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James Teboul
Philippe Damier
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Introduction
La notion de leadership n’a jamais été aussi essentielle pour aider les organisations
à maitriser l’action collective dans un monde de plus en plus volatil, concurrentiel et
complexe et faire que les gens aient intérêt à travailler ensemble vers un but
commun.
Au management qui a pris une tournure un peu trop administrative, est à présent
préféré le terme de leadership dont le propos n’est pas, bien sûr, d’asservir
davantage les individus pour les faire entrer dans un système productiviste ou
capitalistique à relent taylorien, mais plutôt de montrer comment mettre en place un
modèle d’organisation sociale tourné vers la création ou la réalisation d’un projet
commun. Le terme de leader s’est aujourd’hui imposé pour montrer que l‘accent est
mis sur l’importance de la participation et de la collaboration de chacun et pour éviter
la connotation trop hiérarchique sous-tendue par la notion de chef ou de dirigeant.
Ces théories se basent souvent sur des histoires inspirantes de leaders héroïques et
d’organisations exceptionnelles. Elles prennent alors la forme de prédictions et
d’extrapolations raisonnables et logiques qui survolent une réalité complexe et
donnent l’illusion d’une mise en œuvre facile et rassurante. Cela ne change hélas
pas grand-chose à la démarche de ceux qui les écoutent parce que les conclusions
restent souvent trop simplistes et abstraites pour prendre en compte la complexité
6
des comportements des acteurs en situation sur le terrain et en déduire un mode
d’action efficace.
On constate ainsi que le mal-être dans les organisations est toujours là et que le
modèle dit « apprenant » ou les modèles prescriptifs similaires retombent
inlassablement vers un modèle proche du modèle taylorien ou d’un modèle régressif
par défaut qui reste tourné vers les résultats et où la culture demeure
transactionnelle. Ces modèles fonctionnent tant bien que mal en s’accommodant de
nos biais. Il ne faut pas espérer mieux sauf si nous acceptons de travailler
résolument, avec application, à contre-courant de ces penchants naturels et arrivons
à entrainer la majorité des acteurs dans une authentique culture de collaboration.
L’objectif de ce livre
L’objectif de ce livre est de montrer comment les modèles prescriptifs de leadership
moderne, des modèles a priori raisonnables et engageants, se font en fait
systématiquement rogner les ailes en raison des prédispositions et biais de
fonctionnement de notre cerveau. Ces penchants naturels nous font alors
8
invariablement revenir vers les modèles régressifs et contraints que nous observons
couramment. Faut-il baisser les bras ?
Non, si pour jouer leur rôle, les leaders apprennent à prendre en compte ces
prédispositions et ces biais qui les font agir et qui influencent les personnes avec
lesquelles ils interagissent.
Non s’ils s’engagent avec détermination sur la durée pour établir le contexte
favorable, faire vivre la culture de coopération et mettre en place les règles du jeu
qui permettent d’expérimenter et d’exercer une certaine forme de discipline. Ce qui
les conduit à se mettre en retrait pour se préoccuper du comment-faire avant le quoi-
faire et les résultats. En empruntant ce chemin plus appliqué sur le long terme, et
ainsi moins spectaculaire et risqué, ils permettent au leadership de s’épanouir pour
créer un environnement où il fait bon travailler.
La deuxième partie, des chapitres 5 à 9, montre comment les employés et les clients
se sont révoltés contre le modèle taylorien et comment toutes les tentatives qui
cherchent à définir un modèle idéal et prescriptif de leadership peuvent être
représentées par un modèle type, le modèle apprenant. Le Toyotisme montre un
exemple de réussite au chapitre 6. Les chapitres 7 à 9 décrivent les trois piliers du
modèle apprenant.
La troisième partie, chapitres 10 et 11, montre que le modèle apprenant est en fait
inaccessible, en l’état, en raison de nos prédispositions et de nos biais. Bien sûr,
certaines tentatives peuvent réussir partiellement mais invariablement elles dérivent
vers un modèle régressif fixé sur les résultats, le modèle par défaut couramment
observé, entrainés que nous sommes par la pesanteur de nos travers. Est-il possible
de se corriger et se prémunir de ses biais ? Le chapitre 11 en montre la voie.
Dans ce livre, nous avons limité le nombre de notes pour faciliter la lecture et rendre
le propos plus clair mais nous avons fait des emprunts multiples aux auteurs qui sont
cités en bibliographie. Pour aller plus en profondeur sur la connaissance et le
fonctionnement du cerveau le lecteur peut se référer à l’ouvrage ‘Neuroleadership’
précédemment publié par les auteurs.
La notion de leadership
Différentes représentations
La notion de leadership évoque un large champ de représentations, depuis l’image
d’un chef d’Etat ou d’un chef d’orchestre, jusqu’à celle du responsable d’une
organisation ou d’une équipe. Au centre du leadership est l’action collective, la
capacité de faire coopérer une masse de gens, qui souvent se connaissent peu, vers
un but commun.
Cette capacité est en fait une propriété majeure de notre espèce. Elle a permis au
chétif homo sapiens de ‘se rendre maître et possesseur de la nature’. Cette
coopération était assez souple au départ dans les groupes de chasseurs-cueilleurs
qui ne comptaient qu’un petit nombre d’individus. Avec le développement de
l’agriculture et l’augmentation de la taille des communautés associées à ce nouveau
contexte, cette coopération a dû s’organiser. Elle a perdu en souplesse et est
devenue de moins en moins volontaire et égalitaire. Elle a fait émerger des chefs
autoritaires et même des tyrans dont l’autorité reposait sur l’imposition de la force,
sur un ordre religieux, ou un système de gouvernement accepté par le plus grand
nombre, ou une combinaison des trois, comme dans l’Égypte pharaonique, dans
l’Empire romain puis dans les oligarchies orientales et occidentales. Les réseaux de
coopération s’organisent alors en hiérarchies impérieuses à la tête desquelles
guides suprêmes ou chefs entrainent les foules de suiveurs en exerçant leur pouvoir
de commandement et de contrôle. Parfois apparait un chef charismatique auquel est
attribué une aura personnelle et des qualités hors du commun d’autorité et de
légitimité. Sans violence Gandhi s’impose, mais le charisme dévie parfois vers une
idéologie dangereuse en faisant miroiter des illusions trompeuses. Mao Tsé-toung,
Adolf Hitler ou Bernard Madoff entraînent des foules de suiveurs qui s’identifient au
meneur et s’assimilent les uns aux autres. Ainsi, une masse d'individus unis par une
idéologie politique ou mystique, voit ses membres disparaître en tant que personnes.
Les manifestations de stade dans les pays totalitaires lors desquelles les individus
se fondent dans la collectivité et dessinent à l'aide de panneaux d'immenses slogans
sous lesquels ils disparaissent en sont une illustration. Il n’y a plus de place pour une
pensée personnelle et malheur à celui qui ne pense pas comme le groupe et joue au
trouble-fête. Il prend le risque d’être exclu, pourchassé ou déclaré fou. Ceux qui ne
sont pas avec nous sont contre nous. Le Parti a toujours raison.
11
Ne pas associer leader et chef
Dans un premier mouvement, l’organisation de l’action collective s’associe alors
assez naturellement à la notion de chef. Cette évocation du chef, dont la mission est
prétendument de ‘cheffer1’, évoque une autorité dominante qui exerce un pouvoir
affirmé, sans partage. Pour éviter cette notion trop verticale, s’est progressivement
imposée la notion plus ouverte de leader. Le terme semble dégagé du travers par
trop hiérarchique que contient cette notion de chef. Il s’agit avant tout de conduire et
d’organiser l’action collective. Certes, le leader doit questionner et définir la route à
suivre, mais il doit aussi orchestrer les énergies et faire que les gens coopèrent et
réfléchissent ensemble, pour atteindre les objectifs fixés.
Le leader prend ainsi un rôle plus large et des qualités que la littérature managériale
et les chercheurs se sont attachés à décrire, à analyser et à vanter à base de
compilations de succès, d’exemples ou d’histoires édifiantes. Des milliers de
publications et de séminaires de tout genre s’efforcent de montrer comment le « vrai
leader » se comporte ou devrait se comporter pour parvenir à l’excellence. Il sera
même fait référence au charisme de certains grands hommes qui, par leur style de
leadership et leurs qualités de caractère et d’initiative, auront été capables de faire
adopter certaines législations comme Martin Luther King ou de changer le destin
d’un pays comme Gandhi.
Remarquons cependant dès à présent que cette vision centrée sur le leader traduit
la manière dont nous représentons et racontons certains événements. Nous avons
besoin de simplifier les situations complexes en les résumant aux actes d’individus
capables à eux seuls de les embrasser. En fait, nous nous heurtons à la difficulté
qu’a notre cerveau de prendre en compte la multiplicité des facteurs en jeu. Un biais
d’attribution le pousse à catégoriser l’évolution d’une situation difficile à déchiffrer,
par l’action, plus simple à appréhender, d’une seule personne. On efface le détail
des multiples interactions et évènements particuliers pour obtenir un récit cohérent
et rassurant des faits et gestes d’un acteur principal. Mieux encore, le glissement
vers le charisme a l’avantage d’engager les membres du groupe à un niveau
émotionnel et de renforcer leur désir de mettre en scène les actions d’une
communauté soudée, menée par un leader fort, visionnaire et résolu.
Fleurissent ainsi toutes sortes de modèles idéaux qui vont être propagés, enseignés,
inculqués et qui font rêver les aspirants responsables. Hélas, les exemples de
succès sont rares ou ne durent pas. Emergent en fait, le plus souvent, des leaders
qui abusent de leur pouvoir, et font la une des journaux par leurs excès ou lorsqu’ils
mènent leur entreprise au désastre.
Mais avant d’aller plus avant sur les raisons de ces échecs, il faut revenir à la
définition du leadership et de ses différentes composantes. Ce concept peut jouer à
présent le même rôle que le concept de management avait joué à l’époque où l’on
avait voulu sortir du taylorisme et des méthodes scientifiques de gestion. Le terme
de management a pris depuis un côté trop restreint et trop orienté vers la gestion
efficace.
1
‘Un chef c’est fait pour cheffer’, attribué à l’ancien président Jacques Chirac
12
Derrière la notion de chef que nous avons évoquée, se profile une première
responsabilité du leader qui est d’orienter et d’entraîner les autres là où ils ne
seraient pas allés d’eux-mêmes. Il peut faire découvrir et explorer des choses qui
n’auraient pas été considérées autrement. Et ceci veut dire qu’il est prêt à prendre
des risques, à questionner le statu quo et la façon dont les choses se font
habituellement, à chercher à faire une vraie différence. Il regarde le futur et cherche
à voir plus loin que les autres en faisant le lien avec le monde extérieur et les
différentes parties prenantes. Cette capacité à montrer le chemin à suivre, à cadrer
la situation et à donner du sens est très importante. Il ne pourra entrainer l’adhésion
et la participation d’ensemble que si chacun comprend et accepte son rôle et sa
contribution. Contribution qui n’est pas seulement économique mais procède parfois
d’un acte de foi dans l’avenir, du sentiment de faire quelque chose dont on est fier
ou qui va faire une vraie différence. Il faut bien comprendre la différence entre le
chef qui entraine souvent par force ou par influence et le leader qui cherche la
participation de tous pour être suivi.
Comme nous l’avons vu, se focaliser sur le leader placé en tête et supposer que
tous les autres vont suivre ne fonctionne plus. L’action collective et la collaboration
de tous est de moins en moins évidente dans le quotidien des organisations où
l’autorité est contestée, où les individus s’autonomisent et où la coopération s’opère
de plus en plus en réseaux décentralisés qui se font et se défont en dehors des
structures conventionnelles. Trop de dirigeants surdiplômés ne se soucient guère de
l’adhésion de leurs subordonnés à leur discours et restent au niveau d’une
gesticulation incantatoire. Il ne suffit pas au leader de fixer la direction et de modifier
les organigrammes, il doit aussi regarder derrière lui pour être sûr d’être suivi. Son
rôle d’entraînement est fondamental pour assurer la coopération des différents
acteurs en vue d’exploiter la situation ou de réaliser un projet. Comme dans la
pratique d’un sport d’équipe, les gens n’accepteront de coopérer vers un but
commun, que s’ils pensent que leur contribution personnelle est suffisamment
motivante pour faire l’effort de s’engager.
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L’inspiration ne suffit pas, il faut passer à l’action
Inspirer, raconter une histoire, c’est une chose, mais faire, réaliser, en est une autre.
Les visions et les discours sont utiles mais ils doivent entrainer l’action. Le
leadership inclue la plomberie autant que l’inspiration.
Manager, c’est donc faire coopérer, c’est obtenir que les choses se fassent en
collaboration, c’est faire fonctionner les équipes en réseaux complexes et parfois
virtuels. Les équipes sont souvent multidisciplinaires et relient des hommes et des
femmes d’origine et d’âge différents. Il faut donc créer une culture de coopération
pour profiter de la force et de la puissance de chacun au sein du travail collectif.
Définition du leadership
Un seul terme devrait donc suffire pour exprimer la double fonction de
leader/manager. Les bons leaders sont capables de gérer le quotidien et les bons
managers sont capables de trouver l’inspiration. Il semble plus judicieux d’utiliser le
terme de leadership pour caractériser cette association parce que ce terme apporte
une dimension plus dynamique d’exploration et d’innovation. Il s’agit de saisir les
opportunités quand elles se présentent, dans l’innovation comme dans l’exploitation
de l’existant.
15
Figure 1.1 : L’extension de la notion de leadership
Cette définition est basée sur la coopération, une dynamique interpersonnelle, une
« colle » relationnelle qui engage toute l’organisation, car chaque membre est
concerné et doit s’engager dans la direction choisie. Le leader a ainsi pour mission
d’orchestrer les énergies pour améliorer ce qui existe et pour accomplir quelque
chose de nouveau. L’orchestration de ces énergies se manifeste à tous les niveaux
de l’organisation, dans toutes les équipes, dans toutes les réunions et dans tous les
réseaux ouverts ou fermés.
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Notons cependant, à leur décharge que les leaders sont maintenant sous le
projecteur implacable des médias et qu’ils ne peuvent plus rester distants et
inconnus comme ils pouvaient le faire auparavant. Leurs comportements, leurs
humeurs, leurs gestes sont scrutés attentivement, et ils peuvent difficilement
échapper à une critique impitoyable. On leur fait de moins en moins confiance et on
les accuse d’avoir un égo surdimensionné et d’être trop préoccupés de leur
importance en faisant passer leurs intérêts personnels en premier. On les accuse
d’avoir perdu l’assurance qui accompagne une solide confiance en soi ainsi que la
capacité d’un engagement tenace. On les accuse d’utiliser toutes sortes de
manœuvres politiques obscures pour arriver au sommet et s’y maintenir. Et là
d’exercer un pouvoir sans partage, sans tenir compte du fait que les hiérarchies
traditionnelles sont mises en question et que la collaboration se fait en réseaux qui
se font et se défont en dehors de l’organigramme. On les accuse de ne pas
comprendre que les salariés aux prises avec l’ennui du monde de la technique et
des interactions transactionnelles, veulent maintenant se sentir partie prenante d’une
communauté vivante et sont à la recherche de plus d’autonomie, de maitrise et de
sens dans leur travail.
L’écart entre les modèles prônés par la littérature sur le leadership et la réalité
résulte en grande partie du fait que nous continuons à penser que nous fonctionnons
selon un mode réfléchi et rationnel. Ce n’est toutefois pas la façon dont fonctionne
réellement notre cerveau la majeure partie du temps. Ce dernier fonctionne en effet
surtout à base d’affects, d’inférences intuitives et d’une perception du monde
déformée par la peur, la vision à court-terme et nombre de biais.
Les propensions naturelles et les limites du cerveau humain ont été forgées par
l’Evolution. Le cerveau d’homo sapiens n’était pas fait au départ pour s’adapter au
monde de la technique et de la surinformation dans lequel nous vivons aujourd’hui. Il
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s’est en fait progressivement construit pour chercher à survivre dans un monde
chaotique à l’intérieur de petites communautés dont les membres ne se faisaient
confiance qu’entre eux et se méfiaient de ceux qui étaient en dehors. Nos penchants
naturels nous rendent ainsi suspicieux et nous séparent les uns des autres. Ils sont
amplifiés par la distance géographique, les différences de culture ou l’inefficacité des
réseaux sociaux. Nous avons de même tendance à éviter les risques et les pertes ce
qui peut biaiser nos choix et expliquer notre propension à se focaliser sur les gains
immédiats en négligeant le long terme. Nous oublions aussi que la créativité émerge
le plus souvent lorsque nous « lâchons prise » et arrêtons de penser de façon
rationnelle.
A travers ces quelques exemples, nous voyons qu’il n’est plus possible de se
permettre d’ignorer ce que sait la science. C’est tout l’intérêt pour le leader de se
servir des neurosciences pour connaitre ses limites naturelles, les comprendre et
éventuellement les surmonter pour améliorer les choses. Nous allons tenter dans les
prochains chapitres de voir comment le leadership est cadré et régulé par nos
prédispositions et biais mais aussi comment nous pouvons surmonter ces limites.
Mais, procédons par étapes et voyons tout d’abord comment les organisations ont
évolué depuis la révolution industrielle qui, à partir d’une approche rationnelle et
scientifique a fait advenir l’homme machine et l’homo economicus, en gommant
l’homme social inséré dans le groupe, en négligeant la culture et le relationnel.
18
Chaque élément est reproduit à l’identique. C’est encore plus vrai si cet élément fait
partie d’un objet composite, car il est alors indispensable qu’il puisse s’ajuster à tout
autre élément, quelle que soit l’origine de sa fabrication, lors de l’assemblage. De
façon plus précise, il doit rester identique à lui-même dans certaines limites de
tolérances. Ces tolérances doivent rester les plus faibles possibles pour éviter des
problèmes de qualité au montage. C’est la standardisation. La variation devient
l’ennemi. Sur la première ligne d’assemblage de la Ford T, Henry Ford proclamait
que votre voiture pouvait être de n’importe quelle couleur, pourvu qu’elle soit noire.
19
L’univers du produit personnalisé et rare est abandonné. L’univers de la grande
consommation et du consumérisme émerge et s’amplifie. Standardisation et division
du travail, poussées par le capital et l’objectif des investisseurs de faire croitre ce
dernier, entraînent l’accroissement des volumes. Pour éviter de faire faillite, les
industriels doivent trouver de nouveaux clients séduits par la perspective d’acheter
moins cher des produits, même s’ils sont standardisés.
Par souci de simplification, ce que nous nommerons modèle taylorien, dans ce qui
suit, inclura la dimension bureaucratique pyramidale de l’organisation.
Style de management
Commandement et contrôle fixé sur les résultats
Cette concentration du savoir-faire au plus haut niveau et le mode de planification
qui pousse les objectifs de haut en bas appelle une structure hiérarchique très
verticale où le pouvoir s’exerce le long de chaines strictes de commandement et de
contrôle. A chaque niveau, les managers sont évalués selon leur aptitude à délivrer
les résultats visés, mesurés objectivement et financièrement. Focalisés sur leurs
objectifs locaux, ils demeurent relativement indifférents aux effets connexes de leurs
décisions et actions sur le reste de l’organisation. Ils ne peuvent pas se permettre de
perdre de vue l’exécution de leurs objectifs, même brièvement, pour maintenir la
productivité. Les travailleurs eux se conforment aux routines et aux procédures
mises en place. Ils n’ont nul besoin d’utiliser leur réflexion ou imagination. Il suffit
d’obéir et d’exécuter. En cas de difficulté, la première solution venue fera l’affaire,
sinon ils feront remonter le problème.
Pas de délégation
Les salariés qui se retrouvent avec une autonomie et une marge de manœuvre de
plus en plus réduites au fur et à mesure que l’on descend dans la hiérarchie,
refusent de prendre des initiatives. Ils cherchent avant tout à faire leur travail selon
les normes prescrites et éventuellement à se couvrir en cas d’incertitude ou d’erreur.
En fait les normes et les règles leur procurent une certaine protection contre la
pression hiérarchique. Notons que l’objectivité de la mesure de performance qui est
la force du taylorisme, les protège également du bon-vouloir arbitraire de leur
supérieur.
21
Contexte
Rigidité de la structure bureaucratique
La stabilité des objectifs, la définition des postes et la multiplication des règles et des
normes donnent à l’organisation une grande rigidité qui lui permet de se maintenir
quelle que soit la personne qui occupe un poste. Tant que l‘environnement reste
prévisible, l’organisation peut pratiquement se gérer en autopilote. En cas de
déviation de la norme, les contrôleurs de gestion ou les superviseurs s’emploieront à
trouver la source de la divergence, pour résoudre le problème et, éventuellement,
modifier les standards ou les procédures.
Il est clair que ce système rigide et discipliné fonctionne bien quand il est possible
d’anticiper ce qui peut arriver. Comme les anomalies et les incidents peuvent
survenir à tout moment, il devient essentiel de gérer l'inattendu et l’incertitude. Ainsi
les acteurs du système chercheront, autant que possible, à conserver suffisamment
de latitude pour se préserver des aléas : stocks tampons entre unités, refus de
pousser la productivité et l’efficience trop loin, ressources cachées, liberté d’action
non affichée. Tout est bon pour se protéger et revenir à la normale, au statu quo.
Toutes ces marges de manœuvre qui se glissent entre les interfaces entraînent bien
sûr d’énormes coûts cachés, mais peu importe car c’est le client qui paie, en tout
cas, tant qu’il n’a pas de choix alternatif. L’efficience sera éventuellement sacrifiée
pour sauvegarder la stabilité de l’organisation et son fonctionnement dans la durée.
Les travailleurs et les cols bleus ont maintenant un travail standardisé, routinisé et
converti en indicateurs chiffrés ou abstraits. Ils doivent se conformer aux modes
opératoires et procédures prédéfinies. Ils se retrouvent avec une autonomie d’autant
plus réduite que les tâches sont parcellisées. Leur spécialisation sur des tâches bien
délimitées et la répétition des gestes font qu’ils sont peu qualifiés et peuvent être
facilement remplacés par d’autres, sur place ou dans les pays qui disposent de
travailleurs moins exigeants en termes de rémunération ou de protection. Ray Kroc
qui organisa la chaine de restauration rapide McDonald's selon les principes du
taylorisme instaura la règle que tout opérateur devait pouvoir être remplacé dans les
deux heures. Il ne voulait pas, en particulier, être dépendant de l’ego
surdimensionné du cuisinier.
23
Motivation et récompense
Qu’est-ce qui motive les salariés à s’autodiscipliner dans un cadre aussi rigide avec
perte d’autonomie et souvent perte de sens ? Le salaire et les primes bien-sûr, en
fonction de la performance, dans la mesure où ils font leur travail et remplissent leur
fonction. Il s’y rajoute cependant une dimension temps. Ils peuvent se projeter dans
le temps, en sachant à quoi s’attendre dans l’avenir et envisager une carrière à long
terme avec la possibilité de gravir progressivement les échelons de l’échelle
hiérarchique grâce à l’ancienneté. Ils peuvent même envisager de faire toute leur
carrière dans la même entreprise dont la stabilité peut donner à certains la promesse
d’une insertion voire d’une ascension sociale.
La première région2, le cortex dorsolatéral, est située dans le haut et sur les faces
latérales des lobes frontaux. C’est la partie du cortex préfrontal qui a le plus
récemment évolué et la dernière à maturer pleinement. Elle écoute et parle à
pratiquement toutes les autres régions du cortex. Nous la surnommons « le
Raisonneur », car c’est la région la plus rationnelle, cognitive 3, non sentimentale du
cortex préfrontal. Le Raisonneur est en effet très impliqué dans le raisonnement
logique et le contrôle cognitif. En intégrant l’essentiel des informations traitées dans
les autres régions cérébrales, il peut choisir de focaliser l’attention sur un objectif
précis (décrire dans le détail une fleur ou se concentrer sur la lecture d’un texte), ou
prendre des décisions d’action immédiate (prendre son vélo plutôt que sa voiture) ou
encore planifier des actions à plus long terme (changer de carrière professionnelle
ou inviter un ami). Le Raisonneur est le chef d’orchestre, la pièce maitresse de la
mémoire de travail, la véritable mémoire vive de notre cerveau. Cette mémoire gère
et manipule dans notre registre conscient (le registre dans lequel « je pense ce que
je pense »), les informations utiles à nos raisonnements ou à nos plans d’action. Il
peut jongler avec les concepts et les chiffres, étudier les options et mesurer les
coûts-bénéfices d’un problème.
