959.
17
É. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966.
20

fonction de discours et ne prend sens que quand quelqu’un parle et se désigne lui-même en disant
« je ». À son tour, le pronom personnel appartient à un système des pronoms comportant deux
coupures ; la première coupure oppose « il » au groupe « je » – « tu », et institue ce que
Benveniste appelle une opposition de subjectivité, où le terme « il » est le terme non marqué ;
puis « je » s’oppose à « tu », comme celui qui parle s’oppose à celui à qui « je » parle : cette
opposition de personnalité désigne deux sujets du discours. Ainsi, en parlant « de » quelque
chose, « je » parle, et je parle « à » quelqu’un. Je parle de quelque chose à quelqu’un (« je » =
celui qui ; « tu » = celui à qui ; « il » = ce dont).

Aux pronoms personnels s’ajoutent les temps des verbes : ceux-ci constituent des systèmes
grammaticaux très différents, mais qui ont un point d’ancrage dans le présent. Or le présent,
comme le pronom personnel, est auto-désignatif. Le présent, c’est le moment même où le
discours est prononcé ; c’est le présent du discours ; par le moyen du présent, le discours se
qualifie temporellement lui-même.

Il faut en dire autant de nombreux adverbes (ici et maintenant, etc.), tous reliés à l’instance
de discours.

De même, les démonstratifs, ceci, cela, dont les oppositions sont déterminées par rapport au
locuteur ; en tant qu’auto-référentiel, le discours détermine un maintenant et un ici, un ceci et un
cela, et centre le discours sur un ceci-ici-maintenant absolu.

Tous ces caractères ont-ils le même destin dans la parole et dans l’écriture ? Qu’arrive-t-il au
discours lorsqu’il est fixé par l’écriture ? Ce sera l’objet du chapitre suivant.
21

CHAPITRE II

PAROLE ET ÉCRITURE

Rappelons notre définition de travail : il y a un problème herméneutique parce que, d’abord, il


y a des textes et parce que, en outre, la communication n’est pas réglée seulement par le
mouvement du dialogue, dans lequel chacun peut reprendre immédiatement le discours de l’autre
et procéder à une interprétation continuelle qui, sans cesse, se corrige elle-même.

Dans la première partie, nous soulignerons la différence fondamentale entre deux réalisations
du discours, dans la parole et dans l’écriture. Dans la deuxième partie, plus critique, nous
reviendrons sur cette opposition et nous montrerons que l’écriture manifeste des caractères du
discours déjà présents dans l’oralité, mais déployés seulement par l’écriture ; je les appellerai les
caractères de communicabilité du discours. C’est par ces caractères que la théorie de l’écriture se
subordonne à la théorie antérieure du discours.

I - L’OPPOSITION DE LA PAROLE ET DE L’ÉCRITURE

1) Dans la parole, le discours est un événement disparaissant. C’est pourquoi l’écriture a


d’abord la fonction sociale de fixer le langage. Mais ce caractère manifeste est plus difficile à
analyser qu’à énoncer. Car qu’est-ce qui est fixé ? Cette fixation est constitutive d’un destin social
considérable du langage et introduit une coupure fondamentale dans l’histoire de l’humanité entre
les civilisations sans écriture et les civilisations avec écriture.

Tant que l’on considère l’écriture comme une opération seconde par rapport à la parole, on
n’aperçoit que sa fonction de préservation contre la destruction. Cela n’est toutefois pas
négligeable : la fixation riposte à la menace du temps ; rien en effet n’est plus fragile que le
langage, dans la mesure où il est dans le temps et non dans l’espace ; par la fixation le langage
est transporté du temps dans lequel il s’exprime dans l’espace où il peut être conservé. Mais cette
première fonction reste encore très extérieure, car elle n’altère pas le discours lui-même. Ce qui
est d’abord parlé est en outre écrit.

Une fonction plus fondamentale apparaît lorsque l’on considère que l’inscription affecte le
discours lui-même ; l’orateur et l’écrivain ont assurément une destinée distincte. L’autonomie de
l’écrit par rapport à l’écrivain représente une altération profonde du rapport de l’homme à son
discours.

Le fait que l’homme cesse d’adhérer à son discours introduit une distorsion profonde dans la
pratique même du discours. En effet, les motifs qui ont pu susciter l’écriture sont bien plus que le
22

simple souci de préserver la parole : car pourquoi la préserver ? Certes, on peut nommer des buts
économiques et politiques ; l’écriture est contemporaine de la naissance des grands empires ; il
s’agit de transmettre un ordre sans le déformer, en le liant à une matière indéformable ; il faut
aussi faire des comptes, gérer des choses ; il faut surtout commander les hommes en gérant les
choses. Mais, surtout, avec l’écriture naît la volonté de durer et de faire histoire. Par l’écriture
l’homme a des archives ; du même coup, il se donne une mémoire d’une tout autre nature, qui
repose non plus sur le souvenir personnel, mais est confiée à une nature distincte ; ainsi, les rois
du Moyen Orient se sont-ils servis de ces monuments pour célébrer la gloire durable de leur
dynastie et assurer la continuité du pouvoir en préservant leur propre gloire inscrite dans la pierre.
On s’approche ainsi de l’idée que l’écriture n’est pas simplement l’appendice de la parole, mais une
substitution à la parole.

Nous sommes en face d’une écriture lorsqu’un discours n’a jamais été prononcé, mais a été
directement inscrit. L’écriture, alors, ne se borne pas à conserver la parole. Un texte n’est un texte
que quand il n’est pas la transcription de l’oral, mais l’inscription directe du discours. Il se produit
alors une sorte de court-circuit entre signification et écriture.

Ce qui donne poids à cette idée d’une relation directe entre signification et écriture, en
sautant l’échelon de la parole, c’est le rôle de la lecture, en tant qu’opération correspondante.
L’écriture appelle la lecture.

On verra dans la troisième partie de ce cours que le rapport entre explication et


compréhension s’inscrit précisément à l’intérieur de la lecture.

Le couple écrire-lire n’est pas un cas particulier du couple parler-écouter, couple fondateur de
la relation de dialogue dans la parole. Une relation originale et irréductible s’institue ici : lire prend
la place d’écouter, comme écrire prend la place de parler. Un couple se substitue à l’autre.

Ainsi la relation écrire-lire s’exclut du dialogue, compris comme échange de la question et de


la réponse. L’écrivain ne répond pas à son lecteur. C’est pourquoi son texte doit être interprété.
L’écrivain ne porte plus son texte ; le texte lui-même supporte la lecture. La substitution de la
lecture à la place où un dialogue n’a pas eu lieu est si évidente que l’interférence d’un auteur dans
la lecture de son texte a toujours quelque chose de troublant ; écrire un livre, c’est se rendre
absent à son propre texte. C’est pourquoi un livre est une chose muette qui doit être déchiffrée.

2) Cette discussion sur la fixation ou l’inscription conduit au problème plus difficile de la


relation du locuteur à son discours.

Cette discussion nous met au cœur de nombreux débats contemporains. Dans le discours
parlé, ce rapport est relativement simple ; le locuteur est présent à sa parole ; cette présence est
fondée dans le caractère du discours de faire référence à son locuteur (voir chapitre I – [section
II] paragraphe 5) par le moyen des indicateurs de subjectivité. C’est un rapport « immédiat »
(sans intermédiaire) ; le locuteur adhère à son discours ; cette adhérence implique que la
signification du discours coïncide avec l’intention de celui qui parle ; ce recouvrement entre la
signification verbale et l’intention mentale s’exprime dans l’ambiguïté du mot même « signifier ».
23

En anglais, particulièrement, « to mean » exprime aussi bien ce que « veut dire » le locuteur que
ce que « signifie » son discours. Dans l’écrit, une coupure, une disjonction, s’établit entre
l’intention subjective de l’écrivain et la signification objective de l’écrit. Cette coupure peut être si
profonde que l’autonomie du texte va jusqu’à la perte de son auteur (cette disjonction a des
aspects institutionnels, économiques, commerciaux ; le dernier acte de l’auteur : signer le « bon à
tirer » !). Cette coupure implique le dédoublement, au niveau de la signification, entre l’intention
mentale et la signification textuelle. Ce trait a été poussé si loin par certaines écoles de critique
littéraire que toute recherche concernant l’auteur paraît vaine et contraire à la nature même du
texte. Un texte, dira-t-on, est un espace de sens ; l’habiter, c’est renoncer à percer ses intentions.
L’écriture signifie même que l’intention est chose inessentielle, puisque celui qui a choisi d’écrire
s’est effacé devant son texte qui, désormais parle tout seul ; ou plutôt ne parle pas ; car, qu’est-
ce que l’intention d’écrire ? Rien d’autre, dira-t-on, que l’acte même d’écrire, lequel abolit la sorte
d’intention qui s’exprime dans le discours oral. L’intention, s’il en est une, est tout entière là, dans
ce que l’écrivain écrit ; cette chose publique, l’écrit, seul importe. Pour ma part, je n’irai pas si loin
(j’y reviendrai dans la troisième partie, au chapitre II) : le rapport du discours à une intention
d’auteur est indéfiniment distendu, mais jamais rompu. On ne peut imaginer un texte écrit par
personne ; ce serait revenir de la situation de discours à la situation de langue où la question « qui
parle ? » ne vaut pas. La question « qui » ne peut être supprimée. Mais je suis bien d’accord
qu’elle ne peut être traitée dans le cadre d’une relation dialogale. Sur ce point, la nouvelle critique
a raison. Rappelons ses arguments : c’est le texte qui me conduit à l’auteur, lequel est d’abord
une signature. En effet, qui est Spinoza ? L’auteur de l’Éthique. Il est devenu auteur en écrivant. À
la limite, l’œuvre crée l’auteur. Ce que signifie l’œuvre décide de l’intention d’écrire. Seul le sens
restitue l’intention.

Cela est vrai : mais la discussion elle-même confirme que la question de l’auteur n’est pas
une question futile. En particulier, en exégèse, l’intention d’une communauté qui s’exprime dans
un texte fait partie du sens de ce texte, même s’il est vrai que cette intention est à déchiffrer dans
le texte lui-même.

Un reclassement des études psycho-biographiques, voire psychanalytiques, est impliqué par


cette subordination de l’intention au texte. Il est vrai qu’il y a des textes en apparence sans
auteur, par exemple les textes législatifs ; toutefois, la question de savoir quelle était l’intention
du législateur est une question sensée ; même si cet auteur est une personne collective, c’est
encore un sujet d’écriture.

Le destin de la référence du discours constitue le troisième problème critique. Dans le


discours parlé, la référence à la réalité est relativement simple : elle est ostensive, monstrative. À
la limite, dire c’est montrer ; les deux locuteurs, présents l’un à l’autre, ont en commun quelque
chose : la situation du discours, c’est-à-dire le segment de réalité partagé par les interlocuteurs,
en y incluant les médiations culturelles possédées en commun par les interlocuteurs. Cette
situation – au sens large du mot – enveloppe le discours, flotte autour des locuteurs. C’est par
référence à cette situation commune partagée que le langage est ancré dans la réalité.

Peut-on dire que, dans le discours écrit, cette fonction est abolie ? Ne peut-on dire que la
poésie, par exemple, ne parle de rien qui ne soit le texte lui-même ? Qu’un texte littéraire renvoie
24

seulement à un autre texte et que, tous ensembles, ils forment l’inter-textualité littéraire ? Cette
situation extrême propre à la poésie, ne révèle-t-elle pas la fonction implicite de toute écriture, qui
serait l’abolition d’un monde distinct du texte ?

La thèse soutenue ici est que la fonction de référence ne saurait être abolie, mais seulement
altérée. Nous avons appris de Frege que tout discours a sens et référence : un sens qui lui est
immanent, et une référence qui rapporte le langage à l’autre que lui. Nous avons appris de
Strawson que cette fonction est portée par cette partie du discours qui procède à des
identifications singularisantes (nom propres, démonstratifs, descriptions définies : le tel et tel). La
référence, en effet, est la fonction fondamentale du discours qui fait équilibre à un autre caractère
du langage, la séparation du signe et de la chose ; le signe n’est pas la chose, c’est là la négativité
du langage, mais là, il renvoie à quelque chose : différence et référence s’équilibrent. Ce qu’on
appelle la fonction symbolique du langage enveloppe ces deux aspects de différence et de
référence.

On est donc amené à se demander ce que devient la référence lorsqu’elle n’est pas ostensive.
Comme on le verra dans la troisième partie de ce cours, la poésie elle-même fait encore référence
à quelque chose ; mais ce sur quoi porte le texte est une réalité qui ne peut plus être montrée,
mais seulement désignée. En ce sens, le texte porte sa référence en lui-même ; mais cela ne
signifie pas que le texte soit sans référence. La réalité vers laquelle il s’échappe, et qui est autre
que lui-même, est une réalité non montrable qui, néanmoins, forme un monde. Nous suivons ici
une suggestion de Gadamer : parler a pour vis-à-vis une Umwelt (un « monde ambiant »), écrire
a pour vis-à-vis une Welt (un « monde ») 18. Quand l’homme a une littérature, il a aussi un monde.
Ce que nous appelons monde, n’est pas l’univers des choses visibles, mais l’ensemble des réalités
constituées par les textes. Le monde grec n’est pas l’ensemble des paysages qu’ont pu voir les
écrivains, mais l’ensemble des visions du monde qu’ils ont créées par la statuaire, la poésie et la
philosophie. C’est un vrai monde, en ce sens que c’est pour chaque lecteur quelque chose dans
quoi il pourrait habiter. Chaque œuvre littéraire a son monde : à savoir le dessin d’un
environnement pour un acte de liberté qui viendrait l’animer et qui en ferait un mode d’être
propre. Ce sera un thème fondamental de la troisième partie de ce cours : l’interprétation consiste
à produire le mode d’être qui donne à ce monde possible la dimension de ma propre existence. La
capacité du texte d’ouvrir un nouveau monde, c’est-à-dire d’ajouter à mon existence de nouvelles
possibilités, voilà sa référence.

C’est par là que l’écriture transforme la relation même aux choses : cette relation n’est plus
seulement d’incarnation, mais de signification. La référence marque l’ouverture du discours sur un
au-delà où je pourrais exister et déployer mes possibles propres.

C’est par le moyen de la suppression de la référence ostensive qu’une autre référence est
libérée.

Quel est le destinataire du discours écrit ?

18
Cf. H.-G. Gadamer, Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, édition
intégrale revue et complétée par P. Fruchon, J. Grondin et G. Merlio, Paris, Seuil, 1976, 1996², p. 467 [p. 447].
(NdE)
25

La fonction d’adresse est aussi profondément altérée par l’écriture que la fonction
référentielle, et que la relation au sujet du discours. En effet, de même que l’auteur est absent au
texte, le lecteur l’est aussi ; c’est même là un aspect dramatique de la relation d’écriture :
l’effondrement par l’écrivain d’un espace vide d’interlocution. Et pourtant, le texte est adressé à
quelqu’un. Mais ce quelqu’un n’est pas déterminé par la situation de discours. L’autre du dialogue
est là : c’est toi. La présence de l’autre détermine ainsi les limites du dialogue. Avec l’écriture,
c’est le texte qui ouvre son propre destinataire.

Cette altération de l’écriture est parallèle à l’altération de la référence : de même que la


référence textuelle n’est plus référence ostensive, le destinataire du discours n’est plus quelqu’un
qu’on puisse montrer. Avec l’écriture, l’autre est rendu virtuel. Un écrit est adressé à quiconque
sait lire (Gadamer). L’audience n’est pas déterminée à l’avance par la situation close du dialogue ;
l’écriture fait éclater cette clôture. Le dialogue a un prochain, l’écriture a une audience.

On arrive ainsi à la notion d’« œuvre ouverte » (Umberto Eco). Toute œuvre est ouverte à un
nombre indéterminé de lecteurs et de lectures. Une nouvelle fois le problème de l’interprétation
naît ici du caractère ouvert de l’œuvre à des lecteurs et des lectures possibles. Parce que l’œuvre
est muette, elle est adressée à un nombre illimité de lecteurs. L’œuvre crée une situation de
lisibilité absolument irréductible au dialogue.

Tels sont les caractères de lisibilité :


1) fixation, (autonomie matérielle) ;
2) indépendance du texte à l’égard de l’intention mentale ;
3) caractère non ostensif de la référence et ouverture sur un monde représenté ;
4) adresse du texte à un lecteur quelconque susceptible de créer chaque fois un rapport
imprévisible, historique avec l’œuvre ouverte.

II - LISIBILITÉ ET COMMUNICABILITÉ

Le propos de cette seconde section n’est pas de nier l’opposition entre parole et écriture, mais
de la rendre intelligible. Le passage par l’écriture reste un miracle pour une conception de la
parole qui la réduirait à un simple événement.

C’est pourquoi il importe de relier l’écriture, non à la parole, mais au discours. Et de chercher
quels caractères du discours rendent compte à la fois de la parole et de l’écriture ainsi que de leur
opposition.

Il faut donc revenir à la théorie du discours pour envelopper l’opposition et la rendre


intelligible. Nous chercherons donc dans les conditions de communicabilité du discours les raisons
du partage entre parole audible et écriture lisible. Ce partage, devenu une exigence du discours
lui-même, apparaîtra nécessaire.
26

Reprenons le premier trait : le caractère événementiel du discours. Considéré non


dialectiquement, ce premier trait reste trop schématique. Si la parole était seulement événement,
elle serait incommunicable. Qu’est en effet un événement ? L’élément d’une série qui, prise
ensemble, constitue ce que Leibniz appelait une monade ; en ce sens un événement ne saurait
passer d’une série dans une autre. César prononce un discours ; c’est là un événement, comme
passer le Rubicon. Si donc on considère le discours seulement comme événement, il fait partie de
la série dont l’ensemble constitue une individualité. César parle et non pas Pompée.
L’incommunicabilité est ainsi impliquée par la notion d’événement.

Mais le discours n’est pas seulement événement ; il est aussi compris. C’est-à-dire
communiqué. Même l’incompréhension est un fait de communication. Alors qu’un événement ne
peut être transporté d’une série dans une autre, le discours, d’une certaine façon, passe d’une
série à l’autre. C’est là l’énigme de la compréhension. La compréhension la plus élémentaire, la
plus chargée d’illusions ou de méprises, implique une certaine transgression de l’incommunicabilité
profonde des êtres, le franchissement d’une limite, absolue à d’autres égards, celle de la
distinction des êtres. Il faut donc trouver dans le discours le plus primitif, le plus mal fait, cette
espèce de victoire sur la solitude, sur l’impénétrabilité mutuelle des êtres. C’est là le véritable
miracle.

Découvrir la condition de communicabilité du discours oral, c’est finalement découvrir la


condition qui rend possible la fixation dans l’écriture.

Or, qu’est-ce qui est communicable ?

Revenons au caractère dialectique du discours : celui d’être un événement qui a un sens.


Disons maintenant : un événement qui se supprime dans un sens. Cette Aufhebung est le
phénomène fondamental du discours ; je dis : « maintenant il fait nuit » ; mais, tandis que je le
dis ou que je l’écris, l’événement a disparu ; mais son sens demeure. Cette analyse fameuse de
Hegel, dans La phénoménologie de l’Esprit, révèle l’essentiel : l’événement de parole est quelque
chose qui peut être identifié et réidentifié comme le même pour quelqu’un d’autre et pour moi-
même. Ce rapport événement-sens est l’énigme. Le discours est un événement-sens, – un
événement qui paraît et disparaît, – un sens qui peut être compris. Tout discours est produit
comme événement, mais compris comme sens. Et c’est ce sens qui peut être inscrit. Le discours
représente donc une certaine extériorisation de l’événement par rapport à lui-même. C’est cette
extériorisation qui contient la possibilité de son inscription. Telle est la thèse : la possibilité d’écrire
est comprise dans l’auto-suppression de l’événement, constitutive de la parole elle-même. La
parole passe, mais demeure par les traits qui la font identifiable.

Ce que le philosophe dit, le linguiste le reconnaît aussi. Émile Benveniste, dans « La forme et
le sens dans le langage », distingue le sémiotisme d’un discours, c’est-à-dire sa base dans un
système de signes intraduisibles, et son sémantisme, à savoir l’« intenté » du discours ; or, cet
intenté (ce que le discours veut dire) est éminemment traduisible d’une langue dans l’autre. C’est
cet intenté qui peut être inscrit directement au lieu d’être dit. L’inscription matérielle est
seulement la consécration d’une différence, naissante en tout discours, entre le sens et
27

l’événement. L’élévation du sens par rapport à l’événement fonde la communicabilité du discours


et en même temps son inscription possible.

Tournons autour de ce paradoxe. (On ne peut faire autre chose, car il n’y a rien en-deçà).
Dans l’article fameux « Sinn und Bedeutung », Frege oppose le sens (Sinn) comme objet idéal, à
la représentation (Vorstellung) qui varie d’un sujet à l’autre et d’un moment à l’autre. Le sens
n’est pas un contenu mental, mais le corrélat, la contrepartie d’un acte mental, il n’existe ni dans
la nature, ni dans le psychisme ; nulle part : il est ob-jet. C’est ainsi qu’il est le même d’une série
d’événements multiples.

La même analyse est produite dans les Recherches logiques de Husserl. L’intentionnalité, c’est
la visée du même. Un acte mental se dépasse dans un objet autre que l’acte lui-même, et cet
objet est un même. Ce n’est pas par hasard que Husserl appelle le sens « das Identische » :
l’identique de plusieurs actes psychiques. Toute l’énigme du langage réside dans cette
objectivation du psychisme dans un sens qui peut être reconnu par moi ou par un autre.

Cette idéalité du sens est la possibilité de l’inscription.

À vrai dire, le paradoxe est double ; d’une part le sens est autre que l’événement ; d’autre
part l’idéalité du sens est conservée par la matérialité de l’écriture. Cette seconde Aufhebung
mérite qu’on s’y arrête : l’écriture est une chose extérieure (cf. le Phèdre de Platon) : au lieu de
conserver le discours dans le souvenir, l’écriture le confie à des « empreintes extérieures ».
L’écriture est matérialiste : mais si l’écriture « porte ainsi secours » à la « faiblesse du discours »,
ce secours n’est pas une violence faite au discours. La fixation prolonge et recueille
l’extériorisation intentionnelle du dire dans le dit, de l’événement dans le sens.

Tous les autres traits caractéristiques du discours écrit marquent de la même façon
l’accomplissement du discours oral plutôt que son altération ou son abolition.

D’abord, on l’a vu, la signification se détache de son intention subjective. Mais, cela, le
discours le voulait dès le début : se dissocier de son parleur, exister pour soi-même ; l’acte même
de parler suppose que je m’efface et que je meure, comme parleur, au bénéfice de ce que je dis,
comme sens. Cet effacement de la parole devant son sens, l’écriture l’accomplit par cette mort du
locuteur que représente l’écriture. Cette mort appartient à l’Aufhebung du discours.

De même, quand le discours se détache des traits circonstanciels de la situation de discours,


c’est alors que le discours prend son envergure, son amplitude. Une certaine abolition de la
présence est impliquée dans la conquête du monde, lequel n’est pas la somme de présences, mais
leur horizon. Cette possibilité de se porter à l’horizon des présences est inscrite dans le discours
lui-même.

Enfin, lorsque le discours écrit échappe aux limites de la situation dialogale et s’adresse à
quiconque sait lire, – alors s’ouvre une universalité du discours qui était emprisonnée par le
dialogue. – Un œcuménisme de la lecture est ouvert par delà l’intimité du dialogue.
28

De toutes ces manières, le discours échappe 1) à la fugacité de l’événement, 2) à la


subjectivité de l’intention, 3) au caractère visible des situations, 4) à l’étroitesse de l’audience
dialogale. Par tous ces traits l’écriture accomplit le vœu du discours. Et c’est le recueil dans une
chose matérielle qui assure ce qu’on peut appeler la spiritualité du discours (Gadamer). Ce n’est
pas là un paradoxe insoutenable. Ce qui est mis entre parenthèse par l’écriture, c’est le corps du
locuteur : moi en chair et en os. Dans le discours oral, ce que je dis est soutenu par les
expressions du visage, par la présence gestuelle, bref par le corps. C’est lui qui est supprimé dans
l’écriture, précisément parce que le sens, épuré du corps, est livré à une chose matérielle : pierre,
livre ; c’est la matérialité qui délivre le sens de la corporéité de la parole et ainsi libère le discours
de son enveloppe charnelle.

Par cette distinction de l’inscription à partir des traits de communicabilité du discours, la


différence entre l’oral et l’écrit n’est pas supprimée, mais justifiée. Cette différence est un destin
du langage. Elle appartient à la vocation du discours en tant que discours.
29

CHAPITRE III

LE DISCOURS ET L’ŒUVRE

I – DÉFINITION

L’objet de l’herméneutique est un discours écrit en forme d’œuvre. Qu’entendons-nous par la


notion d’œuvre ?

Par cette notion, nous entendons trois choses :


1) d’abord une séquence plus longue que la phrase et comportant un niveau spécifique de
« composition » ;
2) une clôture spécifique : alors que le discours est une sorte d’infini (usage infini de
moyens finis, disait Humboldt), l’œuvre est un « corpus » fini. Corpus dit bien : une sorte
d’organisme articulé ;
3) la production d’un individu.

Partons de ce dernier trait, essentiellement mis en relief par Granger dans sa Philosophie du
style. La notion d’œuvre relève d’une philosophie de la pratique : elle exprime le rapport de forme
à contenu comme travail ; inversement, le travail est une certaine façon de mettre en rapport, en
les suscitant, une forme et un contenu. Granger adopte pour exergue ce texte d’Aristote : « Toute
pratique et toute production portent sur l’individuel : ce n’est pas l’homme en effet que guérit le
médecin, sinon par accident, mais Callias ou Socrate ou quelqu’autre individu ainsi désigné, qui se
trouve en même temps homme » (Métaphysique A. 981a15). Dans le même sens Granger écrit :
« La pratique, c’est l’activité considérée avec son contexte complexe, et en particulier les
conditions sociales qui lui donnent signification dans un monde effectivement vécu » (p. 6). Le
travail est ainsi une des structures de la pratique, sinon « la » structure constitutive : c’est
« l’activité pratique s’objectivant dans des œuvres » (p. 6). De la même manière l’œuvre littéraire
est le résultat d’un travail qui organise le langage. À cet égard il n’y a pas d’opposition foncière
entre le travail de l’esprit et le travail manuel. Ils ont en commun une détermination pratique de
l’individu. Kant, dans la troisième Critique, réfléchit sur « l’universalité sans concept » ; il faut
réfléchir aussi sur l’individualité conceptualisée. Granger : « La création esthétique en tant que
travail est de ce point de vue l’une des tentatives humaines pour surmonter l’impossibilité d’une
saisie théorique de l’individuel […] si […] on voit dans l’acte esthétique un travail, il apparaît
comme l’une des voies authentiques qu’ont choisies les hommes pour dépasser à la fois la
pratique immédiate et la réduction scientifique dans la saisie de l’individuel » (p. 8). D’où le projet
d’une « philosophie du style, défini comme modalité d’intégration de l’individuel dans un processus
concret qui est travail et qui se présente nécessairement dans toutes les formes de la pratique »
(p. 8).
30

Mais toute production ne vise pas à l’individuation ; au contraire, dans le cas de l’objet
stéréotypé produit par l’industrie moderne, prévaut le parti-pris de stéréotype ; les variations sont
alors purement aléatoires ; le style industriel se réfugie dans la conception même du type, du
patron. Pour le style esthétique, comme pour le style artisanal dont celui-ci se rapproche,
« l’individuation est recherchée ou acceptée à tous les niveaux », de la conception à l’exécution. Il
s’agit toujours de produire des singularités.

C’est ici que la notion de signification reçoit sa spécificité, d’être reportée à l’échelle de
l’œuvre individuelle. Comme dit encore Granger, « une signification est ce qui résulte de la mise
en perspective d’un fait à l’intérieur d’une totalité illusoire ou authentique, provisoire ou définitive,
mais en tout cas vécue comme telle par une conscience » (p. 11). C’est pourquoi, il y a un
problème d’interprétation des œuvres, irréductible à la simple intelligence des phrases coup par
coup. Le fait de style souligne l’échelle du phénomène de l’œuvre comme signifiant globalement
en tant qu’œuvre par rapport à un projet de situation et à une situation singulière. Le problème de
la littérature vient alors s’inscrire à l’intérieur d’une stylistique générale conçue comme
« méditation sur les œuvres humaines » (p. 11), et spécifiée par la notion de travail dont elle
cherche les conditions a priori : « Rechercher les conditions les plus générales de l’insertion des
structures dans une pratique individuelle, telle serait la tâche d’une stylistique » (p. 12).

À la lumière de ces principes, que deviennent les traits du discours, et plus précisément du
discours écrit, tels qu’ils ont été considérés dans les précédents chapitres ?

II – [Les traits du discours écrit dans l’œuvre]

1. [L’œuvre comme événement de sens]

Revenons à la notion d’événement de discours dont on a rappelé la structure paradoxale :


temporalité incidente, mais identification possible du même, fixation par l’écriture qui conserve et
préserve. Qu’est-ce que la notion d’œuvre ajoute à celle d’événement de discours ?

La parution d’une œuvre littéraire ou scientifique est certainement un exemple excellent


d’événement : nous parlons en effet d’événement littéraire et même d’événement dans l’histoire
des sciences. Le langage entre ainsi dans une histoire propre des œuvres, qui est une histoire des
événements de production des œuvres. Qu’arrive-t-il à la notion d’événement lorsqu’on la
transporte dans l’ordre du faire ? Granger, qui pense de préférence à la production des œuvres
scientifiques plutôt qu’à celle des œuvres littéraires, propose d’introduire ici la notion de
conjoncture. Quelqu’un se trouve dans une situation concrète complexe, disons une situation
culturelle présentant des tendances, des conflits. Sa « découverte » paraîtrait irrationnelle si on
l’interprétait comme la réception d’un message fortuit, comme dans maintes psychologies de
l’inspiration ; elle le paraîtra moins si on traite le découvreur comme « l’acteur qui se saisit
pratiquement d’une conjoncture » (p. 15).
31

Que veut dire « analyse conjoncturelle » ? La suscitation à la fois de la forme et du contenu


au sein d’une expérience, déjà structurée, mais comportant des ouvertures, des possibilités de
jeu, des indéterminations. Saisir une œuvre comme événement, c’est saisir le rapport entre la
situation et le projet dans le procès de restructuration. L’événement, c’est la stylisation elle-
même. C’est la forme singulière de tractation entre une situation qui apparaît soudain défaite, non
résolue, ouverte, et une conduite ou une stratégie ; ou encore entre une situation qui laisse des
résidus par rapport à une structuration antérieure et la reprise de ces résidus dans une nouvelle
structure. « Nous proposions une définition générale du style : comme structuration latente et
naïve de l’ensemble des résidus laissés par une certaine structuration réfléchie et thématique d’un
vécu » (p. 102). Alors que l’épistémologie concerne la structuration manifeste et thématique, la
stylistique concerne « la structuration latente et vécue de l’activité scientifique elle-même en tant
qu’elle constitue un aspect de la pratique » (p. 16).

Du même coup le paradoxe de l’événement fuyant et du sens identifiable et répétable, qui est
au départ de notre méditation sur le langage, trouve dans la notion d’œuvre une médiation
remarquable. La notion de style cumule les deux caractères de l’événement et du sens. Le style,
nous l’avons dit, survient temporellement comme un individu unique et à ce titre conserve le
moment irrationnel du parti-pris ; mais son inscription dans le matériau du langage lui donne
l’apparence d’une idée sensible, d’un « universel concret » comme dit Wimsatt (The Verbal Icon).
Un style est la promotion d’un parti-pris lisible dans une œuvre qui, par sa singularité, illustre et
exalte le caractère événementiel du discours ; mais cet événement n’est pas à chercher ailleurs
que dans la forme même de l’œuvre. Si l’individu est insaisissable théoriquement, il peut être
reconnu comme la singularité d’un procès, d’une construction, en réponse à une situation
déterminée.

L’exemple de l’invention mathématique est ici précieux, en raison même de cet avantage que
soulignait Kant que la mathématique construit ses concepts : « le travail du mathématicien n’est
en aucune façon comparable à une ascèse rendant possible le développement progressif d’une
vérité. Il construit des formes au sein d’une expérience » (p. 102). Cet exemple offre donc une
approche privilégiée à la notion d’événement structural ; ici, on peut refaire le trajet de la
naissance d’un style. On peut parler de « structure in statu nascendi » (p. 103) ; l’œuvre n’existe
pas comme objet avant d’être construite (ceci contre Platon) ; en ce sens, c’est un événement lié
aux « essais et erreurs d’une création laborieuse des structures » (p. 104) ; mais elle « existe
cependant comme perspective d’objet, se traduisant dans les faits par une certaine unicité de
démarches non autrement justifiées. » (p. 103). C’est cela qui, a posteriori, est reconnu sur
l’œuvre.

2. [Le sujet d’intention]

Considérons maintenant la notion de sujet d’intention. On a suivi les transformations de la


notion de sujet parlant en passant de la parole à l’écriture ; on a insisté sur la dissociation entre
intention mentale et signification verbale. La notion de style permet une approche nouvelle de la
question du sujet de l’œuvre littéraire. C’est du côté des catégories de la production, du travail,
32

qu’est la clé ; le modèle de l’artisan est ici instructif (l’estampille du meuble au XVIIIe siècle ; la
signature de l’artiste, etc.).

La notion d’auteur est d’abord le corrélat de l’individualité de l’œuvre. La démonstration la


plus saisissante est fournie par l’exemple le moins littéraire qui soit, le style de la construction de
l’objet mathématique par Granger dans la première partie de son Essai d’une philosophie du style.
Même la construction d’un modèle abstrait des phénomènes, dès lors qu’elle est une activité
pratique immanente à un processus de structuration, porte un nom propre. Tel mode de
structuration apparaît nécessairement comme « choisi plutôt que tel autre » (p. 131). Ce qui
paraît, pour une statique des œuvres faites, comme unité structurant un système, apparaît, pour
une dynamique de la production, comme style d’une unification progressive, bref comme travail
qui individue. C’est en tant que produisant de l’individuel que le travail désigne rétroactivement
son auteur. Ainsi le mot « auteur » appartient à la stylistique. Auteur dit plus que locuteur. C’est
l’artisan en œuvre de langage.

Mais, du même coup, la catégorie de l’auteur est une catégorie de l’interprétation, en ce sens
qu’elle est contemporaine de la signification de l’œuvre comme un tout. La configuration singulière
de l’œuvre et la configuration singulière de l’auteur sont strictement corrélatives. L’homme
s’individue en produisant des œuvres individuelles. La signature est la marque de cette relation.

Pour une philosophie du style, Descartes, Desargues, ne sont pas des entités psychiques,
mais le nom propre de leur style ; c’est pourquoi le nom propre devient épithète ; style cartésien,
style arguésien (titres de Granger, p. 43). Autant dire « œuvre cartésien », « œuvre arguésien »
(p. 43). L’auteur est ce qui peut être appréhendé comme le jeu du discours à travers « une
variation de style dans l’activité constructive des mathématiciens » (p. 43). L’auteur ne pourra
être appréhendé que comme une différence, comme une opposition entre deux styles ; à ce prix
seulement, on peut dire : « c’est donc dans la singularité d’un mode de saisie des problèmes et
des objets déjà constitués par la science de leur temps qu’il nous faut opposer ici les deux
œuvres » (p. 43). Dès lors la méthode consistera à « décrire et comparer la réduction opérée par
les deux géomètres sur les objets qu’ils ont reçus de la tradition mathématique » (p. 47). « Fait de
style en ceci qu’il ne concerne pas une structure de l’objet en tant que tel, mais bien l’insertion de
cette structure dans une expérience… » (p. 49).

Il me semble que l’on peut reprendre à partir de cette analyse le dossier de la discussion qui a
fait rage dans la critique littéraire entre partisans et adversaires de la catégorie d’auteur.

3. [ Le rôle de l’intention dans l’interprétation : Wimsatt vs Hirsch ]

Considérons les deux positions opposées de Wimsatt (The Verbal Icon – Studies in the
Meaning of Poetry, p. 194) et celle de Hirsch dans Validity in Interpretation.

1) Wimsatt s’attaque à ce qu’il appelle le sophisme de l’intentionnalité (Intentional fallacy). La


critique se tient à l’intérieur de l’objet poétique en tant que réalité publique. C’est échapper aux
33

exigences d’une approche technique du poème, comme objet spécifique, de dévier vers « les
origines du poème dans l’esprit de son auteur » (Maker). Ce sophisme est parallèle à celui qui
consisterait à fuir vers ses résultats dans l’esprit de son audience (« The affective fallacy », contre
I. A. Richards, 1ère manière). Il faut rester dans l’enceinte de la « verbal meaning », comme chose
publique, et ne pas fuir les problèmes techniques au nom d’un goût pour la généralité, les
passions et les pensées du grand poète, ne pas quitter le poème pour le poète ou pour l’audience
et sa « réponse totale et unique » (p. XVIII).

Wimsatt attaque comme « romantique » (en un sens plus typique qu’historique), le recours à
l’intention comme norme du jugement esthétique. Qu’est-ce que le poète a voulu dire ? (Croce :
« L’interprétation historique œuvre à réintégrer en nous les conditions psychologiques qui ont
changé au cours de l’histoire ; elle nous permet de voir une œuvre d’art – objet physique –
comme son auteur la vit au moment de la production » 19). Cela commence avec Socrate qui
reproche aux poètes d’être incapables de rendre compte de leur création. Ainsi voit-on la critique
psychologisante développer l’intention selon toutes ses harmoniques : attitudes à l’égard de son
œuvre, manières de sentir, mobiles qui ont fait écrire. Or, comment les connaîtrait-on sans sortir
du poème ? Il faut plutôt comprendre la réussite du poème par des marques propres : parfaite
convenance de tous ces éléments à sa signification, considérée elle-même comme ce que le
poème est en lui-même : « un poème ne doit pas signifier mais être ; certes, il est par le moyen
de sa signification – puisque son médium est verbal – mais il est, il est simplement 20 » (p. 4).

Nous reviendrons sur ces formules à propos de la signification poétique dans la troisième
partie de ce cours. C’est, évidemment, la clef de la position prise à l’égard du renvoi à une
intention : c’est parce que le poème, à la différence d’un message scientifique, ne vise rien d’autre
que ce qu’il dit, qu’il est ce qu’il dit et qu’il n’y a pas lieu de chercher une intention distincte. On
rencontrera des idées semblables chez Northrop Frye.

Sans pouvoir encore apprécier cet argument tiré de la signification poétique, restons au
niveau de l’argument moins controversable que le poème ne peut être considéré comme un
testament, parce qu’il n’appartient ni au critique, ni à l’auteur : il appartient au public ; il est
incarné dans le langage, possession spéciale du public. Dès lors, il est l’objet de connaissance
publique. Certes, poursuit Wimsatt, le poète, l’auteur a quelque chose à dire que la critique ne
peut dire. Mais ce genre de confession a peut-être valeur pour susciter, inciter des poètes, mais
aucune autorité pour comprendre un poème. Susciter un poète, par communication de génie à
génie, est différent de l’art public d’évaluer des poèmes. Juger, n’est pas produire. Wimsatt aboutit
ainsi à une dichotomie franche : critique de poésie d’une part, psychologie d’auteur ou biographie
d’autre part. La différence est entre : ce qui est à la fois interne au poème et public, et ce qui est
extérieur au poème et privé (Révélations sur comment, pourquoi il écrit : assis, couché sur l’herbe
ou autrement!).

Mais il faut bien voir les limites que la critique de Wimsatt s’assigne à elle-même. Ces limites
sont très significatives du caractère dialectique du problème. Wimsatt ne nie aucunement qu’il y

19
Phrase citée par W. K. Wimsatt dans The Verbal Icon. Studies in the Meaning of Poetry, Lexington, University
of Kentucky Press, 1954, p. 7. Traduction de P. Ricœur. (NdE)
20
Traduction de P. Ricœur. (NdE)
34

ait un problème d’authorship. Au contraire, dans l’introduction (p. XIV), il rappelle les catégories
de la Rhétorique d’Aristote pour qui le discours verbal est un acte qui implique un contexte
personnel à deux dimensions : locuteur et audience. Certes, chez Aristote, la perspective
rhétorique n’est pas la perspective critique, en ce qu’elle est pragmatique : comment influencer un
juge ou une assemblée ? Mais Wimsatt ne demande pas qu’on élimine la question du locuteur et
de l’audience en abandonnant le point de vue pragmatique. Il demande qu’on mette le discours
dans une lumière dramatique ; ce qui est une autre manière de voir l’implication de l’auteur et de
l’audience ; à cet égard un poème n’est pas indifférent aux personnes : un poème est adressé à
un « dramatic listener » ; et, si nous le lisons, c’est par dessus l’épaule du « dramatic reader ». Il
y a ainsi un « dramatic speaker », dont les pensées sont reflétées dans le style, la structure, la
métaphore (p. XVI).

Ce que Wimsatt demande donc, c’est que : négativement, ne soit pas prise pour norme du
jugement d’appréciation l’intention présumée du poète ; – positivement, que audience et locuteur
soient « assimilés à l’intérieur de la structure » implicite de la signification du poème ». (ibidem).
Alors ils deviennent eux-mêmes des traits de structure.

Ainsi, l’approche psychologique récusée n’a pas pour alternative l’idée d’une œuvre sans
auteur, mais la dimension dramatique de l’interprétation littéraire ; pour cette approche, auteur et
audience cessent d’être extérieurs au poème.

On comprend alors le caractère limité de l’attache de Wimsatt : contre la prétention de


prendre l’intention de l’auteur comme norme du jugement critique, comme patron pour juger du
succès de l’œuvre littéraire. Wimsatt ne nie pas que l’auteur soit l’origine de l’œuvre en tant
qu’acte ; mais son intention n’est pas la norme de la critique (p. 4). Il reste que le poème exprime
une personnalité, à la différence d’un objet physique (p. 5). Le poème, comme réalité dramatique,
est la réponse d’un locuteur à une situation (ibidem). Cet aveu n’est pas aisé à accorder avec les
formules plus radicales qui excluent toute référence à une biographie extérieure et privée. Il faut
donc faire une place à l’imputation des pensées du poème au locuteur dramatique par une sorte
d’« inférence biographique » (p. 5). La frontière n’est donc jamais étanche entre « critique de
poésie » et « psychologie d’auteur ». Le poème lui-même contient des significations privées ou
semi-privées qui amènent avec elles des lambeaux biographiques. Ces significations donnent un
caractère « dramatique » au poème lui-même (cf. les « allusions » d’un texte qui renvoie à des
significations étrangères et non publiques).

2) À l’inverse de Wimsatt, Hirsch (Validité dans l’interprétation) tient l’intention pour la norme
de l’interprétation : ceci, contre le scepticisme herméneutique. Biffer la norme de « ce que l’auteur
a voulu dire », c’est inéluctablement tomber dans le subjectivisme de la lecture. Si ce n’est pas
l’auteur qui est la mesure du sens, alors c’est le lecteur ; et l’on tombe dans une « démocratie
chaotique de lectures », où le lecteur se met à la place de l’intention de l’écrivain. Il faut que le
texte représente la signification de quelqu’un. La signification est une question non de mots mais
de conscience. L’opposition instituée par Wimsatt entre intention privée et poème public, ne vaut
pas, car, si elle est claire quand on oppose un souhait à une action effective, elle ne l’est plus
lorsqu’on considère comme « action (deed) » le dire lui-même ; il est, le dire de quelqu’un ; si ce
n’est pas de l’auteur, il l’est du lecteur ; s’il ne l’est ni de l’un ni de l’autre, il n’est plus qu’une
35

simple séquence de mots. Au « sophisme intentionnel », Hirsch oppose le « préjugé de


l’autonomie ». Ce qui est à comprendre, c’est la signification du texte telle que l’auteur l’a conçue.
L’interprétation est toujours une « recognitive interpretation » selon le mot de Betti. Pourquoi
étudierons-nous des textes, si ce n’est pour entrer dans les possibilités des autres ?

Les difficultés de cette position sont inverses des précédentes. Hirsch s’emploie à distinguer
« l’expérience de signification », qui est psychologique, et la « signification elle-même ». C’est
avouer que la « intended meaning » n’est pas à chercher ailleurs que dans la « verbal meaning »
telle qu’elle est communiquée aux autres par les mots. On comprend pourquoi : le problème de
validité, que Hirsch place au cœur de son livre, implique que nous traitions de signification :
1) verbale ;
2) déterminée ;
3) reproductible.

Par signification verbale, entendons « tout ce que quelqu’un a voulu transmettre par une
séquence particulière de signes linguistiques et qui peut être partagée par le moyen de ces signes
linguistiques » (p. XXXI). Mais cette signification n’est pas une entité psychique ; elle est l’objet
d’un acte intentionnel. Ce trait opposé à tout psychologisme et à tout historicisme met à distance
la signification par rapport à l’intention. Cet écart est encore accentué par le caractère de
déterminabilité (identité à soi d’une signification). Comment accorder cette objectivité de la
représentation avec le critère de l’intention ? Hirsch résout le paradoxe en appelant la signification
verbale « a willed type qu’un auteur exprime par des symboles linguistiques et qui peut être
compris par un autre au moyen de ces symboles. » (p. 49).