Cette mémoire de travail qui a une faible capacité de stockage fonctionne en temps
réel avec les autres mémoires à long terme du cerveau pour aller chercher les
informations dont elle a besoin. Le Raisonneur est ainsi un outil incomparable
capable de retrouver très facilement les informations stockées ailleurs dans le
cerveau. Je peux presqu’instantanément retrouver le trajet et le nom des villes
visitées lors d’un précédent voyage ou me remémorer ce que j’ai fait le jour de mon
mariage. Cette efficacité remarquable présente un sérieux inconvénient car le
Raisonneur travaille lentement, laborieusement et consomme beaucoup d’énergie.
En outre, compte tenu des capacités attentionnelles limitées dont il dispose, il ne
peut faire qu’une seule chose à la fois. Ainsi, focaliser l’attention sur des activités
mentales comme effectuer un calcul ou planifier une action, met en veilleuse
attentionnelle les autres tâches cognitives (essayer de faire de tête un calcul
compliqué comme 293 x 37 et citer en parallèle le nom des différents états africains).
Cela demande au cerveau de faire un effort pour se concentrer sur la tâche et de
procéder lentement étape par étape. Il pourra ensuite, à partir des informations
intégrées et traitées en mémoire de travail, planifier et organiser nos comportements
en vue d'obtenir les résultats désirés. Dans le modèle taylorien, c’est le Raisonneur,
2
Ce sont bien sûr des circuits neuronaux complexes qui activent principalement les régions
que nous mentionnons.
3
La cognition est la capacité d’accorder la pensée et l’action avec des objectifs internes.
25
le cortex préfrontal dorsolatéral, qui est principalement mis en jeu pour l’analyse les
différentes étapes de production et l’organisation scientifique du travail.
La troisième région, le cortex cingulaire antérieur, le CCA, est située dans la partie
médiane du lobe frontal. Nous la surnommons « le Contrôleur ». Il sert d’alarme et
entre en jeu dès qu’un comportement se heurte à un problème ou s’écarte du
comportement anticipé. Il vient en particulier freiner l’action en cours et indique au
Raisonneur d’analyser les causes de cet écart et de réagir en conséquence.
Impliqué dans la résolution des conflits, la gestion des erreurs, la planification et
l’exécution des actions, le cingulaire antérieur fonctionne d’une manière similaire aux
contrôleurs de gestion qui dans l’organisation taylorienne s’emploient à repérer et
corriger les divergences.
Le cerveau possède une grande capacité d’apprentissage pour générer ces pilotes
automatiques. Cet apprentissage repose sur la répétition des comportements et un
système qui renforce les comportements qui atteignent le but souhaité. La première
fois que nous avons conduit une voiture, nos gestes étaient empruntés et nous
devions nous concentrer pour raisonner, calculer et apprendre les bons
mouvements. Nous avons ensuite amélioré notre conduite grâce à la pratique et la
répétition des différents gestes, en apprenant de nos succès et de nos erreurs. Une
fois la compétence acquise, le pilote automatique peut entrer en jeu et nous pouvons
conduire pendant des heures en bavardant avec un passager, en écoutant de la
musique ou en pensant à autre chose, sans nous occuper consciemment de la
conduite. Nous évitons d’emboutir d’autres voitures et nous nous arrêtons au feu
rouge, sans vraiment y penser et y faire attention. Toutes ces routines
s’accomplissent automatiquement parce qu’elles ont été apprises et sur-apprises.
Cependant, face à une situation imprévue, un rétrécissement de la chaussée par
exemple, le Raisonneur reprend immédiatement le contrôle conscient de la conduite.
Habitudes et normes
La maîtrise d’un comportement est en fait un programme d’actions initialement sous
contrôle conscient qui progressivement s’automatise, devient souterrain, implicite. La
pratique renforce de plus en plus le même circuit de fonctionnement neuronal
associé à cette pratique, ce qui en quelle que sorte augmente l’épaisseur du câblage
29
neuronal. Ainsi un chemin devient une route et bientôt une autoroute pour les
comportements, les plus répétés, les plus intégrés.
Ainsi de géniaux sumériens ont eu l’idée il y a 5000 ans d’un langage de signes qui
permettait de noter des faits, de faire des recensements et des calculs chiffrés. Il a
alors été possible d’enregistrer l’information dans des archives écrites grâce à des
armées de scribes puis d’employés de bureau, de bibliothécaires et de comptables,
et à présent de bataillons de serveurs dans les clouds. Notons que l’accès à ces
archives dans des tiroirs, sur des étagères ou dans des mémoires informatiques est
différent du fonctionnement de la mémoire de travail cérébrale qui opère elle plutôt
par associations libres de proche en proche.
Les progrès de la miniaturisation ont amplifié cette externalisation. Avec des objets
connectés qui à présent tiennent dans la poche, nous avons accès en un temps
record à un immense registre d’informations et pouvons leur déléguer grande partie
de notre archivage mnésique et certaines étapes de traitement en mémoire de
travail (peu d’entre nous traite encore en mémoire de travail l’opération 293 x 37).
Ainsi dans le modèle taylorien, la peur d’être jugé et désapprouvé par ceux qui ont le
pouvoir ou par ses collègues de travail, conduit à de piètres décisions. On évite de
parler quand on n’est pas sûr de soi et on se dispense de prendre des initiatives. On
ne pose pas de questions embarrassantes et on évite de questionner les choix et les
décisions des supérieurs. Dans ce climat d’insécurité psychologique et de pression
hiérarchique, pourquoi risquer des initiatives qui pourraient être mal perçues et
pénaliser la carrière ? Pour éviter d’être pris en faute beaucoup sont même prêts à
nier leurs erreurs, les cacher, ou refuser de prendre des initiatives qui risquent de
mal tourner. En fait déplaire à son patron peut peser beaucoup plus lourd que
chercher à obtenir des résultats probants. Notons cependant que le cadre rigide de
l’institution et sa stabilité peuvent procurer une certaine sécurité et réassurance dans
31
le temps. De même la multiplication des règles et procédures peuvent protéger de la
pression arbitraire des supérieurs.
Les employés au plus bas niveau n’ont que le choix d’accepter de se soumettre au
système pour une récompense immédiate sous forme de salaire ou de primes au
rendement pour gagner plus. Mais les cadres moyens qui ont accepté de se
discipliner pour entrer dans le cadre rigide de l’institution, acceptent de le faire dans
l’espoir de préparer des récompenses futures sous la forme d’une progression de
carrière, en tentant de gravir les échelons de la pyramide hiérarchique ou en
développant une expertise dans leur domaine. C’est cette gratification différée dans
le temps, qu’ils gardent en tête dans leur cerveau rationnel, qui leur permet de
différer la tentation du court-terme et de quitter l’organisation. Notons que l’institution
doit rester suffisamment stable dans le temps pour pouvoir garder des témoins de
leur performance et délivrer ces récompenses futures.
Ainsi, dans l’organisation taylorienne, chaque individu est poussé à agir de même et
à faire des choix qui servent ses propres intérêts.
Un bon exemple d’organisation pyramidale est bien sûr l’armée traditionnelle dont la
forme s’est étendue aux entreprises et aux institutions de la société civile à la fin du
19ème siècle selon l’analyse du sociologue Max Weber. Mais même en l’absence
d’organisation formelle avec titres et fonctions définis, les membres d’un groupe
s’organisent volontiers en forme de hiérarchie dès qu’ils interagissent et s’engagent
dans des activités sociales, et des leaders informels émergent naturellement. La
hiérarchie crée un champ de force vers le haut et explique la compétition interne
pour acquérir du pouvoir et des ressources. Pour se hisser au-dessus des autres et
atteindre éventuellement le haut de la pyramide, il faut apprendre le jeu politique et
savoir avec qui s’allier.
Nos croyances et nos valeurs s’installent progressivement dans notre esprit à partir
de la multitude des expériences que nous vivons et qui s’enracinent profondément
dans notre subconscient, selon un modèle proche de ce que nous avons vu pour la
mémoire comportementale basée sur les habitudes. Elles moyennent et résument
nos expériences vécues pour définir et guider en coulisses nos actions et nos
comportements futurs.
Ainsi, notre mémoire associative combine, fusionne et intègre toute nouvelle
information avec ce qui existe déjà, confirmant ainsi les traces passées. Ce biais de
confirmation renforce nos croyances et ignore ou rejette les informations qui les
contredisent. Quelle que soit l’hypothèse ou la conviction que nous avons à l’esprit,
notre cerveau retient plus facilement ce qui la confirme. Lorsqu’il voit qu’une idée
qu’il projette sur le monde est adoubée, il reçoit une bouffée de dopamine en
récompense. Ainsi, dans l’organisation taylorienne, le système de planification va
mettre en place des objectifs locaux qui seront rarement remis en question. Les
supérieurs ont le savoir et leurs décisions ne sont pas mises en doute.
Ce biais de confirmation s’applique également à la façon dont nous percevons,
interprétons et cadrons une situation. Compte tenu de l’étroitesse de la focalisation
de notre prise de conscience, une situation ne peut être vue que d’un certain point
de vue en fonction de l’orientation du projecteur de l’attention. Cette seule
perspective ne permet pas de voir tout le panorama. Certains aspects sont éclairés
tandis que d’autres restent dans l’ombre. Dans le modèle taylorien, ce cadrage serré
sur des objectifs bien définis empêche de questionner le statu quo ou de permettre
l’amélioration ou l’innovation.
34
En conclusion
Nous comprenons à présent la résilience du modèle bureaucratique taylorien qui a
permis la croissance et la profitabilité à l’ère industrielle. Beaucoup d’organisations
fonctionnent encore selon un mode apparenté malgré ses multiples désavantages,
le manque de motivation et les souffrances qu’il occasionne. Il y a ceux qui pensent
et qui dirigent, et ceux qui suivent et exécutent. C’est un modèle leader-suiveur
rigide mais stable qui tient la route parce qu’il s’appuie sur une approche méthodique
rationnelle et une application automatisée peu coûteuse. Il est en adéquation avec le
fonctionnement comportemental du cerveau humain avec d’un côté le lobe
préfrontal, qui gère la conception et la planification des tâches, et de l’autre le
système des noyaux gris centraux qui gère les automatismes de l’exécution. Ce
modèle se trouve renforcé et consolidé par son accord avec certains penchants
4
L’anthropologue Robin Dunbar a montré qu’il existe une corrélation entre la taille du groupe
social chez les primates et la taille du néocortex des espèces concernées. La nécessité de
gérer des interactions sociales de plus en plus complexes a conduit l’accroissement du
volume du cerveau. Par exemple les chimpanzés vivent en communautés de 50 à 55
individus. Dunbar estime par extrapolation que la dimension typique d’un groupe humain où
chacun se connait personnellement est de 150 individus. Cette dimension qui est restée
stable depuis la préhistoire se retrouve lorsqu’il s’agit de listes d’adresses pour des cartes
de vœux ou du nombre d’amis sur les réseaux sociaux.
35
naturels du cerveau humain, les sept biais que nous avons identifiés : peur de la
menace, recherche de résultats immédiats, force de l’égocentrisme, verticalité du
pouvoir hiérarchique, tentation de l’inertie, confirmation des croyances et besoin de
conformisme social.
36
Les recherches actuelles des neurosciences montrent qu’il faut en finir avec cette
vision idéalisée d’un esprit humain cohérent, capable de maîtriser son destin et
d’assurer son avenir par la force de la raison. Le cerveau fonctionne en fait avant
tout à base d’affects et d’émotions. La raison est une émergence récente en termes
d’évolution, bâtie sur un socle d’affects. L’humain est avant tout un être motivé. La
raison n’intervient en fait que dans un deuxième temps, et donne une illusion de
contrôle et de justification secondaire de nos comportements. Il ne faut pas laisser la
science, la technique ou l’intelligence artificielle gommer la part humaine de ce
fonctionnement profond émotionnel.
37
Cette supposée prééminence de la raison, qui s’est profondément ancrée dans nos
esprits, nous vient de très loin, car elle est intimement associée au fonctionnement
conscient du cerveau d’homo sapiens. Platon croyait que l’âme était divisée en trois
parties : la raison qui recherche la vérité, les passions, et les appétits, comme la faim
ou le désir sexuel. La raison, comme le conducteur d’un char, se devait de maitriser
deux chevaux impétueux et mal-accordés, l’un préoccupé de reconnaissance et de
gloire, et l’autre des plaisirs premiers. Elle se devait de maintenir cet équilibre. Ainsi
Platon estimait que le vrai leader sait diriger les citoyens de façon rationnelle, sinon,
comme un rhéteur, il peut tricher et manipuler les émotions des citoyens. Gustave
Lebon dans son ouvrage sur la psychologie des foules a montré combien les
masses sont manipulables et sujettes à leurs émotions. Les penseurs rationalistes,
eux aussi, ont mis la logique à l’honneur en espérant que l’humanité pourrait se
libérer progressivement, grâce à la raison, des passions, des superstitions ou de
toutes sortes de pensées irrationnelles.
Selon cette vision tenace, retrouvée surtout dans la pensée occidentale, la raison qui
nous différencie du monde animal et nous permet d’échapper à cette
condition « primitive », doit ignorer les émotions qui sont considérées comme des
sortes de reflexes primaires. Manifester les émotions en public est déconseillé. Ce
sont des forces obscures dont il faut se méfier. Montrer des émotions au travail n’est
pas considéré comme professionnel, et beaucoup de responsables pensent même
que les émotions n’ont rien à faire avec la décision. Ils ne se permettent pas
d’écouter et de laisser parler leur intelligence émotionnelle ou sociale. Ils préfèrent
se référer à des données concrètes et solides comme les bilans, les rendements ou
les flux financiers que l’on peut traiter rationnellement. Et pourtant les émotions ne
sont jamais absentes. Machiavel conseillait déjà aux dirigeants, il y a 500 ans, de
compter plus sur la peur et la force que sur la confiance.
En privilégiant le monde abstrait et inventé des signes, des symboles et des chiffres,
le risque est de se couper des références sensibles et des apports de la vie
émotionnelle. Même à l’école ou dans les formations qui préparent à la plupart des
métiers, la sélection reste surtout basée sur les mathématiques et les sciences
dures. Les approches conceptuelles, rationnelles ou scientifiques sont privilégiées et
nous restons mal préparés à reconnaitre la place de notre intelligence émotionnelle
dans la relation avec les autres, ou encore à réaliser combien nous sommes
conditionnés par notre fonctionnement émotionnel inconscient dans notre vie
quotidienne. Or, affects et émotions jouent un rôle clé dans les décisions
importantes de notre vie, comme le choix d’un partenaire ou d’une carrière
professionnelle. Par exemple, les ingénieurs qui ont certes besoin d’une formation
rationnelle et technique, ne sont pas presque pas formés pour prendre en compte
cette dimension pourtant indispensable pour la bonne gestion des rapports humains
et donc pour être des leaders.
38
Cette domination de la raison s’est illustrée aussi dans le domaine de la science
économique par l’invention du concept d’homo economicus, un être rationnel
supposé rechercher son intérêt propre et maximiser l’utilité de ses gains par un
calcul économique. Il n’a pas d’émotion et n’est motivé que par l’attrait du gain et ce
qui lui profite. Mais les économistes ont dû déchanter et se résoudre à admettre que
l’homo economicus restait une fiction car l’acteur économique est loin de se limiter à
cet être égoïste et rationnel. Son cerveau fonctionne en fait surtout à partir d’affects,
d’inférences et de prédictions comme nous allons le voir.
Le cas Elliot
Les études conduites par Antonio Damasio sur des personnes ayant subi une
détérioration de certains éléments clé du réseau émotionnel de leur cerveau (le
cortex orbitofrontal en particulier) montrent que ce sont les évaluations rapides
émotionnelles du cerveau qui guident le comportement et aident à anticiper le
résultat favorable ou défavorable d’une décision. Bien que leur rationalité fonctionne
à peu près normalement, ces personnes n’ont plus accès à l’évaluation affective de
ce qui leur arrive, et elles se désintéressent de leurs comportements émotionnels et
sociaux. Elles sont incapables de définir ce qui est important avant de décider.
Dans son livre L’erreur de Descartes, Antonio Damasio décrit le cas d’un patient,
Elliot, qui, à la suite d’une tumeur, a été opéré dans la zone préfrontale du cortex.
Elliot était intelligent, informé et bien éduqué avant son opération. Mais, peu après, il
manifeste un certain nombre de difficultés qui l’empêchent de mener une vie
normale. Les tests neuropsychologiques montrent un fonctionnement intellectuel
rationnel normal, mais une incapacité à s’engager sur les questions personnelles et
sociales. Il ne laisse percer aucune émotion et est incapable de se donner des
objectifs. Il raconte les évènements en spectateur et se comporte de manière
irresponsable en se laissant facilement distraire. Il lui faut énormément de temps
pour prendre la moindre décision car il n’arrive pas à choisir entre plusieurs options.
Ainsi, par exemple, il passe plus de trente minutes à essayer de choisir le jour et
l’heure de son prochain rendez-vous. Privé de la composante émotionnelle des
différentes options, il ne parvient pas à se décider. Il ne sait plus faire des choix
avisés même s’il est capable de raisonner et de résoudre certains problèmes
pratiques.
En réalité, Elliot n’a pas pu mener une vie normale en se fiant seulement à son
cerveau rationnel sans recours à une évaluation émotionnelle. Uniquement guidé
par la raison, il se comportait de manière... déraisonnable.
Toute créature doit, pour agir et survivre, assigner une valence positive ou négative
à chaque évènement ou rencontre. Même un organisme sans cerveau, possède un
tel système pour s’orienter. Les animaux décident automatiquement, sans effort, car
ils ont ce que l’on peut appeler un ‘plaisiromètre’ branché en permanence dans leur
tête. Ils n’ont pas besoin de peser le pour et le contre, ni de raisonner. Les éclairs de
plaisir ou de déplaisir suffisent. Les êtres humains sont également équipés d’un
‘plaisiromètre’, qui fonctionne en permanence. Même si nous n’en avons le plus
41
souvent pas conscience, tout ce que nous vivons et percevons provoque une
réaction du type plaisir ou déplaisir avec une modulation fine en intensité de cet
affect.
La première est le niveau agréable ou désagréable de ce qui est ressenti, c’est une
valence affective, une évaluation du plaisir ou déplaisir perçu. C’est le plaisir de
sentir la chaleur du soleil sur sa peau, ou le plaisir de déguster sa nourriture favorite
ou la sensation désagréable d’une douleur à l’estomac ou d’un pincement au cœur.
Ces deux indicateurs, souvent non totalement perçus au niveau conscient, nous font
rechercher ou éviter certaines situations ou évènements en jouant au départ sur des
oppositions binaires du type : bon/mauvais, juste/faux, gain/perte, aimer/détester, se
rapprocher/éviter. Puis ces affects se conjuguent en sensations et émotions plus
complexes et conduisent à un comportement réactif immédiat, plus ou moins
contrôlé. Ce n’est en effet qu’à ce stade, donc tardivement, qu’ils atteignent notre
registre conscient ce qui nous permet de trouver des arguments d’allure rationnelle
qui justifieront notre comportement. Nous disposons fort heureusement, dans ce
registre conscient de la capacité de dépasser ce stade primaire d’analyse rapide et
de réaction comportementale immédiate, et de faire des évaluations plus nuancées
et des comportements appropriés.
Comme un garçon juché sur la tête d’un éléphant, nous pouvons certes le guider en
fonction de nos objectifs, mais nous restons dépendants de son bon vouloir
l’équivalent dans notre cerveau du ressenti, des affects et des systèmes d’activation
sous-jacents.
42
Sans ces affects internes, nous serions un peu comme sur un voilier avec un
gouvernail mais sans vent pour nous faire avancer. Et le gouvernail ne peut pas tout.
Que l’éléphant décide de bouger de son propre chef, nous serons bien en mal de
pouvoir le contrarier. Il ne nous restera alors que la possibilité d’inventer une raison
rationnelle pour expliquer ce mouvement incongru ou trouver des moyens de le
corriger dans un deuxième temps. Nous ne sommes pas rationnels au départ mais
nous savons utiliser notre raison pour justifier nos comportements.
Intéroception
Les affects comme le plaisir et déplaisir assignent une valeur aux choses. Ils sont
universels et s’écoulent comme un courant tout au long de notre vie, même quand
nous sommes au repos ou endormis. Ils résultent d’un processus continu interne
appelé intéroception. À chaque instant, certaines zones du cortex sensoriel insulaire
photographient l’état de notre corps et détectent notre état somatique intérieur. Elles
analysent nos états internes, de plaisir ou de déplaisir, d’agitation ou de calme.
Ainsi toutes les sensations de nos organes et tissus internes, que nos entrailles se
nouent ou que notre cœur batte plus fort, sont représentées dans notre cerveau.
Cette activité intéroceptive permet au corps de réguler son équilibre et de s’ajuster
en fonction des signaux reçus. C’est la perception interne de cet ajustement qui
produit le spectre des affects de base, plaisants ou déplaisants, calmes ou excités.
Ces valences affectives sont de simples résumés de l’état de notre corps à la
recherche de son équilibre. Elles peuvent atteindre le registre conscient et sont ainsi
perçues en tant qu’émotions. Le plus souvent, elles restent en bruit de fond, mais
sont susceptibles de nous influencer.
Même lorsque nous pensons fonctionner de façon totalement rationnelle nos affects
restent présents sous la surface. La raison et l’émotion ne sont ni séparées ni
opposées. La raison se situe en quelque sorte au-dessus de l’émotion car elle est en
position de l’observer et dans le même temps, elle dépend d’elle. Nous ressentons le
monde avant de le penser. L’émotion est l’énergie qui conduit, organise, amplifie ou
atténue l’activité cognitive.
Qui plus est, lorsque les émotions envahissent la scène de notre mémoire de travail,
il y a moins d’espace disponible pour raisonner de façon rationnelle. Ainsi, la peur ou
l’excitation du succès peuvent fortement brouiller notre raisonnement. Il est
important pour le leader d'en tenir compte.
Le problème est alors que les croyances deviennent des certitudes. Pourquoi
faudrait-il douter que je respire, ou ne pas croire ce que je ressens ? J’y crois, parce
que je le sens, c’est tout. Les croyances deviennent authentiques, claires et
5
https://www.statnews.com/2020/03/20/trump-coronavirus-drug-just-a-feeling/
45
irréfutables. Elles n’ont plus besoin de confirmation ou de réfutation par l’observation
des faits.
Quand nous ressentons un affect sans en identifier la cause, nous risquons de traiter
cet affect comme une information valable plutôt que comme un ressenti personnel et
subjectif de la réalité. Les éléments que nous croyons être réels résultent de
ressentis affectifs internes. Nous sommes ainsi conduits à expérimenter l’affect
comme une propriété de l’objet ou de l’évènement en soi, plutôt que comme
provenant de notre propre expérience. Le sucre n’est pas sucré en soi, c’est un
simple produit chimique. Le sucré provient de notre interprétation gustative
subjective. Alors, attention, un mauvais ressenti devant une chose ne signifie pas
que la chose est mauvaise en soi.
L’aire du cerveau qui est activée dans pratiquement tous les cas où nous résistons à
nos inclinations et désirs, est le cortex préfrontal et en particulier le COF, le cortex
orbitofrontal, « le Régulateur-évaluateur » des émotions, le composant principal du
système de freinage du cerveau (voir annexe 2).
En fait, les connexions entre le COF et le striatum ventral, sont fondamentales pour
analyser et réguler nos affects. Il est même probablement possible de les renforcer
si on les entraîne, et elles s’affaiblissent si elles ne sont pas assez sollicitées.
Cependant les connexions d’inhibition qui proviennent du cortex préfrontal sont
beaucoup moins nombreuses que les connexions d’excitation qui remontent du
striatum. Ainsi ce système de frein du cerveau peut aisément se fatiguer, un peu
comme un muscle, et atteindre rapidement une limite. Nous risquons alors de passer
sous l’emprise du désir de récompense immédiate.
Il faut accepter le fait que notre cerveau ne fonctionne pas d’une façon aussi
rationnelle qu’il ne nous le laisse croire et qu’il nous donne une image subjective et
parfois déformée du monde dans lequel nous sommes immergés. Certes, nous nous
sommes capables de prouesses remarquables. Nous pouvons parler notre langue
maternelle avec beaucoup de subtilité, faire des raisonnements mathématiques ou
statistiques complexes, et accéder instantanément à une multitude d’informations.
Nous percevons toutefois la réalité selon certaines perspectives et distorsions dont
l’influence sous-consciente est plus puissante que nous l’imaginons. C’est comme
porter des lunettes qui déforment ou colorent nos perceptions dans certaines
situations, sans que nous en soyons vraiment conscients. Notons bien cependant,
qu’il s’agit de distorsions par rapport à une appréciation dans notre environnement
présent. Il ne faut pas oublier que ces fonctionnements qui ne nous semblent pas
pleinement rationnels ont leur utilité ou l’ont eu dans des temps qui en termes
d’évolution ne sont pas si éloignés. Il existe peut-être quelques milliers d’années de
décalage entre notre évolution biologique et un ajustement au monde actuel.
48
D’une façon générale, dans le cerveau de l’humain, la peur et la menace sont plus
fortes que l’anticipation d’une récompense. Il valait mieux, dans la perspective de
l’évolution, fuir des menaces réelles ou imaginaires que se préoccuper de
récompense aussi attirante fût-elle. Il était préférable de jeûner quelques jours de
plus que de prendre le risque de rencontrer un tigre aux dents de sabre ! Les deux
situations ne jouaient pas de la même manière sur notre survie. Ainsi le cerveau
humain est câblé pour surestimer le risque avant de rechercher les gains. La
méfiance est plus naturelle que la confiance, même si de telles réactions sont moins
pertinentes dans le monde actuel.
6
Cyrulnik, B (1997). L’ensorcellement du monde. Odile Jacob. Paris.
49
L’amygdale, la sentinelle
Nous parlons d’amygdale au singulier bien que nous ayons deux amygdales, situées
dans les profondeurs des lobes temporaux, à droite et à gauche. L’amygdale
(amande en grec) joue un rôle central pour gérer la vigilance, la peur et l’anxiété et
aller vers l’agression avec la colère et la rage. C’est une sorte de sentinelle, jaugeant
la signification émotionnelle de tout ce que nous percevons et décidant d’y prêter
attention et de s’en émouvoir, avant même que nous en prenions conscience. Elle
est avant tout un détecteur d’alerte sensible aux signaux de danger, d’alarme, de
douleur imprévisible. Elle orchestre toutes nos expériences émotionnelles, qu’elles
soient positives ou négatives, grâce à ses connections à nos sens et à toutes les
autres régions du cerveau. Elle parle naturellement aux autres régions limbiques, y
compris l’hippocampe qui stocke et mémorise les souvenirs conscients explicites
dépassionnés. Mais au moment d’une grande peur l’amygdale peut entrainer
l’hippocampe vers un type de peur apprise
7
L’espérance de gain est de 120 x 0.5 + 100 x 0.5 soit 110 euros.
50
8
L’inévitabilité de l’habituation provoque l’ennui. Arthur Schopenhauer a fait de l’ennui un
phénomène essentiel. Comme le manque conduit à la souffrance, pour lui « La vie oscille,
comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui ».
51
chercher à obtenir plus que la dernière fois, toujours plus et il y a risque d’addiction
au plaisir immédiat. Le biais d’immédiateté peut ainsi s’apparenter au péché de
gourmandise qui est en fait un péché de gloutonnerie. Ce péché nous fait vouloir
tout, tout de suite et peut conduire à l’aveuglement et à la démesure, en témoigne
l’épidémie d’obésité dans les pays occidentaux. Il peut aussi se rapprocher du péché
d’avarice au sens de cupidité et d’accumulation de richesses recherchées pour elles-
mêmes. On peut ainsi penser que nous avons là un gros défaut de fabrication, ou
d’inadaptation de notre cerveau aux temps actuels.
Dévalorisation temporelle
Lorsqu’il s’agit de différer la récompense immédiate et de réfléchir aux
conséquences futures, c’est le cortex préfrontal et en particulier le COF, le cortex
orbitofrontal qui s’active pour permettre d’imaginer et d’atteindre des objectifs à long
terme. C'est cette capacité d’envisager le futur, de produire ce genre d’images
mentales, qui fait de nous des humains. L’activation du cortex frontal est toutefois
coûteuse en énergie cérébrale et se fait de façon plus laborieuse que l’activation des
systèmes de récompense immédiate.
De fait, le striatum ventral du circuit de récompense reste fixé sur l’attrait des
récompenses immédiates et dévalorise la valeur de la récompense retardée,
d’autant plus que la personne est impatiente. Et plus les résultats attendus sont
éloignés dans le temps, plus ils perdent de leur valeur. C’est l’effet “discounting”. Les
économistes tentent bien, avec des taux d’actualisation, de montrer ce que l’on peut
gagner en repoussant la consommation dans le temps. Mais cette dévalorisation
temporelle reste très présente et s’est même amplifiée dans notre société des temps
courts, de l’impatience et du zapping. Lorsque qu’il est aisé d’avoir tout, tout de
suite, la capacité d’attendre s’estompe, le travail conscient d’activation qui cherche à
freiner les impulsions immédiates devient de plus en plus laborieux et malaisé. Ainsi
s’expliquent les difficultés à investir dans le futur : dans l’éducation, la prévention en
matière de santé ou de retraite, l’écologie.
Nous sommes également attirés par tout ce qui peut renforcer cette estime de soi.
Qu’il s’agisse de succès professionnels, de compliments de notre entourage, de
recherche de célébrité, mais aussi d’augmentation de notre statut social apparent
par des achats de biens de luxe ou d’automobiles.
Nombre d’études montrent que nous nous surestimons dans à peu près tous les
domaines. Nous croyons que nous sommes meilleurs que la moyenne qu’il s’agisse
de conduite automobile, de séduction, de communication, de leadership ou
d’enseignement. Plus de 90 % des enseignants pensent ainsi que leurs aptitudes
pédagogiques sont supérieures à la moyenne.
Plus nous devenons expert dans un domaine plus nous laissons notre savoir gonfler
notre confiance dans ce savoir et plus nous nous enfermons dans les limites de ce
que nous sommes persuadés de bien connaitre. Forts de cette confiance, nous
n’écoutons plus les autres. Ce fut le cas de Deca qui refusa d’engager les Beatles,
ou du général John Sedgwich qui perdit la vie à la bataille de Gettysburg (‘A cette
distance ils ne toucheraient pas un éléphant !’ affirma-t-il sans chercher à s’abriter).
Nous ne voyons que ce qui est nous est accessible et rien d’autre. On retrouve le
syndrome du ‘Pas Inventé Ici’ qui fait que nous accordons davantage de crédit à nos
propres concepts et créations qu’aux idées générées par d’autres qui pourraient
aussi bien ou mieux convenir.
Il est intéressant de noter que les ‘like’ qui sont si généreusement distribués au vu
de la présentation de notre profil sur Facebook ou sur tout autre réseau social,
53
renforce cette estime de soi. La dopamine est à la manœuvre avec en outre cette
tendance au toujours plus d’excitation immédiate sur un fond d’accoutumance que
nous avons décrite. Il est ainsi facile de tomber dans l’addiction sur les réseaux
sociaux. Et gare à la critique et au dénigrement. Dans ce cas les moins pèsent
beaucoup plus lourd que les plus et les dommages peuvent être considérables en
termes d’image et de confiance en soi.
En moyenne, les hommes ont cinq à dix fois plus de testostérone que les femmes,
ce qui explique qu’ils sont plus sujets à l’excès de confiance en soi. Ils sont souvent
impliqués dans des bagarres en prennent parfois des risques déraisonnables.
L’égocentrisme rejoint ici la vanité, le péché d’orgueil ou l’hubris que les dieux grecs
observaient chez les hommes arrogants emportés par l’ivresse du pouvoir. C’était un
crime puni par le châtiment de Némésis, entraînant l’anéantissement de l’individu.
« Le ciel rabaisse toujours ce qui dépasse la mesure » écrivait Hérodote.
Des cartes neuronales complexes représentent dans notre cerveau notre propre
statut et l’ordre hiérarchique des personnes qui nous entourent selon de multiples
dimensions, âge, revenus, force physique ou sens de l’humour. La taille physique
continue à influencer inconsciemment notre perception de la domination même dans
les démocraties les plus avancées. Aux Etats Unis, près de 15 % des hommes
mesurent plus de 1,83 m mais ce pourcentage monte à près de 60% pour les PDG
des 500 plus grandes entreprises. Ainsi s’est ancré dans nos circuits neuronaux un
puissant intérêt pour tout ce qui se passe en termes de hiérarchie, de statut et de
comparaison sociale au sein d’un groupe.
55
Notons que nous nous focalisons ici sur la domination et le contrôle vertical car nous
nous intéressons aux leaders. La hiérarchie peut au contraire satisfaire aussi le
besoin de certains d’être pris en charge et guidés. Elle établit en effet une structure
stable qui tranquillise et donne des certitudes sur les valeurs et les conduites à tenir.
Le monde est clair et organisé et on accepte de s’y soumettre. Les expériences de
Milgram9 nous ont montré ce que les gens étaient prêts à accepter au nom de
l’obéissance et de la conformité.
Dopamine et testostérone
Monter dans la hiérarchie fait du bien, et cette récompense s’accompagne d’une
bouffée de dopamine dans le striatum ventral. Comme nous l’avons vu, l’arrivée d’un
leader à une position de pouvoir provoque aussi une augmentation de la
testostérone qui le pousse à faire ce qu’il faut maintenir son statut, et qui renforce sa
confiance en lui. Cette augmentation s’accompagne-t-elle d’un accroissement de
libido comme en témoigne parfois les multiples aventures et liaisons des patrons,
des présidents ou des stars ? Cela reste à prouver. Rappelons également que cette
libération de testostérone réduit ou bloque la synthèse de l’ocytocine, le
neurotransmetteur associé à la confiance en autrui. Elle rend donc les chefs plus
égoïstes, moins empathiques et moins intéressés par les autres, ceux qui sont en
dessous et qui sont regardés avec condescendance.
Intelligence sociale
Lorsque l’ordre hiérarchique est instable on tombe dans le drame shakespearien de
la lutte pour arriver au sommet dans la sueur et le sang. Mais le plus dur n’est pas
d’arriver au sommet mais de s’y maintenir. Et là, il faut faire montre de compétence
et d’intelligence sociale pour repérer les sources de pouvoir, pour comprendre les
actions des autres, intimider un rival, avoir suffisamment de contrôle de ses
impulsions pour ignorer la plupart des provocations, apprendre comment former des
alliances et des coalitions qui permettront de se hisser au-dessus des autres et de
gagner en prestige et en statut.
9
Milgram, S. (1974). Soumission à l’autorité. Calmann-Levy. Paris.
56
avantage distinct et supérieur à l’empathie, car elle permet d’anticiper ce qui se
passe dans la tête de l’autre.
En résumé
Les idées de hiérarchie et le pouvoir sont profondément implantés dans nos circuits
neuronaux. Ils expliquent l’importance disproportionnée que nous accordons aux
leaders. Certes, ils ont un rôle important à jouer mais leur influence est souvent
exagérée par notre tendance à simplifier des situations complexes et à faire appel
au chef charismatique ou au sauveur.
Notre cerveau aime ainsi les raccourcis et les pensées automatiques, comme les
clichés, ces expressions stéréotypées et banales trop souvent entendues qui
viennent facilement à l’esprit. Il se laisse aussi entrainer par des inférences
émotionnelles comme le raisonnement émotionnel (un biais émotionnel que nous
avons vu au chapitre précédent et que l’on appelle également réalisme affectif) qui
me fait dire « si je sens que c’est juste et bon, eh bien, ça doit l’être » ou par l’effet
de halo qui consiste à étendre un ou quelques traits particuliers d’une personne à
l’évaluation d’ensemble de cette personne. On dit que l’habit fait le moine ! Le
cerveau a tendance à privilégier ce qui est aisément accessible et s’il hésite entre la
facilité et la vérité, bien trop souvent, il choisit la facilité.
Dans les organisations, nombreux sont ceux qui se contentent d’être des suiveurs,
en se conformant à la règle et en restant sur la façon de faire habituelle, rassurante
et économe d’effort. On ne répare pas tant que ça ne casse pas. On va dans le sens
de ce qui existe déjà. Le chemin devant soi est clairement indiqué, le progrès dans
la carrière est clairement tracé selon les lignes hiérarchiques. Pourquoi chercher à
en faire plus ?
Polaroid ou Kodak n’ont pas fait naufrage parce que le capitaine n’avait pas vu venir
l’obstacle du digital, mais parce le paquebot lancé sur son inertie était trop difficile à
faire tourner. Il aurait fallu réallouer les ressources de façon drastique dans les
différents départements d’une année sur l’autre pour passer de la chimie à
l’électronique. La lourdeur des logiques organisationnelles condamnait l’évolution.
Nos croyances sont inscrites dans notre cerveau sous la forme de réseaux
associatifs stables. Toute nouvelle information s’y réfère et se mémorise en
s’associant aux réseaux existants, ce qui fait que l’on apprend par association donc
par confirmation. Si l’association n’est pas possible, l’information est facilement
rejetée, modifiée ou oubliée. Notre cerveau essaye ainsi de faire entrer dans les
cartes et les modèles mentaux existants tout ce que nous éprouvons ou pensons.
Ainsi, notre esprit conscient, assez paresseux, se repose de préférence sur des
connaissances et des croyances déjà établies. Nous ne sommes pas naturellement
disposés à réfuter et à abandonner ce que nous avons déjà inscrit dans nos réseaux
neuronaux. Pour élaborer une théorie, nous commençons par chercher tous les
éléments qui la confirme et la science repose pour une large part sur le
raisonnement inductif. Elle tend à généraliser des découvertes intéressantes en
reproduisant et multipliant les expériences pour vérifier que l’on obtient à chaque fois
le même résultat. Chaque fois que l’eau dépasse 100°C, elle bout et s’évapore.
Cependant les théories issues du raisonnement inductif n’en demeurent pas moins
des croyances. Par exemple, nous croirons que tous les cygnes sont blancs si
toutes les observations enregistrées jusqu’à présent indiquent qu’ils le sont. Mais il
suffit d’observer un seul cygne noir pour que la théorie s’effondre. Une approche
scientifique rigoureuse se doit justement de tester les limites du raisonnement
inductif en organisant des expériences susceptibles de prouver que la théorie est
fausse.
Dissonance et aveuglement
Ainsi, confrontés à de nouvelles informations susceptibles de remettre en question
nos croyances ou même de prouver nous sommes dans l’erreur, nous aurons
tendance à réfuter la douloureuse évidence en ayant recours à toutes sortes
d'arguments, de justifications rétrospectives ou de preuves imaginaires pour nous
rassurer et nous sentir bien. Nous sommes donc prêts à transformer la réalité et à
distordre nos perceptions pour obtenir une interprétation qui nous rassure et
préserve notre point de vue ou notre investissement émotionnel. Il n’est pas toujours
à notre avantage de voir le monde tel qu’il est. Un mauvais résultat à un test de
performance peut abimer notre image mais parions que nous aurons tôt fait de
dénier toute valeur à ce test, d'y trouver des défauts ou de prouver qu’il était
59
inadéquat. Le renard de La Fontaine qui n’arrive pas à attraper des grappes de
raisins pourtant bien tentantes finit par abandonner la partie en concluant qu’elles
sont probablement acres.
La dissonance cognitive nous entraîne un pas plus loin, dans un état douloureux de
confusion lorsque nous essayons de garder à l’esprit deux points de vue ou deux
croyances incompatibles et contradictoires. Le moyen le plus facile d’atténuer ce
sentiment est de retrouver rapidement une représentation cohérente en oubliant l'un
des points de vue et en trouvant de bonnes raisons de défendre l’autre. Un grand
buveur qui lit les dernières statistiques montrant les ravages dus à une
consommation excessive d’alcool essaiera par exemple de réduire la dissonance en
dénigrant les statistiques et en se convainquant qu’il n’est qu’un buveur mondain.
Par exemple le cerveau invente la lumière blanche qui est une impossibilité physique
car elle combine toutes les couleurs, toutes les longueurs d’ondes du spectre visible.
Il représente le blanc non pas comme une combinaison de couleurs mais comme
une luminance qui n’a aucune des couleurs. Comme l’explique le neuroscientifique
Michael Graziano11 « L’objectif de ce modèle interne n’est pas de donner une
description exacte et détaillée, ce qui serait une dépense inutile de traitement
neuronal. Il s’agit plutôt de donner un aperçu rapide, commode, facile à calculer et
suffisamment précis pour guider le comportement. »
Autrement dit, nous n’avons pas accès à la réalité objective, au monde tel qu’il est,
et nous ne le percevons qu’à travers le cadre, la perspective de nos propres
représentations, notre façon de saisir et d’interpréter une situation. Compte tenu de
l’étroitesse de la focalisation de notre prise de conscience, une situation n’est vue
qu’en fonction de l’orientation du projecteur de l’attention. Cette seule perspective ne
nous permet pas de voir tout le panorama. Certains aspects sont éclairés tandis que
d’autres restent dans l’ombre. Ce point de vue, ce cadrage est donc nécessairement
10
Naccache, L. (2020). Le cinéma intérieur. Paris : Odile Jacob
11
Graziano, M. (2013). Consciousness and the social brain. Oxford University Press.
60
partiel, limité et simplifié pour être transmis à tous les processeurs concernés dans
le cerveau, mais il nous est si familier et naturel que nous n’en avons que très
rarement conscience. Il opère de façon automatique et pour le rendre visible, il faut
prendre du recul et considérer d’autres points de vue.
Par exemple, certaines personnes voient une bouteille à moitié pleine et d’autres
une bouteille à moitié vide. Faire une erreur est une faute pour les uns mais un
moyen d’apprendre pour les autres. Une formation peut être considérée comme un
coût ou comme un investissement. Une différence de cadrage peut entrainer un
changement de comportement. Ainsi, nous accepterons plus volontiers de se faire
opérer si le chirurgien annonce des chances de succès de 90% plutôt qu’une
probabilité d’échec de 10% pour la même opération. Une nourriture qui affiche 90%
sans matières grasses sera préférée à celle qui annonce 10% de matières grasses.
Vous verrez autrement votre environnement si vous décidez de pratiquer
régulièrement un sport, vous ferez beaucoup plus attention aux clubs sportifs et aux
équipements.
Ce biais d’association par similarité nous retient de nous aventurer au-delà d’un
cercle restreint de confiance. Les autres sont considérés comme des étrangers et
représentent une menace potentielle, parce qu’ils sont différents, parce qu'il est plus
difficile d’anticiper leur comportement ou parce qu'ils peuvent être des concurrents
dans la lutte pour le pouvoir ou le statut. Ainsi, faire confiance à un étranger pour
interagir ou faire des affaires renvoie à la question ami-ennemi que se posaient nos
ancêtres quand ils rencontraient une personne non familière dans la savane
africaine. Ils avaient intérêt à parfois se tromper en prenant un ami pour un ennemi
car l’erreur contraire pouvait leur être fatale. Ce biais de similarité s’est révélé fort
utile pour la survie des premiers humains mais aujourd’hui il nous limite dans un
monde où la diversité est au contraire source de richesse et de créativité.
Le rapprochement social est facilité par l’empathie qui nous permet de comprendre
comment les gens qui nous entourent sentent et pensent en simulant leurs états
mentaux à l’intérieur même de notre cerveau. Nous ressentons ce que les autres
expérimentent par l’intermédiaire de nos propres perceptions grâce au système
miroir. Certains circuits de notre cerveau possèdent des neurones miroirs qui
permettent de “rejouer” virtuellement les gestes que l’autre effectue réellement.
Notre cerveau peut comprendre ainsi de façon intime les actions et les intentions
qu’il observe chez autrui. Ce système miroir fait que lorsque nous voyons un individu
62
ressentir la peur face à un danger, nous activons tout comme lui notre amygdale et
ressentons la même peur que nous aurions ressentie en voyant ce danger. A
l’inverse, nous libérons de la dopamine dans le striatum ventral lorsque nous voyons
une personne recevoir une récompense ou obtenir un succès. Le fonctionnement de
ces systèmes miroirs perceptifs est d’autant plus intense que les personnes que
nous voyons ressentir peur, douleur ou joie nous sont proches, ou appartiennent
notre communauté.
Les gens qui appartiennent à un groupe sont ainsi conduits à penser que ceux qui
leur ressemblent dans le groupe sont plus dignes de confiance et meilleurs que les
étrangers, les gens de l’autre groupe qui sont considérés avec méfiance quand ils ne
sont pas rejetés parce que différents.
Au sens de la menace se rajoute parfois le dégoût, parce que les autres mangent
des choses répugnantes, ont des comportements scandaleux, ou sentent mauvais.
Le cortex insulaire est à la manœuvre. Un dégoût qui s’annonce gustatif au départ
63
pour une nourriture avariée, peut prendre une dimension sociale ou esthétique. Les
images de toxicomanes ou de clochards activent l’insula et non l’amygdale.
Certaines personnes refuseront par exemple de porter les vêtements d’un étranger.
Conformisme social
Le simple fait de mettre les gens en groupes renforce le sentiment d’appartenance et
déclenche un esprit de clocher même lorsque le critère qui préside à la constitution
du groupe est ténu. Ces marqueurs arbitraires finissent par prendre un certain
pouvoir en créant des attentes réciproques et des obligations partagées. On voit
ainsi des idéologies se répandre en de multiples chapelles qu’il est souvent difficile
de distinguer.
Cette tendance à constituer des groupes clos où l’on parle la même langue, où l’on
respecte les mêmes codes et les mêmes valeurs, où l’on prie le même dieu, a
toujours existé et a été largement exploitée à des fins politiques. Elle a conduit à de
multiples conflits qui ont émaillé notre évolution et qui sont restés essentiellement
des conflits entre groupes.
Quand le groupe lui -même ne fonctionne pas bien, c’est souvent parce que certains
membres entrent dans une lutte compétitive qui cherche à les avantager. Mais le
groupe est capable de se policer et peut éventuellement punir ou exclure les
déviants. En témoignent les punitions sévères comme le bannissement,
l’excommunication, la déportation ou l’exil. En fait, nos ancêtres n’avaient pas le
choix de ne pas se soumettre au groupe. Le quitter ne leur laissait que peu de
chances de survie et ceux qui l’ont fait n’ont pas laissé de descendants. Il était donc
impensable d’avoir raison contre le groupe. Cette pression évolutive a profondément
structuré notre pensée et nos comportements.
De fait, s’écarter de la pensée unique a un coût émotionnel élevé et s’il nous arrive
de prendre une position indépendante et différente de l’opinion du groupe, le cortex
cingulaire antérieur s’active signalant un conflit et l’amygdale, indicateur de danger
s’alarme en conséquence. Par-contre, dans un climat de sécurité psychologique les
vues contraires ou divergentes sont mieux acceptées sinon bienvenues.
Dans les années 1950, le psychologue social Solomon Asch a fait une série
d’expériences qui montraient comment un individu décidait face à un groupe dont
l’opinion divergeait de façon unanime. L’expérimentateur demandait à des petits
64
groupes de comparer la longueur d’un trait à celle de traits projetés sur un écran, en
demandant à chaque membre du groupe de répondre à tour de rôle et à voix haute.
Le sujet étudié était le dernier à répondre et les autres participants, qui étaient des
complices de l’expérimentateur, annonçaient tous avec assurance le même choix
erroné. Le résultat de ces expériences a montré que la pression exercée par la
pensée unanime du groupe était suffisante pour que les sujets étudiés se
conforment à l’avis collectif, même si le groupe était composé de parfaits inconnus.