Les deux auteurs – Wimsatt et Hirsch – se heurtent au même paradoxe, mais en sens
inverse. Le premier rend difficilement compte de l’attribution de l’œuvre à un auteur ; le deuxième
de l’autonomie de l’œuvre par rapport à l’intention. Notre hypothèse de travail est que la notion
d’œuvre singulière rend compte de ce paradoxe.

Des paradoxes semblables liés au troisième trait de discours, la référence, semblent pouvoir
être également résolus dans une théorie de l’œuvre et du style.

Si, en effet, on applique les catégories du travail (imposition de forme à une matière) à la
notion d’œuvre littéraire, il peut sembler qu’on referme sur lui-même l’ouvrage qui résulte du
travail sur le langage. On prendra pour pierre de touche, dans la troisième partie de ce cours, le
cas de la poésie. On se bornera ici à anticiper ce débat dans les limites du concept d’œuvre. Dans
la poésie, en effet, le langage est expressément traité comme un médium, comme une matière
comparable à la pierre pour la statuaire. Nulle part les catégories de travail ne sont mieux
appropriées qu’ici. Car si tout discours est structuré au niveau de l’argument, au niveau de la
disposition (exorde, développement), au niveau de l’élocution ou du style, le poème est structuré
en outre jusque dans la matérialité du son. C’est un trait noté par tous les critiques littéraires :
avec la poésie, se produit une adéquation entière entre sens et son. Cette fusion fait du poème un
objet propre : ce que l’on dit adhère à la manière de dire. En ce sens, le poème est vraiment
poïesis, c’est-à-dire fabrication d’une chose individuelle distincte de l’ouvrier.
36

D’où le problème : qu’advient-il de la référence quand le langage est traité comme médium
sonore valant pour soi-même ? N’y a-t-il pas en poésie une altération si profonde de la fonction
référentielle que l’on peut bien parler de suspension de la fonction référentielle ? C’est à une telle
conclusion que tendent les analyses de Jakobson sur « le poétique » et de Northrop Frye dans
Anatomie de la critique. Pour le premier, la fonction poétique consiste dans le renforcement du
message lui-même aux dépens de la fonction informative ou référentielle ; ce renforcement est
obtenu par tous les procédés de récurrence phonique par lesquels la fonction de similarité, donc
de sélection, est incorporée dans la constitution syntagmatique du message (« La fonction
poétique projette le principe d’équivalence de l’axe de la sélection sur l’axe de la combinaison.
L’équivalence est promue au rang de procédé constitutif de la séquence » – Essais de linguistique
générale, p. 220). Dans un sens voisin, Northrop Frye oppose à la direction « centrifuge » au
discours descriptif la direction « centripète » de la poésie ; au lieu d’informer sur la réalité, le
poème abolit la réalité : « L’œuvre du poète, comme celle du mathématicien, est conforme à la
logique de ses hypothèses sans se rattacher à une réalité descriptive. L’apparition du fantôme
dans Hamlet répond à la conception hypothétique de la pièce. Il doit y avoir un fantôme dans
Hamlet mais le poème n’affirme rien sur la réalité des fantômes 21 » (p. 97). Entrer en lecture,
c’est accepter cette fiction. Dès lors, l’unité d’un poème est seulement l’unité d’un « état d’âme »
(Unity of mood) : « Les images poétiques n’affirment ni ne désignent, mais elles évoquent, par un
jeu d’interférences, l’état d’âme sur lequel vient se modeler le poème. […] En ce sens, toute
poésie est ironique : ce qui est dit (what it says) est toujours différent, par la forme et l’intensité,
de ce qui est signifié (from what it means) 22 » (p. 102-103). Dès lors, un poème ne vise à rien
hors de lui-même : « Le but que se fixe un poème est la réalisation d’une œuvre d’art, et seule
une certaine forme d’expression de nature tautologique peut alors exprimer son intention » (p.
109).

Il n’est pas possible de discuter cette thèse avant d’avoir élaboré la notion d’interprétation.
Notre thèse sera en effet que l’œuvre littéraire, et, à titre exemplaire, le poème ne suspend le
mode référentiel du discours, entendu au sens de mode descriptif, informatif, didactique, que pour
libérer un mode référentiel plus fondamental, qui concerne notre enracinement même dans le
monde. Aussi bien Frye cite-t-il avec faveur le mot de Susanne Langer : « lire un poème c’est faire
l’expérience d’une vie virtuelle 23 ». Peut-il y avoir « vie virtuelle » sans monde virtuel, dans quoi il
serait possible d’habiter ? N’est-ce pas la fonction de la poésie de susciter un autre monde,
correspondant à des possibilités autres d’exister ? La notion même de Mood – « état d’âme » –
n’oriente-t-elle pas dans ce sens ? Si un Mood est autre chose qu’une émotion psychologique,
n’est-elle pas l’index d’une manière d’être, c’est-à-dire de se trouver au milieu de la réalité ?

Cette discussion anticipée met en question la notion même d’œuvre, appliquée à la chose
littéraire. Le « faire » en quoi consiste la poésie ne consiste pas à produire un objet fermé sur lui-
même, mais un discours qui, même en poésie, continue de « valoir pour ». C’est pourquoi la
fonction poétique, même interprétée dans les termes de Jakobson, reste entremêlée à toutes les
autres fonctions du discours ; Jakobson lui-même le signale : épique, la poésie implique la
fonction « référentielle » (troisième personne) ; lyrique, elle implique la fonction « émotive »

21
N. Frye, Anatomie de la critique, trad. par G. Durand, Paris, Gallimard, 1969. Traduction modifiée par P.
Ricœur. (NdE)
22
Traduction modifiée par P. Ricœur. (NdE)
23
S. Langer, Feeling and Form. A Theory of Art, Charles Scribner’s Son, 1953, p. 212. (NdE)
37

(première personne) ; exhortative, supplicative, elle implique la fonction « conative » (deuxième


personne).

D’une manière générale, « la poésie ne consiste pas à ajouter des ornements rhétoriques :
elle implique une réévaluation totale du discours et de toutes ses composantes quelles qu’elles
soient 24 » (p. 248). Ce sera la tâche de la théorie de l’interprétation de montrer comment une
référence créatrice succède à une référence seulement descriptive à la faveur de la suspension de
cette dernière. Cette tâche excède les ressources d’une réflexion sur la notion d’œuvre.

Mais nous avons, chez Jakobson, une suggestion plus importante qui va ouvrir la voie au
thème de notre quatrième chapitre sur l’ambiguïté.

24
Ricœur cite ici R. Jakobson, Essais de linguistique générale. I Les fondations du langage, Paris, Minuit, 1963,
p. 248. (NdE)
38

CHAPITRE IV

AMBIGUÏTÉ

L’analyse précédente consacrée à la « forme poétique » a suscité une remarque importante :


la récurrence phonique, caractéristique de la forme poétique, a des effets sémantiques : la
répétition des mêmes figures sonores se répercute au plan sémantique en créant des attractions
de sens, des équivalences de sens, qui confèrent à la poésie un caractère de part en part
symbolique, ou, selon l’expression de Jakobson, ambigu.

D’où la question : en rendant ambiguë la signification, la poésie ne pose-t-elle pas sur un plan
nouveau la relation du sens à la référence ? Chercher dans cette direction, c’est réfléchir à la
remarque important de Jakobson : « La poésie ne consiste pas à ajouter des ornements
rhétoriques, elle implique une réévaluation totale du discours et de toutes ses composantes
quelles qu’elles soient » (p. 248). Telle sera notre hypothèse de travail : chercher quelle
réévaluation du problème de la référence est suscitée par la métaphorisation du sens. Autrement
dit : la condition pour que la poésie « ouvre » le « monde de l’œuvre » (Beardsley), c’est que le
sens fonctionne d’une autre façon dans le langage poétique que dans le langage simplement
descriptif, didactique.

Par ce détour je retrouve une intuition ancienne de la Symbolique du mal et de l’Essai sur
Freud : double-sens et interprétation ont partie liée.

Mais, pour répondre à cette question, il est nécessaire de résoudre un problème préalable, à
savoir, celui du rapport entre le caractère polysémique des mots et l’ambiguïté du discours. En
effet il peut y avoir doute quant à la question de savoir qu’est-ce qui a plus d’un sens : est-ce le
mot dans la phrase ? Ou est-ce la phrase elle-même en tant qu’unité de discours ? Or notre
analyse du chapitre I ne donne pas de moyens de résoudre ce problème, parce qu’elle ne
comporte pas de théorie du mot. On comprend pourquoi : notre souci de trancher nettement entre
linguistique de la langue et linguistique du discours nous a fait supposer que ce qui s’oppose à une
théorie du signe, c’est une théorie du discours ; n’avons-nous pas dit que le signe est l’unité de
langue et la phrase, l’unité de discours ? On a ainsi esquivé le problème du mot en tant que
porteur de signification. Or l’ambiguïté du discours a à faire avec la polysémie du mot. Il est donc
nécessaire de revenir à ce problème laissé pour compte : le statut du mot dans le discours.

I – MOT ET DISCOURS

Quel est le statut du mot dans le discours ?


39

Le problème se présente en forme de paradoxe ; il y a en effet des raisons de poids égal pour
dire que le discours a un sens parce que les mots ont un sens, – et que les mots n’ont pas de sens
en dehors du discours.

1) Le mot comme atome de sens. Ce qui milite en faveur de la première interprétation est
que le mot est le fondement de l’identification de la phrase elle-même. On se rappelle le premier
trait du discours : le discours est un événement, mais un sens identifiable ; le sens, c’est le
« même » dans le discours : or qu’est-ce qui est le « même » dans le discours ? Le mot ; c’est
même là son statut fondamental : le mot est la plus petite unité libre ; il peut être réemployé dans
plusieurs contextes de discours en gardant sa signification ; il est donc l’unité de compte de la
signification. Si donc la phrase a un sens, c’est comme synthèse des termes qui la composent,
donc aussi du sens de ces termes. Employé dans une « autre » phrase, le mot garde le « même »
sens.

2) Le mot comme partie du sens de la phrase. Avec le même bon droit on peut dire : ce qui a
sens est référence, c’est la phrase comme tout. L’unité de son sens, c’est cette synthèse unique,
absolument singulière (l’« identité » de Benveniste) ; et sa référence, c’est son aptitude à
exprimer une situation, chaque fois unique. Cette thèse est renforcée par la conception anglo-
saxonne de la signification comme « emploi » (use). Wittgenstein recommande de ne pas
interroger sur la signification mais sur l’usage. Or l’emploi d’un mot, c’est son emploi dans le
discours. C’est de cette manière que Strawson résout le paradoxe de Russell (« le présent roi de
France est chauve ») : le sens est simplement une règle pour un emploi quelconque ; la référence
est portée par un des emplois circonstanciés. Ainsi la même phrase peut garder le même sens et
changer de référence et du même coup de valeur de vérité. Mais le sens est le même par rapport
à tous les emplois possibles.

3) Solution : distinction entre sens potentiel et sens actuel. Cette distinction n’est pas un
expédient, mais la description exacte d’un caractère fondamental du mot dans les langues
naturelles. À savoir que : a) le mot est l’unité d’une série de valeurs sémantiques correspondant
chacune à un contexte différent ; b) c’est chaque fois dans un contexte différent que le mot prend
un sens déterminé. Par conséquent : en tant qu’unité de toutes ses valeurs sémantiques le mot a
seulement un sens potentiel ; c’est cette unité qui constitue l’identité du mot ; mais c’est une
identité plurale ou une pluralité unifiée. C’est là le trait distinctif du mot dans les langues
naturelles ; c’est un ensemble polysémique de valeurs contextuelles. Ces deux traits : unité
plurale au plan lexical, sensibilité au contexte, distinguent les langues naturelles des langues
artificielles. Celles-ci, conformes aux exigences de la logique mathématique, comportent
l’univocité de tous les termes de leur vocabulaire (règle : un nom pour un sens ; le corollaire de ce
premier caractère est l’indifférence au contexte : dans tous les contextes, les éléments du
vocabulaire gardent le même sens). Il est donc possible de transporter le sens sans le déformer
tout au long d’un même argument.

C’est une question de savoir si l’on peut concevoir la substitution de la structure d’une langue
artificielle à celle des langues naturelles. On peut penser que ce n’est pas possible pour des
raisons de principe qui ne se ramènent pas à la malfaçon de fait des langues naturelles. Au
contraire, la polysémie a une valeur fonctionnelle irremplaçable. En effet, une langue entièrement
40

univoque aurait un lexique infini ; il lui faudrait exprimer tous les « ceci » et tous les « cela » de
l’expérience humaine ; en outre, ce serait une langue privée : car il y a autant de « ceci » et de
« cela » que de sujets parlants : la communication serait ainsi doublement ruinée, le principe
d’économie et le caractère public du langage étant l’un et l’autre violés. C’est pourquoi une langue
artificielle ne peut être qu’une langue insulaire, répondant à des nécessités autres que la
communication de l’expérience concrète : notation d’arguments sur la base d’entités théoriques
entièrement définies par le système considéré, donc posées par le discours ; ce qui n’est pas le
cas du langage ordinaire, qui a affaire à un donné et non à un construit et qui présuppose une
réceptivité à l’expérience, non une position d’entités théoriques. Or rien n’indique qu’on puisse
verser tout le « donné » et tout le « reçu » du côté du « construit » et du « posé ».

Il est donc plus raisonnable de poser le problème dans les termes suivants : comment
articuler langue logique et langue naturelle ? Il faut donc penser l’une par rapport à l’autre ; c’est
leur polarité qui est constitutive du langage lui-même. En effet le langage paraît soumis à deux
exigences : le télos de la logicité - l’archè de l’empiricité. Le langage présente ainsi une polarité
bien fondée : d’une part les langues naturelles avec leur polysémie, d’autre part les langues bien
faites avec leur univocité.

La polysémie est donc le fait lexical fondamental des langues naturelles.

La polysémie signifie : un mot a plus d’un sens. Ce n’est donc ni l’identité, au sens de
l’univocité, – ni la pluralité, au sens de l’homonymie (deux mots qui ont par hasard la même
composition phonologique : un « sou » et la préposition « sous »). D’un côté les différents sens du
mot sont les sens du même mot ; d’un autre côté, ils constituent une diversité dénombrable ; ils
ne sont pas en nombre infini ; ils constituent une série finie correspondant à un nombre limité de
contextes recensés. On a comparé cette unité plurale à l’aire d’un polygone ; la multilatéralité du
mot répond en effet à la pluralité des contextes typiques où il est employé.

Il y a donc deux réponses à la question : « qu’est-ce que le sens d’un mot ? » Dans le
dictionnaire, « un mot est la série de ses emplois possibles ; c’est le faisceau de ses valeurs
sémantiques potentielles ». Dans le discours, le sens d’un mot est cette valeur déterminée qu’il
prend dans le contexte considéré.

Il est donc possible de répondre à la question qui a mis en mouvement cette enquête :
qu’est-ce qui précède, le sens du mot ou le sens du discours ? La réponse est elle-même double.
D’une part, le sens potentiel du mot précède son emploi actuel dans la phrase ; il confère la sorte
d’identité qui appartient à l’unité plurale et qui fait que tel mot est différent de tel autre ; c’est
cette identité qui se conserve quand on fait varier le contexte ; autrement dit, l’identité du mot est
la somme de ses différences avec tous les autres mots qu’on peut lui opposer dans le même
système. D’autre part, le sens actuel du mot résulte de la phrase par une sorte de répartition du
sens entre ses membres ; de ce point de vue, le sens d’un mot est une partie du sens d’une
phrase. On retrouve ainsi, en la précisant, la thèse que meaning égale use. Si on ne doit pas
interpréter pragmatiquement cette assertion, elle veut dire : le mot est ce avec quoi on fait une
phrase. Comme dit G. Ryle, on peut dire qu’un mot « sert à » faire des phrases ; mais on ne peut
41

pas dire que les phrases servent à … Selon l’expression heureuse de Ryle : les mots ont un emploi,
mais la phrase se borne à dire ; les mots servent à dire, la phrase dit.

Cette dernière remarque permet de répondre à une question qui n’était pas prévue, mais qui
résulte de la précédente réponse : faut-il dire que le mot, en tant que potentiel, est un fait de
langue, – et que le mot, en tant qu’actuel, est un fait de discours ?

On peut le dire, mais en un sens seulement. En ce sens, c’est celui que de Saussure a en vue,
lorsqu’il fait la théorie de la linguistique synchronique. Les « unités » dont il fait la théorie sous le
nom de signes sont bel et bien des mots ; ce sont les mots qu’il a en vue lorsqu’il dit : dans une
langue il n’y a que des différences. Ce sont les mots qu’il a en vue, lorsqu’il définit le signe par la
différence du signifiant et du signifié ; c’est dans le mot que les phonèmes sont seulement des
unités distinctives ; et ce sont les mots seuls qui sont des unités significatives. Ou encore, dans le
langage de Martinet, ce sont les mots qui sont les porteurs du phénomène de double articulation,
articulation phonologique et articulation sémantique.

Néanmoins, j’hésiterais à couper en deux la théorie du mot : le mot potentiel du côté de la


langue et le mot actuel du côté du discours. Je le mettrais tout entier du côté du discours.
Pourquoi ? Pour deux raisons : la première prise à la théorie du discours, la deuxième à la théorie
de la langue. Première raison : c’est en un sens potentiel qu’on dit qu’un mot a un sens : c’est-à-
dire pour un emploi possible dans une phrase. C’est donc en vue du discours qu’un mot est dit
avoir un sens. Le mot même « potentiel » indique que c’est à partir du sens « actuel » qu’il a sens
« potentiel ». Deuxième raison : en dehors de toute considération de discours, on peut douter qu’il
y ait même quelque chose comme un mot. Les linguistes de la linguistique de la langue renoncent
à parler de mot ; ils parlent de lexèmes ou de morphèmes ; et ils ont raison : la construction des
mots lexème et morphème, sur le modèle de phonème, indique clairement que ce sont des entités
considérées en dehors de tout usage même potentiel. Ce sont des faits de code, et pas du tout en
puissance de message. Or le mot est, même potentiellement, en puissance de message. La notion
de mot ajoute à celle de lexème, ou de morphème, l’aptitude à entrer dans la composition du
discours ; cette aptitude a sa marque dans la structure même du mot qui sera nom, verbe,
adjectif, pronom, etc. ; c’est-à-dire partie du discours. Le mot – même comme entité sémantique
potentielle – est une unité de langue plus une partie du discours. Dans les langues indo-
européennes au moins, nous ne connaissons pas de valeurs lexicales nues, qui ne comportent pas
un minimum de forme syntaxique incorporée ; celle-ci marque la destination du mot par rapport
au discours.

Je conclus donc que : premièrement, le sens actuel est certainement un fait de discours ;
deuxièmement, le sens potentiel est à la fois un fait de langage, en tant qu’entité lexicale, c’est-à-
dire lexème ou morphème, – et un fait de discours, en tant que porteur de la fonction syntaxique
et que partie du discours.
42

II – LA POLYSÉMIE ET LA FONCTION DU DISCOURS

Nous nous rapprochons de notre problème initial en considérant comment la polysémie se


comporte dans le discours.

1) Tous nos mots – du moins dans le langage ordinaire – sont polysémiques, mais tous nos
discours ne sont pas ambigus. Comment est-ce possible ? Comment, avec des mots polysémiques,
faisons-nous des discours univoques ? Considérons d’abord l’hypothèse où ce résultat est atteint
(l’hypothèse inverse nous conduira directement au problème qui est à l’origine de cette enquête,
la sorte d’ambiguïté propre à la poésie).

C’est l’œuvre de la synthèse en quoi consiste le discours de réduire la polysémie. Prenons le


cas le plus simple de synthèse : la synthèse prédicative ; « le chien est couché ». Chacun de ces
mots, considérés comme entité lexicale, a plus d’un sens ; mais l’interaction des deux champs
sémantiques – imposée à chacun d’eux par l’acte prédicatif de mise en rapport et d’identité
partielle en quoi consiste l’attribution – a pour effet de réduire le champ des significations
possibles, c’est-à-dire des emplois possibles, par exclusion des valeurs incompatibles, c’est-à-dire
non susceptibles de former une relation de sens intelligible par autrui. On peut comparer cette
action à celle d’un crible ou d’un filtre qui laisse passer une dimension se sens et une seule. Ainsi,
dans « le chien est couché » la possibilité que le chien soit une constellation (voir Spinoza !) ou
une partie d’une arme à feu est exclue par « couché » qui veut que ce soit un être vivant.

Maintenant, il peut arriver qu’une seule phrase ne suffise pas à réduire la polysémie des
mots. Ainsi, si je dis : « allez chercher le volume », ce peut être un objet géométrique ou une
pièce de bibliothèque. C’est la suite du discours qui va trancher. Dans ce cas, on peut appeler
contexte le reste du discours en tant qu’il opère la réduction de polysémie. Et on peut appeler
action contextuelle cette action réductrice de polysémie, prise à l’échelle du discours. Quant à
l’effet d’univocité obtenu par une phrase ou une suite de phrases, bref par le discours, on peut
l’appeler avec Greimas isotopie, c’est-à-dire identité d’un thème, d’un propos. (Dans notre
exemple, l’isotopie du discours est indiquée par les mots bibliothèque ou géométrie).

Nous comprenons maintenant ce que c’est qu’un discours sans ambiguïté : c’est un discours
dans lequel la polysémie initiale de tous ses termes a été progressivement réduite au bénéfice
d’une unique isotopie.

Du même coup, nous sommes prêts à considérer l’autre possibilité.

2) Comment faire, avec des mots polysémiques, des discours ambigus ?

Au lieu de cribler, discours et contexte peuvent laisser passer plusieurs valeurs sémantiques ;
ces valeurs sémantiques peuvent alors se renforcer selon plusieurs lignes de sens ; il s’établit, au
lieu d’une, plusieurs isotopies ; et le reste du discours ne permet pas de trancher entre ces deux
isotopies ; deux ou plusieurs interprétations restent possibles concurremment. Alors on peut
43

parler, non seulement de polysémie (ce qui est un caractère général des mots du langage
ordinaire), mais d’ambiguïté, qui est un fait de discours.

Mais cette ambiguïté peut être soit contraire au dessein du discours : elle est alors indue et
marque l’échec du discours, – soit intentionnelle, recherchée, calculée.

Le premier cas est celui d’un discours qui se veut descriptif, informatif, didactique, et qui y
échoue ; c’est le discours que Northrop Frye appelle « Outward directed ». L’ambiguïté, ici, est un
crime… pire une faute ! En effet, il n’y a pas que les langues bien faites qui visent à l’univocité ;
celles-ci non seulement la visent, mais l’atteignent par principe : avec des mots univoques, des
arguments univoques. Mais le langage scientifique n’est pas la même chose que le langage
reformulé selon la logique. Une bonne partie du langage scientifique est encore empruntée à la
langue naturelle, mais contrainte à l’univocité par des procédures impérieuses : principalement la
définition et toutes les opérations équationnelles par lesquelles nous identifions et délimitons la
sphère d’emploi de nos mots.

À bien des égards le langage ordinaire, pour les besoins de la communication, vise à une
univocité approchée ; l’homologie, – l’accord dans le discours – définie par Socrate, est la règle
d’or de la communication. Toute argumentation, même probable (et toute argumentation
rhétorique selon Aristote, se meut dans le probable), suppose qu’on identifie les mêmes notions.
Dès lors l’ambiguïté est un vice quand l’univocité est due. Elle signifie que le locuteur attend une
signification, mais en reçoit deux, sans trouver dans le discours les indices qui lui permettent de
trancher.

Reste le cas – celui qui nous intéresse – où l’ambiguïté est voulue, cherchée, calculée. Dans
ce cas, le contexte est construit de telle manière que plusieurs isotopies soient non seulement
permises, mais préservées. L’ambiguïté est alors l’œuvre du discours ; l’œuvre de son style. Voilà
pourquoi il était important de passer par l’œuvre et par le style, au sens de G. G. Granger.

D’où la possibilité de pousser un peu plus loin la définition de l’œuvre littéraire laissée en
suspens à la fin du chapitre III.

III – L’AMBIGUÏTÉ COMME CRITÈRE DE L’ŒUVRE LITTÉRAIRE

L’ambiguïté peut être critère à deux conditions : 1) qu’on puisse montrer qu’elle est
construite, 2) qu’on puisse montrer qu’elle a une finalité distincte : à savoir, déplacer la référence
du plan descriptif, didactique, au plan poétique, créateur ; bref, que l’ambiguïté soit la condition
de faire paraître le « monde de l’œuvre ».

1) Que l’ambiguïté soit construite et qu’elle ne soit pas simplement un accident ou une
pathologie du discours, c’est là une condition que remplit le langage poétique ; on a vu dans le
chapitre précédent, que la poétique, selon Jakobson, repose sur la récurrence de la forme
44

phonique et que cette récurrence induit une affinité entre les significations et les métaphorise.
Peut-on généraliser cette remarque à l’ensemble des œuvres littéraires ?

Monroe Beardsley l’a tenté dans son Aesthetics, troisième partie : « L’œuvre littéraire » (p.
114-128). Cherchant une définition sémantique de l’œuvre littéraire, il isole la question du
« sens » de celle du « monde de l’œuvre » (renvoyée à la cinquième partie – paragraphe 15), on
appellera donc « sens de l’œuvre », par abstraction du « monde de l’œuvre », « le dessin verbal
ou discours, la chaîne intelligible des mots » 25. La théorie de l’œuvre littéraire, considérée dans
son sens immanent, repose sur la distinction de deux sortes de significations : les
significations « primaires » et les significations « secondaires », ou encore, « explicites » et
« implicites », ou encore « établies » (stated) et « suggérées » (suggested). Ce qu’une phrase
suggère, est ce que nous inférons que le locuteur probablement croit au-delà de ce qu’il déclare ou
établit (states) ; ces « significations secondaires de phrases » font partie de la signification entière
de la phrase. C’est armé de cette distinction que l’on peut rendre compte de deux fonctionnements
du discours : en désignation ou en connotation. Le second niveau caractérise la métaphore. Est en
effet une désignation du mot « loup » l’ensemble des traits zoologiques consignés dans le lexique ;
mais le mot « loup » connote également des traits qui sont généralement assumés par la
croyance populaire, parce qu’ils ont été souvent attribués dans des contextes contenant le mot
« loup ». Or, parler, c’est être commis non seulement aux règles lexicales mais aux règles d’usage
commun. Dans des contextes techniques, l’effet d’écran ou de filtre réduit la signification à sa
fonction de désignation et élimine les connotations. « Dans d’autres contextes, ces connotations
sont libérées ; ce sont, à titre le plus notable, les contextes dans lesquels le langage devient
figuratif et plus spécialement métaphorique. » (p. 125)

Un discours qui comporte à la fois un niveau primaire et un niveau secondaire de signification


peut être dit avoir une signification multiple ; par exemple, il contient jeux de mots, sous-
entendus, métaphores, ironie : « Une œuvre littéraire est un discours dans lequel une partie
importante de la signification est implicite » (p. 126) ; ou encore : « un discours avec
d’importantes significations implicites » (ibidem). Ce cas est manifestement celui du poème : « Un
poème est une œuvre versifiée qui déplace une partie importante de sa signification au second
niveau » (p. 127).

2) Si donc il est des cas où l’ambiguïté est intentionnelle, dans quel but ? Mon hypothèse de
travail est que, si l’ambiguïté est calculée, c’est en vue d’une nouvelle modalité de référence,
libérée par la suspension de la référence littérale. N’est-ce pas par le moyen des « niveaux
secondaires de signification » – pour parler comme Beardsley – qu’un « discours invente »? Le
propre de la fiction, en effet, est d’« inventer » un objet (chose, personne, pensée, état de choses,
événements) « autour duquel le discours rassemble une série de relations qui dès lors pourront
être perçues comme rassemblées par le moyen de leur intersection dans cet objet » (p. 128).
Inventer, ici, c’est investir l’objet fictif avec « cette multiple relatedness » (p. 128).

Alors le double sens est au service d’une expérience à dire, qui ne trouve pas dans le discours
informatif son expression. On peut bien dire, par analogie, que c’est l’ambiguïté de l’expérience
qui appelle l’ambiguïté du discours. Mais, par ambiguïté de l’expérience, il faut entendre la sorte

25
« Verbal design or discourse, an intelligible string of words », p. 115.
45

d’expérience qui a de l’affinité pour l’ambiguïté du discours et qui, en quelque sorte, attend ce
discours pour être dite.

C’est la tâche d’une théorie de l’interprétation de :


1) déployer le monde de l’œuvre à quoi l’ambiguïté est ordonnée ;
2) établir les conditions ontologiques d’une expérience dont on peut dire qu’elle attend le
discours poétique pour être dite.
46

DEUXIÈME PARTIE

LA THÉORIE DE L’INTERPRÉTATION

PROBLÈMES DE FONDEMENT
47

INTRODUCTION

On a défini l’herméneutique comme la théorie de ce que signifie comprendre en relation à


l’interprétation des textes. On a consacré quatre chapitres à la notion de texte. On aborde
maintenant la question : qu’est-ce que comprendre, expliquer, interpréter un texte ?

On ne répondra pas directement à cette question qui fera l’objet de la troisième partie de ce
cours. On se bornera à préparer la réponse par une réflexion de caractère fondationnel, destinée à
reconstituer le contexte philosophique dans lequel la question et la réponse ont été constituées. Le
problème en effet est dominé par une polarité entre expliquer et comprendre dont les deux termes
ont été fixés par Dilthey au début de ce siècle. Mais cette dichotomie est liée à une philosophie
implicite qu’il importe de mettre en question. Un des buts de ce cours est précisément d’ébranler
la certitude de cette opposition et de lui substituer une conception moins dichotomique et plus
dialectique. Comment ? Essentiellement en remettant en question la relation du sujet et de l’objet
présupposée par l’opposition « expliquer-comprendre ». Ne dit-on pas que l’explication est
« objective » et que la compréhension a des implications « subjectives » ? Le cercle
herméneutique est conçu dans cette perspective d’une distinction et d’une opposition entre
subjectivité et objectivité. La réflexion fondationnelle qui suit jalonne successivement la naissance,
l’apogée et le déclin de cette distinction préalable. On procèdera à un repérage historique de ces
trois moments auxquels on fera correspondre les trois noms de Schleiermacher, de Dilthey et de
Heidegger.
48

CHAPITRE I

SCHLEIERMACHER

Pourquoi commencer par Schleiermacher ? N’y a-t-il pas eu toujours une herméneutique
chrétienne, mettant dès le début en rapport d’interprétation les figures nouvelles du Nouveau
Testament avec les figures anciennes de l’Ancien Testament ? N’y a-t-il pas eu une réflexion
herméneutique chez les Pères de l’Eglise (le Peri Archôn d’Origène, le De Doctrina Christiana de
saint Augustin) ? Le Moyen Âge n’a-t-il pas brillé par une théorie des « Quatre sens de l’Ecriture »,
que le père de Lubac a magnifiquement reconstituée ? N’y a-t-il pas eu un débat herméneutique à
la Réforme ? La Réforme liant l’axiome théologique « sola fide » et l’axiome herméneutique « sola
scriptura » ? La Contre-Réforme lui opposant la corrélation entre exégèse, tradition et magistère ?

Tout cela est parfaitement vrai, et il serait ridicule de faire débuter l’herméneutique avec
Schleiermacher. Mais, avec lui, naît un problème spécifique : celui du comprendre comme tel. Ce
problème a été seulement préparé à la fois par la Réforme, par les Lumières, par le kantisme et
par le romantisme philosophique.

Des Lumières, l’herméneutique moderne a retenu l’extension de la règle d’interprétation des


textes profanes aux textes sacrés ; ou mieux : la conquête de l’exégèse par la philologie. En
même temps, le divorce est consommé entre herméneutique et dogmatique ; la vérité est objet de
science ; ce sont les fables qui sont à interpréter. Chez Spinoza, par exemple, « Sensus
orationum » est différent de « Veritas ». Cet axiome appliqué à l’Écriture implique la perte du
centre dogmatique et le démantèlement du Canon en une collection disparate d’écrits. En même
temps, le siècle des Lumières où débute l’ethnographie, est d’une conception non seulement
grammaticale mais historique (lieux et circonstances de la lecture des textes). Ainsi, achèvent de
se dissocier la théorie des signes et la théorie des choses que saint Augustin tenait encore
étroitement liées. (Luther disait encore : « qui ne comprend pas les choses ne comprend pas les
signes ») 26. La philologie fut assurément un stade important de cette dissociation. Mais, du même
coup, la carence d’une théorie générale de la compréhension se fait d’autant plus cruellement
sentir. Le sens se constitue en espace distinct, thématisé hors de la vérité des choses.

Mais c’est le kantisme qui constitue l’horizon philosophique le plus proche de


l’herméneutique ; l’esprit général de la Critique, on le sait, est de renverser le rapport entre une
théorie de la connaissance et une théorie de l’être ; il faut mesurer la capacité du connaître avant
d’affronter la nature de l’être ; on comprend que, dans un climat kantien, la théorie des signes
puisse précéder la théorie des choses ; ce qui avait paru impossible à saint Augustin est rendu
possible par Kant : qu’une théorie de la compréhension puisse s’émanciper d’une théorie des

26
« Qui non intelligit res, non potest ex verbis sensum elicere. » Phrase de Luther mise en exergue par
Gadamer dans Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, op. cit., p. 191
[177]. (NdE)
49

contenus de connaissance. Plus précisément, le kantisme invite à remonter des objets de


l’expérience à leurs conditions dans l’esprit. Mais le kantisme n’a pas dépassé la recherche des
conditions de l’expérience physique ; c’est pourquoi l’esprit qu’il a porté au jour est un esprit
impersonnel qui ne porte en lui que les conditions de la connaissance naturelle ou catégories. La
philosophie romantique fera subir au kantisme une mutation fondamentale : l’esprit est
l’inconscient créateur au travail dans des individualités géniales.

Cette mutation philosophique est liée à un changement de front ; Kant n’a étudié que la
connaissance naturelle, mais la philologie pose le problème de la compréhension des œuvres
littéraires ; Winckelmann et son formidable travail d’interprétation des chefs d’œuvre appellent
son philosophe ; Herder a ouvert la voie avec sa puissance d’identification à l’âme des époques et
des peuples.

D’où le programme herméneutique de Schleiermacher, qui est « romantique » par son appel à
une relation vivante avec le processus de création, et « critique » par sa volonté d’élaborer des
règles universellement valables de la compréhension.

On a ordonné la présentation de Schleiermacher autour de trois points :


1) la spécificité de l’herméneutique ;
2) son organisation interne, sa complexité ;
3) les apports et les problèmes non résolus.

I – LA SPÉCIFICITÉ DE L’HERMÉNEUTIQUE

Schleiermacher était professeur du Nouveau Testament à Halle en 1804 lorsqu’il commença à


jeter ses notes en vue d’un ouvrage qu’il n’écrivit jamais sur l’herméneutique ; il avait été formé à
l’école de la philologie allemande dont il avait reçu le problème majeur, celui de coordonner
philologie et exégèse. Il n’est pas sans importance de savoir qu’il a été l’éditeur de Platon, pour
lequel il écrivit une longue préface, et qu’il conçut le vaste projet de traduire l’œuvre entière de
Platon avec F. Schlegel. Tous ces problèmes sont donc nés de sa réflexion sur son métier
d’exégète et de philologue.

1) Il voit deux défauts à la philologie de son temps : d’abord elle ne présente que des règles
particulières, des recettes, qui ne sont pas rattachées à une opération unique ; c’est de là que naît
le problème du comprendre : comment élever l’exégèse au rang d’une Kunstlehre, c’est-à-dire
d’une « technologie », qui ne se borne pas à être une simple collection d’opérations sans lien ?

2) L’herméneutique reste dispersée dans des disciplines spéciales, en particulier la philologie


classique et l’exégèse biblique ; une herméneutique générale exige donc que l’on s’élève au-
50

dessus des applications particulières et que l’on discerne l’objet commun aux deux grandes
branches de l’herméneutique 27.

3) Il faut enfin lutter contre le préjugé qu’il n’y a d’exégèse ou de philologie que des textes
anciens, en particulier dans les langues étrangères. Il est vrai qu’historiquement, les problèmes
d’exégèse sont nés des difficultés posées par l’hébreu, le grec, l’araméen, etc., mais la distance
historique n’est qu’un cas de la distance véritable d’où naît le problème du comprendre. Cette
difficulté est liée à l’acte central, die Rede, le discours. Pour Schleiermacher, le discours, c’est
toute pensée qui s’exprime dans des signes, que ces signes soient parlés ou écrits. Autrement dit,
pas de privilège pour l’écrit! La conversation implique déjà des opérations herméneutiques, dans la
mesure où le rapport entre parler et penser est un rapport tout à fait spécifique : d’une part, en
effet, il n’y a pas de pensée sans parole (le penser est entièrement adhérent au parler), mais
pourtant il y a une distance spécifique entre parler et penser, puisqu’on peut traduire une langue
dans une autre, donc exprimer le même penser dans des parlers différents ; il y a donc un rapport
de présence et de distance, d’adhérence et d’inadéquation, qui fait qu’il y a toujours un problème
de compréhension ; si la pensée était complètement indépendante de la parole, on irait de pensée
en pensée et il n’y aurait pas d’interprétation ; si la parole était complètement disjointe du penser,
on n’aurait pas non plus d’interprétation, parce qu’il n’y aurait rien à chercher dans la parole.

C’est cette tension entre l’intention de dire et le véhicule verbal qui suscite le problème
herméneutique. On comprend en quel sens le problème de l’interprétation dépasse celui des
langues vivantes ; ce n’est pas la langue en tant qu’ancienne, c’est le parler en tant qu’étranger à
qui le perçoit qui pose un problème herméneutique. Les langues étrangères ou les auteurs anciens
ne constituent qu’un cas particulier et extrême. Un thème de l’herméneutique ultérieure est donc
déjà noué : il y a problème herméneutique toutes les fois qu’il y a distance culturelle, que nous
soyons éloignés par la géographie, par le temps ou par la culture. Dans tous les cas, il s’agit de
rendre proche ce qui est lointain. Cette lutte contre l’étranger ou l’étrangeté va jusqu’à Gadamer
pour qui, nous le verrons, l’herméneutique consiste à rendre « propre » ce qui était « étranger ».
Il y a donc un rapport du même à l’autre qui est tout-à-fait fondamental. Techniquement
d’ailleurs, Schleiermacher se plaisait à dire qu’il y a herméneutique parce qu’il y a d’abord « mé-
compréhension » : le problème critique de l’herméneutique est toujours de redresser une « mé-
compréhension ». Celle-ci est en quelque sorte une conséquence du caractère étranger du
discours. Il n’y a pas de problème herméneutique dans une conversation de plain-pied où la
compréhension se fait par correction directe dans le jeu de la question et de la réponse.

27
Nous pourrions ici insérer un troisième point, qui n’apparaît pas dans le polycopié du cours, mais figure dans
l’article de Ricœur intitulé « Schleiermacher’s Hermeneutics » (1977), lequel reprend en intégralité le texte de
ce chapitre, en y ajoutant précisément certains développements. Ce développement important est le suivant :
« Schleiermacher ne critique pas seulement la distinction faite entre herméneutiques particulières, mais aussi la
division de cette discipline en différentes tâches. C’est pour cette raison qu’il critique, dans les Aphorismes de
1805, la distinction faite par Ernesti entre subtilitas intelligendi et subtilitas explicandi. Car ou bien cette
distinction est seulement la surface externe de la compréhension, ou bien ce n’est qu’un art d’exposition et n’a
pas sa place en herméneutique, devenant à son tour un objet de l’herméneutique. De la même façon, il refuse
dans les Discours académiques d’accepter la distinction d’Ast entre une herméneutique de la lettre, une autre
du sens et une dernière de l’esprit. La première s’arrête sur le seuil, la troisième excède le champ de
l’herméneutique. Seule l’herméneutique du sens est herméneutique. Ainsi, les distinctions plus tardives de
Schleiermacher doivent être comprises comme s’inscrivant dans cette sphère d’unité herméneutique, que ce
soit une question d’« aspects », de « côtés » (grammatical et technique ou psychologique) ou de « méthodes »
(divinatoire et comparative) », in : P. Ricœur, « Schleiermacher’s Hermeneutics », The Monist, 60/2, 1977,
181-197, p. 183. (NdE)
51

La visée de cette herméneutique est de comprendre un auteur aussi bien et même mieux qu’il
ne s’est compris ; on a ironisé sur ce slogan – qui n’est pas d’ailleurs de Schleiermacher, –
puisque Kant le connaît et l’évoque dans la Critique de la raison pure à propos de Platon. Un
auteur ne réfléchit pas sur son rapport à son propre discours, sur le rapport de son penser à son
parler et sur les possibilités de mé-compréhension qui appartiennent à ce rapport ; c’est toujours
un autre qui thématise ce rapport dans lequel l’autre est engagé ; le slogan signifie par
conséquent : porter à la conscience claire l’instrumentalité du dire, qui a été comme investie par le
penser dans le parler. C’est en ce sens que Schleiermacher déclare : « Le problème de la
compréhension, de l’interprétation c’est d’amener à la conscience la pensée qui se trouve à la base
(Grund) du discours. »

II – ORGANISATION INTERNE DE L’HERMÉNEUTIQUE

Le problème qui occupait Schleiermacher, dans ses premiers cours, c’est le rapport entre
deux formes de l’interprétation : l’interprétation « grammaticale » et l’interprétation
« psychologique technique » ; c’est une distinction constante dans son œuvre, mais dont l’accent
principal va se déplacer au cours des années. Avant l’édition Kimmerlé de 1959, on ne connaissait
pas les notes de 1804 et des années suivantes ; c’est pourquoi on a surtout crédité
Schleiermacher d’une interprétation « psychologique » qui ne s’est dégagée que progressivement
de l’interprétation « technique », laquelle au début était sur un pied d’égalité avec l’interprétation
« grammaticale ».

1. Interprétation grammaticale

Il s’établit une sorte de dialectique entre les deux formes d’interprétation. Mais sur quoi se
fonde leur distinction ? Les premiers textes l’introduisent par une considération préliminaire sur le
discours, qui présente à la fois un caractère commun et un caractère singulier (ce thème est
commun à tous les romantiques : comment l’homme peut-il être à la fois universel et singulier ?).
Le discours est commun parce qu’il emploie une langue, des mots, des concepts qui ne sont pas
créés par l’individu ; mais en même temps il véhicule une pensée qui a les caractères de la
singularité. C’est donc dans le discours que s’instaure la dialectique du commun et du singulier. On
trouverait aujourd’hui des remarques semblables chez Benveniste (dans l’« instance de discours »,
chaque locuteur prend possession de l’ensemble du langage). Mais si les deux interprétations ont
un droit égal, on ne peut les pratiquer en même temps (Saussure dira quelque chose de
semblable : on ne peut faire à la fois la théorie de la langue et la théorie de la parole).
Schleiermacher précise : considérer la langue commune à l’écrivain et à son lecteur, c’est oublier
l’écrivain ; et comprendre un auteur singulier, c’est oublier sa langue, qui est seulement traversée.
On perçoit donc ou bien le commun, ou bien le propre. Tel est donc l’objet de l’interprétation
grammaticale : le milieu de communication dans lequel le discours circule entre l’auteur et son
lecteur original, entre l’auteur et nous-mêmes. Cette interprétation est appelée « objective »,
puisqu’elle porte sur les cadres linguistiques distincts de l’auteur ; mais aussi « négative »,
52

puisqu’elle indique simplement les limites de la compréhension : sa valeur critique porte


seulement contre les erreurs concernant le sens des mots.

Les pages consacrées à l’interprétation grammaticale n’en fourmillent pas moins de notations
intéressantes ; ainsi Schleiermacher a posé un des premiers sans doute avec Herder le problème
de la polysémie, le fait qu’un mot ait plusieurs significations. Schleiermacher distingue entre Sinn,
qui est l’unité de sens d’un mot, et Bedeutung, qui représente la multiplicité de ses effectuations
dans des contextes différents. Le même mot a un Sinn et plusieurs Bedeutungen. Il est
remarquable que Schleiermacher ait placé ce problème dans l’herméneutique grammaticale, et
non pas dans l’herméneutique technique ou psychologique. C’est précisément un jeu dans le
langage et qui appartient à l’élément commun ; c’est bien le langage qui offre cette unité plurale.
Il n’y aurait pas de compréhension si nous ne pouvions pas reconnaître l’unité d’un sens ; mais, en
même temps, la compréhension consiste à savoir comment ce sens est effectué dans un contexte
déterminé en prenant une signification particulière. L’unité de sens est même appelée « schéma »,
expression qu’on retrouve aujourd’hui chez le linguiste danois Hjelmslev. On peut aussi considérer
ces remarques sur la pluralité des significations attachées à un même sens comme une
anticipation de ce que dit aujourd’hui Jakobson sur la différence du langage naturel et des langues
artificielles (un langage naturel repose sur des entités linguistiques polysémiques, sensibles au
contexte et assurant à la fois l’économie du lexique et une extraordinaire souplesse d’application).
Schleiermacher a ainsi anticipé un important développement de la sémantique contemporaine, à
savoir que le langage ordinaire ne fonctionne que dans ce jeu de l’identité du sens et de la
mobilité de la signification. Schleiermacher a du même coup aperçu la difficulté du rapport entre
mot et concept: le mot est une certaine sphère intuitive de sens qui se détermine discursivement,
produisant plusieurs concepts ; du coup cette saisie intuitive est tributaire de l’individualité
personnelle qui procède à cette détermination des intuitions.

2. Interprétation technique psychologisante

La seconde interprétation est appelée « technique ». Pourquoi ? À cause même du projet, me


semble-t-il, d’une Kunstlehre, d’une « technologie ». C’est dans cette interprétation que
s’accomplit le projet même d’une herméneutique. Il s’agit d’atteindre la subjectivité de celui qui
parle, la langue étant oubliée. Le langage devient ici l’organe au service de l’individualité. Cette
interprétation est appelée « positive », parce qu’elle atteint l’acte de penser qui produit le
discours.

Le rapport de ces deux herméneutiques varie dans la série des textes. Dans les premiers
textes, jusque vers 1819, Schleiermacher insiste sur l’égalité des deux herméneutiques. Il pense
même que ce ne sont pas les mêmes talents qui peuvent pratiquer l’une ou l’autre. Faire l’une
exclut qu’on fasse l’autre, et chacune demande des talents distincts. Elles ont non seulement leurs
qualités mais leurs excès propres : l’excès de la première donne le pédant, l’excès de la seconde
donne le nébuleux. L’idée de l’alternance et de la complémentarité a été la première intuition de
Schleiermacher et atteste combien peu Schleiermacher privilégiait l’aspect divinatoire de
l’herméneutique. Bien plus, l’herméneutique technique n’est-elle pas elle-même identique à ce qui
53

sera appelé plus tard « interprétation psychologique » ; elle ne se borne pas à une affinité avec
l’auteur, elle implique des motifs critiques dans l’activité de comparaison : une individualité ne
peut être saisie que par comparaisons et par contrastes ; ainsi la seconde herméneutique
comporte, elle aussi, des éléments techniques et discursifs. On ne saisit jamais directement une
individualité mais seulement sa différence avec un autre et avec nous-mêmes.

III – LES DIFFICULTÉS DE L’HERMÉNEUTIQUE DE


SCHLEIERMACHER

Il ne s’agit pas à vrai dire d’objections venues de l’extérieur, mais d’embarras internes qui
expliquent sans doute que l’œuvre n’ait pu être achevée.

1) Le premier embarras concerne le rapport des deux herméneutiques. À partir de 1819, la


seconde herméneutique l’emporte et se développe dans le sens de l’interprétation
« psychologique ». En même temps les frontières ne cessent de se déplacer entre les deux
disciplines. À mesure qu’on avance dans les textes, la difficulté grandit de délimiter leur rôle
respectif. Certaines tâches sont tantôt de l’une, tantôt de l’autre. Du côté de la seconde
interprétation, on place les conditions de publication, la nature du genre, l’originalité de
composition, la thématique et le style ; du côté grammatical, le sens des mots, les synonymes, les
propres et les figurés, le matériel et le formel. Mais où placer l’unité thématique et structurale
caractéristique d’une œuvre, la sorte d’unité intérieure qui en commande la composition ? Elle est
tantôt technique, en tant qu’individuelle, tantôt grammaticale, en tant que langue considérée dans
son enchaînement ; ainsi, tout ce qui concerne la structure individuelle du discours flotte entre les
deux. Il en est de même du rapport d’enchaînement entre idées principales et secondaires ;
l’enchaînement des idées a un caractère grammatical ; mais il se rapporte aussi à un homme
individuel, selon que l’on insiste davantage sur l’originalité que sur l’unité de composition. Ainsi,
tantôt l’enchaînement des idées, le style, la composition, regardent vers le grammatical, en tant
qu’enchaînement, tantôt, en tant qu’expression de personnalité unique et originale, ils regardent
vers la psychologie.

Peut-être est-ce le propre du discours de se prêter à deux interprétations dans la même


fonction ? N’est-ce pas au sein du langage que l’individu se distingue ? Mais n’est-ce pas dans
l’individu que la langue se réalise ?

Les textes les plus forts sur la priorité du langage à l’égard de l’individu sont dans le
manuscrit de 1820 (1ère Esquisse) : « tout ce qui doit être présupposé et tout ce qui doit être
trouvé est langage 28 ». Par contre, les textes les plus forts sur la priorité de l’interprétation
psychologique sont les Discours Académiques et les notes postérieures ; ces derniers textes

28
En réalité, cette citation est tirée des « Aphorismes sur l’herméneutique de 1805 » : F.D.E. Schleiermacher,
Herméneutique, trad. par C. Berner, Paris, Cerf, 1987, p. 21. Sur les problèmes de datation des textes de
Schleiermacher chez Ricœur, voir la note 3. (NdE)
54

penchent vers la « re-production psychologique » de Dilthey. Mais l’autre point de vue n’est jamais
renié.

La difficulté de départager les deux herméneutiques est encore compliquée par la


superposition de deux couples d’opposés : d’une part le grammatical et le technique, d’autre part,
la divination et la comparaison. Le premier Discours Académique répond que les deux méthodes
ont à intervenir dans chacun des deux aspects de l’herméneutique : même dans l’interprétation
grammaticale, il faut commencer par un aperçu global, donc par une intuition d’ensemble et
pressentiment ; en retour, l’individualité d’un discours ne requiert pas seulement la divination,
mais fait appel à la comparaison. Tout au plus peut-on dire que l’accent comparatif est plus fort
dans l’interprétation grammaticale, et l’accent divinatoire dans l’interprétation psychologique, quoi
qu’il reste vrai que dans l’interprétation grammaticale, la position du problème est divinatoire, et
que dans l’interprétation psychologique l’individu n’est atteint que par comparaison.

2) La difficulté tout à fait fondamentale sur laquelle a buté Schleiermacher, c’est que son
véritable projet se situe dans l’entre deux. L’interprétation technique, elle-même, n’est pas
véritablement ce qu’il appelle dans les derniers textes « interprétation psychologique ». Car on
peut comprendre la singularité d’une œuvre de deux façons différentes. On peut dire que ce qui
est singulier, c’est l’idée qui commande l’œuvre, ce qu’il appelle d’une façon plus élaborée « la
forme intérieure de l’œuvre » (expression que l’on trouve dans des sens divers mais apparentés
chez Goethe, chez Humboldt, chez Schelling).

L’individualité peut donc être considérée comme un enchaînement systématique dans lequel
sont subordonnées les parties au tout : c’est l’organisme ou l’œuvre d’art de la troisième Critique
de Kant, l’individualité de sa structure. Mais nous pouvons dire aussi que ce qui fait l’individualité
d’une œuvre, c’est le complexe psychologique dont cette idée émane. Et Schleiermacher n’a
jamais réussi à distinguer clairement ces deux orientations possibles de l’interprétation technique :
vers l’idée qui commande l’œuvre ou vers l’auteur considéré comme un être psychologique. Entre
ces deux directions, – direction vers le texte et direction vers l’auteur, – l’herméneutique hésite ;
or, Schleiermacher en a aperçu l’unité profonde dans l’idée de style. Un des premiers, il a aperçu
que le style n’est pas une question d’ornement ; il marque l’union de la pensée et du langage,
l’union du commun et du singulier dans le projet d’un auteur. Le style, c’est une singularité à
l’intérieur des ressources communes de la langue ; et surtout, le style réunit l’aspect formel de la
structure de l’œuvre avec l’aspect psychologique de l’intention de l’auteur. Cette notion de style
chez Schleiermacher est donc à comparer avec la notion du style chez G. G. Granger telle qu’on l’a
exposée dans le deuxième chapitre de la première partie. Je penserais volontiers que c’est là l’idée
la plus importante de Schleiermacher, bien plus que l’interprétation psychologique elle-même.
Schleiermacher a aperçu un plan d’articulation qui assure la continuité des deux herméneutiques.
On pourrait ainsi réorganiser l’herméneutique de Schleiermacher à partir de ce thème central.

On remarquera que ce problème a une origine kantienne dans la théorie du schématisme ;


plan intermédiaire entre l’universel de l’entendement et le singulier de l’intuition ; l’idée de style
se tient également dans cette position intermédiaire.
55

CHAPITRE II

L’HERMÉNEUTIQUE SELON DILTHEY

C’est dans l’œuvre de Dilthey que s’accomplit une partie du projet de Schleiermacher. Mais,
en même temps qu’il s’y accomplit, il s’infléchit dans un sens nettement historiciste et
psychologiste qui a conduit l’herméneutique à une sorte de point de crise. À bien des égards, le
couple Heidegger-Gadamer peut être considéré comme une réplique à cette crise à laquelle
Dilthey a conduit le problème.

Mais d’abord Dilthey a accompli une partie du projet de Schleiermacher en portant à son point
de maturité la réflexion sur le Verstehen. Avec Dilthey, le problème général de la compréhension
déborde considérablement celui de l’interprétation des textes, et doit être élaboré à un niveau plus
général : celui de la connaissance d’autrui et de la compréhension historique. C’est seulement
dans un deuxième temps que peut être mis en place le problème de l’interprétation proprement
dite ou de l’exégèse (Auslegung).

I – LA CONNAISSANCE HISTORIQUE ET LE « COMPRENDRE »

Le problème que Dilthey se propose de résoudre est transmis par la culture de son temps, à
savoir la connaissance historique. Entre Schleiermacher et Dilthey il y a les grands historiens
allemands du XIXe siècle : Ranke, Droysen, etc. L’intérêt s’est donc déplacé de la philologie vers
l’histoire et la théorie de l’histoire. Le texte à interpréter, dès lors, c’est la réalité historique elle-
même, que les historiens appellent « enchaînement » (Zusammenhang) ; d’où la question :
comment concevoir un enchaînement historique ? Le problème herméneutique ultérieur consistera
à mettre en vis-à-vis la cohérence d’un texte avec la cohérence d’une séquence historique, mais
d’abord l’histoire, en tant que réseau d’événements est le grand document de l’homme, la plus
fondamentale expression de la vie. Dilthey est l’interprète de ce pacte entre herméneutique et
histoire. Ce qu’on appelle historicisme, en un sens aujourd’hui péjoratif, c’est d’abord l’énoncé
d’un fait de culture, à savoir le transfert d’intérêt des œuvres particulières, des chefs d’œuvre de
l’humanité sur l’enchaînement historique qui les porte. Le mot historicisme est né à la fin du XIXe
siècle et joue dans un sens critique dirigé contre cette majoration de l’historique. La critique est
aujourd’hui articulée à partir des tendances structurales qui prédominent dans notre culture
scientifique et qui tendent à privilégier le système sur le changement, la synchronie sur la
diachronie.

Le second fait culturel fondamental est constitué par la montée du positivisme en tant que
philosophie, par accentuation et majoration de l’explication empirique dans les sciences naturelles.
Nous sommes dans une période de complet reflux de Hegel et en général des systèmes
56

philosophiques, au bénéfice de la connaissance expérimentale. C’est pourquoi le problème qui est


posé aux penseurs de cette génération est de donner à l’histoire une dimension scientifique
comparable à celle que les sciences de la nature ont acquise. C’est donc en réplique au positivisme
qu’on essaye d’élaborer des modèles d’intelligibilité qui seraient autres que ceux du mécanisme
physique.

C’est sur le fond de ces deux grands faits culturels que Dilthey pose sa question
fondamentale : comment la connaissance historique est-elle possible ? Généralisant cette
question, il demande : comment les sciences de l’esprit sont-elles possibles ? (En français le mot
esprit a moins d’ampleur que le mot allemand « Geist » qui couvrirait à la fois esprit, psychisme,
mentalité, mœurs, etc.)

Face aux sciences de la nature, il s’agit de donner un statut épistémologique aux sciences de
l’esprit, dont l’histoire est considérée comme la pointe, à la façon dont aujourd’hui la linguistique
est considérée comme la pointe des sciences humaines. Nous sommes ainsi au seuil de la grande
opposition qui traverse toute l’œuvre de Dilthey entre l’explication de la nature et la
compréhension de l’histoire. Cette opposition est lourde de conséquences pour l’herméneutique
qui se trouve ainsi coupée de l’explication naturaliste et projetée du côté de l’intuition
psychologique.

Essayons d’abord de rendre compte de cette opposition avant de mettre en place le problème
herméneutique reçu de Schleiermacher. Le caractère propre de la compréhension, face à
l’explication naturaliste, Dilthey l’a cherché délibérément du côté de la psychologie. Pour lui, c’est
fondamental : irréductible à toute compréhension des choses, c’est la saisie de la vie psychique
d’autrui. Toute histoire présuppose, si elle veut être histoire, cette capacité de transposer en un
autre lieu. [… ?] 29 dans la connaissance naturelle, l’homme connaît un autre que lui, à savoir des
choses ; or, toute la critique ancienne est là pour attester qu’on ne sait pas finalement ce qu’est la
chose, dont nous ne connaissons que le phénomène à travers l’espace, le temps, les catégories.
Dans l’ordre humain au contraire, l’homme connaît l’homme. C’est un même que lui qu’il tente
d’atteindre. Alors que Schleiermacher était surtout frappé par le fait que l’autre est un étranger,
Dilthey est au contraire attentif à l’opposition entre l’homme et la chose naturelle ; l’autre homme
n’est pas un étranger au sens où la chose physique reste inconnaissable. Il y a donc une coupure
philosophique entre le Statut de l’esprit et le Statut de la nature, qui précède la coupure de
méthodes entre expliquer et comprendre. L’homme n’est pas radicalement un étranger pour
l’homme parce qu’il donne des signes de sa propre existence. Comprendre ces signes, c’est
comprendre l’homme.

Les propres travaux de Dilthey mettent en œuvre cette intuition centrale ; ils portent
essentiellement sur les grandes attitudes spirituelles, sur le rapport entre les idées et les
personnalités, par exemple chez l’homme de la Renaissance, objet d’une sorte de psychographie
collective ; dans les œuvres de jeunesse de Hegel (que Dilthey a redécouvertes en publiant les
écrits théologiques de jeunesse) ; enfin, dans la vie et dans l’œuvre de Schleiermacher qui ont
occupé plusieurs périodes de sa carrière. Il y a par conséquent un monde psychique distinct du
monde physique que l’école positiviste ignore complètement. C’est pourquoi l’école positiviste peut

29
Texte corrompu. (NdE)
57

tout au plus concevoir l’homme comme une partie de la nature et comme luttant pour la maîtrise
de la nature, mais non comme un créateur de culture.

On dira : l’esprit, le monde spirituel, ce n’est pas forcément l’individu. Hegel est le témoin
qu’il existe une sphère de l’esprit, l’esprit objectif, l’esprit des institutions, des cultures, lequel
n’est pas un phénomène psychologique. Mais Dilthey appartient précisément à cette génération de
néo-kantiens pour qui le pivot de toutes les sciences humaines c’est l’individu, l’individu il est vrai
dans ses relations sociales, mais fondamentalement individuel. C’est pourquoi les sciences de
l’esprit requièrent comme science fondamentale la psychologie, science de l’individu agissant dans
la société et dans l’histoire ; à titre dernier, les relations réciproques, les systèmes culturels, la
philosophie, l’art et la religion s’édifient sur cette base. Une théorie des sciences de l’esprit aura
donc pour tâche essentielle de dériver le savoir de l’histoire universelle à partir de la
compréhension de l’individu. Plus précisément, et c’est là ce qui fait aussi époque, c’est comme
activité, comme volonté libre, comme initiative et entreprise, que l’homme cherche à se
comprendre. Il y a là, une volonté très ferme de tourner le dos à Hegel, de se passer du concept
hégélien d’esprit des peuples, d’esprit collectif objectif, ce qui permet de ré-enchaîner sur Kant,
mais à un point où Kant s’était arrêté. Car chez Kant aussi, le sujet moral est un individu. Il n’y a
pas de sujet collectif à proprement parler dans le kantisme. Seulement, le kantisme n’a pas fait la
théorie de la connaissance historique. La raison pratique reste une raison morale ; l’expérience
historique de l’homme reste hors critique. Dilthey appartient à ce groupe des néo-kantiens qui ont
essayé de combler une lacune du kantisme en donnant une théorie de la connaissance historique
qui ne soit pas seulement de l’expérience culturelle des hommes sur la base de la communication
d’individus à individus.

Comment se pose le problème de la compréhension sur l’arrière-plan de ses préoccupations


fondamentales ? La question dominante est celle-ci : comment la compréhension d’un autrui est-
elle possible ? C’est dans son premier ouvrage intitulé L’introduction aux sciences
humaines (1883) (Cf. traduction partielle chez Aubier Le monde de l’esprit – 2 tomes) que Dilthey
donne sa première contribution à une critique de la raison historique. Un deuxième essai suit :
« Idées concernant une psychologie descriptive et analytique » (1894). Il s’agit de savoir
comment un être qui est dans l’histoire peut connaître un autre être qui est aussi dans l’histoire et
comment cette connaissance peut avoir le Statut de science et n’être pas simplement une intuition
fugitive. Dilthey s’appuie ici essentiellement sur la notion d’enchaînement ou de structures
d’ensemble. Sa grande idée c’est que la vie dans son jaillissement produit des formes. Autrement
dit, toute expression de la vie tend à se stabiliser dans une configuration stable. C’est ce qu’il
appelle un enchaînement (Suter dans Philosophie et Histoire chez W. Dilthey traduit
Zusammenhang par son psychique ; je préfère une traduction qui rend compte de l’idée de
connexion). La possibilité de comprendre un autre, repose sur cette capacité de la vie psychique à
déposer un acquit structuré dans lequel s’organisent toutes les évaluations des hommes, leurs
sentiments, leurs règles de volonté, les relations entre leur représentation, etc. Ce que la culture
présente comme systèmes organisés dans une littérature est d’abord fondé sur une activité tout à
fait fondamentale de la vie, que Dilthey appelle quelquefois sa structure téléologique, à savoir le
fait que la vie est un processus qui produit des normes. La vie se norme elle-même. C’est cette
structure téléologique qui rend possible une classification des types des attitudes historiques et
d’une manière générale, qui permet d’introduire la conceptualité dans l’ordre du contingent, de
58

l’individuel, du singulier. C’est cette production d’un acquit structuré qui rend possible les
reconstructions typiques propres aux sciences de l’esprit. Ce problème a son parallèle chez Max
Weber et ses Idealtypen : l’un et l’autre se sont heurtés au même problème : comment peut-on
conceptualiser dans l’ordre de la vie de l’histoire, de l’expérience fluante, alors que la nature nous
offre des objets ? Or, la vie nous donne quelque chose comme des objets qui sont des structures
et qu’on peut donc aborder avec des types idéaux, mi-empiriques, mi-a prioriques, offrant des
modèles pour la compréhension. Déjà, chez Schleiermacher, nous avons remarqué cette lutte pour
tenir ensemble l’intuition de la singularité et la compréhension selon des règles et des concepts.
C’est le même problème que Dilthey tente de résoudre à sa façon. Alors que la conscience est
immédiate pour elle-même, elle se transcende dans des ensembles structurés qui lui permettent
d’être compris par un autre. C’est parce que l’ensemble de ma vie se dépasse dans des figures qui
échappent d’ailleurs à la maîtrise d’une conscience actuelle, que je dois faire le détour de l’histoire
par la comparaison avec autrui et par l’histoire de tous les hommes. C’est pourquoi, dans son
troisième essai, intitulé « De la psychologie comparée. Contribution à l’étude de l’individualité »
(1895-1896), Dilthey insiste sur le fait qu’on ne le connaît que par différence avec un autre et que
c’est par la différence entre deux ensembles structurés différemment qu’on peut saisir l’intention
d’une vie.

À partir de 1900, Dilthey s’appuie sur Husserl pour donner une consistance à cette notion
d’enchaînement. Vers les années 1900 paraissent les Recherches logiques de Husserl. Dans la
première recherche, Husserl établit que le psychisme est caractérisé par l’intentionnalité, à savoir
la propriété de viser un sens susceptible d’être identifié. Le psychisme lui-même ne peut donc être
atteint, mais on peut saisir ce qu’il vise, l’objectable, l’identique dans lequel le psychisme se
dépasse. Cette idée de l’intentionnalité et du caractère identique de l’objet intentionnel permit à
Dilthey de renforcer son concept de structure psychique par la notion husserlienne de signification.
On peut en effet, considérer que les configurations produites par l’histoire ont le statut de
transcendance par rapport à la vie que Husserl donnait à l’objet par rapport au vécu.

II – COMPRÉHENSION ET INTERPRÉTATION

Que devient dans ce nouveau contexte le problème herméneutique reçu de Schleiermacher ?


La pensée de Schleiermacher n’a cessé d’occuper Dilthey et un de ses tout premiers écrits est
consacré précisément aux rapports de l’herméneutique de Schleiermacher avec l’exégèse biblique
et philosophique de ses précurseurs. Ce texte a été publié seulement en 1966, dans le tome XIV
des œuvres complètes de Dilthey. Celui-ci a été tellement fasciné par la personnalité de
Schleiermacher qu’il a publié aussi toute sa correspondance en 4 volumes. Enfin, c’est
Schleiermacher qui occupe la majeure partie du grand article intitulé : « Origine et développement
de l’herméneutique » (1900) – traduction dans le tome 1 d’Aubier. Cet essai marque la Greffe du
problème herméneutique sur la psychologie compréhensive. Entre les deux, le rapport est
réciproque, en ce sens que l’herméneutique complète la psychologie compréhensive, lui ajoute un
étage supplémentaire, mais que, d’autre part, la psychologie compréhensive infléchit
l’herméneutique dans un sens psychologique ; c’est pourquoi, Dilthey a retenu de Schleiermacher
59

le côté psychologique de son herméneutique où il reconnaît son propre problème, celui de la


compréhension par transfert dans un autrui.

1) Regardons d’abord le premier côté de la question : comment l’herméneutique ajoute un


étage supplémentaire à la compréhension d’autrui ?

Qu’est-ce en effet que l’interprétation ajoute à la compréhension ? Dans l’essai : « Idées


concernant une psychologie descriptive et analytique » 30, Dilthey repère plusieurs fois ce point de
suture. Il montre que la perception interne des états psychiques appelle pour complément la saisie
d’autrui. Nous complétons la perception interne par la saisie des personnes étrangères. C’est cette
saisie indirecte qui appelle la collaboration de plusieurs méthodes. Je cite : « Un complément très
important à toutes ces méthodes pour autant qu’elles s’appliquent à des processus, est l’utilisation
des produits objectivés de la vie psychique dans la langue, le mythe, la littérature et l’art et d’une
manière générale, dans toutes les réalisations historiques, nous trouvons pour ainsi dire du
psychisme objectivé » (p. 205). « Les forces actives sont devenues des formations stables » (p.
205). De même dans « De la psychologie comparée. Contribution à l’étude de l’individualité », qui
est un essai postérieur, le mot « herméneutique » est expressément prononcé. Celle-ci est liée au
transfert du propre moi dans un domaine étranger ; elle applique une transformation corrélative
de ce Moi : « C’est la méthode herméneutique et critique, qui n’est pas seulement utilisée par le
philologue et l’historien, mais sans laquelle aucune science de l’esprit n’est possible » (p. 267). Il y
a donc un moment herméneutique, en toute science qui a affaire à un autrui. L’acte fondamental,
ici c’est de reproduire l’enchaînement, l’ensemble structuré, en prenant appui sur des signes
objectivés de la vie. Reproduire, reconstruire en interprétant les signes objectivés, voilà l’acte
herméneutique. Cela suppose que toute singularité se déplace vers une autre singularité, à la
faveur du domaine qu’elles ont en commun, le domaine des signes, où chacun va déposer ses
propres intentions. Ainsi, c’est la recherche de l’individu, à la base même de l’expérience
historique, qui a contraint d’ajouter l’herméneutique à la psychologie.

Insistons sur cette notion de reproduire ou de reconstruire (Nachbilden) : c’est une recréation
à la faveur de laquelle l’enchaînement de la vie d’autrui est placé à distance, transmuté, clarifié,
porté dans une atmosphère légère et transparente (voir p. 280). Le propre de l’herméneutique va
donc être de porter dans la clarté du Logos le processus profond et ténébreux de la création. C’est
donc une sorte de victoire sur l’obscurité romantique, un effort pour porter dans la clarté classique
des productions de la vie.

Voilà donc l’herméneutique posée par la psychologie elle-même comme un reproduire. Pour
Dilthey, comme pour tous ses prédécesseurs, c’est essentiellement dans l’esthétique, plus
précisément dans les œuvres plastiques, plutôt que dans les textes que l’on peut saisir ce
processus de la figuration qu’il appelle Darstellen. L’homme créateur de figures peintes, sculptées,
a donné aux émotions et aux expressions fugitives de la vie la forme d’une chose qui crée un
espace de communication. C’est d’abord le Bild qui importe avant tout texte.

C’est sur ce fond que se détache l’essai « Origine et développement de l’herméneutique » de


1900 où tout ce mouvement est achevé par l’introduction de la notion de texte qui marque le

30
W. Dilthey, Le monde de l’esprit, tome 1, trad. par M. Remy, Paris, Aubier, 1947. (NdE)
60

dernier étage de cet édifice progressif. On est parti des enchaînements de la vie, puis on s’est
élevé au Bilder culturel, puis au texte.

L’herméneutique est présentée comme une province de la compréhension, à savoir la


compréhension appliquée aux œuvres écrites : « Nous appelons compréhension en général, le
processus par lequel nous saisissons un intérieur à l’aide de signes perçus de l’extérieur. […] Mais
nous appelons exégèse ou interprétation cet art de comprendre les manifestations de la vie
lorsque celles-ci sont fixées de façon durable » (p. 320-321) 31. Mais si le phénomène de la fixation
est décisif, il n’est pas miraculeux : ce n’est que le point extrême d’un processus qui commence
avec la moindre expression. Même une physionomie a quelque chose de typique, c’est par là
qu’elle peut être comprise. À plus forte raison lorsque la parole extérieure s’investit dans des
signes communs. L’écriture est comme le point culminant de ce processus d’extériorisation :
« C’est seulement dans le langage écrit que l’intimité de l’homme trouve son expression complète,
exhaustive et objectivement intelligible. Aussi, l’art de comprendre gravite-t-il autour de
l’interprétation des témoignages humains conservés par l’écriture » (p. 321). Ou encore : « elle
est l’art d’interpréter des monuments écrits » (Denkmale) (p. 322).

Que s’est-il produit de nouveau avec l’inscription ? Avec l’interprétation, l’herméneutique


cesse d’être un cas particulier de la compréhension. En effet, l’écriture donne à la compréhension
du singulier une valeur objective. Le Nachbilden, le reproduire qui est propre à la compréhension
de toute vie étrangère en passant par les monuments littéraires, devient une connaissance
objective équivalente à la connaissance physique. Comme chez Schleiermacher, c’est la philologie,
c’est-à-dire l’explication de textes qui fournit l’étage scientifique de la compréhension ; mais pour
Dilthey, comme pour Schleiermacher, la philologie reste trop un art personnel, une virtuosité, et le
problème herméneutique est d’élever cette virtuosité qui peut être géniale au rang de règle, tout
en conservant les résultats de l’art personnel : « Le rôle essentiel de l’herméneutique consiste en
ceci : fonder théoriquement contre l’intrusion constante de l’arbitraire romantique et de la
subjectivité sceptique, la validité universelle de l’interprétation, base de toute certitude en
histoire. » (p. 332) 32. L’herméneutique constitue ainsi la couche objectivée de la compréhension,
grâce aux structures essentielles du texte.

2) La contrepartie de cette herméneutique, qui « ajoute » à la compréhension, c’est que, en


sens inverse, la psychologie reste sa justification dernière. C’est la psychologie qui imprègne de
part en part l’herméneutique. C’est pourquoi, pour Dilthey, l’herméneutique reste une science de
l’esprit dont la psychologie est le fondement. Il n’y a pas l’idée d’une sémiotique indépendante.

Il faut peut-être atténuer cette impression. Il faut voir avec quoi Dilthey s’est débattu. Il n’a
jamais cessé de lutter pour l’objectivité. Son grand problème c’est de savoir comment obtenir de
l’objectif dans un domaine qui est essentiellement subjectif et intersubjectif. Comment peut-il y
avoir un moment d’objectivité dans un rapport de sujet à sujet [… ?] 33 et, à vrai dire, toutes les
objections qu’on peut faire à Dilthey et qu’il s’est fait à lui-même – (car son problème a été de

31
Traduction modifiée par P. Ricœur. (NdE)
32
Traduction modifiée par P. Ricœur. (NdE)
33
Texte corrompu. (NdE)
61

remonter la pente du subjectivisme et du psychologisme) [… ?] 34 ces deux concepts de


reproduction qui est soumis à révision dans deux articles dont on ne tient peut-être pas assez
compte, mais que Suter a bien exploité (p. 86-88 de son livre sur Dilthey). Ces deux articles sont
intitulés « La construction du monde historique dans les sciences de l’esprit ». Ce qui préoccupe
Dilthey, c’est exactement ce qui nous préoccupe aujourd’hui avec le problème du texte et de la
structure du texte, en tant que réalité indépendante du lecteur et de l’auteur. À l’époque de
Dilthey, ce problème est énoncé dans les termes de l’objectivation. Dilthey veut montrer que ce
problème d’objectivation commence extrêmement tôt, dès l’interprétation de soi-même. En effet,
je ne me connais pas moi-même, il n’y a pas d’intuition de moi-même, comme si je savais qui je
suis. L’idée que l’on pourrait connaître un autrui tel qu’il a été n’a pas de sens ; car ce que je suis
pour moi-même n’est que la recherche de mon propre sens à travers les objectivations de ce sens.
Dilthey a bien vu que le processus même de la vie psychique est un processus de mise à distance
de soi-même. Au fond, il n’y a pas d’introspection, de regard sur soi-même où je pourrais faire le
point de ma propre situation. Même la connaissance de soi est une interprétation qui n’est pas
plus facile que celle des autres et même probablement plus difficile, car je ne me comprends moi-
même que par les signes que je donne de ma propre vie et qui me sont répercutés par les autres.
Toute connaissance de soi est médiate à travers des signes et des œuvres 35. Par cet aveu Dilthey
répondait à la Lebensphilosophie, si influente à son époque. Dilthey partage avec la philosophie de
la vie cette conviction que la vie est essentiellement un dynamisme créateur, mais ce dynamisme
créateur ne se connaît pas lui-même, il ne peut que s’interpréter par le détour des signes et des
œuvres. Il s’est ainsi fait chez Dilthey une fusion entre ce concept de dynamisme et celui de
structure, la vie est un dynamisme qui se structure lui-même. C’est pourquoi, je ne peux pas saisir
les enchaînements de ma propre vie autrement qu’à travers ce que je fais et à travers les signes
que je donne aux autres. Au fond il n’y a pas de compréhension qui ne soit déjà une
interprétation. L’interprétation n’est pas une couche supplémentaire au-dessus de la
compréhension. En ce sens le dernier Dilthey a en quelque sorte généralisé le concept
d’herméneutique. Les textes ne sont pas une sorte de province particulière de la compréhension,
d’une certaine façon, tout est texte.

Cette généralisation du concept d’interprétation est préparée par une analyse qui annonce
Heidegger concernant le rapport entre les trois dimensions de temps et la structure de la
compréhension. Les trois concepts fondamentaux de signification, de valeur et de but,
correspondent aux trois dimensions temporelles : la signification, c’est ce qui est déposé et qui
porte la marque du passé ; la valeur, c’est le sens que je donne maintenant ; le but, c’est le futur.
Il y a donc là un processus d’interprétation homogène à la temporalisation, interpréter c’est
reprendre le passé, anticiper le futur et se situer maintenant. On ne peut donc arrêter le sens
d’une vie : son sens c’est la façon dont elle se projette en se rassemblant et en se situant. Dès
qu’on replace le problème du sens dans ce dynamisme temporel, on s’aperçoit qu’on n’a pas un
objet qu’on puisse voir et saisir, mais un procès qu’il faut accompagner. Signification acquise,
valeur présente, fin lointaine structurent constamment la dynamique de la vie. Groethuysen cite
ce texte remarquable : « L’homme s’instruit seulement par ses actes, par les extériorisations de sa
vie et par les effets qu’elle produit sur les autres. Il n’apprend à se connaître que par le détour de

34
Texte corrompu. (NdE)
35
Le texte original était corrompu mais facile à rétablir grâce au propos parallèle repris dans Du texte à l’action.
Essais d’herméneutique II, Paris, Éditions du Seuil, 1986, p. 85. (NdE)
62

la compréhension, laquelle aidait toujours une interprétation 36 ». Cette découverte de l’homme par
l’œuvre indique que le pôle de référence n’est pas Moi, mais autrui, que le sens du Moi est dans le
Toi ; d’une façon générale, que la particularité ne se comprend que par comparaison. Autrement
dit ce qu’on interprète, c’est d’abord l’autre ; il n’y a pas de privilège de la connaissance de soi ;
dans la mesure où je suis un autre pour les autres, je puis aussi me comprendre c’est-à-dire
m’interpréter.

Dilthey pousse encore plus loin son effort pour « objectiver » le comprendre. Outre ce
décentrement dans autrui, il esquisse un retour modéré et prudent à l’esprit objectif de Hegel :
pas de communication sans un milieu commun, sans un contexte général et objectif. Cet « esprit
objectif » n’est qu’un dépôt de l’expérience, des manifestations de la vie ; toutefois, sans savoir de
l’esprit objectif, pas de compréhension du singulier. Ce sont les objectivations créées par les
hommes dans l’histoire qui fournissent cet appui ou savoir général. Dès lors, « connaître mon
passé ne signifie pas seulement suivre mon histoire individuelle, mais surtout interpréter le passé
qui s’est sédimenté dans l’histoire universelle et qui a acquis pour moi, sous la forme de l’esprit
objectif, une présence durable » (Suter, op.cit., p. 100). Nous retrouvons ainsi philosophiquement,
la signification de la philologie qui porte précisément sur de tels produits objectivés. Si je peux
comprendre un monde disparu, c’est parce que chaque société a créé ses « propres organes de
compréhension », en créant des mondes sociaux et culturels dans lesquels elle se comprend.

L’histoire universelle devient ainsi le champ herméneutique lui-même : me comprendre, c’est


faire le plus grand détour, celui de la grande mémoire qui retient ce qui est devenu signifiant pour
l’ensemble des hommes. L’herméneutique, c’est l’accession de l’individu au savoir de l’histoire
universelle, c’est l’universalisation de l’individu. Non qu’il y ait un esprit absolu, mais une
totalisation en cours de l’expérience : « L’humanité n’est rien d’autre que l’ensemble des
possibilités de l’homme réalisées dans le passé » (Suter, p. 101), et l’individu peut
fondamentalement comprendre cette histoire étrangère et immense ; c’est le sens de la formule :
« L’individu comprend l’histoire parce qu’il est lui-même un être historique 37 ». Ce qui est souligné
ainsi, c’est la possibilité d’ouverture, de transfert, d’accès à la totalité de l’espérance universelle ;
bref, c’est la possibilité non de revivre, mais d’interpréter, en tant qu’elle appartient à la
compréhension de moi-même.

III – DISCUSSION

Les énormes efforts de Dilthey, surtout à la fin de sa vie, pour vaincre l’historicisme et pour
échapper aux reproches néo-kantiens et husserliens de psychologisme, sont incontestables. Mais
la difficulté est peut être plus profonde : elle procède de la tentative de faire tenir la
compréhension d’autrui dans ses œuvres dans le cadre d’une théorie de la compréhension qui
reste fondamentalement psychologique et même, plus profondément encore, vitaliste. La notion
de base reste celle d’« expression psychique de la vie ». C’est en ce sens que l’entreprise reste

36
Référence inconnue (NdE).
37
Phrase de Dilthey citée par J.-F. Suter, Philosophie et histoire chez Wilhelm Dilthey, Bâle, Verlag für Recht
und Gesellschaft, 1960, p. 102. (NdE)
63

psychologique dans son fond. C’est là peut être que l’herméneutique est viciée dans son fond : elle
ne vise pas le sens, mais le vécu. Du même coup, l’objet de l’herméneutique est sans cesse
déporté du texte et de son sens vers ce qui s’y exprime, intention psychique, vécu. La volonté de
signifier du texte même, ce que Origène appelait le « boulema » du texte, est sans cesse renvoyée
au vécu dont il est l’expression solidifiée. Que gagne-t-on à comprendre la vie psychique plutôt
que la nature physique, si on manque l’objectivité du sens ?

Gadamer a porté au jour ce conflit latent dans l’œuvre de Dilthey.

1) Dans Vérité et Méthode (p. 205-208) Gadamer montre que ce conflit est finalement celui
d’une philosophie de la vie et de son irrationnalisme profond et d’une philosophie du sens qui a les
mêmes prétentions que la philosophie hégélienne de l’esprit objectif.

Certes, toute l’entreprise de Dilthey suppose l’échec de Hegel : il n’y a pas « d’auto-
explication de la raison » qu’on puisse saisir et articuler spéculativement. C’est pourquoi on n’a
que « des » expressions dont il faut appréhender les « significations ». Plus fondamentalement
encore, la coïncidence du logos et de l’être, postulat de l’idéalisme spéculatif et héritier de la
philosophie antique du logos, n’est plus accessible nulle part ; c’est pourquoi, il faut interpréter
expression et signification. Aucune construction a priori n’est possible : ni l’histoire ni la nature ne
sont plus des manifestations de l’esprit. Cela Dilthey le considère comme acquis. En ce sens,
l’historicisme est sans retour.

Mais jusqu’à quel point Dilthey ne reste-t-il pas au bénéfice de la philosophie de l’esprit pour
mener à bien sa propre entreprise ? Le passage de la compréhension psychologique à la
compréhension historique suppose que l’enchaînement n’est plus vécu ni éprouvé par personne.
N’est-ce pas là l’esprit objectif de Hegel ? Or, c’est sur ce passage du psychique à l’historique que
se joue finalement le problème herméneutique.

Dilthey répond : « La vie comporte en elle-même la puissance de se dépasser dans des


significations 38 ». Ce que Husserl a appréhendé comme contenu logique – à savoir la signification
– doit être ressaisi dans la vie même et dans les expressions de la vie. Comme dit Gadamer « la
vie fait sa propre exégèse – elle a elle-même une structure herméneutique 39 ». Mais, que cette
herméneutique de la vie soit une histoire, voilà qui reste incompréhensible. Comment se lient la
force de l’individu et l’esprit objectif : « Comment faut-il concevoir le rapport entre force et
signification, entre puissance et idée, entre facticité et idéalité de la vie ? 40 » L’homme historique,
c’est ce nexus de l’individu et de l’esprit objectif. On peut se demander, si, pour penser les
objectivations de la vie et les traiter comme des données, il n’a pas fallu mettre tout l’idéalisme
spéculatif à la racine même de la vie, c’est-à-dire finalement penser la vie comme esprit (Geist).
Alors, tout s’éclaire si l’on prête à la vie l’auto-aliénation, l’auto-connaissance dans un être autre.
Mettre la philosophie du concept dans une philosophie de la vie, c’est peut-être la condition non
exprimée, le non-dit de l’entreprise herméneutique ; sinon, comment expliquer que ce soit dans
l’art, la religion que la philosophie de la vie s’objective le plus entièrement. N’est-ce pas parce que

38
Voir, H.-G. Gadamer, op. cit., p. 246 [230]. (NdE)
39
Traduction de P. Ricœur. Cf. ibid., p. 246 [230]. (NdE)
40
Traduction de P. Ricœur. Cf. ibid., p. 246-7 [231]. (NdE)
64

le Geist est ici « chez lui » ? N’est-ce pas dire alors que l’herméneutique n’est possible comme
philosophie sensée que par les emprunts qu’elle fait au concept hégélien ? Que l’herméneutique
poursuit le même dessein, voir toutes les manifestations du monde humain comme des objets
compris et réintégrés dans la connaissance de soi de l’esprit, alors il faudrait dire que conscience
historique = savoir absolu. 41 Dilthey ne dit-il pas de la vie ce que Hegel dit de l’esprit : « la vie
saisit ici la vie 42 » ? Or, on peut douter que la conscience historique puisse tenir le rôle de la
spéculation, en raison de la limitation fondamentale de la condition historique de l’homme.

2) Je suis d’accord avec Gadamer qu’il faut payer ce problème ; mais il faut dire non
seulement que Dilthey a réfléchi, de manière infatigable, à cette question, mais que la solution
proprement herméneutique de la difficulté est plus consistante que ne le croit Gadamer.

En effet, c’est toujours en interprétant des significations et jamais en construisant


spéculativement le concept que Dilthey atteint ce qu’il appelle structure, c’est-à-dire des unités de
sens édifiées à partir de leur propre centre. Jamais de survol, mais toujours une interprétation
latérale, d’être historique à être historique, à la faveur du double pouvoir de l’événement, de se
dépasser dans un sens et de l’interprète, de se transporter dans une autre existence que la
sienne. Dilthey a aperçu ici un mode de dépassement de la finitude sans survol, sans savoir absolu
qui est proprement l’interprétation. Ainsi, l’historicisme est vaincu par lui-même sans coïncidence
triomphante de l’esprit et de l’être, mais par réflexion de l’historique sur lui-même.

Or, Gadamer sous-estime cette solution, parce qu’il voit dans le retour à la notion de texte à
déchiffrer qui est le motif central de l’herméneutique un recours caché à l’esprit cartésien de la
méthode objective et à l’esprit de l’Aufklärung qui sont l’un et l’autre foncièrement étrangers à
l’idée d’expérience historique, où traditions, mœurs, arts, religions seraient des modalités de la vie
s’explicitant elles-mêmes. « Le déchiffrage, dit Gadamer, a pris la place de l’expérience
historique 43 », laquelle pense-t-il, n’est pas méthode en un sens qu’on puisse mettre sur pied
d’égalité avec la connaissance naturelle. L’idéal de Méthode, dit Gadamer, ruine les réalités de la
vie : Tradition et mœurs, religions et droit positif, philosophie du doute et de la méthode et
philosophie de la vie sont irréconciliables, certitude dans la vie et certitude de la science se
contrarient. Ainsi, se poursuit en Dilthey la lutte entre Aufklärer et une philosophie de la vie.
Dilthey n’aurait ainsi résolu la contradiction entre l’idéalisme et la compréhension historique qu’en
introduisant dans son concept d’interprétation une contradiction plus mortelle entre d’une part
Méthode cartésienne et Aufklärung et d’autre part philosophie de la vie et expérience historique.

Cette alternative, dénoncée par Gadamer, n’est ruineuse que si l’on ne prend pas au sérieux
la notion d’objectivation et la notion de texte, telles que Dilthey les a aperçues ; il y a, me semble-
t-il, quelque chose de spécifique dans la façon dont un texte se détache de son auteur et vit de sa
vie propre, qui est une vie de sens. Loin de croire que la compréhension de l’histoire comme texte
masque la différence entre expérience historique et science positive et qu’elle suggère une fausse

41
Formulation assez elliptique. Sans doute pourrait-on compléter le début de phrase par un « Dire », semble-t-
il présupposé, et placer à la fin un point d’interrogation. On aurait ainsi : « [N’est-ce pas dire] que
l’herméneutique poursuit le même dessein, voir toutes les manifestations du monde humain comme des objets
compris et réintégrés dans la connaissance de soi de l’esprit [?] [A]lors il faudrait dire que conscience historique
= savoir absolu ». (NdE)
42
Phrase de Dilthey citée par Gadamer, op. cit., p. 249 [233]. (NdE)
43
Traduction de P. Ricœur. Cf. Ibid., p. 261 [245]. (NdE)
65

réconciliation entre sciences humaines et sciences naturelles, je pense que l’élévation de la vie au
texte est la condition de possibilité de la compréhension comme interprétation, de Verstehen
comme Auslegen. Il n’y a là aucune réduction à dire que pour cette compréhension « tout est
texte » ; ce n’est pas majorer le texte aux dépens de l’expérience historique : c’est saisir cette
expérience historique comme sens.

Ainsi, l’opposition entre vérité et méthode, introduite par Gadamer, a peut-être empêché de
rendre justice à l’entreprise de Dilthey et à la lutte qu’il mène contre le psychologisme à l’intérieur
d’une théorie herméneutique fondée sur la psychologie.
66

CHAPITRE III

HEIDEGGER ET L’HERMÉNEUTIQUE

I – DE L’ÉPISTÉMOLOGIE DES SCIENCES HUMAINES À


L’ONTOLOGIE DU « COMPRENDRE »

1) Ce chapitre est consacré pour l’essentiel au renversement opéré par Sein und Zeit au
niveau du problème fondamental, ou, pour mieux dire, fondationnel. Ce n’est plus par une
extension ou un perfectionnement de la problématique méthodologique suscitée par l’exégèse des
textes sacrés ou profanes, par la philologie, par la psychologie, par la théorie de l’histoire, ou par
la théorie de la culture, que le problème herméneutique avance, mais par la promotion d’une
question nouvelle ; au lieu de demander : « comment savons-nous… ? », on demande : « quel est
le mode d’être de cet être qui n’existe qu’en comprenant ? » Bref, on s’interroge désormais sur la
constitution ontologique de la compréhension.