Le conformisme opère à grande vitesse. Il faut moins de 200 millisecondes pour que
le cerveau enregistre que le groupe a choisi une réponse différente et moins de 400
millisecondes pour prédire que le sujet étudié va changer d’avis, et moins d’une
seconde pour qu’il se conforme au groupe. Et lorsque le sujet prend conscience de
son désaccord avec le groupe, on peut noter non seulement l’activation du Cortex
Cingulaire Antérieur mais aussi l’activation de l’amygdale, de l’insula et du cortex
préfrontal ventromédian émotionnel, signalant non seulement qu’il est différent des
autres mais aussi qu’il a tort.
Ainsi, nous cherchons à nous conformer à l’opinion des autres même au prix de
modifier nos croyances dans le but de réduire la dissonance entre ce que nous
voyons et ce que voit le groupe, entre ce que nous pensons et ce que pense le
groupe. Et si nous y parvenons, le centre de la récompense de notre cerveau reçoit
une bouffée de dopamine qui procure plaisir et confort de se sentir en harmonie
avec le groupe. Cette force de la pensée unique est accentuée par l’homogénéité
culturelle du groupe.
Nous pouvons déjà noter que la plupart des efforts qui essaient de décrire ce
modèle prescriptif se centrent sur la vision stratégique et le style de leadership. Il
manque souvent un troisième volet qui concerne la mise en place d’un contexte et
d’une culture adaptés. Nous avons déjà repéré cette tendance qui nous pousse à
nous centrer sur le personnage du leader par souci de simplification et de recherche
d’une cause unique. Ce biais d’attribution néglige le plus souvent le comportement
des autres acteurs et l’influence du contexte dont les rôles sont pourtant cruciaux.
Citons par exemple le modèle de leadership situationnel 12 qui considère que le style
du leader doit s’ajuster à la maturité des collaborateurs ou du groupe. Ce modèle
recommande quatre styles de leadership, diriger, persuader, participer ou déléguer,
en fonction du niveau d’évolution des interlocuteurs. Etes-vous dans un
environnement taylorien avec des comportements opératoires et peu de relationnel ?
Alors vous devez diriger les gens avec autorité. Sentez-vous une résistance ou un
besoin d’ouverture ? Alors cherchez à persuader ou tournez-vous vers la
participation. Dans un environnement de chercheurs autonomes passez par-contre à
la délégation. Nous voyons que ce modèle reste clairement centré sur le style du
leader sans se préoccuper de sa compétence stratégique pour faire évoluer la
situation ou sans considérer sa capacité à éventuellement modifier le contexte et la
culture de l’organisation.
Envisageons également le modèle très connu de Jim Kouzes et Barry Posner 13 qui
fait l’inventaire des cinq pratiques exemplaires de leadership : Questionner le
processus, Inspirer une vision partagée, Permettre aux autres d’agir, Montrer le
chemin en servant d’exemple, Encourager avec le cœur. Le questionnement du
12
Modèle de ‘leadership situationnel’ développé par Paul Hersey et Ken Blanchard
13
Kouzes, J., & Posner, B. (2002). The leadership challenge (3rd ed.). San Francisco: Jossey-Bass.
66
processus concerne la réflexion stratégique. Puis nous retrouvons quatre pratiques
qui décrivent le style de leadership à adopter. Il manque cependant toujours l’aspect
contexte et culture.
Nous pourrions tout aussi bien préférer la formule plus percutante des 4 E de Jack
Welch, l’ancien patron de General Electric, un leader prolixe qui a permis des
résultats remarquables à court-terme mais plus discutables après : ‘Energy,
Energise, Execute, Edge’ (Agir avec énergie, Energiser, Exécuter, Décider). Cette
formule se focalise encore sur le style de leadership, un style très centré ici sur les
résultats.
Ainsi ce modèle type, qui reprend et intègre nombre de tentatives proposées ici ou
là, nous permettra de décrire les aspects essentiels d’un mode de fonctionnement
que l’on ne peut que recommander sur un plan théorique et raisonnable. Après avoir
exploré ce bel édifice et essayé de vous faire croire à ce mirage, nous en
montrerons la fragilité compte tenu de la façon dont nous sommes constitués avec
nos prédispositions et nos biais. En fait, dans la pratique, la plupart des dirigeants en
sont réduits à bricoler un modèle accommodant et rafistolé, incapable, le plus
souvent, d’entrainer l’adhésion des suiveurs. C’est le modèle par défaut fixé sur les
résultats que l’on observe couramment et qui fait dire que le leadership est en crise.
Nous allons ainsi voir les organisations osciller entre ces deux pôles, le modèle
apprenant et le modèle par défaut. Cependant, de temps en temps, une réussite
abondamment commentée relance les efforts. Le Toyotisme a réussi jusqu’à présent
à poursuivre une ligne stratégique claire et inspirante à long terme grâce à une
immersion complète des leaders au niveau des opérations, à leur implication pour
organiser un contexte adéquat et à la mise en place d’une culture solidement établie,
éléments qui permettent d’obtenir l’engagement et la coopération de tous.
Mais avant d’essayer de comprendre pourquoi le leadership est en crise, nous allons
nous efforcer d’expliciter les trois volets, les trois axes principaux sur lesquels
s’articule le modèle apprenant sans prétendre vouloir en couvrir tous les aspects : la
réflexion et la décision stratégique (chapitres 7), le style de leadership (chapitre 8) et
la mise en place du contexte et de la culture (chapitre 9), avec les lignes directrices
suivantes :
Gardons en tête que ce modèle théorique reste le plus souvent un mirage. Il a les
plus grandes difficultés à s’appliquer dans la pratique parce que le cerveau de
l’homo sapiens actuel n’est pas encore pleinement adapté à un tel modèle. Il est
toujours celui d’un être fragile qui sur l’essentiel de ses 200 000 ans d’histoire était
surtout préoccupé de comprendre le monde chaotique dans lequel il était jeté et de
survivre dans sa famille, son groupe ou sa tribu.
68
Les employés voulaient redevenir des êtres humains au sens plein, des êtres
humains qui ne laissent pas leur cerveau, ou plus précisément leur cortex préfrontal,
à l’entrée de l’usine, et qui peuvent retrouver une part de maitrise et de sens dans
leur travail.
Le retour du refoulé
L’école des ressources humaines
L’approche taylorienne sous sa forme radicale s’est vue ainsi rapidement contestée
par l’école des ressources humaines qui estimait que l’intelligence et l’engagement
des employés pouvaient être mises au service de l’entreprise.
Il fallait quitter ce que l’on appelait la « théorie X » de l’homme, une théorie qui en
fait ramenait le travailleur à ses prédispositions et biais premiers. Cette théorie
supposait que les employés qui manquaient de conscience professionnelle et de
motivation avaient besoin d’être guidés et contrôlés en permanence. Ils étaient
paresseux par nature et avaient besoin d’être motivés par des récompenses
monétaires ou des primes. Ils devaient aussi tenus par des règles, des contraintes
ou même la peur. Ils se contentaient de se soumettre à leurs supérieurs
hiérarchiques, en se cantonnant au statu quo, sans chercher à faire évoluer leur
travail ni à collaborer avec les groupes voisins.
Cette école recommandait donc de revenir à une théorie plus saine, « la théorie Y ».
Cette théorie s’appuie sur les motivations de base des êtres humains. Les employés
sont à la recherche d’un travail porteur de sens qui leur permet plus d’autonomie et
de responsabilité. Leurs motivations ne sont pas seulement matérielles et
monétaires. Ils veulent participer à la décision. Ils veulent être reconnus pour leurs
69
compétences et retrouver maitrise et initiative dans leur quotidien. Cette théorie
prépare l’étape suivante de l’engagement des employés qui acceptent alors de
participer à l’amélioration continue des processus dont ils ont la charge puis de
collaborer avec les autres unités pour satisfaire le client final. L’entreprise converge
ainsi vers une organisation apprenante qui mobilise les intelligences cognitive,
émotionnelle et sociale de chacun.
- Retrouver des formes de travail porteuses de sens à travers une raison d’être, une
ambition collective, en phase avec les intérêts et motivations de chacun. Cela
correspondait à un besoin systématique de donner du sens et de la cohérence à
l’action.
Ainsi, les entreprises incitées à serrer les boulons et à durcir les pratiques
managériales avec l’ouverture des marchés et le durcissement de la compétition ont
été prises à contre-pied par le retour en force du besoin de leurs employés en
interne de retrouver un certain contrôle de leur environnement et plus d’opportunités
d’épanouissement. Nous allons voir quelques exemples d’expérimentation qui ont
connu un certain succès.
Le mirage du zéro défaut n’a pu devenir possible que par un renversement radical
de perspective qui a consisté à passer de l’inspection des produits finis à la
prévention des défauts par apprentissage. Investir en amont, en prévention, pour
économiser en aval.
Il faut donc apprendre des défauts pour prévenir leur répétition. Prenons un exemple
simple et concret pour faire comprendre le principe. Supposons que je veuille faire
un soufflé au chocolat, une sorte de dessert assez difficile à réussir, sans défaut du
premier coup.
Je n’ai pas d’autre choix que de connaitre tous les paramètres du processus de
fabrication, recette et proportions des mélanges, température du four, durée de
cuisson, etc., et de les contrôler soigneusement. Ce contrôle exige une très bonne
connaissance du processus mais il faut s’attendre à des fluctuations de certains
paramètres qui peuvent faire rater mon soufflé. La méthode exige alors, dans ce
cas, que chaque fois que je rencontre un problème, j’en recherche
systématiquement la cause et que je corrige le paramètre défectueux, par exemple
la température du four avant de faire une autre tentative. A chaque échec, je vais
apprendre et perfectionner ma connaissance du processus. Ainsi, pas à pas je peux
espérer tendre vers le zéro défaut. C’est ce qui se passe dans le domaine de la
sécurité aérienne. Chaque accident est instruit avec une persistance sans faille qui
conduit à modifier les programmes installés ou les instructions données au pilote
pour contrôler le processus de vol.
Ces approches vont rester des tentatives partielles, au coup par coup, tant que les
opérations vont continuer à être poussées verticalement par la planification centrale
au lieu d’être tirées par la demande client.
Tant que le client n’avait pas le choix, la production des biens et services se faisait à
coût élevé et faible qualité. Les organisations faisaient supporter aux clients leur
manque de performance. Mais avec l’ouverture des marchés, et l’accroissement de
la compétition, les entreprises n’ont plus eu d’autre choix que de s’orienter vers le
client et de se préoccuper de la valeur perçue par ce dernier, en recherchant des
avantages concurrentiels pour se démarquer. Le client veut un rapport qualité/prix
optimal et une individualisation des produits. Il ne se contente plus de la couleur
noire pour sa Ford ! L’influence du client final va ainsi remonter la chaine de valeur
et rendre inévitable la coopération transversale entre unités.
Coopération transversale
La façon la plus simple de décrire ce changement de perspective est de voir
comment les systèmes de production classiques ont évolué vers les systèmes dits
‘au plus juste’ dont le meilleur exemple est le fameux TPS, le ‘Toyota Production
System’.
Les processus s’orientent alors vers la demande du client. C’est cette demande qui
tire l’ensemble du système. Les unités opérationnelles, qui s’étaient organisées en
silos, doivent s’interconnecter de proche en proche horizontalement pour donner
plus de valeur au client final. Pour ce faire, les managers doivent laisser plus
d’autonomie à chaque opérateur pour mieux coopérer, réduire les gaspillages et
améliorer l’efficacité. En redonnant aux travailleurs plus de responsabilité et
d’autonomie grâce à la réduction des niveaux hiérarchiques, la généralisation du
travail en équipe et l’amélioration continue des processus, la nouvelle organisation
permet d’améliorer considérablement la qualité tout en réduisant toutes sortes de
gaspillages.
La domination par les coûts, la recherche de coûts toujours plus bas par économie
d’échelle se flanque d’une recherche d’un avantage qui fait la différence au niveau
de la valeur perçue par le client final et de sa satisfaction.
73
Un ménage à trois
Nous retrouvons maintenant notre entreprise, toujours sous la pression de la
compétition devenue mondiale, prise dans un jeu à trois. Elle ne peut plus se
contenter de se focaliser sur les résultats et la création de valeur pour l’actionnaire.
Le leadership doit s’exercer dans un jeu à trois, l’entreprise, l’employé et le client. Il
doit se préoccuper non seulement des résultats financiers mais aussi de la
motivation des collaborateurs et de la satisfaction des clients, pour justifier les excès
parfois extravagants de la rémunération des dirigeants.
Cet effet est encore plus net lorsque l'on considère les services proposés par les
consultants, les médecins, les avocats ou les artistes. Ces professionnels sont en
étroite collaboration avec leurs clients, ce qui leur donne un vrai pouvoir et leur
assure une rémunération qui s’aligne sur leur expertise assumée.
75
Donc face à la réussite du TPS, le Toyota Production System, il faut s’interroger sur
les raisons de ce succès, comme nous allons faire dans le chapitre suivant.
Remarquons, dès l’abord, que l’adaptation de ce système en Europe et aux États-
Unis a du mal à se faire parce que la réussite de ce modèle dépend du contexte et
de la culture ambiante et surtout parce qu’il est difficile de s’affranchir de nos biais et
en particulier de l’autoritarisme hiérarchique. Nous y reviendrons.
77
Le retournement
Le début de l’histoire
Toyota fait partie des plus grands groupes automobiles mondiaux et s’est imposé
comme le leader des véhicules hybrides. Cette entreprise japonaise a réussi à
évoluer avec succès dans l’environnement très concurrentiel de l’industrie
automobile en développant en particulier un modèle d’organisation industrielle connu
sous le nom de TPS, le Toyota Production System, que bon nombre d’entreprises se
sont efforcées de copier, avec plus ou moins de succès, comme nous allons le voir.
L’histoire commence dans les années 1950, lorsque les dirigeants du groupe
entreprennent de faire un voyage aux Etats Unis pour étudier les méthodes de
production américaines sur les lignes de fabrication des usines de Ford et General
Motors. Ils se rendent compte alors qu’ils n’ont ni les moyens ni le luxe de s’offrir tant
de gaspillage d’espace, de ressources, d’excès de stocks, de problèmes de qualité,
ou d’hyperspécialisation. En fait ils retrouvent sur place tous les ingrédients d’un
taylorisme tel que nous l’avons décrit et qui a assez peu évolué. Ils entreprennent
alors de mettre en place un autre système de production en appliquant l’approche
d’amélioration systématique qu’ils avaient utilisée à l’origine dans la fabrication des
métiers à tisser.
Le stock est en fait un excellent allié. Chaque stock signale un problème spécifique
différent et il faut surtout garder ce signal en l’état, comme symptôme d’un problème
à résoudre. Regrouper les différentes sortes de stock sous la forme d’un coût global
a longtemps été une erreur commise par une approche financière qui regardait les
opérations de très haut et qui, ce faisant, perdait une information précieuse.
Cette approche peut être généralisée à toutes sortes de mesures concrètes comme
l’espace gaspillé, les transports et les déplacements inutiles ou les délais trop longs.
Les directeurs d’usine et chefs d’atelier ont leurs bureaux dans l’atelier près des
lignes de production, ce qui leur permet d’interagir directement avec les opérateurs
lorsque ceux-ci rencontrent des difficultés. Ils ont l’information la plus pertinente pour
trouver rapidement une solution au niveau le plus élémentaire de détail plutôt que de
laisser l’information s’agréger sous une forme abstraite ou financière.
Les opérateurs ont maintenant un pouvoir d’agir dans la mesure où ils redeviennent
responsables de tâches qui avaient été dévolues aux cols blancs. Ils peuvent régler
eux-mêmes leurs machines et en faire le premier entretien, ils sont responsables de
la qualité de leurs opérations et peuvent prendre des initiatives, comme en
témoignent ces cordes qui pendent du plafond sur les lignes d’assemblage et que
Toyota appelle des “andon”. Ils peuvent actionner ces cordes chaque fois qu’ils
constatent une anomalie à leur poste de travail et la chaine est susceptible de
s’arrêter si le problème n’est pas résolu rapidement. Ces cordes qui ont été
remplacées par des systèmes de suivi plus sophistiqués dans les usines actuelles,
fonctionnent comme des signaux d’alarme, suffisamment visibles et prégnants (toute
la chaine s’arrête) pour convaincre de régler le problème rapidement et
définitivement.
Le contexte et culture
La méthode d’amélioration continue, le kaizen
Ainsi ce style de leadership permet de réduire le nombre de niveaux hiérarchiques
parce que les responsables s’engagent au niveau du terrain et que le travail se fait
en équipe, au plus près du réel. Ce style entraine aussi moins de procédures et de
81
complexité parce que les cols bleus redeviennent responsables de ce qu’ils font, du
réglage des machines, de la maintenance, de la qualité entre autres, tâches qui,
dans le modèle Taylorien, avaient été confiées aux cols blancs.
Mais surtout Toyota met en place une méthode d’amélioration continue (le kaizen)
dans une perspective à long terme qui consiste à reconcevoir toute l’organisation en
l’alignant de façon dynamique sur le client final. Cette orientation donne à Toyota les
moyens d’afficher des objectifs inspirants et motivants sur la durée, puis de formuler
des façons concrètes d’y aller pas à pas. Elle permet à chacun de retrouver du sens,
de comprendre le but recherché et de s’identifier au groupe ou à l’équipe. Comme il
est difficile de planifier et d’anticiper les effets indirects d’un changement sur
l’ensemble d’un système, Toyota peut grâce à son approche contrôler les
conséquences d’une amélioration locale sans déstabiliser le système parce que les
expérimentations se font sur le terrain, étape par étape, au plus bas niveau. Une
nouvelle façon de faire est expérimentée et si elle est pertinente, elle se fixe dans un
standard. L’ajustement direct local rend le système flexible et adaptable.
Pour rendre les choses visibles il faut faite le ménage, nettoyer, faire briller, et c’est
le principe qui conduit à la méthode des 5S, une méthode qui apparait simpliste au
premier abord mais qui est redoutable d’efficacité.
Le programme 5S
Ecrire un standard, c’est écrire ce qui se fait pour en garder la trace, la mémoire,
c’est connaître le point de départ pour permettre le pas suivant.
Quant aux liaisons fournisseur-client d’un poste ou d’une unité à l’autre, elles doivent
rester directes et sans ambiguïté. L’interaction se fait toujours avec la même
personne qui est bien connue, comme pour le passage de bâton dans une course de
relais. Ceci qui permet de bien connaitre son interlocuteur et de développer une
collaboration intime avec lui. De même, chaque produit et service suit un chemin
simple et direct. Il ne va pas à la prochaine personne ou à la prochaine machine
disponible, mais à une personne ou machine spécifiée.
Comme nous venons de le voir, l’approche TPS s’est focalisée sur le style de
leadership et sur la réorganisation du contexte et de la culture. Cependant il ne faut
pas oublier le troisième volet de notre approche globale, la réflexion et la vision
stratégique. Cette réflexion, ce questionnement doivent se focaliser sur les trois défis
essentiels qui se posent dans l’industrie automobile : la gestion des
approvisionnements, l’innovation et la différentiation par les services.
85
Ainsi l’approche TPS a été étendue à toute la chaine d’approvisionnement. Ce qui a
conduit Toyota à réduire considérablement le nombre de fournisseurs de premier
rang et à développer un solide partenariat avec eux.
L’innovation s’étend aussi aux services pour sortir l’offre de l’enfer de la banalisation
du produit et retrouver une personnalisation dans la relation au client. Rien ne
ressemble plus à une voiture qu’une autre voiture et pour se différentier Toyota a fait
et fait un énorme effort sur la qualité des services offerts et la fidélisation du client.
En résumé, le cas Toyota nous permet de mettre en scène les trois aspects
principaux de ce que peut être l’idéal d’un modèle de leadership apprenant. Tout
d’abord le questionnement et la vision stratégique pour entrainer les acteurs là où ils
ne seraient pas allés d’eux-mêmes. Puis le style de leadership pour les mobiliser.
Finalement la mise en place d’un contexte et d’une culture adéquats pour les
convaincre de bien faire et d’améliorer ce qu’ils font. Ce sont ces trois aspects, ces
trois priorités que nous allons décrire en détail dans les trois prochains chapitres.
86
Nous avons vu les efforts entrepris pour quitter le modèle de leadership taylorien qui
favorise les tendances régressives et qui génère stress, ennui et souffrance au
travail. Comment mettre en place une approche basée sur des motivations
profondes et stimulantes comme donner du sens à son travail, prendre du plaisir à
réussir ce que l’on fait, être reconnu et respecté ou encore se sentir appartenir à une
communauté unie par un objectif commun ?
Ce modèle type que nous allons exposer dans les trois prochains chapitres est un
exemple convaincant et raisonnable de que devrait être un modèle prescriptif,
comme c’est le cas de nombre de modèles théoriques publiés dans la littérature
managériale qui partagent beaucoup d’aspects avec lui. Cependant, au fur et à
mesure que nous allons le dérouler, il faudra garder en tête le fait qu’il reste fragile,
comme un mirage de ce qu’il faudrait obtenir, et s’attendre à ce qu’il se détricote ici
ou là en raison de nos prédispositions naturelles et de nos biais.
Travail de questionnement
L’objectif est de chercher en permanence à augmenter la valeur perçue par le client
et les diverses parties prenantes par le développement d’avantages concurrentiels
convaincants ou par l’exploration de domaines nouveaux moins ouverts à la
concurrence. Cela nécessite de prendre du recul ou de l’altitude, de questionner les
choix et orientations présents, de changer de perspective et de cadrage et de rester
suffisamment humble et courageux pour désapprendre certains modes de pensée et
accepter le changement. Cette phase laborieuse de réflexion sollicite fortement le
cortex préfrontal et les capacités attentionnelles. Or, nous avons vu que l’attention
est une porte étroite qui ne permet de sélectionner qu’un nombre limité
d’informations. Il est important de sélectionner soigneusement les quelques
informations décisives qui méritent d’être mises en scène. Un gros travail que le
cerveau, paresseux par nature, souvent rechigne à faire spontanément. C’est tout
l’intérêt des consultants appelés en renfort.
Le centre exécutif
Le centre exécutif est une sorte d’administrateur central qui permet de se
déconnecter des automatismes et de s’adapter à l’environnement en hiérarchisant
nos objectifs et en planifiant nos actions pour les atteindre. Il intervient ainsi dans la
moindre de nos actions, qu’il s’agisse d’avoir une conversation, de planifier des
vacances ou de conduire une voiture.
Parce que seules nos pensées conscientes nous sont accessibles, nous avons un
sentiment subjectif d’autonomie et de contrôle. Ce sentiment est un élément
fondamental de notre comportement et nous avons besoin d’y croire.
14
Une bonne illustration de cette limite est l’illusion de complétude qui fait que lorsque nous
lisons une page de texte seuls les quelques mots de la phrase fixés par le regard sont
activés en mémoire de travail. Le reste de la page de texte est reconstitué à partir d’autres
mémoires du cerveau. Il en est de même des expériences de Sperling qui montrent qu’en
moyenne cinq lettres sont rapportées d’un tableau de douze lettres, rapidement présenté.
Voir Naccache, L. (2020). Le cinéma intérieur. Odile Jacob.
92
Ce fonctionnement moins conscient, car non aisément accessible, ne nous aide pas
directement pour faire des maths ou raisonner logiquement. Il travaille beaucoup par
inférences et présente quelques biais, mais dans de nombreuses situations, il peut
être brillant et beaucoup plus puissant que le fonctionnement sous contrôle
conscient. Il peut accomplir des tâches extrêmement complexes sans assistance
consciente, comme conduire une voiture tout en écoutant de la musique ou en
parlant au passager.
Ainsi, le cerveau a une capacité impressionnante pour emmagasiner une foule
d’informations qui permet de faire la meilleure prédiction possible à partir de
l’expérience accumulée passée. Tout ce qui est appris se résume, se digère,
s’associe, se moyenne, et prépare des inférences et des attentes sous la forme
d’une intuition, d’un jugement instantané. C’est ce que le langage de tous les jours
désigne par le choix instinctif ou le bon sens.