Dès l’« Introduction » à Sein und Zeit, la « question oubliée de l’être » est énoncée comme
une Auslegung, c’est-à-dire une explicitation, une exégèse, une interprétation – dans laquelle nous
sommes guidés par cela même qui est cherché ; pas de recherche, si ce qui est cherché n’est pas
déjà le guide. La théorie de la connaissance est renversée par une interrogation qui la précède et
qui porte sur la manière dont un être est à l’être, avant qu’il se l’oppose comme un objet qui fait
face à un sujet. Même si Sein und Zeit met l’accent sur le Dasein – l’être-là que nous sommes –
plus que ne le fera l’œuvre ultérieure de Heidegger, ce Dasein n’est pas un sujet pour qui il y a un
objet, mais un être dans l’être. Dasein ne veut pas dire homme, ni sujet, même s’il est vrai que
nous le sommes, mais le « lieu » où la question de l’être surgit, le lieu de la manifestation ; la
centralité du Dasein est celle d’un être qui comprend l’être. C’est sa structure comme être d’avoir
une pré-compréhension ontologique de l’être. Dès lors, exhiber cette constitution du Dasein, ce
n’est pas du tout « fonder par dérivation », comme dans la méthodologie des sciences humaines,
mais « dégager le fondement par exhibition » (§ 3). Une opposition est ainsi créée entre fondation
ontologique, au sens qu’on vient de dire, et fondement épistémologique. Ce serait seulement une
question épistémologique si le problème était celui des concepts de base qui régissent des
« régions » d’objets particuliers : région nature, région vie, région langage, région histoire, etc.
Certes la science elle-même procède à une telle explicitation de ses concepts fondamentaux, en
particulier à l’occasion d’une « crise des fondements » : « Ces crises immanentes, dit Heidegger,
ébranlent la relation qu’une recherche positive entretient avec son objet » (p. 25 [9]). Mais la
tâche philosophique de fondation est autre chose : elle vise à dégager les concepts fondamentaux
qui « déterminent la compréhension préalable de la région fournissant la base de tous les objets
thématiques d’une science et qui orientent par là toute recherche positive » (p. 26 [10]). C’est
alors « l’explicitation de l’étant relativement à sa constitution d’être » (p. 26 [10]) qui est l’enjeu.
67

On n’ajoutera donc rien à la méthodologie des « sciences de l’esprit » ; on creusera plutôt


sous cette méthodologie pour mettre à nu les fondations : « Ainsi, en histoire par exemple, ce qui
est philosophiquement premier, ce n’est ni la théorie de la formation des concepts en matière
historique, ni la théorie de la connaissance historique, ni même la théorie de l’histoire comme
objet de science historique, mais l’interprétation de l’étant proprement historique relativement à
son historicité » (p. 26 [10]).

La philosophie de Heidegger commence donc par une lutte contre la prétention de mettre les
questions de méthode avant l’investigation de la chose même ; elle voudra plutôt subordonner la
méthode à l’objet. C’est ce que Heidegger a retenu de la phénoménologie de Husserl : sa fameuse
devise « aux choses mêmes » est comprise comme la récusation de toute prétention à soumettre
les choses à une méthodologie qui en précèderait l’examen. C’est pourquoi le paragraphe 7
développe en un sens non husserlien – en tous cas non transcendental et non idéaliste – les deux
parties du mot phénoméno-logie ; le phénomène, c’est ce qui se montre en lui-même, ce qui se
manifeste, – et non l’objet réglé sur la méthode ; quant au logos, il signifie montrer, rendre
manifeste, ce dont il est discouru dans le discours (Apophansis). Ce retour au sens grec, contre
l’usage allemand – kantien, post-kantien, husserlien – est une discrète mise en congé de toute la
phénoménologie transcendantale postérieure aux Recherches logiques ; le retour à l’étymologie
grecque est une des manières disponibles de réaliser la maxime de la première phénoménologie et
ainsi de sortir du labyrinthe des discussions méthodologiques. Heidegger anticipe ici la réforme de
l’idée de vérité ; vérité ne signifiera plus cohérence ou vérification, mais manifestation ; la
nouvelle définition de la phénoménologie implique déjà ce nouveau sens : « faire voir de soi-
même ce qui se manifeste, tel que de soi-même cela se manifeste » (p. 52 [34]). Cette définition
comporte un avertissement : n’essayez pas de prescrire des procédures avant d’avoir entrepris
l’étude ; c’est le mode d’être de l’objet qui doit enseigner la méthode ; c’est le sens du « laisser
les choses être vues » ; la monstration de la sorte d’étant précède la méthode qui prétendrait
régler le sort de l’objet.

Mais pourquoi appeler herméneutique cette tâche ? Après avoir dit : la philosophie n’est
possible que comme phénoménologie (p. 53 [35]) et avoir insisté sur le fait que derrière les
phénomènes il n’y a rien, Heidegger caractérise néanmoins cette ontologie phénoménologique
comme une herméneutique (p. 55 [37]). Entre laisser voir et dévoiler, Heidegger découvre un
rapport étroit qu’il importe de bien comprendre. Non pas que quelque chose, encore une fois, se
cache derrière ; le phénomène est plutôt caché par tout ce qui le « recouvre » et le « dissimule ».
C’est parce qu’il faut passer à travers les dissimulations régnantes qui obscurcissent la rencontre
du phénomène que la phénoménologie est une herméneutique. Donc, pour dire la même chose
autrement, c’est parce que « la question de l’être est oubliée » que la phénoménologie est une
herméneutique.

Heidegger articule en trois cercles cette herméneutique : le premier est consacré aux
recherches ontologiques relatives aux étants autres que le Dasein, par exemple l’outil ; vient
ensuite l’étant que nous sommes ; cette herméneutique a en réalité une priorité sur la précédente
à cause de la centralité du Dasein ; enfin vient la recherche sur le sens de l’être en général. Ce qui
est important pour nous, c’est que cette herméneutique n’est pas une réflexion sur les sciences de
l’esprit, mais une explicitation du sol ontologique sur lequel les sciences de l’esprit peuvent
68

s’édifier. Dans le cas de l’histoire, qui a dominé le groupe des sciences dans le XIXe siècle, il s’agit
de montrer que l’existentialité de l’existence précède l’historicité de l’homme et celle-ci est la
condition ontique de l’histoire elle-même (voir p. 56 [38]). D’où la phrase-clé pour nous : « C’est
dans l’herméneutique ainsi comprise que s’enracine ce qu’il faut nommer "herméneutique" en un
sens dérivé : la méthodologie des sciences historiques de l’esprit » (p. 56 [38]).

Tel est le premier renversement opéré par Heidegger dans Sein und Zeit : les problèmes
d’épistémologie appliqués aux sciences humaines sont rigoureusement subordonnés à une
question préalable, l’ontologie de la compréhension elle-même. Il y a ainsi opposition entre deux
styles fondateurs : un style épistémologique, un style ontologique.

2) Un second renversement doit être pris en considération. Chez Dilthey, la question de la


compréhension était liée au problème d’autrui. C’était un problème psychologique : comment
comprend-on un autrui ? Cette question de l’accès à un psychisme étranger dominait toutes les
sciences de l’esprit ; non seulement la psychologie, mais l’histoire. Or il est tout à fait remarquable
que dans Sein und Zeit la question de la compréhension est entièrement déliée du problème de la
communication avec un autrui ; il y a bien un chapitre qui s’appelle Mitsein – « être-avec » –, mais
ce n’est pas dans ce chapitre que l’on trouve la question de la compréhension, comme on s’y
attendrait dans une ligne diltheyenne. Les fondements du problème ontologique sont à chercher
du côté du rapport de l’être avec le monde et non du côté du rapport avec un autrui ; c’est dans le
rapport avec ma situation, dans la compréhension fondamentale de ma position dans l’être, qu’est
impliquée à titre principiel la compréhension. Rappelons pour quelles raisons Dilthey avait procédé
ainsi ; c’est à partir d’un argument kantien qu’il posait le problème méthodologique ; la
connaissance des choses, disait-il, débouche sur une inconnue, la chose même ; au contraire,
dans le cas du psychisme, il n’y a pas de chose en soi ; ce que l’autre est, nous le sommes nous-
mêmes ; la connaissance du psychisme a donc sur la connaissance de la nature un avantage
considérable ; on y va du même au même, tandis qu’on va du même à l’autre dans la
connaissance physique. Heidegger, qui a lu Nietzsche, n’a plus cette innocence ; il sait que l’autre,
aussi bien que moi, m’est plus inconnu que ne peut l’être aucun phénomène de la nature. La
dissimulation y est même sans doute plus épaisse que nulle part ailleurs. S’il est une région de
l’être où l’inauthenticité règne, c’est bien dans le rapport de chacun de nous à lui-même et dans le
rapport avec tout autrui possible ; c’est pourquoi le grand chapitre sur « l’être-avec » est un débat
avec le « on », comme foyer et lieu privilégié de toute dissimulation. C’est dans le rapport de
nous-mêmes avec nous-mêmes et de nous-mêmes avec autrui que la méconnaissance, la mé-
compréhension, abonde. C’est pourquoi ce n’est pas par une réflexion sur « être-avec » mais sur
« être-dans » que peut commencer une ontologie de la compréhension. Non pas être-avec-un
autre qui redoublerait notre subjectivité, mais être-dans-le monde. Ce déplacement du lieu
philosophique est extrêmement important, aussi important que le déplacement du problème de
méthode sur le problème d’être. Le problème « monde » prend la place du problème « autrui ». En
« mondanisant » ainsi le comprendre, Heidegger le « dépsychologise ».

Ce travail de dépsychologisation est entamé dès les paragraphes 12 et 13 qui considèrent


l’être-au-monde globalement comme constitution fondamentale du Dasein. Connaître y figure
comme une modalité d’habiter. Regarder est une certaine façon d’avoir à faire avec le monde sur
le mode de la préoccupation ; le « pur » connaître est ainsi en défaut par rapport au souci qui est
69

une manière d’être-auprès. De la préoccupation au regard, il se produit une sorte de déperdition


ontologique, qui est la source de la distanciation aliénante à l’objet. Heidegger suggère que l’Eidos
de la chose n’est que pour un regard non impliqué. C’est dans ce contexte que Heidegger parle
une nouvelle fois d’Auslegung (p. 84 [62]), comme de quelque chose de plus fondamental que
tout énoncé propositionnel.

Une seconde anticipation de la théorie du comprendre et de l’interpréter se trouve dans les


paragraphes 17-18, donc encore une fois dans le cadre de la « mondanéité du monde ». La
théorie du signe et de la signifiance n’est pas faite dans une théorie de la communication de sujet
à sujet, mais traitée comme une structure de la mondanéité. C’est le caractère de l’outil d’être
dirigé et référé ou rapporté à quelque chose d’autre ; la référence n’est donc pas d’abord dans le
langage, mais elle est constitutive de la mondanéité même. Être « fait pour… », « servir à… »,
caractérise la structure de renvoi de quelque chose à quelque chose, qui est essentielle à la
maniabilité même des outils. Ainsi, avant les relations logiques, il y a des renvois pratiques,
inhérents à la prévoyance. Une théorie du signe est ainsi impliquée dans cette structure de
mondanéité, avant toute considération non seulement de la communication, mais même du
langage. C’est sur ce fond de renvoi intra-mondain qu’une théorie explicite du signe linguistique
pourra s’édifier. Il est même tout à fait remarquable qu’une première esquisse du Be-deuten
(signifier) soit possible avant toute théorie logique de la Bedeutung (signification) ; comme si la
significabilité formait la structure du monde avant même que nous nous adressions à un autrui
pour lui communiquer un message. Dès lors, le rapport comprendre-interpréter, nœud de la
problématique diltheyenne, ne sera pas édifié dans le cadre d’une réflexion sur le rapport à autrui,
mais sur le fond de l’analyse préalable de l’être-au-monde.

Heidegger n’apporte donc aucune espèce de contribution directe au problème de l’exégèse, de


l’interprétation des textes, mais procède à un déplacement global de tous les concepts
fondamentaux présupposés dans une méthodologie – concepts que l’on croit bien connus mais qui
participent de la mé-compréhension propre à toute philosophie proprement méthodologique. Nous
croyons savoir ce que signifient objectivité et vérité. Il s’agit en fait de concepts dérivés, sur
lesquels se sont déjà étendus la dissimulation et l’oubli.

II – SITUATION, COMPRÉHENSION, INTERPRÉTATION

C’est seulement au paragraphe 32 que le problème de l’interprétation, issu de la tradition


herméneutique allemande du XIXe siècle, est rejoint. Toute la stratégie de Sein und Zeit consiste à
différer ce problème, afin de cesser de le traiter comme problème préalable. La philosophie de
Heidegger est une philosophie qui va au langage et non qui en part. C’est cette venue au langage
que nous allons suivre.

La trajectoire du livre mérite d’être rappelée. C’est un livre extrêmement bien composé, non
pas impénétrable, mais d’une grande transparence. Il avance par une démarche concentrique, de
la périphérie vers le centre. On réfléchit d’abord sur ce que signifie être-dans-le-monde. Puis on
développe le pôle-monde, afin de retirer tout privilège au sujet. Puis on se demande ce que
70

signifie « être-dans » ; la préposition « dans » ne désigne pas simplement une localisation


géographique ; nous savons bien que quand nous habitons dans une maison, nous ne sommes pas
simplement un contenu dans un contenant ; l’habiter atteste une sorte de spatialité de l’existence
qui n’est pas la simple spatialité géométrique. Alors seulement on en vient à la question du là, au
da du Dasein. Et c’est en développant les différentes dimensions du là que l’on découvre parmi
plusieurs traits caractéristiques de ce là, ce trait, à savoir qu’il comprend. Non seulement il n’y a
pas de priorité du problème du comprendre, pas de priorité d’autrui, mais il faut aller de
l’enveloppe « monde » vers son centre : être-là, et, dans cette fonction de centralité, découvrir la
structure du comprendre.

Nous avons déjà dit que la théorie du signe est constituée très tôt, non pas à l’occasion d’une
méditation sur le là, mais dans le cadre d’une méditation sur l’habiter et sur la signifiance de l’outil
(§ 12-13 et § 17-18). Lorsqu’on aborde la trilogie situation-compréhension-interprétation, on est
donc déjà adossé à une théorie du signe et de la signifiance qui appartient aux structures de la
mondanéité comme telle. C’est sur le fond de cette analyse préalable, donc dans un mouvement
du pôle-monde au pôle-là, qu’est déployée la trilogie situation-compréhension-interprétation. Le
titre commun à cette triade est le suivant : « la constitution existentielle du là » (p. 168 [134]).

Dans cette constitution triadique, l’interprétation vient encore en troisième rang.

1) Le premier terme de la triade n’a aucun caractère linguistique ; c’est le « sentiment de la


situation » (§ 22-30). Le français est ici très pauvre au regard de l’allemand. Celui-ci dit
« Befindlichkeit » ; se trouver (bien ou mal), se trouver (là) et se sentir (d’une certaine manière),
avant même de s’orienter. Cette préséance du sentiment de la situation a une signification
herméneutique considérable ; c’est en effet cette relation d’enracinement qui assure en quelque
sorte l’ancrage de tout le système linguistique, et donc des livres et des textes, dans quelque
chose qui n’est pas, à titre primordial, un phénomène d’articulation ou de discours. Avant d’être
un homme qui parle, voire un animal qui se déplace, nous sommes une plante qui a un sol.
D’abord nous confronte l’être en proie à une situation. Il n’est donc pas étonnant que la
phénoménologie du sentiment de la situation exploite à fond certains sentiments comme la peur et
l’angoisse ; non point pour faire de « l’existentialisme », mais afin de dégager, à la faveur de ces
expériences révélatrices, un lien au réel plus fondamental que le rapport sujet-objet ; par la
connaissance, nous avons toujours déjà les objets en face de nous ; le sentiment de la situation
est enraciné plus bas que le connaître ; seules des expériences en quelque sorte plus
« sauvages » révèlent quelque chose de cette préséance de l’ontologique sur le gnoséologique.
Comme si l’angoisse était moins recouverte par les dissimulations que ne l’est la connaissance par
la théorie de la connaissance. La connaissance elle-même est une modalité liée à cet être en
situation. La structure de cet être exclut que la connaissance dispose du privilège du survol (le
mot survol est de Merleau-Ponty, mais me paraît très juste ici). C’est toujours de « quelque part »
que nous voyons ; c’est toujours de « quelque part » que nous interprétons un mythe. La
méditation sur le sentiment de la situation ne comporte donc aucune visée irrationnelle, elle vise à
mettre en place ce qui précède l’objectivité elle-même.

2) Vient alors le « comprendre » (§ 31). Mais il n’est pas encore question de langage,
d’écriture, de texte. La compréhension, elle aussi, doit d’abord être décrite, non pas en terme de
71

« regard », mais de « pouvoir être ». La première fonction du « comprendre » c’est de nous


orienter. De même que nous sommes d’abord un être situé, nous sommes ensuite un être-qui-
s’oriente. La fonction du comprendre, c’est d’esquisser des projets d’orientation. Ce n’est donc pas
la saisie d’un fait, mais essentiellement l’appréhension d’une possibilité d’être. Cela ne devra pas
être perdu de vue lorsque nous tirerons les conséquences méthodologiques de cette analyse :
comprendre un texte, dirons-nous, ce n’est pas trouver un sens inerte qui y serait contenu, c’est
déployer la possibilité d’être indiquée par le texte ; ainsi serons-nous fidèle au comprendre
heideggérien qui est essentiellement un projeter. Plus exactement, c’est à la jonction entre être-
situé et se-projeter que se forme l’acte de comprendre. Heidegger a même cette expression
heureuse de « possibilité jetée ». Non pas donc possibilité souveraine, mais en quelque sorte liée.
Nous abandonnons l’image classique du juge et du tribunal, et celle du regard souverain : « La
compréhension projette l’être-là aussi originellement vers ce en vue de quoi il est que vers la
significabilité, c’est-à-dire vers la mondanéité du monde » (p. 181 [145]). Le projet accentue le là,
comme la significabilité accentue le monde. Le ton « existentialiste » – « en tant que jeté, l’être-là
est jeté au monde sur le mode d’être du projet » (p. 181 [145]) – est impossible à ne pas
entendre après Sartre. Mais il est aussi égarant que le ton « pragmatiste » de l’analyse de l’outil,
du signe et de la signifiance. Un petit mot sépare Heidegger de Sartre : « toujours déjà » ; « Le
projet n’a nul rapport avec un plan de conduite que l’être-là aurait inventé et selon lequel il
édifierait son être : en tant qu’il est être-là, celui-ci s’est toujours déjà projeté et demeure en
projet aussi longtemps qu’il est » (p. 181 [145]). Ce qui importe à Heidegger, ce n’est pas
finalement l’aspect existentiel de la responsabilité ou du libre-choix ; mais ce qu’il appelle la
révélation de l’être-au-monde, c’est-à-dire la structure d’être à partir de laquelle il y a un
problème du choix. Le projet n’est pas au niveau du choix existentiel, mais au niveau des
conditions ontologiques, de la constitution d’un être qui a-à-être. Le « ou bien…, ou bien… » n’est
pas premier, mais dérivé de la structure du projet-jeté.

Un trait important du comprendre assure la transition au problème du langage : la


compréhension propre au projet enveloppe une vue, une luminosité, qui appartient à l’aspect de
révélation de la compréhension ; mais cette vue du projet n’est pas ce que l’on appelle
« connaissance de soi », pas plus que la préoccupation n’est connaissance ou jugement. Comment
introduire la vue sans privilégier la vision, l’intuition ? Heidegger est ferme dans cette
subordination : « L’intuition et la pensée sont l’une et l’autre des dérivées déjà lointaines de la
compréhension. Même l’intuition phénoménologique des essences se fonde sur la compréhension
existentiale » (p. 183 [147]). Cette subordination de la vue à la compréhension, et de celle-ci au
projet, pose le même genre de problème que celle du signe au signal et de celui-ci au renvoi de
l’ustensilité : « Parlant de vue au plan existential, on ne vise que ce privilège du voir qui lui fait
rencontrer l’étant accessible tel que, dévoilé, cet étant est en lui-même » (p. 183 [147]).

3) Ce n’est donc qu’en troisième position dans la triade existentiale que vient
l’« interprétation » (§ 32). Mais, lors même qu’on aborde le problème de l’interprétation, ce n’est
pas d’abord la méthodologie de l’exégèse qui est placée au premier plan. Avant l’exégèse des
textes, vient l’exégèse des choses. L’interprétation, en effet, c’est d’abord une explicitation (c’est
ainsi que le traducteur français restitue l’Auslegung), un « développement » de la compréhension,
développement qui ne la transforme pas en autre chose, mais la fait devenir elle-même. Tout
retour à la théorie de la connaissance est ainsi prévenu. Les exemples choisis le confirment : c’est
72

dans le rapport de « prévoyance » que va être cherché le lieu privilégié de ce développement ; ce


qui est explicité, c’est le « en tant que » (als) qui s’attache à la chose destinée à tel ou tel usage ;
l’être-pour est ainsi développé, du côté de l’outil, en un en tant que. C’est cela qui est « vu » ;
c’est cela qui est l’articulé premier à partir de quoi il pourra y avoir un problème d’énoncé :
« L’énonciation ne fait pas apparaître l’en tant que, elle ne fait que lui donner une expression » (p.
186 [149]). Ainsi, une fois encore, ce qui aurait pu être traité comme un pur rapport – le rapport
en tant que – apparaît comme recul et appauvrissement : « Cette saisie dépouillée de l’en tant
que est une privation de la vue compréhensive : loin d’être plus originaire que celle-ci, elle en est
dérivée » (p. 186 [149]).

L’application ultérieure à l’exégèse textuelle est préparée par une considération


fondamentale : c’est sur l’exemple de l’outil qu’on peut surprendre le rôle de l’acquis préalable –
de la Vorhabe – et de toutes les variations de Vor – Vorhabe, Vorsicht, Vorgriff – qui vont jouer un
rôle décisif dans le fameux cercle herméneutique. Mais c’est d’abord dans les rapports de
familiarité avec un monde d’outils que se dessine le cercle entre la totalité de destination ou
totalité finalisée et la compréhension en quelque sorte locale ou ponctuelle. La destination ou la
finalité est le fond sur lequel se détache la compréhension locale ou ponctuelle ; ce fond reste
implicite ; dès qu’on se l’approprie, il devient « point de vue » qui dirige l’explicitation ; le
caractère d’« anticipation » de l’interprétation est ainsi manifesté, en même temps qu’on élève au
plan conceptuel l’objet compris. D’où la thèse : « L’explicitation de quelque chose, en tant que ceci
ou cela, se fonde essentiellement sur un acquis et une vue préalable et sur une anticipation » (p.
187 [150]). Le rôle des « présuppositions » dans l’exégèse textuelle n’est alors qu’un cas
particulier de cette loi de l’interprétation. La prétention à l’objectivité l’appelle préjugé ; mais la
compréhension la reconnaît comme anticipation.

Que signifie ce « pré- » (Vor) ? Quel rapport a-t-il avec le en tant que (als) propre à
l’explicitation ? C’est là le problème préalable à tout examen du cercle herméneutique. Le pré- de
l’anticipation et le en tant que de l’explicitation se nouent dans une structure nouvelle : celle du
sens (Sinn). Celle-ci vient donc couronner les analyses antérieures appliquées aux notions de
signe et de signifiance.

Que signifie donc « sens » ?

Lorsqu’un étant intra-mondain est découvert, c’est-à-dire venu à la compréhension, nous


disons qu’il a un sens. Plusieurs traits sont ici à distinguer : – l’aspect de totalité du système de
renvoi qui ordonne la préoccupation ; – l’aspect d’articulation : « Ce qui peut s’articuler dans la
révélation constitutive du comprendre, voilà ce que nous nommons le sens » (p. 188 [151]) ; c’est
là son aspect formel ; – l’aspect d’anticipation : « Le sens est la préconception du projet, structuré
par l’acquis, la vue préalable, l’anticipation 44 » (p. 188 [151]) ; – l’aspect existential enfin : si le
sens met toujours en rapport la « découverte » d’un étant intra-mondain et la « révélation » de
l’être-là qui se projette, seul l’être-là peut être plein de sens ou dénué de sens. L’être propre du
Dasein seul peut s’approprier ou se renoncer. Du coup, tout être autre que le Dasein est étranger
à la question du sens ; en tant que tel il est Un-sinn, non-sens : « Le sens est un existential de
l’être-là » (p. 188 [151]). – L’aspect circulaire, enfin, résulte de la réciprocité entre compréhension

44
Traduction modifiée par Ricœur. (NdE)
73

du monde, d’une part, et compréhension de l’existence, d’autre part ; c’est la totalité être-au-
monde qui précède ses propres parties, monde et existence.

C’est ce dernier trait qui nous conduit au seuil du fameux cercle herméneutique. Le cercle, en
philologie, n’est qu’un cas particulier, lié à un mode dérivé de compréhension et d’explicitation. Il
prend un caractère de cercle vicieux, dès que la compréhension veut s’inscrire dans une dimension
scientifique. C’est parce qu’on traite pour lui-même le mode dérivé qu’on s’enferme dans la
contradiction ; on veut que l’exégèse soit une science, mais l’empiètement du connaissant sur le
connu exclut la compréhension du plan de la connaissance rigoureuse. Tant qu’on mesure l’histoire
à un modèle scientifique, on la mesure à « un idéal de la connaissance qui n’est lui-même qu’un
mode dérivé de la compréhension résultant du devoir légitime de saisir l’étant subsistant dans son
incompréhensibilité essentielle » (p. 190 [153]). Dès lors « L’élément décisif n’est pas de sortir du
cercle, mais d’y pénétrer correctement » (p. 190 [153]). Pour cela il faut remonter du dérivé à
l’original. C’est dans l’original de la compréhension existentiale que l’on découvre que le cercle est
« l’expression de la structure d’anticipation caractéristique du Dasein 45 » (p. 190 [153]). Car
« l’étant pour lequel, en tant qu’être-au-monde, il y va de son être, a une structure
ontologiquement circulaire » (p. 191 [153]). Néanmoins Heidegger préfère écarter l’expression de
cercle, qui trahit la méconnaissance du problème véritable et marque la déchéance d’un problème
d’ontologie en problème de méthodologie. Heidegger donne néanmoins quelques indications
concernant la façon dont on pourrait se comporter sur le plan de l’exégèse – donc de la science –,
quand on en a reconnu les caractères dérivés. Car c’est bien cela « pénétrer correctement dans le
cercle » ; il faut bien avouer qu’on trouve surtout des propositions négatives : ne pas se laisser
fasciner par le modèle de rigueur, ne pas méconnaître le rôle des présuppositions mais ne pas les
confondre avec de quelconques intuitions et notions populaires, assurer son thème scientifique par
le développement de ses anticipations « selon les choses mêmes ». C’est avec les deux dernières
considérations qu’on entrerait véritablement dans les problèmes propres de l’exégèse. Mais
Heidegger, ici, suggère seulement…

III – LE LANGAGE PROPREMENT DIT

1. L’énoncé

La philosophie de Heidegger est si peu une philosophie du langage que la question du langage
vient après l’élucidation des notions de signe, de compréhension, d’interprétation et même de
sens. Ce n’est pas l’examen du langage qui sert de règle. Mais on vient au langage à partir de la
trilogie : situation, compréhension, interprétation.

Le point de départ de cette nouvelle étape est dans l’aspect articulé de l’explicitation (lequel
reprenait dans le « en tant que » la structure de renvoi propre à la préoccupation). Le sens était
précisément, dans un de ses traits distinctifs, l’articulable de la compréhension. Le moment
nouveau est celui de l’énoncé (Aussage), qui porte l’articulation au niveau du jugement : on

45
Traduction modifiée par Ricœur. (NdE)
74

rattrape ici la problématique classique du jugement comme lieu de vérité, depuis le Théétète et le
De l’interprétation. C’est donc une étape décisive : en arrière on regarde vers le sens, en avant on
regarde vers la vérité.

Mais qu’est-ce qui fait la nouveauté de l’énoncé ?

1) Heidegger est plus soucieux de souligner la filiation que la novation ; c’est pourquoi il
accentue, à titre de première signification, ce qui tient l’énoncé au plus près du faire-voir : « la
monstration » (Aufzeigung) est pour lui l’intention la plus originaire de ce que Aristote a appelé
Apophansis. Cette analyse recoupe celle du Logos dans l’Introduction et la définition de la
phénoménologie comme laisser-être par le moyen d’un faire-voir ; en outre, cette analyse recoupe
ce qui a été dit de la « vue » (Sicht) comme découverte de l’étant et révélation de ses liens à
l’être-là.

2) À la monstration – qui accentue l’étant lui-même qui est désigné – se rattache la


prédication – qui accentue le prédicat qui détermine cet étant ; mais en passant de la monstration
à la prédication, il n’y a pas augmentation, mais restriction : « Ce qui est énoncé par l’énonciation
selon la seconde signification, c’est-à-dire le déterminé comme tel, a un sens plus restreint que ce
qui est énoncé selon la première signification » (p. 192 [155]). La pointe du texte est donc non le
progrès d’un sens à l’autre, mais la dérivation du plus originaire au moins originaire. Déterminer
dérive de découvrir. On restreint la vue au « sujet » pour compenser ensuite cette restriction par
la prédication qui restitue la totalité de la monstration au plan de la détermination des termes du
jugement.

3) Quant au troisième sens – la communication – il ajoute le moment de référence à autrui ;


faire voir, c’est faire voir en commun ; ce n’est pas rien, puisque tout ce qu’on dira ultérieurement
sur entendre et parler suppose cette troisième dimension.

Mais c’est le deuxième sens – la prédication – qui est le point critique et d’abord le lieu de la
contestation majeure avec la philosophie du jugement, accusée d’avoir obscurci le problème par
un fétiche verbal (p. 193 [156]). La question de validité est ainsi montée en épingle et avec elle
celle de la contrainte logique et de l’universalité (p. 194 [157]). Pour Heidegger, il faut
délibérément subordonner les fonctions de détermination et de communication à celle de
monstration : « L’énoncé est une monstration qui détermine et communique » (p. 194 [156]).
Plus radicalement la monstration tient à l’articulé que l’explicitation exhibe.

Cette analyse débouche sur une question : « Quelles sont donc les modifications existentiales
et ontologiques qui transforment en énoncé une explicitation relevant de la prévoyance ? » (p. 195
[157]). L’articulation du discours est en effet une novation où le « en tant que » est promu au
rang de fonction syntaxique ; nous sommes maintenant dans l’ordre des analyses et des
synthèses.

Il n’est pas douteux que pour Heidegger ce soit par dégradation que l’on passe du « en tant
que », encore immanent à l’interprétation, à la détermination de propriétés abstraites. La
clarification logique est ainsi payée par un obscurcissement ontologique. L’énoncé est l’un de ces
75

lieux où l’on peut surprendre la marche de l’oubli et de la dissimulation. Ce n’est donc pas, encore
une fois, la promotion du logique qui importe, mais sa dérivation par appauvrissement
ontologique. C’est ce qu’exprime la soumission du « en tant que » de l’énoncé au « en tant que »
de l’explicitation ; ou, pour parler comme Heidegger, de l’apophantique à l’herméneutique. C’est
parce qu’on a oublié le « en tant que » herméneutique que la logique a traité le logos, depuis
Aristote, comme un ordre autonome, l’ordre des articulations – composition et division – et cela
jusqu’à une théorie des relations, voire jusqu’à une théorie du calcul entièrement formalisée ; au
terme de ce processus, le « est » est devenu simple « copule ». La tâche de la philosophie est de
ré-enraciner la logique du logos dans l’analytique existentiale de l’être-là ; à cet égard, l’ontologie
antique est le début de l’oubli, le logos y étant déjà traité comme un étant subsistant.

2. Le discours (die Rede)

En abordant le paragraphe 34, on a l’impression à la fois d’atteindre un phénomène terminal


et un phénomène co-originel ; terminal, car il vient en effet en bout d’analyse, après le sentiment
de la situation, la compréhension, l’explicitation, l’énoncé (« Que le langage ne devienne qu’en ce
moment un thème de notre examen doit indiquer que ce phénomène a ses racines dans la
constitution existentiale de l’ouverture de l’être-là », p. 199 [160]) ; mais le fait même qu’on ait
usé du langage dans toute cette analyse avertit qu’il s’agit d’autre chose que d’une forme dérivée
de la compréhension, mais de l’élément même dans lequel la compréhension se déploie. C’est
pourquoi il faut dire : « Le discours a même niveau existential d’origine que le sentiment de la
situation et la compréhension » (p. 199 [161]). Ce qui vient au jour, c’est l’articulé comme tel :
« Le discours est l’articulation de ce qui est compréhension » (p. 199 [161]). Il faut donc le
chercher au fondement de l’explicitation et de l’énonciation.

Ce caractère co-originel du discours ne va pas sans difficultés (« Le sens est déjà lui-même
plus originellement articulé dans le discours », p. 199 [161]). Certes, la signification logique reste
subordonnée au sens existential et le discours reste enraciné dans l’être-là. Néanmoins, le
discours n’est pas subordonné au sentiment de la situation et à la compréhension ; il est aussi
primitif qu’eux, puisque le discours marque l’articulation du « là » en tant que compréhensible. On
arrive à dire que le discours est un existential au même titre que le sentiment de la situation et
que la compréhension. Il constitue en quelque sorte la dicibilité de l’un et de l’autre. C’est à ce
titre qu’il est lui-même fondement – fondement du langage (p. 199 [161]) : il participe à la
constitution existentiale de l’être-là.

Quoi qu’il en soit de cette difficulté de principe, Heidegger propose deux analyses concrètes
qui concernent notre propre recherche. La première se tient au plus près de la source, au niveau
même du dire ; la seconde se tient à la flexion du dire et de son expression mondaine dans le
parler.

1) La première analyse – que Heidegger appelle structurale (p. 200 [162]) – se tient au point
où le dire articule le comprendre et par conséquent aussi notre préoccupation et notre être avec
autrui. Le dire a une amplitude que l’on ne peut rejoindre que par une énumération ouverte : dire
76

c’est acquiescer, décliner, sommer, avertir, etc. ; cette énumération vise à empêcher le dire de se
refermer sur l’énoncé. Aristote avait connu le problème : la phasis enveloppe question et réponse,
commandement, prière, etc. Mais les formes autres que la proposition étaient renvoyées à la
rhétorique, la logique ne gardant pour elle que ce qui est appelé ici énoncé. Or le « surcroît » du
dire déborde l’énoncé : le souhait et le commandement portent aussi sur quelque chose. En effet,
quelque chose y est communiqué ; or le dire couvre toute l’amplitude de la communication, de la
même manière que celle-ci a charge de constituer l’articulation de l’être en commun en tant que
compréhension ; en outre, dans toutes ces formes du dire, quelque chose est aussi exprimé. Tout
discours sur… exprime, non pas d’abord un intérieur pour en faire un extérieur, mais ce qui est
déjà extérieur en tant que sentiment de la situation. Cette venue à l’expression se fait non
seulement par toutes les formes du discours, mais aussi par les aspects autres que l’articulation
(ton, modulation, etc.). Ces deux aspects de communication et d’expression dans le dire sont bien
résumés ainsi : « Le discours est l’articulation significative de la compréhension de l’être-au-
monde dans son sentiment de la situation » (p. 201 [162]).

Par-là même est possible le passage du dire (reden) au parler (sprechen) ; le dire désigne la
constitution existentiale et le parler son aspect mondain, qui tombe dans l’empirie. C’est à titre de
structure ontologique que le dire comporte ce sur quoi on dit, ce qu’on dit, la communication, la
manifestation. La responsabilité du philosophe est ici de respecter l’amplitude et la totalité de
cette structure.

2) Beaucoup plus importante encore est la seconde analyse concrète : elle porte sur le couple
écouter-se taire. Ici encore, Heidegger prend à contre-pied la manière ordinaire et même
linguistique de placer au premier plan l’opération de parler (locution, interlocution). Pour
Heidegger, quelque chose précède le parler – c’est l’écouter. Comprendre, c’est entendre.
Autrement dit, mon premier rapport à la parole n’est pas que je la produis, mais que je la reçois
(cf. Héraclite : « N’écoutez pas mes paroles, mais le logos »). De même disons-nous : « L’ouïr est
constitutif du discours ».

Pourquoi commencer ainsi ? Cette priorité de l’écoute marque le rapport fondamental de la


parole à l’ouverture au monde et à autrui. Pouvoir écouter, c’est là mon rapport premier avec le
comprendre, dont on se rappelle l’enracinement dans l’être-au-monde. Or entendre, c’est aussi se
taire, laisser dire. Ce qui ne signifie pas être muet, ni taciturne. Le vrai silence est dans
l’articulation ; en ce sens, il est un mode du dire.

Les conséquences méthodologiques sont considérables. La linguistique, la sémiologie, la


philosophie du langage se tiennent inéluctablement au niveau du parler et n’atteignent pas celui
du dire. En ce sens, la philosophie fondamentale n’améliore pas plus la linguistique qu’elle n’ajoute
à l’exégèse. La linguistique est la forme terminale d’un isolement hypostasié du parler humain, qui
commence avec le logos comme logique et la théorie des énoncés et des significations. Comme
Platon dans le Cratyle, Heidegger demande qu’on en appelle des « noms » aux « choses ». Alors
que le parler renvoie à l’homme parlant, le discours renvoie aux choses dites. La tâche de
l’analytique existentiale est alors de subordonner le parler au dire, la Sprache à la Rede. L’analyse
du couple écouter-se taire est une des voies par lesquelles il est possible de rendre manifeste la
77

subordination de la série énoncer, dire, parler à la triade fondamentale de la situation, de la


compréhension et de l’interprétation.
78

TROISIÈME PARTIE

MÉTHODOLOGIE DE L’INTERPRÉTATION
79

INTRODUCTION

On exposera schématiquement les quelques idées-clé qui seront illustrées ensuite par des
catégories de textes telles que : récit, poème, etc.

Première idée directrice : lier la théorie de l’interprétation à une théorie de la lecture. Ainsi,
l’interprétation constituera la réplique à la théorie du texte élaborée dans la première partie. En
prenant pour axe la corrélation entre écriture et lecture, on poursuivra l’opposition esquissée dans
la première partie entre la situation herméneutique et la situation de dialogue fondée sur le couple
parler-écouter.

Deuxième idée directrice : chercher dans l’acte même de lecture la complexité interne, la
dialectique fine, qui permettra de surmonter le divorce institué par Dilthey entre expliquer et
comprendre. On se rappelle que cette dichotomie procédait de l’opposition entre science naturelle
et science de l’esprit, entre connaissance de chose et connaissance d’autrui. Or, aujourd’hui, de
nouveaux modèles d’explication sont apparus qui ne sont plus étrangers au domaine du langage
mais appropriés aux aspects structuraux du langage lui-même et plus généralement de tous les
systèmes de signes. Alors que Dilthey croyait que la fonction des signes était d’exprimer une
subjectivité et que, pour cette raison, la théorie du signe s’excluait du domaine de l’explication, la
sémiologie, ou science générale des signes, est aujourd’hui le lieu même où il est fait abstraction
de la subjectivité, de l’intention psychique. Une théorie moderne de l’interprétation a ainsi un
nouveau vis-à-vis qui n’est plus naturaliste mais sémiologique.

Troisième idée directrice : tirer toutes les conséquences de la transformation imposée au


concept d’interprétation par la philosophie de Heidegger. De même, en effet, que notre modèle
d’explication n’est plus celui de Dilthey, en raison de la percée des sciences sémiologiques, notre
concept d’interprétation a subi un bouleversement parallèle : interpréter n’est plus se diriger vers
un autrui, mais vers un être-au-monde. Interpréter, ce n’est pas chercher une intention subjective
cachée « derrière » un texte, mais expliciter la sorte d’être-au-monde déployée « devant » le
texte.

Quatrième idée directrice : subordonner le problème de la compréhension de « soi » à celui


de l’interprétation du « monde ». La finalité ultime de l’interprétation reste bien « l’appropriation »
du sens. Mais celle-ci n’est plus à comprendre dans la ligne des philosophies du sujet, comme une
constitution dont le sujet détiendrait la clé ; comprendre, ce n’est pas se projeter. C’est recevoir
un Soi, agrandi de toute l’appréhension des propositions de monde qui sont le véritable objet de
l’interprétation. C’est en comprenant une nouvelle possibilité d’habiter le monde que je reçois une
nouvelle possibilité d’exister, et donc de me comprendre moi-même. Ainsi la corrélation entre
compréhension des signes et compréhension de soi reste bien l’horizon de l’acte herméneutique ;
mais la compréhension de soi n’est pas la condition de l’interprétation, elle en est le résultat. Telle
sera la manière d’entrer correctement dans le cercle herméneutique : attendre une nouvelle
compréhension de Soi de la compréhension du monde que déploie une œuvre.
80

CHAPITRE I

POUR UNE THÉORIE DE LA LECTURE : LECTURE ET


DIALOGUE

On tirera toutes les conséquences de la théorie de la lecture proposée dans la première


partie, au chapitre II, concernant la spécificité de l’écriture. Le couple écrire-lire sera placé dans
une opposition extrême avec le couple parler-entendre, constitutif du dialogue. On réservera pour
la fin de ce cours la recherche d’une notion plus englobante susceptible d’inclure lecture et
dialogue. Mais cette notion plus englobante ne pourra être élaborée qu’au terme de l’investigation,
lorsque compréhension de Soi et compréhension du monde de l’œuvre auront développé leur
propre dialectique (ci-dessous chapitre IV).

Comment décrire l’acte de lecture ?

On tentera ici d’en approcher la structure par un détour. On se servira de la méthode des
modèles, bien connue dans la logique de la découverte, et qui consiste en général à redécrire une
réalité mal connue dans les termes d’une chose mieux connue avec laquelle la chose à décrire est
dans un rapport de corrélation ou mieux d’isomorphisme partiel ; par cette méthode indirecte, il
est possible de rapporter les traits de la chose mieux connue sur ceux de la chose moins connue.
(J’adopte ici la notion de modèle, telle qu’elle est proposée par Max Black dans son livre Models
and Metaphor).

Max Black hiérarchise de la manière suivante la notion de modèle : au plus bas degré, nous
avons le « modèle à l’échelle » (par exemple le modèle réduit d’un navire), qui repose sur une
ressemblance sensible entre le modèle et son original ; au deuxième degré, nous avons le
« modèle analogique » qui repose sur une identité non sensible, une identité de relation,
autrement dit un isomorphisme ; enfin, au plus haut degré, nous avons le « modèle théorique »
qui repose sur la construction d’une entité imaginaire dont il est possible de faire la théorie
systématique : en vertu de règles de corrélation, on reporte la description du modèle théorique
sur le domaine à analyser.

Nous allons donner successivement trois modèles de l’acte de lecture qui correspondent aux
trois modèles de Max Black.
81

I – UN « MODÈLE A L’ÉCHELLE » DE LA LECTURE :


LA TRADUCTION

Un « modèle à l’échelle » de la lecture serait la traduction d’un texte d’une langue dans une
autre. Gadamer y a volontiers recours. La traduction en effet est une interprétation. D’ailleurs, en
français, on appelle un traducteur « un interprète ». Ce qui se transpose de la traduction à
l’interprétation est l’expérience cruciale de préserver le même sens sous la condition d’une
transposition dans une autre langue ou un autre idiome. Tout le problème de l’interprétation est
impliqué dans ce rapport entre un « même » sens et un « autre » idiome. Expérience paradoxale :
1) d’une part, le sens est investi dans une langue d’une façon organique plus étroite que ne
permet de le concevoir tout rapport d’instrumentalité ; un instrument, en effet, est toujours
extérieur à l’organisme qui en use ; si donc le langage était un instrument de la pensée, il resterait
encore extérieur à la pensée ; or, il n’y a pas un sens tout constitué dans la pensée, puis relié
extérieurement à un appendice linguistique ; le sens est incorporé, investi dans la verbalité. 2) Et
pourtant, tout ce qui est dit est en principe traduisible ; c’est là un a priori de notre rapport au
langage ; cet a priori sous-tend notre conviction que toute intention de dire peut être dite dans
une autre langue : donc que l’« intenté » (selon l’expression de Benveniste) de discours peut être
décollé du « signifié » d’une langue. Mais la seule façon de le prouver, c’est de le ré-investir dans
un autre signifié. Il n’y a pas pour l’intenté, de degré zéro du signifié. Ce qui vaut ici comme
analogue, ce n’est pas la différence des langues en tant que système codé ; c’est l’idée de
transposition d’un même sens d’un idiome dans un autre.

C’est bien le même paradoxe qu’on retrouve dans la lecture ; elle aussi est une expérience de
réinvestissement, de réinscription du même dans un autre médium. Lire, c’est produire un nouvel
événement de discours qui prétend avoir même sens dans un autre idiome. Ce qui joue le rôle de
l’autre idiome, ce sont les opinions, les visées de toute sortes, les « avis », les Meinungen ;
comme aurait dit Hegel traduit par Hyppolite ; ou encore : l’ensemble des « anticipations » avec
quoi, selon Heidegger, nous venons à un texte.

1) Un premier enseignement découle de cette analogie : il est vain de vouloir faire l’économie
de ces anticipations ; ce serait vouloir laisser l’intenté d’un texte à traduire en suspens, hors
traduction. Or, la seule façon de communiquer un texte, c’est précisément de lui donner une
traduction, c’est-à-dire une interprétation dans un autre idiome.

2) Le rapprochement entre interprétation et traduction est éclairant à un second titre :


comprendre, c’est vaincre la différence des langues. C’est le côté logos de la compréhension. « La
langue, dit Gadamer, est la langue de la raison elle-même » (p. 379) 46 ; interpréter, en effet, c’est
s’approcher des choses que la langue nomme, en dépit de la différence des langues. En ce sens,
traduire, c’est faire l’expérience inverse de parler. Quand nous parlons, nous avons le sentiment
que le mot juste est celui de notre langue, que ce que nous voulons dire ne peut être dit
autrement ; dans le langage de Benveniste, que l’intenté du discours adhère au signifié de notre
langue. Cette expérience rejaillit sur la traduction elle-même, sur la « torturante expérience de la

46
Traduction de P. Ricœur. Cf. H.-G. Gadamer, op. cit., p. 424 [405]. (NdE)
82

traduction ». Ce que le texte veut dire n’est-il pas inséparable de ses mots originaux ? À la limite,
cela n’est-il pas intraduisible ? Mais notre conscience historique nous dit le contraire ; elle pose la
traductibilité de principe de tout texte. C’est là notre notion du « langage ». Bien qu’investie dans
le langage, nous croyons que la pensée, en tant que vouloir-dire, conserve une distance qui lui
permet de se désinvestir et de se réinvestir autrement et ailleurs.

Dans ce paradoxe, réside l’opposition d’intérêt et d’attention entre herméneutique et


linguistique. Cette dernière part de la multiplicité des langues et de l’unité du penser et du parler ;
cette intuition initiale conduit à l’idée des langues comme conceptions du monde. L’herméneutique
parcourt le chemin inverse : elle remonte la pente du parler au penser, tandis que la linguistique
descend la pente du penser au parler.

Ce renversement, dont nous faisons l’apprentissage et l’expérience dans la traduction, amène


à mettre en rapport trois notions : le verbal, l’écrit et le conceptuel. Il y a une « conceptualité » de
tout comprendre.

II – UN MODÈLE « ANALOGIQUE » DE LA LECTURE :


L’« EXÉCUTION » D’UNE PARTITION

Un modèle de lecture qui satisferait à la description du modèle « analogique » par Max Black
et qui préserverait non la ressemblance mais l’identité de la structure interne, serait l’exécution
d’une partition musicale, d’un livret de théâtre, d’une notation chorégraphique.

Une notation est une instruction pour une certaine performance ; la notation constitue un
excellent modèle, car elle permet d’introduire une seconde fois la notion d’interprétation, au sens
où on appelle interprète un chef d’orchestre, un directeur de ballet, un metteur en scène. Que
demande-t-on en effet à une « bonne » interprétation ? D’être à la fois fidèle et originale.
L’exécution, en effet, est à la fois le remplissement de l’instruction et un événement singulier.
Chaque exécution est différente de toute autre, mais veut être « même » que la notation. Banale,
elle noie l’originalité ; arbitraire, elle se substitue au texte. La bonne illustration tout à la fois
illustre le texte et s’efface devant lui.

Pour dégager le sens de l’exécution, on peut introduire la distinction que proposait jadis
Eugen Fink entre concepts « opératoires » et concepts « thématiques » ; les premiers servent à
constituer les seconds, mais ne deviennent jamais objet de leurs propres discours ; ils médiatisent
ce qui est thème. On pourrait dire que l’exécution est à la partition ce que l’opératoire est au
thématique. Elle fait advenir le « thématique » de la notation en lui offrant la médiation de
l’« opératoire ».

Gadamer, dans sa philosophie herméneutique, développe ce thème de l’interprétation comme


exécution. L’interprétation, dit-il, est chaque fois unique, chaque fois autre. Et c’est pourtant le
même texte, auquel il est possible de « revenir », comme au « même » de toutes les exécutions
83

« autres ». D’où le paradoxe de l’exécution : il serait vain de vouloir bannir ce qu’on appelle
« interprétation subjective » ; ce serait rêver d’une unique exécution parfaite qui serait la seule
vraie. Éliminer la propre « Meinung », la propre « visée » et le propre « avis » du lecteur, est non
seulement impossible, mais absurde. On retrouve ici la notion heideggerienne « d’anticipation »
(Vor-habe, Vor-sicht, Vor-griff). Ces anticipations ne sont pas seulement un obstacle ; elles sont
une condition de l’exécution. Porter le texte au langage exclut qu’il y ait une interprétation juste
en soi.

On peut exprimer de différentes façons ce rapport entre notation et exécution, entre écriture
et lecture, [en parlant,] avec Gadamer, « de concrétion du sens lui-même », d’« application »
(Anwendung) : « Dans la compréhension, les concepts interprétateurs ne sont point thématiques
en tant que tels. Ils sont au contraire appelés à disparaître à leur tour pour faire place à ce qu’ils
amènent au langage par l’interprétation. Voici ce qui est paradoxal : c’est lorsqu’une interprétation
est prête à disparaître de cette façon qu’elle est juste. Et pourtant, il est vrai en même temps que
cette interprétation, en tant que destinée à disparaître, doit venir au jour. La possibilité du
comprendre dépend d’une telle interprétation médiatrice » (p. 376) 47. Et plus loin :
« L’interprétation n’est pas une seconde création succédant à la première, mais elle seule procure
à l’œuvre d’art sa véritable manifestation 48 ».

Ce que Gadamer dit de la compréhension en général s’applique par excellence à la lecture. Le


texte est comme une notation offerte à l’exécution de la lecture ; elle fait correspondre un
nouveau discours, unique, singulier, à un système de signes qui enjoint seulement la forme de la
performance. On comprend alors que le même texte n’est manifesté, opéré, que dans de
nombreuses « exécutions », chaque fois autres, et pourtant prétendant rendre le même texte. Ce
que nous appelons retourner au texte, c’est interroger l’instruction de performance, s’assurer que
la notation a bien été suivie. Mais l’exécution du texte dans la lecture est la seule manière de
« manifester » son sens.

III – UN MODÈLE « THÉORIQUE » DE LA LECTURE :


L’INTERPRÉTATION D’UN FORMALISME LOGIQUE

Peut-on pousser plus loin la recherche d’un modèle pour la lecture et s’élever à l’idée d’un
« modèle théorique » ? Je me risque ici à une analogie qui tire sa justification de l’usage du mot
même d’interprétation chez les logiciens. Je me réfère ici à l’ouvrage de Jean Ladrière :
L’articulation du sens. Par interprétation, les logiciens désignent l’ensemble des opérations par
lesquelles un système formel est mis en correspondance avec un domaine de discours. Cette
notion s’est imposée à contre-courant de la conception purement formaliste selon laquelle un
formalisme constitue directement une description pour tout domaine possible d’expérience. Il est
intéressant, pour notre propre recherche, que la notion d’interprétation soit introduite en
corrélation avec celle de langage construit. Dans un langage artificiel, toutes les expressions sont

47
Traduction de P. Ricœur. Cf. Ibid., p. 420 [402]. (NdE)
48
Traduction de P. Ricœur. Cf. ibid., p. 421 [403]. (NdE)
84

engendrées par l’application explicite des règles qui sont elles-mêmes posées de façon explicite et
complète. Mais un tel langage « ne peut vraiment être appelé ‘langage’ que s’il est accompagné de
règles d’interprétation, permettant d’associer des significations à ces expressions bien formées »
(p. 18). En effet les théorèmes qui constituent les systèmes formels concernent des objets non
spécifiés. On y parle bien d’objets, de propositions ; mais « l’ensemble des objets est spécifié
comme suit : on donne d’une façon explicite une collection d’objets élémentaires qui sont les
atomes des expressions du système et un certain nombre d’opérations qui permettent de
construire au moyen de ces objets élémentaires des objets complexes » (p. 65). Ces objets sont
les idées primitives, les atomes des expressions du système (voir ce qui est dit de ces objets p.
167-172) : « Au centre du calcul, il y a l’opération. Au niveau de la théorie combinatoire pure, les
objets disparaissent… » (et la suite, p. 167-68, jusqu’à p. 172). La notion d’interprétation est donc
introduite par une démarche seconde de retour de la pensée formelle à l’expérience. On démontre,
en effet, qu’« il n’est pas possible d’établir une correspondance ponctuelle, point par point, entre
les termes d’un système formel et les objets et relations qui constituent un domaine d’expérience.
Il n’est pas possible, en tout cas, de façon générale, d’associer un sens empirique à toutes les
opérations de la pensée formelle. C’est plutôt le système formel, comme tel, comme champ
général d’opération, qui est interprétable, en tant que totalité » (p. 64). L’idée importante, pour la
discussion ultérieure, est celle d’une « correspondance établie entre les propositions du système et
certains énoncés qui ont une signification indépendamment du système (soit qu’ils constituent des
propositions d’un autre système, soit qu’ils aient un sens intuitif, par exemple en tant que
théorème d’une théorie mathématique intuitive ou en tant qu’énoncé empirique relatif à tel
domaine d’expérience). La correspondance ne doit pas nécessairement être telle que toutes les
propositions du système aient une traduction. Une interprétation est dite valide si tout énoncé
correspondant à un théorème du système est vrai » (p. 66).

Le modèle que l’on vient de décrire succinctement constitue ce qu’on peut appeler une
interprétation au sens fort. Les autres usages de l’interprétation que l’on va maintenant considérer
peuvent être considérés comme des formes affaiblies ; ce qui n’est pas nécessairement un défaut,
si l’affaiblissement des règles correspond aux requêtes du domaine considéré.

L’interprétation au sens fort comporte un certain nombre de caractères que l’interprétation au


sens faible conserve : 1) d’abord l’idée générale que l’interprétation est la contrepartie de la
formalisation ; ce premier trait est essentiel pour notre recherche : l’idée de structure, dans la
mesure où elle est impliquée dans celle de formalisme, n’exclut donc pas l’interprétation, mais
l’appelle comme ce qui « nous permet de mettre le formel pur en relation avec le domaine de
l’intuition de l’expérience » (p. 66). La notion d’interprétation est ainsi co-extensive à celle de
« passage d’un système formel à un domaine d’expérience ». 2) Deuxième idée importante : il
appartient à un système formel de pouvoir recevoir des interprétations : l’interprétation ne
s’ajoute pas du dehors et arbitrairement, s’il est vrai qu’« un des problèmes importants qui se
posent dans l’étude des systèmes formels consiste précisément à déterminer, en quelque sorte a
priori, les caractéristiques des interprétations admissibles par les systèmes qu’on examine » (p.
66) ; « Le système inclut, de soi, renvoi à un ancrage dans cette couche fondamentale de
l’expérience où se constituent les significations » (p. 67 ; dans le même sens : p. 26 à 30). 3)
Troisième idée importante : la spécification d’un système formel en fonction d’un domaine
d’expérience se fait par des règles de correspondance et de traduction ; cette troisième idée
85

permet d’inclure le modèle précédent, ou modèle analogique, dans le modèle théorique ; le


concept d’interprétation implique alors celui d’isomorphisme partiel.

1) L’application de ce troisième modèle d’interprétation à la lecture ne constitue pas un cas


unique. En effet ce ne sont pas seulement les sciences humaines qui usent du concept de
l’interprétation en un sens affaibli, issu du sens fort que nous venons d’élaborer ; les sciences
empirico-formelles, avant elles, comportent le même problème de transfert d’un formalisme à un
domaine d’expérience. Il suffit que la formalisation soit poussée assez loin dans un domaine
quelconque pour qu’un problème d’interprétation apparaisse. Il n’est donc pas surprenant que,
dans les sciences empirico-formelles, une interprétation sémantique soit appelée par une théorie
syntaxique : « Un tel système, en effet, ne se réduit pas à son aspect syntaxique. Même lorsqu’on
exprime une théorie empirico-formelle d’une manière entièrement formalisée, on continue à viser
en elle le monde physique. Cette visée sera représentée, au moyen du langage scientifique, par
une interprétation appropriée. Cette interprétation confère une signification aux expressions de la
théorie formalisée : autrement dit, elle munit cette théorie d’une sémantique » (Ladrière, op.cit.,
p. 30-31). Ici aussi, la fonction de l’interprétation est de donner une référence au discours formel.
Cela se fait par des règles de correspondance et de traduction qui manifestent le caractère
universel du phénomène de l’interprétation. C’est seulement dans une théorie empiriste qu’il n’y a
pas place pour l’interprétation : toutes les propositions étant d’emblée des propositions
observationnelles, les propositions théoriques sont réductibles à ces dernières. Dans une
conception plus complexe, trois niveaux de langage sont en jeu ; premier niveau : la théorie
formalisée (syntaxe) ; deuxième niveau : premier sous-langage contenant des entités théoriques
non-observables, quoique déjà propres à un domaine d’expérience (ex. champ
électromagnétique) ; troisième niveau : deuxième sous-langage, celui des entités et des
propriétés observables. Des relations d’interprétation relient ces langages. En ce sens « les
propositions observationnelles n’expriment pas directement le donné observé, mais plutôt la façon
dont le donné perceptif est interprété. Or toute interprétation est relative inévitablement à un
cadre conceptuel d’interprétation, c’est-à-dire à une théorie ». (p. 37)

Bien plus, les sciences empirico-formelles connaissent déjà quelque chose comme un cercle
(Ladrière, p. 38 et sq.) : « La construction des théories présupposent une pré-conception de
l’objet et donc une donation originelle, mais d’autre part l’objet ne nous est donné qu’à travers le
médium d’une interprétation » (p. 39). Ce cercle entre pré-compréhension et construction
théorique est la loi générale de la compréhension. Même dans les sciences de la nature, nous
réinventons la réalité pour la connaître ; et ainsi nous représentons un monde possible et nous
cherchons, dans notre appréhension plus immédiate des phénomènes, des indices de la justesse
et de la convenance de nos hypothèses.

Il est important pour les sciences humaines de savoir qu’elles ne sont pas une exception dans
l’ordre de l’interprétation, mais que l’interprétation est une structure générale du discours qui
adjoint une sémantique à une syntaxe et ainsi relie un formalisme à un domaine d’expérience. En
ce sens, tout ce qui éloigne de l’empirisme, tout ce qui va dans le sens du formel, appelle en
contrepartie une interprétation. Du même coup, tout le domaine du connaître est à la fois rendu
plus théorique et plus conjectural : « En tous cas, dit Ladrière, la théorie n’est pas une image du
monde, c’est seulement une reconstruction conjecturale de la réalité » (p. 39).
86

2) Les sciences herméneutiques constituent le second champ d’application du concept fort


d’interprétation. La notion d’isomorphisme partiel y subit un nouvel affaiblissement. La grande
différence, en effet, entre sciences empirico-formelles et sciences humaines porte sur la nature
même des hypothèses ; celles-ci s’adressent désormais à « des phénomènes qui incluent en eux-
mêmes la présence de significations » (p. 40) ; le problème de l’interprétation est alors enraciné
dans la nature même du phénomène en cause et non pas seulement dans la nécessité de
compléter un système formel par une sémantique. Ici « le signe devient lui-même objet d’étude, il
n’intervient pas seulement comme indice d’autre chose, mais comme réalité qui doit être étudiée
pour son propre compte » (p. 41). C’est pourquoi il ne faut plus dire que la science comporte une
interprétation, elle est herméneutique. La différence est donc consi-dérable : « Car la
précompréhension herméneutique ne vise pas seulement un schéma opératoire, comme celle des
sciences empirico-formelles, mais elle vise la subjectivité, ses intentionnalités, un dynamisme
intentionnel » (p. 46). (On lira dans le même ouvrage un texte parallèle : p. 179-180 : « … on ne
voit pas comment ramener un rapport d’intentionnalité à un schéma opératoire… »).

En ce sens, il est bien vrai que le modèle fort de l’interprétation dans les sciences formelles et
le modèle affaibli dans les sciences empirico-formelles ne constituent qu’un modèle, c’est-à-dire la
re-description du moins connu en termes du plus connu. Mais, dans ces limites, le modèle
demeure efficace. La reconversion d’un discours inscrit en un discours vif laisse apparaître des
traits nouveaux que seule l’application du modèle fort de l’interprétation pouvait révéler. Ces traits
ne sont pas apparents dans le discours oral pour des raisons qu’on a exposées dans le deuxième
chapitre de la première partie. L’autonomie du texte, résultant du phénomène de l’écriture, fait du
discours un champ approprié à la transposition du modèle fort de l’interprétation. Ici aussi, la
formalisation peut être poussée à un point tel que l’opération syntaxique appelle un complément
sémantique. Ce sera le cas avec l’analyse structurale dont on donnera quelques échantillons dans
le chapitre suivant. L’analyse structurale des textes fournit l’équivalent de ce que le logicien
appelle un formalisme. Les conditions sont alors remplies pour la production d’un concept
d’interprétation analogue au concept fort élaboré plus haut : à savoir le transfert d’un système
formel à un domaine d’expérience. Ce sera la tâche de montrer comment l’interprétation s’ajoute
à l’analyse structurale. Mais nous pouvons dire dès maintenant que la nécessité de l’interprétation
est proportionnelle au degré de formalisation atteint par l’analyse structurale.

Le sens fort de l’interprétation est donc un bon modèle, puisqu’il a une valeur heuristique et
contraint de chercher dans les sciences humaines la forme faible du rapport de correspondance
entre système formel et domaine d’expérience. La transposition du modèle fort à la lecture est
particulièrement instructive. Elle vaut comme une double mise en garde : d’une part, aucun
formalisme ne saurait remplacer l’interprétation ; bien au contraire, un formalisme textuel n’est
pas directement applicable à un discours concret, porteur de sens hic et nunc, à un dire de
l’expérience ; c’est par une interprétation qu’on effectue en situation un formalisme quelconque ;
ce que nous appelons « lecture » est une manière implicite de mettre en correspondance une
structure formelle et un discours en situation. Mais l’avertissement vaut aussi en sens inverse : il
est vain de chercher dans l’interprétation un substitut à l’analyse formelle. Bien au contraire, la
demande d’interprétation est proportionnelle à la requête de formalisation. C’est ce que le chapitre
suivant va établir sur la base d’un exemple bien choisi.
87

CHAPITRE II

EXPLIQUER ET COMPRENDRE : L’EXEMPLE DU « RÉCIT »

On suivra la seconde piste ouverte dans l’introduction de cette troisième partie. L’idée
directrice est celle-ci : à l’opposition entre expliquer et comprendre, instituée par Dilthey sur la
base de l’opposition nature-esprit, on substituera l’idée d’une dialectique fine, articulant l’une sur
l’autre les deux attitudes, et on cherchera dans l’acte de lecture, décrit dans le chapitre I, le lieu
de cette complexité et de cet échange.

Le renouvellement du problème tient essentiellement à l’apparition de nouveaux modèles


d’explication qui ne sont plus empruntés aux sciences naturelles, mais qui sont issus du domaine
même du langage, à savoir ses aspects structuraux. Une théorie de l’interprétation a désormais un
vis-à-vis qui n’est plus naturaliste, mais sémiologique.

On montrera ce modèle à l’œuvre dans une catégorie de textes choisis à dessein, celle des
récits. Pourquoi le récit ? D’abord en raison de l’abondance des travaux sur le sujet ; ensuite en
raison de l’extension qui commence à en être faite au domaine de l’exégèse biblique jusqu’ici
dominée par la méthode historico-critique ; enfin parce que le récit offre une articulation
remarquable entre contenu de récit et acte de narration où l’on peut voir dessinée une corrélation
nouvelle entre explication structurale et interprétation existentiale. Pourquoi, en effet, l’homme
raconte-t-il des histoires ? Comment fait-il ainsi son monde et lui-même ? À vrai dire on n’ira pas
bien loin dans cette refonte du problème de l’interprétation, ainsi articulée à l’explication. C’est
seulement dans le chapitre suivant qu’on pourra soumettre le concept d’interprétation à un
remaniement plus radical, parallèle à celui de l’explication ; selon ce remaniement, l’interprétation
est moins dirigée vers un autrui qui parlerait derrière le texte que vers le monde déployé devant le
texte ; l’exemple de la poésie relayera, à ce stade de notre discussion, celui du récit.

I – POSITION DU PROBLÈME : RÉCIT ET DISCOURS

On proposera deux points de repères initiaux : d’une part, l’identification de la notion même
de récit ; on le fera sur la base d’un article important d’Émile Benveniste de 1959 : « Les relations
de temps dans les verbes français », repris dans Problèmes de linguistique générale (p. 237 et
suivantes). D’autre part, la mise en place de l’analyse formelle, dans le premier exemple du genre,
la Morphologie du conte par Vladimir Propp (1928), traduction française 1965 et 1970.

On sera ainsi prêt à aborder l’œuvre décisive de Lévi-Strauss et l’école française d’analyse
structurale du récit avec A. J. Greimas, Roland Barthes, Claude Brémond, etc.
88

Ce n’est qu’au terme de cette présentation des travaux contemporains apparentés à l’analyse
structurale des récits que pourra être repris notre problème de l’interprétation.

1. Le récit et le discours : Benveniste

Il est remarquable que la théorie du récit ait été fortement influencée par une analyse
purement linguistique d’apparence très limitée, portant sur l’emploi des verbes français. Ceux-ci
semblent en effet constituer un unique système (présent, imparfait, passé défini, etc.). En réalité,
ils forment deux systèmes enchevêtrés, distincts et complémentaires – représentant deux usages
concurrents : « ces deux systèmes manifestent deux plans d’énonciation différents, que nous
distinguerons comme celui de l’histoire et celui du discours. L’énonciation historique, aujourd’hui
réservée à la langue écrite, caractérise le récit des événements passés […] Nous définirons le récit
historique comme le mode d’énonciation qui exclut toute forme linguistique ‘autobiographique’.
L’historien ne dira jamais je ni tu, ni ici ni maintenant, parce qu’il n’empruntera jamais l’appareil
du discours qui consiste d’abord dans la relation de pronoms je : tu. On ne constatera donc dans
le récit historique strictement poursuivi que des formes de ‘troisième personne’ » (Benveniste,
op.cit., p. 238-239). – Quant aux temps, ils forment deux séries : la série du discours, axée sur le
présent, le parfait et le futur ; la série du récit, axée sur l’aoriste (ou passé simple ou défini),
l’imparfait, le plus-que-parfait et un substitut du futur, le prospectif. La série du récit ne comporte
donc pas de temps présent.

Ainsi ce qui paraît un redoublement inutile, une redondance, exprime une faille dans le
système unique. De même, s’il semble que ce redoublement recoupe l’opposition du langage parlé
(il a fait), et du langage écrit (il fit), c’est parce que c’est surtout dans l’écrit qu’on fait le récit des
événements passés. La répartition proposée est donc distincte de celle qui est reportée à
l’intérieur du discours. On a plutôt deux plans d’énonciation dont l’un est extérieur au discours, en
tant que celui-ci est caractérisé par la référence au locuteur.

On lira dans l’article de Benveniste quelques spécimens de récit (p. 230-241). On y vérifiera
l’affirmation selon laquelle dans le pur récit « il s’agit de la présentation des faits survenus à un
certain moment du temps, sans aucune intervention du locuteur dans le récit » (p. 239).

Je vois dans cette disjonction la source du problème herméneutique posé par le récit. Car
l’analyse structurale tire toutes les conséquences de l’affranchissement du récit par rapport au
discours. Mais la disjonction est-elle totale ? Le récit n’est-il pas d’un autre point de vue un
discours, à savoir la narration qu’un récitant donne à une audience ? Bien plus, c’est par rapport à
la récitation que le récit est récit d’événements passés. Benveniste ne l’ignore pas, mais il pense
que le récit (du passé) annule en quelque sorte sa référence à la récitation (au présent) : « Pour
qu’ils [les faits survenus] puissent être enregistrés comme s’étant produits, ces faits doivent
appartenir au passé. Sans doute vaudrait-il mieux dire : dès lors qu’ils sont enregistrés et énoncés
dans une expression temporelle, ils se trouvent caractérisés comme passés » (p. 239). Autrement
dit, la caractérisation globale comme passé est donnée une fois pour toutes ; à partir de là,
l’événement est à l’aoriste ; et c’est cet aoriste qui est désormais l’organisateur du temps du récit
89

en un système distinct du temps du discours. C’est ce que signifie l’exclusion du présent. Comme
dit Benveniste, « à vrai dire il n’y a même plus alors de narrateur. Les événements sont posés
comme ils se sont produits à mesure qu’ils apparaissent à l’horizon de l’histoire. Personne ne parle
ici ; les événements semblent se raconter eux-mêmes. Le temps fondamental est à l’aoriste qui
est le temps de l’événement hors de la personne d’un narrateur » (p. 241). C’est à cette forme
d’énonciation que s’oppose le discours, si on le définit comme désignant : « toute énonciation
supposant un locuteur et un auditeur, et, chez le premier, l’intention d’influencer l’autre en
quelque manière » (p. 242). Le discours couvre ainsi « tous les genres où quelqu’un s’adresse à
quelqu’un, s’énonce comme locuteur et organise ce qu’il dit dans la catégorie de la personne » (p.
242). En ce sens, il faut dire de la troisième personne du récit que ce n’est même plus la non-
personne opposée à Je-Tu dans le discours : dans le récit, « le narrateur n’intervenant pas, la
troisième personne ne s’oppose à aucune autre, elle est au vrai une absence de personne » (p.
242).

Il reste que cet aoriste a dans le discours un rapport au présent : rapport aboli, exclu, mais
que c’est la tâche d’une autre sorte de réflexion de faire émerger. Je dirai que c’est une question
d’analyse structurale de considérer le récit en tant que distinct du discours ; mais une question de
réflexion herméneutique de restituer le rapport aboli à la narration (en tant que discours) et au
présent du narrateur. Car pourquoi l’homme raconte-t-il des histoires ? Comment fait-il son
monde et lui-même en racontant des histoires ? Ce serait ici le lieu d’introduire la catégorie du
témoignage comme reliant le récit au discours. Émile Benveniste y fait lui-même allusion à propos
de récits écrits au parfait au lieu de l’aoriste (par exemple, L’étranger de Camus) ; le parfait à la
première personne, c’est la « forme autobiographique par excellence. Le parfait établit un lien
vivant entre l’événement passé et le présent où son évocation trouve place. C’est le temps de
celui qui relate les faits en témoin, en participant ; c’est donc aussi le temps que choisira
quiconque veut faire retentir jusqu’à nous l’événement rapporté et le rattacher à notre présent »
(p. 244).

Ce n’est pas seulement la catégorie du témoignage, mais celle de la tradition, qu’il faudrait
placer entre le récit et le discours ; c’est par la force de la tradition que la narration s’inclut dans la
même trame historique que les événements rapportés ; j’appartiens à la même histoire, moi qui
raconte, que l’histoire que je raconte ; d’autre part, c’est par le lien de la tradition que les
événements rapportés sont reliés de façon significative au présent du narrateur. Cet échange
entre le temps historique et le temps du narrateur constitue l’historicité. C’est bien elle qui est la
catégorie herméneutique décisive.

On a ainsi établi la possibilité d’une analyse double et inverse : 1) la première procède à la


disjonction du récit et du discours ; elle conduit à l’analyse structurale du récit. 2) La seconde
procède à la réinterprétation du récit dans le discours narration ; elle conduit à la réflexion
herméneutique. Mais la seconde présuppose la première si elle ne doit pas sombrer dans une
appréhension immédiate de l’historicité.
90

2. L’analyse formelle du récit : Propp

Propp est l’ancêtre de l’analyse structurale du récit ; prenant pour modèle Goethe (qui lui
fournit les exergues successifs de ses chapitres) et surtout le travail de classification de la
botanique, de la zoologie et de la minéralogie, il a voulu être le Linné du folklore (p. 21). Le
dessein est en effet identique : faire apparaître dans le labyrinthe des apparences la merveilleuse
unité. Ce projet implique que soient nettement subordonnées les questions de genèse, et, en
général, d’histoire à celles de structure. Le parallèle avec Saussure est donc frappant : « On ne
peut parler de l’origine d’un phénomène, quel qu’il soit, avant d’avoir décrit ce phénomène » (p.
11). « L’étude structurale de tous les aspects du conte est la condition nécessaire de son étude
historique. L’étude des légalités formelles prédétermine l’étude des légalités historiques » (p. 25).
La classification elle-même doit résulter de la description ; car on ne peut classer que selon les
articulations véritables, en renonçant aux classifications intuitives ; ainsi peut être atteint un
« système de signes formels » (p. 13) sur lequel s’établira la classification. C’est pour ces raisons
de principe que Propp renonce à classer les contes selon les sujets ou les « motifs » (c’est-à-dire
les unités immédiates du récit). L’élément stable est à chercher ailleurs, dans les fonctions et non
dans les personnages et leurs actions. Décrire ne sera donc pas pris au sens empirique, immédiat,
mais au sens systématique de la subordination des valeurs variables aux valeurs constantes. Ce
que l’on décrit, ce sont des lois de structure et non un catalogue superficiel. Il faut donc
caractériser comme « travail analytique » (p. 27) cette entreprise de « découper un conte selon
ses parties constitutives » (p. 27). C’est à ce prix que pourront être ouvertes des possibilités
génétiques nouvelles, dans la mesure où l’analyse formelle donne accès à quelque chose comme
une forme originaire (voir plus loin).

La mise en œuvre de ce projet s’est articulée autour d’un petit nombre d’hypothèses de base.

1) « Les événements constants, permanents, du conte sont les fonctions des personnages,
quels que soient ces personnages et quelle que soit la manière dont ces fonctions sont remplies.
Les fonctions sont les parties constitutives fondamentales du conte ». Par fonction Propp entend
« l’action d’un personnage définie du point de vue de sa signification dans le déroulement de
l’intrigue » (p. 31).

2) « Le nombre des fonctions que comprend le conte merveilleux est limité » (p. 31). On
retrouve ici un postulat commun à tous les formalistes : les apparences sont foisonnantes, les
structures sous-jacentes sont finies. On retrouve la même hypothèse chez Dumézil, lorsqu’il
répartit en un petit nombre de fonctions les apparences variées des divinités changeantes. Il en
est de même dans le conte où les personnages sont très nombreux, les péripéties également. Il
faut donc dépouiller l’action de ses modalités, la détacher des acteurs et ne plus la considérer que
du point de vue de sa contribution à l’enchaînement du tout.

3) L’ordre des fonctions n’est pas quelconque ; il obéit à des enchaînements typiques ; bien
plus, « la succession des fonctions est toujours identique » (p. 32). Cette hypothèse, proprement
syntagmatique, divisera les successeurs de Propp ; ceux qui suivront Propp s’attacheront à une
91

logique de la narrativité ; d’autres, suivant Lévi-Strauss, tenteront de réduire la narrativité elle-


même à une combinaison sous-jacente, non essentiellement chronologique.

4) Les fonctions ne s’excluent ni ne se contredisent ; on ne peut donc les répartir selon des
principes d’exclusion ; toutes ensembles, elles forment un seul récit ; « tous les contes
merveilleux appartiennent au même type en ce qui concerne leur structure » (p. 33). Autrement
dit, « toutes les fonctions se rangent en un récit unique et continu ». Il est donc possible de
considérer tous les contes comme les variantes d’un conte. Cette quatrième hypothèse permettra
d’opposer, chez les successeurs de Propp, structure et forme ; la forme est celle d’un seul récit ; la
structure sera une combinatoire beaucoup plus indépendante à l’égard de la configuration
culturelle particulière au conte russe ; c’est pourquoi Propp doit reconnaître que son analyse ne
vaut pas pour d’autres contes, tels que ceux de Grimm ou d’Anderson, et en général, pour « les
contes créés artificiellement » (p. 32).

On ne refera pas ici l’analyse en fonctions que Propp a menée dans le cadre des 100 contes
prélevés sur le recueil d’Afanassier. On ne retiendra que les points intéressants pour la discussion
ultérieure.

1) Les fonctions (Propp en isole 31) sont susceptibles d’être décrites, nommées et affectées
d’un signe conventionnel : éloignement, interdiction, transgression, interrogation, information,
tromperie, complicité pour ne nommer que les sept premières qui, aux yeux de Propp, constituent
la partie préparatoire de l’intrigue. On reviendra, dans la partie proprement herméneutique de ce
chapitre, sur la signification de ce travail de dénomination par rapport à une maîtrise éventuelle de
l’action humaine en général.

2) L’action proprement dite se noue autour d’une fonction que Propp appelle le méfait et qui
« donne au conte son mouvement » (p. 42). Ce qu’il y a avant le méfait, c’est une situation initiale
(bien que cette situation ne soit pas une fonction, elle ne représente pas moins un élément
morphologique important ; on reviendra également sur cette notion de situation dans la discussion
ultérieure). La notion de méfait est, à vrai dire, une catégorie créée par le morphologue lui-
même ; nous dirions aujourd’hui : une structure de métalangage ; elle permet de rassembler sous
un seul chef la « liste exhaustive » de ces formes, Propp n’en compte pas moins de 19 !
Enlèvement, vol, pillage, rapt, dommage corporel, meurtre, etc. Le méfait, d’autre part, ne couvre
pas toutes les possibilités d’intrigue ; il a son parallèle dans une situation de manque – ou pénurie
–, qui donne également lieu à une quête. Mais, dans les deux cas, quelque chose fait défaut, par
manque créé du dehors (par exemple, un enlèvement) ou du dedans (une pénurie).

3) À partir du méfait, s’ouvre une séquence qui ne sera fermée que par la réparation. Du
méfait à la réparation se développe la quête qui fait entrer en scène le héros-quêteur et le héros-
victime. Ces actions intercalaires constituent des péripéties-type : appel, envoi, départ,
divulgation du malheur, etc. (mettant en mouvement le héros-quêteur) ; détention, libération
secrète, chant plaintif, etc. (concernant le héros-victime). Il y a là l’annonce de ce qu’on appellera
après Propp, « logique des possibles narratifs », logique que Propp prend encore au niveau de
l’unique conte sous-jacent à tous les contes du répertoire. C’est pourquoi Propp ne peut pas
distinguer nettement entre des séries qui constituent une logique de l’action et les enchaînements
92

qui caractérisent uniquement le type de mythe considéré. Toutes ensembles, les fonctions
constituent un seul axe ; il est vrai que Propp parle déjà des « nécessités logiques et esthétiques »
(p. 79) de l’enchaînement, en vertu du principe qu’aucune fonction n’en exclut une autre et que le
schéma entier joue « comme unité de mesure » (p. 80).

4) En dépit du caractère unique de l’enchaînement, Propp a isolé des modes de liaison entre
les fonctions qui n’ont pas un caractère proprement successif : information entre personnages
différents, triplement (trois têtes, trois tâches, trois sœurs), motivation, c’est-à-dire mobiles et
buts des personnages constituant un élément moins déterminé que les fonctions et leurs liaisons.

Le pôle décisif est marqué par le passage des fonctions aux personnages. Ce passage est
assuré par l’intermédiaire des « sphères d’action » ; autant de sphères d’action que de
personnages. Propp en découvre sept : l’agresseur, le donateur, l’auxiliaire, le personnage
recherché, le mandataire, le héros, le faux-héros. Ainsi un personnage occupe une ou plusieurs
sphères et une sphère se divise entre plusieurs personnages. En outre, chaque personnage a sa
manière d’entrer en scène : se montrer, être rencontré, faire partie de la situation initiale (une
manière d’introduire le héros-quêteur est le merveilleux de naissance, etc.). Il résulte du rapport
entre fonctions et personnages que les attributs des personnages (c’est-à-dire leurs qualités
extérieures) sont des valeurs variables (aspect et nomenclature, particularités d’entrée en scène,
habitat, etc.). Un personnage peut en remplacer un autre selon des métamorphoses réglées.

5) Si donc on élimine les variables et ne garde que les formes fondamentales, on obtiendra le
conte dont tous les contes merveilleux ne sont que des variantes : c’est la « proto-forme du conte
merveilleux » (p. 108). On rejoint par là la thèse proprement historique, que « le conte
merveilleux, dans sa base morphologique, est un mythe » (p. 110). Mais on y arrive par la voie de
l’analyse morphologique. C’est à cette proto-forme que s’applique la définition morphologique du
conte : tout développement part d’un méfait ou d’un manque et passe par les fonctions
intermédiaires pour aboutir au mariage ou à d’autres fonctions utilisées comme dénouement. C’est
sur la base de cette forme canonique que Propp envisage de reprendre le problème de l’origine du
conte ; « l’uniformité absolue de la structure des contes merveilleux » (p. 130) semble postuler en
effet une unique source ; ainsi c’est la thèse morphologique elle-même qui suggère la thèse
génétique. Extrapolant quelque peu, Propp aperçoit un rapport possible avec l’histoire comparée
des religions, s’il est vrai qu’ « une culture meurt, une religion meurt, et leur contenu se
transforme en conte » (p. 131). Mais pour vérifier cette hypothèse, il faudrait combiner l’analyse
structurale, l’approche historique et la méthode comparative.

Il est un dernier problème dont Propp a aperçu la portée : celui du rapport entre contrainte et
liberté dans la composition. Si en effet le méfait et la réparation sont liés par des normes de
dépendance, comme aussi le combat et la victoire, d’autres éléments présentent des possibilités
de combinaison plus libres. Ce qui n’est pas libre, c’est l’ordre des fonctions, ainsi que l’obligation
de choisir dans le répertoire des espèces de chaque fonction, de définir les personnages en
fonction de leur rôle dans le récit total, enfin d’ouvrir et de fermer le récit en fonction d’une
situation initiale. En revanche, le conteur est libre d’omettre des fonctions, – de réaliser chacune
par des moyens variables, – de faire varier les personnages (« cette liberté est le trait spécifique
du conte seul », p. 140), – enfin de varier le style du conte.
93

Tels sont les problèmes ouverts par Propp : quel est le rapport d’une logique narrative avec la
séquence unique que présente le conte russe ? Comment s’articulent les problèmes de structure et
les problèmes de genèse ? Comment se composent nécessité et liberté dans la constitution du
récit ?

II – LA LOGIQUE DES POSSIBLES NARRATIFS

Propp a fait un premier pas, mais la façon dont il le fait l’empêche de faire le second. Il a bien
isolé les fonctions des personnages et des motifs, mais sa méthode est formelle sans être encore
structurale. (Cf. Claude Lévi-Strauss. « La structure et la forme », Cahiers de l’Institut des
sciences économiques appliquées, mars 1960, p. 3-36). Pourquoi ?

Le résultat est une longue et unique chaîne de segments mis bout à bout, qui tous ensemble
forment le conte type. En ce sens, il n’y a qu’un conte, celui qui contiendrait les 31 fonctions ; les
variantes étant fondamentalement données par les réalisations variables de chaque fonction. Ainsi
les 19 variétés de méfaits. Et cet unique conte est régi par un enchaînement rigide, dans un ordre
irréversible. Le conteur suit toujours le même chemin, parce qu’il n’y en a qu’un. Pas d’alternative
ni d’exclusion. Dès lors, la forme ne définit pas une classe de récits, mais un seul récit, bien qu’il
l’appelle un type.

C’est cet unique trajet unitaire qui a donné à réfléchir aux lecteurs de Propp formés à la
linguistique structurale, alors que Propp lui-même se réfère plutôt au modèle de la classification en
botanique et en zoologie. Or la linguistique structurale enseignait que la parole, qui est une réalité
successive, est sous-tendue par la langue, qui est une réalité non successive (les phonèmes sont
synchrones les uns par rapport aux autres dans un système phonologique, de même les mots
dans le lexique). D’où le projet de retrouver à la base du récit, non plus seulement une « forme
variable » mais qui reste encore successive, chronologique, comme la trame d’un récit-type, mais
une « structure » sans caractère temporel, une structure déchronologisée. C’est ce caractère de
déchronologisation qui frappe le plus quand on compare les travaux proprement structuralistes à
l’œuvre de Propp.

Mais cette exigence comportait elle-même deux solutions :


1) conserver, comme Propp, le caractère successif, chronologique du récit, en poussant
seulement plus loin dans le sens d’une logique sous-tendant la chronologie : c’est la voie
de Greimas et de Brémond ;
2) renoncer franchement à la chronologie du récit et chercher une structure non-temporelle
sous le récit d’apparence temporelle. C’est la voie choisie par Lévi-Strauss.

Dans ce paragraphe, on suivra la première voie, en prenant pour guide : Greimas,


Sémantique structurale, Larousse, 1966 ; Claude Brémond, « Le message narratif »,
Communications, N°4, 1964, « La logique des possibles narratifs », Communications, N°8, 1966
(Le Seuil).
94

Propp s’était enfermé dans une séquence linéaire qui, à ses yeux, constituait le conte dans les
contes. (Brémond remarque que cette forme primitive tend à redevenir une origine : la forme
primitive dont dérivent tous les contes de son recueil). Faut-il accuser le modèle botanique et
zoologique, où l’analyse morphologique sert de préface à une explication génétique
évolutionniste ? Ou un reste de pensée magique : la « projection de l’archétype dans le temps des
origines » (p. 25) ? Brémond est bien décidé à n’y voir qu’une « bonne forme », non un
« ancêtre » (ibidem).

Si la forme est le conte dans les contes, cette forme laisse en dehors d’elle tous les autres
contes qui n’ont pas la même constitution linéaire. Mais pourquoi ? Parce qu’il définissait chaque
fonction par ses conséquences de fait dans la séquence suivante et du même coup se condamnait
à lire le conte à partir de la fin effective. Le voilà pris dans la nécessité qui est en réalité une « loi
de bonne forme ». D’où la suggestion de considérer chaque fonction comme ouvrant une
alternative (modèle : Hercule à la croisée des chemins !). Si Propp n’a pas aperçu d’alternatives,
c’est que sa méthode les élimine. En considérant l’action comme ouvrant et fermant des
alternatives, on se tient en même temps plus près des motivations, qui deviennent partie
intégrante de la structure du récit, dans la mesure où celle-ci est définie par des actions-pivots
ouvrant sur des alternatives. Mais, surtout, on va passer d’une forme linéaire à une forme
arborescente, avec une série de carrefours, puisque poser une fonction, c’est poser aussi la
possibilité d’une option contradictoire. Bref, à la séquence de fait, il faut substituer le réseau des
possibles, agencé selon la liberté des combinaisons. Aussi bien Propp avait dû remarquer que
certains regroupements étaient rigides (rencontre d’un donateur, réaction du héros, transmission
d’un auxiliaire magique) et d’autres fortuits (pourquoi le départ conduirait-il nécessairement au
méfait ? Pourquoi la « marque du héros » après la lutte ? La marque est en réalité en attente d’un
complément qui vient plus loin : la reconnaissance). Il y a donc deux sortes de liaisons : de droit
et de fait, nécessaires et probables. Le récit est une « tresse composée de plusieurs brins » (p.
20).

On aboutit ainsi à un schéma multi-linéaire et non plus linéaire, à un écheveau et non plus à
une chaîne unique. Ainsi, en se proposant « d’ouvrir l’éventail des possibilités théoriquement
offertes au conteur » (p. 19), on peut espérer dominer la variété même des récits, qui échappait
au conte-type de Propp par une logique dramatique à base de possibles pratiques, d’alternatives
ouvertes et fermées. Mais on garde l’idée centrale de Propp d’un ordre de succession
chronologique et on préserve le caractère de récit. Non seulement on le préserve, mais on le
renforce en rendant compte d’un certain nombre d’aspects que Propp éliminait : le caractère
aléatoire lié aux bifurcations et aux alternatives, les hésitations, les surprises, la tension de l’action
(entre origine, développement et achèvement), en vertu même de la virtualité réintroduite avec
l’aléa (p. 21, p. 22), les enjambements et les enclaves, les abréviations et les développements, la
possibilité d’attribuer des fonctions multiples à plusieurs séquences entrelacées (l’action humaine
est ainsi faite que le même acte peut être lu dans plusieurs séquences). Ainsi l’entreprise de
Brémond est une manière de décrire les fonctions de Propp, tout en restant dans la ligne de la
chronologie narrative ; d’un côté sa logique des possibles narratifs est plus complexe, plus
virtuelle ; de l’autre, elle respecte « la couche narrative du message » (p. 31). Pour lui, il n’est pas
de narration sans chronologie : ce qu’on recherche ce sont les « lois [qui régissent l’]univers
raconté » (Communications N° 8, p. 60). Tel est bien le sens du titre : « La logique des possibles
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narratifs », à savoir l’étude des « contraintes logiques que toute série d’événements ordonnés en
forme de récit doit respecter sous peine d’être inintelligible » ; ou encore : « la carte des
possibilités logiques du récit » (p. 62). Au lieu donc d’un récit-type, on aura le tableau des
séquences-types entre lesquelles le narrateur doit choisir. Et on aboutira à une définition plus
riche du récit : « tout récit consiste en un discours intégrant une succession d’événements
d’intérêt humain dans l’unité d’une action » (p. 62). Dans cette définition on soulignera les trois
thèmes : succession, intégration, intérêt humain (agent, patient) ; pris ensembles ces trois
thèmes font de l’action un projet humain.

Les problèmes posés par cette logique des possibles narratifs sont inverses de ceux de Propp.
Il ne s’agit plus de savoir comment on peut décoller d’un récit-type, le conte russe, mais de
savoir :
1) Comment peut-on constituer une logique exhaustive de l’action ?
2) Comment peut-on rejoindre les récits effectifs à partir d’une logique du possible ?

1) En réponse à la première question, l’hypothèse sous-jacente est que le champ de l’action


humaine n’est pas infini ni chaotique, mais comporte des structures principielles, telles que la
dichotomie « amélioration-dégradation », qui fournit le cadre le plus général, selon que l’action
peut être « favorisée » ou « empêchée ». C’est sur ce schéma que sont greffés les « obstacles » à
écarter, les « moyens » mis en œuvre, et surtout le « rôle » des autres agents. Ceux-ci obéissent
eux-mêmes à une dichotomie homologue, selon qu’ils sont « alliés » ou « adversaires », par
conséquent qu’ils favorisent ou empêchent l’action. Les notions de « dette » et de « créance », de
« pacte » et de « négociation », ainsi que les diverses stratégies pour éliminer l’adversaire, par
négociation ou par agression (la négociation se divisant elle-même en séduction et en
intimidation, l’agression en tromperie ou violence) expriment toutes des structures qui peuvent
être présentées sous forme d’alternative et ainsi satisfaire au binarisme cher au structuralisme.