Raison et intuition
Expériences de Dijksterhuis
Que l’on considère les modèles d’évaluation financière, les outils de la recherche
opérationnelle ou les méthodes d’analyse statistique des données, les approches
rationnelles ne manquent pas et peuvent s’avérer efficaces pour aider la décision.
Mais qu’en est-il d’un décideur qui se retrouve face à un choix sans tous ces outils,
ou qui doit incorporer son propre jugement subjectif à toutes les analyses fournies
par les experts. En termes de prise de décision, il existe des différences importantes
entre ce qui se passe au niveau de la pensée consciente et de la pensée sous-
consciente.
Quand il s’agit d’une décision simple, comme l’achat d’un appareil ménager banal,
décrit par quelques critères simples, il n’est pas difficile de comparer objectivement
les options ; le plus souvent nous sommes satisfaits du choix effectué. Mais la
situation est plus complexe quand il s’agit d’un achat important comme une voiture
93
ou un appartement. Si nous cherchons à garder en mémoire tous les détails de
l’analyse, nous risquons d’encombrer rapidement notre mémoire de travail et de
diminuer nos chances d’arriver à une bonne décision. Il faut peut-être alors faire
confiance à la supériorité du jugement inconscient, intuitif, massivement parallèle sur
la pensée consciente lente et sérielle. C’est la conclusion d’une recherche conduite
par Ap Dijksterhuis15.
Contrairement aux attentes, les décisions prises sans délibération consciente avant
le choix final donnaient régulièrement de meilleurs résultats. Compte tenu du
nombre élevé de variables et de l’espace mental limité disponible pour la
délibération, il semble que les trois minutes supplémentaires d’analyse des données
n’aidaient pas les participants du premier groupe à mieux choisir. Ils avaient du mal
à jongler consciemment avec tant de variables. Par-contre, le temps de distraction
donné à l’autre groupe de participants leur avait permis un travail inconscient qui a
pu opérer des associations utiles entre toutes les informations fournies. Leur
jugement était au- final plus pertinent.
15
Ap Dijksterhuis, Maarten W. Bos, Loran F. Nordgren, Rick B. van Baaren (2006). "On
Making the Right Choice: The Deliberation-Without-Attention Effect". Science 311: 1005–
1007.
94
Cette reconnaissance se fait sans que nous ayons pleinement conscience des
processus en jeu. Nous sentons qu’un accord s’établit entre quelques indices de la
situation et un modèle de référence sans savoir comment nous y sommes parvenus
et sans pouvoir donner une explication logique. En fait, ce sentiment d’accord
semble provenir d'un ressenti qui « vient des tripes ». Nous entrons en fait en
contact avec de nombreux signaux corporels, non obligatoirement ressentis et le
plus souvent non clairement interprétés associés à ces modèles de référence. Ces
signaux corporels sont alors transmis par l’intermédiaire, entre-autres, de l’insula au
cortex préfrontal qui les prend en compte pour interprétation et prise de décision. Il
n’est ainsi pas rare d’immédiatement ressentir qu’une situation va mal tourner ou
qu’un leader, qui semble pourtant convaincant, ne va pas mettre en application les
promesses de son discours.
Modèles génériques
Cette approche intuitive de recherche de modèles génériques sous-jacents est
souvent préférée à l’approche rationnelle plus lente et plus laborieuse. Les joueurs
de poker professionnels sont formels : « penser long c’est penser faux. »
Les spécialistes qui affichent une certaine expertise ont en fait amassé et mémorisé
au cours des années un vaste répertoire de modèles à partir de leur expérience
dans un domaine spécifique. C’est grâce à ce savoir internalisé qu’ils sont capables
d’évaluer rapidement et automatiquement une nouvelle situation en la percevant
comme familière ou typique lorsque certains indices significatifs sont reconnus. Les
soldats qui balayent du regard le terrain ont été entraînés à détecter certains indices
imperceptibles qui pourrait indiquer la présence d’une mine ou d’une bombe.
Beaucoup de professions sont basées sur cette capacité à reconnaître des schémas
ou des modèles sous-jacents. L’expertise dépend toutefois du domaine concerné.
Les économistes opèrent comme des économistes, et les avocats comme des
avocats. Notons que la validité de l’intuition dépend d’une pratique suffisamment
prolongée avec un retour d’expérience adéquat et d’un environnement suffisamment
régulier pour être prévisible. Quand la situation est instable ou évolue rapidement,
l’expertise accumulée perd rapidement sa valeur et risque même d’être trompeuse.
La première option plausible est évaluée et simulée mentalement pour voir si elle
convient. Dans ce cas, la solution correspondante est mise en œuvre sans qu’il y ait
95
comparaison à d’autres options. Si ce premier essai ne convient pas, un autre
modèle est appelé et simulé. Il n’y a pas réellement de comparaison entre options.
C’est le cas d’un médecin qui prescrit un traitement en fonction de symptômes. S’il
estime que la première solution envisagée ne convient pas, il imaginera une autre
solution en effectuant une nouvelle simulation mentale. Les meilleurs diagnosticiens
ont mémorisé une plus grande collection de modèles type qui leur permettent de
décider plus rapidement en s’appuyant sur moins d’indices.
Le pompier de Cleveland
Le cognitiviste Gary Klein, qui s’est beaucoup intéressé à la décision intuitive, et a
observé des professionnels dans des situations réelles, rapporte l’histoire de ce
capitaine de pompiers de Cleveland qui soudain ressentit intuitivement la nécessité
d’évacuer une maison en feu avant qu’elle ne s’effondre sur son équipe.
En arrivant devant la maison, son expérience lui fit « voir » la situation selon un
modèle familier et il appliqua le mode d’action connu correspondant, sans chercher
une autre option. C’était un feu classique dans une maison d’un seul étage dans une
banlieue résidentielle.
L’acquisition d’une expertise dans des tâches complexes, qu’il s’agisse de sport, de
musique, de science ou lutte contre l’incendie, est lente parce qu’elle requiert
l’accumulation d’un ensemble de savoirs et d’aptitudes qui s’obtient par une pratique
régulière avec des études de cas, des simulations, des expérimentations pour tester
les hypothèses. Le cortex orbitofrontal est un acteur important dans l’acquisition des
modèles de référence, car cette structure est capable d’intégrer les informations
antérieures mises en mémoire et évaluées par rapport à nos attentes puis les
nouvelles informations colorées de leur teinte émotionnelle.
Selon Malcolm Gladwell, il faut au moins 10 000 heures de pratique sérieuse pour
devenir expert dans un domaine, qu’il s’agisse de musique, de sport ou de science.
Ce chiffre de 10 000 heures est bien sûr approximatif et sert à fixer les idées. Par
exemple un joueur d’échec devrait passer environ 5 heures par jour pendant 6 ans
pour devenir un maître dans le domaine. Il aura alors mémorisé quelques 50 000
modèles d’arrangements de pièces sur l’échiquier et pourra ainsi puiser
instantanément dans cette réserve. L’apprentissage du jeu d’échecs peut être
comparé à l’apprentissage de la lecture avec initialement la reconnaissance des
lettres regroupées en syllabes puis en mots ; et avec l’expérience la reconnaissance
globale des mots et des phrases sur quelques indices pertinents. L’apprentissage
des échecs est plus dur et plus long que la lecture parce que les arrangements de
97
pièces sont plus complexes et donnent un plus grand nombre de combinaisons
possibles.
Appliquons ce temps de pratique à la durée d’activité d’un manager qui reste à son
poste en moyenne trois ans de suite, à raison de dix heures par jour. Il quitte son
poste quand il commence à devenir vraiment utile !
Ainsi, les heuristiques dégagent des règles simples de décision et permettent une
réduction de temps et d’effort, tout en préservant une certaine cohérence et
régularité. Par exemple, il peut nous arriver de ne nous fier qu’à un seul critère pour
décider d’un achat, comme choisir la chose qui présente le plus de points positifs,
sans trop nous préoccuper de la valeur de chaque point. Ou bien, un restaurateur
peut avoir instauré une règle pratique pour calculer ses prix : multiplier par trois le
coût direct de la nourriture, et multiplier par cinq le coût direct du vin. Certes, nous
cédons à la facilité, mais ces règles générales et ces raccourcis sont très utiles à
condition que l’environnement soit stable et régulier.
En résumé
Le travail de réflexion stratégique est soutenu par le fonctionnement sous-conscient
et l’externalisation cognitive comme le montre la figure 7.3.
98
Les deux prochains chapitres vont aborder les deux autres dimensions du modèle
apprenant : le style de leadership qui motive les collaborateurs à s’engager et
l’organisation d’un contexte et d’une culture qui inspirent et énergisent les équipes.
100
Montrer l’exemple
Un leader communique aussi par son style de comportement. Il sert de modèle et
montre la voie car il est observé, d’autant plus que dans l’univers ultramédiatisé
actuel, il révèle de plus en plus de lui-même. Sa stature physique, son style
d’interaction peuvent l’aider mais surtout, il est attendu qu’il montre l’exemple, qu’il
entre dans l’histoire qu’il raconte et passe de la parole aux actes de sorte qu’au final
il ne se distingue plus de la stratégie annoncée, comme le danseur de la danse. En
paraphrasant Gandhi, il est et il incarne le changement qu’il veut voir survenir.
Cela ne veut pas dire qu’il faut vouloir être vrai, authentiquement soi-même, car cela
peut conduire à se mettre en contradiction avec la façon dont il faut agir sur le
moment. Certaines situations demandent une grande capacité d’autorégulation et de
stabilité émotionnelle pour rester naturel et crédible en accord avec ce que les
circonstances demandent. On s’attend à ce que le leader diffuse énergie et courage
pour décider et affronter le risque en manifestant un optimisme résilient dans les
situations difficiles. Qui va bien vouloir suivre un leader pessimiste ?
Ainsi, les collaborateurs seront d’autant plus prêts à partager la vision stratégique
qu’ils pourront y trouver des motivations profondes qui les engagent à long terme.
L’humain est un animal curieux, à la recherche d’expériences qui donnent du sens à
sa vie. Il a besoin d’autonomie pour maitriser ce qu’il fait et a aussi besoin
d’appartenir à un groupe ou à une communauté qui le respecte. L’organisation,
103
devient alors un lieu où il fait bon vivre et travailler avec la liberté d’avoir du temps
personnel pour innover, l’opportunité de travailler à domicile ou la possibilité de
trouver un meilleur équilibre entre la vie professionnelle et la vie privée. Cela nous
ramène à l’histoire bien connue et trop belle pour être vraie du balayeur qui travaille
à la NASA et qui répond, quand le président Kennedy lui demande ce qu’il fait :
« J’aide à envoyer un homme sur la lune ». C’est l’équivalent du tailleur de pierre qui
construit une cathédrale. Paroles édifiantes, mais n’oublions pas que nous sommes
dans le modèle apprenant idéal.
En réalité, il n’est pas toujours facile de donner du sens à son travail, car nombre de
tâches semblent n’apporter que peu de valeur ajoutée, et nombre d’activités inutiles
continuent à exister alors qu’il faudrait les arrêter. Il peut s’agir d’activités de
réparation ou de sélection parce que la qualité n’est pas là, ou de mesure et de
comptage qui ont perdu leur utilité directe avec le développement de nouvelles
approches de production. Pour maintenir une notion de sens dans ce type de travail,
il est important de mettre l’accent sur le traitement des gaspillages et des non-
qualités qui encombrent les processus. Il est ainsi possible de retrouver du sens
dans ce travail d’amélioration et d’élimination des activités devenues inutiles. Cette
tâche est sans fin car tout évolue sans cesse.
Faire participer les individus à la décision qui les concerne permet de passer du
mode leader-suiveur au mode leader-leader. Dans le mode leader-suiveur, la tête
exécutive dit aux employés quoi faire et, soit ils n’écoutent pas et il ne se passe rien,
soit ils obéissent et se contentent de suivre. Dans le mode leader-leader, le pouvoir
et la coopération redescendent à tous les niveaux, depuis l’apex jusqu’au terrain en
étendant la participation à la décision et en distribuant du pouvoir à un plus grand
nombre de collaborateurs qui deviennent à leur tour des leaders responsables.
Apprendre à collaborer
Une communauté agissante
Le mode apprenant est ambitieux parce qu’il engage toute l’organisation dans une
dynamique de collaboration et d’amélioration en donnant à chacun le sentiment
d’appartenir à une communauté agissante. Les gens apprennent à se connaître et
s’éduquent mutuellement pour s’aider à réussir. La confiance s’établit grâce à cet
engagement relationnel réciproque qui donne de la souplesse adaptative et permet
de déborder de son rôle habituel en développant un esprit d’équipe. Si on vous
demande de l’aide vous répondez immédiatement et sans attendre un retour direct.
L’engagement à apprendre et à collaborer est privilégié avant la compétence et
l’obtention d’un résultat. Ainsi, l’organisation apprenante, en mouvement, permet aux
groupes de se faire et de se défaire facilement en fonction des besoins ou des
circonstances parce que chaque acteur tient compte de la perspective des autres et
comprend comment s’ajuster à eux.
Par la pratique d’échanges réguliers se mettent en place des règles du jeu et des
routines de facilitation, c’est-à-dire une culture de collaboration. C’est l’un des
problèmes majeurs que rencontrent les équipes internationales dispersées. Elles ont
du mal à travailler ensemble car les relations deviennent distantes, transactionnelles
et figées par manque d’interaction approfondie.
Pour éviter la rigidité des rôles et des relations, une rotation des responsables peut
être mise en place et leur apprendre à se mettre à la place des autres. Quand le
niveau de confiance est suffisant, le rôle de leader peut ainsi tourner selon les
circonstances sans trop de problèmes.
109
Prenons l’exemple de IDEO, la société de conseil spécialisée dans la conception et
l’innovation. Cette société a su créer une culture d’entraide qui fait que la
coopération s’établit naturellement entre personnes qui partagent les mêmes
normes. Collaborer et interagir de façon ouverte, aider les autres à résoudre des
problèmes ou partager les savoir-faire fait partie des règles du jeu acceptées de tous
et permet une grande fluidité d’échange et une rotation des rôles en fonction des
projets.
Cette exemple illustre l’importance de la collaboration au sein des équipes pour agir
et résoudre rapidement les problèmes. Certes les compétences individuelles des
membres du groupe sont essentielles mais réunir les meilleurs et s’entourer de gens
brillants n’est pas un gage de succès s’il n’existe pas de synergie entre eux.
Des chercheurs de Carnegie-Mellon et du MIT ont constaté que les groupes les plus
performants n’étaient en fait pas ceux qui avaient les individus les plus brillants ni
ceux dont le niveau global d’intelligence était le plus élevé, mais les groupes qui
présentaient trois caractéristiques principales: un haut degré de sensibilité sociale et
d’empathie, une égalité de temps de parole (personne ne domine ni ne se tait) et
une plus grande proportion de femmes (ce qui ne surprend pas compte tenus de la
plus grande orientation sociale et de l’aptitude à faciliter la communication plus
fréquentes chez les femmes que chez les hommes).
16
Morieux, Y., Tollman, P., & Beslon, C. (2014). Smart Simplicity. Paris, France : Manitoba
Les Belles Lettres.
110
Qualité de l’échange et du relationnel
Ce sont les liens humains entre acteurs qui facilitent et accélèrent les échanges, leur
permettent de combiner leurs talents et d’apprendre plus vite. Il s’agit moins de
développer le savoir que de construire de solides capacités de travail en équipe et
en réseau. Lorsque les gens se connaissent ils peuvent aller au-delà des rôles
prescrits, se soutenir et savoir à qui demander de l'aide. L'important, c'est le
mortier, pas simplement les briques.
La confiance est la colle qui maintient les relations sociales et facilite l’échange.
Nous savons quoi attendre de l’autre selon des règles devenues implicites basées
sur ce que nous avons appris lors de nos interactions passées, en vagues
successives. Ainsi cette culture d’engagement relationnel que nous venons de
décrire permet d’instaurer la confiance et une collaboration fluide. Mais cela ne suffit
111
pas pour basculer dans le mode apprenant. Il faut également créer une culture
d’apprentissage qui va permettre l’amélioration continue et l’innovation.
En conclusion, le chemin est long pour sortir d’une approche tournée vers les
résultats immédiats, pour sortir des relations transactionnelles, pour sortir de la lutte
pour le pouvoir et le statut, et trouver un mode fluide d’interaction. Plus les autres
sont maintenus à distance, plus les problèmes humains se manifestent et
s’amplifient, et plus il faut de temps pour les résoudre.
Apprendre de l’expérience17
- Quel est le secret de votre succès ?
- Les bonnes décisions
- Qu’est-ce qui vous aide à prendre de bonnes décisions ?
- L’expérience
- Qu’est-ce qui vous donne de l’expérience ?
- Les mauvaises décisions
Apprendre à désapprendre
Dans un monde en évolution rapide, la sécurité psychologique permet également le
questionnement du statu quo et des vaches sacrées. Il faut apprendre à oublier,
apprendre à désapprendre, apprendre à changer de cadre pour envisager de
nouvelles perspectives. Le problème de l’innovateur est que souvent il essaye de
protéger ses réalisations personnelles de la menace d’idées nouvelles, et reste
prisonnier des traces de ses succès passés, des marchés gagnés et de ce qui a plu
à ses meilleurs clients.
Il est dur de désapprendre ce que nous savons si bien faire et d’accepter de faire
travailler notre cortex préfrontal pour expérimenter par essai-erreur et trouver une
nouvelle façon de faire. Il est alors nécessaire de recâbler des tas de circuits
neuronaux, ce qui prend du temps. Pire encore, qui dit essai-erreur dit risque et voilà
l’amygdale cérébrale, dans le circuit de la peur, qui s’alarme avant même de nous
laisser le temps d’intégrer le nouveau savoir dans des habitudes plus réconfortantes.
Il se peut aussi que la nouvelle approche soit en conflit avec certaines croyances ou
intérêts qui nous sont chers. Cette dissonance entre perspectives contraires n’est
pas tenable car le cerveau a horreur de l’ambiguïté. Le système émotionnel est à
nouveau en alerte et il ne lui en faut pas beaucoup pour balayer alors tout
17
Stern, S. (2019). How To: Be a Better Leader. New York, USA: Macmillan Publishers.
113
raisonnement rationnel. De son point de vue, mieux vaut ne pas voir et ne pas savoir
les éléments discordants.
Ce problème se pose aussi au niveau des organisations qui sont guidées par des
ensembles d’habitudes, de règles, de procédures qui représentent leur mémoire plus
ou moins implicite. C’est une sorte de système immunitaire qui protège l’héritage du
passé. Ces ensembles organisent et gèrent les opérations en demandant peu
d’énergie pour fonctionner. Changer ces systèmes si bien connectés demande
beaucoup d’efforts conscients car le retour aux anciens comportements est facile et
automatique, surtout si ceux qui ont réussi dans un contexte qui n’existe plus, sont
encore aux commandes.
Dans les trois derniers chapitres nous avons décrit le modèle de leadership
apprenant, un modèle évolutif, raisonnable et qui devrait entrainer l’adhésion. C’est
ce modèle et ses équivalents qui sont vantés par la littérature managériale, et qui
restent au cœur de l’enseignement et des formations sur le leadership. Il est porté
en avant par des motivations profondes comme le désir de donner du sens à son
action, le besoin de maitriser ce que l’on fait et d’être reconnu et encouragé ou le
besoin de se sentir intégré dans une communauté agissante.
Nous allons montrer dans le prochain chapitre comment le modèle apprenant et ses
semblables ne tiennent pas la route et sont bousculés à la fois par un environnement
instable et compétitif et par la pression des prédispositions et biais qui nous habitent.
Les leaders se crispent sur les résultats immédiats sans s’impliquer personnellement
à long terme et ont du mal à déléguer. L’environnement volatil actuel qui demande
plus de flexibilité ne facilite pas la culture d’engagement relationnel et de confiance
informelle. Les compétences doivent évoluer à marche forcée face à la globalisation
et à l’essor des nouvelles technologies. Il s’y rajoute un climat d’insécurité
psychologique. Le tout aboutit à une approche globale peu cohérente et décousue.
En fait au lieu du modèle prescriptif idéal, prévaut un modèle en retrait, un modèle
qui se fixe sur l’atteinte des résultats et s’ajuste par défaut sur nos prédispositions et
biais.
Pour remonter la pente et éviter, atténuer ou corriger ces fameux biais, nous allons
voir dans le chapitre suivant (chapitre 11) comment en prendre conscience et
comment les réduire ou en compenser les effets négatifs. Pour ce faire, il sera
nécessaire d’apprendre à nager à contre-courant de ces penchants naturels en se
disciplinant et pensant parfois contre une partie de son cerveau.
Faute d’une approche volontaire et disciplinée, notre propre nature d’homo sapiens
reprend facilement le dessus et nous ramène immanquablement vers un modèle par
défaut, conditionné par l’inertie du laisser-faire, l’enlisement de la bureaucratie, la
lutte pour le pouvoir, la pression hiérarchique ou la fixation sur les résultats
immédiats. Ce modèle régressif constitue une sorte de socle qui se situe à l’opposé
du modèle apprenant. Nous aboutissons ainsi à deux modèles extrêmes, le modèle
apprenant et un modèle par défaut. En fait, dans la pratique courante, nous
117
constatons des situations intermédiaires en fonction des tentatives plus ou moins
réussies pour aller vers le modèle apprenant ou des modèles prescriptifs
semblables, tentatives qui le plus souvent retombent sur le modèle par défaut, par
manque de détermination et de discipline.
118
Cette pression fait que les résultats présents sont surévalués, et les gains futurs qui
résulteraient d’une stratégie mieux accordée mais distante dans le temps sont
dévalués. Comme nous l’avons vu ce fonctionnement est en totale adéquation avec
les bases cérébrales du biais d’immédiateté qui active le circuit dopaminergique de
la récompense. Cette activation est suffisamment puissante pour freiner le circuit
18
Enron était l’une des plus importantes entreprises du secteur de l’énergie. En décembre 2001 elle
fit faillite de manière retentissante en raison de pertes occasionnées par des opérations spéculatives
maquillées en bénéfices via des manipulations comptables.
119
régulateur, capable d’anticiper le long terme et de favoriser la gratification retardée
(voir annexe 2).
Bien sûr, le monde serait plus humain si les responsables étaient authentiques,
modestes et concernés par le bien-être des autres. Mais ce monde n’existe pas.
L’égocentrisme et l’intérêt dirigé vers soi est un biais profondément ancré. Le vrai
problème serait de vouloir nier cette tendance humaine fondamentale. Nous
sommes enclins à faire des choix qui nous servent même si nous pensons être
moins égocentrés que les autres et moins facilement influencés par notre propre
intérêt. Par exemple, les médecins sont convaincus que les campagnes de
promotion des laboratoires pharmaceutiques n’influencent pas leur pratique car ils
se considèrent comme suffisamment indépendants et forts pour ne pas y être
sensibles alors que plusieurs études ont montré le contraire.
Personne ne semble croire que dirigeants et cadres sont prêts à placer, l’intérêt des
autres au-dessus du leur. Cette idée semble si évidente qu’elle oriente les systèmes
de pilotage de la performance et les incitations financières des cadres afin de faire
coïncider l’intérêt des responsables avec celui de la firme.
121
Omnipotence et narcissisme
Il serait donc naïf de nier l’existence de ce biais égocentrique, mais certains leaders
peuvent le pousser très loin lorsqu’une fois aux commandes, ils ont le sentiment de
pouvoir agir selon leur bon vouloir sans suivre les règles ou les conventions
sociales. Ce sentiment d’omnipotence les pousse à prendre de plus en plus de
risques sans trop se préoccuper des autres qui sont supposés participer à leur
gloire. Certains dirigeants cherchent alors à élargir leur sphère de domination
quelles qu’en soient les conséquences financières et ils s’engagent souvent dans
des projets grandioses de fusions et d’acquisitions qui sont à haut risque d’échouer.
Du haut de leur position ils ne ressentent plus le désir de déléguer la moindre
parcelle de leur pouvoir, et refusent d’accepter tout retour d’expérience qui pourrait
apporter une quelconque critique.