2) Mais on peut douter que ces alternatives soient véritablement construites sur une logique
des possibles. Une phénoménologie implicite de l’agir sous-tend toutes les dichotomies.

On prendra l’exemple de la « faute » (p. 72-73). Le sémiologue peut répondre qu’il ne


s’intéresse à cette phénoménologie implicite que dans la mesure où elle lui fournit les conditions
de possibilités d’un récit intelligible. La phénoménologie est donc elle-même mesurée par le
dessein de rendre raison des contraintes logiques sans quoi un récit n’est pas compris. Mais s’agit-
il bien d’une contrainte logique ? Ici, l’écriture dichotomique et binaire est d’autant plus trompeuse
qu’elle est satisfaisante pour l’esprit. Ce sont les intérêts humains qui ouvrent des alternatives,
lesquelles peuvent ensuite être écrites en forme dichotomique. C’est parce que le « méfait » peut
être réparé ou non, le « manque » satisfait ou non, qu’il y a des possibles narratifs. La logique des
possibles narratifs appelle donc une recherche de caractère proprement herméneutique portant
sur la corrélation entre les catégories du récit et l’intelligence de l’agir humain. Construire une
action humaine et la raconter en forme de récit sont deux opérations homologues ; l’auteur en
convient lui-même : « Aux types narratifs élémentaires correspondent ainsi les formes les plus
générales du comportement humain. […] Le réseau de leurs articulations internes et de leurs
rapports mutuels définit a priori le champ de l’expérience possible […]. Technique d’analyse
96

littéraire, la sémiologie du récit tire sa possibilité et sa fécondité de son enracinement dans une
anthropologie » (p. 76).

III – L’ANALYSE STRUCTURALE DES MYTHES : LÉVI-STRAUSS

On prendra pour guide l’article de 1955 : « La structure des mythes » repris dans
Anthropologie structurale, chapitre XI. Le traitement par Lévi-Strauss du mythe marque une
extension originale du modèle phonologique. Extension originale, car dès le début Lévi-Strauss
observe que le mythe ne s’inscrit ni dans la langue, ni dans la parole, mais sur un troisième plan.
Cela en raison du rapport au temps sur lequel nous reviendrons tout à l’heure : la langue
appartient à un temps réversible (système synchronique), la parole appartient à un temps
irréversible (chaîne d’unités successives). Le mythe, comme système temporel, combine les
deux : en tant que récit, c’est une espèce de parole qui se rapporte au passé ; mais il présente
une structure permanente, qui couvre passé, présent et futur. Le temps mythique est ainsi à la
fois réversible et irréversible, synchronique et diachronique ; il en est de même de l’idéologie
politique en tant qu’elle fournit des schèmes d’efficacité permanente. Il faut donc inscrire le mythe
sur un troisième plan où il apparaîtra comme un « objet absolu », qui a une nature linguistique
propre. Pour faire apparaître sa structure permanente, il faut prendre toute la série des versions
du même mythe, chaque mythe étant l’ensemble de toutes ses versions, de toutes ses variantes.
L’intérêt se déplace alors des éléments isolés vers la manière dont ils sont combinés. Mais, en
même temps que Lévi-Strauss reconnaît la spécificité du niveau du discours propre au mythe, il ne
met aucunement en question l’homogénéité de toutes les unités constitutives du langage ; au
contraire, il ne voit entre phonème, morphème, sémantème, mythème, aucune différence
fondamentale, sinon de complexité (p. 232-233). Là réside, peut-être, la principale décision
méthodologique : la définition du mythème se fait dans le prolongement des autres unités. Lévi-
Strauss n’ignore pas que le mythe s’élabore sur la base d’une autre espèce d’unité qui ne figure
pas dans son énumération, la phrase ; mais il postule qu’au-dessus de la phrase on retrouve des
unités constitutives de même type : « comme tout être linguistique, le mythe est formé d’unités
constitutives ; ces unités constitutives impliquent la présence de celles qui interviennent
normalement dans la structure de la langue à savoir, les phonèmes, les morphèmes, et les
sémantèmes. Mais elles sont, par rapport à ces derniers, comme ils sont eux-mêmes par rapport
aux morphèmes […]. Chaque forme diffère de celle qui précède par un plus haut degré de
complexité. Pour cette raison, nous appellerons les éléments qui relèvent en propre du mythe (et
qui sont les plus complexes de tous) : grosses unités constitutives » (p. 232-233).

Que sont ces mythèmes ? Ce sont des phrases les plus courtes possibles, donc des relations
prédicatives ; chaque récit est ainsi fait d’une chaîne de ces phrases. On va maintenant faire
apparaître la double nature, réversible et irréversible, et la structure permanente en établissant un
tableau à double entrée comme une partition d’orchestre qui se lit de gauche à droite (ligne
mélodique) et de haut en bas ou de bas en haut (orchestration) ; ce tableau à double entrée étant
constitué, la lecture des colonnes verticales fait apparaître « les paquets de relations » que la
lecture horizontale place dans une diversité de relations combinatoires.
97

Ainsi, dans la reconstruction du mythe d’Œdipe, les mythèmes viennent se placer dans
quatre colonnes verticales : dans la première, on place les rapports de parenté surestimés (Œdipe
épouse sa mère, Antigone enterre Polynice) ; dans la seconde, les rapports de parenté sous-
estimés ou dévalués (Œdipe tue son père, Etéocle tue Polynice), dans la troisième, on place les
mythèmes qui nient l’appartenance de l’homme à la terre, son autochtonie (meurtre de
monstres) ; dans la quatrième enfin, ce qui rappelle que l’homme est en quelque sorte enraciné
comme une plante (le pied enflé d’Œdipe). Si l’on considère maintenant la combinatoire qui
ressort des rapports d’opposition entre paquets de relations, il apparaît que la quatrième colonne
est à la troisième ce que la deuxième est à la première. Ce rapport de proportionnalité énonce la
loi structurale du mythe considéré. Pour appliquer la règle que le mythe se compose de l’ensemble
de ses variantes, il faudrait établir, dans une troisième dimension cette fois, les relations entre
plusieurs tableaux à deux dimensions. Une lecture d’avant en arrière ferait apparaître les écarts
différentiels et leur corrélation signification. Ce sont de tels systèmes multi-dimensionnels qui se
prêtent à un traitement mathématique.

Le mythe s’avère ainsi être un outil logique qui opère des médiations ou des connexions entre
des termes contradictoires ; ces médiations elles-mêmes présentent des renversements, des
permutations, qui entrent dans des groupes de transformations ; il peut être dit que le mythe,
dans sa fonction logique, « procède de la prise de conscience de certaines oppositions et tend à
leur médiation progressive » (p. 248). Bien plus, « certains mythes semblent entièrement
consacrés à épuiser toutes les modalités possibles du passage de la dualité à l’unité » (p. 251).
Cette construction logique se prête d’autant mieux à un traitement mathématique que le groupe
de permutations mis en jeu se laisse placer sous une loi de groupe. Il faut alors conclure que
« l’objet du mythe est de fournir un modèle logique pour résoudre une contradiction » (p. 254).
Cette logique n’est pas différente de la nôtre, elle s’applique seulement à d’autres objets.

Les conséquences pour le problème de la référence sont considérables : conformément au


modèle linguistique, selon lequel une langue est un système clos dont toutes les relations sont
internes, le mythe tire lui aussi son sens de toutes ses relations internes de dépendance. La
référence à la réalité, ainsi que celle à un locuteur, n’importe pas à son intelligence. L’analyse
structurale du mythe nous fait ainsi sortir entièrement du débat classique concernant le degré de
vérité du mythe en tant qu’explication de la réalité. Non que le mythe soit sans relations
externes : s’il faut chercher un référent au mythe, on le trouvera dans la réalité sociale, elle-
même constituée d’une série d’autres structures : structures de parenté, structures de groupes et
de classes sociales, classification de plantes, d’animaux, de choses, d’événements, de fonctions.
De structure à structure, des rapports d’homologie, c’est-à-dire une disposition identique des
éléments, peuvent apparaître. Le système entier de ces structures constituerait à la limite le
phénomène social total. Dans une phase ultérieure de la science, il n’est pas impossible de
concevoir que d’autres homologies apparaissent entre les systèmes portés au jour par les sciences
sémiologiques et les systèmes que la physiologie corticale et la génétique viennent de découvrir.
Ce serait là l’horizon le plus lointain d’une explication structurale des mythes.

Ainsi replacés sur le fond d’une explication structurale généralisée, quelques traits importants
de cette mytho-logique se trouvent renforcés : d’abord, 1) l’appartenance du mythe, en tant que
récit, à l’ensemble des structures sémiologiques ; ensuite 2) le caractère formel du système des
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oppositions et des combinaisons qui règnent sur l’ensemble du domaine sémiologique ; enfin – et
peut-être surtout – 3) le fonctionnement absolument inconscient des régularités qui assurent le
caractère logique du système. Si l’on insiste sur ce dernier point, il faut dire que le mythe n’est
pas parlé par les hommes, mais bien plutôt que, comme locuteurs, ceux-ci l’habitent et n’exercent
sur lui que la maîtrise apparente de tous les locuteurs sur les effets de sens des systèmes
sémiologiques.

IV – EXPLICATION ET INTERPRÉTATION DANS LE RÉCIT

On a pris le problème du récit comme pierre de touche du rapport entre expliquer et


interpréter. En effet, l’explication y prend la forme remarquable de l’explication structurale. Cela
signifie que le modèle d’explication n’est pas importé du dehors, des sciences naturelles, mais
emprunté à une région du langage lui-même, celle des unités plus petites que la phrase
(phonèmes, lexèmes). L’extension du modèle est donc homogène, des plus petites aux plus
grandes unités de discours. Mais ce caractère homogène de toutes les unités de discours, des plus
petites aux plus longues, est une hypothèse discutable. L’introduction du point de vue de
l’interprétation sera en partie liée à la remise en question de cette hypothèse de base.

D’où le problème : comment l’interprétation s’articule-t-elle sur l’explication ?

Nous allons refaire le même parcours que dans les paragraphes précédents et montrer à
chaque étape le point d’articulation de l’activité interprétative. Nous le ferons en 3 étapes,
correspondant aux 3 moments de l’analyse structurale.

1. La distinction récit-discours
(cf. plus haut section I - POSITION DU PROBLÈME : RÉCIT ET DISCOURS).

On se rappelle le sens de cette distinction introduite par Émile Benveniste : dans le récit, dit-
il, personne ne parle, comme si les événements se déroulaient tous seuls. Mon hypothèse de
travail est que l’interprétation est solidaire de la reprise du récit dans le discours. Le récit n’est pas
en effet extérieur ou étranger au discours, mais lui est, d’une certaine façon, intérieur. En quel
sens ? Il n’y a pas seulement entre récit et discours une relation d’exclusion, mais une relation de
subordination. Le récit, en effet, n’a pas seulement des caractères linéaires, il est aussi le siège
d’opérations intégratives qui justifient qu’on lui applique un point de vue hiérarchique. Dans son
« Introduction à l’analyse structurale des récits » (Communications N° 8), Roland Barthes
considère trois niveaux hiérarchiques : 1) les « fonctions » (dans le sens de Propp et de
Brémond), c’est-à-dire les unités de base de la narration ; 2) les « actions » (dans le sens de
Greimas), c’est-à-dire ce que font les personnages ; enfin 3) le niveau de la « communication
narrative », à savoir la manière dont le narrateur donne le récit et dont le destinataire le reçoit
(ibidem, pages 18 à 22) : « De même qu’il y a, à l’intérieur du récit, une grande fonction
d’échange (répartie entre un donateur et un bénéficiaire), de même, homologiquement, le récit,
comme objet, est l’enjeu d’une communication : il y a un donateur du récit, il y a un destinataire
99

du récit. On le sait, dans la communication linguistique je et tu sont absolument présupposés l’un


par l’autre : de la même façon, il ne peut y avoir de récit sans narrateur et sans auditeur (ou
lecteur). Ceci est peut-être banal et, cependant, encore mal exploité. […] Le niveau narrationnel
est donc occupé par les signes de la narrativité et l’ensemble des opérateurs qui réintègrent
fonctions et actions dans la communication narrative, articulée sur son donateur et son
destinataire » (p. 18, p. 21).

Ce troisième niveau hiérarchique marque l’inclusion du récit, où personne ne parle, dans le


discours, où le récit est communiqué de quelqu’un à quelqu’un. Comment articuler ce troisième
niveau sur les deux autres ?

C’est ici que sémiologie et herméneutique divergent, mais à partir du même carrefour.

1) Pour le sémiologue, la reconnaissance de ce nouveau niveau hiérarchique ne condamne


pas à « sortir du récit ». L’analyse structurale cherche dans le récit lui-même ce qu’on vient
d’appeler les « signes de la narrativité ». « Le problème n’est pas d’introspecter les motifs du
narrateur ni les effets que la narration produit sur le lecteur ; il est de décrire le code à travers
lequel narrateur et lecteur sont signifiés le long du récit lui-même » (p. 19). Ainsi parlera-t-on des
signes du narrateur et des signes du lecteur, tels que le texte lui-même les donne. Mais qui est le
narrateur ? Est-ce l’auteur, individu identifiable, s’exprimant dans le récit ? Ou bien une
conscience toute puissante qui, à la fois, sait tout ce qui se passe dans chaque personnage et ne
s’identifie à aucun puisqu’il les connaît tous ? Ou bien, encore, chaque personnage tour à tour,
devenu l’émetteur du récit ? Pour éviter ces difficultés insolubles, le structuralisme prend une
décision héroïque : on ne s’interrogera pas sur l’auteur en chair et en os, mais on tiendra le
narrateur pour une catégorie du récit : « Les signes du narrateur sont immanents au récit, et par
conséquent parfaitement accessibles à une analyse sémiologique » (p. 19). Cette coupure entre le
narrateur et l’auteur « réel » est tout à fait semblable à celle que la linguistique instaure entre la
« personne linguistique » (je, tu, il), dont la place est codée dans le discours, et la « personne
psychologique » d’ordre référentiel.

2) Mais, si c’est le point de vue de la sémiologie de couper le narrateur de l’auteur réel, ce


n’est pas celui de l’herméneutique, qui replace dans une tradition vivante l’action de narrer, la
narration, en tant que donation du récit de quelqu’un à quelqu’un. Le récit, par là, appartient à
une chaîne de paroles, par laquelle se constitue une communauté de culture et par laquelle cette
communauté s’interprète elle-même par voie narrative.

Mais, si la sémiologie ne s’engage pas dans cette voie pour des raisons de méthodologie, elle
conduit néanmoins dans cette direction lorsqu’elle reconnaît sa propre frontière. La frontière, à cet
égard, c’est ce que Roland Barthes appelle la « situation de récit ». Le concept de situation est en
effet un concept herméneutique, comme la lecture de L’être et le temps nous l’a révélé : est
situation toute manière de se trouver (bien ou mal, ainsi ou autrement) dans le monde. C’est bien
par rapport à cette « situation » que le récit est donné par un narrateur à un destinataire. Pour le
sémiologue, c’est déjà « sortir de l’objet-récit », comme l’avoue Roland Barthes (op.cit., p. 22), et
« transgresser la règle d’immanence » qui fonde l’analyse sémiologique : « La narration ne peut
en effet recevoir son sens que du monde qui en use : au-delà du niveau narrationnel commence le
100

monde, c’est-à-dire d’autres systèmes (sociaux, économiques, idéologiques) dont les termes ne
sont plus seulement les récits, mais les éléments d’une autre substance (faits historiques,
déterminations, comportements, etc.). De même que la linguistique s’arrête à la phrase, l’analyse
du récit s’arrête au discours : il faut ensuite passer à une autre sémiotique. La linguistique connaît
ce genre de frontières, qu’elle a déjà postulées – sinon explorées – sous le nom de situation » (p.
22). Certes, le sémiologue doit espérer que d’autres codifications, appliquées à la lecture et en
général à la consommation du récit, prendront le relais de la codification du discours ; la situation
de récit serait alors identifiée à « l’ensemble des protocoles selon lesquels le récit est consommé »
(p. 22). Mais la situation de récit n’obéit pas toujours à des règles, à un rituel, comme dans le cas
du mythe ; et surtout, ce rituel, à son tour, s’enracine dans des comportements, dans des
manières d’être qui constituent l’historicité même de la vie. C’est pourquoi, il faut bien
reconnaître, avec Roland Barthes lui-même, que « le niveau narrationnel a de la sorte un rôle
ambigu : contigu à la situation de récit (et parfois même l’incluant), il ouvre sur le monde où le
récit se défait (se consomme) ; mais en même temps, couronnant les niveaux antérieurs, il ferme
le récit, le constitue définitivement comme parole d’une langue qui prévoit et porte son propre
métalangage » (p. 22).

Ce texte d’un sémiologue est pour nous très intéressant. Pour deux raisons : 1) d’abord, il dit
quelque chose de la frontière où l’interprétation enchaîne avec l’explication : l’ouverture sur le
monde, contrepartie de ce que le sémiologue ne connaît que comme fermeture du récit. C’est la
même « narration » qui constitue la crête entre ces deux versants. 2) En outre le sémiologue, en
reconnaissant la frontière, oriente l’herméneutique dans la bonne direction. L’expression même
« ouvre sur le monde » nous confirme dans notre conviction que l’herméneutique ne trouve pas sa
chance du côté de l’auteur-narrateur, mais du côté du monde-situation sur quoi le récit ouvre. Ce
n’est pas l’émetteur du message qui importe, mais son référent. C’est ce qu’une nouvelle réflexion
sur le conte, puis sur le mythe va confirmer.

2. Le référent du « conte »

Pour la sémiologie, la question de la référence n’a pas lieu, mais seulement celle du sens. Le
sens en effet n’est pas la visée d’un réel extra-linguistique, mais le pouvoir intégratif exercé sur
les unités de rang inférieur par les unités de rang supérieur. C’est donc un phénomène
entièrement immanent au récit.

Ce caractère intégratif du récit est révélé par un caractère remarquable : la capacité du récit
de se distendre ou de se contracter, d’insérer des expansions imprévisibles dans ses écarts (le
suspense) ou de se réduire à son résumé ou argument : il avère le « jeu avec la structure,
destiné, si l’on peut dire, à la risquer et à la glorifier » (Barthes, op.cit. p. 25-27).

À la faveur de cette concurrence entre temps logique et menace, c’est la fragilité de l’ordre
qui est manifestée.
101

Si donc le sens, pour le récit, c’est l’intégration narrative, il faut dire que l’imitation n’est pas
la fonction principale du récit. Entre mimésis et sens il faut choisir. La mimésis regarde vers
l’extérieur, le sens vers l’intérieur ; la mimésis veut être représentative, le sens n’est
qu’intégratif : « le récit ne fait pas voir, il n’imite pas ; la passion qui peut nous enflammer à la
lecture d’un roman n’est pas celle d’une ʻvision’ (en fait, nous ne ʻvoyons’ rien), c’est celle du
sens, c’est-à-dire d’un ordre supérieur de la relation, qui possède, lui aussi ses émotions, ses
espoirs, ses menaces, ses triomphes. ʻCe qui se passe’ dans le récit n’est du point de vue
référentiel (réel), à la lettre : rien ; ʻce qui arrive’, c’est le langage tout seul, l’aventure du
langage, dont la venue ne cesse jamais d’être fêtée » (p. 26-27).

Tel est le point de vue du sémiologue : le sens exclut la référence.

Aussi longtemps que cette décision reste de pure méthode, elle est irréfutable : la sémiologie
est constituée comme science des signes par la décision de se tenir à l’intérieur du récit. C’est le
passage de la décision méthodologique au choix dogmatique, tel qu’il s’exprime dans la
remarquable déclaration qu’on vient de citer (« ʻce qui arrive’, c’est le langage tout seul… »), qui
fait question. On a dit : l’hypothèse méthodologique de base du structuralisme, c’est le caractère
homogène et donc homologue de toutes les unités de langue, depuis le phonème jusqu’aux textes
les plus longs ; c’est pourquoi, on peut suivre à tous les niveaux la concurrence entre la forme et
le sens, c’est-à-dire entre la distribution en unités plus petites et l’intégration dans des unités plus
vastes. Mais si l’on prend au sérieux l’affirmation selon laquelle le fonctionnement du langage
repose sur deux sortes d’unités, les signes et les phrases, on doit pouvoir retrouver, dans les
séquences de discours plus longues que la phrase, les traits par lesquels les unités de discours se
distinguent des unités de langue ou signes. Or, l’opposition entre sens et référence est un des
traits fondamentaux de la phrase ; la distinction entre ce qu’elle dit et ce sur quoi elle le dit est
constitutive du discours comme tel. Il arrive au sémiologue de se rappeler que le récit est
constitué de phrases, mais il n’en tire aucune conséquence concernant la légitimité, voire la
nécessité de s’interroger sur la fonction dénotative du récit. Ayant rencontré le problème, il
l’écarte avec un argument d’ailleurs fort intéressant, qui ne concerne pas la référence, mais la
créativité ; c’est en effet la phrase qui porte la fonction de créativité ; or, précisément, celle-ci est
bornée de deux côtés : du côté du code fort de la langue (phonologie, lexicologie, syntaxe) et du
côté du code fort du récit (logique des possibles narratifs, enchaînement des séquences, table des
personnages, etc.) ; d’où la remarque : « entre le code fort de la langue et le code fort du récit
s’établit, si l’on peut dire, un creux : la phrase » (Roland Barthes, op.cit., p. 26). La créativité du
récit se trouve ainsi prise entre deux codes, celui de la linguistique et celui de la translinguistique.

3. Le référent du « mythe »

Dans l’analyse structurale, il n’y a pas de différence entre mythe, conte et folklore. Cela se
comprend : on n’a retenu du mythe que les traits narratifs qu’il a en commun avec toutes les
sortes de récits (épopée, conte de fées, roman, etc.). En outre, avec Lévi-Strauss, on élimine le
temps narratif pour ne retenir que la logique du récit ; la « déchronologisation » du récit élimine
les différences qui pourraient tenir aux rapports mêmes du récit au temps.
102

Pour l’interprétation, la différence entre mythe et folklore est significative, précisément parce
que le mythe se distingue de toutes les autres catégories du récit par son traitement du temps. On
adoptera ici l’hypothèse de travail selon laquelle le mythe est un récit des origines. Dans cette
définition est incluse une certaine qualité temporelle du référent lui-même, à savoir qu’il est « au
commencement » ; par là le mythe se distingue, non par sa forme ou sa structure, mais par sa
fonction, à savoir ce qu’on pourrait appeler la fonction d’instauration (cf. Mircea Éliade, Traité
d’histoire des religions).

Pour Éliade, il n’y a mythe que si l’événement fondateur n’a pas de place dans l’histoire, mais
dans un temps avant l’histoire, « in illo tempore » ; c’est essentiellement le rapport de notre
temps avec ce temps qui constitue le mythe, et non pas la catégorie des choses instituées, que
celles-ci soient le tout du réel (le monde ou un fragment de la réalité), une règle éthique, une
institution politique ou encore le mode d’existence de l’homme selon telle ou telle condition,
innocente ou déchue. Le mythe dit toujours comment quelque chose est né.

À cette définition centrale se rattache un certain nombre de corollaires.

1) Le premier concerne le rapport des « représentations » avec la fonction d’instauration ;


celle-ci est fixe, celles-là sont variables. C’est pourquoi la fonction d’instauration peut être
assumée par des êtres surnaturels de natures très diverses : dieux, messagers, héros, etc. Dans
le schéma de l’histoire des commencements, leurs « figures » sont une fonction seconde par
rapport à la fonction d’instauration, ce sont les personnes du drame ; aussi bien y sont-ils
appréhendés pour ce qu’ils font et non pour ce qu’ils sont. L’histoire comparée des religions reste
mal orientée si elle s’attaque directement à ces « figures », à ces représentations, en les traitant
comme de purs anthropomorphismes. Il faut les prendre à partir du récit des origines, comme une
variable de la fonction instauratrice.

Ce qui a pu égarer, c’est le fait que ces figures soient susceptibles de prendre leur
autonomie ; on raconte l’histoire des dieux dans des mythologies articulées ; on raconte quand et
comment ils ont créé, abandonné leur création, se sont retirés ; on raconte aussi comment ils
luttent entre eux, avec des monstres, des titans ou des hommes ; d’ailleurs, ce ne sont pas
seulement les dieux, mais tous les êtres divins, y compris les astres ou d’autres éléments du
monde, qui peuvent éventuellement prendre leur autonomie par rapport à l’histoire des origines.
Ainsi, l’univers mythique présente-t-il une prolifération de formes du surnaturel : mi-divin, mi-
humain. La même intention mythique peut s’investir dans des figurations du surnaturel côtoyant
tour à tour la théologie, la cosmologie, l’astrologie, l’épopée. On peut parler à cet égard
d’expansion figurative ou représentative de l’univers mythique. Il importe donc de relier la forme
dramatique à la fonction instauratrice ; c’est seulement quand ce lien est distendu, voire rompu,
que le mythe perd sa spécificité parmi les autres récits soumis à l’analyse structurale.

2) Le deuxième corollaire concerne la fonction pratique du mythe ; plusieurs écoles


anthropologiques ont souligné le lien étroit entre le mythe et le rite. Le mythe, a-t-on dit, fonde le
rite en établissant des paradigmes d’action ; ainsi, dans le domaine vétéro-testamentaire, a-t-on
mis en lumière le lien entre le grand récit de Création et le rite du Nouvel An au cours duquel le
103

mythe était lu et le roi intronisé ; ce qu’on a appelé, dans l’école scandinave, « l’idéologie du roi »,
s’appuie sur cette connexion entre mythe, rite et royauté. Ce lien doit être compris dans son
principe : c’est dans la mesure où le mythe institue la liaison du temps historique avec le temps
primordial que la narration des origines prend valeur de paradigme pour le temps présent : « voilà
comment les choses ont été fondées à l’origine, et elles sont encore aujourd’hui de la même
façon ». Par son intention signifiante fondamentale, le mythe permet qu’il soit répété, réactivé
dans le rite. Ce lien, comme le précédent, se prête à une expansion d’un style particulier qui fera
de la ritualisation un processus autonome. C’est alors le rite qui paraît porter le mythe, ou, du
moins, le mythe paraît n’être plus que le support du récit qui institue le rite. On peut dire alors
que le mythe appartient à l’étiologie du rite. Si en effet le mythe peut être revécu rituellement, il
peut être tenu comme l’instruction permettant d’opérer le rite et, par là même, de répéter l’acte
créateur. Il y a là une séquence signifiante : d’abord l’histoire fondamentale, puis le paradigme,
ensuite la répétition rituelle ; mais c’est le rapport entre temps originaire et temps historique qui
fonde la séquence.

3) Le troisième corollaire concerne les implications psychologiques du mythe, comme le


précédent concernait ses implications institutionnelles. Il est possible, en effet, de rendre compte
des valeurs émotionnelles du sacré à partir de la fonction instauratrice du récit des origines ; la
liaison entre le temps historique et le temps primordial développe des affects propres, ceux-là
même que Rudolf Otto avait décrit dans son fameux ouvrage : Le sacré. Otto mettait à l’origine du
Sacré le sentiment ambivalent de crainte et d’amour avec lequel l’homme mythique se tourne vers
le tremendum fascinosum. Ce style émotionnel propre au sacré se comprend si l’on considère que,
par le récit des origines, l’homme émerge du temps historique vers le temps fondamental, à la fois
par l’acte du récit qui le rend contemporain des origines et par la réactivation du sens du récit
dans l’action rituelle. On peut tenir cette réactivation émotionnelle pour le complément de
l’élément représentatif et de l’élément pragmatique décrits plus haut ; vivre selon un mythe, c’est
cesser d’exister seulement dans la vie quotidienne ; le récitatif et le rite amorcent la sorte
d’intériorisation émotionnelle qui engendre ce qu’on peut appeler le noyau mytho-poétique de
l’existence humaine.

Avec ces trois corollaires, la définition du mythe comme récit des origines fournit une nette
distinction entre mythe et fable.

D’où la question : comment articuler cette interprétation spécifique du mythe avec


l’explication commune au mythe et à tout récit ?

On peut trouver dans l’analyse structurale elle-même des signes ou des indices qui renvoient
vers ce qu’on a appelé, dans le sens d’Éliade, l’intention signifiante du mythe. L’explication
structurale, en effet, ne se clôt jamais sur elle-même. Certes, l’exigence méthodologique propre à
l’analyse structurale tend vers cette clôture ; par définition et par principe on élimine du champ de
considération la prétention du mythe à dire quelque chose, quelque chose qui peut être vrai ou
faux en tant que vision du monde. Pour l’analyse structurale, ce que le mythe dit sur le cosmos,
sur l’origine de l’homme, sur l’origine des dieux est, en tant que tel, hors de question ; le mythe
n’est pas à comprendre, mais à décoder, en entendant par là l’opération inverse de celle que nous
104

faisons, quand, à partir d’un code connu, nous interprétons un message ; ici, nous extrayons du
message connu le code inconnu.

Remontant la pente de l’analyse en sens inverse de son mouvement vers sa clôture, on peut
chercher dans l’explication structurale elle-même la trace et comme la cicatrice du point de vue
qu’elle élimine. Comme on a dit plus haut à l’occasion du récit en général, le mythe est, lui aussi,
constitué par une chaîne de phrases ; or, s’il est vrai que le langage se constitue sur la base de
deux systèmes d’unités et non pas d’un seul – les unités de langue et les unités de discours ou de
phrases –, il importe de respecter la diversité des opérations qui rompent l’homogénéité,
présupposée par toute analyse structurale, entre les suites verbales de plus grande taille que la
phrase et les unités de dimension inférieure. C’est par ces opérations qui sont proprement des
fonctions de phrase et qui constituent l’énonciation en tant que telle, que le langage dit quelque
chose sur quelque chose, en même temps qu’il commet un sujet de discours capable de se
désigner lui-même comme « je » à l’intérieur même de ses énonciations.

L’élimination de ces aspects du langage dans le modèle structural a des conséquences


considérables pour l’interprétation des mythes. C’est cette élimination qui assure la clôture du
récit sur lui-même. Mais on peut se demander si l’explication structurale ne fait pas implicitement
recours à la signification des éléments ou des relations que l’analyse isole. Le contraire serait
étonnant, puisque le mythe est un discours, c’est-à-dire un ensemble de phrases ; en effet, il faut
qu’on puisse comprendre comme phrase chaque élément du mythe pour qu’on puisse le rapporter
au paquet de relations que constitue le mythème. Il faut ensuite que l’on comprenne encore
comme phrase ce qui, dans chaque colonne, unifie le mythème comme paquet de relations : dans
notre exemple, relations de parenté surestimées, relations de parenté sous-estimées, autochtonie
de l’homme, non-autochtonie de l’homme. Enfin, la « difficulté » que le mythe est censé résoudre,
en tant qu’instrument logique, est encore un « sens », à savoir une contradiction au niveau des
croyances : croyance à l’autochtonie, reconnaissance de la naissance de l’homme par l’union de
l’homme et de la femme, etc. Même formalisé de la façon suivante : « le même naît-il du même
ou de l’autre ? », le mythe continue de poser un problème d’existence. La question sous-jacente
au mythe est un problème concernant l’origine de l’homme, un problème qui a du sens comme
problème ontologique, et non pas seulement comme occasion d’un jeu logique ; sinon, la
corrélation proposée perdrait elle-même tout sens. Sans un jeu au niveau des contenus eux-
mêmes, comprendrions-nous ceci : « la surélévation de la parenté de sang est à la sous-
évaluation de celle-ci comme l’effort pour échapper à l’autochtonie est à l’impossibilité d’y
réussir » ? Il n’y aurait plus de structure contradictoire si les phrases élémentaires, si les phrases
de second degré que sont les paquets de relations, et si la phrase englobante qui constitue l’aporie
et le problème, n’étaient pas en elle-mêmes signifiantes, c’est-à-dire si elles ne disaient pas
quelque chose sur quelque chose. On peut alors se demander si l’analyse structurale ne repose
pas sur la mise entre parenthèses de la fonction proprement sémantique du mythe en tant que
récit des origines.

Cette critique ne veut pas dire que l’analyse structurale est superflue ; au contraire on peut
affirmer qu’elle constitue désormais une étape nécessaire pour faire apparaître ce qu’on appellera
la sémantique profonde du mythe et qu’une lecture à la surface du sens laisse échapper. C’est
bien par le jeu des oppositions entre les relations de parenté surestimées et sous-estimées, entre
105

l’affirmation et la négation de l’autochtonie, qu’une intention signifiante située à un autre niveau


de profondeur peut être portée au jour. Quant à cette sémantique profonde, on peut penser
qu’elle n’est pas radicalement différente des « pensées » que nous pouvons former au niveau de
lucidité de la conscience. De même qu’il n’y a qu’une pensée logique, selon Lévi-Strauss, il n’y a
qu’une sémantique, qui est ici celle de l’origine.

Il faut donc chercher du côté de la sémantique l’opération fondamentale par laquelle le


langage mythique déplace toutes ses significations vers ce que nous avons appelé un « récit des
origines ». On peut appeler « processus métaphorique » ce fonctionnement sémantique de
transfert qui déporte toutes les significations vers l’origine.

La théorie du procès métaphorique, faite par Roman Jakobson, prolonge une distinction déjà
faite par Saussure dans le cadre du mécanisme de la langue. Ce mécanisme, selon lui, implique
deux types de combinaison entre les signes : 1) le premier, de caractère syntagmatique, repose
sur l’ordre de succession des signes dans une même chaîne verbale ; c’est une connexion in
praesentia ; 2) le second processus, de caractère paradigmatique, repose sur les relations de
similitude constitutives de la sphère d’association dans laquelle je puise à mesure que mon
discours avance : à chaque instant, j’ai en effet le choix entre tous les mots qui pourraient
survenir à la même place du discours, mais qui sont exclusifs l’un de l’autre à cette place ; la
relation entre les termes n’est plus ici in praesentia, mais in absentia. Jakobson pousse en un sens
radical cette dichotomie ; il voit dans la première sorte de combinaison le principe de tous les
enchaînements syntaxiques du langage, et dans la seconde, le principe de tous les rapports
sémantiques. Au premier type de combinaison, qui rappelle l’association par contiguïté,
correspond au plan rhétorique le procédé de la métonymie. À la liaison sémantique, fondée sur la
similarité, correspond ce que la rhétorique classique appelle métaphore : ainsi les métaphores de
notre langage sont seulement les expressions, à des niveaux plus élevés du discours, d’un
processus qui est sous-jacent à toutes les opérations de langage et qu’on peut appeler le
processus métaphorique. En ce sens la métaphore n’est pas quelque chose d’exceptionnel ; elle se
rattache à un procédé fondamental du langage.

Aristote, dans sa Poétique, avait déjà appelé métaphore la transgression catégorielle que
représente le « transport à une chose d’un nom qui en désigne une autre, transport ou du genre à
l’espèce, ou de l’espèce au genre, ou de l’espèce à l’espèce, ou d’après l’analogie » 49. La
métaphore franchit les coupures des classifications ; ainsi appelons-nous la vieillesse le « soir de
la vie » et la jeunesse le « matin du monde ». La métaphore ne franchit pas seulement les
frontières des genres et des espèces, mais elle en précède le découpage en tant que
« comparaison abrégée », selon la remarque de Quintilien. Il y a là ce qu’on pourrait appeler une
abstraction métaphorique qui schématise, avant toute conceptualisation et toute classification
logique, le périmètre de signification des mots. Ainsi, avant même qu’il y ait un sens propre et un
sens figuré, la métaphore est, comme l’a parfaitement vu Jakobson, le procès constitutif des
champs sémantiques eux-mêmes. C’est en un sens dérivé que nous parlons en rhétorique de
transfert de sens à partir d’un sens propre vers un sens figuré. La distinction du propre et du
figuré est une distinction seconde par rapport à l’appartenance mutuelle de l’un et de l’autre au
même champ sémantique.

49
Aristote, Poétique, 1457b. (NdE)
106

Une interprétation métaphorique du mythe est donc possible ; elle s’efforce de retrouver ce
que nous venons d’appeler le procès constitutif des champs sémantiques à tous les niveaux de
l’analyse structurale ; il y a déjà une constitution métaphorique dans les énonciations de base du
discours mythique. C’est une autre constitution métaphorique qui préside à l’identification de ce
que l’analyse structurale appelle mythème ; comme l’exemple ci-dessus l’a laissé entendre, un
procès métaphorique est déjà impliqué dans le discernement des paquets de relations auquel
renvoie l’analyse en mythèmes ; on peut donc supposer que le côté de la structure et le côté de la
métaphore sont aussi étroitement liés dans l’énonciation mythique que le sont, en tout langage,
selon Jakobson, la syntaxe et la sémantique, la métonymie et la métaphore.

De même que ces deux procès sont mêlés selon des proportions variables en tout discours,
de manière que l’emporte tantôt le procès métonymique, tantôt le procès métaphorique, de la
même façon l’univers mythique semble pouvoir se distribuer selon les deux pôles que désigne, soit
la prévalence du facteur syntaxique, soit celle du facteur métaphorique. Ce n’est pas un hasard si
les exemples principaux de Lévi-Strauss sont empruntés à l’aire géographique caractérisée par les
anthropologues de la génération antérieure comme l’aire totémique, et non aux aires sémitique,
hellénique ou indo-européenne. L’aire culturelle totémique semble caractérisée par une
prolifération de constructions logiques de type classificatoire ; les totémistes, comme Lévi-Strauss
l’a montré, excellent dans les distinctions et les classifications de pierres, de plantes, d’animaux et
dans des systèmes compliqués de parenté ; même leurs systèmes sociaux reposent sur des
classifications d’échange, sur des transformations raffinées, qui partagent le même caractère
taxonomique que les mythes eux-mêmes. La question se pose alors de savoir si l’approche
structurale n’a pas trouvé dans l’aire totémique un objet approprié, un type de mythe pour lequel
les oppositions et les corrélations sont plus importantes que les contenus. C’est pourquoi, dans cet
exemple privilégié, le recours au processus métaphorique peut rester implicite et incorporé en
quelque sorte au processus syntaxique.

Il n’en est pas de même à l’autre extrémité de l’éventail mythique : les mythes sémitiques et
pré-helléniques se prêtent certainement au même traitement structural que les autres, mais le
rapport entre procès syntaxique et procès métaphorique paraît bien y être inverse. L’organisation
syntaxique y est faible, la corrélation avec les classifications naturelles et sociales plus flexible. En
revanche, la richesse sémantique de ces mythes permet des « renaissances », des
« réinterprétations » dans des contextes variés. Du même coup, ces mythes ont une relation
différente au temps et à l’histoire ; les systèmes totémiques ont pour ainsi dire une cohérence
synchronique et une fragilité diachronique ; ils ne résistent pas à l’action destructive du temps.
Pour eux, les événements agissent comme une menace ; c’est pourquoi ils fournissent
difficilement une base à une histoire susceptible d’être assumée comme telle. À l’autre extrémité
de l’éventail mythique, la relation de l’organisation interne au temps est toute différente. Ainsi le
thème de l’Exode, dans l’Ancien Testament, est riche d’une puissance symbolique illimitée ; c’est
pourquoi il a pu être répété à différents niveaux de l’existence du peuple et même à différents
niveaux de discours, puisqu’il peut être représenté dans une sorte de récit historique ou célébré
dans un hymne. Aussi le thème de l’Exode a-t-il moins d’affinité pour les systèmes classificatoires
que pour une histoire interprétative et, dans le cas de l’ancien Israël, pour une « théologie des
traditions ». Les grands symboles relevant du même cycle n’épuisent pas leurs significations dans
les combinaisons actuelles ; leurs significations restent virtuelles comme celles d’un champ
107

sémantique surdéterminé. C’est une réserve, une ressource offerte à des usages sans cesse
nouveaux dans le cadre de nouvelles structures.

Il ne faut pas cependant aller trop loin dans cette opposition ; de la même manière que le
processus métaphorique et le processus métonymique sont présents à tout discours, quoique dans
des proportions variables, l’explication par la structure et l’interprétation symbolique se laissent
combiner dans des proportions variables en chaque mythe. C’est pourquoi il faut attacher la plus
grande importance à la manière dont une explication renvoie à l’autre par une exigence interne
propre ; on a montré cela plus haut en rattachant l’interprétation symbolique à la sémantique
profonde, laquelle ne peut être portée au jour que par une analyse structurale préalable.
108

CHAPITRE III

L’INTERPRÉTATION ET SON « RÉFÉRENT » :


L’EXEMPLE DU « POÈME »

Dans le chapitre précédent on a considéré une première fois le couple « expliquer-


comprendre » (ou interpréter) en prenant pour fil conducteur les changements survenus dans le
modèle même de l’explication après la naissance des sciences sémiologiques ; le renouvellement
du concept d’interprétation apparaissait alors comme le contrecoup des changements survenus
dans son vis-à-vis.

Le présent chapitre sera consacré à des changements affectant directement le concept


d’interprétation ; non seulement sous la poussée du modèle structural, mais à partir d’une
reconsidération proprement philosophique des concepts de réalité et de monde. C’était, on s’en
souvient (troisième partie – introduction), notre troisième idée directrice. Ce n’est pas seulement,
disions-nous, notre modèle d’explication qui a bougé, mais notre notion d’interprétation ; et cela,
sous l’influence principalement de Heidegger, qui nous a appris à remettre en question nos notions
de subjectivité et d’objectivité, de vérité et de vérification, de réalité et de monde. Ce sont en effet
des concepts qui sont en cause, dès lors qu’on pose, comme la fin du chapitre précédent a
commencé de le faire, la question du « référent » du discours. Le récit a servi de première pierre
de touche à cette question : de quoi parle-t-on dans les récits (contes, épopées, tragédies,
mythes, romans, etc.) ? Si ce n’est pas de la réalité quotidienne, de quelle réalité ? La mimésis
d’Aristote nous est ainsi apparue comme fiction heuristique, solidaire d’un mythos, d’une « fable »,
donc d’une poïésis, d’une invention. D’où la question : si le référent du récit n’est pas la réalité
quotidienne, mesurable et manipulable, mais la réalité en quelque sorte « refaite » (cf. « Reality
remade » de Nelson Goodman), n’est-ce pas que nous ne savons pas ce qu’est la réalité ? N’est-ce
pas que le discours tout à la fois la suscite et la découvre, dans un étrange mélange
« d’imitation » et de « production » ?

C’est à cette difficulté que nous allons nous attaquer de front, non plus comme un appendice
à une interrogation sur le rapport entre forme et sens dans le discours, mais comme la question
centrale d’une interrogation sur sens et référence.

Je propose de prendre cette fois le poème pour pierre de touche.

Pourquoi le poème ? Parce que, d’abord, il se présente comme un contre-exemple de ce que


nous voulons montrer. Toute la « poétique » moderne tend à nier que le poème parle sur la réalité
et même qu’il dise quoi que ce soit d’extérieur à lui-même. La suppression de la référence,
l’abolition de la réalité semblent être la loi même du fonctionnement du langage poétique.
109

Voici ce que je vais essayer de montrer :

1) La clôture du poème sur lui-même doit être reconnue comme position de départ ; un
certain sens de la référence, de la réalité, doit être supprimé, pour que soit libéré un autre sens de
la référence et de la réalité qui reste à découvrir : la poésie accomplit ce que, dans le chapitre sur
l’écriture, j’ai appelé l’abolition de la référence ostensive, celle qui montre ce qui est là, déjà, sous
la main, comme dans la conversation qui se réfère par le moyen de démonstratifs (Strawson) à
des choses situées dans le schème spatio-temporel où les interlocuteurs sont eux-mêmes inclus.
C’est cette référence ostensive que la poésie détruit.

2) Cet autre sens de la réalité que la poésie libère est solidaire de ce que l’ontologie
fondamentale de Heidegger appelle « être-au-monde » et qui exige la refonte entière du rapport
sujet-objet, des concepts d’existence et de réalité.

Ainsi sera retenue, dans le nouveau concept de référence et de réalité, l’abolition de la


référence que la poésie accomplit et dont nous devons donc d’abord rendre compte.

I – LA « FONCTION POÉTIQUE » DU LANGAGE

Notre première analyse se tiendra encore au niveau du sens ; elle sera donc parallèle à celle
que nous avons consacrée au récit dans le chapitre précédent. Ce point de départ est obligé, car
c’est du caractère même du sens, en poésie, que résulte l’altération de la référence.

Pour le montrer, nous ferons converger une analyse théorique et le traitement d’un exemple.
Tous deux sont empruntés à Roman Jakobson : « Linguistique et poétique » (1960, article repris
dans Essais de linguistique générale, p. 209 et suivantes) ; « ‘Les chats’ de Charles Baudelaire »,
en collaboration avec Claude Lévi-Strauss, dans L’Homme. Revue française d’anthropologie,
1962).

L’analyse théorique s’articule en plusieurs temps.

1) Dans un premier temps, Jakobson rencontre la fonction poétique dans le cadre d’une
théorie générale de la fonction du langage, elle-même réglée sur l’analyse du procès de
communication verbale selon six « facteurs » décisifs ; ainsi, aux six facteurs de la communication
– destinateur, message, destinataire, contact, contexte, code –, Jakobson fait correspondre six
fonctions : émotive, poétique, conative, phatique, métalinguistique, référentielle. Comment se fait
la corrélation ? Chacun des facteurs donne naissance à une fonction linguistique différente, mais il
n’est pas vrai qu’aucune fonction puisse rendre compte à elle seule de la production d’un
message : « La structure verbale d’un message dépend avant tout d’une fonction prédominante
mais non point exclusive » 50.

50
Ricœur cite librement un propos de R. Jakobson. Cf. « Linguistique et poétique [1960] », in : Essais de
linguistique générale. I Les fondations du langage, Paris, Minuit, 1963, p. 214. (NdE)
110

Dans de nombreux messages, ceux du langage ordinaire utilitaire, mais aussi dans la science,
c’est l’orientation vers le contexte qui domine ; on parlera alors de fonctions dénotative, cognitive,
référentielle. Mais, dans d’autres, l’accent est mis sur le destinateur : on parlera alors de fonction
émotive (l’expression de l’attitude du sujet à l’égard de son propre message ; les interjections en
sont les expressions les plus marquantes). Lorsque l’accent est mis sur le destinataire on parle de
fonction conative, pour dire l’influence que le langage exerce sur son audience (les impératifs en
sont la forme privilégiée).

On remarquera que dans ces trois premières fonctions s’exprime déjà l’élargissement du
concept d’information. Celui-ci ne s’identifie donc pas aux aspects cognitifs du message ; les
nuances expressives d’un message (fonction émotive) sont elles-mêmes des informations
distinctives.

Ajoutons la fonction phatique : prolonger, interrompre la communication, vérifier la ligne !

Ajoutons encore la fonction méta-linguistique : parler sur le langage. Cette fonction centrée
sur le code inclut toutes les activités par lesquelles le locuteur désigne son propre langage : ainsi
les définitions et tous les énoncés équationnels qui jouent un rôle si considérable dans
l’apprentissage et dans l’extension de la compétence linguistique.

Reste la fonction poétique, centrée sur le message lui-même : « cette fonction, qui met en
évidence le côté palpable des signes, approfondit par là-même la dichotomie fondamentale des
signes et des objets » (p. 218).

Cette définition place d’emblée la fonction poétique du langage en opposition avec sa fonction
référentielle par laquelle le message est orienté vers le contexte. Mais ce n’est pas à dire que les
autres fonctions soient abolies dans ce qu’on appelle la poésie ; la hiérarchie des fonctions est
seulement altérée ; aussi bien les genres poétiques eux-mêmes se distinguent par la manière dont
les autres fonctions interfèrent avec la fonction poétique : « Les particularités des divers genres
poétiques impliquent la participation, à côté de la fonction poétique prédominante, des autres
fonctions verbales, dans un ordre hiérarchique variable. La poésie épique, centrée sur la troisième
personne, met fortement à contribution la fonction référentielle ; la poésie lyrique, orientée vers la
première personne, est intimement liée à la fonction émotive ; la poésie de la seconde personne
est marquée par la fonction conative, et se caractérise comme supplicatoire ou exhortative, selon
que la première personne y est subordonnée à la seconde ou la seconde à la première » (p. 219).

2) Dans un deuxième temps, Jakobson établit par quelle procédure est assurée cette priorité
du message. L’analyse repose sur la distinction entre les deux modes fondamentaux
d’arrangement utilisés dans le comportement verbal ; cette distinction avait été établie dans un
autre article : « Deux aspects du langage et deux types d’aphasies » (Essais de linguistique
générale, p. 43-68). Ces deux arrangements fondamentaux sont la sélection et la combinaison. On
les a déjà évoqués dans le chapitre précédent dans la discussion appliquée à l’analyse structurale
des mythes. On a rappelé l’origine saussurienne de cette distinction ; le « mécanisme de la
langue » suppose l’intersection de deux axes : un axe de concaténation ou axe des combinaisons,
un axe de substitution ou axe de sélections. C’est sur le premier axe que se nouent les rapports de
111

contiguïté et, par conséquent, les opérations de caractère syntagmatique, mais c’est sur l’axe de
substitution que se déroulent les opérations à base de ressemblance et constitutives de toutes les
organisations paradigmatiques.

Comment appliquer cette distinction des deux axes (constitution et substitution), des deux
opérations (combinaison et sélection) et des deux types de liaison (syntagmatique et
paradigmatique) à l’analyse de la fonction poétique ? La solution de Jakobson est la suivante : ce
qui est caractéristique de la fonction poétique c’est non la distinction de ces deux axes, mais
l’altération du rapport des opérations relevant de l’un et de l’autre : « la fonction poétique projette
le principe d’équivalence de l’axe de la sélection sur l’axe de la combinaison » (p. 220). En quel
sens ? Dans le langage ordinaire, celui de la prose, le principe d’équivalence ne sert pas à
constituer la séquence, mais seulement à choisir dans une sphère de ressemblance les mots
convenables ; c’est pourquoi Saussure disait que cette relation se faisait in-absentia ;
« l’anomalie » de la poésie, c’est précisément que l’équivalence ne sert pas seulement à la
sélection mais à la connexion ; autrement dit, le principe d’équivalence sert à constituer la
séquence : en poésie, nous pouvons parler d’un « usage séquentiel d’unités équivalentes ». Mais
quelles équivalences ?

Considérons le rôle des cadences rythmiques, des ressemblances et des oppositions entre
syllabes, des équivalences métriques et du retour périodique des rimes dans la poésie rimée, des
alternances de longues et de brèves dans la poésie accentuée.

Dans les deux cas (vers quantitatifs et vers accentuels), on a une récurrence des mêmes
figures phoniques. Même dans le vers dit libre, il y a des intonations et des pauses, des temps
marqués et non marqués qui font jouer des « contrastes binaires ».

Ainsi, c’est la tâche d’une analyse formelle de faire apparaître le jeu du principe d’équivalence
dans la constitution même de la séquence.

Est-ce à dire que la poésie se réduise à cette récurrence phonique ? L’idée de la projection du
principe d’équivalence sur la séquence interdit précisément cet « isolationnisme phonétique » (p.
233).

Le fait important de la poésie est constitué par l’altération des relations de sens, donc par
l’effet sémantique lui-même : dans la poésie rimée, les « compagnons de rime » tendent vers
l’accord de sens, à la faveur de la récurrence de son. Un « voisinage sémantique » (p. 234) et
même une « équivalence sémantique » (p. 235) résultent de l’appel de rimes. Le parallélisme du
son induit en quelque sorte un parallélisme du sens. C’est en cela que le principe d’équivalence
revêt un « usage séquentiel » ; l’accent est donc bien mis sur le sens : « en poésie, toute
similarité apparente dans le son est évaluée en termes de similarité et/ou de dissimilarité dans le
sens » (p. 240). Il n’y a donc ici aucun fanatisme de phonéticien. On retrouve plutôt le mot
fameux de Valéry (Tel quel, Pléiade, p. 637) : « le poème, hésitation prolongée entre le son et le
sens » (citation par Jakobson, p. 233).
112

3) Dans un troisième temps, la fonction poétique est rapprochée du procès métaphorique, tel
qu’il est défini dans l’Essai cité plus haut ; c’est en effet dans le rôle joué par l’équivalence
sémantique que la poésie a partie liée avec la métaphore. La métaphore, en effet, n’est pas
seulement une figure de style, mais un procès qui traverse tout le langage et qui tient au premier
arrangement, par substitution et par sélection. D’une part, combinaison, contiguïté, métonymie ;
d’autre part, sélection, similarité, métaphore : « Le développement d’un discours peut se faire le
long de deux lignes sémantiques différentes : un thème (topic) en amène un autre soit par
similarité soit par contiguïté. Le mieux serait sans doute de parler de procès métaphorique dans le
premier cas et de procès métonymique dans le deuxième, puisqu’ils trouvent leur expression la
plus condensée, l’un dans la métaphore, l’autre dans la métonymie » (« Deux aspects du
langage… », p. 61). Nous retrouvons ici la fonction poétique. Les écoles romantiques et
symbolistes se reconnaissent par la primauté du procédé métaphorique, tandis que la métonymie
gouverne le courant littéraire qu’on appelle « réaliste ».

L’essai sur le « poétique » reprend en compte cette analyse de la structure bipolaire du


langage et sur la compétition entre les deux procédés. Mais alors que l’essai sur les « Deux
aspects du langage et deux types d’aphasies » mettait l’accent sur la disjonction des deux
procédés (disjonction effectuée précisément par l’aphasie), l’essai sur le poétique s’emploie
surtout à marquer l’enchevêtrement des deux procédés, puisque précisément la poésie marque la
projection de l’axe de substitution sur l’axe de combinaison : « En poésie, où la similarité est
projetée sur la contiguïté, toute métonymie est légèrement métaphorique, toute métaphore a une
teinte métonymique ». (p. 238). C’est pourquoi, dans cet essai, Jakobson préfère le terme
d’ambiguïté, au sens de Empson dans Seven Types of Ambiguity (1955) : « L’ambiguïté est une
propriété intrinsèque, inaliénable, de tout message centré sur lui-même, bref, c’est un corollaire
obligé de la poésie » (p. 238).

4) Dans un quatrième temps : le sort de la référence. Cette question résulte de la précédente.


Ce qui arrive dans la poésie, ce n’est pas la suppression de la fonction référentielle, mais son
altération profonde par le jeu de l’ambiguïté : « La suprématie de la fonction poétique sur la
fonction référentielle n’oblitère pas la référence (la dénotation), mais la rend ambiguë » (p. 238).
La poésie, c’est la « référence dédoublée » (p. 239). Bien plus, c’est le dédoublement du
destinateur et du destinataire, mais nous réserverons ce point pour une discussion ultérieure
(chapitre IV, à propos du « jeu »).

On trouvera un exemple remarquable d’analyse formelle débouchant sur la référence


dédoublée dans l’analyse des « Chats » de Charles Baudelaire par Roman Jakobson et Claude Lévi-
Strauss dans L’Homme. Revue française d’anthropologie, Janvier-Avril, 1962.

Cette analyse fournit d’abord un bon exemple de ce que nous avons appelé une analyse
formelle du poétique. Le problème est en effet de déterminer « comment les différents niveaux se
recoupent, se complètent ou se combinent, donnant ainsi au poème le caractère d’objet absolu »
(p. 17). Il ne s’agit donc pas d’éliminer le sémantique au profit du phonétique, mais bien de
montrer leur conjugaison dans un objet qui ne renvoie qu’à lui-même. On aurait donc tort de ne
voir dans le commentaire qu’une analyse extérieure. Au contraire, c’est le niveau sémantique, en
quelque sorte capté dans la structure phonétique, qui est l’objet.
113

Certes, il faut commencer par l’examen soigneux de la forme phonique : groupement des
rimes, rapport entre le classement des rimes et le choix des catégories grammaticales, etc. ; mais
le tournant de l’analyse structurale est pris avec la division du texte, tant du point de vue
grammatical que des rapports sémantiques, entre les parties du poème. On remarque à cet égard
la concurrence de plusieurs divisions (une division en trois et une division en deux) : « C’est sur la
tension entre ces deux modes d’agencement et entre leurs éléments symétriques et
dissymétriques que se base la composition de toute la pièce » (p. 7). Or, cette tension au niveau
de la composition a son équivalent au niveau sémantique ; selon la première division en trois, les
chats, héros du poème (et nommés directement une fois seulement) sont successivement
considérés du dehors comme êtres domestiques passifs, – puis considérés encore du dehors mais
comme êtres dynamiques, perçus par les puissances infernales – enfin, dans les deux derniers
tercets, aperçus dans leur passivité activement assumée, interprétée elle-même non plus du
dehors mais du dedans. Mais si l’on suit la division en deux (huit vers contre six), on assiste à
l’élimination du point de vue de l’observateur et surtout au déplacement du chat hors de toutes
limites spatiales et temporelles ; d’êtres de maison et de saison, ils s’éloignent au fond des
solitudes dans leur rêve sans fin. L’important est donc que les phénomènes de distribution
formelle aient un « fondement sémantique » (p. 18). Tout le mouvement du poème est commandé
par le passage des chats domestiques, proches des hommes, à « l’évocation métaphorique du chat
astral et cosmique » (p. 18). Ce mouvement d’un extrême à l’autre est soutenu par une transition
qui comporte une équivalence rejetée (les chats et les coursiers funèbres), suivie d’une
équivalence acceptée (les chats et les sphinx). Le fondement sémantique est donc constitué par
« ce système d’équivalences qui s’emboîtent les unes dans les autres et qui offrent dans leur
ensemble l’aspect d’un système clos » (p. 18).

Mais l’analyse formelle ne s’arrête pas là : les équivalences ne constituent un système clos
que pour une statique des rapports ; d’un autre point de vue, elles forment un système ouvert :
« il nous reste, disent les auteurs, à envisager un dernier aspect, sous lequel le poème apparaît
comme système ouvert, en progression dynamique du début à la fin » (p. 19). De ce second point
de vue, le poème comporte en effet un mouvement, qui est déjà apparu comme une expansion de
l’espace et du temps. C’est alors la partie médiane qui supporte cette progression qu’on peut dire
de l’ordre réel (vers 1 à 6), par l’irréel (vers 7 à 8), vers le surréel (vers 9 à 14). L’irréel
intermédiaire partage encore, avec le réel qui précède, un caractère d’extériorité, tout en
devançant la résonance mythologique qui s’étend jusqu’à la fin. Tout se joue donc sur cette partie
médiane, comparable à la modulation en musique.

On peut présenter la structure sémantique ainsi dynamisée en termes de rhétorique


(métonymie, métaphore) : de la démarche métonymique, où les chats sont en proximité spatiale
(dans la maison, près des amoureux et des savants), à la démarche métaphorique, où le chat
domestique se projette en chat cosmique par tout un jeu de la métaphore et de la métonymie au
cœur même de la modulation intermédiaire.

N’est-ce pas dans ce passage du système clos au système ouvert que réside aussi la
transition de l’explication à l’interprétation ? Lévi-Strauss lui-même n’écrit-il pas, à propos des
vers 7 à 8, que « pour un bref instant et par l’accumulation de procédés sémiologiques et formels
il entraîne de lecteur dans un univers doublement irréel » (p. 19) ? N’est-ce pas le mouvement du
114

sens (système clos) à la référence (univers doublement irréel) qui donne à ce poème cet étrange
pouvoir qui met en effet en cause un lecteur dans la mesure où il met en cause un univers ?

Je retrouve la suggestion de Jakobson : en poésie, la référence n’est pas abolie, elle est
dédoublée. En effet, du réel à l’irréel au surréel, c’est bien une subversion des catégories
ontologiques qui s’opère. Cette subversion est ce qui arrive au réel lui-même par la vertu du
poème.

Nous allons reprendre la discussion théorique à partir de ce thème de la référence dédoublée.

II – L’EFFACEMENT DE LA RÉFÉRENCE

La discussion prend son départ dans la double remarque de Jakobson que :


1) la fonction poétique est centrée sur le message lui-même, donc en opposition à la
fonction référentielle, mais :
2) que la suprématie de la fonction poétique sur la fonction référentielle n’oblitère pas la
référence (la dénotation), mais la rend ambiguë.

Comment s’accordent effacement et dédoublement dans le jeu de la référence ?

Je voudrais montrer que le dédoublement résulte de l’effacement.

En effet, ce n’est pas le dédoublement qu’on voit d’abord, mais bien l’apparente abolition de
la référence. La solidarité entre le sens et le son (l’hésitation entre les deux, selon Valéry) fait
plutôt apparaître « la conversion du message en une chose qui dure » (Jakobson, op.cit., p. 239).
Le poème semble consister en une sorte de capture du sens dans l’enceinte sonore. Cette capture
– le mot n’est pas de Jakobson – résulte du règne même de l’équivalence sonore sur la parenté
sémantique ; celle-ci est prise en celle-là. Alors que dans le langage référentiel son et sens sont
dans un rapport arbitraire de « contiguïté codifiée » (op.cit., p. 240), ici, ils adhèrent l’un à l’autre.
C’est là le secret de l’altération de la référence. Dans la poésie, le langage est contenu en lui-
même, dans la mesure où il est pris dans sa forme sonore. C’est en cela que consiste
l’accentuation du message lui-même – ce que Jakobson appelait « la mise en évidence du côté
palpable des signes […], l’approfondissement de la dichotomie fondamentale des signes et des
objets » 51. La différence entre le signe et la chose semble conquise aux dépens de la référence des
signes aux choses.

Dès lors, ce que la rhétorique a appelé « trope » n’est pas surajouté mais constitutif : « le
trope devient une partie de la réalité poétique » (p. 247). En d’autres termes, « la poésie ne
consiste pas à ajouter au discours des ornements rhétoriques, elle implique une réévaluation
totale du discours et de toutes ses composantes quelles qu’elles soient » (p. 248).

51
Ricœur cite librement un propos de R. Jakobson. Cf. Ibid., p. 218. (NdE)
115

On est alors tenté de passer à la limite et de dire : en poésie, il n’est question de rien, hors
du langage lui-même (pour démarquer ce que Roland Barthes dit du récit, Communications, N° 8,
p. 27).

Ce passage à la limite a été proclamé par maints poètes et critiques littéraires. Ainsi Valéry,
dans L’âme et la danse, compare la poésie à la danse : alors que la marche va quelque part, la
danse ne va nulle part ; sa finalité est dans son mouvement même. Blake ne disait-il pas : « Every
poem must necessarily be a perfect unity » ? Pour Wimsatt, dans The Verbal Icon, le poème est
une icône, non un signe ; par icône entendons cette solidarité de fusion entre la signification et
son véhicule sensible ; dans cette fusion réside l’épaisseur et l’opacité du langage poétique.

Mais c’est chez Northrop Frye que ce passage à la limite est opéré le plus radicalement. Dans
l’Anatomie de la critique (N.R.F., traduction française, 1969), Frye généralise à toute œuvre
littéraire son analyse de la poésie. On peut parler de signification littéraire toutes les fois que l’on
peut opposer au discours informatif ou didactique, illustré par le langage scientifique, une sorte de
signification orientée en sens inverse de la direction centrifuge des discours référentiels.
Centrifuge, en effet, ou « externe » (outward) est le mouvement qui nous porte en dehors du
langage, des mots vers les choses. Centripète ou « interne » (inward) est le mouvement des mots
vers les configurations verbales plus vastes qui constituent l’œuvre littéraire en totalité. Dans le
discours informatif ou didactique, le « symbole » (par symbole, Northrop Frye entend toute unité
discernable de sens) fonctionne comme signe « mis pour » quelque chose, « pointant vers »,
« représentant » quelque chose. Dans le discours littéraire, le symbole ne représente rien en
dehors de lui-même, mais relie, au sein du discours, les parties au tout : « les éléments verbaux,
dans leur sens interne de rattachement à une structure verbale, ne sont plus, littéralement, que
les éléments symboliques, les parties unitaires du complexe verbal » (p. 94), tel les « motifs »
d’une composition musicale. Contrairement à la visée de vérité du discours descriptif il faut dire
que « le poète n’affirme jamais » (p. 97). Alors que métaphysique et théologie affirment,
assertent, la poésie, ignorant la réalité, se borne à forger une « fable » (N. Frye reprend ici
l’expression d’Aristote dans la Poétique où il caractérise la tragédie par son muthos). S’il fallait
comparer la poésie avec autre chose qu’elle-même, ce serait avec les mathématiques : « l’œuvre
du poète, comme celle du pur mathématicien, est conforme à la logique de ses hypothèses sans
se rattacher à une réalité descriptive » (p. 97). C’est ainsi que l’apparition du fantôme dans
Hamlet répond à la conception hypothétique de la pièce : rien n’est affirmé sur la réalité des
fantômes, mais il doit y avoir un fantôme dans Hamlet ! Entrer en lecture, c’est accepter cette
fiction. La paraphrase, qui ramènerait vers la description de quelque chose, méconnaîtrait la règle
du jeu. En ce sens, la signification de la littérature est littérale. Elle dit ce qu’elle dit et rien
d’autre. Saisir le sens littéral d’un poème, c’est le comprendre comme il se présente, en tant que
poème dans sa totalité poétique. La seule tâche est d’en percevoir la structuration unitaire à
travers l’assemblage de ses symboles.

On retrouve ici une analyse de même style que celle de Jakobson : c’est par la récurrence
dans le temps (rythmes) et dans l’espace (configurations) qu’est assurée la littéralité du poème.
Sa signification est littéralement son modelé ou son intégralité. Les relations verbales internes
absorbent en quelque sorte les velléités de significations externes du signe : « ainsi la littérature,
116

dans sa fonction descriptive, se compose d’un ensemble de structures verbales hypothétiques »


(p. 100) 52.

Cette position critique prolonge ainsi la ligne de la théorie symboliste du langage selon
Mallarmé.

Il est vrai que Northrop Frye introduit un facteur légèrement différent sur lequel nous
grefferons notre propre réflexion : « l’unité d’un poème, dit-il, est […] l’unité d’un état d’âme
(mood) » 53 (p. 102) ; « les images poétiques n’affirment, ni ne désignent, mais elles évoquent,
par un jeu d’interférences, l’état d’âme sur lequel vient se modeler le poème » (p. 102). Et
encore : « Elles expriment ou articulent un état d’âme 54 » (p. 102). Or, l’état d’âme « est le
poème, et non quelque chose derrière lui 55 » (p. 102). En ce sens, toute poésie est ironique : « ce
qui est dit » est toujours différent, par la forme et l’intensité, de « ce qui est signifié » (p. 103).

Telle est la structure poétique : une structure « contenue en elle-même » (self-contained),


c’est-à-dire une texture dépendant entièrement de ses rapports internes.

Ma propre thèse est que la suspension de ce mode référentiel de nature descriptive est
seulement la condition négative pour que soit libéré un mode plus fondamental de référence, dont
c’est la tâche de l’interprétation de l’expliciter.

Cherchons quelques appuis dans l’analyse antérieure.

Reprenons d’abord la notion de « l’hypothétique », chez Northrop Frye. Le poème, dit-il, n’est
ni vrai ni faux mais hypothétique. Mais l’« hypothèse poétique » n’est pas l’hypothèse
mathématique ; c’est la proposition d’un monde sur le mode imaginatif, fictif. Susanne Langer dit,
à cet égard : « to read a poem is to have an experience of virtual life » 56. Ainsi, la suspension de
la référence réelle est la condition d’accès à la référence sur le monde virtuel. Mais qu’est-ce
qu’une vie virtuelle ? Peut-il y avoir une vie virtuelle sans un monde virtuel dans quoi il serait
possible d’habiter ? N’est-ce pas la fonction de la poésie de susciter un autre monde, – un autre
monde qui corresponde à des possibilités autres d’exister, – à des possibilités qui soient nos
possibles les plus propres ?

D’autres indices, chez Northrop Frye, vont dans le même sens : le poème, dit-il, est un « état
d’âme (Mood) » ; et encore : « les images ne posent rien, ne pointent vers rien, mais en pointant
l’une vers l’autre, elles suggèrent ou évoquent l’état d’âme qui informe le poème 57 » (p. 102).
Sous le nom de Mood est introduit un facteur extralinguistique, qui, s’il ne doit pas être traité
psychologiquement (émotion), est l’indice d’une manière d’être. Un état d’âme, c’est une manière

52
Ricœur cite ici la traduction française : N. Frye, Anatomie de la critique, trad. par G. Durand, Paris,
Gallimard, 1969. (NdE)
53
P. Ricœur se réfère ici à l’édition originale (N. Frye, Anatomy of Criticism. Four essays, Princeton, Princeton
University Press, 1957), sans donner d’indication de pages. Les indications ajoutées ici sont reprises de La
métaphore vive, Paris, Seuil, 1975, p. 284s, dont le texte est très proche de celui-ci. (NdE)
54
Traduction modifiée par P. Ricœur. (NdE)
55
Traduction modifiée par P. Ricœur. (NdE)
56
S. Langer, Feeling and Form. A Theory of Art, Charles Scribner’s Son, 1953, p. 212. (NdE)
57
Traduction modifiée par P. Ricœur. (NdE)
117

de se trouver au milieu de la réalité. C’est, dans le langage de Heidegger, une manière de se


trouver parmi les choses (Befindlichkeit).

Mais, ici encore, l’épochè de la réalité naturelle est la condition pour que la poésie développe
un monde à partir de l’état d’âme que le poète articule.

Comme dit Susanne Langer : « Lire un poème c’est avoir une expérience ». Ce sera la tâche
de l’interprétation de déployer la visée d’un monde libéré par la suspension de la référence
descriptive. La création d’un objet dur soustrait le langage à la fonction didactique du signe, –
mais pour ouvrir l’accès à la réalité, sur le mode de la fiction et du sentiment.

Comment la suspension de la référence à la réalité naturelle est-elle la condition de cette


référence ontologique que nous appelons ouverture ? L’analyse de la fonction poétique par
Jakobson nous offre quelques suggestions intéressantes.

D’abord la fonction poétique reste une fonction parmi d’autres. L’avantage de l’analyse
fonctionnelle, proposée par Jakobson, est de préserver toujours le jeu complet de l’ensemble des
fonctions ; dès lors, l’accent sur le message peut être mis aux dépens de l’accent sur la référence,
mais cette fonction n’est pas pour autant abolie. Seule la hiérarchie est bouleversée. En outre, à
l’intérieur même de la fonction poétique, des différences apparaissent qui impliquent un renvoi aux
autres fonctions ; ainsi la poésie épique a-t-elle un indice référentiel, en tant que poésie en
troisième personne, tandis que la poésie lyrique donne le pas à la fonction émotive, c’est-à-dire à
l’expression de la première personne ; quant à la poésie supplicatoire, exhortative, elle fait
ressortir la fonction conative, c’est-à-dire la marque de la deuxième personne.

Mais l’analyse de Jakobson comporte une suggestion plus importante ; la récurrence


phonique, avons-nous vu, a des effets au plan sémantique, tels que : attraction de sens,
équivalence sémantique ; on peut parler en ce sens de métaphorisation induite : « la
superposition de la similarité sur la continuité confère à la poésie son essence de part en part
symbolique, complexe, polysémique […] » (Essais de linguistique générale, p. 238). Dès lors il faut
dire que la suprématie de la fonction poétique sur la fonction référentielle (au sens descriptif du
mot) n’oblitère pas la fonction référentielle considérée dans toute son amplitude, mais la rend
ambiguë.

C’est cette piste de l’ambiguïté qu’il faut maintenant suivre. En rendant ambiguë la
signification, la poésie ne pose-t-elle pas, sur un plan nouveau, la relation sens-référence ? Une
signification ambiguë n’ouvre-t-elle pas une référence ambiguë ? En avançant dans cette direction,
nous resterons fidèle à la remarque importante de Jakobson : « La poésie ne consiste pas à
ajouter au discours des ornements rhétoriques : elle implique une réévaluation totale du discours
et de toutes ses composantes quelles qu’elles soient » (p. 248).

D’où l’hypothèse de travail : chercher quelle réévaluation de la référence est impliquée par la
métaphorisation du sens ?
118

III – LA MÉTAPHORE OU LA RÉFÉRENCE DÉDOUBLÉE

On se propose de chercher dans le fonctionnement de la métaphore l’accès à l’idée de


« référence dédoublée » suggérée par Jakobson. Ou, dans les termes de notre propre analyse, un
accès à la conjonction de la référence suspendue et de la référence dédoublée.

Mais cette fonction de la métaphore n’apparaît pas à un premier examen, celui de la


rhétorique. Elle suppose un traitement proprement sémantique, qui donne accès à la question de
la référence par une analyse préalable du sens. C’est donc seulement au-delà du niveau
rhétorique, et au-delà du niveau sémantique, qu’une herméneutique de la métaphore est possible
qui s’appliquerait au problème de la référence suspendue et dédoublée.

1. Le plan rhétorique

La théorie rhétorique se tient au-dessous du seuil des questions de sens et de référence. En


effet, la métaphore n’y est pas encore placée dans une théorie du discours. Elle reste confinée
dans le cadre d’une théorie des écarts de sens des mots isolés. La limitation du point de vue
rhétorique apparaît clairement dans les derniers traités de rhétorique du siècle dernier, par
exemple chez Fontanier (Les figures du discours). Fontanier place la métaphore parmi les « figures
de mots dans un sens détourné différent du sens propre » (p. 66). Ce privilège du mot s’explique
par le privilège de l’idée, considérée elle-même comme atome de pensée : « la pensée se
compose d’idées et l’expression de la pensée par la parole se compose de mots » (p. 41). Les
idées sont « représentées par les mots » (ibid.). Quant aux idées, ce sont les « objets vus par
l’esprit » (p. 41). Aussi l’auteur peut-il dire : « Tout ce que nous avons à examiner ici dans les
mots, c’est leur correspondance avec les idées » (p. 44). Suit une théorie des différentes espèces
d’idées (substantives, concrètes, idées de rapport, etc.) à quoi correspondent différentes espèces
de mots (nom, adjectif, article, pronom, particule, verbe). La base est donc le nom, qui
correspond aux idées substantives.

Dès lors la théorie des tropes s’édifie sur cette correspondance entre idée et mot, et plus
fondamentalement sur la correspondance entre l’idée substantive et le nom. Les tropes sont alors
des écarts par rapport au sens littéral, défini comme « celui qui tient au mot pris à la lettre, aux
mots entendus selon leurs acceptions dans l’usage ordinaire : c’est par conséquent celui qui se
présente immédiatement à l’esprit de ceux qui entendent la langue » (p. 57). Les tropes
proprement dits sont « les tropes en un seul mot » (p. 77) ; Fontanier les appelle encore figures
de signification.

La rhétorique a pour tâche et pour ambition de classer ces tropes selon un idéal de
systématicité absolue, en fonction du type de rapport qu’il y a « entre la première idée attachée
au mot et l’idée nouvelle qu’on y attache » (p. 77). Ainsi la métonymie s’édifie sur un rapport de
corrélation ou de correspondance, la synecdoque sur un rapport de connexion, et la métaphore sur
un rapport de ressemblance : « Présenter une idée sous le signe d’une autre plus frappante ou
plus connue qui ne tient à la première par aucun lien que celui d’une certaine conformité ou
119

analogie » (p. 99). À la différence des autres figures qui ont de multiples variétés, la métaphore
ne comporte pas d’espèces, mais, en revanche, s’étend à toutes les sortes de mots autres que le
nom. Elle s’applique en outre à tous les objets, physiques, moraux, etc. Elle peut aussi être tirée
de tout ce qui nous environne (nature, art, fictions, êtres moraux, êtres intelligibles). Néanmoins,
les espèces les plus frappantes joignent de façons diverses l’animé et l’inanimé (de l’inanimé à
l’animé, de l’animé à l’inanimé).

La première tâche de la théorie moderne de la métaphore est de sortir du cadre du mot et de


replacer dans le cadre de la phrase, ou de l’énoncé, la théorie rhétorique des écarts. C’est là en
effet que se pose le problème du sens et de la référence.

Pourquoi ce changement de niveau stratégique ?

1) Essentiellement parce que la rhétorique ne peut rendre compte de l’information nouvelle


que représente la métaphore et s’en tient à la substitution d’une expression empruntée à la place
d’une expression littérale absente. La rhétorique connaît seulement la valeur substitutive de la
métaphore ou du trope : au lieu de dire (littéralement) on dit (métaphoriquement)… Du même
coup, on ne rend compte que de deux fonctions mineures de la métaphore, combler une lacune
sémantique ou orner le discours. Or les métaphores d’invention, à la différence des métaphores
d’usage, nous apprennent quelque chose ; elles constituent une véritable heuristique. On ne peut
le montrer qu’en cherchant au niveau de l’énoncé l’origine de la novation sémantique.

2) En outre, la rhétorique du mot ne peut rendre compte du mécanisme lui-même, dont elle
ne saisit que le résultat : un mot pour un autre. Ce mécanisme, elle le présuppose dans la notion
même d’un « rapport entre la première idée attachée au mot et l’idée nouvelle qu’on y attache »
(p. 77). Il le faut bien, puisque la classification se fait à partir de ces rapports. Or ces rapports ne
fonctionnent que dans le cadre de la phrase entière. La rhétorique n’aperçoit donc que le dernier
temps : l’écart par rapport au sens littéral. La substitution à un mot propre absent d’un mot
métaphorique présent, l’écart par rapport au sens propre du mot présent, – voilà tout ce que la
rhétorique peut apercevoir du jeu de la métaphore.

3) Une troisième raison contraint de remonter du mot au discours ; elle concerne la nature
même de l’écart en quoi consiste la métaphore. Il n’y a écart, en effet, que parce que d’abord il y
a violation. Mais de quoi ? Aristote, dans sa définition fameuse, avait décrit le déplacement de
sens – ou epiphora – en des termes qui en faisaient déjà une transgression catégorielle proche de
ce que Gilbert Ryle appellera Category mistake. Ne dit-il pas qu’on donne à l’espèce le nom du
genre, au genre celui de l’espèce, à une espèce le nom d’une autre espèce, et que, dans le rapport
analogique à quatre termes (A est à B ce que C est à D), on donne au deuxième terme le nom du
quatrième et réciproquement ? Il y a donc bien plus que l’idée de substitution ou même d’écart, il
y a l’idée d’un certain brouillage des frontières conceptuelles. Comme si la métaphore, et les
autres figures, disloquaient la classification en déplaçant la frontière des genres et des espèces.

On peut alors se demander si ce n’est pas en brouillant ainsi les frontières de la classification
que la métaphore produit une information nouvelle. La portée référentielle de la métaphore est
alors à chercher dans cette direction : car, si c’est en général la fonction du langage d’articuler
120

notre expérience, de l’articuler en décrivant le monde, on peut penser que la valeur heuristique de
la métaphore, et en général du discours poétique, est de réarticuler en désarticulant, de redécrire
en déstructurant les descriptions antérieures.

Mais, pour faire apparaître cette heuristique, les notions de substitution, d’écart, s’avèrent
insuffisantes.

2. Le plan sémantique

C’est principalement dans la philosophie anglo-saxonne qu’on trouve un traitement de la


métaphore qui la place d’emblée à son niveau d’effectuation, à savoir le discours, l’énonciation
discursive. On comprend pourquoi : ces théories, étant beaucoup plus soucieuses de logique que
de linguistique, ont tout de suite adopté pour plan de référence la proposition et non le mot ; en
outre, ignorant en général la science linguistique, elles n’ont pas eu à reconquérir péniblement une
linguistique de la parole sur une linguistique de la langue, comme c’est très souvent le cas dans
l’école structuraliste française. Il est vrai que la sémiologie d’inspiration structuraliste n’est pas
toujours restée prisonnière des schémas issus de la rhétorique ancienne. Jean Cohen, dans
Structure du langage poétique, situe la plus grande partie de son étude du langage poétique dans
le cadre des fonctions du discours : prédication, détermination (par une épithète), coordination
(entre deux ou plusieurs phrases). Pour lui, par conséquent, la métaphore ne fait sens que dans
un énoncé ; c’est un trait de prédication : les « bleus angélus » et les « crépuscules blancs » de
Mallarmé sont des faits de prédication.

Mais la percée de cette nouvelle analyse est due à I. A. Richards dans sa Philosophy of
Rhetoric (1936). Il est le premier à avoir aperçu qu’il n’y a pas de mots métaphoriques, mais
seulement des énoncés métaphoriques issus de la tension ou, comme il dit, de l’inter-animation
des mots ; ainsi voit-il dans le rapport entre « tenor » et « vehicle » le jeu entier de la métaphore.
Max Black, en un sens voisin, parle du rapport entre « focus » et « frame » (foyer et contexte) 58.

Dans ce cadre approprié, l’analyse met l’accent sur deux traits opposés ou compensés qui
constituent, en quelque sorte, l’endroit et l’envers de la métaphore.

1) D’abord l’envers : la métaphore ne suppose pas seulement un contraste, mais une tension
dans l’énoncé. Certains auteurs (Beardsley) ont vu ici la clé de la stratégie de langage qui prévaut
dans la métaphore ; pour une interprétation littérale, l’énoncé métaphorique se détruit : « la terre
est bleue comme une orange » ; la métaphore consiste alors à transformer une contradiction qui
se détruit en une contradiction qui fait sens ; cette transformation impose au mot une sorte de
torsion que Beardsley appelle « metaphorical twist » 59 ; par cette torsion, les mots « font sens »,
là où l’interprétation littérale défait le sens.

58
Cf. La métaphore vive, op. cit., p. 111. (NdE)
59
Voir M.C. Beardsley, « The Metaphorical Twist », Philosophy and Phenomenological Research, 22, 1962, p.
293-307. (NdE)
121

Ce thème se retrouve chez le stylisticien Jean Cohen ; pour Cohen, la métaphore n’est un
écart que parce qu’une règle sémantique est violée, à savoir la règle de pertinence, qui exige que
sujet et prédicat appartiennent à des genres compatibles ; à cet égard, la métaphore repose sur
une « im-pertinence sémantique » qu’elle vient réduire. Cette idée de réduction d’écart correspond
tout à fait à l’idée de Beardsley de transformer une contradiction auto-destructrice en une
contradiction signifiante. Le parallélisme peut être poussé plus loin : le prix de cette transmutation
est une « torsion » du sens des mots, par quoi les mots assument une signification nouvelle ; de
la même façon, Jean Cohen tient que la réduction d’écart au plan sémantique est payée par la
production d’un écart au niveau du mot, donc du code de la langue ; ce nouvel écart, contrepartie
de la réduction de l’écart sémantique, répond assez bien à la « torsion » selon Beardsley.

Nous sommes loin de la conception purement substitutive de l’ancienne rhétorique ;


l’essentiel de la métaphore ne se passe pas entre un mot présent et un mot absent qu’une
paraphrase pourrait restituer à la même place, mais entre tous les termes co-présents dans le
message. C’est pourquoi plusieurs auteurs opposent la théorie de la tension à la théorie de la
substitution. Certains même poussent l’idée de tension, non seulement jusqu’à celle d’absurdité,
mais jusqu’à celle de méprise conceptuelle ; à cet égard, la métaphore confine à la category-
mistake de Gilbert Ryle : décrire une chose dans les termes qui conviennent à une autre. La
transgression catégoriale est ainsi la forme la plus remarquable de l’impertinence sémantique.

2) Mais l’écart, l’absurdité, l’impertinence, le méprise, ne sont que l’envers de la métaphore ;


l’étonnant, c’est précisément qu’elle « fasse sens », donc qu’elle instaure une autre sorte de
pertinence, acceptée comme telle, c’est-à-dire reçue comme signifiante. Qu’est-ce qui fait tenir
ensemble des termes qui, littéralement, ne vont pas ensemble ?

On peut répondre – trop vite peut-être – la ressemblance. Aristote ne disait-il pas que celui
qui « fait bien les métaphores », c’est celui qui « voit les ressemblances » 60 ? Ce thème de la
« vision » des ressemblances oriente une partie des recherches les plus concrètes sur la
métaphore du côté des images, qui en quelque sorte, habillent la pensée abstraite ; pour une
conception populaire, encore fréquente dans la critique littéraire traditionnelle, penser par
métaphores, c’est penser en images ; cette considération fait perdre le bénéfice de la remarque
antérieure, selon laquelle la métaphore établit une pertinence d’un nouveau genre là où il y
impertinence. C’est donc le phénomène proprement sémantique de la pertinence nouvelle qu’il
faut cerner ; une psychologie des images risque de faire manquer le phénomène.

En outre, le recours à l’image a fait perdre de vue le fait important que la ressemblance
aperçue est elle-même le fruit de la métaphore ; la métaphore fait voir une ressemblance là où
l’on n’en apercevait pas ; elle est l’actif transport – l’epiphora de la théorie aristotélicienne.
Comme dit Max Black, les bonnes métaphores sont celles qui instaurent une ressemblance plutôt
qu’elles ne l’enregistrent.

C’est pourquoi il faudrait pouvoir conjoindre vision et construction, saisie quasi-visionnaire et


invention. L’icône serait le côté de vision passive de la perception des ressemblances, et la
prédication métaphorique le côté actif de la construction. Wheelwright – Metaphor and Reality –, a

60
Voir Aristote, Poétique, 1459a ; cf. La métaphore vive, op. cit., p. 33. (NdE)
122

aperçu cette conjonction, et distingue epiphora et diaphora; la première désigne l’appréhension


globale, indivise, synchrétiste de la ressemblance, l’âme visionnaire du rapprochement ; la
deuxième désigne le transfert dans son aspect discursif, diacritique. Mais, l’épistémologie est plus
à son aise avec la construction qu’avec la vision, c’est pourquoi les travaux les plus importants des
épistémologues anglo-saxons offrent une théorie plus articulée de la construction métaphorique
que de l’imagination ou de la vision métaphorique.

L’avantage d’une théorie qui donne le pas à la construction métaphorique sur l’imagination,
ou sur la vision des ressemblances, a en outre l’avantage considérable de délier le sort de la
métaphore de celui de l’analogie. Faire sens avec des termes qui ne conviennent pas l’un à l’autre,
c’est assurément opérer un rapprochement entre les termes éloignés, mais la nouvelle convenance
sémantique, la nouvelle pertinence n’est pas nécessairement une analogie. Ou bien on peut
appeler analogie ce qui résulte de l’instauration d’une nouvelle pertinence, mais c’est alors cette
instauration qui doit être décrite.

La construction métaphorique est plus facile à analyser dans le cas des métaphores banales
(les « métaphores d’usage » de l’ancienne rhétorique) que dans les métaphores vives (ou
« métaphores d’invention »). Le fonctionnement de la métaphore y apparaît comme une sorte de
prédication ou d’application à un sujet principal de valeurs sémantiques d’un autre ordre que celles
qui sont codifiées par le lexique ; ce qui fait sens dans un énoncé métaphorique ce sont, non pas
les valeurs enregistrées dans le lexique, la dénotation, mais les valeurs associées dans le trésor
des lieux communs, en somme les Topoi d’Aristote. Max Black parle en ce sens de « système des
lieux communs associés » 61 et Beardsley de « gamme potentielle de connotation » 62 (et on appelle
connotations ces significations secondaires qui appartiennent à la frange de suggestion du mot
plutôt qu’à son noyau d’information). Ainsi, le sens du mot loup n’est pas épuisé par la définition
zoologique ; il est en outre enrichi de toute la gamme des lieux communs associés ; c’est dans ce
trésor plus culturel que lexical que je puise pour faire une application métaphorique du mot
« loup » ; les valeurs lexicales sont en quelque sorte barrées par la contradiction qu’il y a à traiter
l’homme comme un animal ; les valeurs trans-lexicales tirées du recueil des lieux communs sont
par contre libérées. Elles sont alors appliquées au sujet principal à la façon d’un filtre, d’un écran,
qui ne se borne pas à choisir, à éliminer, mais qui fait surgir les aspects nouveaux dans le sujet
principal. C’est par là que la métaphore contient une valeur d’information qui est proprement
insubstituable. La saisie de la métaphore peut bien être appelée insight (c’est le « voir comme »
de Wittgenstein), mais cet insight est moins une vision qu’une opération originale, tout entière
concentrée dans le travail de sens qui est imposé par l’interaction des termes et qui institue une
nouvelle pertinence. Max Black parle en ce sens du pouvoir d’éclairer et d’informer que comporte
la métaphore.

Mais s’il est aisé de discerner le jeu de l’application métaphorique dans les métaphores
d’usage, il est plus difficile à assigner dans le cas des métaphores vives ou métaphores
d’invention. Le trésor des significations secondes, des connotations, des lieux communs, ne suffit
plus ; car, pour être clandestines, ces sortes de significations n’en sont pas moins déjà

61
M. Black, Models and Metaphors, Ithaca, Cornell University Press, p. 40. (NdE)
62
M.C. Beardsley, Aesthetics. Problems in the Philosophy of Criticism, New York, Harcourt, Brace & World Inc.,
1958, p. 302. (NdE)
123

enregistrées, codifiées dans le code non écrit de l’usage. C’est ce qu’avoue Beardsley dans sa
« théorie révisée de la controversion » (The Metaphorical Twist) 63. Les métaphores rares, dit-il,
sont moins puisées dans une réserve de significations secondes que dans des « propriétés » non
encore nommées ou signifiées ; la métaphore porte au langage des aspects non remarqués du
réel ; elle ne se borne pas à actualiser des connotations potentielles mais à les instaurer. Max
Black fait la même remarque : les métaphores vives sont « soutenues par des systèmes
d’implication spécialement construits aussi bien que par des lieux communs acceptés » (p. 43).

C’est le côté d’innovation sémantique qui est finalement l’énigme ; Beardsley parle très
justement de « significations émergentes » 64. Il s’agit bien de cela en effet. La métaphore nous
permet de surprendre ce qu’est une parole vivante, qui inaugure du sens.

De cette innovation, la rhétorique n’enregistre que le résultat : l’écart de sens dans le mot
d’emprunt, la torsion, pour parler comme Beardsley, ce qui est une autre façon de nommer le
trope. Or, l’important, c’est le travail de langage imposé par la parole à la langue, dans la
production de cet écart qui répond à un écart.