Certes, on peut admettre une certaine dose de narcissisme dans l’esprit de ceux qui
exercent des responsabilités, car ils ne sont pas parvenus à leur position en restant
modestes. Ils ont su faire la promotion de leurs capacités en se rendant visibles et
notables. Mais le risque est de voir l’auto-promotion et la confiance en soi,
déboucher sur un cumul de pouvoir auquel s’ajoute le désir d’être admiré et d’attirer
l’attention, désir qui entraine une réduction d’empathie pour les autres considérés
comme des inférieurs.
Le plus grand problème des chefs trop narcissistes est qu’ils ne veulent ni voir ni
entendre ce qui va à l’encontre de leurs convictions. Ils n’aiment donc pas apprendre
des autres, ni partager et questionner mais veulent plutôt endoctriner et dominer.
Notons que ces comportements sont typiquement plus masculins que féminins. Les
femmes sont en général moins enclines la lutte pour le pouvoir et la domination, ce
qui peut constituer un frein dans leur carrière ou au contraire leur offrir de grandes
opportunités dans les organisations au pouvoir plus distribué.
Il n’est pas sûr qu’un programme de changement qui commence à porter ses fruits
se poursuive à l’arrivée d’un nouveau patron. Ce dirigeant nouvellement nommé
voudra imprimer sa marque et son pouvoir par des actions visibles et spectaculaires
et se distinguer du programme précédent qu’il n’a pas initié. Il sera influencé par
certains biais systématiques comme le biais d’immédiateté qui le pousse à afficher
rapidement des résultats probants, le biais hiérarchique qui l’entraine à affirmer son
pouvoir en augmentant le contrôle vertical et le biais égocentrique qui le conduira à
quitter son poste dès qu’il verra poindre une meilleure opportunité sans trop se
préoccuper l’avenir de ses collaborateurs. Des collaborateurs frustrés et soumis
alors au biais d’insécurité, car ils ne pourront plus compter sur leur chef pour
témoigner de leur engagement passé et récompenser leurs efforts futurs.
Compte tenu de l’insuffisance de perspective à long terme, il est fait appel à des
chefs charismatiques, avec l‘espoir que leur charisme saura pallier les manques et
mobiliser les énergies. Les récits héroïques qui racontent leurs succès et leurs
échecs demeurent cependant trop simplistes pour prendre en compte la complexité
des situations. Tant que les résultats sont là, on a peur qu’ils s’en aillent, sinon ils
sont remerciés et remplacés. Le charisme qui n’opère plus devient de
l’incompétence et la plupart du temps ce type de jugement binaire suffit parce que le
cerveau fonctionne volontiers sur ce mode d’explication sommaire. En fait ces
leaders charismatiques, un peu trop imbus de leur pouvoir et pressés de montrer
des résultats, prennent souvent des décisions drastiques, bouleversent les
organigrammes ou procèdent à des restructurations qui bousculent et fragilisent
l’organisation et la qualité des relations interpersonnelles si précieuse pour permettre
la coopération et obtenir des résultats probants à long terme.
Ce n’est pas en restant sur une approche abstraite, à une certaine distance du
fonctionnement interne de l’organisation et en se fixant sur des résultats immédiats
que les leaders vont convaincre leurs collaborateurs de les suivre avec
enthousiasme. Ces derniers auront du mal à donner un sens cohérent à leur
participation.
Evolution du contexte
Nous avons vu l’intérêt de tendre les flux de production en les tirant par la demande
du client. Mais en fin de compte, le client est unique et spécial, et un dernier effort
devrait permettre de repasser du produit standardisé, fabriqué en masse, au produit
fabriqué à la demande ou au service unique et personnalisé. La boucle serait ainsi
bouclée en parvenant à une sorte de personnalisation de masse. Ce n’est pas le
retour au travail artisanal d’antan mais un mouvement irrésistible qui force les
organisations à devenir plus flexibles pour donner un produit ou un service le plus
individualisé possible. Mais comment résoudre cet oxymoron ? Notons tout d’abord
que cette personnalisation peut être minimale comme mettre notre nom sur la
semelle des chaussures que nous venons d’acheter, différence insignifiante certes
mais suffisamment signifiante pour entrainer l’achat. Aller au-delà nécessite la
modification des moyens de production.
Flexibilité des chaines de production
La personnalisation de masse sur les chaines de production s’organise en deux
sous-ensembles découplés. Les composants élémentaires restent standards et
continuent à être produits en masse, mais la chaine d’assemblage devient flexible
car ces composants, qui peuvent provenir du monde entier, sont associés selon la
demande du client. Ainsi chaque voiture, chaque ordinateur peut être différent sur la
chaine finale, et il est assemblé sur une même base standard. Votre voiture, votre
portable ou votre T-shirt réussissent à vous paraitre un peu plus personnels en
s’imprégnant de globalité.
Cette flexibilité n’est possible que parce qu’une unité centrale de traitement contrôle
le tout par l’intermédiaire de programmes informatiques très complexes et très
sophistiqués qui ordonnancent les chaines logistiques qui parcourent le monde et les
125
séquences d’assemblage en temps réel. Les opérateurs deviennent ainsi prisonniers
d’un centre très puissant qui régente l’ensemble du système. Le pouvoir est ainsi
très concentré et s’exerce plus directement car beaucoup de couches intermédiaires
qui modulaient la chaine de communication traditionnelle ont été éliminées. Les
systèmes informatiques sont supposés remplacer ou renforcer ces niveaux
intermédiaires et faire faire le boulot avec une plus grande efficience. Mais c’est
souvent une promesse bien naïve, car rapidement des armées de consultants sont
envoyés en renfort pour régler les problèmes de réorganisation qui surgissent et
dont le pouvoir central se décharge. Les ordinateurs peuvent se révéler une aide
précieuse pour augmenter le savoir de l’organisation, si le contrôle et l’adaptation
sont laissés aux utilisateurs habituels, mais compte tenu de la complexité des
technologies informatiques, ces derniers n’ont qu’un accès limité à la reconfiguration
des systèmes. Ainsi le biais hiérarchique peut s’affirmer avec un centre de
commande qui contrôle l’ensemble et la présence de consultants sur le terrain. Ce
sont des signaux forts qui montrent un pouvoir s’exerce avec détermination.
Dans cette matrice, le pouvoir peut rester entre les mains des experts qui veulent
garder le contrôle de leur développement personnel et de leur carrière
indépendamment des projets. On reste dans la verticalité hiérarchique classique et
le chef de projet n’est qu’un coordinateur qui a la tâche ingrate de faire coopérer des
spécialistes indépendants. A l’opposé, le pouvoir peut parfois basculer du côté du
chef de projet à qui on donne ressources et autorité. Il peut alors influencer
fortement la carrière des experts en fonction de leur niveau de coopération et
d’engagement.
Ce n’est pas par hasard que les organisations flexibles mettent l’accent sur les
compétences et aptitudes en relations humaines et offrent des formations en
pratique interpersonnelle. Mais socialement, le travail à court-terme sur des tâches
qui changent rapidement fatigue le cortex préfrontal et désoriente les acteurs. La
culture informelle d’engagement relationnel a du mal à s’établir sauf si elle prévaut à
l’état naturel, si l’on peut dire, dans des environnements comme la Silicon Valley.
Le biais d’inertie, qui fait qu’on se laisse entrainer par la force des habitudes, va se
rajouter. Le changement qui demande un effort de réflexion n’est pas à l’ordre du
129
jour et en cas de déviation on revient à la norme, au statu quo, aux résultats prévus.
Les règles, les procédures et les habitudes ont établi des circuits neuronaux bien
enracinés et changer exigerait de les recâbler pour éviter de retomber dans les
traces anciennes.
Tous les modèles, toutes les tentatives que l’on peut observer vont osciller et
s’inscrire entre ce pôle par défaut en retrait, position a minima, et le mirage des
modèles prescriptifs. Certaines unités, divisions ou départements vont bien sûr
tenter et réussir souvent à évoluer pour se rapprocher du modèle apprenant mais on
peut compter sur la force d’entrainement et de pesanteur de nos prédispositions et
travers pour nous ramener vers ce modèle par défaut, fixé sur l’immédiat.
132
19
Rousseau part de l’idée que l’homme est bon, non violent et autosuffisant par nature et
que la civilisation le pervertit, le dénature.
133
de décision. Les observations des gens qui nous entourent peuvent nous être très
utiles. Même s’il n’est pas possible de les supprimer, il est possible d’éviter certaines
conséquences dommageables en les anticipant ou en mettant en place des règles
de conduite qui permettent de les conjurer ou de les compenser.
Nous allons nous efforcer de montrer dans ce chapitre que c’est possible au prix
d’un travail appliqué et discipliné. Nous allons dans un premier temps nous
intéresser aux modes principaux de fonctionnement du cerveau examinés dans les
chapitres précédents, puis nous considérerons les sept biais capitaux.
La vision stratégique doit s’expliciter en une ligne claire d’action, facilement comprise
et adoptée pour permettre l’engagement vers un but commun qui donne du sens. Le
plus dur est de se plier à cet exercice de simplification qui met en évidence les
priorités choisies exprimées sous forme de messages simples, faciles à associer et
à mémoriser, priorités que les parties prenantes devront s’approprier, et retranscrire
en sous-objectifs à chaque niveau. Il ne faut pas chercher à être complet, mais
cohérent pour jouer sur l’associativité du fonctionnement neuronal et introduire clarté
et alignement. Les solutions se trouveront et les changements se feront dans
l’action, car les choses et les évènements prennent des tournures parfois
surprenantes et redessinent sans arrêt le paysage.
Affects et émotions
L’intelligence émotionnelle et le frein des émotions
Nous avons vu que pour réguler et maitriser nos états émotionnels et nos impulsions
la région du cerveau qui est régulièrement impliquée est le cortex orbitofrontal (voir
annexe 2). Mais les circuits de freinage atteignent là aussi rapidement leurs limites,
comme un muscle qui se fatigue. Il faut donc être sensibles aux surcharges
émotionnelles et au stress qui peuvent empêcher de s’écouter et de développer son
intelligence émotionnelle. Le stress en particulier peut rendre les systèmes de
freinage inopérants. Une façon de renforcer ce contrôle consiste à avoir recours à
des automatismes, des habitudes programmées par un entrainement régulier qui
permet d’établir de nouveaux circuits. Il peut parfois être possible d’avoir recours à
135
des contraintes imposées ou des menaces qui ne laissent pas d’autre choix que
d’obéir. Mais dès que la contrainte disparaît, les anciens comportements reviennent ;
sauf si la contrainte a duré assez longtemps pour tracer de nouveaux circuits dans le
cerveau.
Il faut savoir que nous mémorisons dans notre système limbique des points
sensibles, des points névralgiques qui peuvent déclencher ces vagues
émotionnelles capables de nous submerger. Ces déclencheurs correspondent à des
situations particulièrement énervantes ou menaçantes, comme la transgression de
normes sociales, le manque de politesse, le fait que quelqu’un nous ignore, nous
coupe la route ou arrive toujours en retard. Ils se caractérisent par une signature, un
si-alors, si ceci se produit, alors je réagis ainsi. Nous avons donc intérêt à découvrir
et à dessiner la carte de nos points sensibles pour mieux contrôler notre
comportement lorsque, par exemple, nous pensons que notre interlocuteur n’est pas
fiable ou qu’il nous ignore manifestement ou encore qu’il cherche à imposer sa loi.
Le raisonnement émotionnel
Il est fort utile de prendre conscience de nos émotions et de nos sentiments, mais
nos ressentis peuvent parfois nous tromper. Le raisonnement émotionnel peut
parfois influencer la décision s’il n’est pas étayé par des preuves additionnelles.
Nous avons vu que des décisions de justice pouvaient être influencées par un
estomac vide ou une humeur passagère. A partir du moment où nous savons que ce
biais existe, nous pouvons nous en prémunir. C’est tout l’intérêt d’être capable de le
repérer et de le nommer. Ainsi, un juge devrait savoir que ses décisions peuvent être
influencées par des signaux intéroceptifs du moment, et chercher à corriger ce biais
en se référant à certains éléments objectifs, par exemple des rapports décrivant le
comportement du suspect en prison.
Inférences et intuition
Les pieds d’argile de l’intuition
Nous avons vu qu’il est possible de faire confiance à l’intuition tant que nous restons
dans un environnement suffisamment stable et régulier avec une pratique
suffisamment prolongée de situations similaires. Mais quand le contexte est instable
ou évolue rapidement, l’expertise accumulée perd rapidement sa valeur et risque
même d’être trompeuse. Comme nous sommes aveugles aux processus qui sous-
136
tendent l’intuition, les erreurs sont difficiles à corriger et nous pouvons tomber
facilement dans le piège d’un excès de confiance en soi.
De même, les réunions prennent tout leur sens et sont d’autant plus efficaces que
toutes les voix sont entendues et introduisent une variété de points de vue. Il peut
même parfois être utile de disposer d’un regard extérieur au groupe pour analyser la
façon dont il opère ou éventuellement ‘dysfonctionne’.
138
Une approche préventive en fonction de la situation
Certaines situations comme une embauche ou un investissement majeur, finissent
par produire des biais systématiques de comportement qui peuvent être anticipés et
dont il est possible de se prémunir en mettant au point des mesures préventives, des
protocoles ou des guides de décision du type : si tel cas ou situation se présente, il
faut agir de telle façon et prendre telle précaution. Il y a ainsi un lien entre certaines
caractéristiques de la situation et l’action préventive. Si je veux être prêt pour ma
prochaine séance de sport et ne rien oublier, je mets mon équipement au complet
près de la porte d’entrée. Cette approche systématique conduit à terme à des
habitudes et des normes efficaces.
Ce climat de sécurité ne se décrète pas de haut en bas mais s’opère par la pratique
en développant une culture de plus en plus informelle qui récompense activement et
protège candeur et ouverture et qui célèbre ceux qui posent des questions
embarrassantes. L’éducation a un rôle majeur à jouer dans ce domaine. C’est ce
même souci qui pousse les éducateurs à encourager très tôt les enfants à
s’interroger, à exprimer leur opinion, à apprendre à se tromper pour mieux
progresser et à questionner des savoirs que certains voudraient incontestables.
‘Face à un poste vacant, ouvrir le choix à tous les candidats possibles.’ Cette règle
permet d’aller au-delà des candidats les plus proches et immédiats, ou faisant partie
d’un cercle particulier, et de corriger en plus le biais de conformisme.
Effet de halo
L’effet de halo fait que l’on se base souvent sur un indice facilement accessible pour
formuler un jugement d’ensemble sur une personne, lors d’une décision de
recrutement par exemple. Il est aisé de se laisser impressionner par la taille, l’allure
de la personne, sa façon de s’exprimer ou son diplôme. Pour éviter de se laisser
entrainer par cette facilité, la représentation que l’on se fait de la personne sera
complétée automatiquement par un élargissement de la recherche d’information et
un croisement des sources.
La pensée de groupe peut être également corrigée par une approche ‘pre-mortem’
lorsque la décision semble trop facilement unanime. Cette approche consiste à
imaginer qu’un certain temps a passé après la prise de décision en question et que
le résultat est catastrophique. Chaque participant doit alors rédiger une histoire
succincte qui explique ce désastre. Ce type de bilan anticipé permet de légitimer les
doutes et encourage la recherche d’opportunités et de menaces qui n’ont pas encore
été prises en considération ou l’ont été insuffisamment.
Diversité et inclusion
144
Le conformisme et la pensée de groupe introduisent un paradoxe difficile à gérer car
plus les équipes sont homogènes et sont faites d’individus qui se ressemblent, plus
elles se sentent à l’aise et en confiance et ont le sentiment d’être efficaces. Mais ce
sentiment est trompeur car c’est la diversité qui augmente l’intelligence globale d’une
équipe en apportant des perspectives multiples pour résoudre des problèmes
complexes, décider ou innover. Plus grande est la diversité plus grande est la valeur
potentielle des échanges dans un système. Ce principe a été appliqué par l’évolution
qui a cherché à multiplier les possibilités de variation et de diversité, par exemple en
créant la reproduction sexuée au lieu de se contenter du clonage. La diversité
demande donc de faire des efforts face à la paresse cognitive et au confort de la
familiarité.
Finalement
Fort de cette façon de procéder, chaque décideur seul ou plutôt en équipe prendra
l’habitude de scanner ses comportements pour tenter d’anticiper et de pallier les
déviations et les pièges qui peuvent affecter ses décisions. Cette approche pourra
s’ancrer dans le cerveau grâce à une éducation adéquate et une pratique régulière.
Cet enseignement devrait tenir compte de la façon dont le cerveau apprend. Il est
nécessaire de procéder biais après biais, en sessions courtes, répétées, suivies de
discussion en groupe, de recherche d’exemples et de pratique au quotidien. Cette
formation doit s’étendre à l’ensemble de l’organisation et parcourir les hiérarchies.
N’oublions pas l’objectif essentiel de développer une culture commune
d’engagement relationnel et d’apprentissage. Rappelons ici que la façon d’apprendre
peut schématiquement s’articuler en quatre moments selon la séquence ARME :
Attention, Réseaux, Motivation, Espacement.
145
Attention
L’attention commande et conduit l’apprentissage, car sans attention, il n’y a pas de
mémorisation. Pour apprendre quelque chose, il faut donc lui accorder suffisamment
d’attention, pendant suffisamment de temps. Lorsqu’il y a bourrage de crâne, la
surcharge cognitive excède la capacité attentionnelle qui est rapidement débordée.
Donner plus c’est retenir moins. L’information entre et sort de l’esprit sans pouvoir ni
être saisie, ni connectée.
Réseaux et appropriation
Le rôle des éducateurs ne se réduit pas à transmettre un enseignement, ils
construisent et structurent le cerveau des apprenants en développant et en
renforçant le maillage de certains circuits neuronaux, en rattachant le nouveau
savoir aux réseaux existants. Renforcer la mémorisation, c’est relier entre eux le
plus de réseaux possibles. D’où l’intérêt d’apprendre de multiples façons et par
l’intermédiaire de plusieurs canaux sensoriels.
Motivation
Emotions et motivateurs aident à capturer l’attention et à amplifier la mémorisation.
Espacement
L’espacement des temps d’apprentissage renforce la mémorisation et solidifie le
nouveau savoir pendant les périodes de repos ou de sommeil. Les formes les plus
efficaces d'enseignement sont basées sur une distribution du savoir selon de brèves
séances de transmission suivies d’une pratique et d’un travail de renforcement par
discussion, échange, confrontation ou questionnement, pour pouvoir personnaliser
et progressivement intégrer ce savoir.
146
Prendre conscience de nos biais et pièges de notre pensée et lutter pour évoluer à
contre-courant est certes utile mais insuffisant car le leadership concerne l’action
collective et ne peut rester au niveau individuel.
Pour éviter aux tentatives d’adoption d’un modèle apprenant de dériver vers le
modèle par défaut, assez peu satisfaisant mais ”aimanté” par notre fonctionnement
cérébral “naturel” et l’environnement présent, nous allons voir que le chemin est
étroit. Ce chemin nécessite que les responsables se préoccupent avant tout du
comment-faire avant de se préoccuper du quoi-faire et des résultats. Les
conditions sont strictes et requièrent un leadership déterminé et engagé sur le long
terme, une vision claire et un travail systématique de pratique et d’expérimentation.
Mais par-dessus tout, il est essentiel d’établir des règles du jeu et une discipline des
comportements. Ce que nous résumons par trois mots : détermination,
expérimentation et discipline. Le risque sinon, est d’en rester aux exhortations, aux
vœux pieux, ce qui, finalement, conduit à une perte considérable d’énergie et
d’argent dans de multiples actions et formations qui restent à l’état de velléités.
Commençons par le cas concret d’une organisation complexe et voyons comment
Gary Kaplan a réussi à retourner la situation au centre hospitalier, Virginia Mason.
147
Changer ou disparaitre
Comme le résumait Gary Kaplan, le directeur général, « Nous n’avons plus le choix,
soit nous changeons, soit nous disparaissons, c’est aussi simple que ça. » Et bien
sûr, la pression de la compétition forçait à changer dans des conditions qui n’étaient
pas des plus favorables. L’hôpital est une organisation complexe à gérer en raison
des différences d’orientation et de motivation des multiples acteurs et types de
personnel qui le constituent, direction et gestion, conseil d’administration, infirmières
et médecins, techniciens ou chercheurs. Comme on peut s’y attendre, la myopie de
l’organisation, en prise avec les conflits d’intérêts de ces différentes parties
prenantes et la pression des résultats à court terme, l’empêche d’anticiper et de
régler les problèmes avant qu’ils ne se traduisent par des dépassements de coûts
considérables, des revenus manqués, ou des accidents dramatiques.
Gary Kaplan ne voulait pas tomber dans l’approche classique du leader imbu de sa
mission qui veut redresser la situation rapidement en mettant en place un plan
ambitieux qui balaye l’organisation de haut en bas à la recherche de résultats
rapidement visibles, puis qui fort de ces résultats n’hésite pas à partir deux ans
après pour un poste plus prestigieux, sans que le contexte de travail et la culture de
l’organisation n’aient dans le fond vraiment changé. Il se mit donc à la recherche
d’une approche efficace à long terme.
20
Case HBS 9-610-055. Virginia Mason Medical Centre (Abridged).
Plsek, P. (2013). Accelerating Health Care Transformation with Lean and Innovation: The
Virginia Mason Experience.
147
148
La qualité totale
Au début, Gary Kaplan se tourna vers l’approche de la Qualité Totale, bien faire
sans erreur du premier coup, tout en développant la coopération transversale inter-
unités. Mais ses premiers essais ne furent guère concluants.
L’attention se portait trop sur les défauts et les erreurs et en médecine, quand une
erreur survient, la première question qui se pose ce n’est pas « qu’est-ce qui est
arrivé ? », mais « qui est responsable ? ». Nous retrouvons le biais d’attribution bien
connu.
Il en était de même pour le contrôle formel des processus, les bonnes pratiques, la
mesure des performances ou l’enregistrement des actes. Ce contrôle avait tendance
à remonter les hiérarchies et donc s’éloignait du terrain et imposait au final une
approche normative. Des réunions techniques et administratives mettaient au point
les meilleures pratiques qui étaient ensuite diffusées aux équipes pour être mises en
œuvre. Mais surtout, cela se faisait avec un manque d’engagement des principaux
responsables et une faible participation des médecins et des soignants.
Gary Kaplan compris alors qu’il lui fallait développer une vision commune qui
entrainerait l’engagement de toutes les parties prenantes, depuis le conseil
d’administration, jusqu’aux médecins et infirmières sans oublier les managers et
l’encadrement. Il s’agissait de s’appuyer sur toute l’organisation pour instaurer une
culture de collaboration et d’apprentissage. Lorsque Gary Kaplan découvrit le TPS,
le Total Production System de Toyota au détour d’un voyage, il décida d’explorer
cette approche car elle permettrait à chacun de participer pleinement comme source
d’information et acteur pour bien faire et systématiquement améliorer les choses.
Comme nous l’avons vu, cette approche est basée sur trois principes
fondamentaux :
Instaurer une logique de flux régulier et stable tiré par l’aval en suivant
l’expérience du patient à travers le système, en regardant à la fois le quoi du
soin médical et le comment de l’interaction avec le patient.
Avant tout il fallait se préoccuper de méthode, aligner l’organisation sur une vision
commune, transformer le style de management en développant la délégation et le
travail en équipe, créer un contexte et une culture de coopération et d’apprentissage.
Nous retrouvons là les caractéristiques du modèle apprenant mis en œuvre
systématiquement, de façon résolue et disciplinée, sur le long terme.
148
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interne concernant en particulier les médecins. Une succession de réunions
s’ensuivit pour définir une vision qui devait fédérer l’ensemble de l’organisation. Bon
nombre d’hôpitaux mettent régulièrement en place des groupes de travail pour
développer ce type de convergence qui est un vrai défi car il demande un
alignement d’objectifs contradictoires comme le bien être des patients et leur qualité
de vie, l’expertise médicale, la performance technique ou opérationnelle, le besoin
de reconnaissance du personnel médical et soignant, la réduction des coûts, ou
encore la notoriété publique avec son soutien politique et celui des citoyens. Plus
prosaïquement, plusieurs médecins et soignants exprimaient leurs réserves selon un
refrain devenu familier : « Nous ne fabriquons pas des voitures, ici, nous traitons des
patients » sans comprendre que le fondement de la méthode s’appuyait sur le
comment-faire avant de se préoccuper du quoi-faire.