La rhétorique nouvelle, comme théorie des écarts, ne réussit pas plus que l’ancienne, comme
théorie des tropes, à cerner le noyau du problème : elle voit au départ un premier écart, une
impertinence, une incongruence au niveau du discours (la contradiction auto-destructive de
Beardsley), puis, à l’arrivée, un autre écart au niveau de la langue (le trope de l’ancienne
rhétorique, l’écart de Cohen, la torsion métaphorique de Beardsley). Mais tout se joue entre ces
deux écarts, dans l’instauration d’une nouvelle pertinence dans le discours lui-même. C’est cette
nouvelle pertinence qui est adressée par le locuteur et acceptée par l’auditeur comme signifiante.

J’oserai presque dire, sans trop de paradoxe, que c’est le locuteur, le poète, qui encode
l’écart, l’impertinence, l’énigme, – mais que c’est l’auditeur, le lecteur du poème, qui fait sens.
Mais, même si on peut dire que le poète a « vu » le rapprochement, il l’a inscrit dans une
impertinence que le lecteur doit déchiffrer comme pertinence nouvelle. C’est donc non seulement
par un écart dans la langue que la métaphore répond à une impertinence au niveau de la parole,
du discours, mais par une instauration de sens qui est, elle aussi, un trait de discours, un fait
d’interaction, de controversion, de tension dans l’énonciation elle-même. L’écart n’est que le point
d’impact dans le mot de ce travail du sens.

Si donc la métaphore a un caractère cognitif d’information, il devient légitime de s’interroger


sur son pouvoir de redécrire l’expérience, de restructurer la réalité.

3. Le plan de la référence et l’herméneutique

Avec cette troisième approche de la métaphore, nous rejoignons notre propre interrogation
sur le pouvoir du poème de faire paraître un monde – pouvoir qui constitue à mes yeux le

63
Voir « The Metaphorical Twist », op. cit., p. 293-307. (NdE)
64
« The Metaphorical Twist », op.cit. ; cf. La métaphore vive, op. cit., p. 125. (NdE)
124

problème herméneutique central. Mais il faut alors changer une nouvelle fois de plan : passer
d’une rhétorique du mot non seulement à un sémantique de la phrase, mais à une herméneutique
de l’œuvre. La métaphore est en effet un phénomène local du discours ; elle suppose au minimum
une phrase, et c’est dans le cadre de la phrase que nous avons rendu compte de la torsion
métaphorique. Mais le pouvoir de faire paraître un monde n’apparaît véritablement qu’au niveau
du poème entier ; la métaphore locale ne s’éclaire alors qu’à la lumière du poème entier. On l’a
bien vu avec l’exemple des « Chats » de Baudelaire : c’est le poème entier qui opère le
déplacement du Chat domestique, compagnon des amoureux et des savants, au Chat astral,
cosmique. Il ne faut pas moins que le poème entier pour entraîner le lecteur du réel vers l’irréel et
le surréel. C’est pourquoi l’herméneutique de la métaphore va du poème à la métaphore, alors que
la sémantique de la métaphore se meut entre la phrase et le mot.

Mais l’accès de ce problème est barré par de nombreux préjugés qu’on se bornera à écarter
dans cette dernière partie du paragraphe.

1) D’abord un préjugé sur la mimésis d’Aristote. Si tant d’auteurs luttent contre l’idée que la
poésie parle de la réalité, c’est qu’ils identifient référence, imitation et copie. Le problème posé par
Aristote est celui d’une mimésis qui n’est pas une copie, mais précisément une poésie, c’est-à-dire
une invention, une construction. Il faut en effet replacer la théorie de la métaphore dans
l’ensemble de la Poétique d’Aristote. La métaphore est seulement « une des parties » de ce que
Aristote appelle « diction » (lexis) 65 ; comme telle, elle appartient à un groupe de procédures de
discours – emploi de mots étrangers, fabrication de mots nouveaux, abréviation ou allongement
de mots – qui, toutes, s’éloignent de l’emploi commun – Kurion – des mots. Or, qu’est-ce qui fait
l’unité de la lexis ? Seulement sa fonction en poésie. La lexis à son tour est une des « parties » de
la tragédie. Dans le contexte de la Poétique, c’est le poème entier qui est la seule entité concrète.
C’est en tant que tout, en tant que poème total, que la tragédie a sens et référence. Dans le
langage d’Aristote, le sens de la tragédie est assuré par ce qu’il appelle « la fable » (muthos) ;
c’est ce muthos qui est l’objet de l’invention, de la construction ; et Aristote met sans cesse
l’accent sur ses caractères structurels ; le muthos doit avoir « unité et cohérence et faire des
actions représentées quelque chose d’entier et de complet » 66. Comme tel, le muthos est la partie
principale de la tragédie, son « essence », toutes les autres parties de la tragédie, les caractères,
les pensées, la diction, le spectacle, sont reliées au mythe comme les moyens ou les conditions ou
comme l’exécution de la tragédie en tant que mythe.

Il nous faut tirer la conséquence que c’est seulement en relation avec le muthos de la
tragédie que la lexis prend sens et, avec la lexis, la métaphore. Il n’y a pas de signification locale
de la métaphore en dehors de la signification globale procurée par le muthos de la tragédie. La
tragédie apparaît donc comme une fiction heuristique ; c’est sous la condition de cette fiction que
la tragédie fait référence, a valeur de mimésis. Pourquoi, en effet, les poètes écrivent-ils des
tragédies, élaborent-ils des fables, usent-ils de mots étrangers ? Parce que la tragédie elle-même
se rattache à un projet plus fondamental, celui d’imiter les actions humaines d’une manière
poétique. Avec ces deux maîtres-mots, mimésis et poïesis, nous atteignons le niveau que j’ai
appelé « monde de l’œuvre ». On peut dire en effet que le concept aristotélicien de mimésis

65
Cf. La métaphore vive, op. cit., p. 19s. (NdE)
66
Voir Poétique, 1450b. (NdE)
125

englobe déjà tous les paradoxes de la référence. D’un côté, il exprime un mode de l’action
humaine qui est déjà là ; la tragédie est destinée à exprimer la réalité humaine, la tragédie de la
vie. Mais, d’autre part, la mimésis n’est pas copie ; mimésis est poïesis, c’est-à-dire création. C’est
sous cette condition que la mimésis fait paraître les actions humaines meilleures, plus hautes, plus
nobles qu’elles ne sont en réalité. Ne pourrions-nous pas dire, dès lors, que la mimésis est le nom
grec pour ce que nous avons appelé la référence non-ostensive de l’œuvre littéraire ? Ou, en
d’autres termes, le nom grec pour l’ouverture-découverte du monde ? Si cette analyse est exacte,
il faut mettre en rapport le caractère naissant ou émergent de la métaphore, comme phénomène
local du discours, avec le caractère d’imitation créatrice du poème pris comme un tout. Pourquoi,
en effet, inventerions-nous des significations neuves, des significations qui n’existent que dans
l’instant du discours, si ce n’était pour servir la poïesis de la mimésis ? S’il est vrai que le poème
crée un monde, il requiert un langage qui préserve et exprime son pouvoir créateur dans des
contextes spécifiques. Dans le cadre de la Poétique d’Aristote, il y a une affinité mutuelle et
profonde entre le projet de faire paraître les actions humaines meilleures qu’elles ne le sont et la
procédure spéciale de la métaphore qui surélève le langage au-dessus de lui-même. Les créations
de langage seraient dénuées de sens si elles ne servaient pas le projet général de laisser un
nouveau monde émerger par la grâce de la poésie.

2) Le second préjugé à vaincre est lié à une interprétation purement « émotionnaliste » du


fonctionnement de la référence. En effet, lorsque le rhétoricien pose la question : la métaphore,
pourquoi faire ? Au service de quoi ? Et lorsqu’il a écarté une conception purement ornementale
des « écarts » de style, il est tenté de se replier sur une conception purement émotionnaliste.

Ainsi, pour Jean Cohen, si les figures rhétoriques ont en commun de « violer le code du
langage normal » (p. 199), cette violation est le prix à payer pour une métamorphose du sens qui
est à chercher du côté du « mode subjectif d’appréhension de l’objet » (p. 203) ; de « l’effet
subjectif produit chez le récepteur » (ibid.). Et voilà le problème de la fonction poétique renvoyé
de la linguistique à la psycholinguistique. C’est en effet sur une distinction purement
psychologique entre fonction cognitive et fonction émotive ou affective que l’on fonde la différence
de la dénotation et de la connotation (p. 204-205). Ce n’est pas par hasard que l’on évoque à
cette occasion, non seulement I. A. Richards à l’époque des Principles of Literary Criticism, mais
Carnap dans Philosophy and Logical Syntax : « Le but d’un poème dans lequel apparaissent les
mots ‘rayon de soleil’ et ‘nuage’ n’est pas de nous informer de fait météorologiques, mais
d’exprimer certaines émotions du poète et d’exciter en nous des émotions analogues » (cité par
Cohen, p. 205). Dans le même sens, J. Cohen écrit : « La connotation prend la place de la
dénotation défaillante » (p. 201).

Ce que l’herméneutique met en question, c’est l’alternative elle-même entre information et


émotion. Nous l’avons vu, la métaphore est, elle aussi, une information. Mais, pour bien
l’entendre, il faut remettre en question le concept de réalité, accepté en commun par le stylisticien
(ou rhétoricien) et le positiviste logique. Jean Cohen en a le pressentiment lorsqu’il avoue que,
d’un point de vue purement phénoménologique, l’émotion provoquée par un poème est « portée
au compte de l’objet » (p. 203) : la tristesse poétique […] est saisie comme une qualité du
monde » (p. 206). C’est ce que Mikel Dufrenne, cité à cette occasion par Jean Cohen, avait
fortement affirmé dans la Phénoménologie de l’expérience esthétique : « sentir, c’est éprouver un
126

sentiment, non comme un état de mon être, mais comme une propriété de l’objet » (cité par
Cohen, p. 206). Dans le même sens, Raymond Ruyer parle de « l’expressivité » des choses (Revue
de métaphysique et de morale, 1955), en opposition à leur signification.

Pour cette interrogation, le recours à l’émotion, au sentiment, est à la fois un secours et un


obstacle. Un secours, parce que le préjugé intellectualiste qui régit notre conception du rapport
sujet-objet est ébranlé ; un obstacle, parce qu’un autre préjugé, en réalité complice du précédent,
prend la relève : à savoir le préjugé que le sentiment est seulement « subjectif », éprouvé
intérieurement. À la connaissance revient l’objectivité, à l’émotion la subjectivité (l’expérience
interne, dit Jean Cohen, p. 212). Mais comment peut-on écrire : « la phrase poétique est
objectivement fausse, mais subjectivement vraie » (p. 212), si on ne remet pas en question le
concept même de la vérité ? Ce préjugé barre littéralement la voie à la juste compréhension de ce
que pourrait être l’évidence du sentiment. Car si l’on peut dire que le sens émotionnel est
antithétique du sens rationnel, il reste à montrer ce qui les constitue l’un et l’autre comme sens.
Autrement dit, il faut montrer positivement comment le langage poétique dit la réalité.
127

CHAPITRE IV

L’APPROPRIATION

On explicitera dans ce chapitre la quatrième idée directrice qui gouverne la méthodologie de


l’interprétation. Elle concerne la manière dont un texte est adressé à… On se rappelle que le
rapport écrire-lire se distingue du rapport parler-écouter non seulement du point de vue du
rapport au locuteur, mais aussi de son rapport au destinataire. Pour qui écrit-on, demandions-
nous, et nous avions répondu : pour quiconque sait lire ; nous avions aussi parlé de la
potentialisation du destinataire, qui n’est plus le toi du dialogue, mais le lecteur inconnu que le
texte se procure. L’achèvement de la lecture dans un lecteur concret qui s’en approprie le sens va
donc constituer le thème de ce quatrième chapitre. Il est bien évident que nous retrouverons ici le
vieux problème du rôle de la subjectivité dans la compréhension et donc, aussi, celui du cercle
herméneutique. Mais ce problème se présente dans des termes nouveaux du seul fait qu’il a été
ajourné aussi longtemps. Au lieu, en effet, de le considérer comme le premier problème, nous
l’avons fait rétrograder à la fin de notre investigation. Ce qui a été dit dans le chapitre précédent
concernant la notion même d’interprétation est à cet égard décisif. S’il est vrai que l’interprétation
s’applique essentiellement au pouvoir de l’œuvre de révéler un monde, le rapport du lecteur au
texte est alors essentiellement son rapport à la sorte de monde que le texte exhibe. La théorie de
l’appropriation qui va maintenant être esquissée résulte du déplacement subi par l’ensemble de la
problématique de l’interprétation : elle sera moins un rapport intersubjectif de compréhension
mutuelle qu’un rapport d’appréhension appliqué au monde porté par l’œuvre. Une nouvelle théorie
de la subjectivité résulte de ce rapport. Disons en gros : l’appropriation n’est plus à comprendre
dans la ligne des philosophies du sujet, comme une constitution dont le sujet aurait la clé.
Comprendre n’est pas se projeter dans le texte : c’est recevoir un soi plus vaste de l’appréhension
des propositions de monde qui sont l’objet véritable de l’interprétation. Telle est la ligne générale
de ce chapitre.

1) On montrera d’abord la nécessité du concept d’appropriation : on l’introduira comme


contrepartie d’un concept de distanciation lié à toute étude objective et objectivante d’un texte.
D’où le premier paragraphe : le couple distanciation-appropriation.

2) On abordera alors le rapport entre le concept d’appropriation, placé au centre de ce


chapitre, et celui de révélation d’un monde, reçu du chapitre précédent. On introduira à cet effet le
thème du jeu à la suite de Gadamer dans Vérité et méthode. Ce thème nous servira à caractériser
la métamorphose qui atteint non seulement la réalité dans l’œuvre d’art, mais l’auteur (écrivain et
artiste), et enfin (et surtout, puisque c’est la pointe de notre analyse) l’amateur, le lecteur, bref le
sujet de l’appropriation. L’appropriation apparaîtra alors comme la transposition ludique du texte
et le jeu lui-même comme la modalité qui convient au lecteur « potentialis » (le « quiconque sait
lire »).
128

3) Puis on montrera sur quelles illusions et méprises doit être conquis ce concept
d’appropriation. C’est ici que la critique des illusions du sujet est le chemin nécessaire de la juste
appréciation du concept d’appropriation. L’appropriation ne sera plus seulement le complément de
la distanciation du texte, mais du dessaisissement de soi.

En conclusion, pourra être esquissée la place de la philosophie herméneutique par rapport,


d’une part, à la tradition réflexive de type kantien, d’autre part, à la tradition spéculative de type
hégélien. On montrera pourquoi une philosophie herméneutique doit se tenir à distance égale de
l’une et de l’autre. Mais on ne dépassera pas une esquisse sommaire de ces thèmes qui recoupent
un cours antérieurement donné (Louvain, année universitaire 1970-71).

I – DISTANCIATION ET APPROPRIATION

La dialectique de la distanciation et de l’appropriation est la dernière figure que doit assumer


la dialectique de l’explication et de la compréhension. Elle concerne la manière dont le texte est
adressé à quelqu’un.

La potentialisation du destinataire implique en effet une double manière de relier le discours


du lecteur au discours de l’écrivain. Cette nouvelle dialectique concerne le statut de l’histoire dans
le processus entier de l’interprétation. La tendance générale de la critique littéraire et de la
critique biblique depuis le milieu du XIXème siècle avait été de relier le contenu des œuvres
littéraires, et en général des documents culturels, aux conditions sociales de la communauté dans
laquelle ces œuvres étaient produites ou à laquelle elles étaient destinées. Expliquer un texte était
pour l’essentiel le considérer comme l’expression de certains besoins socio-culturels et comme une
réponse à certaines perplexités bien localisées dans l’espace et dans le temps. À l’inverse de ce
courant qui a été plus tard dénommé « historicisme », un courant opposé s’est dessiné, issu de
Frege et de Husserl à l’époque des Recherches logiques 67. Selon ces penseurs, une signification (et
ils n’avaient pas à l’esprit la signification d’un texte mais d’une proposition logique) n’est pas une
idée que quelqu’un a dans l’esprit : ce n’est pas un contenu psychique, mais un objet idéal qui
peut être identifié et réidentifié par des individus différents, à des époques différentes, comme
étant un seul et même objet. Par idéalité, ils entendaient que la signification d’une proposition
n’est ni une réalité physique, ni une réalité psychique. Dans le langage de Frege, Sinn n’est pas
Vorstellung, si on appelle Vorstellung (idée, représentation) l’événement mental lié à
68
l’actualisation du sens par un locuteur donné dans une situation donnée . L’identité du « sens »
dans la série infinie de ses actualisations mentales constitue la dimension idéale de la proposition.
De manière semblable, Husserl a décrit le contenu de tous les actes intentionnels comme objet
« noématique », irréductible au côté psychique des actes eux-mêmes. La notion de « sens » idéal,
empruntée à Frege, a été étendue de cette manière par Husserl à toutes les opérations
psychiques, et non pas seulement aux actes logiques, mais aussi aux actes perceptifs, volitionnels,
affectifs etc. Pour une phénoménologie « tournée vers l’objet », tous les actes intentionnels sans

67
Voir E. Husserl, Recherches logiques [Logische Untersuchungen, 1901], Paris, PUF, 1959-63. (NdE)
68
Sur cette notion de « sens », voir G. Frege, « Sens et dénotation » [Sinn und Bedeutung 1892] », in : Écrits
logiques et philosophiques, Paris, Seuil, 1971, 1994, p. 102-126. (NdE)
129

exception doivent être décrits par leur côté noématique, entendu comme le « corrélat » des actes
noétiques correspondants.

Ce renversement dans la théorie des actes propositionnels a une implication importante en ce


qui concerne l’herméneutique, dans la mesure où cette discipline est conçue comme la théorie de
la fixation des expressions de la vie par l’écriture. Après 1900, Dilthey lui-même a fait le plus
grand effort pour incorporer à sa théorie de la signification la sorte d’idéalité qu’il trouvait dans les
Recherches logiques de Husserl. Dans ses dernières œuvres, la connexion interne
(Zusammenhang) qui donne à un texte, à une œuvre d’art, à un document, son pouvoir d’être
compris par un autre et d’être fixé par l’écriture est quelque chose de semblable à l’idéalité que
Frege et Husserl discernaient à la base de toute proposition. Si cette comparaison tient, l’acte de
« comprendre » est moins « historique » et plus « logique » que le fameux article de 1900
(« Origine et développement de l’herméneutique ») ne le déclarait. La théorie entière « des
sciences de l’esprit » se trouve affectée par ce déplacement important.

On peut rattacher à un retournement semblable de l’historicité à la logicité, dans l’explication


des expressions culturelles, un changement comparable dans le domaine de la critique littéraire,
en Amérique et sur le continent. Une vague d’« anti-historicisme » a suivi les excès antérieurs du
psychologisme et du sociologisme. Pour cette nouvelle attitude, un texte n’est pas d’abord un
message adressé à un éventail spécifique de lecteurs ; en ce sens, il n’est pas un segment dans
une chaîne historique ; dans la mesure où il est un texte, il est une sorte d’objet atemporel qui a,
si l’on peut dire, rompu ses amarres avec tout développement historique. L’accès à l’écriture
implique cette « suspension » du processus historique, le transfert du discours à une sphère
d’idéalité qui permet un élargissement indéfini de la sphère de communication.

Je dois dire que je tiens compte de ce courant « anti-historiciste » et que j’acquiesce à sa


présupposition principale concernant l’objectivité des significations en général. C’est parce que
j’acquiesce au projet et à la méthode de cette sorte de critique littéraire que je suis prêt à définir,
dans des termes nouveaux, la dialectique entre expliquer et comprendre qui résulte de la
reconnaissance de la spécificité de l’objet littéraire.

Développons cette nouvelle dialectique : l’objectification de la signification est une médiation


nécessaire entre l’écrivain et le lecteur. Mais, en tant que médiation, elle appelle la contrepartie
d’un acte de caractère plus existentiel que j’appelle l’appropriation de la signification. Par
appropriation je traduis l’allemand Aneignung. Aneignen veut dire « rendre propre » ce qui était
d’abord « étranger ». Selon l’intention du mot, la visée de toute herméneutique est de lutter
contre la distance culturelle et l’aliénation historique. L’interprétation rapproche, égalise, rend
contemporain et semblable. Ce but n’est atteint que dans la mesure où l’interprétation actualise la
signification du texte pour le lecteur présent. L’appropriation est le concept qui convient à
l’actualisation de la signification en tant qu’adressée à quelqu’un. Elle tient la place de la réponse
dans la situation dialogale, de la même manière que la « révélation » ou l’« ouverture » prenait la
place de la référence ostensive dans la situation dialogale. L’interprétation est achevée quand la
lecture libère quelque chose comme un événement, un événement de discours, un événement
dans le temps présent. En tant qu’appropriation, l’interprétation devient un événement.
130

L’appropriation est ainsi un concept dialectique : la contrepartie de la distanciation intemporelle


impliquée par toute critique littéraire ou textuelle de tendance anti-historiciste.

II – LE « JEU » COMME MODE D’ÊTRE DE L’APPROPRIATION

Le thème qui suit est suggéré par la lecture de Gadamer (Vérité et méthode, p. 97 et ss.).
Mais il est aussi appelé par la théorie de la fiction heuristique du chapitre précédent. Je voudrais
montrer que ce n’est pas seulement la réalité qui est métamorphosée par la fiction heuristique,
mais l’auteur et le lecteur. La métamorphose du sujet lisant procède ainsi de celle du monde
d’abord, celle de l’auteur ensuite.

1. La fiction heuristique comme jeu

C’est à propos d’une méditation sur l’œuvre d’art que Gadamer développe sa conception du
69
jeu . Cette méditation est toute entière dirigée contre le subjectivisme de la conscience
esthétique, issue de la théorie kantienne du « jugement de goût », elle-même liée à la théorie du
« jugement réfléchissant ». Le jeu n’est pas déterminé par la conscience qui joue. Il y a une
manière d’être du jeu. Le jeu est une expérience qui transforme celui-là même qui la fait. Dans le
jeu, il apparaît que le sujet de l’expérience esthétique n’est pas le joueur lui-même, mais ce qui se
passe dans le jeu. Aussi bien parlons-nous du jeu des vagues, de la lumière, des parties d’une
machine ; et même du jeu de mots. On joue aussi avec un projet, avec une idée ; on peut
également « être joué ». L’essentiel est le « va-et-vient » (Hin und Her) du jeu. Par là le jeu est
proche de la danse ; la danse est un mouvement dans quoi le danseur est pris. Ainsi disons-nous
que la partie « se joue ». Ou encore que quelque chose « est en jeu » entre… Toutes ces
expressions trahissent que le jeu est bien autre chose que l’activité d’un sujet. Le va-et-vient du
jeu se produit comme de soi. Comme de soi : c’est-à-dire sans effort, sans intention appliquée.
Cet en soi du jeu est tel que, même dans le jeu solitaire, il doit y avoir quelque chose avec quoi ou
contre quoi on joue (la chance, comme partenaire, dans les réussites !). « Charme » du jeu, dans
ce risque d’un partenaire inconnu… Qui joue est aussi joué : les règles du jeu s’imposent au
joueur, prescrivant le va-et-vient et délimitant le champ mesuré où tout « se joue ». C’est
pourquoi le jeu brise le sérieux d’une préoccupation utilitaire où la présence à soi du sujet est trop
appuyée. Dans le jeu, la subjectivité s’oublie ; dans le sérieux, elle se reprend.

En quoi cette analyse qu’on vient de rappeler brièvement éclaire-t-elle notre problème de la
compréhension herméneutique ?

En ceci, d’abord, que la présentation d’un monde dans une œuvre d’art et, en général, dans
une œuvre de discours, est une présentation ludique. Les propositions de monde sont faites sur le
mode du jeu. L’analyse du jeu nous permet donc de reprendre sous un nouvel aspect la
dialectique esquissée au chapitre précédent entre la suspension de la référence didactique et la

69
Voir H.-G. Gadamer, Vérité et méthode. op.cit., p. 119s [107s]. (NdE)
131

manifestation d’une autre sorte de référence, au-delà de l’épochè de la référence prosaïque. Le jeu
présente la même dialectique, en ce qu’il développe son sérieux propre : ce que Gadamer appelle
Darstellung (présentation) 70. Dans le jeu, rien n’est sérieux, mais quelque chose est présenté, mis
en scène, donné en représentation ; il y a donc un rapport intéressant entre jeu et présentation
d’un monde. Et ce rapport est absolument réciproque ; d’une part, la présentation du monde dans
un poème est, nous l’avons vu, une fiction heuristique, en ce sens un jeu ; mais la réciproque
n’est pas moins important : tout jeu révèle quelque chose de vrai, précisément parce que jeu.
Jouer, dit Gadamer, c’est jouer à quelque chose. En entrant dans un jeu, on se livre, on s’adonne
à un espace de sens qui règne sur le lecteur. Dans le jeu se produit ce que Gadamer appelle une
métamorphose (Verwandlung), c’est-à-dire à la fois une transposition imaginaire, marquée par
l’accès au règne des « figures » (Gebilde) 71, et le changement de toute chose en son être vrai. La
réalité quotidienne est abolie et pourtant chacun devient soi-même. Ainsi, l’enfant qui se déguise
en un autre exprime-t-il sa vérité profonde. Le joueur est métamorphosé « dans le vrai » : dans la
représentation ludique, « ressort ce qui est ». Mais, ce qui est n’est plus ce que nous appelons
réalité quotidienne ; ou plutôt, la réalité devient vraiment réalité ; c’est-à-dire quelque chose qui
comporte un horizon futur de possibilités non encore décidées ; quelque chose à craindre ou à
espérer ; quelque chose d’indécis. L’art n’abolit que la réalité non métamorphosée. Voilà la vraie
mimésis, une métamorphose selon la vérité. En ce sens on parlera de re-connaissance, plutôt que
de connaissance. Dans une représentation théâtrale, on reconnaît personnages et rôles. Le
paradoxe est là : la création la plus imaginaire suscite une reconnaissance : « en tant que reconnu
l’être présenté est ce qui est retenu dans son essence, ce qui est détaché du hasard de ses
aspects » (p. 109). Dépouillement du fortuit et de l’accessoire. C’est en ce sens qu’Aristote a pu
oser dire que la poésie (il pensait à la tragédie) est plus philosophique que l’histoire : car la poésie
va à l’essentiel ; l’histoire s’en tient à l’anecdotique. Tel est le lien significatif entre fiction,
figuration, – et reconnaissance de l’essentiel.

2. L’auteur comme figure ludique

Mais une seconde implication se dessine qui n’est pas moins intéressante que la précédente.
Ce n’est pas seulement la présentation du monde qui est ludique, mais la position de l’auteur lui-
même qui se « met en scène », et donc se donne lui aussi en représentation. N’est-ce pas la clé
de ce que nous avons appelé la potentialisation du lecteur ? N’est-il pas, lui aussi,
« métamorphosé » par le jeu du monde qui se déroule dans l’œuvre d’art ? Cette hypothèse d’un
rapport ludique entre l’auteur et son œuvre est soutenue par diverses analyses venues d’un tout
autre horizon, en particulier dans la critique littéraire allemande et anglo-saxonne. (Un problème
voisin avait été posé, en France, par Pouillon dans son ouvrage resté sans continuateur : Temps et
roman). On lira à cet égard les articles de Fr. van Rossum-Guillon, de Wolfgang Kayser, de Wayne
C. Booth dans Poétique, n° 4, 1970 (cf. la bibliographie, ibidem, p. 495-497) 72. C’est surtout le
rapport du romancier à ses personnages qui a polarisé la discussion dans la critique anglo-saxonne
et allemande ; ce que cette critique appelle « point de vue » désigne les diverses solutions

70
Voir Ibid., p. 120s [108s]. (NdE)
71
Voir Ibid., p. 128s [116s]. (NdE)
72
Les prochaines indications de pages figurant entre parenthèses renvoient toutes à ce numéro de la revue
Poétique. (NdE)
132

possibles apportées par les romanciers du passé à ce difficile problème ; survol des personnages
par un auteur omniscient, identification à l’un d’entre eux par les yeux duquel l’auteur voit tout ce
qui est montré, annulation de l’auteur dans une histoire qui se raconte toute seule, etc.

Comment ce débat peut-il être éclairé par nos réflexions précédentes sur le jeu ? Le fait
même qu’il y ait de nombreuses solutions à ce problème technique résulte, à mon avis, du
caractère ludique du rapport lui-même. L’auteur se rend lui-même fictif ; et les différentes
modalités du rapport de l’auteur à la narration sont comme autant de règles de ce rapport
ludique ; on peut reprendre de ce point de vue les solutions classées par Norman Friedman (article
de Françoise Rossum-Guillon, ibidem, p. 481-82) et par F.K. Stanzel (ibidem, p. 484-490). Que
ces solutions constituent autant de fictions de l’auteur me paraît confirmé par cette remarque d’un
de nos critiques (Booth) : « L’auteur peut, dans une certaine mesure, choisir de se déguiser, mais
il ne peut jamais choisir de disparaître » (cité p. 482). Se déguiser, n’est-ce pas jouer ? Prendre
des « voix » différentes, n’est-ce pas encore jouer ?

Les Français, de leur côté, plus marqués par le souci structuraliste de couper les ponts entre
le texte et l’auteur, insistent sur la non-coïncidence de l’auteur « psychologique » et du
« narrateur », « marquée » par les signes du narrateur dans le texte. Mais cette non-coïncidence
ne peut signifier l’élimination de l’auteur ; de même que Benveniste pouvait parler de référence
dédoublée à propos du langage poétique, il faut parler aussi de locuteur dédoublé. Ce
dédoublement marque l’irruption de la relation ludique dans la subjectivité même de l’auteur. Dès
lors, nous ne sommes plus très loin de Dilthey, lorsqu’il parle de « la position de l’imagination du
poète devant le monde des expériences » (Le monde de l’esprit, « L’imagination poétique.
Éléments d’une poétique », 1887, traduction Aubier, tome II, cité ibid., p. 486). Dans le même
sens, Wolfgang Kayser parle de « créateur mythique » pour désigner la situation du narrateur. Le
narrateur est celui qui a fait abstraction de sa personnalité pour faire entendre une autre voix que
la sienne. Ainsi, la disparition même du sujet est encore une variation imaginative de l’ego
d’écrivain. La variation imaginative consiste alors à faire partie du récit, à se déguiser selon le
récit. De toute façon, il s’agit encore d’un rôle assumé par le narrateur. Car le narrateur
omniscient est tout autant une fiction du sujet que le narrateur identifié à un personnage ou que le
narrateur dispersé entre des personnages qui ont l’air de parler tout seuls, d’agir tout seuls. Le
narrateur omniscient est lui aussi une « figure autonome créée par l’auteur au même titre que les
personnages » (p. 490). À plus forte raison s’il s’identifie à un personnage ou s’il se cache derrière
tous. Le narrateur objectif et olympien peut bien disparaître : le jeu s’est déplacé vers les points
de vue partiels et bornés des personnages ; ou bien, comme dans Werther, il s’est caché dans un
personnage fictif intercalé entre le personnage et nous-mêmes, tel ce tiers qui est sensé avoir
réuni les lettres du pauvre Werther et qui s’adresse à nous dans la préface de Werther et nous
interpelle dans un pseudo-dialogue.

Peu importe donc qu’un texte soit écrit en troisième ou en première personne ; dans tous les
cas la distanciation est égale et la multitude des solutions prouve que l’on ne sort pas d’un jeu
réglé. Aussi bien le même romancier peut-il changer de perspective et redevenir soudain
omniscient lorsqu’il lit dans les pensées de ses personnages. Il est donc bien vrai de dire que le
narrateur n’est jamais l’auteur, mais il reste qu’il est toujours celui qui s’est métamorphosé dans
133

un personnage de fiction qui est l’auteur. Même la mort de l’auteur reste un jeu de l’auteur. Dans
tous les cas, il reste, selon l’expression de Kayser, un « créateur d’univers » (p. 509-510).

3. Le lecteur comme figure ludique

Il est maintenant possible de reporter les remarques de l’auteur sur le lecteur, et de traiter le
lecteur à son tour comme un sujet fictif ou ludique. En effet, la subjectivité d’auteur, soumise aux
variations imaginatives, devient un modèle offert par le narrateur à la subjectivité de son lecteur.
Lui aussi est convoqué à une variation imaginative de son propre ego. Lorsque l’auteur fictif de la
préface de Werther s’adresse à nous : « et toi, âme bonne… ! », ce toi n’est pas l’homme
prosaïque qui sait que Werther n’a pas existé, c’est le moi qui croit dans la fiction. Comme dit W.
Kayser : « Le lecteur est une création fictive, un rôle dans lequel nous pouvons entrer pour nous
regarder nous-même » (p. 502). On peut parler en ce sens de métamorphose, comme Gadamer le
disait de la réalité dans le jeu. Le lecteur est ce moi fictif, créé par le poème et participant à
l’univers poétique.

On peut bien parler encore d’un rapport de congénialité, mais il s’exerce d’auteur ludique à
lecteur ludique. Car l’œuvre elle-même a construit le lecteur dans son rôle. La congénialité ne
désigne pas alors autre chose que la double métamorphose de l’auteur et du lecteur : « L’entrée
du lecteur dans son rôle de lecteur correspond à cette métamorphose mystérieuse que le
spectateur subit au théâtre lorsqu’il entend les trois coups et que les lumières s’éteignent » (W.
Kayser, op.cit., p. 510).

Il est donc aisé de généraliser au-delà du roman ou du conte ; même lorsque nous lisons une
œuvre philosophique, il s’agit toujours d’entrer dans une œuvre étrangère, de se dépouiller de son
moi antérieur pour recevoir, comme par jeu, le soi conféré par l’œuvre même.

III – LES ILLUSIONS DU SUJET

À peine avons-nous introduit le concept d’appropriation qu’il est la proie de méprises liées au
primat du sujet dans la philosophie moderne d’origine cartésienne, kantienne et husserlienne. Le
rôle du sujet semble impliquer que l’appropriation soit une forme de constitution de l’objectivité
dans et par le sujet. De cette transcription résulte une série de méprises sur le sens même de
l’appropriation. Et d’abord, un retour sournois à la prétention romantique d’atteindre, par
coïncidence congéniale, la génialité de l’auteur : de génie à génie ! Autre méprise : on concevra
l’appropriation comme le primat du destinataire originel avec lequel il est demandé de coïncider :
trouver à qui un texte est adressé et s’identifier à ce destinataire originel, telle serait alors la tâche
de l’herméneutique. Ou bien, plus brutalement : l’appropriation consisterait à placer
l’interprétation sous l’empire des capacités finies de compréhension du lecteur présent.
134

Cette manière de concevoir l’appropriation, dans la grille de ces diverses méprises, est
responsable de la méfiance de bien des esprits scientifiques à l’égard de l’herméneutique,
comprise comme une variété de subjectivisme ou d’existentialisme subjectiviste. Ainsi a-t-on lu
Heidegger lui-même : sa Vorverständnis est tenue pour indiscernable d’une simple projection des
préjugés du lecteur dans sa lecture. Il en va de même du cercle herméneutique de Bultmann :
croire pour comprendre, n’est-ce pas projeter le moi lisant dans le texte lu ?

Je dirai ici que la notion de sujet doit subir une critique parallèle à celle que la notion d’objet a
dû traverser dans le chapitre précédent. C’est en réalité la même erreur philosophique qu’il faut
prendre par ses deux extrémités : l’objectivité comme faisant face au sujet ; le sujet comme
régnant sur l’objectivité.

À ce stade doit être intégré à l’herméneutique tout l’acquis de la critique des illusions du
sujet. Je vois cette critique, soit dans une ligne freudienne, soit dans une ligne marxiste. L’une et
l’autre constituent en commun la forme moderne de la critique du « préjugé ».

1) Selon la ligne marxiste, la critique du sujet est un aspect de la théorie générale des
idéologies. Nous comprenons à partir de préjugés liés à notre position dans les relations de force
de la société ; or cette position nous est en partie inconnue ; aussi sommes-nous mus par des
intérêts masqués ; d’où la falsification de la réalité. Ainsi la critique de la « conscience fausse »
devient une partie intégrante de l’herméneutique. Je vois ici la place d’un nécessaire dialogue
entre l’herméneutique et la théorie des idéologies à la façon de Habermas (Erkenntnis und
Interesse, 1968).

2) Selon la ligne freudienne, la critique du sujet est une partie de la critique des « illusions ».
Je m’intéresse ici au rôle de la psychanalyse, non comme grille de lecture d’un texte, mais comme
auto-critique du lecteur, comme purification de l’acte même de l’appropriation. J’ai parlé, dans
mon Freud, d’un effet d’auto-analyse que j’ai appelé dessaisissement du sujet. Ce que Freud
exprimait ainsi : le sujet n’est pas maître dans sa propre maison. Cette critique s’adresse à ce que
l’on pourrait appeler le « narcissisme de lecteur ». Ne trouver que soi dans un texte, s’imposer et
se retrouver.

Le dessaisissement est un moment fondamental de l’appropriation et la distingue de toute


prise de possession. L’appropriation est aussi et d’abord un « lâcher-prise ». La lecture est une
appropriation-dépouillement.

Comment incorporer ce lâcher-prise, ce dessaisissement, à l’appropriation ?

Essentiellement en liant l’appropriation à la puissance révélante du texte qui nous est apparue
être sa dimension référentielle. C’est en se laissant déporter vers quoi le texte pointe que le moi
se dépouille de lui-même.

Rappelons une fois encore l’axe de notre philosophie de l’interprétation. La signification d’un
texte, disions-nous, n’est pas derrière lui, du côté de l’intention présumée de l’auteur, mais devant
lui, du côté de ses références non-ostensives, du côté du monde qu’il ouvre et découvre. C’est
135

pourquoi ce qui est à comprendre n’est pas la situation initiale du discours, mais ce qui, dans la
référence non-ostensive du texte, pointe vers un monde vers lequel s’éclate également la situation
du lecteur, aussi bien que celle de l’auteur. Moins que jamais la compréhension n’est dirigée vers
un auteur qu’il faudrait ressusciter. Elle ne s’adresse même pas à sa situation. Elle se tourne vers
les propositions de monde ouvertes par les références du texte. Comprendre le texte, c’est suivre
son mouvement de son sens vers sa référence, de ce qu’il dit vers ce sur quoi il dit. Au-delà de ma
situation comme lecteur, au-delà de la situation de l’auteur, je m’offre au mode possible d’être de
la situation de l’auteur, je m’offre au mode possible d’être-au-monde que le texte ouvre et
découvre pour moi. C’est ce que Gadamer appelle la « fusion des horizons » dans la
compréhension historique. Rien n’est moins intersubjectif ou dialogale que cette rencontre d’un
texte, là où il n’est pas et là où je ne suis pas, en direction de l’horizon de monde vers quoi deux
situations sont transgressées. Si donc nous conservons le langage de l’herméneutique romantique,
lorsqu’elle parle de surmonter la distance ou de « rendre propre » ce qui était autre, étranger, ce
sera au prix d’un important correctif. Ce que nous faisons nôtre, ce que nous nous approprions, ce
n’est pas une expérience étrangère ou une intention distante, c’est l’horizon d’un monde vers quoi
celle-ci se porte. Cette appropriation du sens et de la référence ne trouve plus aucun modèle dans
la fusion des consciences, dans l’empathie ou la sympathie, ni dans aucune vicissitude de
l’intersubjectivité. La venue au langage du sens et de la référence d’un texte serait plutôt la venue
au langage d’un monde que la reconnaissance d’une personne étrangère.

Ce lien entre appropriation et révélation est à mon sens la pierre d’angle d’une
herméneutique qui se proposerait à la fois de surmonter les échecs de l’historicisme et de rester
fidèle à l’intention originale de l’herméneutique de Schleiermacher. Comprendre un auteur mieux
qu’il ne s’est compris lui-même, c’est déployer la puissance de révélation impliquée dans son
discours, par delà l’horizon limité de sa propre situation existentielle.

Il est possible, sur cette base, de réfuter les fausses interprétations du concept
73
[d’appropriation] .

1) L’appropriation n’implique aucune congénialité directe d’âme à âme. Ce qu’on vient


d’appeler plus haut « fusion des horizons » exprime la convergence entre les horizons de monde
de l’écrivain et du lecteur ; l’idéalité du texte demeure le médiateur dans ce procès de fusion
d’horizons.

2) Selon une autre fausse interprétation, la tâche herméneutique se réglerait sur la


compréhension du destinataire originaire du texte. Comme l’a fortement démontré Gadamer, la
méprise est complète : les Lettres de saint Paul ne sont pas moins adressées à moi qu’aux
Romains, aux Galates, aux Corinthiens, etc. Seul le dialogue a un « tu », dont l’identification
procède du discours même. Si la signification d’un texte est ouverte à quiconque sait lire, l’omni-
temporalité de la signification est ce qui l’ouvre à des lecteurs inconnus. Dès lors l’historicité de la
lecture est la contrepartie de cette omni-temporalité spécifique. Du moment que le texte a

73
Nous avons remplacé ici « interprétation », présent dans le texte initial, par « appropriation » : toute la suite
du paragraphe montre qu’il y a vraisemblablement eu une erreur de transcription, et qu’il s’agit bien, dans le
propos du philosophe, des fausses interprétations de l’appropriation. (NdE)
136

échappé à son auteur et à la situation de cet auteur, il a aussi échappé à son destinataire
originaire. C’est pourquoi il peut se procurer à lui-même de nouveaux lecteurs.

3) Selon une troisième fausse interprétation, l’appropriation de la signification d’un texte par
un lecteur actuel placerait l’interprétation sous l’empire des capacités finies de la compréhension
de ce lecteur. La traduction anglaise et française de Aneignung par appropriation renforce ce
soupçon. Ne plaçons-nous pas la signification du texte sous la domination du sujet qui interprète ?
Cette objection peut-être écartée si nous observons que ce qui est « fait nôtre » n’est pas quelque
chose de mental, n’est pas l’intention d’un autre sujet, ni quelque dessein supposé caché derrière
le texte, mais le projet d’un monde, la proposition d’un mode d’être dans le monde, que le texte
ouvre devant lui par le moyen de ses références non-ostensives. Loin de dire qu’un sujet, qui
maîtrise déjà son propre être-au-monde, projette les a priori de sa propre compréhension et
interpole ces a priori dans le texte, je dis que l’appropriation est le processus par lequel la
révélation de nouveaux modes d’être – ou, si vous préférez Wittgenstein à Heidegger, de
nouvelles « formes de vie » – donnent au sujet de nouvelles capacités de se connaître lui-même.
Si la référence du texte est le projet d’un monde, alors ce n’est pas le lecteur qui, à titre primaire,
se projette lui-même. Le lecteur est plutôt agrandi dans sa capacité de se projeter soi-même, en
recevant un nouveau mode d’être du texte lui-même.

L’appropriation, de cette manière, cesse d’apparaître comme une espèce de possession,


comme une manière de s’emparer de… Elle implique plutôt un moment de dépossession de l’ego
narcissique. Ce procès de dépossession est l’œuvre de la sorte d’universalité et d’atemporalité
impliquée dans les procédures explicatives. Seule l’interprétation qui satisfait à l’injonction du
texte, qui suit la « flèche » du sens et qui s’efforce de « penser selon », engendre une nouvelle
compréhension de soi. Dans cette expression : compréhension de soi, j’aimerais opposer le soi qui
procède de la compréhension du texte à l’ego qui prétend précéder cette compréhension. C’est le
texte, avec son pouvoir universel de dévoilement, qui donne un soi à l’ego.

Il faudrait, au terme de ce parcours, une longue explication pour situer la philosophie


herméneutique, esquissée ici, par rapport à la philosophie réflexive de style kantien et à la
philosophie spéculative de type hégélien. Un cours entier a été consacré aux implications
herméneutiques de l’une et de l’autre philosophie (Louvain, 1970-71). On se bornera à jeter un
pont entre les deux lignes de recherche.

Il ressort de l’ensemble des deux cours que la philosophie herméneutique se tient à égale
distance de l’une et de l’autre tradition, recevant autant de l’une que de l’autre, mais opposant à
l’une et à l’autre un égal refus.

Par son souci de ne jamais séparer compréhension du sens et compréhension de soi, la


philosophie herméneutique se place dans le prolongement de la philosophie réflexive. Mais la
critique des illusions du sujet qu’on vient d’évoquer et le recours permanent au grand détour des
signes l’éloigne plus décisivement encore de tout primat du cogito ; surtout, la subordination du
thème de l’appropriation à celui de la manifestation oriente davantage vers une herméneutique du
« je suis » que vers une herméneutique du « je pense » (Cf. Le conflit des interprétations, p. 23-
28 ; p. 257-61).
137

On peut alors penser que ce qui éloigne la philosophie herméneutique de la philosophie


réflexive la rapproche de la philosophie spéculative. Cela est largement vrai. Gadamer, en ce sens,
peut dire que son herméneutique renoue avec Hegel dans la mesure où elle rompt avec
Schleiermacher. Fondamentalement, le concept de manifestation d’un monde, autour duquel
s’organisent tous les autres concepts herméneutiques, est plus près de l’idée de l’« auto-
présentation » (Selbstdarstellung) du vrai, selon la Préface de la Phénoménologie de l’Esprit, que
de la constitution husserlienne. Mais le renvoi permanent de cette auto-présentation à
l’événement de parole dans lequel, finalement, s’accomplit l’interprétation signifie que la
philosophie porte le deuil du savoir absolu. C’est parce que le savoir absolu est impossible que le
conflit des interprétations est insurmontable et incontournable.

Entre le savoir absolu et l’herméneutique il faut choisir.


138

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