Par exemple, au cours d’un processus de soin sur un patient de nombreux experts
interviennent, médecins de différentes disciplines, chirurgiens, anesthésistes,
infirmièr(e)s, aide-soignant(e)s ou technicien(ne)s. Dès que le traitement est terminé,
chaque spécialiste regagne son département, ses activités propres. Comme chaque
patient est différent, chaque projet de traitement est différent et les multiples
interventions se succèdent rapidement en rassemblant à chaque fois un ensemble
d’individus qui peut être différent. En principe, ces deux logiques qui se croisent
devraient se compléter. Mais en pratique, souvent elles s’opposent car l’intérêt
individuel prime sur le collectif intermittent : l’implication dans la recherche pour
certains médecins ou le confort de son département avec des collègues connus de
longue date. L’individuel se fatigue de ces multiples interventions courtes et intenses
sur le plan émotionnel. S’y rajoutent les biais que nous connaissons bien, le biais de
conformisme social, le besoin d’être reconnu par ses pairs et sa communauté même
au-delà de l’hôpital, le biais hiérarchique de recherche de pouvoir et de statut dans
la pyramide, ou les problèmes d’égo. Au cours des discussions, Gary Kaplan
s’efforçait de montrer que l’orientation client ne devait pas empêcher de développer
les compétences et l’expertise, grâce à la libération de temps et de ressources liée
aux réductions des non-valeurs, des gaspillages et des temps perdus.
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dans ce sens. Cela supposait de développer une approche commune, un
vocabulaire commun, et des processus bien spécifiés pour gérer le changement.
Une fois cet accord obtenu, il obligeait toutes les parties prenantes à l’honorer, à le
suivre et à rechercher de l’aide et des conseils si nécessaire, mais surtout, il
obligeait ceux qui n’étaient pas d’accord à quitter l’organisation. Comme le
reconnaissait Kaplan : « Il faut accepter de se séparer de certains. Il n’est pas
possible de satisfaire tout le monde. »
Parvenir à résumer l’essentiel de la stratégie sur une seule page force les différentes
parties prenantes à discuter et négocier pour faire ressortir les priorités. Nous
retrouvons ici l’intérêt de se cantonner aux limites de la mémoire de travail du
cerveau humain. Il est possible de saisir d’un seul coup d’œil les missions et les
priorités mais un dialogue est nécessaire pour bien en comprendre les
150
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conséquences pratiques. En particulier le patient situé en haut de la pyramide
continuait à susciter bien des réactions.
Il est bien connu que les projets de changement sont souvent interrompus ou
annulés à mi-chemin, même quand ils réussissent parce que le conseil
d’administration comprend mal le processus de transformation et nomme un
nouveau directeur général sous la pression de multiples circonstances ou intérêts
particuliers.
En fait Gary Kaplan s’employa à tisser des liens étroits avec les membres du conseil
d’administration. En particulier, il organisa des voyages de découverte au Japon,
avec certains membres de ce conseil et l’équipe dirigeante, pour étudier et
apprendre sur place la fameuse méthodologie TPS. Il ne voulait pas que ces
derniers se contentent de prodiguer des encouragements. Il fallait qu’ils s’impliquent
vraiment et « se salissent les mains » en participant activement au travail des
équipes.
Il s’appliqua alors à ajuster son comportement et ses décisions sur les nouvelles
orientations. Il mit en place, en particulier, un système d’alerte pour la santé du
patient. Il arriva par exemple qu’un patient qui devait subir une opération
chirurgicale, signale qu’il se sente mal et ne ressente pas l’engourdissement attendu
après la première injection du produit préparé dans plusieurs seringues. L’opération
fut immédiatement stoppée et le patient fut mis en observation. Il s’avéra que le
mélange introduit dans les seringues était erroné. Gary fit alors en sorte que tous les
responsables concernés participent immédiatement, toute affaire cessante, à la
recherche de la cause du problème pour l’éliminer. Un double système de
surveillance fut mis en place.
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Même rapidité de réaction et de visibilité avec le cas d’une compresse oubliée.
Toute l’équipe et le chirurgien concerné interrompirent leurs opérations pendant 48
heures pour résoudre définitivement ce genre de problème. C’est dur, ça prend du
temps, ça affecte la réputation mais le message est clair et visible. On se trompe et
on prend sur soi de corriger définitivement, sans état d’âme.
Expérimenter
Gary comprit aussi que la transformation ne pouvait pas être imposée et qu’elle ne
pourrait réussir que si chaque acteur prenait part au changement.
Toute la difficulté est d’éviter de revenir à une approche qui présente un relent de
taylorisme. Des experts observent le travail, interrogent les employés sur leur façon
d’opérer, redessinent le processus dans leur coin et tentent ensuite d’imposer leur
solution aux acteurs. Cette approche conduit à une résistance si ce n’est à un rejet
par ces acteurs qui n’ont été que peu impliqués dans le processus.
Pour éviter ce genre de résistance, il fallait donc chercher à faire participer tous les
acteurs y compris les médecins, les soignants, les techniciens, la pharmacie et
même les patients eux-mêmes dans des expériences et des projets d’amélioration et
d’innovation de toutes sortes. Ces ateliers expérimentaux montraient de façon
concrète et visible l’intérêt d’obtenir avant tout l’engagement des médecins et des
soignants puis la coopération de tout le personnel. Nous allons y revenir plus en
détail.
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De l’importance de rendre les problèmes visibles
Il s’agit de rendre les anomalies et les problèmes visibles et maitrisables au niveau
de terrain, à la source même.
Le kaizen fut plus spécifiquement centré sur des ateliers d’amélioration rapide,
certains se focalisant sur l’amélioration des processus existants et leur
standardisation, d’autres cherchant à les dépasser. Des centaines d’ateliers furent
lancés chaque année.
Infections nosocomiales
Un autre exemple concerne le travail systématique entrepris pour réduire les
infections nosocomiales. Certaines études montrent qu’entre 5% et 10% des
patients hospitalisés souffrent d’infections liées aux soins, ce qui entraine des coûts
humains et financiers considérables au niveau national. Une équipe s’attela donc à
la tâche de réviser le système de surveillance en place pour réduire ce chiffre. Après
avoir cartographié le système existant, Elle se mis à réfléchir aux hypothèses,
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habitudes et routines de base de façon à en sortir. De multiples suggestions
permirent de progresser, mais notons qu’il s’agit d’un effort de longue haleine car le
lavage systématique des mains n’est pas encore gagné pour tout le personnel et les
visiteurs.
Le premier flux concerne les patients qui n’ont pas besoin de soins actifs ou aigus et
qui sont traités par des infirmières et des aides-soignants selon des procédures et
des protocoles bien établis. Ils sont traités dans un espace bien délimité, n’occupent
pas de lit et reçoivent un traitement express avant d’être rapidement libérés.
Un deuxième flux concerne les patients qui ne sont pas gravement atteints mais qui
ne peuvent pas être libérés rapidement. Dans tous les autres hôpitaux ces malades
restent en observation, ce qui provoque un engorgement et force les patients
gravement atteints à attendre. Ici, ils vont dans une unité adjacente de soins
accélérés où ils sont stabilisés et leur cas est rapidement pris en charge par l’unité
appropriée.
Le troisième flux concerne les patients dont le cas est complexe et difficile à
diagnostiquer et qui ont besoin de toute l’attention des spécialistes du service
d’urgence. Ils occupent la partie principale du service avec 17 lits disponibles. Le tri
des patients permet de focaliser l’attention des spécialistes sur les quelques patients
qui demeurent dans la partie principale du service.
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encourageant la collaboration, la recherche du consensus ou la résolution de conflit.
Ils travaillent comme des consultants en développement des organisations.
Confiance
Etablir une relation de confiance, ce n’est pas nécessairement être gentil les uns
avec les autres, donner de bonnes conditions de travail ou des horaires flexibles,
mais c’est surtout construire une relation interpersonnelle suffisamment riche qui
permet à chacun de ressentir un bon niveau de confort et de confiance en présence
de l’autre, un bon niveau de familiarité et d’ouverture. Mieux connaitre l’autre permet
d’anticiper ses comportements et savoir qu’il va être attentif à l‘échange, qu’il va
respecter ses engagements et jouera la réciprocité. La subordination est minimisée
et la lutte pour le pouvoir s’efface pour renforcer la collaboration et la responsabilité
conjointe.
Désapprendre est difficile car ce que nous savons s’est construit par répétitions et
associations successives selon des chemins qui sont devenus des autoroutes. Les
nouveaux chemins tracés sont fragiles et toute difficulté rencontrée risque de faire
revenir aux routes et autoroutes habituelles et plus sûres. Il faut une certaine dose
d’insight et de courage pour questionner et inhiber les circuits mentaux déjà tracés,
le ‘nous-avons-toujours-fait-comme-ça’.
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Nombre d’entreprises investissent beaucoup d’argent et de temps dans
l’enseignement de principes, de méthodes et d’outils en supposant que cette
formation suffira pour une mise en œuvre satisfaisante. Mais le résultat est souvent
décevant parce que le plus dur est d’inhiber les raccourcis, et d’éviter de revenir
rapidement à la situation antérieure par la force de l’habitude et le biais d’inertie. Il
faut apprendre à désapprendre.
Pour que le changement culturel ne procède pas au coup par coup, d’une façon
fragmentaire, il fallait opérer de façon systématique et délibérée et impliquer toute
l’organisation depuis le conseil d’administration jusqu’aux opérateurs de la ligne de
front en contact avec les patients. Cela devait donc se traduire dans les façons
d‘évaluer le travail et l’orientation de carrière de chacun.
Ainsi, l’évaluation des médecins qui étaient salariés prenait en compte leur
participation à la dimension non clinique de leur activité. D’une façon générale, à
tous les niveaux, la progression de carrière était basée autant sur les capacités de
collaborer en équipe et de développer des relations interpersonnelles que sur des
compétences techniques et la somme des réalisations. Il pouvait arriver que certains
projets aboutissent à des réductions drastiques de personnel dans certaines unités,
mais il n’y avait pas de licenciements et les gens étaient redéployés.
Ainsi, très tôt, la direction de Virginia Mason prit la décision de mettre en place un
bureau central, le bureau de promotion du Kaizen, chargé de soutenir et d’accélérer
le mouvement et d’organiser la formation interne. Cette structure légère, constituée
de trois responsables pour chaque division, joue un rôle de catalyseur et soutient
l’effort d’adoption et de mise en œuvre de la nouvelle approche. Ses responsabilités
incluent l’éducation et la mise en place de nouvelles stratégies. Gary Kaplan ne
voulait pas d’une entité de conseil séparée, plus lourde et centralisée détachée du
travail journalier des exécutants sur le terrain. Il ne fallait pas que ce centre prenne
la responsabilité du changement au lieu de le guider. La culture d’innovation doit être
implantée dans la tête des responsables.
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La formation pouvait se faire de multiples façons, par des rotations de poste ou un
passage par le bureau de promotion du kaizen pour de longues périodes, ce qui
permettait au nouveau formé de repartir vers d’autres positions de leadership. Mais
le gros morceau de l’éducation se faisait lors de l’expérimentation.
Programmation de l’éducation
Les enseignements massifs sur quatre jours de formation furent remplacés
progressivement par des séries de modules de deux ou trois heures. Par exemple,
le module d’introduction à la méthode de deux heures décrivait les concepts de base
et était obligatoire pour toutes les nouvelles recrues. Ces modules permettaient à
chacun de travailler à son propre rythme et d’approfondir la réflexion sur un ou deux
concepts ou outils, en les mettant en application sur des exemples ou des projets
tirés de leur environnement de travail. Cette phase de réflexion demandait
l’engagement du supérieur hiérarchique formé lui-même pour orienter, guider et
soutenir l’effort d’apprentissage des participants. Ces derniers étaient supposés
revenir plusieurs semaines après pour présenter les résultats de certains projets
d’application à un groupe d’experts. Cette pratique sur la durée permettait de
poursuive le travail de réflexion et de solidifier l’apprentissage.
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comportement des leaders, et ainsi aplatir les hiérarchies, éliminer la peur, aider les
gens de donner le meilleur d’eux-mêmes et leur permettre de prendre conscience de
nombres de gaspillages dans leur environnement.
Les leaders à tous les niveaux garderont leur relevance en restant curieux. Cette
curiosité se manifeste par leur visibilité, leur humble questionnement, leur présence
sur le terrain avec les équipes, leur travail d’entrainement et de facilitation, en
cassant les barrières entre départements. Bien sûr ils sont là pour résoudre les
problèmes mais leur apport principal consiste à développer capacités et
compétences en donnant du pouvoir d’agir et en aidant les équipes de la ligne de
front à redessiner les services de soin et à trouver les solutions les plus adéquates
pour leurs équipes et les gens qu’ils servent. »
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focalisent sur le comment-faire : comment modifier le contexte et installer une culture
d’engagement relationnel et d’apprentissage. Ces leaders plus modestes et
conscients de leurs limites, s’intéressent à la façon dont les gens s’autonomisent,
interagissent et coopèrent. Ils ne craignent pas de perdre leur crédibilité s’il s’avère
que certains savent mieux qu’eux-mêmes comment faire.
Un renversement de perspective
Pour instaurer le modèle apprenant, les leaders vont devoir opérer un renversement
radical de perspective. Il leur faut oublier la lutte pour le pouvoir et la défense de
leurs propres intérêts qui les ont si bien servis jusqu’à présent et leur ont permis
d’arriver à la position qu’ils occupent. Ils doivent maintenant accepter de redistribuer
une partie de ce pouvoir chèrement gagné, en maitrisant leurs biais hiérarchiques et
égocentrés.
Les comportements égoïstes individuels, les machinations politiques, les luttes pour
atteindre le sommet ne vont pas disparaître mais seront considérés comme moins
bénéfiques et surtout non récompensés par rapport à l’intérêt de coopérer et
d’intégrer l’effort individuel à l’effort global. Il n’est plus envisageable que la
compétition interne et les comportements égoïstes détruisent la culture
d’engagement relationnel. Ainsi, ce renversement de perspective va permettre
l’exploration et l’apprentissage à contre-courant de la culture transactionnelle.
162
163
collaborer en réagissant moins à l’injonction qu’à la loi de la situation avec les
ressources dont ils disposent, les systèmes d’évaluation en place et les réseaux
d’influence. L’appel à la coopération ne sera entendu que si les modes d’évaluation
trop centrés sur l’individu et les systèmes pesants de ‘reporting’ s’atténuent. C’est la
responsabilisation qui permet de réduire les contrôles. Ils pourront alors procéder
pas à pas pour tester et retenir les adaptations ou les améliorations utiles à leur
niveau tout en développant leur compétence. L’organisation se réorganise ainsi de
façon dynamique et fluide autour d’équipes engagées sur de multiples projets. Ces
équipes apprennent à oublier certaines pratiques anciennes, à corriger leurs erreurs
et à acquérir ce faisant la compétence nécessaire. La nouvelle culture s’inscrit de
façon informelle et se développe par l’expérimentation et la répétition et non par des
séminaires de bourrage de crâne.
Ce mode de leadership demande donc de faire fonctionner les groupes comme des
équipes intégrées, testant le consensus, et réglant les conflits. Il s’intéresse aussi à
la façon d’organiser et gérer les réunions pour aboutir à des décisions efficaces avec
la contribution active de chacun, au lieu du spectacle classique d’une collection de
gens qui s’observent à distance et défendent leurs positions ou leurs intérêts
personnels.
Changer la culture est plus compliqué que changer les structures et les
organigrammes. Les comportements se façonnent en effet dans la pratique réelle,
dans la façon dont les gens travaillent, décident ou d’expérimentent, ‘là où la gomme
du pneu touche la route’.
Le cas Toyota
Dans le cas Toyota, les directeurs d’usine et les chefs d’équipes ont leurs bureaux
dans l’atelier, plutôt que dans un lieu différent, pour leur permettre d’être directement
associés au travail des opérateurs lorsqu’ils rencontrent un problème. Ce sont les
opérateurs directement impliqués sur la ligne de production qui disposent de
l’information la plus utile pour trouver une solution à un problème. Ainsi la décision
se prend au plus fin niveau de détail et évite d’agréger les données sous une forme
abstraite. Cette expérimentation locale, pas à pas, prévient les conséquences
imprévisibles et amplifiées de certains changements dans un système complexe.
Les effets de chaque changement sont contrôlés avant son adoption, ce qui permet
une évolution harmonieuse. Les restructurations et les coups de butoir brouillent les
cartes et détruisent la culture que l’on cherche à installer.
163
164
solidarité dans les équipes avant son intérêt personnel. Cette transparence ne
s’obtient que si chacun accepte de recevoir du feedback des autres sur son
comportement. Recevoir et donner du feedback est un exercice difficile car il faut
éviter d’attaquer ou de blesser les autres en gardant une intention positive, et en
restant au niveau des règles du jeu. Il est essentiel du procéder pas à pas et
d’apprendre chemin faisant.
Installer des normes et règles du jeu facilite ainsi les interactions. Elles deviennent,
comme les habitudes pour le cerveau, une activité automatique et informelle, sous
forme de raccourcis sociaux. C’est tout l’avantage d’éviter ainsi d’avoir à formaliser
et à négocier une relation avec une personne étrangère à la culture du groupe, une
activité qui prend du temps et de l’énergie. Encore faut-il que ces normes soient
suivies et respectées au cours du temps. Les différents partenaires sont donc invités
à jouer le jeu de la culture acceptée, comme apprendre à mieux se connaitre,
partager des expériences intéressantes ou répondre avec empressement quand
quelqu’un demande de l’aide. Mais, en parallèle il est nécessaire d’installer une
certaine discipline et de se donner la possibilité de sanctionner ceux qui ne
respectent pas les accords.
Coopération transversale
L’effort d’ajustement ne s’arrête pas au niveau de chaque processus de travail mais
doit aussi s’étendre à la coopération transversale, dans la logique de l’orientation
client et l’orientation service. Elle impose aux différentes unités qui se succèdent
horizontalement d’apprendre à coopérer vite et bien. Et là nous retrouvons le biais
de conformisme, ce désir d’être entre-soi dans des petites communautés de culture
homogène ou de métier similaire dont tous les membres se connaissent et
collaborent étroitement. Or ces groupes homogènes ont tendance à garder leur
indépendance et à entrer en compétition et même en conflit les uns avec les autres.
Comment faire pour que ces groupes organisés en silos verticaux coopèrent
transversalement ? Comment faire pour que les différentes unités, divisions,
départements, groupes de produit, unités géographiques travaillent ensemble ?
164
165
Changer le contexte et redistribuer le pouvoir
Pour illustrer ces dysfonctionnements classiques entre plusieurs unités ou
départements, prenons l’exemple d’une chaine d'hôtels qui doit faire face à un
mauvais taux d’occupation des chambres parce que les réceptionnistes ne louent
pas de chambres aux voyageurs qui arrivent après une certaine heure 22.
Au départ l’attention se focalise en toute logique sur ces réceptionnistes qui n’ont
pas le comportement attendu. En conséquence, la direction s’efforce de redéfinir et
renforcer les procédures et les modes d’évaluation de ces derniers. Elle met même
en place des programmes de formation, mais les résultats se révèlent décevants.
A l’analyse, on constate que les réclamations des clients portent le plus souvent sur
des questions de maintenance telles qu’un téléviseur hors-service, un robinet
défectueux, ou le mauvais fonctionnement du chauffage, ce qui fait que les
réceptionnistes gardent des chambres libres pour dépanner ces clients. Le problème
provient maintenant du fait que le personnel de ménage de l’hôtel, très préoccupé
par ses objectifs de productivité, ne remarque pas ou omet de signaler certains
défauts de maintenance. Ainsi, les réceptionnistes dépendent du bon
fonctionnement des services de ménage et d’entretien en amont. Leur solution pour
compenser ces erreurs et dysfonctionnements face aux clients mécontents est de
garder des chambres libres.
Il est donc déterminant de considérer le problème dans son ensemble plutôt que de
s’attacher à n’en traiter que le symptôme. Pour pousser les deux départements en
question à coopérer, la direction décide alors de modifier le contexte en changeant
les relations de pouvoir et en donnant aux réceptionnistes un certain contrôle sur
l’évaluation des services de ménage et de maintenance. Elle introduit une relation de
dépendance entre les réceptionnistes et les services amont et un intérêt réciproque
à coopérer. Au lieu de chercher à changer les comportements par l’exhortation et les
discours, c’est le contexte qui est changé. La loi de la situation va faire que les
acteurs vont se comporter différemment. Trop souvent, les diagnostics ne s’arrêtent
qu’au symptôme, sur ce que les personnes ne font pas, au lieu de regarder ce
qu’elles font dans le système considéré dans son ensemble. Pourquoi les équipes
commerciales ne font pas de vente croisée ? Pourquoi les managers ne prennent
pas d’initiatives ou les ingénieurs n’innovent pas ?
22
Morieux, Y., Tollman, P., & Beslon, C. (2014). Smart Simplicity. Paris, France : Manitoba
Les Belles Lettres.
165
166
Importance de la coopération transversale
La collaboration transversale est ainsi fondamentale pour aligner les différentes
unités et organiser un travail en réseau, parfois hors organigramme, en fonction des
rencontres et des opportunités. Ce travail est facilité par les systèmes informatiques
associés qui favorisent le côté informel en mobilisant instantanément personnes,
savoirs et compétences au-delà des contraintes géographiques.
Il est donc essentiel d’élargir les frontières et d’apprendre à collaborer au-delà les
limites de chaque unité, de chaque département, car le manque de communication
et d’intégration horizontale trans-fonctionnelle est la cause première des délais, des
difficultés de mise en œuvre, de l’anxiété des collaborateurs, de la colère des clients.
166
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Cet exercice est difficile et demande du temps, de l’obstination et de l’imagination.
Les mesures financières et techniques restent trop abstraites et les responsables sur
le terrain doivent pouvoir intervenir au quotidien pour procéder à cette évaluation et
donner des feedback directs et réguliers sans attendre la rituelle revue de
performance qui s’exerce sur des objectifs annuels dans un seul sens par le
supérieur hiérarchique.
Il est clair que laisser les modes d’évaluation sous une forme individualisée risque
de provoquer un retour du chacun pour soi avec la lutte pour le statut et le pouvoir
ou le laisser-aller vers le statu quo. Discipliner les comportements demande à la fois
de récompenser ceux qui acceptent le travail collectif en équipe, et aussi de
pénaliser ceux qui ne jouent pas le jeu en mettant en place des sanctions graduées
ou même prévoyant l’exclusion des individus qui trichent pour éviter une dégradation
rapide de la culture. Notons que cette évaluation concerne également les
responsables qui sont supposés aider leurs collaborateurs à se développer. Il est
donc essentiel de mesurer s’ils le font bien ou non, et d’aligner les incitations, les
arrangements et les schémas de compensation en conséquence.
Il est donc nécessaire de faire un effort pour surveiller la qualité des candidats
sélectionnés en vérifiant qu'ils ont un désir d’apprendre, de la curiosité, et les
aptitudes sociales qui leur permettront de jouer la coopération et de laisser les
autres participer avec une certaine autonomie. Il est aussi déterminant de repérer les
candidats qui au contraire risquent de détruire l’harmonie, ceux qui ont rompu leurs
engagements à un moment donné, ceux qui n’ont pas tenu leurs promesses, ou
encore ceux qui montrent des tendances narcissiques. C’est plus compliqué car il
faut être attentif aux biais et aux prédispositions sociales, mais c’est moins
inconfortable que de perdre la cohésion d’un groupe pour avoir misé sur le mauvais
cheval. Il est plus facile et rapide de détruire la confiance que de la construire. Le
mauvais comportement d’un seul individu peut être contagieux et affecter les autres
membres du groupe. Il peut rendre la performance médiocre acceptable et réduire
ainsi la performance d’ensemble.
167
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La discipline des comportements passe par l’éducation
L’éducation prépare et unifie les comportements par le partage des règles du jeu et
de la culture. Elle permet d’apprendre à parler le même langage et à pratiquer la
même culture. Elle crée une certaine familiarité.
Comme nous l’avons vu, les responsables ont aussi un rôle à jouer. Ils doivent
connaitre le travail des personnes qu’ils supervisent et leur apprendre à maitriser
leurs processus de travail et à résoudre leurs problèmes avec méthode. Ils
participent ainsi au développement du capital humain par un apprentissage et un
enseignement en cascade. Cet entrainement, ce coaching doit accompagner les
programmes de formation qui viennent expliquer comment gérer les équipes, animer
une réunion ou changer la culture. La formation est beaucoup plus efficace
lorsqu’elle est dispensée par petites périodes espacées dans le temps qui viennent
en support de la pratique sur le terrain. Il peut être utile de se référer au mode
d’apprentissage ARME, présenté au chapitre 11.
Les systèmes complexes ne peuvent pas être optimisés en optimisant les différentes
parties séparément. Il faut garder en tête la performance globale de tout le système
qui évolue par un processus de variation-sélection local. Les meilleures pratiques et
opportunités sont recherchées par le travail d’une multitude d’équipes à travers toute
l’organisation. C’est moins visible, moins facile à décrire, moins dramatique mais ça
marche mieux que la planification centralisée et les grandes décisions stratégiques
qui bousculent l’organisation.
168
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Netflix est une entreprise de divertissement qui est passée étape par étape d’un
système postal de location de DVD, à un service de diffusion en continu puis à une
entreprise intégrée capable de développer ses propres contenus, ses propres films
et émissions télévisées avec 167 millions d’abonnés dans 190 pays 23.
Reed Hastings, son PDG, a vite compris l’importance stratégique faire passer
l’entreprise d’un canal de distribution à un créateur de contenus pour lui permettre
de se différentier. Il a aussi réalisé que dans le secteur du divertissement ce qui
compte par-dessus tout c’est l’innovation, la nouveauté et la rapidité de réaction un
peu comme dans la mode.
23
Source: Hastings, R., Meyer, E. (2020) No rules rules. Netflix and the culture of reinvention. VH
Allen Penguin Random house UK
169
170
La démarche
Reed Hastings est parti de l’idée que dans tous les rôles créatifs, le meilleur
employé est facilement dix fois, cent fois meilleur que l’employé moyen. Le meilleur
expert créatif en publicité peut imaginer une annonce qui va attirer plusieurs millions
de clients de plus que l’expert moyen. Ainsi le concept qui explique le mieux sa
démarche est celui d’une équipe de sport professionnelle, comme une équipe de
baseball ou de football dans laquelle les joueurs sont des champions, bourrés de
talents. Ils sont très proches et se soutiennent mutuellement. Ils connaissent
parfaitement leurs façons de jouer et de réagir. Leur succès est basé sur une ‘haute
densité de talents’. Les joueurs veulent l’excellence et acceptent que leur entraineur
négocie les échanges tout au long de l’année de façon à être sûr d’avoir toujours les
meilleurs dans chaque position. Ils acceptent de recevoir un feedback candide pour
améliorer leur jeu ou éventuellement d’être remplacés.
170
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haut vers le bas. Reed Hastings est tout en bas au niveau des racines. Il pousse
l’entreprise à croitre globalement et tient le tronc des cadres supérieurs. Ceux-ci
définissent les niveaux d’engagement et de risque et soutiennent les branches
extérieures où les décisions (les fruits de l’arbre) sont prises par des ‘capitaines
éclairés’. En donnant à ces derniers ont un grand degré de liberté cette approche
augmente la flexibilité de fonctionnement de chaque département tout en accélérant
la prise de décision à travers l’organisation.
Cependant, le faible couplage, entraine un risque de perte d’alignement. Les
grandes décisions prises au niveau individuel doivent résulter d’un accord intime
entre le boss et les employés qui partagent un contexte clairement établi.
171
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Pratiquer et expérimenter une culture apprenante
Accroitre la densité de talents
Revenons sur cet élément fondamental de l’approche de Netflix, la décision prise
dès le départ de ne recruter que les meilleurs talents créatifs possibles et de les
mettre dans des petites équipes très intégrées. Dans ces équipes, chacun se
retrouve avec des collègues formidables, provenant d’horizons variés, de formations
différentes, exceptionnellement compétents et innovateurs mais aussi capables de
collaborer effectivement. En renforçant ce qu’elle appelle ‘la densité de talents’
l’entreprise ne peut qu’attirer les plus performants qui apprennent plus les uns des
autres et travaillent ainsi mieux et plus vite. Notons que ces individus ont une forte
confiance en eux et ne cherchent pas la sécurité de l’emploi. Ils sont capables
d’oublier ce qu’ils ont appris ou de le dépasser pour se renouveler.
Netflix part de l’hypothèse que ce qui compte pour les employés les plus
performants, c’est la joie d’être entouré de gens qui sont à la fois compétents et
capables de collaborer. Des gens qui peuvent les aider à progresser. Pour être
excellent, il ne suffit pas d’être remarquable dans la réalisation de sa tâche, il faut
aussi apprendre à collaborer en étant généreux, en sachant quand passer la balle et
en mettant son équipe avant son propre ego, pour gagner ensemble.
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vouloir et retenir cela contre moi ? Est-ce que cela ne va pas porter préjudice à ma
carrière ? Il est donc important de donner des signes de réassurance et
d’appartenance sous forme de gestes appréciatifs et de remerciements publics.
173
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bonus de performance. Ils n’aident pas l’innovation car ils la font replonger dans le
court-terme.
174
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culture de coopération et d’engagement relationnel en refusant l’égocentrisme et la
surestimation de soi, renverser de la pyramide hiérarchique en libérant la prise de
décision, développer la créativité et l’innovation en refusant l’inertie, la facilité et le
biais de confirmation, accepter de donner du feedback et apporter la contradiction
pour échapper au conformisme social.
C’est un programme ambitieux que l’entreprise va devoir tenir vent debout.
En conclusion du chapitre
Un leadership délibéré et engagé sur une stratégie claire et sur le temps long donne
du sens et permet à chacun de se sentir rassuré et concerné. « On ne conduit un
peuple qu’en lui montrant un avenir » disait Napoléon. Pour contrer nos tendances
naturelles il est besoin de motivations fortes pour affronter nos peurs, pour se
projeter dans le futur en différant l’attrait des gratifications immédiates ou du statu
quo, pour dépasser notre égocentrisme ou sortir des barrières et des cadres établis
en acceptant la diversité. L’établissement de règles du jeu qui organisent la pratique
et l’expérimentation permet alors de mettre en place une culture informelle de
confiance. La discipline des comportements s’obtient par la récompense du travail
en commun mais aussi par la régulation des contrevenants. Il faut beaucoup de
persévérance et d’application pour durer.
Ce qui veut dire que sans ces efforts appliqués on en restera au modèle
bureaucratique taylorien, ou on retombera sur le modèle par défaut. Il faudra alors
s’en contenter et ne pas se bercer d’illusions en essayant de se lancer seul dans
l’aventure car le risque est grand de se bruler les doigts, sachant que nombre
d’acteurs ne joueront pas le jeu et profiteront de la situation sans être sanctionnés.
175
176
Chapitre 14 - Conclusion
Nous avons choisi d’illustrer la plupart des modèles prescriptifs décrits dans la
littérature managériale par le modèle apprenant. Ce modèle a l’avantage de couvrir
les trois aspects, réflexion stratégique, style de leadership et culture contextuelle. Il
représente toutefois un mirage difficile à atteindre s’il ne s’accompagne pas d’une
approche délibérée et disciplinée, à contre-courant de nos prédispositions et de nos
biais.
Ainsi, les modèles prescriptifs restent le plus souvent à l’état de mirages difficiles à
mettre en œuvre dans l’économie flexible et l’environnement instable et concurrentiel
actuels. La réflexion stratégique ambitieuse et abstraite est soumise au biais
d’immédiateté et à l’impératif des résultats immédiats. Les leaders ne s’engagent
pas sur la durée et ont du mal à déléguer, aidés qu’ils sont par les technologies
informatiques qui facilitent le retour au commandement vertical et à la centralisation.
L’évolution rapide du contexte fait que la culture d’engagement relationnel n’a pas le
temps de s’installer et se grippe, ce qui donne l’occasion aux tendances naturelles et
aux biais d’opérer plus librement. Une culture formelle et transactionnelle s’installe et
la confiance ne parvient pas à s’établir. Le biais d’insécurité freine la culture
d’apprentissage et la menace de la globalisation et des nouvelles technologies
176
177
conduit les collaborateurs qui n’ont pas la capacité de s’adapter rapidement, au
sentiment d’être dépassés et inutiles.
Ce modèle par défaut, parce qu’il nous ramène à ces prédispositions profondément
inscrites dans notre cerveau, est la position en retrait, le socle sur lequel finissent
par retomber la plupart des tentatives, malgré les efforts que font certains leaders
pour s’en éloigner. Et quand le sociologue François Dupuy s’y intéresse, il écrit des
livres aux titres évocateurs, ‘lost in management’, ‘la faillite de la pensée
managériale’, ‘la fatigue des élites’.
La façon dont notre cerveau apprend recommande d’abandonner les formations trop
lourdes en bourrage de crâne, car trop d’information tue l’information. Il vaut mieux
s’orienter vers des modes d’apprentissage qui privilégient des concepts rapidement
exposés en une heure ou deux, suivis par des mises en application sur des
exemples concrets et des projets partagés par le groupe et l’encadrement.
L’avantage de ce partage est d’installer de nouveaux comportements par une
pratique régulière et de permettre aux gens de se connaitre de façon plus intime en
travaillant ensemble. La valeur principale de cet apprentissage est de créer une
culture informelle qui facilite l’échange et la confiance.
Ecosystèmes favorables
Tout se règle en situation avec une discipline acceptée qui maintient la pratique
quotidienne grâce à un leadership modeste et appliqué qui se préoccupe du
comment transformer le contexte et la culture avant de se préoccuper du quoi-faire
et des résultats. Il permet d’avancer pas à pas de façon invisible, en s’appuyant sur
les efforts de tous, comme avance l’évolution dont on se demande quel esprit
magique l’anime. En fait l’effort doit porter sur l’augmentation du capital social de
177
178
l’organisation qui assure la profondeur et la qualité de l’engagement et des liens qui
unissent ses membres.
Vous verriez des citoyens peu sensibles aux multiples promesses abstraites à long
terme d’un traité complexe alors qu’ils restent ancrés à leur réalité quotidienne et ne
voient pas comment elle pourrait s’améliorer dans l’immédiat. Le court-terme, bien
sûr et toujours. Mais l’Europe n’apporte-t-elle pas la paix et la sécurité ? Dans
l’immédiat l’individu se sent plus exposé, plus vulnérable dans un environnement
ouvert moins protecteur. Les jeunes sont concernés par le chômage et le dumping
social représenté par la figure allégorique du plombier polonais. Quant-au biais
d’égocentrisme et de surestimation de soi, la grandiose histoire de la France risque
un aplatissement dans la dilution européenne. Le biais hiérarchique qui s’est incarné
dans le centralisme homogénéisant jacobin rassure mais risque de se perdre dans
une technostructure européenne indistincte et des fonctionnaires anonymes qui font
fi de la fonction de l’état et des politiques sociales. L’Europe c’est une aventure qui
force à sortir du statu quo et du cadre familier si réconfortant grâce au biais de
confirmation. Finalement le biais de conformisme et la pensée de groupe montre les
dangers de la perte des frontières protectrices. L’Europe ouverte fragilise les
individus et les expose à tous les risques terroristes ou sanitaires, à toutes les
concurrences.
178
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Ainsi, les conditions initiales ne sont pas favorables mais a-t-on en contrepartie un
projet enthousiasmant susceptible d’entrainer l’adhésion ? La direction à suivre reste
aussi vague qu’impérative avec ses 448 thèmes. La communication et l’engagement
restent superficiels et jouent sur ce qu’il serait raisonnable de faire, sans réaliser le
décalage qui existe entre le projet et réel vécu. Le projet reste abstrait et sec, sans
émotion ni enthousiasme. Quant-au contexte, il apparait morcelé et multiforme à
travers une multitude de cultures différentes. Y-a-t-il un consensus sur les règles du
jeu et une certaine discipline pour les faire appliquer ? Peut-on envisager « une
guerre de sécession » envers les Etats qui trichent ?
Le résultat est un rejet du référendum en mai 2005 par 55% des Français. Mais
comme l’histoire aime se répéter, les anglais réitèrent en 2016 face à une situation
similaire en de nombreux points et s’enlisent dans un Brexit dur.
Finalement
Il est temps de se prendre en charge car nous connaissons les conditions qui
permettent d’exercer un leadership authentique qui ne cède pas aux sirènes de nos
prédispositions et biais. Ce leadership ne sera plus de l’ordre du mirage s’il réussit à
se multiplier à travers un grand nombre de leaders, sur une vision partagée à long
terme et à s’organiser de façon méthodique et disciplinée pour créer le contexte et la
culture qui mobilisent les talents à tous les niveaux.
179
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Annexe 1 - mémento
L’amygdale : la sentinelle
L’hypothalamus : l’activateur
La noradrénaline : le suramplificateur
L’acétylcholine : le mémorisateur
Le cortisol : le gladiateur
La testostérone : le dominateur
L’ocytocine : le pacificateur
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Autres biais
Plus d’une centaine de biais ont été décrits. Dans un souci didactique, nous avons
isolé les sept biais qui nous semblaient particulièrement importants dans le domaine
du leadership. Ci-dessous nous reprenons la description de deux autres biais
auxquels nous nous sommes référés dans ce contexte.
Biais d’attribution
Nous sommes nés avec une propension à faire des attributions intentionnelles, à
rechercher un dessein, une intention. C’est systématique. On dit que ce gars est
maladroit avant de se référer à la situation. Le travail qu’il fait est peut-être difficile.
Un ami passe devant vous et ne vous salue pas. L’interprétation immédiate sera du
type ‘il m’ignore’ ou ‘je ne l’intéresse pas’ alors que beaucoup de raisons plus
triviales peuvent expliquer ce manquement. Quand l’information que nous attendons
est incomplète, nous sommes enclins à penser que la cause en est intentionnelle,
voire malveillante, plutôt qu’accidentelle ou le fruit du hasard.
181
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Biais de raisonnement émotionnel (appelé également réalisme affectif)
C’est raisonner à partir de ce que l’on ressent, sans étayer ce raisonnement par des
preuves ou des faits
Nous avons tendance à croire en premier lieu notre perception affective. Ce que l’on
ressent devant un évènement peut déformer la réalité objective et influencer ce que
l’on croit. Ce que l’on aime détermine ce qui est valable. On suit son cœur : « Tout
ce que je sens être bon est bon ; tout ce que je sens être mauvais est mauvais. »
« Je me sens en colère, ce doit être votre faute. »
182
183
Le circuit de la peur
L’amygdale est un centre cérébral impliqué dans la gestion de la peur. Elle fait partie
d’un système d’alerte, connecté avec l’ensemble des systèmes perceptifs (vision,
audition, tact etc.) qui en permanence surveille notre environnement. Dès qu’un
phénomène imprévu survient, l’amygdale s’active et déclenche libération de
neuromédiateurs et de programmes qui préparent notre organisme à fuir ou à
combattre.
Par l’expérience acquise et donc l’anticipation de ce qui est attendu dans une
situation donnée, cette sentinelle jauge la signification émotionnelle (niveau de
danger, de risque) de ce qui est perçu et contrôle les réponses émotionnelles. Par
des réactions préprogrammées associées à des souvenirs émotionnels, l’amygdale
aide à réguler la peur et la colère et joue donc un rôle important dans nos
interactions sociales.
183
184
Le système dopaminergique
1 : voie méso-corticale
2, 3, 4 : voie mésolimbique
184
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Le système dopaminergique de la récompense
Au niveau biologique, une récompense correspond à l’assouvissement d’un besoin,
chez l’humain. Elle va souvent s’accompagner d’une sensation de plaisir lorsqu’un
manque est comblé (manque qui peut correspondre à l’atteinte d’objectifs abstraits),
et ce d’autant plus que le résultat est meilleur que celui qui était attendu a priori. Les
neurones de l’aire tegmentale ventrale, l’arroseur, s’activent alors et déclenchent
une libération de dopamine dans les zones cibles.
L’arroseur envoie des projections vers le cortex frontal. C’est la voie dopaminergique
méso-corticale. Ainsi la simple vue d’un drapeau comme symbole (il représente
l’assouvissement d’un besoin de reconnaissance, d’appartenance à un groupe) peut
activer ce système et donner un sentiment de plaisir et fierté. L’aire tegmentale
ventrale envoie aussi des projections vers le striatum ventral et d’autres régions
limbiques comme l’amygdale et l’hippocampe. C’est la voie dopaminergique
mésolimbique. Cette voie s’active lorsqu’ayant soif nous nous servons un verre
d’eau, lorsque nous réussissons à atteindre un objectif comme réussir à rejoindre le
sommet d’une montagne, ou même par délégation lorsque nous voyons notre
équipe favorite gagner un tournoi. Le système dopaminergique est bidirectionnel. Il
répond avec une libération de dopamine en cas de réussite et une baisse du niveau
de dopamine en cas d’échec.
Le striatum ventral
Le striatum, proprement dit, est la structure d’entrée des ganglions de la base et
regroupe le noyau caudé (région en forme de C majuscule) et le putamen (une
région adjacente). Il a un rôle majeur dans l’exécution des gestes et comportements
appris.
24
Le striatum ventral est parfois appelé noyau accumbens. Ce noyau se situe au niveau du
striatum ventral. Chez les rongeurs, le nucleus accumbens et les noyaux profonds sont
assez bien différenciés. Chez le primate tout cela est plus en continuité et il est préférable
de parler de striatum ventral.
185
186
désormais effectuée avec plus de facilité ; et à l’inverse, il y a non stabilisation des
réseaux de neurones activés lors d’un échec. C’est à son niveau que se gère
l’apprentissage par essai-erreur. Une fois un geste, un comportement parfaitement
appris, le relais est passé au striatum dorsal qui va se charger du contrôle de la
bonne exécution.
Retarder la récompense
Dans une tâche où il y a choix entre une récompense immédiate et une récompense
plus grande mais retardée, considérer la récompense immédiate active les cibles
limbiques de dopamine (la voie mésolimbique) alors que considérer la récompense
retardée active les cibles frontocorticales (la voie mésocorticale). Plus cette dernière
est activée, plus il sera possible de retarder l’obtention de la gratification.
Il existe une forte concurrence entre l’orientation à long terme du cortex orbitofrontal
(COF) et l’orientation à court terme du striatum ventral, le centre de la récompense
immédiate. Lorsque la concentration en dopamine augmente, les neurones du
striatum ventral sont de moins en moins sensibles aux signaux de modération en
provenance du COF. Au-dessus d’un certain seuil, ils peuvent même cesser
d’écouter ces signaux. L’amygdale et l’hippocampe prennent alors le contrôle du
striatum ventral et orientent le comportement vers les récompenses et le plaisir
immédiat. Ce mécanisme est au cœur des phénomènes de dépendance.
Le COF fonctionne donc comme un régulateur des émotions et des désirs, qui nous
aide à freiner les circuits émotionnels du système limbique et à actualiser c’est-à-dire
de ramener dans le moment présent la représentation d’une récompense ou d’une
punition qui pourrait survenir plus tard. Vous avez envie d’une cigarette mais le COF
colore cette envie d’un sentiment de culpabilité représenté par les risques futurs.
Ainsi, une fois apprises, les conséquences à long terme d’une décision sont
organisées et utilisées par le COF comme guide pour choisir la meilleure action.
Cependant le COF n’a pas un accès facile au système limbique dans la mesure où il
y a dix fois plus de connections qui vont de l’amygdale vers le COF que de
connections qui reviennent du COF vers l’amygdale pour la réguler.
L’hippocampe, l’expliciteur
L’hippocampe est situé sur la face interne des lobes temporaux. Sa forme en cheval
de mer lui a donné son nom (hippo). Cette structure centrale permet d’intégrer, de
stocker, ou de rappeler des souvenirs conscients, explicites. C’est un passage
nécessaire lorsque nous nous souvenons de quelque chose et le replaçons dans
son contexte.
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L’hypothalamus, l’activateur
L’hypothalamus est le chef d’orchestre de la symphonie hormonale. Il contrôle les
états internes et régule un large éventail d’activités comportementales et
physiologiques, comme la faim, la soif, la température du corps ou l’activité sexuelle.
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l’université de Stanford, a mis en place un programme d’expériences, dans lequel il
soumettait de jeunes enfants à un conflit entre l’envie immédiate et une récompense
différée. Les enfants qui avaient été capables d’attendre ont obtenu de bien
meilleurs résultats scolaires dans les années suivantes et ont présenté moins de
problèmes de comportement que les autres. Ils ont pu réussir dans ce qu’ils
entreprenaient et trente ans plus tard, ils avaient des revenus plus élevés.
Lorsque nous avons des décisions importantes à prendre, il est parfois utile de tenir
compte de nos sensations viscérales souvent liées à une intuition.
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Bud Craig souligne que l’insula et le cortex cingulaire antérieur sont, tous deux, des
26
Les personnes qui pratiquent la méditation sont en contact avec ce qu’il se passe à
l’intérieur de leur corps, et de nombreux travaux de recherche montrent que plus
elles pratiquent, plus leur insula s’épaissit.
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Craig A.D. (Bud) (2015). How do you feel? Princeton University Press
189
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Ainsi les différences individuelles semblent s'exprimer selon les cinq dimensions
principales : Névrosisme, Agréabilité, caractère Consciencieux, Extraversion et
Ouverture à l'expérience, soit NACEO. Nous pensons qu’il est utile de faire
apparaitre un sixième facteur, l’assertivité (l’affirmation de soi) en faisant ressortir ce
trait du facteur extraversion qui se limiterait alors à l'expression de l'enthousiasme et
du mouvement. Ce sixième trait, l'assertivité, correspondrait ainsi à la confiance en
soi qui permet d’aller de l’avant.
Les six facteurs s’organisent ainsi en deux groupes de trois facteurs chacun, un
groupe qui traduit la stabilité, le côté exploitation en quelque sorte et un groupe qui
traduit la plasticité, le mouvement et l’exploration, pour revenir à l’alternative
exploration/exploitation du leadership.
Meta-trait : stabilité
Trois premiers facteurs peuvent être regroupés, à un niveau supérieur, en un meta-
trait qui correspond une certaine forme de stabilité.
Un certain nombre de recherches notent un fort lien avec la sérotonine, le régulateur
de l'humeur.
De faibles niveaux de sérotonine sont associés à l’agression, à un mauvais contrôle
des impulsions et à la dépression.
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sensibilité de à la punition et au moindre signal négatif, et donc la capacité de la
personne à y faire face. Il semble qu’un faible niveau de sérotonine et de
noradrénaline, deux neuromédiateurs qui modulent le système inhibiteur du
comportement, conduise à une absence de contrôle et de retenue.
Méta-trait : plasticité
Ces deux/trois derniers facteurs peuvent également se regrouper, à un niveau
supérieur, en un méta-trait, représentant une certaine forme de plasticité avec un
très fort lien à la dopamine, le stimulateur. Cela correspond, en particulier, à la
tendance exploratoire de ce neuromédiateur qui pousse à la recherche de
récompenses et de nouveauté et aux prédispositions cognitives du cortex préfrontal.
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Extraversion : enthousiasme (et assertivité dissociée)
Extraversion versus introversion est un trait que l’on retrouve souvent dans les
études de personnalité.
Etes-vous sociable, capable de vous lier facilement aux autres ou plutôt distant,
préférant observer avant d’interagir ? Etes-vous facilement enthousiaste ou plutôt
réservé ?
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Remerciements
Il est temps d’accorder aux relations humaines et au comportement des acteurs
dans les organisations la place qu’ils méritent. Ce domaine reste peu pratiqué dans
le monde rationnel et technique, et particulièrement dans la France cartésienne.
Il nous faut remercier tous les auteurs cités en bibliographie qui développent le
domaine et sur lesquels nous nous sommes appuyés…
A compléter.
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